MÉLUSINE

Hauts-fonds, Tristan Tzara

PUBLICATIONS DIVERSES

Les hauts fonds du monde intérieur : la collection Tristan Tzara à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet

J’ai longtemps travaillé dans le bureau, plus exactement au bureau de Tristan Tzara, rue de Lille, peu après sa mort. C’est ainsi que je m’y suis pénétré de son univers mental, de ce qui avait pu cristalliser ses émotions au cours de sa vie. Tout y était à portée de main. Les éditions originales de ses œuvres sagement rangées dans la vaste bibliothèque, il suffisait d’ouvrir un dossier pour y trouver, outre les manuscrits des poèmes, leurs tirés à part, les lettres soigneusement classées, les documents susceptibles de les éclairer. Me tournant vers la gauche, je pouvais admirer au mur la merveilleuse Tête d’homme cubiste de Picasso (1912), acquise par le poète à la deuxième vente Kahnweiler en novembre 1921 ; des dessins et gravures de Chirico, de Hans Arp, de Giacometti ; un pastel de Miró. Plus loin, les trois gravures aquarellées de Max Ernst, un air de leçon de choses, que Tzara avait acquises lors de la première exposition de l’artiste qu’il avait contribué à faire venir à Paris, Au Sans Pareil, et surtout ces raretés qu’étaient les assemblages de Kurt Schwitters, notamment un Miroir collage que je ne me lassais pas de décomposer, sans parler d’un lumineux Delaunay de 1913 et du Paysage avec un château du Douanier Rousseau. Et partout les fétiches d’Afrique et d’Océanie qu’il avait su reconnaître et situer dès 1917 : « Mon autre frère est naïf et bon et rit. Il mange en Afrique ou au long des îles océaniennes (1). » De telle sorte qu’il était naturellement devenu un expert, non seulement de l’art africain, mais aussi des îles du Pacifique et même de l’art précolombien. Ici, je voudrais m’élever contre une opinion sottement répandue qui voudrait opposer le dadaïsme attaché à l’art nègre en la personne de Tzara, au surréalisme prospecteur de l’art océanien par la volonté de Breton. Il n’est rien de plus faux. Témoin les magnifiques appuie-tête océaniens acquis auprès de Jacques Viot en 1928, le bouclier des îles Trobriand acheté à la vente Rupalley en 1930, la statuette de l’île de Pâques ramenée par Pierre Loti, et le paradoxal tambour en sablier du Détroit de Torrès qui sommait sa bibliothèque. Pour autant, je ne puis m’empêcher d’évoquer la pureté d’un masque Dan, ce qui devait immanquablement me conduire, aussitôt le pied mis en Côte d’Ivoire, à dépenser jusqu’au dernier franc CFA pour en acquérir un qui ne l’égalerait évidemment pas, et aussi cet impressionnant masque Guro-Bété qui allait me rendre à jamais hostile l’ouest du pays. Mais pour moi, la pièce maîtresse de la collection, la plus appropriée à Tzara, restera le masque Kwélé du Gabon, recouvert de kaolin, aux yeux fendus en oblique, si tristes. Entendant les heures ponctuées, à travers la cour, par l’indicatif de Radio-Luxembourg, je n’imaginais pas, alors, qu’il me faudrait tant batailler pour reconstituer virtuellement un tel ensemble, ou du moins en retrouver trace pour établir les Œuvres complètes du poète, et surtout en indiquer la continuité, tant la peinture et la poésie faisaient sens commun dans sa pensée. La dispersion des collections de l’appartement de la rue de Lille (succédant à l’avenue Junot), c’est un peu la même chose que celle du 42 rue Fontaine pour André Breton. Elle s’est effectuée en plusieurs étapes et n’a pas suscité d’émotion collective. Et pourtant ! Il s’y trouvait toute la mémoire de Dada, une bonne partie de celle du surréalisme et de l’avant-garde du XXe siècle. Avec elle s’affirmait l’unité d’une pensée, d’une œuvre et, si j’ose dire de l’homme dans son époque. À Sacha Pana qui lui proposait d’intituler « Poèmes d’avant Dada » un recueil de ses poésies roumaines, Tzara refusa de laisser « supposer une espèce de rupture dans ma personne poétique […] due à quelque chose qui se serait passé en dehors de moi (le déchaînement d’une croyance similimystique, pour ainsi dire : dada) qui, à proprement parler, n’a jamais existé, car il y a eu continuité par à-coups plus ou moins violents et déterminants, si vous voulez, mais continuité et entre-pénétration quand même, liées au plus haut degré à une détermination latente. (2) » Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir alerté les pouvoirs publics sur les dommages qui résulteraient d’un tel éparpillement. Approchée par la famille, qui souhaitait léguer l’ensemble de la collection pourvu que fût portée la mention « Fonds Tristan Tzara », la Bibliothèque Nationale refusa. Un temps, le Musée National d’Art Moderne (qui siégeait alors avenue du Président Wilson), en la personne de Bernard Dorival, assisté par Michel Hoog et fortement encouragé par Jean Cassou, s’y est intéressé au point d’acquérir des meubles à cette fin. Je ne sais pourquoi les négociations entre l’institution, le fisc et les ayants droit du poète échouèrent, sans doute pour la même raison qui, une trentaine d’années après, allait conduire à la vente publique de la collection Breton. Au bilan, on segmenta en quatre groupes les biens laissés par Tzara. Ses livres et revues furent vendus par Kornfeld et Klipstein à Berne le 12 juin 1968 (3). Et c’est ainsi que le fonds Doucet reste dépourvu de la revue para-dadaïste Das Bordell (1921), qui intriguait tant François Chapon lorsque je vins pour la première fois explorer ses trésors en 1962, ou bien de Stupid et de la collection complète de Creacion, Trossos, Grecia, et de tant d’autres qui publièrent le poète en pré-originale. Grâce à un don anonyme (4) et à la générosité de son fils Christophe, ses manuscrits et sa correspondance entrèrent, à l’initiative de François Chapon, à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet de 1967 à 1972, ce qui donne une idée de la quantité de travail nécessaire pour en inventorier le contenu5. Ses collections d’art primitif et de peintures modernes furent dispersées à Drouot sous le marteau de Me Guy Loudmer en novembre 1988, et une importante partie de sa bibliothèque quatre mois après (6).

Le fonds Tzara à Doucet

Les archives de Tzara au Fonds Doucet remontent pratiquement aux temps de Dada à Paris puisque c’est en 1922, sur l’entremise d’Aragon et de Breton, que Jacques Doucet lui-même acquit le manuscrit des Vingt-cinq Poèmes accompagné d’une note, de trois poèmes inédits et d’une lettre de l’auteur au collectionneur, lui expliquant la fabrique du recueil et surtout les circonstances historiques de son élaboration (7). Le récit comporte quelque exagération, mais dans l’ensemble de précieuses informations que la postérité a pu authentifier. Plusieurs poèmes avaient été recopiés sur l’édition originale (voir (8) OC I, p. 641). Cependant, la conséquence la plus notable de cette acquisition fut la publication en 1946 des Vingt-cinq et Un Poèmes, le 26e où reparaissent explicitement les Centuries de Nostradamus, ayant été communiqué à l’éditeur par la Bibliothèque Doucet. L’ouvrage, illustré par Arp, fut donné à la bibliothèque par Tzara. On appréciera à sa juste mesure ce retour sur investissement !

La correspondance

Le fonds conserve les lettres ou billets adressés à Tzara par près de sept cents correspondants durant les cinquante années de son activité créatrice. Avant d’être distribué sous le nom de chaque scripteur, le fichier établi par la BLJD permettait de saisir d’un seul regard l’importance numérique de ses interlocuteurs. L’ayant relevé dès sa constitution, je suis en mesure d’en apprécier la quantité. Parmi ceux qui lui ont écrit plus de quarante fois, je relève, dans l’ordre de fréquence décroissante, les noms des dadaïstes : Francis Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Walter Serner, Hans Arp, Hans Richter, Max Ernst ; et aussi de ceux qui furent ses compagnons durant la période surréaliste : Théodore Fraenkel, André Breton, René Char, et Joan Miró, qui lui fut très proche. La tranche suivante (de 30 à 40 lettres) comporte surtout des avant-gardistes comme Kurt Schwitters, le créateur de Merz, plus dadaïste que Dada, Gabrielle Buffet, le Belge E.L.T. Mesens, l’espagnol Guillermo de Torre, le Hollandais Théo Van Doesburg, qui signait I. K. Bonset ses contributions à Dada. Parmi ceux qui s’adressèrent à lui plus de vingt fois, on compte ses parents, sa femme Greta Knutson, mais aussi Paul Éluard, Pierre Reverdy, Marcel Arland, Sophie Taeuber-Arp, Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck, Man Ray, Pierre de Massot, et pour des raisons éditoriales, Georges Hugnet, Bernard Fay, Marcel Raval et le peintre Louis Marcoussis. Lui envoyèrent plus d’une dizaine de lettres, outre Maya Chrusecz, sa compagne de Zurich, son compatriote Marcel Janco et Hugo Ball, le fondateur du Cabaret Voltaire, les Italiens Gino Cantarelli, Julius Evola, Francesco Meriano, Moscardelli, De Pisis, Marone, Prampolini, Raimondi, San Miniatelli ; les Allemands Baader, Walter Mehring, Ferdinand Hardekopf, Christian Schad, Schoenberner et Herwart Walden, l’animateur du Sturm, Christian Zervos celui des Cahiers d’art ; son cher ami René Crevel, Benjamin Péret, Aragon, et les éditeurs : Jane Heap, Léon Pierre-Quint du Sagittaire, Pierre Betz du Point, Wieland Mayr des Feuilles libres, les peintres et les poètes Sonia Delaunay, Naum Gabo, Yves Tanguy, Francis Gérard, Vicente Huidobron, Max Jacob, Émile Malespine, Sacha Pana, Clément Pansaers, Joe Bousquet, Jean Cassou, Pierre Robin, Mary Wigmann, Ilya Zdanevitch. Pour donner une idée de la multiplicité et de la diversité de ses relations épistolaires, voici, dans l’ordre alphabétique, ceux qui lui envoyèrent plus de cinq billets : Apollinaire, Archipenko, Étienne de Beaumont, Pierre André Benoit, Bertelé, Caillois, Cocteau, Maria D’Arezzo, De Ridder, Decaunes, Delteil, Dietrich, Marcel Duchamp, Duthuit, Otto Flake, Pierre-Louis Flouquet,Benjamin Fondane, Giacometti, Goll, Roch Gray, Juan Gris, Paul Guillaume, Hein Bela, Illyes, Matthew Josephson, Kassak, Kiesler, Lacôte, Laporte, Lefebure, René Leibovitz, Michel Leiris, Jacques-Henry Levesque, Malkine, Marcenac, Alice Marcoussis, Henri Matisse, Montandon, Morhange, Moussinac, Neitzel, Parisot, Puel, Zdenko Reich, Jacques Rigaut, G.-H. Rivière, Sadoul, Salacrou, Salgues, Savinio, Segal, Van Hecke, Vigorelli, Vischer, Yamanaka. Il faudrait aussi préciser les dates extrêmes de chaque relation, certaines brèves, d’autres s’étendant jusqu’à la fin de la vie du correspondant. Bien entendu, ce relevé ne saurait dire la valeur de chaque lettre au regard de l’œuvre ou pour l’histoire littéraire. Ayant pu en lire beaucoup, j’assure qu’une bonne quantité d’entre elles mériteraient la publication. En tout état de cause, elles sont indispensables pour étayer tout discours sur l’histoire des avant-gardes au XXe siècle, sur le rôle de Tristan Tzara au carrefour des poètes et des esthétiques (je pense à la thèse de Catherine Dufour (9)) et, à plus forte raison, son aventure terrestre, témoin l’usage qui en est abondamment fait dans la biographie écrite par François Buot (10). Une partie de cette correspondance fut publiée, avant son entrée à Doucet, par Michel Sanouillet en annexe à sa thèse sur Dada à Paris (11). Tous les intéressés avaient donné leur accord, avec une libéralité exemplaire, et André Breton alla même jusqu’à lui confier copie des lettres qu’il possédait de Tzara. Il s’estimait satisfait de la publication, mais conçut un certain courroux des commentaires journalistiques et décida dès lors que la correspondance à lui adressée ne paraîtrait que cinquante ans après sa mort ! Par la suite, bien des chercheurs ont publié, en les commentant, diverses lettres désormais conservées dans ce fonds Tzara. J’en ai dressé la liste dans la bibliographie, au tome VI des Œuvres complètes. Il faudrait maintenant s’atteler à l’établissement d’une correspondance générale de Tzara, ce qui implique, bien entendu, de partir à la recherche du millier de lettres qu’il a lui-même adressées aux correspondants recensés dans ce fonds… L’entreprise serait titanesque, demandant la connaissance de plusieurs langues. Mais elle n’est pas inconcevable pour un laboratoire de chercheurs travaillant en équipe, du moins tel que je l’entends (12). On voit d’ici ce qui en résulterait, ne serait-ce que pour la connaissance précise des rapports de production dans l’avant-garde européenne des années vingt !

Les manuscrits

Il y a peut-être dans ce goût de la collection quelque chose qui relève de la psychanalyse, comme l’a montré Paolo Scopelliti (13), mais, s’agissant de ses propres écrits, une volonté de préserver l’épaisseur temporelle du texte, de marquer toutes les étapes par où celui-ci est passé, du brouillon au manuscrit proprement dit et aux placards d’épreuves pour en arriver à un certain état, celui de la publication, qui marque seulement un moment, capital, certes, mais toujours inachevé, de l’œuvre poétique. Observons que, sans retourner le fer et le feu contre lui-même et procéder à la tabula rasa proclamée par Dada, Tzara aurait pu au moins abandonner à leur sort les différents états manuscrits de ses écrits pour ne conserver que la publication définitive. Il ne l’a pas fait, pour des raisons certes personnelles, mais aussi collectives : la génération à laquelle il appartenait avait une haute conscience des états préparatoires de l’œuvre et ne les jetait pas au panier, comme nous faisons virtuellement aujourd’hui dans nos ordinateurs. J’ai pu dire qu’en quelque sorte Tzara était, du côté des créateurs, le premier partisan de la textologie et de la génétique contemporaines, le second étant Aragon, léguant ses archives au CNRS (14). On sait de reste à quel travail précurseur il s’est livré en publiant les épreuves d’Alcools, acquises par échange avec Sonia Delaunay, qui lui ont servi à établir son édition critique du recueil d’Apollinaire pour le Club du meilleur livre et l’ont conduit à des vues neuves sur le langage poétique (OC V). À l’initiative de Paul Otchakowsky-Laurens et grâce aux choix éditoriaux d’Henri Flammarion, le parti fut pris de tout publier pour constituer les Œuvres complètes de Tristan Tzara, en suivant l’ordre chronologique d’apparition en public des 54 recueils parfois confidentiels, répartis chez plusieurs éditeurs, en se privant, malheureusement, des magnifiques illustrations d’Arp, Picasso, Matisse, Ernst, Miró, etc. Cette édition critique n’a pu s’accomplir qu’en exploitant les manuscrits du fonds qui venait d’entrer à la BLJD, soigneusement mis en ordre par Mlle Zacchi et Mme Prévost. Dès la publication du premier volume, j’ai indiqué aux critiques feignant de s’étonner du soin apporté à la publication des textes poétiques spontanés de l’époque Dada, que cette édition devait tout à l’auteur lui-même, plus exactement à son souci de conserver tous les états de l’œuvre, en dépit des circonstances contraires, des déménagements, du passage au garde-meubles. En somme, c’est bien Tristan Tzara qui, par le soin qu’il apportait matériellement à ces traces du texte, a construit son monument, ces Œuvres complètes auxquelles j’ai prêté la main comme un maçon ne fait que dresser l’édifice conçu sur plans par l’architecte. En d’autres termes, ces documents accumulés prouvent que Tzara avait une conception personnelle de la spontanéité dadaïste, faite de corrections multiples, non pas sémantiques mais, la plupart du temps, pour des raisons phoniques. Ainsi, j’ai pu montrer, à travers les notes, qu’il avait conçu une véritable stratégie de la variante, relevant de la nécessité poétique et non d’un souci de perfection ni du besoin de mieux dire. Ce faisant, il nous conduisait à revivifier la méthode d’établissement du texte, dans d’autres perspectives. Au positivisme littéraire postulé par Lanson et ses disciples s’oppose désormais la matérialité du faire poétique. J’ai tenté d’en rendre compte au plus près, sans pouvoir reproduire en trois dimensions le processus créateur. Le plus souvent, on passe d’une liste de mots, jetés sur une feuille volante ou encore au dos d’une enveloppe, à un brouillon sur une feuille pliée en quatre, puis à un texte manuscrit, constamment remanié, tant dans la première campagne d’écriture qu’à la lecture et sur les supports successifs, jusqu’aux épreuves finales. C’est ainsi que j’ai pu, au moment où je donnais le bon à tirer du tome III des Œuvres complètes tenir compte des épreuves corrigées de Grains et issues, dédicacées à René Char le 8 février 1935, agrégées au fonds Tzara en 1979. De la même façon, j’ai pu montrer tout le travail de récriture s’opérant par déplacement ou condensation puis par amplification ou, au contraire, réduction d’un récit de rêve, tel que l’homme à branches dans Personnage d’insomnie. Il est à craindre que les notes de premier jet au crayon, et même l’écriture à la plume ne s’effacent avec le temps. C’est pourquoi je serais tenté d’inviter nos institutions à concevoir une banque de données qui, outre sa fonction de préservation, fournirait au lecteur, en fac-similé, l’image fidèle de chaque document, avec les innombrables croquis, de caractère automatique, accompagnant dans les marges la conception du poème. Un corollaire de la collection est le catalogage, l’établissement de listes, constamment recommencées. C’est ainsi qu’à partir des différents recensements effectués par Tzara lui-même sur des chemises de papier fort, ornées de ses dessins si caractéristiquement automatiques, j’ai pu reconstituer un volume de ses critiques poétiques, Les Écluses de la poésie, et Le Pouvoir des images, regroupant ses écrits sur l’art. En somme, le recueil n’est jamais qu’une collection de textes éparpillés dans des revues. Mais Tzara avait déjà sacrifié à ce rite en constituant à trois reprises une anthologie poétique : dans la collection Poètes d’aujourd’hui (Seghers, 1952), Morceaux choisis (Bordas, 1947), De la coupe aux lèvres (Rome, 1961), et en établissant sa propre bibliographie (Berggruen, 1951). Une telle conservation des vieux papiers, notamment de l’époque zurichoise, a permis de faire justice de la soi-disant poésie abstraite et de prétendus mots inventés : plus de 80 « poèmes nègres » (OC I) sont des transcriptions de chants africains et malgaches recueillis et publiés par des missionnaires. De la même façon, j’ai pu montrer que Mpala Garoo, le livre de poèmes qui devait précéder La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, existait bien, sous forme de placards, dans les archives du poète qui, s’il avait renoncé à les publier en réorientant sa poétique, n’avait pu se résoudre à les détruire. Il aurait plutôt eu tendance à les confier, ici et là, à divers solliciteurs. J’ai pu aussi reconstituer un fort beau « rêve expérimental » de sa période surréaliste, Personnage d’insomnie (OC III) ; l’ensemble du dossier concernant l’unique volume de la revue Inquisitions, dont l’intégralité de la réflexion de Tzara sur « Le poète dans la société (15) » ; mettre au jour l’édition critique des poésies de Villon préparée pour un Club du livre (OC VI, p. 533), et surtout l’interminable travail sur les anagrammes de Villon, intitulé Le Secret de Villon (OC VI), ouvrage pour le moins surprenant, susceptible de remettre en cause toutes les idées reçues tant sur le poète du Testament que sur celui de L’Homme approximatif. J’ai privilégié pour l’édition l’état dactylographié le plus achevé à mon sens, mais la place est largement ouverte à d’autres investigations de type génétique, textuel, herméneutique, etc.

Les éditions originales, documents, photos, coupures de presse

Autres richesses de la BLJD, c’est la qualité et la quantité de tirages de tête des éditions originales, ses recueils de coupures de presse et, moins connu, son fonds iconographique. Sur ce point, et sous la cote TZR 734, le fonds Tzara ne conserve pas moins de 140 photographies, tant de petit que de moyen et grand format, montrant Tzara à divers âges, en Roumanie puis en France, dans ses voyages au Tyrol, à Venise ou à Weimar, en compagnie des dadaïstes puis des surréalistes et de ses compagnons de la lutte antifasciste. Mais il y a aussi les photos d’Éluard, Dali, Crevel, Desnos, Man Ray, Buñuel, Reverdy seuls. L’ensemble constitue, on s’en doute, une documentation précieuse pour qui voudrait fixer les traits de ces créateurs durant les années vingt ou 30. On connaissait déjà les recueils de coupures de presse de Picabia, amplement exploités dans la thèse de Michel Sanouillet déjà citée, auxquels j’avais puisé à mon tour dans une étude sur la réception de Dada (16). Il faut désormais y ajouter ceux de Tzara, couvrant la période 1916-1933. Tzara était abonné à l’Argus Suisse puis à l’Argus de la presse en France. Il n’avait pas seulement demandé les coupures concernant sa propre personne, mais aussi tout ce qui mentionnait Dada puis le surréalisme. Le lecteur sera saisi par l’abondance des articles et surtout leur provenance de tous pays. C’est dire combien ces coupures sont utiles au chercheur pour cerner la réception dans la presse de l’un et l’autre mouvement, mais aussi pour fixer tel point de détail sur une manifestation, une exposition, une vente publique, l’accueil fait à certains livres, voire la publicité. Un simple exemple, la relation de l’exposition d’art « premier » organisée par Tzara au Théâtre Pigalle en 1930, et le scandale qu’elle suscita. L’inventaire systématique et thématique des recueils factices de Picabia et de Tzara a été publié par l’équipe de la BLJD dans Mélusine (17). La bibliothèque possédait déjà un bon nombre de ces magnifiques recueils élaborés par Tzara avec ses amis peintres, achetés par Jacques Doucet : La Première Aventure céleste de M. Antipyrine illustrée par Marcel Janco, 25 Poèmes ainsi que Cinéma calendrier du cœur abstrait Maisons illustrés par Arp. Par le don d’Yves Tanguy et de Kay Sage s’ajouta Parler seul travaillé avec Miró. C’est, à mon sens, le plus bel exemple de « dialogue par le livre » pour reprendre l’expression d’Yves Peyré, et ce n’est pas un hasard si deux de ses pages ont servi d’affiche à l’exposition de la BLJD à la chapelle de la Sorbonne du 10 avril au 12 juillet 2002, et de couverture à son livre-catalogue (18), tant il est visible que s’y accordent les complexions du poète et du peintre. L’émotion est grande de pouvoir tenir entre ses mains les trois petits volumes de L’Antitête dont chacun est illustré par Ernst, Tanguy, Miró. Tout en souscrivant à l’analyse du critique : « Ernst, Tanguy et Miró ont poussé en la circonstance l’art du dialogue à s’approfondir encore, pour chacun le livre fut une vraie gestation, le rendu et la palpitation de l’exact, les carnets préparatoires témoignent de l’ampleur du mûrissement, de l’invention constante qui se donne libre cours tout au long de la montée vers le livre (19) », pour ma part, je parlerais à ce propos de dialogue différé, puisque, si le poète a discuté avec chaque peintre en particulier, les poèmes servant de support à l’illustration sont bien antérieurs à la composition picturale. À ces sommets artistiques sont venus s’ajouter ces dernières années les tirages de tête, sur papier Japon ou Hollande, avec parfois un double envoi de l’auteur, portant l’ex-libris de D.-H. Kahnweiler, légués par Michel Leiris : À haute flamme (Picasso), La Première (Janco) puis La Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine (Arp), De Mémoire d’homme (Picasso), Entre temps (Henri Laurens), Mouchoir de nuages (Juan Gris), Parler seul (Miró), La Rose et le chien (Picasso), Sans coup férir (Suzanne Léger), Vingt-cinq Poèmes (Arp). Et aussi L’Homme approximatif, exemplaire truffé provenant de la collection Breton, ou encore L’Antitête (Picasso), L’Arbre des voyageurs (Miró), La Main passe (Kandinsky) légués par l’épouse de Tzara, Greta Knutson.

Comme je l’ai indiqué, ces recueils originaux constituent la plus belle part du patrimoine de la BLJD, certainement la plus sollicitée pour des expositions, à laquelle les organisateurs ont nécessairement recours, comme il nous a fallu faire en 1981 pour le puissant exercice de typographie composé par Iliazd, le rarissime Poésie de mots inconnus (1949) lors de l’exposition sur le livre surréaliste à la BPI du Centre Georges Pompidou (20).

Ainsi le fonds Tzara est loin d’être méconnu des chercheurs et des amateurs. Pour qui le parcourt se dégage une autre image du poète que celle de « l’aventurier aux gestes fins » qu’il rêvait de devenir dans sa jeunesse, une autre idée de sa création poétique et de ses rapports avec la recherche universitaire : il a non seulement pratiqué l’érudition à la manière des médiévistes, mais encore il a pris soin de laisser aux futurs chercheurs la documentation nécessaire à leurs investigations. On s’y fait une plus juste représentation de ses activités poétiques et de la part qu’il consacra dans sa vie à Dada, laquelle ne constitue qu’un sixième de son travail et de son temps. Cela dit, il me semble toujours nécessaire de poursuivre le regroupement de sa collection, non pour reconstituer un illusoire « Haut Lieu du dadaïsme » ni un « Atelier Tristan Tzara » comme on a fait pour Brancusi, mais pour parachever la connaissance que nous avons du poète. Il faudrait y joindre les archives sonores, la parole et le geste. Car je crains fort que les enregistrements de sa voix, sa lecture de ses propres œuvres, sa participation aux émissions du Comité National des Écrivains sur la poésie, ne tendent à disparaître, si ce n’est déjà fait, en raison de la fragilité du support magnétique. Comme les hauts-fonds marins, ces rochers qui affleurent à la surface de l’eau, le fonds Tzara de la BLJD constitue un fort massif, à l’image du monde intérieur de celui qui l’a secrété. Mais qu’on se rassure, s’il est loin d’avoir été totalement repéré sur nos portulans, il ne réserve aucun danger à qui s’aventurera à sa rencontre, sinon du plaisir.

HENRI BÉHAR


  1. Tristan Tzara, « Note sur l’art nègre », Œuvres complètes, t. I, Flammarion, 1975, p. 394.
  2. Tristan Tzara, lettre à Sacha Pana du n° 2, citée dans les Œuvres complètes, t. I, p. 632.
  3. Dokumentation – Bibliothek III, Teile der Bibliothek und sammlung Tristan Tzara Paris. Auktion in Bern. Kornfeld und Klipstein, Bern, 1968, 70 p. + 10 p. de gravures.
  4. Provenant de la femme d’un ancien ministre socialiste qui avait jadis rendu compte dans Les Cahiers du Sud de l’essai de Tzara sur la situation de la poésie.
  5. L’inventaire définitif ayant été approuvé par toutes les parties le 7 novembre 1972.
  6. Voir les catalogues correspondant, très précisément : Tableaux modernes le 20 novembre 1988, Arts primitifs le 24 novembre 1988, De la bibliothèque de Tristan Tzara le 4 mars 1989.
  7. Sur les circonstances de cette acquisition, voir : François Chapon, « La bibliothèque littéraire de Jacques Doucet », Bulletin du bibiophile, I, 1980, p. 78.
  8. Je cite Tristan Tzara dans l’édition de ses Œuvres complètes publiées par mes soins en 6 volumes, de 1975 à 1991.
  9. Catherine Dufour, Le Cosmopolitisme littéraire de Tristan Tzara
  10. François Buot, Tristan Tzara, l’homme qui inventa la révolution Dada, Paris, Bernard Grasset, 2002, 474 p.
  11. Michel Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1965 : correspondances croisées Tzara-Breton et Tzara-Picabia, lettres à Tzara de Cliquennois, Dermée, Guillaume, Max Jacob, Reverdy, Soupault, Zayas.
  12. Avec l’aide de G. Doca j’ai recopié et publié en la commentant la correspondance en roumain ou en français de Ion Vinea, Fondane, Costin, Pana, etc. dans « Les amis roumains de Tristan Tzara », Manuscriptum, (Bucarest), 1981, n° 2, pp. 156-166, n° 3, pp. 131-145, n° 4, pp. 168-182 ; 1 982 N°1 pp. 160- 165, n° 2 pp. 160-166. (Voir des extraits dans « Tristan Tzara phare de l’avant-garde roumaine », Revue de littérature comparée, vol. 57, janvier-mars 1984, pp. 89-104. Voir aussi Georges Baal et Henri Béhar : « La correspondance entre les activistes hongrois et Tzara ; 1920-1932 in Actes du Colloque sur les relations culturelles franco-hongroises des années 1920 à nos jours organisé à Paris du 2 au 4 février 1989. Cahiers d'Études hongroises, n° 2, Paris, 1990, pp.117-133.
  13. Paolo Scopelliti, « Tzara et Breton collectionneurs », Mélusine n° XVII, 1997, p. 219-232.
  14. Voir Aragon, « D’un grand art nouveau : la recherche », collectif, Flammarion, 1979, pp. 5-19.
  15. Voir : Du Surréalisme au Front populaire, Inquisitions, fac-similé de la revue augmenté de documents inédits présentés par Henri Béhar, Éditions du CNRS, 1990.
  16. Henri Béhar, « Fallait-il fusiller Dada ? », Les Nouveaux Cahiers, n° 5, juin 1966.
  17. Mihaela Bacou, Marilyne Leducq, Florence Palou, « Répertoire des recueils de coupures de presse Picabia-Tzara ». Mélusine, n° V, 1983, pp. 313-344. Les 18 volumes de coupures de Tzara se trouvent à la cote TZR 861.
  18. Yves Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000. Paris, Gallimard, 2001, 270 p.
  19. Yves Peyré, op. cit., p. 145.
  20. Voir le catalogue de cette exposition dans Mélusine, n° IV, pp. 337-380.