Archives par mot-clé : Dada

« Dada comme phénomène européen. Irruption de l’inconscient dans la littérature », RILUNE (revue électronique), n° 6, 2007, pp. 13-28.

Cet article fait partie d’un volume numérique conçu par Tanaia Collani et Valentina Fenga pour leur revue mixte (papier/écran) RILUNE sous le titre général L’émergence de l’inconscient dans la littérature européenne. Tania Collani étant venue d’Italie pour suivre un stage pratique dans notre centre de recherche, il m’a plu de lui confier un article inédit pour un média répondant précisément à mes souhaits en la matière.

Je reproduis ici sa présentation :

Henri Béhar (Université de Paris III – La Sorbonne Nouvelle)

Dada comme phénomène européen.
Irruption de l’inconscient dans la littérature

Résumé

En partant du Manifeste Dada de Tzara, le Dadaïsme démontre sa volonté de s’imposer en tant que “mouvement international” dans le contexte de la littérature d’avant-garde européenne de la première moitié du XXe siècle. L’intense activité de Tzara entre 1915 et 1925, ses collaborations avec les plus éminents écrivains et artistes européens (futuristes italiens, expressionnistes allemands, cubistes français) témoignent de sa volonté de créer un mouvement qui tente de se constituer comme un «anti-art international» au-delà de toutes frontières géographique et culturelles. D’un point de vue des techniques artistiques, Dada fait recours au photomontage, au collage, à l’écriture collective de poèmes.

Mots clefs: Dada, Tzara, mouvement, avant-garde, Europe

Dada as a European phenomenon. The irruption of unconscious in literature

Abstract Starting with Tzara’s Dada Manifesto, Dada imposes itself as an international movement focusing on his central and influent role, among European Avantgarde literary context. Dada has carried on an intense and deep reflection on art and life, asking artists to questions themselves on these issues and their possible representation through arts. Tzara’s intense activity between 1915 and 1925, and his collaborations with the most eminent figures in European arts and literature (Futurists in Italy, Expressionists in Germany, Cubists in France) show his will of creating a movement that wants to be an “International Anti-Art” beyond any cultural or geographical frontiers. From a point of view of techniques, Dada makes use of photomontage, collage, collective writing, dream-writing, and poetry collective writing. Keywords: Dada, Tzara, movement, avantgarde, Europe.

Télécharger mon article : https://www.rilune.org/images/mono6/5_behar.pdf

ou bien : https://docplayer.fr/35290284-Dada-comme-phenomene-europeen-l-irruption-de-l-inconscient-dans-la-litterature.html#google_vignette

Prolongements : voir sur cette même page mes travaux sur Dada: https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=1045

et aussi, en anglais, « Dada in context » :

https://helda.helsinki.fi/server/api/core/bitstreams/1b62b781-a983-496a-a9a4-e7174e99750e/content

Se procurer : https://www.lagedhomme.com/ouvrages/henri+behar/dada+circuit+total/3167

Ce dossier H ample et exhaustif aborde le mouvement Dada dès le «proto-dada» tous les grands pôles du «dadaïsme historique» Zurich Paris Berlin Cologne etc. L’ouvrage est agrémenté de documents inédits des synthèses générales qui n’existaient qu’en langue étrangère des nouveautés en français de Hausmann Huelsenbeck et Arp des études et documents sur Baargeld et Dada à Cologne. Un livre-événement à ne pas manquer!

« Tristan Tzara historiographe de Dada », Mélusine, n° XI, 1990, pp. 29-40.

[ Télécharger le PDF de l’article ]

Texte reproduit dans : Henri Béhar, Histoire des faits littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2022, pp. 87-99.

Prolongements :

Voir la thèse de Cécile Bargues, Dada après Dada (années 1930-1940) :Cécile Bargues

Résumé

Pour Jean Arp, Kurt Schwitters ou encore Raoul Hausmann, le propre de Dada serait de se survivre en changeant sans cesse de visage. Cette thèse retrace ce qu’il advient du mouvement dans les années 1930 et 1940. Elle s’attache d’abord à montrer son caractère de transformation permanente en s’appuyant sur les œuvres des dadaïstes se considérant toujours comme tels, ce qui est particulièrement le cas de Raoul Hausmann. Dans un deuxième temps, une étude historiographique, et une analyse des expositions, tant en France qu’aux États-Unis, viennent préciser les rapports de Dada avec le champ de l’histoire de l’art. Son rejet (en France) et son intégration progressive (aux États-Unis) agissent comme un révélateur des présupposés de la discipline. Par un effet miroir, Dada vient servir un questionnement sur les thèmes constitutifs du discours des historiens de l’art de la période étudiée, qu’il s’agisse du nationalisme, ou du modernisme. Ces deux approches sont imbriquées l’une dans l’autre, les dadaïstes assistant, et participant, à l’historicisation du mouvement.

Voir aussi : Agathe Mareuge & Sandro Zanetti, Retour de Dada (après 1945), Dijon,Les presses du réel, 2022, 764 p.

et le commentaire ci-dessous, à propos de Raoul Hausmann :

« Ainsi une Histoire de DADA est permise… »L’historiographie paradoxale des dadaïstes vieillissants, entre production de savoir(s) et mystification persistante Dada soluble dans l’historiographie ?Une Histoire de DADA dévoile le caractère de toute Histoire. L’Histoire n’est que la pseudologie qu’un individu se fait de la réalité, rien qu’un mauvais reflet de l’objectivité complexe, dans un mauvais matériau. Ainsi une Histoire de DADA est permise. Elle ne se présente pas plus mal que beaucoup d’œuvres d’hommes célèbres, et il se pourrait qu’à cette occasion elle dévoile une véritable partie de l’histoire. Pas l’histoire des héros, des rois et des dictateurs, mais seulement un côté de notre dégoût devant la stupidité, de notre dégoût de la civilisation, du cacacosmosorganisé. Car ce n’était pas nous qui avions ‘fait’ dada, DADA était une nécessité.1 C’est sur ces lignes que s’ouvre l’ouvrage Courrier Dada de Raoul Hausmann paru en 1958, dans lequel le « dadasophe » se livre à une reconstruction complexe de ce que fut Dada, particulièrement Dada Berlin, dont il fut l’un des acteurs principaux aux côtés de Baader, Heartfield et Herzfelde, Grosz, Höch ou Huelsenbeck. Un dadaïste historiographe ? Sur quoi se fonderait donc sa légitimité à écrire une histoire de Dada ? Premièrement, selon Hausmann, toute histoire (à comprendre dans le sens de toute écriture de l’histoire, toute historiographie) est nécessairement subjective : l’Histoire objective n’existe pas – alors pourquoi les dadaïstes n’écriraient-ils pas leur propre récit ? Deuxièmement, Dada n’était pas une affaire privée qui aurait concerné quelques artistes et poètes  ; il en va du rapport au monde, plus précisément d’un dégoût à l’égard de la civilisation occidentale, qui a fait de Dada une nécessité, au point que ses acteurs n’ont été, semble-t-il, que contingents  : à travers eux, par eux s’est fait un moment de l’histoire occidentale, une histoire qui n’est pas l’histoire politique, diplomatique, celle des grands.

1. Raoul Hausmann, Courrier Dada, Paris 1958, 13. Une version abrégée de l’original allemand Kurier Dada a paru à titre posthume  : Raoul Hausmann, Am Anfang war Dada, Steinbach et Gießen 1992 (1972).https://doi.org/10.1515/9783110569230-023

« La parenthèse dada », Europe, Aragon poète, n° 745, mai 1991, pp. 34-44.

Sommaire du dossier :

– Charles Dobzynski Aragon, une poétique de la totalité p. 3
– Lionel Ray Prose pour un portrait p. 16
– Jacques Gaucheron L’homme par son chant traversé p. 19
– Henri Béhar La parenthèse dada p. 34
– Michel Apel-Muller Elsa dans le texte p. 45
– Bernard Delvaille « Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris » p. 54
– Noël Martine Contradiction et unité dans la poétique d’Aragon p. 63
– Henri Meschonnic Tradéridéra comme personne p. 74
– Lucien/Suzanne Victor/Ravis Sur les trois « proses » du Roman inachevé p. 80
– Marie-Noëlle Wucher De l’influence d’une légende p. 91
– Charles Haroche Langage et styles dans le Fou d’Elsa p. 97
– Wolfgang Babilas D’une enclave p. 103
– Roger Bordier L’inévitable rendez-vous p. 112
– Lucien Scheler L’hôte du quatrième hiver p. 118
– Marko Ristíc Le miroir d’Aragon p. 129
– Edouard Ruiz Repères chronologiques p. 132

[Télécharger mon article PDF]

Texte repris dans le Dossier H, Dada Circuit total, L’Age d’Homme, 2005, pp. 287-295.

Voir en complément :

Aragon, De Dada au Surréalisme, Papiers inédits 1917-1931 Édition établie et annotée par Lionel Follet et Édouard Ruiz (Gallimard, Paris, 2000, 429 p.)
Les inédits 1917-1931 d’Aragon constituent un document exceptionnel à de nombreux égards. Notamment la correspondance avec Jacques Doucet (cinquante-sept lettres écrites d’avril 1922 à février 1927, c’est la première centaine de pages qui ouvre le volume) apporte une lumière nouvelle et spectaculaire sur un aspect moins étudié de la culture des collectionneurs : leurs rapports avec les conseillers, protégés, secrétaires, employés, rabatteurs et autres factotums sans qui leur collection n’existerait pas.

Le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) est en effet un amateur chez qui les fonctions de collectionneur et de mécène se mêlent au point de devenir totalement inséparables. Quand il s’adresse à André Breton, puis à Louis Aragon pour l’aider à se doter d’une bibliothèque contemporaine, on ne sait trop laquelle des deux visions l’emporte. Doucet compte sur les deux jeunes auteurs pour étendre sa librairie traditionnelle à la littérature se faisant (livres, manuscrits, mais aussi témoignages, objets, études sur l’écriture de pointe). On peut toutefois se demander si la mensualisation (modeste) des écrivains n’est pas avant tout une forme de mécénat, les aides accordées à des auteurs ne pouvant être considérées comme des investissements. La littérature ne nourrit ni son homme, ni ses sponsors. Par rapport aux (maigres) services que plus d’un rend au collectionneur dans le domaine de la peinture (Breton touche ainsi une commission sur le prix des œuvres qu’il arrive à faire acheter par Doucet), on est en droit de se demander où s’arrête la consultation (payante) et où commence le mécénat (magnanime ou tout de même intéressé, mais comment, et pourquoi ?).

La correspondance Aragon-Doucet le rappelle amplement : les relations entre collectionneur et conseiller étaient difficiles, se sont vite avérées tendues, voire impossibles. Les raisons de cette mauvaise entente étaient multiples – et manifestes dès le début. Entre le grand bourgeois et le jeune homme révolté la dispute était inévitable. Et l’argent était là pour tout compliquer : Aragon méprisait son employeur, il ne se cachait pas de le dire, à Doucet lui-même comme à d’autres, lesquels le rediront à leur tour à beaucoup de monde. En même temps, le grand mondain qu’est Aragon a cruellement besoin d’argent, d’où bien des concessions et volte-face, non moins cyniques que sincères, toujours prêtes à se dédire dans l’un comme dans l’autre sens. À cela s’ajoute une autre différence encore, plus vicieuse encore. Non seulement Doucet est riche, et coupable de l’être, là où Aragon est démuni, et furieux de son indigence, mais le couturier est également, toujours aux yeux de son employé, d’une rare bêtise (et d’une curiosité pour le moins malsaine), tandis que celui qui a horreur de vivre en esclave (fasciné) est à coup sûr l’un des connaisseurs les plus aigus de toute création d’avant-garde. L’inégalité sociale, politique, idéologique est donc aussi une inégalité artistique et de sensibilité. Pour l’écrivain, le collectionneur est sot – mais tout de même pas au point de se tromper quant à ceux et celles qu’il invite à travailler pour lui.

Papiers inédits 1917-1931.De Dada au Surréalisme est une publication qui secoue bien des idées sur le monde supposé affable et feutré des grands collectionneurs. Le livre est une mine de renseignements sur les conflits dont le microcosme collectionnant est le théâtre. Ces rivalités ne concernent pas seulement les rapports avec le fisc, la famille ou d’autres collectionneurs, ces éternels concurrents, mais aussi les liens professionnels, d’employeur à employé, que fait naître la poursuite d’une vraie collection.

La correspondance Aragon-Doucet exhibe au grand jour qu’un collectionneur privé, souvent secret, est d’abord un « acteur-réseau ». On ne collectionne jamais seul et le pluriel est tout sauf la multiplication mécanique du singulier. Les conseillers peuvent être des complices, et c’est tant mieux, mais il arrive aussi qu’ils soient ingrats, jaloux, pourquoi pas odieux. Parfois ils mordent même la main qui les nourrit. La rencontre Doucet-Aragon n’était pas le début d’une brouille annoncée, c’était le commencement d’une vraie tragédie, au dénouement inévitable, sans catharsis possible. À nous d’en tirer les conclusions.

Jan Bætens

Et aussi : http://dadasurre.canalblog.com/archives/2006/01/19/1246340.html

Voir documents originaux sur : https://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/dadas/aragon.htm

Consulter le site : https://www.uni-muenster.de/LouisAragon/

« Tristan Tzara historiographe de Dada », Mélusine, n° XI, 1990, pp. 29-40.

[Télécharger le PDF]

Texte reproduit dans : Henri Béhar, Histoire des faits littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2022, pp. 87-99.

Prolongements :

Voir la thèse de Céxile Bargues, Dada après Dada (années 1930-1940) :Cécile Bargues

Résumé

Pour Jean Arp, Kurt Schwitters ou encore Raoul Hausmann, le propre de Dada serait de se survivre en changeant sans cesse de visage. Cette thèse retrace ce qu’il advient du mouvement dans les années 1930 et 1940. Elle s’attache d’abord à montrer son caractère de transformation permanente en s’appuyant sur les œuvres des dadaïstes se considérant toujours comme tels, ce qui est particulièrement le cas de Raoul Hausmann. Dans un deuxième temps, une étude historiographique, et une analyse des expositions, tant en France qu’aux Etats-Unis, viennent préciser les rapports de Dada avec le champ de l’histoire de l’art. Son rejet (en France) et son intégration progressive (aux Etats-Unis) agissent comme un révélateur des présupposés de la discipline. Par un effet miroir, Dada vient servir un questionnement sur les thèmes constitutifs du discours des historiens de l’art de la période étudiée, qu’il s’agisse du nationalisme, ou du modernisme. Ces deux approches sont imbriquées l’une dans l’autre, les dadaïstes assistant, et participant, à l’historicisation du mouvement.

Voir aussi : Agathe Mareuge & Sandro Zanetti, Retour de Dada (après 1945), Dijon,Les presses du réel, 2022, 764 p.

et le commentaire ci-dessous, à propos de Raoul Hausmann :

« Ainsi une Histoire de DADA est permise… »L’historiographie paradoxale des dadaïstes vieillissants, entre production de savoir(s) et mystification persistante Dada soluble dans l’historiographie ?Une Histoire de DADA dévoile le caractère de toute Histoire. L’Histoire n’est que la pseudo-logie qu’un individu se fait de la réalité, rien qu’un mauvais reflet de l’objectivité complexe, dans un mauvais matériau. Ainsi une Histoire de DADA est permise. Elle ne se présente pas plus mal que beaucoup d’œuvres d’hommes célèbres, et il se pourrait qu’à cette occasion elle dévoile une véritable partie de l’histoire. Pas l’histoire des héros, des rois et des dictateurs, mais seulement un côté de notre dégoût devant la stupidité, de notre dégoût de la civilisation, du cacacosmosorganisé. Car ce n’était pas nous qui avions ‘fait’ dada, DADA était une nécessité.1C’est sur ces lignes que s’ouvre l’ouvrage Courrier Dada de Raoul Hausmann paru en 1958, dans lequel le « dadasophe » se livre à une reconstruction complexe de ce que fut Dada, particulièrement Dada Berlin, dont il fut l’un des acteurs principaux aux côtés de Baader, Heartfield et Herzfelde, Grosz, Höch ou Huelsenbeck. Un dadaïste historiographe ? Sur quoi se fonderait donc sa légitimité à écrire une histoire de Dada ? Premièrement, selon Hausmann, toute histoire (à comprendre dans le sens de toute écriture de l’histoire, toute historiographie) est nécessairement subjective : l’Histoire objective n’existe pas – alors pourquoi les dadaïstes n’écriraient-ils pas leur propre récit ? Deuxièmement, Dada n’était pas une affaire privée qui aurait concerné quelques artistes et poètes  ; il en va du rapport au monde, plus précisément d’un dégoût à l’égard de la civilisation occidentale, qui a fait de Dada une nécessité, au point que ses acteurs n’ont été, semble-t-il, que contingents  : à travers eux, par eux s’est fait un moment de l’histoire occiden-tale, une histoire qui n’est pas l’histoire politique, diplomatique, celle des grands 1 Raoul Hausmann, Courrier Dada, Paris 1958, 13. Une version abrégée de l’original allemand Kurier Dada a paru à titre posthume  : Raoul Hausmann, Am Anfang war Dada, Steinbach et Gießen 1992 (1972).https://doi.org/10.1515/9783110569230-023

« Dada : une internationale sans institutions ? » dans : Les Avant-gardes nationales et internationales. Libération de la pensée, de l’âme et des instincts par l’avant-garde. Textes réunis par Judit Karafiath et Gyorgy Tverdota. Budapest, Argumentum, 1992, pp. 55-61.

Tables des matières :

[Télécharger le PDF Dada internationale]

Des éléments de cette intervention figurent dans : Henri Béhar & Catherine Dufour, Dada circuit total, Dossiers H, L’Age d’Homme, Lausanne, 2005, pp. 7-14 ; ainsi que dans Henri Béhar, Ondes de choc, L’Age d’Homme, Lausanne, 2010.

Voir : HB : « Dada comme phénomène européen  https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=931

Prolongements : Revue des études françaises, n° hors-série, 2019 : Les relations littéraires entre la France et la Hongrie au XXe siècle

https://core.ac.uk/download/pdf/232264805.pdf

Dada est partout, vive Dada !: https://www.telerama.fr/scenes/dada-est-partout-vive-dada,137882.php

Dada : contre tout et tous contre : https://information.tv5monde.com/culture/dada-contre-tout-et-tous-contre-24340

« 2016. Le triomphe de Dada », Europe, n° 1041-1042, janv.-fév. 2016, p. 346-47.

Texte publié dans la section « Correspondance » de la revue :

2016 : le triomphe de Dada

Aujourd’hui, les médias ne bruissent que de l’édition prochaine, annoncée par les éditions Fayard, de Mein Kampf [Mon combat], tombant dans le domaine public cette année.

Faut-il, en cette période de régression mentale caractérisée, redonner la parole au plus criminel des hommes ?

Les uns protestent, au nom de milliers de morts.

Les autres, dont je suis, pensent, comme Apollinaire, qu’il faut tout publier.

Publier, oui. Mais pour quels lecteurs ? Les esprits adultes, sachant reconnaître la performativité d’un texte, ont le droit de connaître la bibliothèque de base du nazisme. Faut-il pour autant en écarter les autres ?

À cet égard, je me souviens des difficultés que je rencontrai lorsque, préparant cette anthologie critique sur Dada, qui finirait par être publiée, avec la collaboration de Michel Carassou, sous le titre Dada, histoire d’une subversion (Fayard, 1990, 2005). Sachant qu’Hitler avait annoncé qu’il ferait sa fête à Dada dès son arrivée au pouvoir, il me fallait trouver le passage exact de Mein Kampf où cette menace était consignée.

La bibliothèque la plus proche, pour moi, était alors celle de la Sorbonne. Je n’avais qu’un étage à monter pour me procurer cet ouvrage maudit. S’il y avait bien une fiche à cet auteur et à ce titre dans la salle de bibliographie, l’ouvrage, ou plus exactement, sa traduction française, ne se trouvait pas sur les rayons, auxquels j’avais un droit d’accès direct, comme tous les professeurs titulaires.

Je m’en ouvris au directeur de cet établissement interuniversitaire, et lui demandai d’éclairer ma lanterne sur cette disparition matérielle. Ne fermait-on pas régulièrement les salles pour raison d’inventaire, à la recherche des ouvrages non restitués, disparus, mais pas pour tout le monde ? Et quand bien même un lecteur indélicat se serait approprié le volume, n’avait-on pas le moyen de le remplacer ?

Ce cher directeur m’expliqua alors qu’à la Libération, un comité d’épuration s’était constitué de lui-même pour mettre un certain nombre de titres à l’abri des lecteurs. L’Enfer politique, quoi.

Fort de mes convictions rationnelles, je lui demandai de combler le vide. Ce qu’il fit aussitôt, me prévenant dès l’arrivée de l’ouvrage, muni d’un papillon qui, conformément à la loi, mettait le lecteur en garde contre les effets morbides d’une telle lecture.

Voici le passage que j’en tirai concernant Dada :

« Si le jugement sur Dada porté par Camus traduit une com­préhension qui ne peut manquer de surprendre, celui d’Adolf Hitler en revanche, en parfaite conformité avec ses convictions intimes, traduit la menace que Dada faisait peser sur la culture : ‘’Mais un tel développement [de l’épidémie dadaïste] de­vait finir un jour ; en effet, le jour où cette forme d’art correspondrait vraiment à la conception générale, l’un des bouleversements les plus lourds de conséquences se serait produit dans l’histoire de l’humanité. Le développement à l’envers du cerveau humain aurait ainsi commencé… mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir » (Adolf Hitler : Mon combat (1924), Nouvelles Editions Latines, 1984, p. 258). Hitler l’avait compris, Dada entendait bien provoquer « un effondrement culturel ». Prétendant défendre la culture, lui-même devait provoquer un tout autre effondrement qui donnerait encore raison à Dada. Pour défendre les valeurs d’une « culture » et des intérêts particuliers, le dictateur allait causer la mort de millions d’hommes. A l’inverse, Dada s’attaquait à ces valeurs et à ces intérêts au nom de la vie, d’une vie qui serait pleinement vécue par tous les hommes. » (p. 42)

Aujourd’hui, Dada a clairement triomphé sur son adversaire nazi. Le centenaire de sa naissance à Zurich devrait marquer cette victoire, par des cérémonies publiques à la hauteur de l’événement.

En sera-t-il toujours de même ?

Si, en 1979, un jugement de la Cour d’appel enjoignait aux Nouvelles Éditions Latines de publier la seule traduction autorisée de Mein Kampf munie d’un avertissement, le fait que l’original entre dans le domaine public au 1er janvier 2016 entraîne que n’importe qui pourra l’éditer comme il le voudra, de le faire retraduire, et de le proposer à la vente sans aucun avertissement. D’autant qu’il ne peut être visé par la loi sur la liberté de la presse, ni par son complément dit Loi Gayssot (qui ne porte que sur la contestation des crimes nazis).

Une seule observation, mais de taille : les libraires interrogés nous disent tous que la mise en vente d’une traduction française ne serait pas une bonne affaire commerciale.

Je le répète : seules des raisons intellectuelles justifient la mise à disposition des lecteurs de cet ouvrage infâme. Mieux vaut qu’il soit accompagné d’un important appareil critique, rédigé par les meilleurs historiens, comme l’annoncent les éditions Fayard.

Reste, hélas, que nul éditeur n’est maître de la qualité de la lecture, ni des égarements ou détournements auxquels elle peut conduire. Heureusement, les lois françaises ne sont pas seulement faites pour la protection des animaux.

Henri BÉHAR
19 octobre 2015

« Dada, un centenaire heureux », Europe, n° 1049-1050, sept.-octobre 2016, p. 302-305.

  • 8 février 1916, naissance de Dada au Cabaret Voltaire, à Zurich.
  • 21 février 1916, les Allemands lancent leur offensive sur Verdun.

Coïncidence telle qu’on a pu se demander, sérieusement, si Dada était né de la guerre, ou la guerre de Dada. Il est certain que les premiers protagonistes, et non des moindres, voulaient surmonter le conflit international au profit de leur propre liberté de création. Ainsi Hugo Ball, écrivant dans Cabaret Voltaire, premier numéro d’une revue qui annonçait l’avènement de Dada et d’une revue du même nom qui devait : « préciser l’activité de ce Cabaret dont le but est de rappeler qu’il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéals. »

Pourquoi « Dada » ? Que signifiait ce terme d’allure enfantine ? Qui l’a « inventé » ? Abandonnons toute recherche de paternité, qui n’a plus aucun sens aujourd’hui, mais observons que, par-delà les mots, dans ce contexte historique, c’est l’acte, le geste qui compte, exprimant le ras-le-bol de la jeunesse de tous les pays.

Cent ans après, la commémoration de la bataille de Verdun vient à point nous rappeler ce que fut l’enfer sur terre. Qu’en France, la droite, fidèle à elle-même, en ait profité pour gesticuler, n’a rien de surprenant. En revanche, on reste sidéré de l’accueil fait aux diverses manifestations consacrées à Dada aujourd’hui, ne serait-ce que par la ville de Zurich, la centrale banquière de l’Europe, qui ne nous avait pas habitués à tant de prévenance.

***

On connaît, en gros, les différentes phases de ce mouvement qui vécut dans plusieurs pays, plus précisément dans plusieurs villes (Zurich, Berlin, Cologne, Paris, etc.) entre 1916 et 1923. Étrangement, il répond exactement au principe d’incertitude d’Heisenberg, selon qui, plus la position d’une particule est déterminée, moins sa vitesse sera mesurée avec précision, et réciproquement. Autrement dit, plus on a de détails sur l’un des groupes se réclamant de Dada, moins on perçoit ses relations avec le noyau central, et plus on perd de vue ses objectifs. On l’a souvent dit, Dada prouvait le mouvement en marchant.

Énumérons, brièvement, quelques-unes de ses caractéristiques majeures. Le Mouvement, par définition, est un collectif d’artistes et de poètes. Il regroupe, à l’origine, des apatrides, des réfugiés, des déserteurs fuyant la guerre vers un pays neutre et paisible. Tous ont un point commun : ils avancent dans la vie la rage au cœur. Quelles que soient leurs opinions politiques et leur position par rapport à la Révolution bolchevique d’octobre 1917, ils se définissent comme des révoltés, des anarchistes, tendance autiste. Leur éducation politique est rarement approfondie, à l’exception peut-être des berlinois, dont on dit que certains firent le coup de feu au côté des spartakistes.

Opposés à la guerre, ils ne sont pourtant pas des pacifistes, ne mesurant pas leurs sarcasmes contre Romain Rolland (« Au-dessus de la mêlée ») et ses thuriféraires tels qu’Ivan Goll, qui s’en plaint publiquement.

Une chose est certaine : ils étaient tous internationalistes, ce qui explique, par la suite, leur peu de goût pour la thèse stalinienne du socialisme dans un seul pays. En anticipant un peu, on pourrait dire que Dada met en pratique la thèse opposée, puisqu’il se répand sur plusieurs continents, jusqu’au Japon !

À la différence de tous les autres groupements littéraires ou artistiques, il n’y a pas de centrale de commandement. Pas de leader, pas de « Président », ou plutôt, « tout le monde est président », comme l’indique Tzara à Man Ray lorsque ce dernier lui demande l’autorisation d’intituler New York Dada la revue qu’il souhaite fonder aux États-Unis en compagnie de Marcel Duchamp.

Pas de Bureau central, disais-je, pas d’organisation structurée, mais des hommes-source, et des passeurs. Tzara, qui se fait fort d’organiser des expositions à Zurich pour des artistes apparte­nant à des pays belligérants (et il y parvient !), qui peut en­trer en contact avec des Allemands, des Français, des Italiens et même des Américains… Huelsenbeck, rentré fin 1916 à Berlin, communique la bonne nouvelle à la jeunesse d’avant-garde et finit par organiser le Club Dada… Picabia, qui saute par dessus les méridiens et met les uns en contact avec les autres.

En dépit de son enthousiasme pour les cultures allogènes et pour les implantations les plus curieuses, Dada se définit, malgré tout, comme Européen. Je dirais même plus européen que ne l’étaient, à l’époque, les organisations militant pour une Europe transcendant les nations qui la composent. Ce lui était facile, dans la mesure où il voulait ignorer toute frontière, virtuelle ou réelle.

En tout état de cause, où qu’il sévisse, Dada fait partie de l’avant-garde. Il est lui-même l’avant-garde, puisqu’il souscrit au principe politique constitutif de toute avant-garde depuis Baudelaire. Non pas en se ralliant à un parti politique existant ou à venir, mais en reprenant à son compte (et en la gauchissant à son profit) la formule baudelairienne selon laquelle « pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. » (Salon de 1846)

Cela commence par la contestation radicale des institutions et de tous les académismes. Pensons à la célèbre Fountain de Marcel Duchamp (1917), ce ready-made exposé à la Société des artistes indépendants de New York au nom des principes même de cet organisme, comme il avait fait à Paris en 1912 pour le Nu descendant un escalier, refusé par la Société des artistes indépendants.

Pas de programmes, mais des textes-clés, des proclama­tions-manifestes, qui drainent tout un public, tel le célèbre « Manifeste Dada 1918 » de Tzara. Il y affirme qu’il ne veut rien, mais le dit si bien qu’il entraîne l’adhésion de Breton et avec lui tout le groupe Littérature. De même pour le Mani­feste Dada en allemand, proclamé par Raoul Hausmann, parodie des treize points du Président Wilson, où Louis Janover perçoit néan­moins quelques options positives : « Sous le credo aux accents ubuesques, les mesures et ‘abolitions’ proposées, émaillées d’exigences franchement cocasses, peuvent s’entendre comme une exagération limite de revendications nullement délirantes en soi : ‘association internationale et révolutionnaire des créa­teurs et intellectuels du monde entier sur la base du commu­nisme radical’, introduction ‘progressive du chômage par la mé­canisation généralisée de toutes les activités’, ‘abolition im­médiate de toute propriété’, lutte contre ‘l’esprit bourgeois caché’ mais encore actif dans les milieux culturels, de l’expressionnisme notamment, ‘abolition du concept de propriété dans le nouvel art’, etc.1 ».

Dada redonne sa primauté à l’individu, ce qui n’exclut pas l’action collective. En refusant l’institution au profit de l’action directe (tout de même médiati­sée par la presse), il court le double risque :

1- d’épuisement dans le renouvellement constant pour reconsti­tuer un réseau aux contours indéfinis ;

2- de figement dans la répétition, ce qui l’aurait conduit à deve­nir une institution par lui-même.

Dada a connu les deux dangers. Il a vite compris qu’il courait à sa perte, d’où sa brièveté et sa mort volontaire.

Auparavant, il avait atteint son objectif premier, qui était d’instaurer, à sa façon, la Tabula rasa comme principe méthodologique : faire le vide pour donner libre cours à la nouveauté ; supprimer le passé afin de penser librement. En ce sens, on comprend l’apparition de Descartes sur la première page de Dada 3. Descartes par-dessus Kant, au moyen d’un confusionnisme intégral et assumé. En somme, Dada n’est jamais plus heureux que lorsqu’il a trompé tout son monde, comme le lui prouve la réaction du public exacerbé, furieux d’avoir été berné.

Le plus souvent, le public est trompé par le fait que l’artiste qu’il connaît pour faire partie d’un groupement esthétique donné, se retrouve sous la bannière Dada. Ainsi, à Berlin, on peut affirmer qu’il y eut des dada-marxistes aussi bien que des dada-expressionnistes ; et le même Van Doesburg, tenant du constructivisme, signera I.K. Bonset ses contributions à dada !

À la différence de ce que nous faisons d’habitude lorsque nous parlons littérature ou art, il faut, en l’occurrence, prendre en compte les dissemblances individuelles plutôt que les ressemblances : c’est ce qui fait l’originalité du Mouvement, sa richesse. Dans son journal, La Fuite hors du temps, Hugo Ball observe avec intérêt, pour marquer la productivité d’un tel processus, que, selon les jours, des rapprochements s’opèrent tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, l’essentiel étant que tous maintiennent un mi­nimum d’entente entre eux, une volonté commune de s’identifier à dada, lequel, en retour, s’identifie à eux : « Nous sommes cinq et le fait remarquable est que nous ne sommes jamais réel­lement en parfait accord, même si nous nous entendons sur les objectifs principaux. Les constel­lations changent. Tantôt Arp et Huelsenbeck s’accordent et sem­blent inséparables, tantôt Arp et Janco réunissent leurs forces contre H., puis H. et Tzara contre Arp, etc. Il existe un mou­vement perpétuel d’attraction et de répulsion. Une idée, un geste, une certaine nervosité suffisent pour modifier la constellation sans pour autant bou­leverser le petit groupe.2 » Le même va-et-vient se reproduit au niveau international, constituant un ensemble de nœuds de re­lations par-dessus les frontières, en d’autres termes un ré­seau, aux mailles lâches et mobiles.

Certains groupes vont se reconnaître en dada, a posteriori : les « nitchevoki » russes, Iliazd et son 41°, Clément Pansaers avec la revue Ça ira, les Espagnols Guillermo de Torre, RafaelLasso de la Vega, Jacques Edwards… Mieux, on signale la présence de centrales tardives à Anvers, Amsterdam, en Hongrie avec la re­vue Ma, en Pologne, etc.

Les historiens se demandent s’il est légitime d’apposer, aujourd’hui, une étiquette qui n’était pas revendiquée à l’époque. Mais, il faut tenir compte, je pense, de la grande confusion entretenue et voulue par dada, qui fait que nous avons bien du mal à catalo­guer, à désigner les invariants de tel ou tel mouvement. Au point que cette confusion, chaque fois que nous la rencontrons, associée à d’autres constantes, légi­time l’appellation Dada.

Proclamant la dictature de l’esprit, ce mouvement incarne le soulèvement de la vie, de la jeunesse, désireuse de vivre après s’être débarrassée des forces mortifères. J’ai déjà signalé l’individualisme de ces artistes que l’amitié seule peut unir, le temps d’une action d’éclat. On n’est donc pas surpris de les voir se quereller pour des raisons mesquines, se réconcilier aussitôt pour ce qui, la plupart du temps, les dépasse.

C’est l’humour (avec ou sans H, si l’on est ami de Jacques Vaché) qui transcende leurs propos et leurs actions. Tzara déclarera d’ailleurs que, sans humour, la poésie, qui est la vie, ne vaut pas la peine d’être vécue.

La fin de Dada est relativement indéterminée, selon les chronotopes envisagés. Les uns ont éclaté littéralement, chacun de leurs membres adoptant la solution de son choix : la foi, l’épicerie ou le suicide. D’autres se sont réfugiés dans le silence, quand ils ne s’y sont pas perdus à jamais. D’autres ont reparu sous l’hypostase surréaliste. Outre qu’il offrait une porte de sortie honorable à ces révoltés lassés de se répéter, il faut bien reconnaître que le surréalisme s’est véritablement livré à une OPA sur ce qu’il restait de son prédécesseur !

Ailleurs, n’oublions pas le contexte politique, les Italiens se tournèrent vers le fascisme ou l’anti-fascisme, les Allemands durent entrer dans des organismes sérieusement organisés pour éviter l’autodafé généralisé, etc.

Que restait-il alors de cette explosion de la jeunesse ? S’il n’y avait que le rire et l’humour, ce serait déjà un bilan positif, surtout quand on le compare à celui des politiques, ou encore au « retour à l’ordre » prôné par les bien pensants ! Mais il y a bien davantage : la pratique systématique et raisonnée de l’incohérence leur a ouvert les portes de l’inconscient. Je veux dire qu’ils ont su déjouer la censure toute puissante du surmoi pour mieux plonger dans le fleuve noir. Ce sont bien les scientifiques qui ont exploré, avec des techniques appropriées, les méandres de ce cours d’eau, qu’ils ont considéré individuellement ou collectivement. Mais, comme l’a prouvé Gaston Bachelard une décennie après, il a fallu que les poètes et les plasticiens se livrent à l’aventure pour que les savants puissent en tirer leurs leçons.

Enfin, il ne faudrait pas minimiser la toute puissance du hasard, qui est à l’origine de tant d’œuvres et de pratiques nouvelles, systématisées, telles que les rayographies de an Ray, ou les schadographies de Christian Schad, et tant de collages ou de montages innombrables, plus désorientants les uns que les autres.

***

C’est sur un tel fonds qu’il faut apprécier la raison d’être et la qualité des manifestations du centenaire de Dada.

Alors que la manie commémorative tend à s’estomper collectivement, on n’est pas peu surpris de voir se constituer des associations vouées à célébrer la machine infernale qu’était Dada. Qui plus est, sur les lieux mêmes où il a surgi, alors que les édiles de Zurich ne s’étaient pas distingués, auparavant, par leur zèle en faveur de Dada !

Sans énumérer toutes les présentations du Mouvement depuis son décès plus ou moins constaté, il convient de mentionner l’exposition du cinquantenaire, à Zurich et à Paris, en 1966-67, qui, la première, démontra, contre les anciens dadaïstes, qu’il valait la peine de recueillir les morceaux épars de leur explosion initiale. Plus près de nous, l’exposition du Centre Pompidou, en 2005, ne prétextait aucune justification historique, ce qui lui permit de montrer, par un parcours labyrinthique, le plus vaste ensemble d’œuvres textuelles, plastiques ou sonores, jamais rassemblé.

L’année 2016 n’a pas démarré en fanfare pour Dada. Mais les attachés de presse s’étaient chargés d’informer leurs interlocuteurs de tout un programme d’activités qui devaient débuter en février, et se produire à Zurich, son foyer de naissance, à Berlin ou à Paris. Parallèlement, militaires et politiques se focalisaient sur le centenaire de Verdun, champ de bataille où périrent 700.000 soldats des deux camps. Le contraste reste saisissant entre cette atmosphère morbide de la commémoration de Verdun, malgré la mise en scène juvénile du vieux cinéaste Volker Schlöndorff, et celle de Zurich, vigoureuse, pleine de vitalité, véritable hymne à la joie.

Dans l’impossibilité de commenter chacun de ces événements, j’en distinguerai trois, parmi les plus représentatifs et les plus significatifs.

En premier lieu, je détacherai cette lecture, à l’aube, et durant 165 jours, d’œuvres dada par le directeur du Cabaret Voltaire. Il se trouve qu’un auditeur anonyme, pris aux tripes par la cérémonie matinale dans la forêt, en fut si bouleversé qu’il décida de transformer sa vie, désormais intégralement vouée à Dada. Il m’a confié, à moi parlant, ce bouleversement dans sa manière de vivre et d’agir avec ses semblables. Mis à part cet investissement personnel, il faut préciser que le local du Cabaret Voltaire, récemment réhabilité par la ville, est devenu à la fois un lieu de mémoire et le bistro culturel le plus vivant du quartier, avec ses conférences et ses spectacles qui tournent autour de Dada, parce qu’il est fréquenté par la jeunesse des écoles.

Autre événement remarquable : la tentative de reconstitution de l’anthologie dada que devait être Dadaglobe. Elle avait été confiée à Tzara par les éditions de la Sirène, sur le modèle de l’Anthologie nègre réalisée par Blaise Cendrars en 1921. En raison des trop nombreuses illustrations confiées par les dadaïstes, le projet échoua, faute de moyens. Mais les documents n’avaient pas disparu : un bon nombre de textes ou poèmes s’est retrouvé à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, que nous avions publié auparavant dans la revue Dada-Surréalisme, n° 1. Américaine, l’historienne d’art Adrian Sudhalter se mit en tête de rassembler le maximum de documents complémentaires en vue d’une exposition à Zurich puis à New York. Une fois de plus, la thèse exprimée par Max Ernst, selon laquelle il était inutile de recueillir les débris dada, a été mise en échec.

En troisième lieu, je retiendrai l’exposition « DADA Afrika » abordant, pour la première fois dans un tel contexte officiel, un sujet peu étudié jusqu’à présent : la découverte des cultures et des « arts primitifs » par les dadaïstes. Des matériaux, formes, textes et musiques provenant d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’Amérique ont servi de source d’inspiration et de référence pour les deux tendances coexistantes du mouvement, l’abstraction d’une part, le « primitivisme » d’autre part. Fruit de la coopération du Musée Rietberg de Zurich et du musée berlinois Berlinische Galerie, on y perçoit surtout la touche des conservateurs de Berlin, fort avertis des contacts de civilisations Nord-Sud.

Je ne saurais quitter ces actes de mémoire sans mentionner les efforts considérables des Roumains pour ramener l’enfant prodigue, tant Tzara que Dada, au giron de Bucarest. On sait à quoi s’en tenir pour ce qui concerne Tristan Tzara, lequel n’a pas composé plus d’une quintaine de poèmes en roumain, confiés avant son départ à l’ami Ion Vinea, chargé de les valoriser au mieux parmi les revues d’avant-garde. L’exposition, sous le titre Tzara, Dada, etc., de ses œuvres plastiques et poétiques détenues par le collectionneur Emilian Radu n’en demeure pas moins émouvante. Pour la Roumanie redevenue une démocratie, il s’agit bien de se réapproprier ce qui, à son sens, n’aurait jamais lui échapper. De là la multiplication des colloques, expositions, éditions, ayant pour objectif de montrer les racines roumaines des œuvres qui se sont épanouies à l’extérieur.

J’ai gardé pour la fin l’événement le plus important, l’exposition consacrée au seul Tristan Tzara. Elle se produisit au Musée d’art moderne de Strasbourg, du 24 septembre de l’an passé au 17 janvier 2016. Son titre exact était : Tristan Tzara, l’homme approximatif, poète, écrivain d’art, collectionneur. À partir du clin d’œil à son épopée majeure, on mettait l’accent sur les trois lignes de force de son activité. Le fait est d’autant plus notable qu’il s’agissait de la première exposition d’envergure nationale consacrée au poète.

L’usage d’expositions monographiques pour les peintres est parfaitement établi depuis plus d’un siècle : il suffit d’accrocher leur production picturale sur un mur, de la façon la plus appropriée à l’œuvre en question. Mais qu’en est-il pour les poètes ? On peut, au maximum, présenter les différents états d’une œuvre, du manuscrit à la réalisation finale, au livre pour tout dire. Un peu limité en matière visuelle, n’est-ce pas ? Sauf à détourner le problème en pointant sur la biographie, à l’aide de photographies et de documents d’époque, ou bien en s’appuyant sur des ensembles parfaitement visibles, des tableaux élaborés par les amis peintres. Par chance, Tzara, qui fut peintre à ses heures (on ne le savait pas puisque rien de cette activité plastique n’avait paru à ce jour), publia une cinquantaine de plaquettes ornées d’une œuvre gravée par un ami, choisi parmi les plus connus de l’époque. Outre la présentation de ces livres, ouverts à la page ad hoc, il était justifié de montrer les tableaux s’y rapportant, d’une manière ou d’une autre.

Les commissaires ont opté pour un parcours suivant l’ordre chronologique, sans doute le plus acceptable aux yeux d’un public, il faut en convenir, généralement ignorant de l’œuvre de Tzara, quand il ne le réduit pas à sa période Dada (1916-1923) ! D’autres choix étaient possibles, d’ordre thématique par exemple, mais n’allons pas gâcher notre plaisir ! Enfin Tzara parlait seul, à l’avant de tous et pour tous. À en croire la presse, le public accueillit très favorablement cette exposition, accompagnée d’animations diverses. Tardivement, mais sûrement, le poète revient sur le devant de la scène, comme autrefois au temps de Dada.

Henri BÉHAR

1. Louis Janover, La Révolution surréaliste, op. cit. p. 43.

2. Hugo Ball : La Fuite hors du temps, 24-V-1917.

« Le cinquantenaire de Dada à Paris », dans Le Retour de Dada (dir. Agathe Mareuge & Sandro Zanetti), Les Presses du Réel, 2022; t. II, p. 19-33.

[Télécharger cet article publié ]

Présentation du volume

Cet ouvrage retrace le processus de (ré-)invention de Dada notamment dans les années 1950 et 1960, entre autres par ses acteurs même, et étudie dans quelle mesure les impulsions données par Dada sont encore pertinentes pour l’analyse et les débats esthétiques, littéraires et culturels d’aujourd’hui. Plus que de simples actes de colloque, la publication, structurée en quatre volumes (Filiations, Expositions, Traces et Historiographies), est augmentée de nombreux documents (listes d’exposition, de publications, entretiens) ainsi que de certaines contributions ultérieures au colloque.
Publié suite au colloque international éponyme organisé par Agathe Mareuge et Sandro Zanetti au Cabaret Voltaire, Zurich, en 2016, à l’occasion du centenaire de Dada.

Edité par Agathe Mareuge et Sandro Zanetti.



Textes de Agathe Mareuge, Sandro Zanetti, Wolfgang Asholt, Radu I. Petrescu, Isabelle Ewig, Judith DelfinerDieter Mersch, Eric Robertson, Françoise Lartillot, Peter K. Wehrli, Henri Béhar, Hanne Bergius, Laura Felicitas Sabel, Petra Winiger Østrup, Adrian Sudhalter, Laurent Le Bon, Cécile Bargues, Martin Mühlheim, Elza Adamowicz, Michael Hiltbrunner, Anja Nora Schulthess, Oliver Ruf, Christine Lötscher , Hubert van den Berg, Tobias Wilke, Ina Boesch.


Paru en février 2022
textes en français, anglais, allemand
15 x 21 (broché, sous coffret)
4 volumes, 208 + 184 + 196 + 176 pages (ill. bichromie)

André Breton chronologie numérique (3)

1919-1921

1919

6 janvier : Jacques Vaché (et un de ses 4 compagnons de chambrée) succombe à une surdose d’opium à l’Hôtel de France à Nantes. AB n’en est informé que dix jours plus tard. Il enquête (par courrier) auprès de la presse et du directeur de l’hôpital des armées Broussais. Pour lui, Vaché s’est suicidé, entraînant un ami par une « fourberie drôle », comme il le lui avait laissé entendre.

6 janvier : de Zurich, Tristan Tzara lui adresse Dada III et lui demande de collaborer à sa revue. AB enthousiasmé à la lecture des déclarations  du Manifeste Dada 1918 : « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer [… ] Liberté. dada dada dada, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : la Vie »

13 janvier : AB adresse à Vaché une lettre-collage s’achevant sur cet appel en lettres capitales : « JE VOUS ATTENDS (voir fac-similé : G. Sebbag, L’imprononçable jour de sa mort Jacques Vaché janvier 1919, J.-M. Place, 1988). La disparition de Vaché le conduit à publier ses Lettres dans 3 livraisons de Littérature, juillet, août et septembre 1919.

15 janvier  : AB se loge à l’Hôtel des Grands Hommes, 9 place du Panthéon. (voir la plaque apposée sur la façade, aujourd’hui n° 17).

22 janvier : AB écrit à Tristan Tzara : « Je me préparais à vous écrire quand un chagrin m’en dissuada. Ce que j’aimais le plus au monde vient de disparaître : mon ami Jacques Vaché est mort. Ce m’était une joie dernièrement de penser combien vous vous seriez plu : il aurait reconnu votre esprit pour frère du sien et d’un commun accord nous aurions pu faire de grandes choses » (AB, Correspondance avec T. Tzara et F. Picabia, Gallimard.

15 mars : Aragon, Breton, Soupault fondent la revue Littérature, bientôt rejoints par Éluard. Direction et rédaction : 9 place du Panthéon, Paris.

Avril : AB présente Poésies de Lautréamont dans Littérature.
Peu après, il discute avec Modigliani sur un banc de l’avenue de l’Observatoire. Il apprécie sa compréhension immédiate des Poésies d’Isidore Ducasse. Lui achète un dessin.
Dans sa correspondance avec Aragon, il prêche pour la poésie-publicité.

17 avril  : AB adresse à Aragon une carte postale du Musée de Nantes reproduisant le Portrait de Mme de Senonnes d’Ingres avec cette mention : « Un des tableaux que j’ai le plus aimés. »

Portrait de Madame de Senonnes peint en 1814 par Jean-Auguste-Dominique Ingres 

Mai-juin : avec Soupault, rédaction, en quinze jours, des Champs magnétiques qui paraîtront en 3 livraisons de Littérature (mais aussi dans 7 autres revues dadaïstes) et en volume l’année suivante (voir : 30 mai 1920). Euphorie, joie immédiate des scripteurs (OC III, 461). G. Auric se remémore les lectures que lui en fit AB au « 4e Fiévreux » de l’hôpital du Val-de-Grace.

5 juin : AB se fait réintégrer à la Faculté de médecine de Paris.

10 juin : Publication de Mont de piété avec deux dessins inédits d’André Derain, Au Sans Pareil. Aucun service de presse, mais envoi à quelques amis. Valéry répond : « M. V… est étonnamment content de votre volume, qui l’eût dit ? Devient-il fou comme ces jeunes gens de Littérature ? Mais figurez-vous qu’il se trouve très à l’aise et très ressemblant entre le pôle Mallarmé et le pôle Rimbaud de votre univers. Le fait des comparaisons. Il se voit l’homme qui ferme la chaîne des électricités, et tend le doigt tout chargé vers l’autre corps, avec attente des étincelles. » (26 juillet 1919, OC I, 1 093)

12 juin  : « Il ne faut pas se faire d’illusion, on est disqualifié au bout d’un an ou deux tout au plus… » écrit-il à Aragon. Et le même jour à Tzara : « Mais vous, mon cher ami, comment sortirez‑vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge) » (Correspondance avec Tzara et Picabia)

1er juillet : obtient le brevet de médecin-auxiliaire.

Juillet : Littérature, n° 5 : publicité pour Dada ; début publication Lettres de Jacques Vaché.

1er août : permission. Se rend à Lorient, chez ses parents. Poursuit l’écriture automatique : « Usine » (sera intégré aux Champs magnétiques).

10 août : Lettres de guerre de J. Vaché, Au Sans Pareil, introduction d’AB, Maurice Barrès, sollicité, s’étant récusé.

1er septembre  : affecté au camp d’aviation d’Orly comme médecin-auxiliaire. Le vaste terrain d’aviation, silencieux et presque désert, l’émeut d’autant plus qu’il n’est pas mécontent de s’isoler de ses amis, trop préoccupants à son gré.

5 septembre : citant Tzara, AB interroge Valéry : « Quel cas faites-vous de la formule “l’absence de système est encore le plus sympathique des systèmes” » en précisant qu’elle est d’un de ses amis, « le seul qui ait en ce moment une influence sur moi ».

20 septembre : démobilisation.
Pour célébrer son retour à la vie civile, AB part en Bretagne avec sa maîtresse, Georgina Dubreuil, au cours d’un voyage ironiquement baptisé « Lune de miel » dans une pièce automatique (insérée ensuite dans les Champs magnétiques, OC I, 86). Dans la chapelle de Roscudon à Pont Croix (Finistère), AB souffle des cierges : « De quoi vais-je bien pouvoir payer ce geste ! » s’exclame-t-il.

Il a fait état de cette relation 35 ans après, dans l’article « Magie quotidienne » en publiant la lettre que cette femme lui adressait nostalgiquement. En le détournant du Bois‑Sacré, elle l’avait involontairement poussé au sacrilège. Commentant la citation, Breton précise : « Elle émane d’une femme qui fut jadis non pas mon amie – il s’en faut de beaucoup – mais ma maîtresse comme on ne craignait pas de dire alors, et c’était autrement exaltant. Elle avait dans l’amour un côté fusée. Nous nous sommes séparés il y a si longtemps dans les pires termes – sur une crise de jalousie, d’ailleurs totalement injustifiée de sa part. » (OC III, 930)

7 octobre : AB à Tzara : « Vaincre l’ennui. Je ne pense qu’à cela nuit et jour »

20 octobre : retour de Bretagne. Période inactive. Ne poursuit pas d’études, n’écrit pas.
« Je tourne pendant des heures autour de la table de ma chambre d’hôtel, je marche sans but dans Paris, je passe des soirées seul sur un banc de la place du Châtelet. Il ne semble pas que je poursuive une idée ou une solution : non, je suis en proie à une sorte de fatalisme au jour le jour, se traduisant par un “à vau-l’eau” de nature plutôt agréable. Cela se fonde sur une indifférence à peu près totale qui n’excepte que mes rares amis… », (OC III, 457).

3 novembre  : Georgina Dubreuil aurait subtilisé les lettres de son mari à sa propre maîtresse. Elles inspirent à Breton une solution au problème que se posait Valéry : « Amoureux, comment Monsieur Teste raisonne-t-il ? » Il en fait part à ce dernier en lui recopiant de longs fragments de cette correspondance, tentant de formuler mathématiquement la passion : « Si donc j’ai vu juste, je puis mettre en langage analytique la théorie de Quinson, comme Lagrange a mis en équations les vues de Copernic et de Newton. Tout le monde inepte du déterminé s’écroule. Problème insoluble depuis Riemann […] »

Jalouse, ardente et possessive, Georgina mit fin à leurs rencontres au bout de six mois en venant saccager sa chambre.

Décembre  : Littérature, n° 10 : AB publie la lettre ouverte de Tzara à Jacques Rivière, directeur de la NRF : « Je serais devenu un aventurier à grande allure et aux gestes fins si j’avais eu la force physique et la résistance nerveuse pour réaliser ce seul exploit : ne pas m’ennuyer ». AB s’en inspire pour lancer l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? »

25 décembre : sur les instances de Tzara, AB a pris contact avec le peintre-poète Francis Picabia (1879-1952). Lui rend visite le jour de Noël.

1920

4 janvier : visite Picabia chez sa compagne Germaine Everling. Elle a conté cette relation dans L’Anneau de Saturne. Tandis qu’elle allait accoucher, Picabia dissertait de Nietzsche avec AB, lequel lui opposait Hegel.

5 janvier  : AB écrit à Picabia : revient sur la conversation, convient qu’il faut créer les conditions d’avènement de l’homme nouveau. Il a rompu avec Reverdy ; Gide et Valéry ne figurent dans Littérature que pour accroître la confusion.

12 janvier : lecture à la librairie Au Sans Pareil de S’il vous plaît, pièce en un acte d’AB et Ph. Soupault. Selon Aragon, les auteurs devaient, au dernier acte, jouer leur destin à la roulette russe avec un pistolet chargé à balles réelles…

14 janvier : AB écrit à Tzara : « Je n’attends plus que vous ».

17 janvier : arrivée de Tzara à Paris. « Tristan dont le rire est un grand paon » dira de lui Soupault. « Nous fûmes quelques-uns qui l’attendîmes à Paris comme s’il eût été cet adolescent sauvage qui s’abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée et duquel aujourd’hui encore ceux qui le connurent gardent un blême effroi : le Diable, dit Forain qui le voit toujours dans ses rêves, et Rimbaud le tire par les pieds », écrit Aragon en 1922 (note à J. Doucet sur 25 Poèmes).

Démobilisé, Benjamin Péret s’installe à Paris, fait la connaissance du trio de Littérature.

23 janvier : Premier « Vendredi de Littérature ». Le programme très varié est chahuté. AB, fiévreux, déclame des poèmes qui deviennent dans sa boche une provocation. Tzara lit un article de Léon Daudet dans L’Action française, accompagné en coulisses par les crécelles et clochettes d’Aragon et d’AB.

5 février : manifestation Dada au Grand Palais (Salon des Indépendants). AB y déclame « Bocaux dada », un texte mimant l’interrogation des patients à l’hôpital psychiatrique : « Comment t’appelles-tu ? Quel est ton métier ? Et tes parents ? » (OC I, 411). On distribue Bulletin Dada, la sixième livraison de la revue dada, témoignant de son implantation parisienne.

7 février : au Club du Faubourg, AB lit avec enthousiasme le Manifeste dada 1918 de Tzara.

19 février : à l’Université populaire du faubourg Saint-Antoine, les intervenants cherchent à se faire comprendre d’un public populaire. Dans « Géographie dada » AB marque son territoire : « dada est un état d’esprit […] dada, c’est la libre-pensée artistique. » Il exprime ainsi son nihilisme : « Il est inadmissible qu’un homme laisse une trace de son passage sur la terre. » (OC I, 230)

21 mars : les parents d’AB se présentent à son hôtel, exigent qu’il reprenne ses études médicales ou bien qu’il rentre à Lorient. Sa mère s’emporte jusqu’à dire qu’elle aurait préféré le voir mort à la guerre… Ph. Soupault plaide en sa faveur. Tzara le convainc de rester avec ses amis.

22 mars : Louis Breton écrit à Valéry, lui demande de ramener son fils à la raison.
25 mars : AB à Valéry : « Les conditions qui m’ont été faites par ma famille ne me paraîtront pas plus acceptables demain […] Mes actes (en littérature, etc.) ont toujours cru pouvoir supporter votre critique et je ne vous dépeindrai pas ma tristesse en vous entendant l’autre soir juger assez sévèrement ce que je pense être ma loi. »

Siège de la NRF rue Madame, Paris 6e

26 mars : sur l’intervention de Valéry, Gaston Gallimard engage AB pour l’expédition de la NRF à ses abonnés, pour un salaire mensuel de 400F ; à quoi s’ajouteront les 50F que Marcel Proust lui versera pour chaque séance de lecture à haute voix des épreuves de Du côté de Guermantes. AB appréciera l’accueil de Proust, et même sa prose recelant des trésors de poésie. Toutefois, l’auteur de Guermantes ne sera pas satisfait des corrections d’AB,le contraignant à publier une liste de 200 errata. (Voir ses 2 lettres à AB et Soupault : https://www.jstor.org/stable/40522688; https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3289.

27 mars : Manifestation Dada au théâtre de l’Œuvre ! S’il vous plaît et Vous m’oublierez, sketches de AB et Soupault, interprétés par les auteurs ;
http://melusine-surrealisme.fr/site/Dada-revue/Dada_7_Revue.htm
une de ses répliques : « Les grands magasins de la Ménagère pourraient prendre feu » (OC I, 125), devait revêtir un caractère prophétique puisque lesdits magasins du boulevard Bonne Nouvelle brûlèrent l’année suivante. La Première Aventure de M. Antipyrine de Tzara avec les mêmes acteurs (et leurs amis). Les dadas se donnent des surnoms : Breton : « Royer-Collard jeune » que lui aurait attribué Apollinaire, par référence au directeur de l’asile de fous de Charenton.


Antoine, Athanase Royer-Collard, aliéniste (1768‑1825)

Musidora y participait, et AB grimé en homme-sandwich par Picabia, portait cette affiche : « Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps. Tas d’idiots »


Portrait d’AB au Festival Dada

1er avril : dans Comoedia, AB réfute les allégations xénophobes de Rachilde.

Littérature, n° 13 : « vingt-trois manifestes dada ». AB y publie « PSTT », « Parfums d’Orsay », « Les Reptiles cambrioleurs ».

26 mai : Festival Dada, salle Gaveau : La Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine de Tzara, Vous m’oublierez, de AB et Soupault, joué par les auteurs. AB prête sa voix à Picabia et à G. Ribemont-Dessaignes.

30 mai : achevé d’imprimer Les Champs magnétiques : L’écriture « par quoi tout commence » selon Aragon. Manuscrit (provenant des archives de T. Fraenkel) BnF : Naf 18303, publié et transcrit en 1984 chez Lachenal et Ritter (repris par Gallimard).

On a montré (cf. l’exposition L’Invention du surréalisme, BnF, sept. 2019-fév. 2020) comment AB, écartant Soupault (avec son accord) avait repris les pages manuscrites des deux collaborateurs, les avait ordonnées en chapitres d’un volume publiable ; élaborant à partir de l’automatisme ce qu’il allait nommer le surréalisme, et définir plus tard pédagogiquement dans le Manifeste de 1924 (à quoi il ajoutera en 1932 la notion de vitesse d’écriture). Tandis que Soupault dira qu’ils s’inspiraient de L’Automatisme psychologique de Pierre Janet (1894), AB se référera constamment à Freud. Reste qu’un bon nombre de fragments ont été reçus et publiés par des revues dadaïstes, ce qui témoignait d’une convergence de vues sur l’écriture automatique…

1er juin : AB, « Les Chants de Maldoror…. », NRF, n.s. n°81, p. 917-20.

20 juin : envoi autographe signé par les auteurs des Champs magnétiques à Marcel Proust.

Fin juin 1920 : au jardin du Luxembourg, à Paris, AB fait la connaissance de Simone Kahn, qui lui est présentée par T. Fraenkel. Elle est l’amie de sa fiancée, Bianca Maklès. Passionnée de littérature, elle est abonnée au cabinet de lecture d’Adrienne Monnier, ainsi qu’à la revue Littérature. Elle a assisté au Festival Dada de la salle Gaveau, qu’elle juge d’« une grossièreté et d’une pauvreté qui se rendent l’une l’autre inexcusables ». (Lettres à Denise, 1er juin 1920, p. 53).. Elle a relaté cette première rencontre : « Vous savez, je ne suis pas dadaïste, lui dis-je d’emblée, après les présentations. – Moi non plus” me répondit-il, avec ce sourire qu’il sut garder toute sa vie quand il faisait des réserves sur une de ses dispositions doctrinales. » (Conférence sur la peinture surréaliste, 1965)


Simone Kahn née à Iquitos (Pérou) le 3 mai 1897, morte à Paris le 30 mars 1980. Photo Man Ray.

9 juillet : Simone écrit à sa cousine Denise Lévy qu’elle a revu AB : « C’est vraiment un type intéressant. Je ne sais pas ce que la vie fera de notre sympathie » (Lettres à Denise (2005, p. 55).

15 juillet : première lettre d’AB conservée par Simone : « Certainement j’éprouve un grand plaisir à vous voir ; merci de l’avoir deviné. » (publiée, comme celles qui suivent, dans AB, Lettres à Simone Kahn, 1920-1960, Gallimard, 2016 ; les lettres de Simone auraient été détruites).
Voir : https://www.ens.psl.eu/actualites/exposition-autour-de-la-correspondance-d-andre-simone-breton

23 juillet : AB quitte son emploi à la NRF (cf. Lettre à Simone le lendemain).

24 juillet : malade à plusieurs reprises, AB s’installe chez ses parents à Lorient pour deux mois.

J. Rivière lui propose de collaborer à la NRF, lui demande un article sur les Odes de Valéry : « Vous êtes un poète, cela ne fait pas de doute, ou plutôt vous le deviendrez, dès que vous vous en serez reconnu le droit… » AB n’écrit pas sur Valéry ni sur Apollinaire demandés par la NRF.

31 juillet : Simone écrit à Denise au sujet d’AB : « Personnalité de poète très spéciale, éprise de rare et d’impossible, juste ce qu’il faut de déséquilibre, contenue par une intelligence précise même dans l’inconscient, pénétrante, avec une originalité absolue… »

1er août : AB : « Pour Dada », NRF, n° 83, suivi de : Jacques Rivière, « Reconnaissance à dada ». Celui-ci écrit : « Saisir l’être avant qu’il n’ait cédé à la compatibilité ; l’atteindre dans son incohérence, ou mieux dans sa cohérence primitive, avant que l’idée de contradiction ne soit apparue et ne l’ait forcé à se réduire, à se construire ; substituer à son unité logique, forcément acquise, son unité absurde, seule originelle : tel est le but que poursuivent tous les dadas en écrivant. » Le groupe Dada, si bien compris, craint d’être récupéré.

6 août : dans une de ses lettres quotidiennes à Simone Kahn (qui passe des vacances en Bretagne), AB dit le bien qu’il pense de ses amis en les caractérisant : « Mes amis tiennent une place dans ma vie. J’aime énormément Soupault et Tzara, un peu moins Éluard, Aragon, Picabia… »

31 août : AB annonce à Simone qu’il n’écrira pas la préface demandée par F. Picabia pour Jésus-Christ Rastaquouère, tant il réforme le dadaïsme en lui.

1er septembre : note sur Gaspard de la nuit, NRF, n.s., n° 84.

11-14 septembre : AB rejoint Simone à Sarreguemines chez Denise, une femme très cultivée, dominant la culture allemande autant que la française.

20 septembre : AB demande à Simone (par lettre) de passer sa vie avec lui.

28 septembre : AB écrit à J. Rivière : « Je procède d’ailleurs à une révision complète de mes idées qui pourra me conduire plus près de vous que je n’ai été encore ».

Fin septembre : le Prix Blumenthal, de 20.000 Fr, que plusieurs membres du jury avaient promis à Breton, est remis à J. Rivière (le second à A. Salmon). Vive déception.

5 octobre : AB rentre à Paris. Loge chez Ph. Soupault, 41 quai de Bourbon, siège de la revue Littérature depuis le n° 15, juillet-août 1920.

19 octobre : réunion des directeurs de Littérature pour définir sa nouvelle orientation, installer un comité de lecture, etc. Résultat : 3 mois de retard ! AB tente un rapprochement avec Tzara, mais celui-ci ne répond pas.

AB loge à l’Hôtel des Écoles, 15 rue Delambre. Il donne des leçons de littérature à Jeanne Tachard, fondatrice de la maison de couture Talbot. (voir vente collection : Jeanne Tachard, le choix de la modernité | Gazette Drouot (gazette-drouot.com)

André Germain directeur des Écrits nouveaux, lui repasse l’anthologie de la poésie nouvelle qu’il préparait depuis 2 ans pour les éditions Crès. AB écrit deux notices : sur Éluard et son usage du langage ; sur Soupault et son instinct poétique (le projet passe entre les mains de Tzara, qui ne le mène pas davantage à l’impression).

24 octobre : La correspondance publiée d’AB avec Simone s’arrête le dimanche 24 octobre 1920. Elle ne reprendra que le jeudi 2 juin 1921.

Décembre, J. Tachard recommande AB à Jacques Doucet (1853-1929), autre collectionneur et mécène, amateur de littérature. Depuis 1916, il avait constitué une bibliothèque moderne, conseillé par le libraire Camille Bloch (1887-1967), et s’était tenu au courant des débats contemporains en rétribuant les auteurs qui lui écrivaient. Il prend Breton comme bibliothécaire et conseiller, chargé de lui adresser une lettre hebdomadaire rétribuée.

15 décembre : AB tient un carnet notant ses conversations avec les poètes et les peintres en leur atelier (OC I, 613-623).

André Derain. Chien tenant dans sa gueule un oiseau, vers 1921, coll. particulière. Tableau offert à Simone par AB.

20 décembre : 1ère lettre à Doucet (publiée dans AB, Lettres à Jacques Doucet, Gallimard, 2016).

25 décembre : Congrès de Tours, fondation du Parti communiste français.

28 décembre : AB entraîne Aragon au Journal du peuple pour s’inscrire au Parti. Reçus par Georges Pioch (1873-1953), qui, de fait, les en dissuade. De même à L’Humanité, où AB doute de pouvoir souscrire aux injonctions du Komintern : « J’aimerais savoir jusqu’où vont ses exigences », note-t-il (OC I, 615).

1921

1er janvier : AB explique à Valéry : « Tout de même, si je me tourne parfois vers dada c’est avec un semblant de raison puisque j’ai tant de peine à mener à bien ce que je souhaite. »

3 janvier 1921 : AB indique à J. Doucet les raisons qui le rattachant à Dada et surtout à Tzara et Picabia. Pour lui, il ne faut rien laisser perdre des vertus de la jeunesse.

12 janvier : tract « Dada soulève tout », Au Sans Pareil :

15 janvier  : AB participe au sabotage de la conférence de Marinetti sur le Tactilisme au Théâtre de l’Œuvre. Le tract « Dada soulève tout », distribué alors, exprime les revendications opposées au futurisme (interventions orales des dadaïstes imprimées dans Littérature, n° 18).


1er mars : « Liquidation », Littérature, n° 18 : tableau portant les notes attribuées par chaque dadaïstes aux célébrités littéraires.

3 mars : AB explique sa démarche à J. Doucet : « … le tableau ainsi constitué en dira, je crois, plus long sur l’esprit de Littérature qu’une série d’articles critiques de ses différents collaborateurs. Il aura l’avantage de nous situer très exactement et même de montrer de quoi nous procédons, à quoi nous nous rattachons, à la fois ce qui nous lie et ce qui nous sépare. » (Lettres à J. D., p. 86)

15 mars : création de Les Détraquées, de P. Palau, au Théâtre des Deux-Masques, rue Fontaine. AB voit cette pièce à plusieurs reprises, la considérant comme un coup de projecteur sur « les bas-fonds de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève » (OC I, 668). Il en traite longuement dans Nadja. Par la suite, il apprend que le collaborateur que Palau, qui signe Olf, est le Dr Babinski.

« Grande Saison dada ». Reprise des manifestations Dada.

14 avril : Visite à Saint-Julien-le-Pauvre

A Saint-Julien Le Pauvre. Tristan Tzara et André Breton au centre.

AB déclare : « Tout ce qui s’est passé jusqu’ici sous l’enseigne de dada n’avait que le caractère d’une parade. D’après elle vous ne pouvez vous faire aucune idée du spectacle intérieur. Le rideau ne va pas tarder à se lever sur une comédie autrement fantastique… » (OC I, 627).

14 avril : à la fin de cette manifestation, fondation de la revue Aventure  (1921-1922): Roger Vitrac et ses camarades de régiment, René Crevel, François Baron et son jeune frère Jacques prennent un verre avec Aragon à la Taverne du Palais, 5 place Saint-Michel.

Le lendemain, AB reçoit Jacquers Baron (16 ans) dans son hôtel, rue Delambre. Il considère que la manifestation était pitoyable (voir : L’An I du surréalisme, 1969, témoignage des plus sincère sur cette période).

Fin avril : incident au café Certà, passage de l’Opéra, lieu de réunion des dadaïstes : un portefeuille égaré est confié à Paul Éluard, qui le remet, le lendemain, à son légitime propriétaire, tandis que AB proteste contre ce conformisme bourgeois (rapporté par Robert Desnos, « Histoire d’un portefeuille volé », Nouvelles Hébrides, pp. 320-21).

Première page du catalogue de l’exposition Max Ernst en 1921

3 mai-3 juin 1921 : exposition Max Ernst, Au Sans Pareil. AB et Simone offrent l’encadrement de quarante-deux peintures, huit dessins et quatre œuvres en collaboration dites « fatagagas ». AB préface le catalogue (OC I, 245).

11 mai : « M. Picabia se sépare des dadas », annonce le quotidien Comœdia. Comoedia / rédacteur en chef : Gaston de Pawlowski | 1921-05-11 | Gallica (bnf.fr)

13 mai : AB préside le procès de Maurice Barrés pour « atteinte à la sûreté de l’esprit ». Salle des Sociétés savantes, rue Danton, à 21h30.
Assesseurs : Théodore Fraenkel, Pierre Deval. Accusateur public : Georges Ribemont-Dessaignes ; Défense : Louis Aragon, Philippe Soupault….

Dossier. Créateur et juges : effets de miroir L’affaire Barrès : le théâtre du procès Nathalie Piégay-Gros, Cahiers de la Justice 2012/4 (N° 4), pages 43 à 52.
Au même moment, l’inculpé donnait une conférence à Aix-en-Provence sur « L’âme française pendant la guerre ».
Les interventions sont publiées : « L’affaire Barrès », Littérature, n° 20, août 1921.

AB tire la leçon de cette séance pour J. Doucet : « Les Enfers artificiels » (OC I, 623).

6-30 juin 1921 : « Salon Dada » au Studio des Champs Elysées, 1er étage de l´immeuble de l’avenue Montaigne nommé « Galerie Montaigne ».

7 juin : Soirée Bruitiste, concert de Marinetti et futuristes. Chahut provoqué pr les Dadaïstes.

10 juin : Soirée-Dada.

13-14 juin : Salle Drouot, vente des biens saisis aux Allemands Kahnweiler et Uhde. AB y prend part, se concerte avec J. Doucet pour l’achat de certaines œuvres.

18 et 30 juin 1921 (15h30) : « Grande Après-Midi Dada » au Théâtre des Champs Élysées.

AB parti à Lorient après le “Procès Barrès” y prépare son “Adieu à Dada”. Assiste seulement à la dernière représentation en spectateur passif.

16 juillet : AB relate pour J. Doucet (Lettres, p. 95) la soirée au cours de laquelle il a été reçu par les parents de sa fiancée : spectacle de ballet de La Chauve-souris (Moscou), puis dîner avenue Niel. Doucet résout ses difficultés financières en lui offrant un contrat de secrétaire puis de conseiller artistique, pour sa bibliothèque de la rue Noisiel, assorti d’un salaire annuel de vingt mille francs (24 394,02 Euros en 2022 ). La famille Kahn alloue 12.000FF annuels à Simone (14 636,41 Euros en 2022).

AB assure ses nouvelles fonctions avec assiduité. Chaque matin, il est à la bibliothèque, répond au courrier, tient son patron au courant des événements littéraires et artistiques.

21 juillet : AB accompagne Tristan Tzara gare de l’Est, où il prend le train pour rejoindre sa compagne à Prague.

Août : AB à Lorient, soigne une affection pulmonaire.

André Breton et Simone Kahn en 1921 au moment de leur mariage.

15 septembre, 11 h 30  : AB épouse Simone Kahn. à la mairie du XVIIe arrondissement, rue des Batignolles. Paul Valéry est le témoin du marié ; Gaston Kahn (son frère) celui de la mariée. La mère d’André n’a pas jugé utile de se déplacer, mais elle a donné son consentement par un acte authentique ; son père est venu de Lorient. Félix Kahn et son épouse sont présents et consentants.

Acte de mariage de Simone Kahn et André Breton

6 septembre : Dada augrandair : brochure de 4 pages sur papier rose, contenant des poèmes et des aphorismes en français et en allemand, avec des gravures d’Arp et de Max Ernst. Une des plus belles réussites de dada, en réponse aux accusations de Picabia.

11 septembre : arrivée du couple Breton au Tyrol, à Tarrenz, près d’Imst. Accueilli à l’Hôtel de la Poste par les couples Ernst, Arp, Tzara, Éluard (Gala les rejoindre plus tard).

AB et Simone vont à Innsbruck en quête d’antiquités. Rejoints par le couple Éluard.

9 octobre  : lettre de Freud à AB : « Cher Monsieur, n’ayant que très peu de temps libre dans ces jours je vous prie de bien vouloir venir me voir lundi (demain 10, à 3 heures d’après-midi dans ma consultation). Votre très dévoué Freud ».


Salle d’attente du 19 Berggasse, Vienne.

10 octobre : AB reçu par S. Freud dans son cabinet, à Vienne. Le savant reçoit un exemplaire dédicacé par les auteurs des Champs magnétiques sans y prêter attention. Entrevue décevante, dont AB rend compte avec dérision : « Interview du professeur Freud », Littérature, n. s. n° 1, 1er mars 1922, p. 10 (OC I, 25).

Retour à Paris. AB reprend son service à la bibliothèque de J. Doucet, 2 rue Noisiel.

17 novembre : 2e vente Kahnweiler : AB achète, avec Simone : œuvres de Braque, Derain, Gris, Léger, Picasso, Vlaminck et Van Dongen.

3 décembre : AB plaide pour l’achat d’une œuvre maîtresse telle que les Demoiselles d’Avignon par Doucet, lui recommande aussi l’acquisition d’un Derain, Le Samedi ou Le Chevalier X (désormais à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg ; voir Lettres à cette date).

Décembre : AB suggère à Doucet l’achat de manuscrits de Paulhan, Tzara, Éluard, Desnos, Jacques Baron, Limbour et Péret.

Bibliothèque chez Jacques Doucet.

Charlot – Dada

                                Henri BÉHAR

22/12/2019

Cet article a paru dans le catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes au Musée d’Arts de Nantes du 18 octobre 2019 au 3 février 2020

[Télécharger cet article en PDF]

Puisque nous sommes dans l’univers cinématographique, le lecteur me permettra un long travelling arrière pour commencer. En effet, je ne parlerai ici que de Charlot, de son nom français (totalement inusité dans le monde anglo-saxon), dans la mesure où il s’agit d’un personnage populaire, ancré depuis des siècles dans notre culture. Huit cents ans, environ, que les Français se réjouissent des ripostes de Charlot.

Je veux parler de « Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre » : une figure de la tradition comique, à qui notre Rutebeuf médiéval consacra un fabliau vers 1265, repris dans ses Œuvres complètes au xixe siècle[1]. Il n’est certes pas aussi connu que la complainte dédiée par le poète à ses amis disparus : « Que sont mes amis devenus/Que j’avais de si près tenus/Et tant aimés/Ils ont été trop clairsemés/Je crois le vent les a ôtés/L’amour est morte », mais il marque une étape remarquable dans notre littérature, par son aspect moral et son contenu scatologique. Le titre, à lui seul, indique le propos : un ménestrel nommé Charlot le Juif a su se faire payer de belle manière par le seigneur, employé du comte de Poitiers, qui pensait pouvoir l’abuser. Était-il juif ? Peu importe : un second poème consacré au même personnage, la disputation de Charlot avec le Barbier, nous dit : « Charles tu es à toutes les lois/Tu es juys et chrestiens à la fois […]. » Comme l’impose le genre, le texte expose le sujet, qui est une morale : il n’est pas utile de vouloir tromper un ménestrel, car celui-ci saura toujours s’en venger. Suit l’exposé des faits. Première étape : un certain Guillaume part à la chasse au lièvre, à cheval, du côté de Vincennes. Le gibier est pris, après tant de détours que le cheval attrape la fièvre et en meurt. L’animal est soigneusement dépecé, tandis que Guillaume est furieux. Deuxième scène : une noce où Charlot intervient avec les ménestrels. À la fin de la fête, les chanteurs et comédiens sont récompensés, les uns par de l’argent, les autres par une recommandation pour un patron. Notre Charlot se trouve envoyé sous les ordres de Guillaume, qui le reçoit fort aimablement et lui remet la peau du lièvre qui ne vaut plus un sou, bien qu’elle lui ait coûté la vie d’un cheval. Mécontent, il l’accepte cependant et pense à sa vengeance. Il revient avec le même cadeau soigneusement enveloppé qu’il tend à Guillaume qui pense qu’il s’agit d’un présent pour sa femme. Il commence par y mettre la main dedans… Ainsi, la morale est démontrée et le comédien vengé.

Miracle ! J’aurais trouvé la première occurrence d’une figure bien connue, mise en images par Charlie Chaplin, celle du misérable acteur, continuellement exploité, constamment méprisé, mais qui, pour finir, met toujours les rieurs de son côté.

Qu’on me comprenne bien : je n’entends pas dire par là qu’en 1914 un réalisateur de cinéma s’est inspiré d’un fabliau médiéval qui lui a fourni le modèle de son personnage désormais dénommé Charlot. Je veux simplement signaler qu’il y a là un trait de notre culture populaire, demeuré à travers les siècles, évoqué consciemment ou non.

Or, et c’est là que je veux en venir, la poésie moderne, au début du xxe siècle, en dépit de son allure savante, se veut populaire avant tout. Aussi bien avec Apollinaire qui reprend l’air d’une chanson de toile[2] pour célébrer Paris et son pont Mirabeau, que chez Tristan Tzara qui, à Zurich, lit des fragments des Centuries de Nostradamus au cabaret Voltaire, ricanant des références obscènes qu’il croit pouvoir y découvrir.

Pour l’heure, je laisse de côté la supposée judéité du jongleur que le patron pense rouler, et que l’on attribuait à Charlie Chaplin à la naissance de son héros. Il n’empêche qu’elle est une constante d’autant plus troublante que les Juifs n’étaient guère nombreux en France à l’époque de Rutebeuf, entre deux croisades, entre deux massacres collectifs, entre deux expulsions…

Ayant déjà signalé les Centuries, ces poèmes prophétiques, à Zurich, dans les poésies Dada, pendant la guerre de 1914-1918, il me faut maintenant en venir à la participation de Charlot dans l’expérience de Tristan Tzara. Celui-ci aimait suffisamment le septième art pour intituler l’un de ses recueils les plus personnels Cinéma calendrier du cœur abstrait Maisons avec dix-neuf gravures sur bois d’Hans Arp (1920). Dans ses Entretiens radiophoniques avec Georges Ribemont-Dessaignes[3], il se remémore sa jeunesse en Suisse et l’éclatement de l’art accompagnant Dada lors de son apparition : « Je crois que la civilisation a fait un pas en avant à ce moment-là : tout arrivait en même temps, pensez-y, le jazz, les films de Charlot. Le premier film de Charlot à Zurich, en 1918 ! C’était extraordinaire » (TZR, OC V, 450). On comprend, dans ces conditions, qu’il se soit référé à ce nouveau héros de sa jeunesse lorsqu’il organisa une manifestation du Mouvement qu’il avait importé lui-même à Paris. Pour en fixer le souvenir, il déclare, toujours au même intervieweur : « Pour la manifestation du Salon des Indépendants [5 février 1920], nous avions annoncé la participation de Charlie Chaplin qui, disions-nous, venait d’adhérer au mouvement Dada. Une foule considérable envahit la salle du Grand-Palais. Quant à Charlie Chaplin, il était loin de se douter de notre mystification. La séance se déroula, si l’on peut dire, dans la plus grande confusion. Mais c’est surtout la presse qui prit fort mal l’affaire. Venus en grand nombre, les journalistes voulaient voir Charlot. On en dirigea quelques-uns sur des pistes fantaisistes. Ils ne nous l’ont jamais pardonné » (TZR, OC V, 404).

À première vue, l’appel à Charlot signifiait que Dada et la vedette avaient les mêmes objectifs de distraction et de revendication, le héros sachant se tirer d’affaire chaque fois qu’il se trouvait dans une situation pénible. On songe en particulier à Charlot soldat (1918) qui avait ce pouvoir inouï de faire rire des situations les plus éprouvantes. En fait, Tzara usa de la célébrité immédiatement acquise par le cinéaste, alors que ses œuvres étaient interdites dans de nombreux pays. À cet égard, il aurait pu, tout aussi bien, se servir du bébé Cadum, qui tenait la tête en matière de publicité depuis la fin de la guerre, à ceci près qu’il n’avait qu’un but commercial. Auparavant, la revue Dada 4-5, publiée à Zurich,indiquait : « Charlot Chaplin nous a annoncé son adhésion au Mouvement Dada » (p. 31). Assez crédule de nature et prêtant toutes les audaces à son nouveau correspondant, André Breton lui écrit le 12 juin 1919 : « Cet écho sur Charlie Chaplin me surprend délicieusement. Mais bien sûr, ce n’est pas vrai ? » Une telle interrogation représente assez clairement l’attitude générale du public devant les plaisanteries de Tzara : et si c’était vrai ? Inversement, elle indique que Charlot pourrait bien occuper une place moralement sérieuse, recueillant la majorité des suffrages.

La question de Breton se justifie par le fait que, durant son service militaire à Nantes, il avait beaucoup fréquenté les salles de cinéma en compagnie de Jacques Vaché, ce jeune patient dont il s’était occupé à l’hôpital militaire. Sanglé dans des uniformes aussi variés que fantaisistes, Vaché promène sa coiffure flamboyante, son monocle et ses taches de rousseur au passage Pommeraye. Dans les bouges du quai de La Fosse, il entraîne Breton qu’il présente comme le poète André Salmon, pour mystifier le bourgeois, et aussi son compagnon, trop conformiste à ses yeux. Le 14 novembre 1918, il lui écrit : « […] je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être bien, à la manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite), ou bien… ou bien… quel film je jouerai ! – Avec des automobiles folles, savez-vous bien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l’écran vers quel document !… Inutile et inappréciable ! – Avec des colloques si tragiques, en habit de soirée, derrière le palmier qui écoute ! – Et puis Charlie, naturellement, qui rictusse, les prunelles paisibles. Le Policeman qui est oublié dans la malle ! ! »      

Ensemble, ils vont au cinéma voir le dernier Picratt, Les Vampires, les premiers Charlot, ou encore les bandes comiques de Mack Sennett. Le dimanche après-midi, ils entrent dans les salles obscures, sans même s’enquérir de ce qu’on y joue, et n’en ressortent qu’à l’approche de la nuit. Parfois, ils apportent de quoi déjeuner, se passant tour à tour le fromage et le vin, discutant à haute voix, comme à table, au grand effroi des autres spectateurs, venus pour le film, eux ! « Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il était de raison, des garnements qui promettent », relate Breton en magnifiant cette époque par le souvenir. À ce moment de la guerre, il n’était plus question d’écrire ni de penser. Il fallait d’abord se saouler de vie, pour noyer l’angoisse et la crainte de la mort.

Chose remarquable : dans la revue Cannibale, publiée par Francis Picabia entre deux livraisons de 391, Paul Éluard, le « fou allié Dada », dresse la liste de ses complices, et désigne ainsi celui avec lequel il composera L’Immaculée Conception, livre écrit automatiquement et supposé relancer le surréalisme en 1930 : « Breton, Charlot tragique, Breton onze petits morts. Sûr de ne jamais en finir avec ce cœur, le bouton de sa porte. »

Si la place ne m’était limitée à ce point, j’observerais la contribution de chacun des poètes dadaïstes à la figure de Charlot, en contrepartie de celle que dressent les peintres, leurs amis, leurs frères. Je montrerais aussi comment, le Mouvement étant de nature internationale, les mêmes processus s’étendirent à Berlin en 1920, et jusqu’à Moscou avec Valentin Parnak… Je ne puis fermer l’objectif sans citer Tzara une dernière fois, à propos du Charlot de la deuxième période, et au sujet d’Apollinaire : « Déjà, si l’on sait bien écouter la voix de Charlot dans Limelight, on s’aperçoit que les mots y sont introduits avec la malice de la clandestinité. Cela se passe dans un pays dont les gouvernants ne peuvent plus supporter d’entendre le mot de progrès sans voir rouge. À ce stade où décline la dignité de l’homme, tout redevient possible, le crime, l’assassinat. C’est le devoir des poètes – et de ceux qui croient à la poésie – de tirer la conclusion, la véritable, de l’enseignement que nous a légué le Poète assassiné, l’enseignement qui, pour avoir illustré sa mort, ne soutiendra pas moins le courage des vivants » (TZR, OC, V, 163, sur G. Apollinaire).


[1]. Unique manuscrit : L, Paris, Bibl. nat., fr. 1635, fol. 62b-63b.

[2]. Les amateurs de poésie moderne doivent savoir qu’une des constantes de la modernité est qu’elle contient toujours des éléments anciens. Ainsi, Apollinaire adopte la structure rythmique d’une chanson que les ouvrières reprenaient en chœur lorsqu’elles tissaient la toile. Pour « Le pont Mirabeau », il s’agit de « Gaiete et Oriour », histoire de deux sœurs qui subissent un destin opposé, que le poète a pu lire dans la Chrestomathie du Moyen Âge des éditions Hachette (1897).

[3]. Ces entretiens ont été diffusés par la Chaîne Nationale (l’ancêtre de France Culture) en mai 1950. Ils avaient la particularité de fixer, pour la première fois, avec la voix même des protagonistes, les souvenirs de Tristan Tzara, le principal promoteur de Dada à Zurich (1916-1919), puis à Paris (1920-1023), interrogé par un ancien dadaïste, qui avait fort bien compris le rôle de ce mouvement dans l’aventure intellectuelle du temps.