MÉLUSINE

Vitrac journaliste

COMMUNICATIONS/ARTICLES

ROGER VITRAC, CHRONIQUEUR HUMORISTIQUE

Henri BÉHAR

Connu comme poète, auteur dramatique et scénariste, Roger Vitrac ne l’est pas particulièrement comme journaliste, métier qu’il n’a pas véritablement exercé. Pourtant, ayant participé à la fondation de la revue Aventure (trois livraisons de novembre 1921 à janvier 1922), il n’hésita pas à s’en proclamer le directeur pour faire partie du comité organisateur du Congrès de Paris « pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne ». Cette occasion lui valut l’amitié d’André Breton. Dès lors, il prit part à toutes les activités du groupe qui n’allait pas tarder à se proclamer « surréaliste », dont il fut le premier exclu en septembre 1925, apprenant son exclusion définitive, en des termes outrageants, par le Second Manifeste du surréalisme. Quelles que fussent les raisons de cette éviction, il es certain que ses contributions journalistiques durant toute l’année 1923 à la presse de gauche n’en furent pas la cause, loin de là ! Par la suite, Vitrac a publié quelques papiers isolés dans Comoedia, Paris-Journal, Le Journal littéraire, L’Intransigeant ; quatre articles axés sur le théâtre dans le journal artistique de Tériade, La Bête noire ; une dizaine de billets dans Paris-Soir en 1938 ; et il a tenu une chronique sur le cinéma dans L’Écran Français en 1946. Au total, pour autant que je les aie tous repérés, moins d’une centaine de billets publiés dans les gazettes, à l’exclusion des revues plus spécialement littéraires et artistiques. Ils ont été, pour l’essentiel, rassemblés par Jean-Pierre Han dans trois volumes : pour le domaine littéraire, Champ de bataille, Rougerie, 1975, 122 p. ; pour le champ cinématographique, Re-tour de manivelle, Rougerie, 1976, 102 p. En principe (1), n’y figurent pas les textes parus en revue, non plus que les articles du Voyage en Grèce, pourtant essentiels à la compréhension du personnage, tandis que le recueil de ses écrits sur l’art, L’Enlèvement des Sabines, Deyrolle, 1990, 126 p., constitué d’articles donnés à des revues telles que Documents, Les Cahiers d’art et même à un quotidien comme L’Intransigeant démontre, quasiment par l’absurde, combien, chez Vitrac, cette séparation entre journaux et revues littéraires manque de pertinence. À preuve l’article de Visages du monde cité en appendice. À parcourir rapidement ces recueils, on est frappé par leur cohérence interne, chacun dans la matière qu’ils abordent, et par l’assurance, mainte fois répétée par Vitrac, qu’il n’est pas un critique spécialisé (ni littéraire, ni artistique, ni cinématographique). Quel curieux journaliste il fait, qui ne commente pas l’actualité, aborde à peine, et de manière oblique, les événements récents! En somme, c’est un chroniqueur désireux de parvenir à « une science humoristique (2) », s’efforçant d’extraire du présent quotidien une vérité plaisante, de caractère intemporel : « Restons actuels sans faire de l’actualité, écrit-il. Être actuel, c’est résister à l’actualité pour lui permettre de se métamorphoser un jour. Car si l’actualité meurt obstinément avec les éphémères, l’actuel, comme le Phœnix, renaît indéfiniment de ses cendres (3). » Ayant, par ailleurs, analysé ses articles de L’Écran français et son activité de scénariste (4), et pour rester dans le cadre imposé par ce dossier, je me bornerai à examiner l’activité journalistique de Vitrac uniquement durant la période 1922-1923, laissant à d’autres le soin d’étudier ses commentaires sur l’art qui, au demeurant, impliquent une approche différente.

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La famille Vitrac était originaire du Lot, département dont le grand homme était Louis-Jean Malvy, député radical-socialiste de 1906 à 1919. Celui-ci avait procuré un emploi parisien au père de Roger. Ministre de l’Intérieur du gouvernement Viviani, accusé de défaitisme, il fut attaqué par la droite. Traduit en Haute Cour le 6 août 1918, il fut condamné pour « forfaiture » à cinq ans de bannissement. Amnistié, il fut aussi vite renvoyé à la Chambre des députés par ses électeurs et connut à nouveau les honneurs du pouvoir. Durant ses épreuves, le soutien d’un journaliste ne lui avait jamais manqué, celui d’Henri Fabre, directeur de deux publications fortement complémentaires. Fabre avait d’abord fondé Les Hommes du jour, Annales politiques, sociales, littéraires et artistiques (1908- 1939), hebdomadaire qui se caractérisait par ses portraits au vitriol des parlementaires et parlementeurs. Puis en février 1916 il avait créé Le Journal du Peuple, politique, littéraire, esthétique et social. D’abord quotidien du matin, puis hebdomadaire jusqu’en 1929 (date à laquelle il fut absorbé par Les Hommes du jour), de tendance socialiste et anarchiste, réunissant de grandes plumes (Henry Torrès, Victor Méric, Bernard Lecache, Alexandre Blanc), ce journal atteignit un tirage de 40.000 exemplaires en 1917. Ouvert aux « bolchevistes » dès 1917, rallié à la IIIe Internationale au Congrès de Tours en 1920, Fabre pensa garder l’autonomie de son journal, mais il fut exclu du Parti communiste en mai 1922. Il n’en poursuivit pas moins la publication du Journal du Peuple, alternant avec celle des Hommes du jour. Sur les instances de Malvy (5), Fabre accepta de faire entrer Roger Vitrac dans ses journaux, de telle sorte que celui-ci devint l’un des rares Dada à écrire régulièrement, du 15 décembre 1922 au 15 décembre 1923, dans la presse de gauche! Certes, ses articles n’avaient aucune coloration politique, et ils semblent avoir été distribués dans chacun de ces deux périodiques en fonction de l’espace disponible plutôt que pour des raisons de principe. Du moins procuraient-ils au jeune homme l’argent de poche nécessaire pour tenir son rang parmi les membres du groupe de Littérature, et lui permettaient-ils de se faire le héraut du surréalisme naissant et de ses plus remarquables animateurs.

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Tandis que Jean Madelaigue, Renée Dunan, Lucien Blumenfeld tiennent la chronique des livres et Paul Reboux celle des théâtres, les articles que Vitrac confie au Journal du Peuple et aux Hommes du jour traitent essentiellement de la littérature en voie d’émergence dans les laboratoires de l’avant-garde, dont il se fait le porte parole, parfois allusivement et non sans quelque obscurité. On ne saurait trouver aucun rapport entre la ligne de l’hebdomadaire et la teneur de ces billets sur la dernière manifestation dada, une mystification littéraire, le portrait d’un artiste, une exposition, la représentation de Locus Solus, l’anniversaire de la mort d’un poète, la publication du Bon Apôtre de Soupault, etc., si ce n’est leur commune marginalité, une certaine forme d’anarchisme. Ils constituent trois catégories distinctes : interviews, évocations des œuvres d’auteurs de référence, essais d’humeur personnelle. Disposant d’une totale liberté, le jeune journaliste se plaît à interroger ses amis les plus proches, représentatifs de la jeune génération : Breton, Tzara, Picabia, lui-même pour finir (à défaut des anciens, Paul Valéry, Valery Larbaud, Maurice Barrès, André Gide, Jules Romains qui lui ont fait faux bond). Son propos est clair : il entend poursuivre l’enquête ouverte par la revue Littérature, « pourquoi écrivez-vous ? », en s’efforçant de dissiper les réponses équivoques, sans prendre parti ni conclure, se contentant de retrouver chez ses interlocuteurs «de merveilleuses mécaniques humaines (6) ». Le premier d’entre eux, qu’il ne se cache pas d’admirer, est André Breton, dont il annonce le retrait littéraire à brève échéance, en compagnie de Paul Éluard et de Robert Desnos (7). L’information est d’importance et mérite d’être détaillée. En avril 1923, Breton estime la partie « absolument perdue ». L’ancien jeu littéraire a repris le dessus avec des œuvres telles que celles de Cocteau, de Morand, de Rivière et même le retour de Valéry (naguère si admiré !). Si la guerre a pu libérer certaines forces visant à ruiner l’idée même de littérature, celles-ci ont engendré une réaction insurmontable, et le public ne suit plus. Littérature n’aura bientôt plus de lecteurs et cessera de paraître. En somme, Breton renonce à toute ambition, il désespère de tout, sauf de « l’amour le plus déréglé ». La semaine suivante, l’attitude de Tzara, quoique marquée par l’individualisme, n’est pas si éloignée. En l’interrogeant, Vitrac brosse un portrait en creux du fondateur du Mouvement Dada, non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être à ses yeux ou à ceux du public (8). Et celui-ci ne manque pas de lui donner ironiquement satisfaction en s’avouant arriviste, cultivant ses trois vices jusqu’à leurs dernières limites : « l’amour, l’argent, la poésie». Retenons cette définition de la poésie comme « moyen de communiquer une certaine quantité d’humanité, d’éléments de vie que l’on a en soi ». Il a tourné la page de Dada, qu’il considère comme une aventure purement personnelle, la matérialisation de son dégoût. Ce mouvement peut se flatter d’avoir introduit dans la vie « l’indifférence active, le je m’en foutisme actuel, la spontanéité et la relativité ». Au passage, il répond indirectement à Breton qui trouvait que tous les mouvements advenus depuis la guerre reposaient sur un fond commun, en rappelant que Dada n’a jamais été qu’une protestation. Quant à détruire la littérature, il n’y voit pas de meilleure solution que de la combattre de l’intérieur par ses propres moyens, pour sauver l’essentiel, qui est la poésie. C’est à quoi il entend désormais consacrer sa vie, ne serait-ce qu’en publiant De nos oiseaux, recueil qu’il montre au journaliste et qui ne sera diffusé qu’en 1929 ! Nettement plus bref et de caractère plus anecdotique, l’entretien avec Francis Picabia ne laisse pas d’être provocateur, si dire la vérité peut être considéré comme une provocation! Rencontré à l’occasion d’une exposition de ses Espagnoles, le peintre avoue exposer par souci de publicité, peindre pour vendre, et conseille le scandale à des fins de promotion. Le second entretien est un chef d’œuvre de désinvolture : à son habitude, le peintre enchaîne les aphorismes, tout prêt à se contredire à la respiration suivante. Il s’active pour se désennuyer, considère que la poésie n’existe pas, qu’il y aura toujours un modernisme, autant que le besoin d’art, que le dadaïsme ne lui a servi qu’à « faire des hommes », que la variété est le plus bel élément de la vie (9). Humour, provocation ou naïveté, Vitrac n’hésite pas à s’interroger lui- même (10). S’adressant la question fondamentale, il avoue, à l’instar de Tzara, écrire naturellement, comme on parle, sans avoir de message à délivrer. Cette inutilité de la littérature implique une gratuité totale, sauf à masquer la peur du suicide. Pour lui, il y a loin de la coupe aux lèvres, ou plutôt de la pensée à l’œuvre. S’interrogeant sur cette déperdition de sens, il pense que seuls de très grands poètes comme Mallarmé ou Rimbaud (auxquels il est loin de s’égaler) ont pu remonter à la source, l’un pour révéler son impuissance, l’autre, par illumination, aboutissant à une fièvre infernale. Son objectif est donc de prouver la puissance du langage en sondant le mystère des mots, d’atteindre au plus profond de son moi, passé les couches de l’inconscient, pour aboutir à « une mystique nue ». Dans la même série, le cas de Jacques Rivière, répondant par écrit à la place de Jean Paulhan, que Vitrac avait fréquenté en 1921 lors de la préparation du Congrès de Paris, mérite une attention particulière. Il témoigne du fait que le directeur de la Nouvelle Revue Française entendait bien garder la haute main sur la revue, attestant par là-même combien Vitrac et Le Journal du Peuple pouvaient être pris au sérieux. Rivière y apprécie Dada comme « une liquidation définitive de la conception romantique (11) » latente dans toute la littérature européenne, qu’il voit désormais sous le signe de la relativité, à l’exemple de l’œuvre de Proust. Quant au programme de la NRF, « aussi peu dogmatique que possible », il consiste à accueillir également le « modernisme » d’une part, la réalité intérieure d’autre part. La jeune littérature se livre un combat auquel la NRF ne peut rester indifférente, s’offrant comme terrain de bataille, sachant que la sélection naturelle finira par opérer. Il ne fait pas de doute que Jacques Rivière pense ici à Breton et Aragon, nommés dans son article « Reconnaissance à Dada » du 1er août 1920. Connaissant ce combat de l’intérieur, Vitrac précise à ses lecteurs que le terme Dada utilisé par son interlocuteur n’a plus le même sens aujourd’hui, se réservant de revenir sur l’interview dans un article futur. Celui-ci paraîtra neuf mois plus tard dans Paris-Journal. Sous le titre vivement polémique « Jacques la faiblesse directeur de la NRF », Vitrac accuse Rivière de se contredire d’un entretien à l’autre, et surtout de n’avoir rien fait pour les précurseurs du courant surréaliste (les Rimbaud, Lautréamont, Roussel, etc.). Pour finir, il le traite de positiviste qui s’ignore, dont le grand poète serait Valéry, « un poète fabriqué de toutes pièces (12) ». Le jeune Vitrac aurait eu assez de talent pour appliquer son questionnaire à des auteurs morts, mais il a préféré donner à ses lecteurs une présentation cursive de ses modèles en littérature et au théâtre, Apollinaire, Jarry, ou Roussel. Intitulé « La mort au public », son premier article dans Les Hommes du jour (30décembre 1922) rendait compte longuement de l’adaptation théâtrale de Locus Solus. Certes, tous les journaux parisiens avaient parlé de la fortune dépensée par Raymond Roussel pour cette série de représentations au Théâtre Antoine, mais Vitrac n’hésitait pas à prendre le public à parti : « Quoiqu’il n’y ait pas d’expériences et que les relations de cause à effets donnent des résultats aussi stériles que l’omelette dont ne sortira jamais le poulet, c’est la dernière fois que je m’embarrasse d’avoir vu le public virer au rouge. » Et de surenchérir avec verve : « Lorsque je dis le public je n’exclus personne et je désigne en particulier les lettrés et cette mousse cérébrale dont ils se servent pour faire la barbe et qu’on appelle critique. » Ne cherchons point d’argumentation là où il n’y a qu’enthousiasme pour les inventions rousselliennes, émerauds, rails en mou de veau, aqua micans, langues de perroquets greffées sur des poissons, davier de nickel fabriqué pour la circonstance. À l’opposé, l’article sur «Le théâtre d’Apollinaire» publié dans Comoedia (3 novembre 1923) pour le cinquième anniversaire de la mort du poète, est un modèle de clarté pédagogique, comme si, changeant de support, Vitrac voulait s’adapter à un plus large public. Il est vrai qu’il y cite longuement le prince des journalistes, Gaston Picard, et les vers de mirliton des Mamelles de Tirésias. S’interrogeant sur la signification de la pièce, il ne croit pas aux vertus patriotiques revendiquées par l’auteur, se tournant plutôt vers la farce médiévale transposée à souhait, les scies d’atelier. Il relate très sérieusement la création, concluant qu’Apollinaire à fait école, ouvrant bien des portes qu’on s’est empressé de refermer. Mais le véritable maître de Vitrac reste Alfred Jarry, auquel il ne consacre pas moins de trois articles dans les hebdomadaires d’Henri Fabre (13). N’attendons pas une explication méthodique de la pataphysique dans l’article du même nom, à l’occasion de la republication de Faustroll. À la manière d’Aragon, Vitrac se lance avec brio dans la critique synthétique, évoquant allusivement et de manière concentrée non le propos du volume dont il traite mais ses préoccupations scientifiques : « Les carrières de nicotins s’ouvraient en fleurs sublimées, trèfles rouges où grouillaient les moelles épinières des adolescents comme les cordages d’un navire de mercure. » Le lecteur de Vitrac y reconnaîtra le ton de Connaissance de la mort. Prenant prétexte de l’anniversaire de la mort de l’inventeur d’Ubu, Vitrac lui consacre ensuite une belle rétrospective sur l’ensemble de ses œuvres. Ayant connu, comme lui, un professeur particulièrement grotesque et méchant, il pense que Jarry s’en est libéré en créant le fantoche du Père Ubu, auquel il n’a cessé de s’identifier par la suite. Puis il commente Faustroll, Le Surmâle, insistant notamment sur L’Amour absolu, ouvrage totalement introuvable à l’époque. Enfin, il commémore la mort de Jarry par une saynète à la manière des Almanachs du Père Ubu. Les lecteurs de gauche et d’extrême gauche comprenaient-ils, appréciaient-ils ces brèves présentations de Roussel, Cocteau, Chirico, ou Picabia ; la relation de la dernière soirée Dada, perturbée par André Breton et ses amis ; la célébration sans concession de la pataphysique et de l’amour absolu ? Il est permis d’en douter. Bien qu’en ce temps là l’écriture journalistique ait été plus libre, moins codifiée que de nos jours, il faut cependant croire que de telles prouesses provoquèrent une réaction dans ces hebdomadaires qui se passèrent de la prose vitracienne. Est-ce la maturité, la conséquence du temps ? Vitrac semble avoir tiré la leçon des effets perturbateurs de sa critique synthétique, car ses contributions ponctuelles à d’autres organes me semblent plus informatives, plus rigoureuses, plus explicites. J’en retiendrai trois qui, d’une certaine façon, explicitent sa conception du surréalisme. « Les mystères du rêve » parut dans Comoedia le 1er janvier 1925 ; « Le monologue intérieur et le surréalisme » dans le même quotidien le 17 mars 1925 ; plus tardif, « L’esprit moderne » fut confié à L’Intransigeant du 17 mars 1931 (14). Partant d’une réflexion philologique sur l’usage respectif des termes « songe » et « rêve », Vitrac définit le songe comme « un rêve discipliné », vraisemblable, ne laissant place qu’à une seule interprétation. En revanche, le surréalisme naissant demande que la vie subisse les effets du rêve, à l’instar du Songe de Strindberg, qu’il tient pour le premier drame constitué d’un bout à l’autre par un rêve. Son analyse révèle l’âme intime des personnages, et l’ensemble est, selon lui, le langage exact du rêve. On ne s’étonnera pas que, par la suite, le Théâtre Alfred-Jarry (animé par Artaud et Vitrac) ait monté cette pièce, pour la première fois en France, au cours de son 3e spectacle en juin 1928 ! Dans la même veine, l’article sur le monologue intérieur part de l’expression triviale « tout ce qui passe par la tête » qu’il rapproche de la découverte de l’écriture automatique par Breton et Soupault avec Les Champs magnétiques. Finie certes l’angoisse de la page blanche, mais la pratique doit être un moyen d’investigation, alors que le monologue intérieur tel qu’il était pratiqué par Édouard Dujardin dans Les Lauriers sont coupés, n’est porteur que de mots, sans images. Ce n’est en somme qu’un soliloque, alors qu’il faudrait rendre compte des images du rêve. Or, celui-ci « peut se raconter grâce aux architectures monstrueuses qui ne sont guère que les mots revenus à l’état sauvage. » La suite est un vivant plaidoyer pour le surréalisme, faisant écho à la préface de La Révolution surréaliste, à laquelle Vitrac lui-même a collaboré. Quelques années plus tard, « L’esprit moderne » évoque les réunions des différents directeurs de revues, à l’initiative de Breton, pour tenter de définir cet esprit commun. Vitrac regrette qu’il n’en soit rien resté, mais il explique l’échec de cette tentative par le fait qu’un tel phénomène n’a jamais existé que dans les premières années du siècle, jusqu’à la guerre, le symbole en étant La Dame au fauteuil (1914) de Picasso, que les peintres surréalistes n’ont pas poursuivi, à l’exception peut-être de Miró.

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On trouve un prolongement et un écho assez inattendus de cette collaboration journalistique dans une pièce de théâtre en quatre actes de Vitrac, Le Camelot, montée par Dullin à l’Atelier en 1936, avec Georgius dans le rôle principal. Par delà la farce et la volonté de divertir, j’y vois, pour ma part, un témoignage sur les mœurs des diurnales. Ayant fréquenté de très près les milieux journalistiques, ayant médité l’histoire de la presse en cette époque agitée par des faits-divers politico-financiers, Vitrac en a fait le ressort de sa comédie. Après avoir conçu une esthétique dramatique d’ordre surréaliste, résumée dans la formule du « Théâtre de l’incendie », Vitrac voulut peindre « la Vie comme elle est ». Et, de fait, l’imagination du dramaturge s’est nourrie d’événements précis (l’affaire Stavisky est dans tous les esprits). À propos du Lapin, le journal lancé par le Camelot et ses amis, on évoquera tel hebdomadaire satirique, toujours actif, dont le premier éditorial, le 10 septembre 1915, annonçait : « Enfin, Le Canard enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes ». Mais on pourra, à plus juste titre, comparer son paradoxal succès à celui de son exact contemporain, Le Merle blanc, qui prônait le même esprit caustique. Fondé en 1919, il était vendu à plus de 800 000 exemplaires en 1924 quand son fondateur, Eugène Merle, le saborda en vue de nouvelles entreprises, telles que Paris- Soir. Coulé par le « consortium » des cinq plus grands titres alliés à l’Agence Havas et aux Messageries Hachette, il lança en 1927 Paris- Matinal, offrant à ses abonnés des primes représentant trois ou quatre fois le prix de la souscription (tout comme le Camelot avec sa tombola), en payant la marchandise par des insertions publicitaires. Est-il nécessaire de préciser que Vitrac vécut avec Léo Merle (l’épouse de cet ingénieux magnat de presse) de 1933 à 1948, et qu’il put ainsi connaître tous ses tours ? Informé à la bonne source, l’auteur dramatique se contente de mettre en évidence les mécanismes de la presse de l’époque, soumise aux intérêts privés, subventionnée par les caisses noires des ministères ou des partis, recevant informations et subsides des officines patronales telles que le Centre de propagande des Républicains nationaux, dirigé par Henri de Kérillis, journaliste à L’Écho de Paris (auquel le Camelot fait référence sous le nom de Kirikilis), et qui n’alimentait pas moins de trois cents journaux ! Comique avant tout, Vitrac se défend de vouloir mettre à mal les usages de la IIIe République. Il ne fait que prolonger un principe d’ironie indiqué par le jeune Victor jouant avec le Général idiot (dans Victor ou Les Enfants au pouvoir) consistant, pour se faire entendre, à toujours dire le contraire de ce qu’il pense. Et la vie est ainsi faite que cette dénégation touche juste! Comme Victor, le Camelot tient les fils de tous les personnages, des marionnettes qu’il manipule à sa guise, jusqu’à son propre escamotage final.

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Même si la profession de journaliste durant l’entre-deux guerres n’était pas réglementée comme elle l’est aujourd’hui, et s’il était plus facile d’y gagner sa vie, tout bien pesé, Roger Vitrac ne fut qu’un chroniqueur occasionnel, un pigiste au Journal du Peuple. Fut-il remarqué par ses pairs à l’époque ? On ne saurait le dire, mais, arrivant entre la disparition de Dada et la proclamation du surréalisme, sa série d’interviews reste une contribution irremplaçable, à ce titre rééditée dans les œuvres complètes de Breton et de Tzara. Il ne se contenta pas d’accueillir les propos soigneusement pesés de Jacques Rivière, n’hésitant pas à les contester. Inversement, il se fit l’écho des productions de ses amis, ne ménageant pas son enthousiasme pour Roussel, Jarry ou Picabia. Le moins qu’on puisse dire est que, s’adressant à un lectorat supposé populaire, il ne lui fit aucune concession, à la différence des critiques littéraires de L’Humanité, « inutilement crétinisante » selon Breton. Ce fut peut-être la cause de son éviction, mais il y gagna de pouvoir publier ponctuellement son point de vue dans des journaux de plus grande audience. Son style alerte, sa verve, son détachement apparent, ses propos humoristiques y furent pour beaucoup.

UNIVERSITÉ PARIS III SORBONNE NOUVELLE

  1. En principe seulement, puisque le premier reprend quelques articles publiés initialement dans Aventure, Littérature, La Revue européenne, La NRF.
  2. R. Vitrac, « Chambre ouverte », Les Hommes du jour, 28 avril 1923, Champ de bataille, p. 46.
  3. R. Vitrac, « Actualité 46 », L’Écran français, 9 janvier 1946, Re-tour de manivelle, p. 17.
  4. Cf. H. Béhar, « Le cinéma de Roger Vitrac », Université de Siegen (à paraître).
  5. C’est l’homme politique que R. Vitrac admire en politique dans le jeu des préférences publié par la revue Littérature, nouvelle série, n° 2, 1er avril 1922, p. 4.
  6. R. Vitrac, « Mise en confiance », Le Journal du Peuple, 31 mars 1923, Champ de bataille, p. 30.
  7. R. Vitrac, « André Breton n’écrira plus », Le Journal du Peuple, 7 avril 1923, Champ de bataille, pp. 31-34.
  8. Roger Vitrac, « Tristan Tzara va cultiver ses vices », Le Journal du Peuple, 14 avril 1923, Champ de bataille, pp. 35-38.
  9. R. Vitrac, « Exposition René Picabia », Les Hommes du jour, 19 mai 1923 ; « F. Picabia évêque », Le Journal du Peuple, 9 juin 1923, Champ de bataille, p. 49 et pp. 56-58.
  10. R. Vitrac, « Roger Vidrac », Le Journal du Peuple, 26 mai 1923, Champ de bataille, pp. 52- 55. La coquille du titre ne saurait passer pour un leurre.
  11. Roger Vitrac, « La NRF champ de bataille », Le Journal du Peuple, 21 avril 1923, Champ de bataille, p. 40.
  12. R. Vitrac, « Jacques la faiblesse directeur de la NRF », Paris-Journal, 21 décembre 1923, Champ de bataille, p. 98.
  13. R. Vitrac, « Pataphysique », Le Journal du Peuple, 13 octobre 1923 ; « Jarry », ibid., 3 novembre 1923 ; « Un jour sans homme », Les Hommes du jour, 10 novembre 1923. Champ de bataille, p. 66, 74, 84 sq.
  14. Les deux premiers repris dans Champ de bataille, p. 107 et p. 113 ; le dernier dans L’Enlèvement des Sabines, p. 111.

DEUX HEURES DU MATIN, AUX HALLES

Roger VITRAC

J’ai habité pendant près de quinze ans, rue de Palestro, au 17. Le 17, comme disaient les locataires qui se connaissaient tous, depuis la concierge jusqu’à ceux du dernier étage où logeait un ouvrier qui travaillait dans une usine d’automobiles à Suresnes. Il y avait, il y a peut- être encore, un marchand de parapluies, un marchand de cartes postales, une clinique, quelques employés, un comédien et sa compagne, tous deux choristes à la Gaîté-lyrique. Enfin le petit monde de Paris qui travaille, s’amuse à peu de frais et passe la vie sans éclat, victime seulement des éclats de la vie. Le Coup de Trafalgar doit beaucoup à tous ces personnages. Mais il doit bien plus encore au quartier Bonne-Nouvelle. Étudiant, je n’aurais jamais quitté le quartier latin sans faire un crochet par les Halles. Dès le Châtelet, sur le coup de deux heures du matin, je me sentais invinciblement attiré par la cuisine en plein vent du Square des Innocents, où pour quelques sous je pouvais souper d’un sandwich à l’andouillette, avec beaucoup de frites et un filet de vinaigre. Au milieu de la population des Halles, je me sentais à l’aise et pour ainsi dire, dans mon élément. Le petit train à vapeur qui descendait du Luxembourg avec sa fumée blanche, laissant sur son passage une odeur de fraises et de framboises, m’apparaissait alors comme un génie charmant, une sorte de femme au chapeau nuageux, portant le deuil de campagnes endormies et traînant au lieu de chaînes, des traînes d’ombre où éclataient comme des fleurs de sureau, les soleils bleus des choux-fleurs, et les lunes mignardes des laitues et de l’escarole. C’était l’heure des rencontres les plus inattendues et des signes humains dont l’étrange alphabet engageait à une sourde volupté. Les halles se transformaient en un immense jardin. Non plus un jardin vivant, mais un jardin figé dans son agonie. Il lui restait tout juste le courage de durer jusqu’à l’anéantissement, jusqu’à l’heure où, par une dernière transition, il irait orner de fruits et de fleurs les boutiques des rues de Paris. On aurait dit qu’il mettait à ce dernier sacrifice toute sa dernière ardeur. Qu’il réunissait toutes les forces de la chlorophylle et des essences. C’était une émouvante inspiration de formes, de parfums, de couleurs et de cris. Dernière symphonie où d’étranges fantômes à bonnets de laine et à chapeaux de cuir passaient chargés des fardeaux les plus simples, les plus près de la terre et de ses chemins. Appels, silence et au-dessus de tout cela, comme un trille ou comme une respiration, le tintement électrique d’un convoi miniature, la buée blanche du percolateur. Dans ce monde de verrières et d’arcs électriques la nuit tombe avec prudence. Les bistros sont pleins de lueurs. Et à cette heure, la matière n’a pas beaucoup de consistance. Le calvados retrouve l’éclat de la pomme et de la mer, le vin se confond avec la lanterne rouge des maraîchers. Il y a du sang, de la tripe et des prairies sur le trottoir et les vêtements prennent cet aspect de lande et de labours parmi lesquels passent comme la rosée et les insectes, les bijoux et les regards des belles soupeuses. Rien de canaille. Seulement une immense sensation, une frileuse euphorie qui se manifeste par des outrances dans les gestes, par une exhibition de chair comme des éclaircies et par des chants autour d’un zinc où règne l’odeur du café et du cigare. De porte en porte le sac ou le cageot, le trognon de chou et la chevelure ironique de la carotte, attendent on ne sait quelle apparition. Tout est disposé au hasard pour la venue d’une fée ou d’un démon. Démons aux lèvres jointes, fées aux fichus dorés dans les miroirs des quarante chevaux. Et quelle architecture ! Cela fait penser au bazar de Damas, aux jardins suspendus, aux grottes marines ! Aux hallucinantes perspectives des rives. Ce sont des corridors de tendresse, des chambres d’amour. Il y a là le lyrisme, la comédie, et jusqu’aux coulisses sanglantes de la tragédie. Minotaure ! Sirènes ! Héros armés de tout l’arsenal du mystère : Bouchers ! Je crois bien que c’est là que l’attente d’événements sans proportions se confondait enfin avec la fatigue et que le brouillard du jour nous surprenait avec son fanal bleu et ses lingeries saumon. On rentrait. On se séparait. Mes amis passaient sous l’arc de triomphe, art nouveau du métro Etienne-Marcel et j’allais réveiller la malheureuse endormie au pas de ma porte, la pauvre infirme que je devais enjamber avant d’escalader les quatre étages au sommet desquels les draps ouverts de mon lit-divan se refermaient sur moi, tirés par des mains que je ne reconnaissais plus comme étant Les miennes. Le lendemain j’étais plein de remords, mais je pensais à Gérard de Nerval. Et ça me faisait du bien.


  1. Article paru dans Visages du Monde - Heures de Paris, n° 46, 15 juin 1937.

Lire : Roger Vitrac : Champ de bataille. Précédé de "Une poétique de combat" par Jean-Pierre Han. Mortemart Rougerie 1975. «  Ce recueil d'«articles» atteste à la fois la curiosité artistique sans bornes de l'auteur de la pièce fameuse "Victor ou Les Enfants au pouvoir", et la puissance époustouflante d'un style dans lequel rien n'est jamais attendu. Au mépris de toute convention, dénonçant les dogmes et les institutions, Vitrac, ici poète-journaliste, définitivement irréductible, exprime avec vigueur et courage des analyses qui se moquent des jugements dominants. Une fête pour l'intelligence. »


Lire : Roger Vitrac : Champ de bataille. Précédé de "Une poétique de combat" par Jean-Pierre Han. Mortemart Rougerie 1975. «  Ce recueil d'«articles» atteste à la fois la curiosité artistique sans bornes de l'auteur de la pièce fameuse "Victor ou Les Enfants au pouvoir", et la puissance époustouflante d'un style dans lequel rien n'est jamais attendu. Au mépris de toute convention, dénonçant les dogmes et les institutions, Vitrac, ici poète-journaliste, définitivement irréductible, exprime avec vigueur et courage des analyses qui se moquent des jugements dominants. Une fête pour l'intelligence. »