MÉLUSINE

De l'inversion des signes dans Ubu enchaîné

PUBLICATIONS DIVERSES

« De l’inversion des signes dans Ubu enchaîné », Études françaises, Montréal, vol. VII, n° 1, février 1971, pp. 2-14.

J’ai obtenu ma licence de littérature française à l’université de Grenoble, pour des raisons sur lesquelles il n’est pas lieu de revenir ici. En 1960-61, je préparais le certificat de grammaire et philologie françaises, redoutable entre tous. Fait notable, l’assistant de phonétique historique, René Gsell (1921-2000), qui avait été l’élève d’André Martinet et d’Emile Benveniste et autres à la Sorbonne, nous fit connaître les principes de la linguistique structurale, à partir de Ferdinand de Saussure. Si bien que, lors d’un cours d’été que je donnais à l’Université de Montréal, en 1969, abordant l’œuvre d’Alfred Jarry, je n’eus aucune peine à mettre en évidence les structures opposées d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné, pièces, il faut le dire, parfaitement ignorées de l’enseignement secondaire ou supérieur français. À mon retour à Paris, je mis mes notes en forme et produisis cet article sur Ubu enchahaîné. Mais quelle revue pouvait-elle l’accepter ? L’ami François Sullerot, éminent collectionneur de l’œuvre d’Alfred Jarry, connaissait les animateurs de la revue Tel Quel, à qui il confia mon texte. Évidemment, il ne convint pas au comité de lecture, qui me le renvoya trois ans après. Et c’et ainsi que je ne fis pas carrière dans le structuralisme à la française ! Il ne me restait plus qu’à me retourner vers l’université de Montréal, où mon propos avait pris forme. J’avais pu apprécier, sur place, la qualité de la revue Études Françaises, et surtout conversé avec ses responsables, à qui j’adressai donc ce petit travail, qu’ils jugèrent si cohérent qu’ils le placèrent en tête du numéro en cours de fabrication. À partir de quoi devait paraître peu après mon essai : Jarry, le monstre et la marionnette, Paris, Larousse, 1973, 271 p. ; 17 cm, Collection Thèmes et textes.

Cet ouvrage, très dense, se transforma en projet de thèse, si bien qu’il aboutit à cet ouvrage :

Henri Béhar, Jarry dramaturge, Paris, Nizet, 1980, 304 p.

lui-même complété et désormais classique dans les études théâtrales :

La Dramaturgie d’Alfred Jarry, Paris, Honoré Champion, 2004

devenu accessible en numérique : La dramaturgie d’Alfred Jarry : Béhar, Henri : Téléchargement gratuit, emprunt et streaming : Internet Archive.

Revenons au début :

SOMMAIRE : De l’inversion des signes dans « Ubu enchaîné », Henri Béhar, pp. 3–21 Victor Barbeau et la querelle du régionalisme, Gaston Pilottepp. 24–48 « Le silence des uns assure le repos de tous », Éloi de Grandmontpp. 49–57 Notes et documents Le jeu de mots, André Gervais, pp. 59–78 Le vide enfin dépassé, H. A. Bouraoui, pp. 79–85 Chroniques L’essai, Robert Vigneault, pp. 87–102 La poésie, Gilles Marcotte, pp. 103–114

Présentation officielle de la revue :

Fondée en 1965 au département d'Études françaises de l’Université de Montréal (devenu en 2003 le département des Littératures de langue française), Études françaises est une revue de critique et de théorie littéraires à vocation internationale, dont le mandat embrasse l’ensemble de l’histoire et du territoire des littératures de langue française. Ouverte aux dialogues avec d’autres discours — arts, médias, histoire, sciences humaines et sociales —, elle adopte souvent des perspectives théoriques interdisciplinaires. L’émergence, depuis plus de trente ans, dans ses livraisons, de problématiques nouvelles ne rompt pas avec l’esprit humaniste qui a présidé à sa fondation : la valorisation de l’étude du texte littéraire replacé dans l’horizon historique de la culture. Études françaises publie trois numéros par année, composés d’un « Dossier » qui favorise une réflexion de pointe autour d’une problématique et d’articles libres, les « Exercices de lecture » qui rendent compte de la diversité des travaux actuels et constituent un lieu de diffusion essentiel pour la recherche en émergence. Elle s’adresse aux spécialistes des littératures française, québécoise et francophones, et à toute personne qu’intéresse la littérature. Télécharger le PDF gratuit sur Erudit

Texte numérisé de cet article :

De l’inversion des signes dans Ubu enchaîné

De l'aveu même de l'auteur, Ubu enchaîné est la « contrepartie » d'Ubu Roi. Il convient donc de suivre Jarry et d'examiner en quoi Ubu enchaîné s'oppose à Ubu Roi ou plus exactement renverse les propositions de ce drame, et en quoi il en diffère. Tenant compte du fait qu'il s'agit d'une pièce de théâtre, et non simplement d'un texte, nous procéderons selon une méthode devenue classique depuis les travaux de Jacques Schérer, c'est-à-dire que nous en analyserons la structure dramaturgique en montrant ce qui demeure identique dans les deux œuvres et ce qui est affecté d'un signe contraire. Car, on l'aura deviné, Ubu enchaîné n'est pas simplement le négatif d'Ubu Roi (ou inversement). La comparaison des deux titres est à cet égard significative : sur le plan syntaxique, Ubu Roi ne s'oppose pas à Ubu enchaîné mais plutôt à « Ubu esclave ». Jarry en est tellement conscient qu'il fait dire à son personnage, dans une avant-dernière réplique : «... Je n'en suis pas moins resté Ubu enchaîné, esclave, et je ne commanderai plus » (p. 336) (1) . L'apposition révèle bien le souci de rectifier le parallélisme. Mais si la situation du héros est inversée, son nom n'en est pas pour autant affecté. Or il y a gros à parier que le Père Ubu, fidèle à son patronyme, n'aura pas changé dans son être essentiel. Enfin, on ne saurait oublier de faire intervenir un point de vue diachronique, non point parce que Ubu enchaîné vient, en gros, trois ans après Ubu Roi, ni parce que toute écriture théâtrale demande un certain écoulement du temps entre le début de la rédaction et la fin, entre le lever du rideau et sa chute, mais parce que l'antithèse vient nécessairement après l'affirmation de la thèse, que la « contrepartie » vient après le jeu de la partie, ce qu'Ubu lui-même ne manque pas de rappeler à diverses occasions, faisant état de son infortune passée en Pologne. La structure externe révèle une présentation identique à celle de n'importe quelle pièce de Bataille ou de Maurice Donnay, avec division en scènes et répliques, distribution de rôles, etc. On remarquera une symétrie presque absolue de la répartition formelle des scènes à l'intérieur de chaque acte d'Ubu Roi et d'Ubu enchaîné sauf pour le dernier qui comporte quatre scènes dans Ubu Roi et huit dans Ubu enchaîné. Mais ces calculs n'ont pas grande valeur si on n'affecte pas chaque scène d'un coefficient représentant sa longueur et son importance dans le contexte. Disons, pour être bref, que la structure externe est extrêmement rigoureuse, qu'elle est fortement comparable à celle d'Ubu Roi (quoique la toilette du texte n'ait pas été parfaite dans ce dernier cas, et qu'elle soit attribuable à Paul Fort autant qu'à Jarry) bien que l'abondance relative des scènes dans le dernier acte laisse présager un foisonnement d'actions. Voyons la mise en scène qu'impose le texte. Le décor n'est pas indiqué par l'auteur, pas plus qu'il ne l'était dans l'édition originale d'Ubu Roi. Nous supposerons donc que toute latitude est accordée sur ce point au metteur en scène futur et que Jarry aurait, pour sa part, souhaité pour « Ubu enchaîné » un décor synthétique, comme lors de la représentation du 10 décembre 1896, selon les théories dramatiques qu'il affirma dans ses différents écrits. Notons toutefois une indication scénique précieuse : « ...entrent les Policiers et Démolisseurs. Les Dévotes s'enfuient. On casse les carreaux et grilles des fenêtres. Les meubles sont enlevés et remplacés par de la paille qu 'on humecte avec un arrosoir. Le Salon est entièrement transformé au décor de la scène suivante » (p. 310). Cette précision de Jarry montre indiscutablement qu'il envisage un changement de décor à vue intégré dans l'œuvre, ce qui ne laisse pas d'être original pour l'époque, et surtout qu'il préconise, dans le cas particulier, un décor et des accessoires assez « réalistes ». S'agit-il d'une allusion ironique aux principes du grand Antoine ? Il est difficile de trancher la question et la discussion nous ferait sortir du cadre et des méthodes que nous nous sommes assignés pour cette étude. Signalons la question en notant qu'elle n'a pas d'équivalent dans la pièce antérieure. Peut-être faut-il voir un symbole dans cette transformation à vue : la prison serait en quelque sorte un cancer envahissant la scène. De même que le décor, les costumes ne bénéficient d'aucune mention spéciale de la part de Jarry qui, sur ce point encore serait, en cas de représentation, sans doute resté fidèle à ses conceptions dramatiques, visant à un art synthétique et symbolique. Toutefois, la réplique d'un personnage risque de nous mener fort loin dans cette voie. Pissembock déclare à sa nièce : « J'ai déjà ingénieusement exigé, quoique l'usage de ce pays libre soit d'aller tout nu, que tu ne sois décolletée que par les pieds... » (p. 280), ce qui lui permet, bien entendu, d'économiser sur les bottines (2) . Nous ne saurons point si chaque personnage doit [xxxxxxxxxxxx] Malheureusement pour les metteurs en scène à la mode, cette œuvre ne comporte aucune nuance érotique, comme le Père Ubu prend soin de le préciser : « De par ma chandelle verte, cette jeune personne n'a pas bien compris que nous ne lui faisions pas la cour, ayant eu la précaution, comme de nous pourvoir de l'oncle, d'accrocher derrière la voiture notre bien-aimée Mère Ubu.» (p. 287). porter un masque, si le Père Ubu doit revêtir sa houppelande en « laine philosophique » ou le « complet veston gris d'acier, toujours une cane enfoncée dans la poche droite, chapeau melon...», comme l'indique le répertoire des costumes d'Ubu Roi publié par J.-H. Sainmont (p. 25). Mais dans la mesure où Ubu s'affirme toujours identique à lui-même, nous ne voyons pas pourquoi il se présenterait à nous différemment ! Reste qu'Ubu esclave a renoncé aux emblèmes et sa royauté, qu'il troque pour le nécessaire à chaussures d'esclave, le crochet d'esclave, les boulets de bagnard (transformation des boulets de canon) ; le petit balai innommable devient balai d'esclave et sert au maniement d'arme. Mais la poche demeure l'attribut essentiel du Père Ubu, ainsi que la chandelle verte et, bien entendu, la gidouille ! Dans la liste des personnages, on constatera la permanence du couple indissociable Père Ubu-Mère Ubu, éternel autant que Philemon et Baucis, Roméo et Juliette, Don Quichotte et Sancho, Zeus et Hera. Mais ici, le couple royal est devenu couple esclave, par conséquent privé de ses palotins de service, lesquels pourraient être devenus les Trois Hommes libres. Sans vouloir pousser l'équivalence dans les moindres détails, on notera un ensemble de substitutions, que nous présenterons sous forme de tableau : Ubu Roi Ubu esclave Mère Ubu Mère Ubu Capitaine Bordure Caporal Pissedoux Le roi Venceslas Pissembock La reine Rosemonde Eleuthère L'empereur Alexis Soliman Palotins Les Trois Hommes libres À ces personnages s'ajoutent un certain nombre de rôles secondaires, qui peuvent être tenus par un nombre restreint d'acteurs et de figurants. Cela nous amène à penser que Jarry a pu concevoir ses rôles en fonction de la troupe réunie pour Ubu Roi ou, qui sait, en songeant aux marionnettes dont il avait disposé antérieurement. « Ubu enchaîné » Les lieux représentés relèvent du même principe de liberté que dans Ubu Roi : si la scène est au début en France, comme le laissait prévoir la fin du premier drame, nous passons allègrement des prisons de ce pays à la Sublime Porte, pour finir sur une galère. L'époque évoquée reste toujours fantaisiste, de sorte que Ton pourrait reprendre la formule du discours d'Alfred Jarry prononcé à la première d'Ubu Roi : « Quant à l'action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire Nulle Part. » Si nous voulons pénétrer plus avant dans la structure externe de la pièce, nous étudierons la liaison des actes et des scènes, ainsi que les formes du discours scénique. De fait, nous arriverons aux mêmes constatations que pour Ubu Roi : Jarry use d'une grande liberté scénique, il érige en principe que le lieu doit correspondre à l'action, et non l'action au lieu (3) . Cela, autrement dit, suppose un grand nombre de changements de décors, problème résolu le plus simplement du monde lors de la représentation d'Ubu Roi par le recours aux pancartes. Surtout, on retiendra que Jarry préfigure le montage cinématographique dans la liaison des actes et des scènes. Le découpage en actes n'a plus grande signification, dans la mesure où le décor varie au cours d'un même acte. Jarry utilise l'enchaînement direct entre deux scènes : acte III, scène 6, Ubu annonce à son interlocuteur : « Notre geôlier va vous congédier. » — Effectivement, à la scène suivante, le geôlier crie : « On ferme. » Plus fréquemment, nous avons un enchaînement par déplacement des personnages, outre le changement à vue du décor, déjà noté. Par exemple, entre l'acte I et l'acte II : Père Ubu a mis ses victimes dans la diligence, une scène (II, 1) nous montre ce qui se passe à l'intérieur de la voiture et, très logiquement, la scène suivante se passe dans le vestibule de Pissembock, destination des voyageurs.

Toute la fin du cinquième acte relève du même procédé, déjà utilisé de la même façon dans Ubu Roi : les forçats marchent en convoi à travers la Sclavonie, leurs argousins apprenant par un geôlier accouru que les Maîtres sont révoltés, se révoltent à leur tour, on entend un tumulte lointain, arrivent les Maîtres — combat — les forçats sont sauvés lorsqu'ils aperçoivent les galères des Turcs... On voit combien ce principe d'enchaînement dynamique relève davantage du cinéma que du théâtre traditionnel ! D'une façon plus générale, l'enchaînement peut être logique dans l'esprit du spectateur : le bal chez Pissembock est interrompu par l'arrivée brutale de Pissedoux et des Trois Hommes libres, mais nous savons que le caporal a promis, scène 5, de revenir en force. Le passage de l'acte II à l'acte III se fait aussi logiquement : Père Ubu est emmené par les Hommes libres, nous le retrouvons en prison, d'où il passera au tribunal (III, 2) pour retourner en prison (III, 4) avant de partir aux galères. Jarry se montre plus hardi en ayant recours à une sorte de montage parallèle au début de l'acte I : Père Ubu annonce son intention de se faire esclave (se. 1), pendant ce temps, les Hommes libres exécutent leurs manœuvres au Champ de Mars (se. 2). Ketour chez les Ubus qui s'apprêtent; Père Ubu aperçoit trois ou quatre individus au loin, il s'empresse de les rejoindre pour leur offrir ses services; — c'est ainsi que les Hommes libres et Ubu se rejoignent (se. 4). On relève la même technique dans l'acte II qui se déroule tour à tour dans le vestibule de Pissembock, dans la chambre d'Éleuthère, puis dans le vestibule encore. Enfin Jarry rompt avec les habitudes théâtrales, dominées par un souci de logique, en abusant du hiatus entre les actes (III et IV) ou même entre les scènes : la scène 5 de l'acte II s'achève sur une poursuite, la scène suivante s'ouvre sur le bal. Nous passons aussi brutalement de la prison (III, 3) à un salon de dévotes (III, 4) ou de la prison (III, 2) au sérail de Soliman (III, 8) ! Tous ces procédés, déjà relevés dans Ubu Roi, montrent une technique concertée : Jarry refuse la psychologie, mais il n'en suit pas moins une certaine logique que les arts contemporains ont rendue familière. Ceci nous amènera à mieux apprécier la structure gestuelle de l'oeuvre qui est, elle aussi, très proche du cinéma, du cirque ou du guignol. On sait quelle importance Jarry accordait au geste en lui-même. Pendant une année il tiendra à la Bévue blanche une chronique intitulée « Gestes » où il s'efforcera d'entretenir ses lecteurs des différents spectacles de la vie quotidienne : commentaires humoristiques sur les batailles d'apaches dans la zone, les tramways hippomobiles, la pendaison, etc. Il faudrait citer intégralement, pour sa justesse de ton, l'article que Jarry écrivait en tête de cette rubrique : C'est une étrange partialité que de consacrer dans les journaux et revues un grand nombre de pages, voire toutes les pages, à enregistrer, critiquer, ou glorifier les manifestations de l'esprit humain : cela équivaut à ne tenir compte que de l'activité d'un organe arbitrairement choisi entre tous les organes, le cerveau. Il n 'y a pas de raison pour ne pas étudier aussi copieusement le fonctionnement de l'estomac ou du pancréas par exemple, ou les gestes de n'importe quel membre [...]. Tous ces gestes et même tous les gestes, sont à un degré égal esthétiques, et nous y attacherons une même importance. Une dernière au Nouveau Cirque réalise autant de beauté qu'une première à la Comédie-Française... (4) Nous nous efforcerons, pour notre part, de relever les ensembles gestuels les plus significatifs, sans nous arrêter aux indications obligées telles que : il entre, ils sortent, elle se lève, même si cela peut présenter un intérêt pour un metteur en scène ingénieux, ou pour un érudit amateur de statistiques. Un premier regard sur l'ensemble des gestes révèle une structure calquée sur celle d'Ubu Roi, selon le principe initial d'inversion de certains signes qui, malgré tout, laisse le couple Ubu identique à lui-même. Jarry opérait une distinction très productive pour le théâtre entre geste conventionnel et geste universel : [...] Comme ce sont des expressions simples, elle sont universelles. L'erreur grave de la pantomine actuelle est d'aboutir au langage mimé conventionnel, fatigant et incompréhensible. Exemple de cette convention : une ellipse verticale autour du visage avec la main et un baiser sur cette main pour dire la beauté suggérant l'amour. — Exemple de geste universel : la marionnette témoigne sa stupeur par un recul avec violence et choc du crâne contre la coulisse...6 Il demeure un grand nombre de gestes conventionnels dans Ubu enchaîné, ne serait-ce que dans la mesure où l'oeuvre est destinée à une représentation théâtrale, avec des acteurs vivants et non des automates. Par exemple, pour obtenir une aumône en faveur des prisonniers, Frère Feberge « tend la main ». Que l'action soit dérisoire parce que les prisonniers ne sont pas des pauvres et qu'ils exigent douze repas quotidiens n'a rien à voir ici, le geste reste conventionnel. De même lorsque le caporal Pissedoux et le Père Ubu se présentent (I, 4). Reconnaissons que l'ensemble des gestes stéréotypés est fortement marqué par la volonté de parodie : Père Ubu valse avec Éleuthère en la portant sous son bras (II, 6) et manque l'étouffer. Lorsqu'elle est délivrée, la jeune fille se jette dans les bras de son oncle, en signe de soulagement, mais ses paroles rendent un son comique car, malgré ses promesses, elle l'appelle « Mon oncle Pissembock ! » Chassez le naturel... Toute la scène 1 de l'acte III, qui est une séance de tribunal, relève d'une intention parodique, ici au deuxième degré puisqu'elle évoque, pour le spectateur averti, une scène d'Ubu Roi où ce héros était en posture de juge et non d'accusé. Au cours de cette même scène, Pissedoux et Pissembock qui se sont violemment opposés, tombent soudain d'accord, et l'oncle déclare : « Venez dans mes bras, mon gendre. » La formule rituelle, entraînant des gestes non moins rituels, est rendue absurde par le contexte.

Il en va de même pour la visite du touriste anglais (IV, 2) ou les adieux touchants d'Ubu et de son épouse (lesquels ne seront pas davantage séparés dans la suite du drame) qui rappellent, au deuxième degré, une séparation identique et tout aussi parodique dans Ubu Roi. Mais l'action parodique par excellence est ici le maniement d'arme si original du Père Ubu qui obéit au « Portez... arme ! » avec son balai d'esclave, lequel n'est autre que le balai innommable d'Ubu Roi. Cela confirme le cri du porteur : « Vive l'armerdre ! » On procède ainsi à une destruction de la réalité par la dérision absolue. Jarry envisage une autre série de gestes, situés à michemin entre la convention et le symbole, qui relèvent d'une contradiction entre les paroles et les actions les accompagnant, ou bien entre les gestes et les phrases qui, d'habitude, vont de pair (6) . Notons que le spectateur est invité, à maintes reprises, à se souvenir d'Ubu Roi et que, par conséquent, il doit être capable d'observer les refus d'Ubu, d'où découle la nouvelle pièce. Alors qu'à l'origine, Ubu suivait les conseils intéressés de son épouse et traversait les déboires que nous connaissons, ici, il refuse de se laisser guider par Madame sa fumelle : au lever de rideau, il s'avance et ne dit rien. Nous avons bien là le négatif de la première scène d'Ubu Roi ! À l'acte IV, scène 6, il congédie noblement ses partisans « comme aux heureux temps où [il] remplissait à déborder le trône de Venceslas... » en les insultant. Mais rappelons-nous qu'antérieurement, il avait été obligé de passer par la volonté de la Mère Ubu et de Bordure, en distribuant de l'or et de la nourriture aux Polonais ! Enfin, à la dernière scène, Ubu refuse de commander la manœuvre, comme il faisait dans Ubu Roi, pour bien montrer qu'il entend rester esclave, situation qui lui permet d'être obéi davantage. Nous avons vu comment Ubu s'opposait à sa geste mémorable. Voyons maintenant comment s'applique le principe de contradiction développé par les Hommes libres, principe dont Ubu va s'emparer à son tour. La théorie en est très simple, encore fallait-il en voir toutes les vertus qu'elle possède sur le plan théâtral. Si les hommes sont libres, ils doivent pouvoir faire absolument ce qu'ils désirent, et en particulier n'obéir à personne. Mais si nous supposons qu'il n'y a que deux façons d'obéir à un ordre : l'exécuter ou faire le contraire, en éliminant la possibilité de ne pas agir, il faudra, au Pays des Hommes libres, demander du vin pour avoir de l'eau, dire « Entrez » pour faire sortir un visiteur, et ainsi de suite. Cela impose un espace structuré à deux dimensions, où le zéro, l'acte nul, n'existe pas : A ;£ B et inversement B^A , mais il n'y a pas de série A/B/C, ni de série A/O/B. Dire A entraîne automatiquement une action B, cela revient à dire que le signifiant est l'opposé du signifié, et inversement. C'est ce que nous montrent les Hommes libres au cours de leurs manœuvres (I, 4 — II, 7 — IV, 1) : lorsque le caporal leur dit « Rompez vos rangs ! Une, deux ! une, deux ! » Jarry fournit l'indication scénique suivante : « Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas. » Cette façon de voir peut amener un certain nombre de formules plaisantes pour le spectateur (qui, lui, se trouve à l'extérieur de la chaîne parlée), dont Vitrac, émule de Jarry, saura tirer le meilleur parti dans Victor ou les Enfants au pouvoir : LE GÉNÉRAL. — Ah ! Victor, dans ce cas tu es le plus parfait des crétins. VICTOR. — Après vous, mon Général ! (II, 4) Mais il n'est pas nécessaire d'examiner la postérité de Jarry pour voir toute l'ampleur des effets que l'on peut tirer d'un tel principe de contradiction, Père Ubu le comprend fort bien et choisit le meilleur côté, celui d'esclave, en poussant le raisonnement jusqu'au bout : c'est ainsi qu'il sera le mieux placé pour commander. Outre ce principe de contradiction entre le geste et la parole, essentiel et constitutif de l'œuvre, Jarry a multiplié les gestes à la fois universels, synthétiques et symboliques : Éleuthère réagit à chaque événement troublant en s'évanouissant, tandis que Pissembock fait le mort, d'où un certain comique d'origine mécanique. Parfois la parole suscite l'action, même si celle-ci n'est pas dans le domaine du possible : « Frappez et l'on vous ouvrira » dit Mère Ubu qui frappe Pissembock et le partage en deux, du haut en bas. Les mots sont des choses, et nous n'avons, en somme, qu'une autre variante des éclatements de palotins dans Ubu Roi. Plus symbolique est le départ d'Ubu, qui est un contrepoint systématique des adieux d'Ubu Roi partant à la guerre (7) ; ici le carcan se dégrafe, les menottes tombent d'elles-mêmes, comme, auparavant, le sabre à merdre et le croc à finances échappaient au Père Ubu. Enfin, on retrouve, dans Ubu enchaîné, les gestes de la farce, les actions démesurément grossies qui font tout le sel d'Ubu Roi. Père Ubu cire les pieds nus d'Éleuthère, met, sans sourciller, une grosse araignée dans sa tabatière, se laisse fouetter par Pissedoux, enfonce un énorme boulet dans sa poche. L'ivrogne, personnage traditionnel de la farce (comme substitut du Fol) apparaît aussi, une pinte à la main (IV, 6). Le spectateur sera peut-être plus sensible aux nombreux combats, qui rythment la pièce avec, éventuellement, moins de verve, si je puis dire, que dans Ubu Roi. Ubu use toujours de la même violence, tant qu'il ne risque pas de mauvais coup. Il se querelle avec son épouse. Les émeutes, les combats et les poursuites s'enchaînent de façon continue dans tout le cinquième acte, évoquant les jeux des potaches pendant la récréation. Nous assistons à une véritable libération par le geste ! On observera que les gestes revêtent ici une importance exceptionnelle puisque le maître-mot n'est pas prononcé. La vigueur de la pièce est donc toute concentrée dans l'action. La structure interne de l'œuvre révèle des principes d'organisation identiques à ceux que nous avons pu déceler ci-dessus. Nous verrons que la trame épouse le même mouvement que celle d'Ubu Roi et que, si certains signes sont inversés, l'ensemble n'en suit pas moins la courbe d'un ressort à boudin. En effet, l'exposition est aussi peu conforme que possible au schéma classique, mais elle nous rappelle clairement qu'Ubu enchaîné s'inscrit dans une certaine historicité, tout en niant la répétition de l'histoire. On sait du reste que l'histoire ne se répète jamais, elle bégaie, Ubu va tirer la leçon de cet axiome. L'action principale sera donc très sommaire : Ubu refuse d'assumer un aspect de son personnage, disons sa volonté despotique. Il sera esclave mais rien ne changera dans sa nature essentielle ; c'est toujours lui qui finira par tuer tout le monde ! Il va trouver des personnes qu'il servira à sa manière, aura un procès, sera condamné, jeté en prison où il recevra la visite de Pissedoux, puis mené aux galères. Mais son attitude sera telle qu'elle fera de lui le roi des prisonniers. Envié par les Hommes libres qui viendront le combattre pour le destituer et prendre sa place, il finira sur une galère où, reconnu par Soliman comme son frère, il bénéficiera de certains égards et sera renvoyé n'importe où ailleurs. Je commence à constater que ma gidouille est plus grosse que toute la terre, et plus digne que je m'occupe d'elle. C'est elle que je servirai désormais... déclare-t-il avant de voguer vers d'autres contrées. En considérant l'ensemble du cycle Ubu, on constate que la structure en est ouverte et non close. On pourrait songer à une spirale pour le représenter, mais il faudrait que nous connaissions le point initial où Ubu est apparu avant de croître et de se déplacer. Or si la naissance du Père Ubu est attestée dans la geste des lycéens rennais8 , elle n'a pas été reprise par Jarry, père putatif d'Ubu, qu'il a eu le bonheur de baptiser ainsi. En résumé, la pièce doit sa cohérence au personnage principal qui, comme dans la farce médiévale, occupe presque constamment la scène. La structure interne de l'œuvre est donc liée à ses agissements et déplacements. Ici Ubu apparaît, commet ses exactions, qui ne vont pas croissant mais atteignent immédiatement un certain apogée, il provoque le sort plus qu'il ne le subit, erre à travers diverses contrées et se retrouve toujours satisfait, prêt à d'autres aventures. Il va de soi que les actions secondaires, les incidents, les digressions devront être abondants, au même titre que les combats, pour meubler une action principale squelettique, d'autant qu'il ne peut y avoir de ces longues discussions psychologiques tant prisées par le « bon » public de théâtre. C'est dans le détail des actions secondaires que nous verrons le mieux combien Ubu enchaîné n'est qu'une inversion d'Ubu Roi. Résumons-nous au moyen d'un tableau : Ubu enchaîné Ubu Roi Bal chez Pissembock Festin chez Ubu Jugement des Ubus Jugement des Nobles Salon des dévotes Paysans polonais (Les Salopins de finance sont remplacés par policiers et démolisseurs) Visite de Pissedoux à Ubu rend visite à Bordure Ubu prisonnier dans la forteresse de Thorn Pissedoux soulève les Bougrelas soulève les Hommes libres Polonais. Il est clair que nous nous contentons d'indiquer ici un système possible de substitution, étant entendu que l'action principale comporte les mêmes péripéties, rappelées d'ailleurs par Ubu. Le thème des pieds signale toujours l'initiative d'Ubu. Ici il n'écrase pas, il cire, mais bien entendu il va prendre possession de la maison de ses victimes... en esclave. L'itinéraire est identique à celui d'Ubu Roi, jusqu'au départ en bateau. Seulement le Père Ubu et la Mère Ubu ne seront pas séparés, puisque cette dernière a perdu toute autonomie, n'étant pas à l'origine du complot. La Mère Ubu suivra donc son gros bonhomme en prison, où ils se retrouveront comme autrefois dans la caverne. Jarry parsème son texte de rappels, tout en montrant que les choses ont changé de signe. Ubu vante les plaisirs de la prison : au moyen de notre science en physique nous avons inventé un dispositif ingénieux pour qu'il pleuve tous les matins à travers le toit, afin de maintenir suffisamment humide la paille de notre cachot (p. 299) tandis que dans Ubu Roi il imaginait un dispositif inverse pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie. Dans la même scène, il se déclare heureux de recevoir à domicile alors qu'autrefois il avait dû marcher à la queue de ses armées à travers l'Ukraine. Plus loin, dans la grande salle du tribunal, Ubu accusé se comporte comme s'il détenait encore la couronne de Pologne. Interrogé sur ses connaissances dans l'art de la navigation, il rappelle son expérience dans l'épisode précédent : Je ne sais pas si je sais, mais je sais faire marcher, par des commandements variés, un bateau à voile ou à vapeur dans n'importe quelle direction, en arrière, à côté ou en bas. Nous avons déjà signalé que les adieux d'Ubu (qui ne se justifient guère puisque la Mère Ubu va le suivre) sont un rappel direct à Ubu Roi : « Adieu, Mère Ubu, notre séparation manque vraiment de musique militaire. » (III, 4). La situation est inversée : il part enchaîné et pense ne plus recevoir de coups comme en Ukraine. Ubu reconnu roi par les touristes anglais et les prisonniers ne distribue pas d'argent mais des distinctions. Dans le convoi des forçats, Ubu ordonne, pour son confort, comme lorsqu'il battait campagne contre le Tzar : il déplore de ne pas avoir de voiture cellulaire (dans Ubu Roi il déclarait : « II est regrettable que l'état de nos finances ne nous permette pas d'avoir une voiture à notre taille ! » — IV, 3). Durant le combat contre les Hommes libres, Ubu assomme Pissedoux comme il avait fait pour Bordure. Enfin, sur la galère capitane, il refuse de commander la manœuvre. En somme, bien que Jarry transforme quelques passages, tout se passe selon le même schéma qu'Ubu Roi, certaines scènes se font écho, d'autres en sont simplement la contrepartie. Et le fait que l'auteur ajoute une intrigue secondaire et parfaitement inepte à propos des fiançailles de Pissedoux et d'Éleuthère, qu'il joue sur une double prétention à la noblesse de la part de Pissedoux et Pissembock, ne change rien à l'affaire. Au milieu de tout cela, Ubu reste obstinément identique à lui-même. Le Père Ubu est toujours dominé par sa gidouille. La seule différence est qu'il ne veut plus être roi, pour ne pas recevoir de coups. Il apparaît peut-être moins comme une immonde brute, mais ses méthodes n'ont guère changé : « Je vais servir sans miséricorde, tudez, décervelez. » (p.282). Il est toujours animé par la même détermination dans la violence, pour servir ses passions. Pour le vexer, sa mégère constate : « Tu tournes à l'honnête homme. » (p. 284). Il n'en est rien, puisque Ubu chérit toujours le même objet, son ventre. Ses traits caractéristiques essentiels ne varient pas : il a constamment peur des coups : « Ah ! je meurs de peur. Ma prison, mes pantoufles ! » (p. 330). Il n 'est pas contradictoire qu 'il se laisse fustiger par Pissedoux : le fouet signifie qu'il monte en grade et sera un jour esclave; d'autre part il obéit très exactement aux courbes de sa gidouille. Son appétit demeure vorace, il engloutit toute la nourriture préparée pour la réception en l'honneur d'Éleuthère, et entend faire douze repas par jour en prison. Aux yeux de son épouse, il paraîtrait moins avide de finance. Malgré le paradoxe, il ne cesse de s'enrichir puisqu'il peut satisfaire sa giborgne et qu'il étend son autorité ! Tout se passe donc comme si Jarry, auteur certain de ce nouvel avatar du Père Ubu, voulait à tout prix 18 Études françaises VII, 1 maintenir les traits essentiels du personnage et même, au besoin, les préciser, bien que la situation soit inversée. En tous lieux, en tous temps, Ubu déplace sa sphérique personne telle qu'en elle-même l'éternité la laisse. Pourtant, dira-t-on, c'est la violence verbale qui a assuré la réputation d'Ubu Roi et même suscité un mythe. Si Ubu refuse de dire le mot, la pièce va perdre de sa vertu, l'univers d'Ubu semble s'effondrer dès lors qu'on ôte un des termes de l'équation (9) Merdre = Phynance = Physique, d'autant que devenu esclave, Ubu n'a plus besoin de phynance; reste seulement la science en physique, privée de son symbole, le bâton. En réalité, le langage d'Ubu demeure, soit par négation, par glissement ou par retournement. D'ailleurs le maître-mot est évoqué dans toute sa majesté dès le début « Mère ... Ubu... » : le spectateur a encore dans l'oreille les sonorités articulées par Ubu Roi. Même nié, le mot est présent «Madame de ma... J'ai dit que je ne dirais plus le mot » (p. 301), ou encore lorsque Mère Ubu réplique : « Tu as eu tort de ne pas leur dire simplement le mot. » (p. 305). Le cri «Vive l'armerdre » est bien digne de remplacer l'apostrophe initiale, d'autant qu'il risque moins de se dévaluer tant qu'il restera une armée au monde. Ubu refuse les symboles de la royauté : « Trône, grande capeline, parapluie, cheval à phynances, palotins » et même le titre de « Maître des Finances », mais c'est pour rétablir une série identique, de signe opposé : « Tablier d'esclave, balai d'esclave, crochet d'esclave, boîte à cirer d'esclave, casquette et tablier d'esclave » tandis que Mère Ubu va revêtir une tenue de cuisinière esclave. Ubu retrouve facilement les « marques » de la royauté lorsqu'il est acclamé par les prisonniers : « Phorçats », « Phynances », « Oufficiers de notre armerdre », il emploie aussitôt le nous de majesté. Outre ces réapparitions significatives du langage premier, on relève des calques des formules antérieures : « Cirage des pieds, coupage des cheveux, brûlure de la moustache, enfoncement du petit bout de bois dans les oreilles...» (p. 276), «Torsion du nez, extraction de la cervelle ... non je me trompe : cirage des pieds ... » (p. 281). Les jurons, exclamations, apostrophes, menaces sont toujours les mêmes : « Tudez », « Décervelez », « À la poche », « par ma chandelle verte, je vous fous à bon poche », « De par ma chandelle verte », « corne d'Ubu », etc. C'est surtout la gidouille qui est prise à témoin le plus souvent, avec son composé « cornegidouille ». Bien d'étonnant à cela, compte tenu de ce que nous avons dit sur la personnalité d'Ubu, vaste sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. L'ensemble d'Ubu enchaîné se caractérise par la même absence d'esprit, par la même stupidité que dans Ubu Roi Ubu décrit ainsi son carcan : « C'est tout du solide, du même métal que nos boulets, non point du fer-blanc, ni du fer doux, mais du fer à repasser ! » Ces dernières paroles valent la définition qu'il donnait de la Pologne : «Eh ! ma douce enfant ! ne t'inquiète pas de la contrée où nous aborderons. Ce sera assurément quelque pays extraordinaire, pour être digne de nous, puisqu'on nous y conduit sur une trirème à quatre rangs de rame ! » Son lyrisme est toujours déconcertant, soit qu'il déforme des clichés : «Saisissons notre courage par les deux anses» (p. 330), soit qu'il crée des métaphores hardies : « Votre liberté est trop simple, mon Bel ami, pour faire une bonne fourchette à escargot, instrument bifide» (p. 311), soit enfin qu'il s'extasie devant la mer : « Quelle verdure, Mère Ubu ! On se croirait sur le pâturage des vaches. » II use allègrement du non-sens : « nous avons tué monsieur Pissembock, qui vous le certifiera lui-même, et nous avons accablé de coups de fouet, dont nous portons encore les marques ... » (p. 303). L'esprit des comparses ne vaut guère mieux ; l'avocat général décrit ainsi son forfait : « Ayant étendu ses noirs desseins au moyen d'une brosse à cirer sur les pieds nus de sa victime ... » (p. 302). Il y a cependant des traits de langue particuliers à la pièce, reflétant le parti pris de l'auteur. Nous avons déjà signalé, à propos des gestes, qu'au Pays des Hommes libres, les ordres étaient inversés, le signifiant étant l'opposé du signifié. Plus sublimement, un même signifiant peut «'appliquer à deux signifiés différents : c'est ainsi qu'une prison peut être décrite comme un château : Eh oui ! les maisons de ce pays ne fermaient pas, on y entrait comme le vent dans un moulin à vent, alors j'ai fait fortifier celle-ci de bonnes portes de fer et de solides grilles à toutes les fenêtres. Les Maîtres observent exactement la consigne de venir deux fois par jour nous apporter notre repas... (p. 293). Réciproquement, la définition d'un palais royal peut s'appliquer à une prison : Palace : édifice en pierres de taille, orné de grilles forgées. Royal-Palace, LOUVRE : même modèle, avec une barrière en plus et des gardes qui veillent et défendent d'entrer (p. 315). On rappellera, pour mémoire, le jargon anglais, qui renoue avec la fantaisie médiévale (10) , les noms triviaux de deux personnages, qui marquent la continuité avec les paralipomènes d'Ubu et nous renvoient au monde de l'enfance d'où la pièce est jaillie n . Il paraît donc évident qu'TJbu enchaîné est la contrepartie à'Ubu Roi, mais c'est une pièce coulée dans un moule absolument identique, qui repose sur les mêmes principes dramaturgiques et jette sur les planches un personnage fidèle à lui-même et à ses appétits. Tout se passe comme si Jarry voulait donner une leçon au public et même aux thuriféraires d'Ubu Roi. On avait cru y voir une pièce anarchiste. Jarry prouve ici le contraire : sur des principes nouveaux, en passant d'une monarchie à une république, Ubu parvient au même résultat, car il n'obéit qu'à un seul ordre : « Tout pour la tripe ! » Donc le mythe d'Ubu reste inchangé, se prêtant toujours à une multitude d'interprétations.

HENRI BÉHAR

Lire le texte d’Ubu enchaîné dans notre édition critique : Classiques Garnier

Ubu enchaîné, Chapitre d’ouvrage : Alfred Jarry, Œuvres complètes. Tome IV, pp. 19 à 71. Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 15

Lire le même texte en édition numérique Compte rendu de ce volume dans Studi Francese : Ida Merello, « Alfred Jarry, Œuvres complètes t. IV », Studi Francesi [En ligne], 182 (LXI | II) | 2017, mis en ligne le 01 août 2017, consulté le 05 juillet 2024. Je cite le passage concernant Ubu enchaîné : « edizione di Ubu enchaîné si deve a Henri Béhar (pp. 11-184), che ripropone l’edizione Natanson del 1899, ossia preceduta da Ubu Roi. Ubu enchaîné non aveva fatto parlare di sé e i fratelli Natanson avevano preferito accostarlo al primo Ubu. Béhar sfata alcuni luoghi comuni: il carattere più adulto del testo, la cui origine si colloca nuovamente negli anni del liceo, il rovesciamento dei valori, nel momento in cui Ubu passa dal delirio di onnipotenza regale al fastidio per la regalità. In realtà Béhar mostra con finezza come l’Ubu enchaîné rappresenti il doppio di Ubu roi, in quanto Ubu diventa capo degli uomini liberi, quindi sempre capo, e sempre per soddisfare il suo ventre, passando semplicemente da una monarchia a una dittatura. Anche gli altri personaggi conservano lo stesso ruolo avuto nell’Ubu roi. Le osservazioni di Béhar inchiodano il testo anche alla sua omologia con le strutture drammatiche contemporanee, malgrado l’uso di espressioni gergali giovanili o del lessico rabelaisiano. Il curatore ricorda come la prima rappresentazione sia stata postuma di parecchi anni: fu infatti solo nel 1937 che la pièce fu messa in scena dalla compagnia del Diable écarlate di Sylvain Itkine, e usata come un’arma contro il teatro contemporaneo, per far risaltare i valori surrealisti e del trotskismo. Per una versione filologica si è dovuta attendere la messa in scena per la televisione del 1971 di Jean-Christophe Averty. Il testo è presentato con un fitto apparato di note storiche e di filologia testuale. »

Commentaire de la pièce par Colimasson : http://colimasson.over-blog.com/article-ubu-enchaine- 1899-d-alfred-jarry-121642827.html


  1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à : Alfred Jarry, Tout Ubu, Paris, Le livre de poche, 1962.
  2. Partant d'une telle indication, on imagine le parti que pourrait en tirer un Jorge Lavelli.
  3. Le Père Ubu déplace son décor avec lui.
  4. Alfred Jarry, « Barnum », la Bévue blanche, l«r janvier 1902 ; repris dans La Chandelle verte, Paris, Le livre de poche, 1969, p. 149-152.
  5. Alfred Jarry, « De l'inutilité du théâtre au théâtre », Mercure de France, septembre 1896; repris dans Tout Ubu, p. 143.
  6. Le procédé sera fort utilisé, avec des effets divers, dans le théâtre dada et surréaliste. Cf. à ce sujet Henri Béhar, Roger Vitrac, un réprouvé du surréalisme, Paris, Nizet, 1966; voir aussi Étude sur le théâtre dada et surréaliste, Paris, Gallimard, 1967.
  7. Ubu Roi, acte III, scène 8.
  8. Cf. Charles Chasse, Sous le masque d'Alfred Jarry. Aux sources d'Ubu roi, Paris, 1921.
  9. Cf. sur ce point Michel Arrivé, « Postulats pour la description linguistique des textes littéraires >, Langue française, n° 3, septembre 1969, p. 9.
  10. Cf. à ce sujet la thèse de Robert Garapon, la Fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français du Moyen Age à la fin du xviie siècle, Paris, Armand Colin, 1957, 368 p.
  11. Relevons le substantif « menteries » (p. 303) échappé du langage des enfants.

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