Les mots difficiles
par Henri Béhar, le 19 juillet 2014
EDITIONSPUBLICATIONS DIVERSES« LES MOTS DIFFICILES » DANS DES MOTS EN LIBERTÉ, MÉLANGES OFFERTS À MAURICE TOURNIER, ENS ÉDITIONS, 1998, PP. 323-333.
RÉSUMÉ
Directeur de recherche au CNRS, directeur de la revue Mots, militant actif de la réforme orthographique et, plus secrètement, romancier et poète, Maurice Tournier éprouve pour les mots et les textes un amour fait d’érudition, de création et d’engagement.
Traqueur des mots du politique, de leur origine sociale et de leur histoire, de leur distribution linguistique et statistique dans les textes, spécialiste écouté de la parole ouvrière et syndicale, stimulant aujourd’hui la recherche en communication politique, mais également champion de la réforme orthographique et romancier, Maurice Tournier a inventé le nom de lexicométrie. Ses collègues, élèves et amis lui dédient ce petit lexique de « Mots en liberté ».
Sommaire :
Avant-propos An 2000, Pierre Muller
La bienfaisance ressuscitée, Michèle Sajous d’Oria
Camp de concentration. A propos de la guerre en ex-Yougoslavie, Simone Bonnafous
Citations de dictionnaire, Gabrielle Varro
Compter sur les arbres, Benoît Habert, Helka Folch
Cooccurrences. La CFDT de 1973 à 1992, Serge Heiden, Pierre Lafon
La découverte linguistique, Sylvain Auroux
Discours et argumentation – un observatoire du politique • Eni Puccinelli Orlandi
Discours de spécialité • Maria-Teresa Cabré Castellvi
Domien… ? • Alex-Louise Tessonneau
Education et instruction. Chez Jules Ferry • Antoine Prost
L’églantine et ses couleurs • Annie Geffroy
Eloquence politique au 20e siècle • Fabrice d’Almeida
Enthousiasme. Les dictionnaires de Trévoux (de 1704 à 1771) • Sonia Branca-Rosoff
Euh… comme Europe • Jean-Marie Pernot
Fantaisie philologique • G. Th. Guilbaud
Figement – défi • Carmen Pineira-Tresmontant
La France. Chez de Gaulle et Mitterrand • Dominique Labbé
Une guerre douloureuse • Marie Francis-Saad
Homme et Hommage ! • Luce Petitjean
Un honnête homme ! Résultats d’un sondage, Jeanine Richard-Zappella
Images candidates. Des grandes idéologies aux petites idoles, Marlène Coulomb-Gully
Ingéniérie. Usages techniques et vie sociale • Michel Chansou
Interdit d’interdire ? Auteurs français du 20e siècle en Russie et en URSS, Danielle Bonnaud-Lamotte
Israël. Le réseau sémantique chez Rousseau, Michel Launay
Kabary = Discours ?, Irène Rabenoro
Lexique, vocabulaires, comptages, Marie-Françoise Mortureux
Libéraux, Annie Delaveau, Geneviève Petiot
Libres et égaux en droits, Raymonde Monnier
Marrakech. Promenade en compagnie d’Ibn Rushd (Averroès)
Mohammed Aziz Lahbabi Mémoires dans des jeux de miroirs, Lamria Chetouani
Militant, René Mouriaux
Les mots difficiles, Henri Béhar
Orthographe et apprentissage, Danielle Lorrot
Parole, Claudine Dannequin
Le passeur, Myriam Boutrolle
Phonographie, Pierre Fiala
Polysémie de la représentation chez J. Vallès , Ida Porfido
Du préjugé au mythe. Les « leçons » du séisme de Kobé, Jean-Paul Honoré
Producteur. De l’économie au politique, Marie-France Piguet
Régionalisation Le début du chemin, Dulce Elisabete Sanches Carvalho, Maria Fátima Ferreira Silva, Maria Emília Ricardo Marques
Re-torsion et bricolage : Mao Tsé Toung dans l’armée française, Gabriel Périès
Scénographie de la Lettre, Dominique Maingueneau
Sokal, Erik Neveu
Tableau. Sieyès néologue, Jacques Guilhaumou
Terminographie, Danielle Candel
Topologies, Arlette Delamare
Transparence, Roselyne Koren
Le truchement des mots, Paul Siblot
Volonté Ou comment clore notre nomenclature ?, Anne-Marie Hetzel, Josette Lefèvre
Zaïrisation, Bajana Kadima-Tshimanga
Zoom arrière, Passions et mesures, Nicole Arnold, Françoise Dougnac
Bibliographie de Maurice Tournier, Phung Tien Cong-Huyen-Nu
LES MOTS DIFFICILES
Fidèle à la tradition établie par l’école lansonienne, l’édition contemporaine procure les textes des grands auteurs, principalement ceux qui sont dans le domaine public, munis de variantes et de notes de caractère linguistique ou encyclopédique. Laissant pour une autre occasion le problème des variantes, à mettre en relation avec le renouvellement actuel des études génétiques, je voudrais aborder ici un implicite de ce travail éditorial, la question des notes relatives au vocabulaire, à la compréhension de l’œuvre.
Récemment, le présentateur d’une édition de texte en format de poche s’insurgeait de devoir, à la demande de son directeur de collection, expliquer le mot “ étable ”, dans la mesure où, lui disait-on, les jeunes lecteurs d’aujourd’hui n’ont plus aucune connaissance du monde rural. Mais, à ce compte, il faudrait annoter chacun des mots des textes du siècle passé en totalité ! Où mettre la limite entre le lexique qui relève du domaine public, si je puis dire, et celui qui demande à être ramené à une base commune ?
Autrefois, le directeur de la Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard, jugeait que, pour cette collection prestigieuse, il n’était pas nécessaire de définir, sauf dans le cas d’un usage spécifique, les mots ayant une entrée dans le Petit Larousse. C’est dire le caractère empirique d’une telle pratique, qui a du moins le mérite de se référer à un ouvrage didactique précis, facilement accessible. Mais l’ambiguïté provient du fait que c’est à la fois un dictionnaire de langue et un dictionnaire encyclopédique, à ce titre constamment renouvelé.
Dans la pratique, l’idéal serait de pouvoir se référer à une nomenclature établissant le vocabulaire que possède (ou devrait posséder) un élève moyen de seconde (à supposer que cet être théorique existe), un peu comme avait fait le CREDIF pour le français fondamental, en distinguant le vocabulaire actif du vocabulaire de la disponibilitéi.
Pour sa part, Hubert de Phalèse, qui propose un “ glossaire concordanceii ” des œuvres qu’il étudie, procède d’une manière méthodique, en se servant des outils informatiquesiii. J’analyserai sa démarche, en trois temps, telle qu’il l’applique au roman de Claude Simon, La Route des Flandres, mais toute autre de ses publications ferait l’affaire.
Possédant une version numérisée du texte, il pourrait la soumettre à la version automatisée du dictionnaire Larousse. Malheureusement, celle-ci n’est pas conçue pour lire les textes, et elle exige une manipulation qui serait fastidieuse pour une œuvre d’une certaine longueur. À défaut, il est permis de supposer que le correcteur orthographique d’un traitement de texte représente assez bien l’étendue du vocabulaire que domine, plus ou moins bien, la moyenne des lecteurs français, dans la mesure où ils emploient des mots dont ils éprouvent le besoin de vérifier l’orthographe.
Concrètement, Hubert de Phalèse a d’abord soumis le texte de La Route des Flandresiv au correcteur orthographique du traitement de textes Word7, et retenu, dans une première étape, tous les mots sur lesquels il s’arrêtait.
La première fonction de tout correcteur orthographique est de souligner les formes dont la graphie est différente de celle, canonique, qu’il possède en mémoire, par exemple “ devers ” (sans accent, p. 290), “ d’ouate ” (pour de ouate p. 270, l’élision étant facultative selon Grévisse) ; ou qu’il ignore absolument, comme : “ auto-sélection ” (65), “ arrière-magasin ” (270), “ casquettiers ” (270), etc. L’instrument est fort utile pour repérer les coquilles (de l’édition de référence ou de la saisie informatique, qu’il convient alors de corriger), les variantes typographiques d’une édition à l’autre, en quelque sorte. Il est irremplaçable pour signaler des particularités graphiques témoignant du caractère fluctuant de notre orthographe, des hésitations des protes, plutôt que d’une volonté du romancier.
Indispensable pour l’analyse d’un texte, cette étape initiale ne contribue pas directement au repérage des termes difficiles, mais elle atteste de la vie des mots, en perpétuelle transformation.
On ne sait pourquoi, le correcteur ignore le passé simple et le subjonctif imparfait. Certes, ces temps verbaux sont de moins en moins employés, mais ils restent enseignés depuis l’école primaire et sont donc supposés connus du public concerné. C’est pourquoi il n’a pas été tenu compte de ces formes, ni des formes répétées, non plus que des passages hétérogènes de l’œuvre : la page du cahier à couverture bleue, “ reproduite ” pp. 52-53, dont les termes italiens sont immédiatement traduits, les noms “ gutturaux et râpeux ” à consonance arabe (p. 245), enfin ceux des chevaux de course (énumérés p. 22), et, parmi les noms propres (par définition spécifiques) ceux des protagonistes.
Une constatation s’impose : à s’en tenir aux seuls noms communs, le texte de Claude Simon ne présente pas de grandes difficultés, puisque le correcteur ignore seulement 168 formes sur 91 745. J’en dresserai la typologie plus bas.
Cependant, il me faut poser une réserve d’emblée : nul ne sait d’où proviennent les formes enregistrées dans les dictionnaires du correcteur grammatical, qu’on suppose établies par compilation des entrées de divers dictionnaires automatiques, de sorte qu’il est impossible de préciser le niveau de culture des utilisateurs présumés.
D’autre part, cet outil ne reconnaît que des “ formes ”, c’est-à-dire des suites de caractères délimités par une ponctuation ou deux espaces blancs, de telle sorte qu’il peut accepter un mot dont le sens, dans le contexte, échappe au lecteur, comme, par exemple, la “ carrière ” (18), non point exploitation minière à ciel ouvert, ni parcours professionnel, mais terrain d’entraînement pour les cavaliers.
À titre de contre-expertise, Hubert de Phalèse s’est servi d’un logiciel de correction grammaticale et typographique, très utilisé dans les métiers du livre, Prolexisv. Si, là encore, on excepte les suggestions d’ordre typographique, et les catégories envisagées ci-dessus, le nombre de formes inconnues n’est pas différent de celui du correcteur associé au traitement de texte.
De fait, ces deux instruments interviennent d’abord pour aider le commentateur de l’œuvre à relever automatiquement des traits stylistiques pertinents. Non qu’ils puissent lui échapper à la simple lecture, mais parce qu’ici ils lui viennent en série et font sens.
Ainsi des divers procédés de l’oralité, indiqués au premier chef par la prononciation détaillée du nom propre de Reichac, “ vingt dieux t’as pas encore compris : chac l’ixe comme ch-che et le ch à la fin comme k ” (44). Hubert de Phalèse en a relevé les principaux traits : interjections, onomatopées, répétitions, troncature, écrasement, interruptions, transposition de la prononciation, tournures populaires, etcvi. Ceci, fort utile pour le stylisticien soucieux de montrer comment Claude Simon entend faire passer ces traits oraux dans le discours romanesque, ne semble pas présenter de difficulté d’interprétation pour le sujet parlant le français d’aujourd’hui, et ne contribue pas vraiment à la reconnaissance des mots difficiles, mais une édition critique doit en faire état, ne serait-ce que pour marquer le transfert de la langue parlée à l’écrit, et les choix opérés par l’auteur à ce titre.
Toutefois, conscient du caractère empirique de sa procédure, Hubert de Phalèse a cherché un support plus satisfaisant en constituant un corpus de comparaison, dans la base de données textuelles de l’Institut National de la langue française. Il affirme :
Pour caractériser le vocabulaire d’une œuvre, on ne peut procéder que de manière différentielle, en la comparant avec un corpus plus vaste qui servira de toile de fond. Il faut bien se rendre compte qu’il n’existe pas de référence absolue en matière de langue, qu’il est impossible de dire si un mot est rare ou fréquent sans se référer à un corpus précis. J’ai donc comparé La Route des Flandres à un ensemble de cinquante romans parus entre 1950 et 1970 disponibles dans la base Frantextvii.
L’objectif vise à constituer ce qu’il nomme fort heureusement “ l’horizon d’attente lexicale ” du lecteur à la date de publication du roman, différent du mien puisque je traite d’un lecteur actuel, différent du “ premier lecteur ” supposé, contemporain de la publication originale. En recherchant, comme il le fait, tous les hapax de La Route des Flandres (c’est-à-dire les mots n’apparaissant que dans ce roman) par rapport au corpus romanesque ainsi formé, on peut déterminer l’ensemble des mots “ rares ” du texte. Il est réjouissant de constater que plus de 1 500 formes appartiennent exclusivement à la parole romanesque de Claude Simon (exactement 14,3 %), ce qui est fort élevé, et laisse supposer que cet auteur pratique une langue très originale. Mais peut-être faut-il relativiser cette observation en tenant compte de la particularité du corpus de comparaison, qui ne contient guère d’œuvres dites du Nouveau Roman. Néanmoins, à l’examen, cette importante liste de mots fait ressortir ce que j’appellerais volontiers la “ manière ” de l’auteur (oralité, vocabulaire équestre, participe présent, terminaisons en -esque, etc.), sans que les formes consignées méritent un commentaire érudit. À titre d’exemple, voici la collecte des mots commençant par M, obtenue de cette manière :
“ macabres ; macaques ; madrépores ; magnétos ; mammouths ; MANUFre ; mariolle ; materait ; méandreux ; médisance ; mélangeraient ; menuet ; merd’ ; meringues ; mésalliances ; mesurassent ; métamorphosés ; milady ; minarets ; misogyniques ; modéliste ; moire ; molefse ; molletonnages ; mollettes ; monétaires ; monosacs ; monosyllabiques ; morphologie ; mozartiennes ; muant ; musculaires ; mythiques ”.
Sur ces 33 formes, 10 sont inconnues du correcteur orthographique de Word7, et 2 sont considérées comme des erreurs par Prolexis : un mot apocopé (“ merd’ ”) et un nom propre (Milady). Néanmoins, cette liste est différente de celles que procurent ces deux outils en scrutant le même roman.
Par ailleurs, sous la même lettre M, le “ glossaire concordance ” d’Hubert de Phalèse contient les 32 entrées, que voici :
“ macache ; macaque ; macchab ; macchabée ; mâchefer ; madrépore ; Mahomet ; mandragore ; manège ; manger (la boue) ; maquerelle ; margis ; mariolle ; marlou ; Martel ; mascaret ; méandreux ; Milady ; micro-photographie ; misogynique ; molletonnage ; monosac ; monte ; monter (long) ; monter ; moucher ; mousqueton, Mozart ; mozartien ”.
Outre les noms propres, on voit bien que cette liste est la compilation (suivie d’éliminations) des trois collectes annoncées ci-dessus :
à l’aide des correcteurs, qui butent sur les vocables suivants, relevant d’un niveau de langue soit populaire ou vulgaire : macache, macchab, macchabée, maquerelle, margis, marlou ; soit rare, littéraire, ou technique : méandreux, micro-photographie, misogynique, molletonnage, monosac, mozartien ;
parmi les “ hapax ” énumérés ci-dessus : macaque, madrépore, mariolle ;
par un repérage individuel, au fil du texte : mâchefer, mandragore, manège, monter, moucher, mousqueton.
Ici, une explication s’impose. En effet, si les outils utilisés en premier lieu permettent de se procurer rapidement et au moindre effort la nomenclature d’une certaine catégorie de vocables, ils ne traitent jamais de leur sens dans le contexte d’une phrase. À l’heure présente, je ne connais aucun instrument capable de suppléer l’homme dans cette opération. C’est pourquoi le scoliaste, muni d’un crayon, sélectionne, à la lecture, les mots qui, à ses yeux, présentent une certaine difficulté, soit pour leur amphibologie dans l’énoncé, soit pour leur rareté, comme on le verra ci-dessous.
En conséquence, les automates ne sauraient suffire à eux seuls pour établir la nomenclature des mots difficiles d’une œuvre littéraire. Autrement dit, s’ils opèrent d’une façon satisfaisante en langue, ils n’épuisent pas les incompétences (ou les ignorances) du lecteur dans ce qui relève de la parole, modulation artistique d’un discours individuel.
Dans le “ glossaire concordance ” d’Hubert de Phalèse, les entrées sont lemmatisées (ce qui veut dire ramenées à la forme canonique des dictionnaires) quand les vocables sont employés plusieurs fois, sous des formes déclinées, dans le récit. Pour chaque terme retenu, on trouvera sa concordance, c’est-à-dire le contexte minimum nécessaire à la compréhension, suivie de la pagination dans l’édition de référence (Éditions de Minuit, collection “ Double ”) et d’une notice extraite des dictionnaires numérisés, le Robert électronique pour la langue ; Axis pour la partie encyclopédique ; enfin de citations recueillies dans FRANTEXT. Sous une présentation adaptée à l’explication de texte, c’est ce que ferait l’exégète d’une édition savante, indiquant explicitement ses références.
Ayant expliqué comment ce glossaire est constitué, je peux en esquisser une typologie qui, me semble-t-il, pourrait servir de guide, ou de grille, à tous les exégètes.
Une première catégorie, relevant de ce qu’on nommait autrefois la philologie, est constituée de vocables à la graphie instable, de transpositions de la langue parlée, d’expressions figurées.
En matière de graphie, on observera les entorses à la norme actuelle, déjà relevées, avec auto-sélection (les mots composés du préfixe auto- ne prennent pas de trait d’union, sauf pour des raisons euphoniques) ; et les coquilles manifestes avec devers, préposition sans accent, à la place du substantif accentué.
J’ai déjà mentionné, ci-dessus, les diverses modalités par lesquelles Claude Simon rend compte des phénomènes de l’oralité dans le roman. Aux formes repérées par les automates, qui relèvent de la langue populaire : “ ben ”, “ biffin ”, “ cinoche ”, “ crin-crin ”, “ frusques ”, “ gonzesse ”, “ macache ”, “ macchabée ”, “ maquerelle ”, “ marlou ”, etc., s’ajoutent les tournures familières, telles que “ bouffer les pissenlits par la racine ” (244), voire scabreuses comme “ va te faire tarauder l’oignon ” (43) ou bien “ avoir le cul bordé de nouilles ” (43), etc. Même s’il n’est pas nécessaire de les expliquer pour l’hypothétique lecteur de seconde qui, en France du moins, en connaît de plus rudes, une remarque s’impose quant à la qualité des locuteurs qui en font usage.
Dans la même veine on relève les emplois figurés, soit lexicalisés tels que “ la clef des champs ” (56), ou plus spécialisés comme “ couper l’eau ” (11) expression inconnue des dictionnaires d’usage, par laquelle les cavaliers indiquent qu’ils ont empêché de s’étouffer le cheval s’abreuvant. C’est un trait de la langue française que certains verbes de mouvement : grimper, sauter, monter, ont une connotation érotique, de telle sorte qu’ils tracent un double sens dans ce roman. Il faut être un familier de l’œuvre de Claude Simon pour reconnaître une sorte de tic dans l’emploi fréquent de l’adjectif “ échassier, échassière ”, ce qui mérite une note spécifique. Il en va de même avec les adjectifs “ emperlé ”, “ endiamanté ”, ou le verbe “ s’enténébrer ” à la forme réfléchie.
La deuxième catégories comprend des formes réellement difficiles pour le lecteur supposé, dans la mesure où elles n’appartiennent pas à son langage usuel, ne figurent pas dans les dictionnaires d’usage ou bien désignent des référents disparus.
Il me semble qu’une édition critique devra nécessairement expliquer et commenter tout le vocabulaire technique ou spécialisé, relatif, dans le cas présent, à l’équitation, à l’armement, à la peinture, etc. En effet, s’il est traité dans les dictionnaires de référence, il figure rarement sous l’entrée attendue et surtout il joue un rôle précis dans la narration, comme s’il la saturait, explorant systématiquement le champ lexical pour les races de chevaux, leur dénomination dans toutes les catégories de la société, la couleur de leur robe, leur harnachement, leurs allures, etc. Alors que “ buvant dans son blanc ” (284), est expliqué à l’intérieur d’une notice du Robert : “ Cheval qui boit dans le blanc, qui boit son blanc, qui a le tour de la bouche blanc ”, “ monter long ” (293), qui caractérise la manière dont le cavalier règle la longueur de ses étrivières par opposition au jockey, demande des lectures complémentaires ou une pratique de la chose. Quant à “ liste en tête ” (284), qui désigne une bande de poils blancs sur les naseaux, expression glosée par le Robert qui renvoie justement à cet exemple de Claude Simon, il faut avoir l’œil bien exercé pour la relever.
Les mêmes observations vaudraient pour le vocabulaire militaire ou le lexique des couleurs, tout ce qui, en somme, est considéré comme spécialisé. Il est indispensable d’y joindre, sinon l’explication (car le contexte est assez éclairant), du moins la provenance de certains régionalismes, tels que “ les chiens ont mangé la boue ” (9), expression ardennaise dénotant un froid intense ; la “ gonfle ” (133), renvoyant indirectement à Roger Martin du Gard ; “ Flahutes ” (289) désignant autrefois les cyclistes flamands dans le Tour de France.
Ce dernier exemple nous conduit d’emblée à tout ce vocabulaire qui figure encore dans les dictionnaires courants, mais dont le référent a disparu ou s’est modifié considérablement, à tel point qu’il y faudrait plus qu’une note, tout un chapitre d’histoire culturelle. Que sait-on des “ assignats ” et des “ billets à ordre ”, des “ baleines ” et du “ cache-corset ”, de la “ robe à crevés ” et, davantage encore, de la signification profonde de “ chlorotiques ” (188) évoquant les pâles couleurs, maladie romantique par excellence ? Je me demande quel sens le lecteur attribuera spontanément à la mention d’un “ Frisé ” (216) dans ce roman qui prend soin de ne jamais nommer l’ennemi !
Avec cette majuscule, nous abordons la catégorie des noms propres, pour lesquels il serait facile d’appliquer la règle initiale : n’exigent un commentaire que les termes ne figurant pas (ou plus) dans le Petit Larousse actuel. Mais, aussitôt formulée, la norme souffre de nombreuses exceptions : le Dictionnaire des Misérables proposé par Hubert de Phalèseviii devait-il s’abstenir de mentionner tous les officiers généraux français de la République et de l’Empire, au prétexte qu’ils bénéficient d’une notice dans cet ouvrage de tradition républicaine, alors que, bien entendu, leurs homologues anglais n’y sont point ?
En fait, c’est là le point obscur de l’édition critique. Dans ses Techniques de la critique et de l’histoire littéraires, le très méticuleux Gustave Rudlerix ne dit rien de cette question centrale, qui fit pourtant la force des éditions critiques du siècle passé, et le protocole de la collection de la Pléiade que son directeur, Pierre Buge, voulut bien me communiquer il y a quelques années, n’en souffle mot. C’est dire combien chaque commentateur est livré à son intuition, à l’image qu’il se fait du destinataire de son travail, au sentiment qu’il a du connu et de l’inconnu.
Le repérage automatique de ces noms propres, leur mise en série nous permet surtout de mettre en évidence les strates culturelles de référence, de sorte que, selon le public postulé, on peut accorder une note aux noms d’origine mythologique, biblique, historique ou littéraire. Dans ce cas, l’important est d’être cohérent et de traiter de chaque ensemble.
Vient enfin la véritable néologie, enrichissement de la langue par dérivation, évolution sémantique ou création absolue. En bonne logique, c’est le seul aspect du récit qui demande un commentaire précis de la part du compilateur, lequel, connaissant parfaitement toute l’œuvre de son auteur, est capable de dire dans quelle mesure il fait preuve d’originalité par rapport à la pratique scripturale de son temps.
Formés par glissement de catégorie grammaticale, les adverbes et adjectifs “ ancestralement ” (11, 294), “ incoerciblement ” (160), “ intouchées ” (161), signalés comme “ rares ” dans les dictionnaires, peuvent être tenus pour de vrais hapax, dans la mesure où ils ne figurent pas dans le corpus témoin de Frantext et font, en revanche, partie de la parole simonienne. De même les adjectifs en -esque : “ babelesque ” (56), “ boy-scoutesque ” (176), “ donquichottesque ” (23), “ fourmillesque ” (53), formés sur le modèle de “ guignolesque ”, sur lesquels Patrick Rebollar a déjà attiré l’attentionx. Ils n’ont pas tous été forgés par Claude Simon, mais au moins deux d’entre eux font partie de son idiosyncrasie ; ce sont de ces mots qui signent une œuvre.
Une seconde variété d’hapax est formée par glissement sémantique ou par emprunt : “ corrodante ” (65), “ disgraciado ” (115), “ impolluable ” (139), impollué (66, 139, 144). Ici encore, une note s’impose. Non que la plupart de ces mots ne puissent être compris à l’aide d’un outil lexicographique, mais parce qu’il importe de savoir de quel domaine ils proviennent, et le sens spécifique que Claude Simon leur attribue dans son propre langage.
Les créations lexicales absolues sont évidemment très rares. Dans l’exemple étudié, mis à part les mots composés : “ espace-profondeur ” (82), “ gentilhomme-farmer ” (188), “ homme-cheval ” (69), dont le sens s’éclaire par le contexte, je ne retiendrai que deux vocables : “ effusionniste ” (189, 264), habituder (293). Le premier ironise sur la philosophie de Rousseau, et le second, qui semble un lapsus mais est une contribution véritable à l’évolution de la langue, pourrait bien nous éviter une périphrase.
À l’heure où les éditions critiques des œuvres dites “ classiques ” se multiplient, au point que le moindre volume en format de poche contient autant d’informations sur le texte que des éditions savantes telles que la collection des Grands Écrivains de la France, les Classiques Garnier ou la Bibliothèque de la Pléiade, se poser la question de savoir ce qu’il est nécessaire d’annoter relève de l’impensé critique.
Pourtant, dans sa pratique quotidienne, chacun sait ce qu’il convient de faire : l’éditeur connaît ses limites (imposées, peut-être, par le prix de revient du volume) ; le pédagogue pressent ce que son auditoire n’a pu percevoir du texte parce que cela n’entre pas dans ses catégories mentales ; le lecteur, qui est loin d’être un consommateur passif, se doute bien des éclairages qu’il lui faudrait concentrer pour saisir toute l’œuvre et s’adonner à son vice impuni. Mais chacun des partenaires fait comme si tout était déjà codifié, comme s’il n’y avait plus rien à y redire, comme si le travail de tous n’avait pas de prix, je veux dire de valeur intrinsèque.
Quelles seraient donc aujourd’hui, dans l’édition critique contemporaine, les fonctions de l’annotation des mots difficiles ?
Au plan formel, la tradition philologique, transmutée en linguistique, ayant pour objet de montrer le système de la parole singulière, indique la voie : elle signale et explique les variations de tous ordres, marque les transferts d’un niveau de langue à l’autre, les usages spécifiques, le traitement qu’un auteur donné impose à la langue.
Sur le fond, le plus ténu, le plus difficile à circonscrire, il faut bien le reconnaître, l’annotation vise, globalement, à restituer la référence perduexi ou, plus précisément, à établir le système de l’auteur, à un moment donné, sur le plan interne, à travers l’ensemble de sa production ; sur le plan externe, par rapport à son univers de référence, qu’il appartienne au vaste monde ou à ce qui lui est consubstantiel, le monde livresque, intertextuel pour tout dire. Il importe donc de posséder un glossaire (autant que possible numérisé) des œuvres complètes de l’auteur, afin de pouvoir déterminer l’usage qu’il fait de telle ou telle création verbale, de même qu’il faut pouvoir la rapporter à un corpus pertinent de textes du même genre, à la même époque. C’est ainsi, me semble-t-il, que “ les mots difficiles ”, dont on a vu qu’ils ne se réduisaient pas à des innovations sauvages, pourront être domestiqués.
Au vrai, si une telle pratique n’a jamais été théorisée, en dépit de sa nécessité concrète, c’est peut-être parce que le public a encore à l’oreille les ukases des surréalistes à l’encontre des commentateurs. Il serait temps de réagir.
i. Sur cette question, se reporter aux travaux de Georges Gougenheim et al., L’Élaboration du français fondamental, Credif, 1951 et 1964.
ii. Voir mon article “ Hubert de Phalèse’s Method ”, Literary & Linguistic Computing, Oxford, Vol. 10, n° 2, 1995, pp. 129-134, repris en français dans : Henri Béhar, La Littérature et son golem, Paris, Honoré Champion, 1996, coll. Travaux de linguistique quantitative, n° 58, pp. 151-162.
iii. Hubert de Phalèse est le nom collectif adopté par une équipe de recherche de l’université Paris III. Il a neuf titres à son actif, édités dans la collection Cap’agreg chez Nizet.
iv. Tout au long de cet article, je me réfère à : Claude Simon, La Route des Flandres (1960), Éditions de Minuit, coll. “ Double ”, tirage de 1997.
v. Produit de la firme Diagonal, version 2.2, 1997.
vi. Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997, pp. 54-55.
vii. Id., ibid. p. 46.
viii. Hubert de Phalèse, Dictionnaire des Misérables, Nizet, 1994, 160 p.
ix. Gustave Rudler, Techniques de la critique et de l’histoire littéraires, Oxford, 1923, 204 p. reprint chez Slatkine, 1979, coll. “ Ressources ”.
x. Voir : Patrick Rebollar, “ Simonesque, sur quelques adjectifs dans l’œuvre de Claude Simon ”, Le Texte, un objet d’études interdisciplinaires, Paris, Presses de l’Université Paris VIII, 1994, partiellement repris dans : Hubert de Phalèse, Code de La Route…, op. cit. pp. 44-45.
xi. Sur ce point, on lira avec profit la très lucide approche de Jean-Pierre Goldenstein, “ Référence parler : le retour du refoulé… ”, Pratiques, n° 93, mars 1997, pp.73-87.
Lire :
Claude Simon, La Route des Flandres (1960), Éditions de Minuit, coll. “ Double ”.
Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997.
Prolongements :
voir la MAIF, éditrice de répertoires des mots difficiles :