MÉLUSINE

Roger Vitrac : le retour de manivelle

PASSAGE EN REVUES

« Roger Vitrac : le retour de manivelle », dans Films et plumes, actes du 14e colloque des Invalides, textes réunis par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens, Du Lérot éditeur, 2011, pp. 81-83.

Bien que, ou parce qu’elles étaient peu ordinaires, j’aimais beaucoup les rencontres et les confrontations provoquées par Jean-Jacques Lefrère et son complice Michel Pierssens, notamment celles qui n’accordaient que cinq minutes à chaque orateur… Celle-ci se proposait d’examiner les rapports de la plume avec le film. Les organisateurs accordaient généreusement dix minutes, débats inclus, à chaque intervenant. Le programme ci-dessous indique largement comment ce rapport, généralement occulté, a pu être compris. Pour ma part, j’y ai vu l’occasion de parler de Roger Vitrac, qui ne fut pas seulement le dramaturge du surréalisme. En vérité, il assura son existence par ses diverses fonctions dans le cinémar qui, ne l’oublions pas, ne devint parlant qu’après la création de Victor ou Les Enfants au pouvooir (1928). Dans la salle, Nelly Kaplan et son époux, le producteur Claude Makovski, furent heureux de m’ntendre évoquer Max Morise aussi biern que Vitrac, qu’ils n’avaient pas connu puisqu’il est mort en janvier 1952. Compte tenu de la brièveté de l’exposé, je laissai pour d’autres occasions l’analyse systématique du passage de la plume à la bande cinématographique, et de ses effets sur le public. Et je m’appuyai sur les recherches effectuées auparavant pour l’intervention sur « Le cinéma de Roger Vitrac », dans Französische Theaterfilme – zwischen Surrealismus und Existentialismus, Transcript Verlag, Bielefeld (Allemagne), 2004, pp. 17-38. Voir le texte en allemand : Le cinéma de Roger Vitrac (degruyter.com) Voir le texte original ci-dessus :

Publication collective : Films et plumes, quatorzième Colloque des Invalides, 19 novembre 2010, [Centre culturel canadien, Paris] ; textes réunis par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens. Tusson : du Lérot, impr. 2011, 1 vol. (167 p.) : ill. en noir et en coul., couv. ill. en coul. ; 23 cm, Collection : En marge.

Affiche du colloque :

Programme du colloque :

Texte de mon article

Roger Vitrac, le retour de manivelle

Je voudrais évoquer le problème rencontré par l’industrie du cinéma lorsqu’elle s’est trouvée confrontée à la généralisation du parlant, en l’illustrant par l’exemple de Roger Vitrac, ce dramaturge bien connu, l’un des seuls auteurs de théâtre qui ait subsisté de l’époque surréaliste. Sur le plan de l’écriture, cet art industriel eut soudain besoin d’un personnel nombreux, tant pour la rédaction des scénarios originaux et des adaptations, que des dialogues, voire leur transposition en français. Je me souviens avoir rencontré il y a une cinquantaine d’années Max Morise, un surréaliste du premier carré, qui gagnait sa vie en écrivant la version française des dialogues américains. Il aimait cela, me disait-il, parce que c’était comme un travail de marqueterie ! Il s’agissait de trouver le mot dont la prononciation collait au plus près au mouvement des lèvres du comédien. Ce n’est pas un hasard si son ami Roger Vitrac, dont la notoriété s’était établie à partir du Théâtre Alfred-Jarry, fut sollicité par le 7e art, où il assura des tâches de scénariste, de dialoguiste et de critique. Contrairement à ce que je soutenais autrefois, il me semble que ce n’était pas seulement, pour lui, une tâche alimentaire. Outre que cela lui assurait la matérielle, comme on dit, il y trouvait un certain plaisir, de nature à satisfaire ses modestes ambitions littéraires. À l’été 1934, la Metro Goldwyn Mayer lui demanda son manuscrit du Coup de Trafalgar pour en tirer un film. Ce qui ne se fit pas. En revanche, il fut appelé l’année suivante à travailler à Berlin à la U.F.A. avec Raoul Ploquin, pour qui il écrivit les dialogues du film Cavalerie légère et fit une adaptation des Pattes de mouche de Victorien Sardou pour Jean Grémillon. En 1939, il transpose à l’écran l’ouvrage de Maurice Dekobra : Macao, enfer du jeu, mis en scène par Jean Delannoy. J’ai pu lire les dialogues qu’il rédigea pour Macao et pour L’Assassin a peur la nuit de Pierre Véry, la même année qu’il achevait Feu Sacré avec Viviane Romance. Vitrac y fournit un dialogue vivant, émaillé de jeux de mots, de réflexions spirituelles. Il n’est pas toujours facile d’adapter ce ton à des films d’action ! En 1945, à court d’argent, il forme divers projets, en particulier celui d’une adaptation cinématographique de L’Éducation sentimentale et un scénario original, Les Femmes ne mentent jamais, qui rappelle le vrai Vitrac, humoristique et fantaisiste, gentil, tendre et cruel à la fois. Quel rôle a-t-il joué dans la quinzaine de films auxquels il a collaboré ? Il a pu suggérer le choix de l’œuvre au producteur ou au réalisateur, mettre la main au scénario, indiquer tel ou tel jeu de scène, et surtout apporter son esprit, ses jeux de mots, ses calembours, à des œuvres souvent ternes. On n’a pas gardé la trace matérielle de ses contributions. Il a notamment été appelé à la rescousse pour remplacer Armand Salacrou dont le réalisateur n’était pas satisfait de l’adaptation d’un roman de Pirandello, Feu Mathias Pascal, projetée sous le titre L’Homme de nulle part (1936). « Les jeux pirandelliens de Pierre Chenal, relevés par les dialogues poétiques et sarcastiques de Roger Vitrac, constituent, pour qui ne les a pas connus, une fameuse surprise… » écrivit Jacques Siclier dans Le Monde, lors de sa diffusion à la télévision. Vitrac fit de même pour Le Joueur d’échecs (1938) tourné par Jean Dreville. Il est toujours hasardeux de chercher à distinguer ce qui revient à l’un ou à l’autre dans une œuvre collective, mais je ne crois pas me tromper en lui attribuant ces répliques :

« Le Directeur : Je vous remercie. Vullen : Il n’y a pas de quoi. Directeur : Je vous remercie, vous entendez. Ça veut dire je vous flanque à la porte. »

Plus loin, un calembour proche du Camelot : « Pourquoi chiffonnez-vous les billets ? — Je méprise l’argent, alors il se froisse. » Enfin, une réplique dans le droit fil du Coup de Trafalgar : « Mais mon cher, si vous nous donnez, vous savez bien que vous vous donnerez vous-même. Donnant, donnant, comme vous dites. » Il contribua aussi aux dialogues du premier film de Jacques Becker, L’Or du Cristobal. Malheureusement, au milieu du tournage, les producteurs firent faillite. Vitrac s’amusait que les collaborateurs aient été payés avec des pièces de bronze qui devaient figurer l’or du vaisseau pirate. Vitrac fut aussi scénariste. On relève : Les Cyclades (1), une actualisation des mythes antiques, comme dans son scénario inédit de Phèdre ; et Passage de l’Opéra, qui doit plus à l’imaginaire du dramaturge qu’au regard surréaliste d’Aragon. Portant habilement le théâtre à l’écran, le scénariste retient les phases essentielles du mythe, tout en l’incarnant à notre époque, parmi des êtres vraisemblables. C’est un Vitrac très personnel qui écrit les courts billets de L’Écran Français, hebdomadaire de cinéma qui gravitait alors dans l’orbite communiste. Sous le titre général « Retour de manivelle », pendant toute l’année 1946, il y défend un esprit dégagé de la routine : les Charlot, bien sûr ; les Marx Brothers ; Nosferatu le vampire, et les grands films sortis durant l’Occupation, les Carné-Prévert : Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis, un Cocteau : L’Éternel retour ; en dépit de ses maladresses, Les Démons de l’aube d’Yves Allégret ; Un couple idéal de Raymond Rouleau ; enfin un film de Jacques Becker, Falbalas. Comme au théâtre, Vitrac défend l’humour et l’ironie. Il regrette que le cinéma français ne sache pas manier le gag et il oppose à la production courante, « le rêve, les prémonitions, le mystère, l’humour, le dédoublement de la personnalité : autant de thèmes qui nous étaient chers aux temps héroïques du surréalisme ». En résumé, Vitrac défend au cinéma les deux principes esthétiques qui régissaient sa propre dramaturgie : la vie comme elle est et le vaudeville métaphysique (2). Je terminerai par une anecdote que m’a contée Max Morise et qui, à mes yeux, dépeint à la fois le personnage et le milieu dans lequel Vitrac devait évoluer. Un jour qu’un producteur se plaignait devant lui de n’avoir pas de bon sujet, « j’en ai un » lui dit Vitrac, « mais je vous connais, vous allez me prendre l’idée, et ne paierez rien ». Piqué, l’autre protesta de sa bonne foi, et accepta le marché que Vitrac lui proposait : il glissa trois billets de 100 FF dans une enveloppe qu’il remit en échange d’une enveloppe contenant le projet de Vitrac. Il l’ouvrit, et put lire « Jeanne d’Arc ». Furieux d’avoir été floué, il voulait reprendre son argent. « Ben quoi, lui dit Vitrac toujours aussi nonchalant, c’est pas une bonne idée (3) ? » Henri BÉHAR

Voir une version étoffée de ce propos sur « Le cinéma de Roger Vitrac » dans H. Béhar, Ondes de choc, Nouveaux essais sur l’avant-garde, Lausanne, L’Age d’Homme, 2011, p. 159-177.

Sur le film Le voyage en Grèce, voir la rétrospective d’Eli Lotar au Centre Pompidou : Grèce, premier voyage - Centre Pompidou et Le double voyage : Paris-Athènes (1919‐1939) - Les Voyages en Grèce du photographe Eli Lotar - École française d’Athènes (openedition.org)


  1. Je profite de la large audience du Colloque des Invalides pour lancer un avis de recherche : qui me mettra sur la piste de ce film, autrement intitulé Voyage aux Cyclades, tourné sur place par Eli Lotar, dont Nino Frank a rendu compte dans le magazine Pour vous en mai 1931 ?
  2. Le lecteur que cette aventure cinématographique intéresse trouvera une version détaillée de ce propos, appuyée par une filmographie aussi précise que possible, dans mes nouveaux essais l’avant-garde, Ondes de choc, L’Age d’homme, 2011, p. 159 sq.
  3. Cette anecdote m’a été contée par le journaliste Henri Philippon, familier de Vitrac dans les années trente. Si Jeanne d’Arc est l’héroïne d’une vingtaine de films depuis l’avènement du cinéma, on n’en comptait pas plus de cinq à l’époque.

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