MÉLUSINE

Apollinaire et le théâtre surréaliste

PASSAGE EN REVUES

« Apollinaire et le théâtre surréaliste », entretien dans le programme de Les Mamelles de Tirésias, Opéra comique, 2011, p. 45-48.

C’est ici le cas, singulier pour moi, d’un entretien par écrit (je répondis à des questions du responsable de la publication), réalisé avant la création de l’œuvre à l’Opéra comique, avc une mise en scène de Macha Makeïeff. Je ne fus pas invité aux répétitions. Autant dire que je n’avais aucune idée de ce que serait la représentation.

Couverture du programme de l'opéra comique

Voir la présentation :
Mamelles de tirésias, 2011 opéra comique - Recherche (bing.com)
Et le dossier pédagogique : dossier pédagogique Les Mamelles de Tirésias (opera-comique.com)
Mon texte étant relativement bref, je le reproduis intégralement ci-dessous :

Apollinaire et le théâtre surréaliste

Entretien avec Henri Béhar

Le surréalisme tel que l’entend Apollinaire et celui d’André Breton, connu par les Manifestes, diffèrent-ils l’un de l’autre ?
Oui et non. Oui, car le surréalisme de Breton a pris, à trois reprises, des orientations toutes différentes. Non, car Apollinaire et Breton sont en quelque sorte les co-auteurs du mot. Dans plusieurs lettres et dans ses Entretiens, Breton a précisé qu’il avait contribué à la préface des Mamelles et à la création du terme, qu’Apollinaire avait cependant utilisé pour la première fois dans la préface de Parade, avec un trait d’union. En fait, il semblerait que l’idée soit née de conversations entre les deux poètes en 1917, alors qu’Apollinaire convalescent accueillait chez lui Breton qui relevait d’une opération de l’appendicite et qui, au lieu de garder le lit, venait le consulter et parcourait sa bibliothèque. L’attachement de Breton à la définition du mot – dans ses Manifestes de 1924 et de 1930 – s’explique précisément parce qu’il a conçu dès le début la substance du surréalisme : produire un réalisme supérieur, c’est-à-dire qui tienne compte à la fois de l’imaginaire et de l’inconscient, évincés par le rationalisme. De même que Breton, Apollinaire prône dans Onirocritique un réalisme sans rivages. On comprend ainsi l’hostilité de Breton à Cocteau, son aversion pour la fantaisie gratuite, pour une démarche qui soit antiréaliste.

À quel genre de pièce appartient Les Mamelles de Tirésias ?
Breton et Apollinaire sont deux disciples d’Alfred Jarry. Comme Ubu roi, Les Mamelles ressortit au théâtre mirlitonesque : un genre léger, conçu pour des marionnettes, animé par des chansons dont les vers octosyllabes, « de mirliton », sont simples et familiers. On trouve un signe de cette filiation dans le texte d’Apollinaire : le « merdecin » (acte I, scène 6 dans la liste des métiers de Thérèse dressée par son mari) fait écho au premier mot d’Ubu roi, « Merdre ! ». Un écrivain marque toujours sa dette. L’autre référence d’Apollinaire est Rabelais, identifiable dans le chiffre précis de 40 049 enfants. Les Mamelles raconte une histoire très simple avec un fondement mythologique légèrement esquissé. L’œuvre se nourrit d’une fantaisie burlesque bien dans le ton du genre – le mari demande du lard… pour faire des lardons ! Elle est émaillée de références au populo parisien – le Zanzi Bar, nom de plusieurs bistros de quartier à l’époque. Enfin, certains éléments – masques, accessoires, scènes comme le duel de Lacouf et Presto – rappellent le théâtre de guignol.

Comment se déroula la création de la pièce ?
Ce fut un événement dans la mesure où le texte parut vraiment déplacé, au moment le plus sombre de la guerre, après l’échec de l’offensive Nivelle. Apollinaire, lui-même censeur, qui travaillait dans plusieurs journaux, avait une parfaite connaissance des implications de la censure. Il a profité de sujets d’actualité tels que l’éloignement des hommes partis au front, la morosité ambiante, la crainte croissante d’une chute démographique. Monté par un collectif désireux de provoquer des réactions vives, cet hymne à la vie plein de fantaisie a créé un choc au Conservatoire Renée Maubel. La scène et la salle se faisaient front, bien loin de la scène circulaire, autour du public, dont rêvait Apollinaire. Le public était constitué d’environ trois cent cinquante personnes dont une majorité d’amis. Il fallut attendre deux heures dans une chaleur proche de l’insoutenable. Joué par des amateurs, après peu de répétitions, dans un décor et des costumes figurant des cubes et des carrés, le spectacle a choqué. C’est ce que souhaitaient Apollinaire et ses complices : ne pas répéter une thèse à la façon de Dumas fils, mais provoquer. Tristan Tzara ne s’y est pas trompé en le chroniquant avec enthousiasme dans sa revue Dada : « Le rire c'est la bonté des hommes. » De fait, la pièce a été très peu jouée depuis sa création.

Est-ce une pièce à message ?
Ce théâtre est foncièrement ambivalent car Apollinaire ne souhaitait surtout pas donner de leçon. À chaque spectateur de se déterminer sur le sens de l’œuvre. Le poète lui-même était plutôt machiste, de droite et devenu, à la faveur de la guerre, un défenseur des « valeurs françaises ». Son origine et son histoire le rendaient avide de reconnaissance dans son pays d’adoption. Mais il se plaisait à suivre la voie de Jarry : inverser la logique commune, développer les idées reçus jusqu’à l’absurde. Les femmes prenant dans la société civile la place des hommes partis au front, pourquoi ne pas imaginer d’autres circonstances dans lesquelles les hommes se mettraient à procréer ? Tout Apollinaire est dans cette contradiction entre sa fidélité et son esprit de trublion. Il est inclassable. Il en va de même pour cette pièce et pour d’autres, pour lesquelles j’ai forgé la catégorie de « théâtre Dada-surréaliste ». Contrairement à ce qu’on croit, il existe des pièces surréalistes. Ni Soupault ni Aragon, alors vivants, n’ont contesté mon ouvrage sur Le Théâtre Dada et surréaliste à sa parution en 1967.

Quelle place pouvait occuper la musique dans le projet surréaliste ? Breton, dont la culture musicale se limitait à Offenbach et à Dranem (« Y a un quai dans ma rue. Y a un trou dans mon quai. Tu pourras sans t'déranger. Voir le quai de ma rue et le trou de mon quai »), affirmait que la poésie n’a pas besoin d’être « mise en musique », elle se suffit à elle-même. Mais il ne faut pas généraliser à l’ensemble du courant surréaliste la surdité de Breton à l’art des sons. Certes, le groupe l’écoutait, mais l’esprit d’expérimentation dominait. Quant aux opéras surréalistes, peu nombreux, ce sont ceux de Martinů, par exemple : Larmes de couteau sur un texte de Georges Ribemont-Dessaignes, Juliette ou la clé des songes sur un texte de Georges Neveux. Je veux insister sur le fait que la dimension lyrique est intrinsèque au théâtre de mirliton : les couplets appellent une musique de scène. Jarry avait collaboré avec le compositeur Claude Terrasse. Tzara prônait un théâtre « cosmique » qui conjuguât peinture, musique, geste, paroles. C’est l’idée même de Wagner, mais certains surréalistes avaient résolu de la réaliser de façon radicalement autre…

Né à Paris le jour de la débâcle, Henri Béhar a d’abord fréquenté l’école communale de la rue Léon Frot avant de parcourir toutes les étapes qui le menèrent à la Sorbonne, où il enseigna pendant trente-sept annuités et demi, et qu’il présida pendant un quinquennat. Il a commencé ses recherches par un mémoire de maîtrise sur Dada et les termine sur le même sujet, non sans avoir fait quelques excursions capitales vers Lautréamont, Jarry, Roger Vitrac, Breton et le surréalisme dans son ensemble.