Note cultu(r)elle sur le Croquefruit
par Henri Béhar, le 6 juin 2024
ACTUALITÉS-HBNote cultu(r)elle sur le Croquefruit, complément à l’exposition : L'AVENTURE, CROQUEFRUIT | Galerie Pauline Pavec
Je suis très heureux d’apprendre qu’une galerie parisienne présente une exposition sur « l’Aventure du Croquefruit », cette coopérative fondée à Marseille durant l’Occupation par Sylvain Itkine et son frère Lucien, dont Georgette Gabay, leur sœur, nous avait entretenus dans un article mémoriel du quotidien Le Monde. Mais je voudrais revenir un instant sur les origines cultuelles et culturelles de leur produit, le « fruit mordoré », qui est tout simplement la fabrication coopérative d’un mets que tous les petits juifs connaissent bien, quel que soit leur rapport avec la pratique religieuse ! Il s’agit en fait du « harosset » ou « mortier » que chaque mère élabore pour le soir de Pâque. Il figure nécessairement sur le plateau du repas de fête, pris en commun : « La mère a allumé les bougies, elle a disposé au centre un plateau contenant une côte d’agneau grillée, symbole de l’offrande pascale, l’holocauste, l’animal autrefois sacrifié avant la destruction du Temple ; un œuf dur, symbole du deuil, en souvenir de la destruction du Temple ; les herbes amères (maror) rappelant les dures conditions de l’esclavage ; le harosset (mortier) représentant les travaux de construction auxquels les hébreux étaient soumis en Égypte ; trois matsot commémorant la sortie d’Égypte ; et quatre coupes de vin qui seront bues à différentes étapes de la soirée, les hommes étant accoudés sur le côté gauche, en signe de liberté. » (H. Béhar, A table avec Albert Cohen, 2015, p.9).
J’en ai donné la recette familiale dans ce même ouvrage :
« Composition:
Dattes : une poignée
Figues : une poignée
Noix : une demi-poignée
Orange : une
Pomme : une
Raisins secs : une demi-poignée
Préparation :
Durée : un quart d’heure
Piler les noix, dénoyauter les dattes, mettre les raisins secs dans un verre d’eau pour les ramollir, peler et couper la pomme en petits dés, détacher la peau de l’orange avec sa pulpe et la couper en petits dés…
Consommation :
À tour de rôle, chaque convive prélève une cuiller du haroset, qu’il dépose sur une feuille de laitue (de la romaine), entre deux morceaux de pain azyme. Il mange cette bouchée à l’évocation des herbes amères. Ce n’est surtout pas une gourmandise, même si les enfants en redemandent !
Paradoxe :
Il peut sembler paradoxal de prescrire la confection d’un tel mets sucré pour évoquer la privation de liberté…”
Au vrai, il y a autant de recettes que de familles à célébrer la fête. Cependant, la base reste identique : des fruits secs, disponibles en toutes saisons.
Il est évident que les frères Itkine se sont adaptés à la situation marseillaise en se remémorant le mets symbolique de leur enfance. Ils y voyaient un moyen d’échapper aux restrictions alimentaires, et surtout de surmonter les entraves à la liberté de créer, comme l’a très bien vu M. Derouet, promoteur de cette exposition. Ainsi, ce mortier commémorant la libération des Juifs de leur esclavage égyptien venait-il servir à la libération des poètes et des artistes surréalistes soumis aux lois de Vichy.
En ces temps de recrudescence de l’antisémitisme en France, il ne me semble pas inutile de préciser et de rappeler cette origine hautement symbolique du Croquefruit., et par conséquent, de la gourmandise qui sera remise à chaque visiteur de l’exposition.
Henri Béhar
Voir aussi l'article Henri Béhar, À table avec Albert Cohen. Cuisine séfarade de Corfou… à Marseille