MÉLUSINE

Réponse à l'enquête sur Lautréamont

PASSAGE EN REVUES

Réponse à l’enquête « Que représentent pour vous Isidore Ducasse et l’oeuvre de Lautréamont ? », Les Cahiers Lautréamont, livraisons LXIX et LXX, 1er semestre 2004, pp. 45-46.

Au début de l’année 2004, Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), Président de la société des amis de Lautréamont et animateur des Cahiers du même nom, décida de recueilir les confidences de ses lecteurs sur leur rapport avec la personnalité d’Isidore Ducasse (auquel il avait consacré une biographie : Isidore Ducasse : auteur des “Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont”, Paris, éditions Fayard, 1998, 686 p. + 72 p. ill.), et surtout avec l’œuvre. Je donne ici ma réponse, en toutes lettres.

Versailles le 29 février 2004

À Jean-Jacques Lefrère

Cher Ami, Usant des moyens de communication les plus rapides, vous m’avez d’abord fait part de l’enquête que souhaitaient mener, avant leur fin programmée, Les Cahiers Lautréamont, à la manière du Disque vert, sur le Comte de Lautréamont. Comme je vous demandais de préciser la question, vous m’avez d’abord répondu que, volontairement, vous ne posiez pas de question, pour laisser chacun s’exprimer à sa guise. Mais une enquête littéraire sans interrogation, semblable au couteau sans lame dont manque le manche, serait-elle encore une enquête ? D’où la précision que vous me donnâtes dans la foulée : « Les Cahiers Lautréamont demandent ce que représentent pour vous Isidore Ducasse et l’œuvre du comte de Lautréamont. C'est vaste comme le vieil océan, mais peut se résumer à une page… » À partir de là, j’aurais dû me montrer satisfait et « saisir la plume qui va construire » ma réponse, comme de Maldoror le deuxième chant. Pourtant, un réflexe de chercheur, dont je ne puis me départir « sans que ce fût de vieillesse », m’a conduit à consulter le Disque vert pour voir en quels termes cette courageuse revue interrogeait les plus notoires de ses contemporains. Hélas ! il faut se rendre à l’évidence : si la publication du « Cas Lautréamont » dans Le Disque vert, n° 4, 1925, a pu faire date, avec des contributions de Gide, Crevel, Soupault, etc. et les opinions de Valéry, Thibaudet, Breton…, il faut bien convenir qu’on n’y trouve nulle trace de la question posée à l’initiative d’Henri Michaux, semble-t-il. La précédente livraison énonce bien certaines des interrogations auxquelles l’enquête devait répondre, sans pour autant nous communiquer les questions soumises aux intéressés. Nul doute qu’elles reprenaient celles-ci : « Son œuvre est-elle le résultat d’un procédé littéraire ? D’une réaction, d’une éducation spéciale ? D’un milieu, d’une influence quelconque ? S’agit-il de folie, comme l’affirmait Léon Bloy ? » On le voit, les termes de l’interrogation induisaient certaines réponses, et l’on ne saurait trop louer votre présente sagesse. En vérité, je ne saurais dire ce que représente pour moi l’œuvre d’Isidore Ducasse aujourd’hui sans évoquer la manière dont elle m’est parvenue, par la voix de Pierre Brasseur dans ce disque de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, accompagnant l’essai de Philippe Soupault. Et j’entends encore la voix grasse et satanique de l’interprète : « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. » Impossible de lire certaines strophes des Chants sans avoir à l’oreille les intonations du comédien. D’où ma suggestion : Les Cahiers Lautréamont ne pourraient-ils rééditer ce disque devenu mythique, selon moi ? Longtemps, par la suite, ma lecture de Lautréamont est demeurée une affaire privée, dont les « hommes qui ont été vertueux » n’ont pas à connaître. Jusqu’au jour où l’un de mes collègues, qui passait parmi nous pour un joyeux libertaire, s’est avisé de soutenir une thèse sur Isidore Ducasse, prétendant que celui-ci ne faisait qu’emprunter ses propos à M. Prud’homme. L’affirmation était un peu hénaurme, mais elle ne souleva aucune objection, je tiens à le souligner, de la part du jury. Soucieuse de ne pas rater le dernier bateau, la Sorbonne avalait tout, et elle en avait vu bien d’autres ! Nous eûmes de nombreuses conversations dans les couloirs de l’université avec cet essayiste provocateur, qui, suivant une méthode éprouvée, nous testait pour mettre au point ses réponses. Cependant, jamais il ne trouva rien à dire quand je lui envoyais aux gencives les admirables trouvailles de Lautréamont, le « poulpe au regard de soie », le « canard du doute aux lèvres de vermouth », et la magnifique litanie des « beau comme ». Des générations de chercheurs, dont je suis, se sont efforcés de trouver l’origine de telles images. Parfois, un sort heureux leur a permis de trouver un avant-texte explicatif. Mais, quel que soit leur procédé de fabrication, rien ne pourra déceler à l’avance leur effet sur le lecteur. Aucune analyse de texte, la plus fine et documentée soit-elle, ne peut rendre compte de ces purs joyaux découverts par un météore des Lettres dans la gangue de l’écriture. Ce par quoi l’œuvre de Lautréamont est pour moi « toujours présente à ma conscience ! » (Chants II,4)

Texte publié dans : H. Béhar, Lumières sur Maldoror, Paris, Classiques Garnier, 2023, pp. 135-137 : Lumières sur Maldoror (classiques-garnier.com)

Couverture du livre Lumières sur Maldoror de Henri Béhar, Classiques Garnier

Recension : Remue.net Lumières sur Maldoror Lumières sur Maldoror

Retour sur l’œuvre de Lautréamont / Ducasse

par Henri Béhar Sa vie fut brève (avril 1846 - novembre 1870), son œuvre ne comporte que deux titres : Les Chants de Maldoror, publié à compte d’auteur sous le pseudonyme de Comte de Lautréamont en 1869 et le second, Poésies I et Poésies II, (deux fascicules – avril et juin 1870 – qui seront ensuite rassemblés), signé de son vrai nom, Isidore Ducasse. De lui, ne subsiste qu’une photo, découverte plus d’un siècle après sa mort. Il est né à Montevideo et mort à Paris. Son corps est enterré dans une fosse commune du cimetière Montmartre. De son vivant, il n’eut que de rares lecteurs et a laissé peu de traces hormis ses textes. Tous ces éléments, mis bout à bout, réduisaient ses chances d’accéder un jour à la postérité, d’autant que les exemplaires des Chants de Maldoror, imprimés en Belgique, ne furent mis à la vente, de façon confidentielle, (dans une librairie Bruxelloise) qu’en 1874 avant d’être réédités à Paris en 1890. Et pourtant, un siècle et demi après la disparition du poète, l’œuvre de Lautréamont /Ducasse est toujours bien vivante. Présente, déconcertante, fascinante, iconoclaste, elle interroge des générations de lecteurs. Elle est étudiée, analysée, commentée, recommandée. De nombreux ouvrages lui sont consacrés. Des historiens et des chercheurs s’en emparent, qui ne peuvent s’en séparer, y trouvant sans cesse de nouvelles pistes à explorer. Henri Béhar est l’un d’entre eux. Son parcours (il a édité les œuvres complètes de Roger Vitrac, de Tristan Tzara et d’Alfred Jarry), sa connaissance des avant-gardes, en particulier le surréalisme et Dada, qu’il étudie depuis des décennies, ainsi que son regard vif et pertinent s’avèrent précieux pour nous guider, avec méthode et efficacité, dans les méandres créatifs d’un alchimiste du verbe qui n’appartint à aucune école. Rien ne lui échappe de l’étonnant parcours des Chants de Maldoror qui ne seraient jamais parvenus jusqu’à nous si quelques poètes, et non des moindres (Jarry, Soupault, Breton, Aragon, Tzara), ne les avaient repérés, les sortant de l’oubli, y puisant de quoi alimenter leur propre cheminement poétique et se relayant pour qu’ils perdurent. Auparavant, en 1885, les poètes de "La Jeune Belgique", faisant la même découverte, avaient alerté leurs amis symbolistes français et Remy de Gourmont fut d’emblée séduit par ces Chants qui détonnaient et donnaient un sacré coup de fouet à la poésie qui, jusqu’alors, n’avait jamais encore vibré de la sorte. Henri Béhar a lu les nombreux essais, études et préfaces consacrés aux Chants de Maldoror et aux Poésies. Il entreprend ici une analyse fouillée (soulignant ses accords ou ses réserves, y ajoutant ses convictions) des différentes approches d’une œuvre qui a toujours suscité débats et passions. Il avance chronologiquement, débute par la vie et le cheminement du poète, (grand lecteur, au courant de tout ce qui s’écrit, ne supportant pas plus le romantisme que le lyrisme souffreteux), s’arrête sur l’édition de ses textes, poursuit avec leur réception critique et passe ensuite à leur découverte par ceux qui vont la faire connaître et, souvent s’en inspirer, en particulier Philippe Soupault, qui a vraiment sorti Lautréamont de son long purgatoire, en 1917. « J’ai rencontré Philippe Soupault à la fin de l’année 1962. Je venais de soutenir un mémoire sur "l’Esprit Dada", le premier du genre à l’université, et lui-même achevait le chapitre "Les pas dans les pas" pour le recueil Profils perdus, qui devait paraître aux éditions du Mercure de France en mars suivant. Il me dit alors quel effort cela avait représenté, pour lui, de retrouver l’état d’esprit exact qui l’animait, avec ses amis, une quarantaine d’années auparavant. » Aragon, a, lui aussi trouvé en Lautréamont un précurseur littéraire qui l’accompagnera tout au long de sa vie. « Philippe Soupault fut le premier d’entre nous à posséder un exemplaire des Chants. Il nous le prêta et c’est dans un décor invraisemblablement maldororien que nous le lisions, Breton et moi, l’un à l’autre, à tour de rôle, à haute voix. » Nombreux sont ceux qui furent bousculés par ces Chants (comme le souhaitait d’ailleurs leur auteur) et qui, surtout, ne se contentant pas du simple plaisir de la lecture, voulurent la prolonger en s’intéressant de près aux effets que ces proses produisaient sur eux. Il est impossible de les mentionner de façon exhaustive mais Henri Béhar, au fil de son ouvrage, précis et remarquablement documenté, prend le temps de s’arrêter sur chacun d’entre eux, d’entre elles (de Guy Debord à Marcellin Pleynet en passant par Julia Kristeva, Sollers, Le Clézio et beaucoup d’autres) en démontrant, exemples et citations à l’appui, combien l’écriture d’Isidore Ducasse peut agir comme un aimant, capter l’attention (voire même l’imaginaire) de qui décide de s’immerger dans ses proses. « Pour nous, il n’y eut d’emblée pas de génie qui tint devant celui de Lautréamont. » (André Breton)

Henri Béhar : Lumières sur Maldoror, Classiques Garnier, bibliothèque de littérature du XX ième siècle. Jacques Josse 27 octobre 2023 Compte rendu par Hervé Bismuth Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, Classiques Garnier, « Bibliothèque de Littérature du XXe siècle », n°45, 2023, 155 pages, 25 euros. Le dernier ouvrage d’Henri Béhar, grand spécialiste de Dada et du surréalisme, fondateur du Centre de recherches sur le surréalisme et de la revue (puis du site: https://melusine-surrealisme.fr ) Mélusine remonte aux sources, du moins à l’une des plus notoires, celle du comte de Lautréamont et des Chants de Maldoror. Il y est évidemment – comment faire autrement ? – aussi question des Poésies d’Isidore Ducasse. Sous le titre « Prélude », l’ouvrage commence le temps de quelques pages par la présentation liminaire de l’auteur, de son œuvre et de sa réception chez quelques auteurs de la Belle Époque et du XXe siècle ; on y présente également le contexte de la publication des Chants et l’origine du pseudonyme Lautréamont. Cette introduction donne lieu à une rubrique « Citations » recensant les extraits les plus remarquables – et pour certains les plus connus – des Chants mais aussi des Poésies d’Isidore Ducasse, et à une rubrique « Jugements » regroupant une douzaine d’avis critiques étalés sur un siècle de distance. S’ensuivent sous le titre « L’édition critique » quelques pages savamment documentées sur les éditions critiques de l’œuvre, elles-mêmes soumises à un regard critique portant sur les choix – et parfois l’absence – de publications, portant également sur le destinataire de ce type d’éditions : « Pour qui édite-t-on ? ». Ce regard critique, alimenté par l’usage des nouvelles technologies appliquées à l’étude littéraire, dont Henri Béhar est un spécialiste et a été l’initiateur en France, rappelle quelques questionnements propres à l’univers de l’édition critique en les appliquant aux seuls Chants de Maldoror et en y apportant ses propres réponses : variantes, notes savantes, langue, contexte, intertextualité. L’ensemble de ces réflexions se propose d’être un guide pour une édition électronique compétente, efficace et exhaustive des Chants, guide qui s’affirme comme un avertissement solennel à portée générale (« L’édition critique sera désormais hypertextuelle, hypermédia et interactive ou ne sera pas », p. 45) et – qui sait ? – peut-être comme une promesse d’une édition à venir des Chants. La suite de l’ouvrage est un patient état des lieux des questions intertextuelles soulevées par l’œuvre, problématisées dès le questionnement ouvert dans le chapitre liminaire « Beau comme une théorie physiologique » par l’affirmation notoire d’Isidore Ducasse dans les Poésies : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique […] ». Ce cheminement intertextuel traverse l’œuvre aussi bien en aval qu’en amont, comme le rappelle l’étude finale de l’ouvrage : « La méthode de l’écart absolu : Isidore Ducasse lecteur de Charles Fourier ». En aval prennent place des noms attendus : Jarry, Soupault, Aragon, Tzara, chacun de ces quatre auteurs bénéficiant d’un chapitre qui lui est propre ; un courant attendu également : le surréalisme, qui a su reconnaître la valeur des Chants et des Poésies, et qui a été au nombre des premiers à les éditer. S’agissant d’Aragon, Henri Béhar avoue lui-même que la relation qui le lie « à Lautréamont/Ducasse pourrait faire l’objet d’un récit aussi long que La Défense de l’infini » (p. 83). La nécessité de condenser a cette utilité de rappeler une fois pour toutes la permanence de Lautréamont chez Aragon de sa jeunesse jusqu’à sa mort et de ne pointer que les présences explicites de Lautréamont dans l’œuvre d’Aragon, qui sont nombreuses. Henri Béhar les pointe de façon chronologique, aussi bien dans les fictions que dans les articles et préfaces diverses, depuis Anicet ou le panorama, roman (1921) ; références explicites, citations mais aussi réécritures assumées, telle la nouvelle « L’extra » du Libertinage (1924) dédiée « à Isidore Ducasse » ou encore le Traité du style (1928) ou tel passage de La Défense de l’infini (1927 ?) et jusqu’au titre même des Voyageurs de l’impériale (1939). Il établit ce faisant un bilan de la recherche littéraire sur les rapports d’Aragon à Lautréamont et produit à son tour une critique des discours tenus par le poète sur son aîné. Le retour à Lautréamont à partir de deux textes de 1967 et 1968 qu’Henri Béhar qualifie de « fondamentaux pour l’histoire littéraire » (p. 93), « Lautréamont et nous » et « L’Homme coupé en deux », survient après presque trente années de silence sur Lautréamont, motivé par un retour d’Aragon sur sa jeunesse « peut-être pour mieux expliquer et justifier ce qu’il était devenu ». Ce retour se prolonge jusque dans la préface à L’Œuvre poétique (1974-81). Ce parcours, condensé fût-il, donne l’occasion à Henri Béhar de poser à titre de bilan quelques thèses, dont la plus fructueuse est à mon sens celle-ci : l’indifférenciation entre la prose et la poésie dans les deux ouvrages de Ducasse comme une source du positionnement d’écrivain d’Aragon face à ces deux genres. C’est avec un titre aragonien, « Lautréamont et eux », que s’achève cette chronologie de la réception de Lautréamont/Ducasse au XXe siècle, consacrée à la présence du poète dans le groupe Tel Quel et chez des auteurs comme Philippe Sollers et Julia Kristeva, chez les situationnistes et chez les lettristes. Sous le titre « Finale », la conclusion de ce bilan critique qui mérite largement son titre est la reproduction d’une lettre adressée par l’auteur en 2004 à Jean-Jacques Lefrère, co-fondateur des Cahiers Lautréamont, dans laquelle il explique en quelques paragraphes son rapport personnel à l’œuvre d’Isidore Ducasse, longtemps une « affaire privée ». Une lettre dans laquelle plane le souvenir, notamment, de la voix de Pierre Brasseur lisant le chant IV des Chants de Maldoror. L’ouvrage est un jalon de l’histoire littéraire concernant Lautréamont et le surréalisme, mais aussi un guide pratique pour les études aragoniennes. Sa qualité documentaire est soutenue par un index final et une bibliographie exhaustive – ou presque : il y manque seulement l’introduction par Lionel Follet des Lettres à André Breton (1918-1931) d’Aragon (Gallimard, « NRF», 2011). Hervé Bismuth