MÉLUSINE

Alfred Jarry homme de lettres

PASSAGE EN REVUES

« Alfred Jarry, homme de lettres » ; Orientation bibliographique, glossaire, Revue 303, n° 95, 2007, pp. 6-19, 82-85.

La revue trimestrielle 303 des pays de la Loire est publiée à Nantes. Étant alors président de la Société des Amis d’Alfred Jarry (SAAJ), elle m’a sollicité pour une livraison consacrée à Jarry. Celle-ci étant désormais épuisée, je reproduis ici ma collaboration qui se voulait dans un esprit de vulgarisation. Elle marque aussi l’état des publications concernant l’auteur de Les Jours et les Nuits au début du XXIe siècle.

Couverture du n° 95

Alfred Jarry, homme de lettres

Ce n’était pas le Père Ubu, ni « le surmâle de lettres » (sic), ni même un potache attardé, se complaisant à des blagues immatures. Il faut bien que le centenaire de sa mort soit l’occasion de remettre les choses au point, et qu’Alfred Jarry apparaisse en pleine lumière pour ce qu’il a toujours été : un écrivain à part entière, même si les circonstances et les œuvres qu’il eut l’audace de produire le mirent entièrement à part. À cet égard, la biographie publiée récemment par Patrick Besnier remet les pendules à l’heure, à la différence des précédentes. Jarry est, simultanément, l’inventeur de la ’Pataphysique et du Père Ubu, créature qui l’a littéralement dévoré et dont il a fini par adopter les traits. Il a su dépasser le symbolisme délétère, qui ne pouvait mener qu’à l’appauvrissement de la pensée par l’excès de style, en y faisant pénétrer des éléments hétérogènes, nourris de la vie.

Un potache inspiré

Alfred Jarry est né à Laval le 8 septembre 1873 dans une famille bourgeoise, soucieuse de respectabilité. Toutefois, sa mère semble avoir eu une tendance affirmée à l’excentricité : « Notre mère […], volontaire et pleine de fantaisie, que nous fûmes obligé d’approuver avant d’avoir voix au chapitre. Elle prisait fort le travesti. » (1) Ses parents s’étant rapidement séparés, il fut élevé à Saint-Brieuc par son grand-père maternel, avec sa sœur Caroline, dite Charlotte, de huit ans son aînée. Celle-ci a laissé un témoignage ému sur son jeune frère, plus crédible qu’on ne le prétend. De la même façon, il est désormais établi que son père, Anselme Jarry, a maintenu des relations avec ses enfants tout au long de sa vie, et qu’il n’était pas tout à fait le pauvre bougre sans importance que disait son fils pour choquer le public : « Il a fait certainement notre sœur aînée, […] mais il ne doit pas être pour grand’chose dans la confection de notre précieuse personne !… » (2). Écrivain précoce et narquois, imprégné de folklore breton, le jeune Alfred compose les poésies et saynètes de Saint-Brieuc-des-choux (posthume, 1964), fragments d’un dossier, Ontogénie retrouvé longtemps après sa mort et contenant en germe plusieurs traits de son œuvre future. Le titre, ontogénie ou ontogenèse, qui désigne, en biologie, l’ensemble des processus de développement d’un individu du stade embryonnaire jusqu’à l’état adulte, par opposition à la phylogenèse, qui étudie le développement de l’espèce, fait référence aux grands débats scientifico-philosophiques de l’époque, tout en laissant percevoir, par un calembour (honte au génie !), l’attitude supérieure de l’auteur envers son enfance. Je vois, dans ce dossier, la démarche caractéristique d’un écrivain adulte qui n’ose publier les créations directement issues de l’univers juvénile, mais qui, ne pouvant se résoudre à les détruire, laisse à la postérité le soin de trancher… L’année de ses quinze ans, la famille quitte Saint-Brieuc pour Rennes. Dès son entrée au lycée de Rennes (où il est inscrit de 1888 à 1891), il fait représenter Les Polonais, en marionnettes et au théâtre d’ombres. C’étaient les éléments d’une geste élaborée par plusieurs générations d’élèves, prenant pour cible leur professeur de physique, Félix Hébert, alias le « P. H. » ou « Père Heb », ou « père Ébé », que Jarry allait nommer le Père Ubu. Son mérite ? avoir donné forme dramatique au génie adolescent, l’avoir porté à la scène sous diverses espèces : Ubu roi (1896), Ubu enchaîné (1900), diverses ébauches d’Ubu cocu (1944) ou Ubu intime (1985) et les Almanachs du Père Ubu (1899, 1901). Cela signifie que Jarry n’a jamais renoncé à ses œuvres « potachiques », qu’il retravaille tout au long de son existence, certainement convaincu de tenir là quelque chose qui a bien à voir avec la littérature, non pas celle qui se reproduit mécaniquement, mais telle qu’il la conçoit. J’appelle « potachique », dérivé de « potache », non seulement, selon la définition du dictionnaire, ce « qui a gardé l’esprit des adolescents et jeunes étudiants, le goût de la plaisanterie », mais plus précisément ce qui relève de la culture des élèves des lycées et collèges de la IIIe République, formation de compromis entre l’éducation classique et les diverses traditions populaires. Purs produits de cette culture, ces ouvrages, mainte fois remis sur le métier, traitent de thèmes scatologiques plus qu’érotiques, en des formes parodiant la grande littérature.

Entrée en littérature

Ayant passé son baccalauréat par anticipation, avec dispense, signe d’une précocité certaine, Alfred Jarry entre au lycée Henri IV, à Paris, pour y préparer l’École Normale Supérieure. Il suit l’enseignement de Bergson, et nous disposons des notes qu’il a prises à son cours, deux années durant. Après trois échecs successifs, il renonce définitivement à la carrière d’enseignant, et se présente, avec aussi peu de succès, à la licence es lettres, à la Sorbonne. Il faut dire à sa décharge que Jarry aurait souffert d’une grave maladie en janvier-février 1893, une fièvre typhoïde peut-être, à ce point que sa mère vient spécialement de Laval pour le soigner. Elle-même devait mourir peu après, le 10 mai. C’est alors que, selon le Dr Michel Gazeau, l’épisode dépressif qui avait marqué la fin de sa scolarité serait revenu au galop, à l’origine de son addiction à l’alcool et de son comportement pour le moins désorientant. En d’autres termes, la disparition de sa mère, dont il s’attribuait la faute, aurait provoqué chez lui une profonde réaction psychologique, dont il serait intéressant de suivre l’inscription dans sa littérature. Néanmoins, de la même année date ce qu’on pourrait nommer son entrée en littérature, et ses démarches pour pénétrer le milieu des gens de lettres. C’est en effet durant sa scolarité de « khâgneux » que Jarry donne pour ses camarades des représentations d’Ubu roi en marionnettes dans sa chambre du « Calvaire des Trucidés ». Jarry entre d’une manière fort originale dans la carrière des lettres, par la voie des concours primés dans les journaux. L’Écho de Paris mensuel illustré lui remet le premier prix à trois reprises en avril, mai et juin 1893. Il collabore par des essais et des notes de critique littéraire et picturale à la petite revue L’Art libre, publication à laquelle il contribue financièrement. Dans le même temps, Jarry se rend plusieurs fois rue de Rome aux fameux Mardis de Mallarmé, sans qu’on ait consigné des traces de ses interventions, d’autant moins probables que le Maître se chargeait seul de la conversation ! C’est ainsi qu’il est remarqué par les compagnons du Mercure de France, l’organe le plus représentatif du Symbolisme. Rachilde, la femme d’Alfred Vallette, son directeur, l’invite à ses « mardis ». Il y donne lecture d’Ubu roi à plusieurs reprises, jouant tous les rôles de son admirable voix, au souvenir de Jean de Tinan, d’une façon telle qu’il déclenche, inoubliablement, le rire de l’assistance. Comme on le voit, Jarry n’hésitait pas à se servir d’Ubu, dont il savait la valeur aux yeux de ce public, pour pénétrer les milieux littéraires. Avisé, il conforte sa position en achetant quatre actions de la Société anonyme du Mercure. Rachilde, qui devient la plus fidèle de ses amitiés féminines, l’apprécie suffisamment pour lui consacrer, après sa mort, un témoignage vibrant de sympathie, sous le titre Alfred Jarry ou Le Surmâle de lettres. Avec Remy de Gourmont, l’éminence grise de la revue, il fonde en 1894 une luxueuse revue d’art, L’Ymagier, qui connaît sept numéros, puis, à son propre compte, Perhinderion, pour laquelle il fait composer des caractères typographiques spéciaux. Son premier recueil, Les Minutes de sable mémorial (1894) illustre son esthétique du moment : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots », écrit-il en son « Linteau ». Il y annonce de futurs « éléments de pataphysique » et fait apparaître Ubu dans Guignol, un texte déjà publié par L’Écho de Paris, où le père Heb était devenu le Père Ubu, « ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique ». Un an après, César-Antéchrist (1895), contenant un condensé d’Ubu roi, apparaît comme une pièce absolument symboliste.

L’invention d’Ubu

Sa stratégie d’insertion dans l’avant-garde littéraire fut interrompue par l’appel sous les drapeaux. Jarry est incorporé au 101e régiment d’infanterie à la caserne de Laval, d’où il continue de diriger L’Ymagier et programme des contributions au Mercure de France. Nombreuses sont les anecdotes relatives à son séjour à la caserne, mais plus importante encore est la transposition qu’il en donne dans Les Jours et les nuits (1897), sous-titré « roman d’un déserteur ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire pour un ouvrage dont le décor est la caserne, ce substantif est à entendre au sens figuré, puisque le singulier héros profite des moments où il est de garde pour « déserter » la réalité extérieure, rentrer en lui-même, s’évader dans ses rêveries, voire ses hallucinations favorites. Le père de Jarry meurt à Laval le 19 août 1895. Atteint d’influenza, son fils est alité à l’infirmerie. Il n’assiste donc pas à l’enterrement. En décembre, il est conduit à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, à Paris. À la fin de l’année, il est définitivement réformé pour « lithiase biliaire chronique », ce qui écarte alors l’hypothèse de la tuberculose ou de troubles psychiques, voire d’alcoolisme. Il reçoit d’ailleurs un certificat de bonne conduite à l’appui. De retour à Paris, il fait en sorte d’être employé comme secrétaire-factotum par Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre où, comme l’écrit ce dernier, « il fait avancer le pion Ubu ». Il avait rebaptisé Les Polonais en Ubu roi, qu’il publie en revue puis en volume avant de le faire représenter sur une scène véritable. Avec l’historique première du Théâtre de l’Œuvre, le 10 décembre 1896, il devient la figure la plus originale du Symbolisme, dont il exploite les thèmes en les poussant à leurs plus extrêmes conséquences, tout en s’efforçant de mener la vie d’un homme de lettres. « Restitué en son intégrité tel qu’il a été représenté par les marionnettes du théâtre des Phynances en 1888 » : le sous-titre indique d’emblée l’origine juvénile et collective d’une œuvre élaborée par les lycéens de Rennes, dont Jarry s’est voulu le fidèle transcripteur et adaptateur, en passant du théâtre d’enfants à la scène adulte. Se coulant dans la forme de la tragédie shakespearienne tout en la parodiant, la pièce montre, schématiquement, comment Ubu, commandant au passé autrefois glorieux, poussé par une femme ambitieuse, élimine le roi de Pologne Venceslas et s’empare de son trône. Il conspire avec le capitaine Bordure, qu’il renie une fois son forfait accompli. Toute la famille royale est massacrée. Seul en réchappe le fils du roi, le jeune Bougrelas, qui, finalement, vengera ses aïeux. Ubu gouverne avec la seule ambition de manger de l’andouille et de s’enrichir : « je tuerai tout le monde, puis je m’en irai ». Il extermine les nobles, les magistrats, les financiers qui lui résistaient. Le Czar de Russie lui déclare la guerre. Il part en campagne et confie la régence à la Mère Ubu. Celle-ci, chassée par le peuple révolté, se réfugie dans une caverne où, par une étrange coïncidence, elle retrouve Ubu vaincu. Les époux réconciliés s’embarquent sur la Baltique et voguent vers de nouvelles aventures. Ubu regrette son pays : « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais » dit-il pour finir, faisant allusion au titre primitif de la pièce, mais aussi au fait que le pays était rayé de la carte depuis le Congrès de Vienne. Plus que par l’intrigue, l’œuvre fait date par sa gestuelle, sa langue et son style : le « Merdre » initial, le mélange de vocabulaire archaïque et d’expressions spécifiques au Père Ubu : « de par ma chandelle verte », « cornegidouille », le « croc à phynance » et les inséparables « palotins ». Langage d’une telle efficacité théâtrale qu’il se communique infailliblement à tous les spectateurs qui, dès lors, se mettent à « parler Ubu ». Soutenue par les symbolistes, la création fut considérée comme une nouvelle bataille d’Hernani, par ses provocations répétées, sa scatologie, la débilité de l’intrigue et des personnages, tandis que la jeunesse y voyait une bonne farce. Avec le recul de l’histoire, la pièce marque une révolution dramaturgique en renvoyant dos à dos les esthétiques opposées du naturalisme et du symbolisme. De nombreux metteurs en scène et encore plus de critiques ont voulu en faire une satire politique, ce qu’elle ne saurait être qu’à un niveau abstrait, en condamnant tout type de gouvernement. Rétrospectivement, l’ensemble de l’œuvre ubuesque de Jarry revêt les formes d’une contre culture sur au moins trois plans : En prenant à son compte une création collective, d’origine potachique, en montrant ses capacités de réalisation au niveau supérieur, celui du théâtre d’avant-garde, Jarry ne s’est pas contenté de renouer le fil de la tradition rabelaisienne, il a mis en évidence les vertus créatrices d’un groupe scolaire et réintroduit tout ce que la culture classique ou savante avait évincé de l’horizon littéraire, le corporel, ce qui, en somme, relève de la trilogie constitutive du Père Ubu, la merdre, la phynance et la physique. Ce rire de l’enfance, nourri de tout un passé enfoui, réprimé, est venu frapper de plein fouet une société engoncée dans son col en celluloïd, et l’on a compris, dès lors, qu’il fallait compter avec le regard adolescent, différent de celui des parents et du milieu où il se développe. Sur le plan artistique, Jarry a radicalement subverti le théâtre de son temps, en faisant pénétrer un être fécal, littéralement insupportable, une réapparition de Falstaff, au centre de la scène éthérée des symbolistes. Peut-être involontairement, dans la mesure où la représentation initiale était loin de réaliser tous ses projets, il a montré la troisième voie, entre « ce besoin de réalité qui nous tourmente », caractéristique de l’esthétique naturaliste, et « la scène libre au gré des fictions » que postulait le symbolisme. Posant, là encore, une équivalence entre le théâtre de marionnettes, ce qu’il nommait le « théâtre mirlitonesque » (Ubu sur la butte, Par la taille, etc.) et la scène du Théâtre de l’Œuvre, il a recherché une forme synthétique, débarrassant le théâtre de tous ses artifices, y compris l’acteur, démontrant concrètement que les extrêmes se touchent, qu’une légèreté extrême confine à la pesanteur, et, réciproquement, que la lourdeur atteint parfois la grâce. Enfin, avec le type Ubu, il a créé l’un des rares symboles de notre temps, ambigu à souhait, gonflé de toutes les significations, les plus contradictoires. C’est, selon les époques et les versions, une réincarnation de Néron, de Caligula, de Napoléon, du Bourgeois parfait, du Mufle, du Dictateur sanglant (Hitler ou Staline), ou bien, à l’autre extrême, de l’Imbécile, du Couard, du Salaud. C’est aussi l’instinct à l’état pur, le « ça » freudien, la puissance des appétits inférieurs. Toutes ces interprétations sont acceptables au nom de l’équivalence des contraires. À ceci près que le personnage nous est donné comme sot, dépourvu de tout esprit, et qu’il ne saurait défendre d’autre régime politique que celui qui lui procure le plus sûrement la satisfaction de ses désirs.

Ubu inventeur de la ‘pataphysique

Par un jeu de symétrie tantôt simple, tantôt inverse, tous les récits de Jarry illustrent le principe d’équivalence des contraires. Ainsi, Les Jours et les Nuits, déjà nommé, présente un héros singulier mais dédoublé, qui équilibre les antinomiques, le rêve et la veille, le réel et l’imaginaire, tout comme celui de L’Amour absolu (1899), ultime rêverie d’un condamné à mort s’identifiant à Dieu. Il se trouve qu’Ubu est aussi le créateur de la « ’Pataphysique ». Le terme aurait été employé comme dépassement de la physique enseignée par Félix Hébert, professeur de physique et modèle initial d’Ubu, par les lycéens de Rennes dès 1889-90, et recueilli l’année suivante par Jarry dans Ubu cocu, où le Père Ubu se présente comme « Pataphysicien ». Celui-ci définit son savoir ainsi : « La Pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir. » Jarry la mentionne à diverses reprises dans ses premiers écrits, jusqu’au « Linteau » des Minutes de sable mémorial (1894) dont une note précise que « La simplicité n’a pas besoin d’être simple, mais du complexe resserré et synthétisé (cf. Pataph.) ». César Antéchrist la porte au théâtre, sous l’espèce du Bâton-à-Physique, instrument sexuel, qui est à la fois le signe plus et le signe moins, masculin et féminin, par la vertu de l’identité des contraires. Ceci est clairement exposé dans Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, ouvrage posthume (1911), élaboré dès 1898. Il contient plusieurs définitions : « Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène... Et l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoi qu’on dise qu’il n’y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions [...] » Le livre II, intitulé « Éléments de Pataphysique » oppose l’induction à la déduction, l’accident au général, le paradoxal au consentement universel. Il contient cette « Définition : la pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité. ». C’est le contraire de la science positive ; elle étudie les exceptions et explique les univers parallèles au nôtre, comme les Grands Transparents que postulera plus tard André Breton. Suivaient un voyage immobile, une exploration des univers imaginaires conçus par les plus grands artistes contemporains, et un très savant calcul de la surface de Dieu, défini comme le point tangent de zéro et de l’infini », que Boris Vian reprendra à son compte. Née dans la cour de récréation du lycée, la pataphysique est une création de l’esprit d’enfance, qu’elle perpétue dans ses œuvres. Ubu et Faustroll sont tous deux docteurs en pataphysique, ils sont donc équivalents. Complémentairement, Messaline, roman de l’ancienne Rome (1901) et Le Surmâle, roman moderne (1902) se développent en chiasme, comme une représentation des limites des forces humaines pour l’un et l’autre sexe, indissolublement mêlés à la mort. Le réalisme situe l’homme et la machine dans deux univers absolument séparés. Le fantastique (et particulièrement ce qui deviendra la science-fiction) s’applique à les confondre. Le savant américain, père d’Ellen, est persuadé que le Surmâle n’aime pas sa fille. Pour l’y obliger, il invente la machine à inspirer l’amour, faite, en gros, d’une bobine à induction placée sur la tête du sujet assis sur une sorte de chaise électrique d’un si puissant voltage qu’en principe il ne risque rien (comme dans la cage de Faraday). Or, à l’étonnement des observateurs, ils doivent se rendre à l’évidence : « c’était l’homme qui influençait la Machine-à-inspirer-l’amour » (269). Au point que celle-ci devient amoureuse de l’homme. Un positiviste rendrait compte de ce phénomène par la surcharge d’énergie vitale accumulée par le cerveau durant son record amoureux. Un idéaliste y verra le triomphe de l’esprit sur la matière. Enfin, le roman illustre, dans sa totalité, le principe d’identité des contraires en ce qu’il est l’opposé de Messaline, roman de l’ancienne Rome. À l’antiquité s’opposent les temps futurs, à l’impératrice « connue dans l’histoire pour avoir essuyé en un jour plus de vingt-cinq amants » (206) répond le Surmâle. Se souvenant de ses versions latines, et de la curiosité des potaches pour tous les passages licencieux de la littérature, Jarry traduit les vers de Juvénal sur lesquels il s’appuie pour construire sa fiction romanesque, mais, selon le bon principe de ses maîtres, il laisse en langue originale les mots les plus inconvenants. Je ne passerai pas outre. Qu’on retienne simplement, donc, que Messaline et le Surmâle sont inversement symétriques. Tous deux accomplissent des exploits amoureux, tous deux périssent par là où ils ont péché, en adorant ce qui leur semblait sans importance : Messaline par le glaive phallique, Marcueil par la Machine-à-inspirer-l’amour. La pataphysique relève, certes, de l’idéalisme absolu, d’une confiance totale accordée à l’esprit et surtout aux mots. Mais, en vertu justement de la philosophie qui la sous-tend, elle comporte une mise en garde déjà formulée dans L’Amour absolu : l’absolu ment.

Un désastre programmé

Après avoir dilapidé son héritage dans des entreprises artistiques sans lendemain, Jarry vit misérablement, demandant à l’alcool et à l’éther, « ça détache », disait-il, la vitalité qu’il ne pouvait s’offrir autrement. S’étonnant de ses étranges capacités, son amie Rachilde donne un aperçu de son régime quotidien : « …il commençait la journée par absorber 2 litres de vin blanc, 3 absinthes s’espaçaient entre 10h et midi, puis au déjeuner il arrosait son poisson, ou son bifteck, de vin rouge ou vin blanc alternant avec d’autres absinthes. Dans l’après-midi, quelques tasses de café additionnées de marcs ou d’alcools… puis au dîner, après, bien entendu, d’autres apéritifs, il pouvait encore supporter au moins 2 bouteilles de n’importe quel cru…Or, je ne l’ai jamais vu vraiment ivre… » Cette résistance s’explique peut-être par le fait qu’il vivait le plus possible à la campagne, pratiquant des sports (la bicyclette et la pêche). De 1901 à 1903, il confie régulièrement ses articles à La Revue Blanche, d’où il tire l’essentiel de ses revenus. Partant de gestes ou de faits divers quotidiens, ce sont des exercices de pataphysique appliquée, d’abord parus sous le titre Spéculations (1901, posthume, 1911) puis sous celui de Gestes (1902) ils ont été rassemblés sous le titre La Chandelle verte en 1966. Avant sa disparition, Jarry pensait en publier quelques-uns chez l’éditeur Sansot, qui avait publié son « théâtre mirlitonesque » : Par la taille (1906), Le Moutardier du Pape (1907), opérette inspirée du roman d’Emmanuel Rhoidès, La Papesse Jeanne, qu’il traduisit du grec avec Jean Saltas à partir de 1905 (publication posthume en 1908). Outre ces travaux de plume, diverses opérettes, écrites en collaboration : Léda (1900), Le Manoir de Cagliostro (1905), l’interminable opéra-bouffe Pantagruel (posthume, 1911) entrepris depuis 1898 à la demande du compositeur Claude Terrasse, quelques collaborations fugitives à des revues (La Renaissance latine, La Plume, Le Canard sauvage, L’Œil et même au quotidien Le Figaro, enfin un roman inachevé, La Dragonne (1943), faisant retour sur ses origines mythiques, donnèrent l’illusion d’une activité fébrile. Jarry est mort à Paris, le 3 novembre 1907, à 34 ans, d’une méningite tuberculeuse, à l’hôpital de la Charité. De fait, il avait contracté cette tuberculose dès 1894-95, et son état de santé s’est trouvé aggravé par un surdosage alcoolique.

Un langage hermétique ?

Jarry n’écrivait pas « comme tout le monde », il faut bien le reconnaître, et pourtant c’est bien lui qui, nouveau Rabelais, a promu le langage populaire et enfantin à l’essence suprême du théâtre. De fait, il cultive plusieurs langages, reflets de ses différentes cultures. Il y a d’une part le symboliste Jarry, amateur de paradoxes : « Nous ne croyons qu’à l’applaudissement du silence » (Douze arguments sur le théâtre) ; « La plus noble conquête du cheval, c’est la femme » (La Chandelle verte). D’autre part, il y a le journaliste, cultivant la pointe, à la manière des chansonniers. Alcoolique militant, il déclare : « Les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l'eau, si dissolvant et corrosif, qu'on l'a choisi entre toutes les substances pour les ablutions et lessives et qu'une goutte versée dans un liquide pur, l'absinthe, par exemple, le trouble. » C’est surtout un grand amateur de mots rares, de perles linguistiques, usant d’images concentrées, préférant l’ellipse au raisonnement articulé, l’abstraction à la description mimétique. Jarry est un visionnaire parce qu’il a voulu d’emblée s’abstraire du quotidien pour se situer dans l’éternité, ou mieux l’éthernité, comme il écrivait : « Si l’on veut que l’œuvre d’art devienne éternelle un jour, n’est-il pas plus simple, en la libérant soi-même des lisières du temps, de la faire éternelle tout de suite ».

Orientation bibliographique

  1. Biographies Rachilde : Alfred Jarry ou le Surmâle de Lettres, (1928), Arléa, 2007. [La meilleure amie de Jarry, la seule peut-être, parle de lui en frémissant de sympathie, non sans littérature parfois !] Arnaud Noël, Alfred Jarry, d’Ubu roi au Docteur Faustroll, La Table ronde, 1974, 457 p. [Une biographie alerte et foisonnante, qui malheureusement s’arrête à l’année 1898.] Bordillon Henri, Gestes et opinions d’Alfred Jarry écrivain, Laval, Éd. Siloé, 1986, 224 p. [Biographie rapide mais sûre, bourrée de trouvailles.] Régibier (Philippe), Ubu sur la berge, Alfred Jarry à Corbeil, Presses du management, 1999, 220 p. [Sur les séjours de Jarry dans la région parisienne.] Besnier Patrick, Alfred Jarry, Paris, Fayard, 2006, 725 p. [La biographie la plus récente, bénéficiant donc des recherches antérieures, elle est aussi la plus sobre et certainement la plus proche de l’écrivain. Presque définitive, c’est, aujourd’hui, la bio de référence.]
  2. Connaissance de l’œuvre Levesque (Jacques-Henry) : Alfred Jarry, Pierre Seghers, 1963, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 219 p. [Pour commencer à lire le poète, un ouvrage certes daté, toujours réimprimé.] Shattuck (Roger) : Les Primitifs de l’avant-garde, (1974), Flammarion, Champs. [Un fort bon chapitre sur Jarry, et d’autres sur ses contemporains considérables.] Caradec François, À la recherche d’Alfred Jarry, Seghers, 1974, coll. « Insolites », 152 p. [Étude très vivante de l’œuvre, ouvrant de nombreuses pistes de lecture.] Europe, n° spécial Jarry, mars-avril 1981. [Réunissant les meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Jarry, sous la houlette du ptaphysicien T. Foulc, ce numéro de revue est d’une richesse incontestable, notamment pour situer la présence de l’auteur à l’étranger.] Jarry & Cie, communications du colloque international (TNP 12-13 mai 1985) réunies par Henri Béhar et Brunella Eruli, L’Étoile-absinthe 25e-28e tournées, 1985, 134 p. [Jarry et ses contemporains : Valéry, Claudel, etc. De brèves études par les spécialistes de ces auteurs.] Launay Claude, Avez-vous lu ? Alfred Jarry l’unique, Siloë, 1996, 44 p. [La plus brève étude sur Jarry. Épuisé.]
  3. Sur la langue d’Ubu Arrivé Michel, Les Langages de Jarry, Paris, Klincksieck, 1972. [Sous titrée « essai de sémiotique littéraire » la première thèse pour le doctorat d’État soutenue en France sur Jarry affirme sa méthodologie aride.]
  4. Sur le théâtre Béhar Henri, La Dramaturgie d’Alfred Jarry, (1975), éd. Champion, 2003. [C’est le texte remanié de la seconde thèse pour le doctorat d’État soutenue en France sur Jarry. Elle analyse les divers aspects de l’œuvre théâtrale et montre son influence sur la scène contemporaine.]
  5. Sur la culture Béhar (Henri) : Les Cultures de Jarry, (1988), Éditions Nizet, 1994, 312 p. [L’auteur affirme que la supposée obscurité de Jarry provient de ce qu’il croise diverses cultures : potachique, classique, scientifique, etc. Chacune, prise à part, ne présente pas d’obstacle particulier. Il suffit de la reconnaître, c’est écrit dessus.] Van Schoonbeek Christine, Les Portraits d’Ubu, pré-texte d’André Blavier, Séguier, 1997. [Un beau livre, recensant et commentant tous les portraits du Père Ubu .] Centenaire d’Ubu roi, L’Étoile-absinthe, n° 77-78, 1998. Bonjour Monsieur Jarry, livre+cd - coffret, éd. André Dimanche, 1995. [L’émission de Benjamin Péret sur Jarry, et toutes les réponses à son enquête « Jarry était-il chrétien ?] Launoir (Ruy) : Clefs pour la ‘Pataphysique, Seghers, 1969, 185 p. [Informée de l’intérieur du Collège de ’Pataphysique, un historique de cette institution, et une introduction à la philosophie suscitée par Jarry.] Depuis 1980, L'Étoile-Absinthe, la revue de la SAAJ (2 numéros doubles par an), offre des documents inédits, des analyses de l’œuvre ou des études de sources, des articles sur les contemporains de Jarry (Rachilde, Mendès, Fénéon, Fargue, Beardsley, etc.), ainsi qu’une liste des fonds publics et privés, une bibliographie régulièrement complétée des publications jarryques, des comptes rendus, et, périodiquement, des Cahiers iconographiques sur Jarry et son époque.

Glossaire

Éthernité : alors que Jarry escomptait beaucoup de ses œuvres poétiques et romanesques, le succès, la reconnaissance de ses pairs, voir du public, lui sont venus par le scandale d’une pièce de théâtre dont il n’était que l’inventeur. Or, Jarry avait une conscience aigue de la manière de parvenir à ce qu’il nomme l’éthernité, dans Les Gestes et opinions du Dr Faustroll, avec un H comme dans éther, par référence à Aristote, à moins que ce ne soit au composé volatil qu’il absorbait volontiers : « ça détache », disait-il ! « Si l’on veut que l’œuvre d’art devienne éternelle un jour, n’est-il pas plus simple en la libérant soi-même des lisières du temps, de la faire éternelle tout de suite ? » affirma-t-il au cours de sa conférence Le Temps dans l’art, 1901. Pourtant, le bref inventaire des ouvrages actuellement disponibles en librairie montre que le seul Ubu roi peut prétendre à la postérité. Jarry se serait-il trompé ? Un peu, mais pas totalement. De fait, sa création dramatique lui a permis d’ouvrir la voie au théâtre moderne en dépassant l’opposition réalisme/symbolisme. Les pièces dadaïstes et surréalistes se réclament de lui, et ce n’est pas un hasard si Artaud et Vitrac voulant créer un théâtre révolutionnaire en 1926 le nomment « Théâtre-Alfred-Jarry ». Après quoi viendra le Nouveau Théâtre, qui de Ionesco à Weingarten se réclame de lui. Au-delà de l’univers dramatique, les surréalistes l’ont considéré comme un initiateur et un éclaireur (A. Breton). Sa ’Pataphysique a été cultivée par les poètes du Grand Jeu (René Daumal) et donné naissance au Collège du même nom (voir ci-joint). Parmi ses membres les plus éminents, il comptait Raymond Queneau, Michel Leiris, Jacques Prévert, Boris Vian, Ionesco, René Clair,Joan Miro, Marcel Duchamp, etc. Du Collège émane l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) dont les principaux écrivains se nomment Italo Calvino, Georges Pérec et Jacques Roubaud, et dont la vogue est très grande aux Amériques ; ainsi que ses variantes l’Outrapo pour le théâtre, l’Oulipopo pour le roman policier, l’Oupeinpo pour la peinture. Ainsi la postérité de Jarry est-elle assurée, tant du côté de l’imagination et de la subjectivité que de l’expression objective et algorithmique.

Faustroll : Le Docteur Faustroll est le héros du « roman néo-scientifique » éponyme, composé vers 1898, publié (posthume) en 1911. Il est né et mort à l’âge de 63 ans. Expulsé de son domicile par exploit d’huissier, il entreprend un voyage initiatique immobile sur un « as » (canot de compétition) en compagnie d’un singe papion dénommé Bosse de Nage. Il visite des îles imaginaires, qui sont autant de transpositions d’art des œuvres d’écrivains ou peintres que Jarry admirait, non sans avoir emporté un élément de chacun des livres « pairs » qu’il avait dans sa chambre, par exemple la « cinquième lettre du premier mot du premier acte » d’Ubu roi. Rien ne dirai des exploits génésiques du Docteur Faustroll.

Gidouille : n. f., autrement nommée « boudouille » ; « bouzine », « giborgne », c’est le lieu des appétits inférieurs. Ce néologisme pur entre en composition, particulièrement dans l’exclamation « cornegidouille » ; « bouzine » provient de Rabelais, chez qui il désigne une sorte de cornemuse, « giborgne » serait une altération de l’argotique « giberne » ou bas des reins, « boudouille » désignant déjà la même partie physique. Comme Ubu est inséparable de son vocabulaire truculent, on ne peut l’imaginer sans les objets, constitués en série homogène, qui forment son univers : bâton à physique, cheval (casque, sabre, voiturin) à phynances, croc à merdre. Mystérieux, chaque terme porte la marque personnelle d’Ubu dans sa graphie ou sa constitution, l’objet est d’abord d’appartenance royale avant d’être une arme, un instrument de torture, etc. Ces mots disparaissent au cinquième acte, puisqu’Ubu, déchu, est dépossédé. En revanche, Ubu enchaîné peut se déclarer satisfait de son esclavage : « Je commence à constater que Ma Gidouille est plus grosse que toute la terre, et plus digne que je m’occupe d’elle. C’est elle que je servirai désormais » (V, 7).

Merdre : le premier mot de la première scène d’Ubu roi ne se trouve dans aucun dictionnaire de langue usuel. Il est pourtant employé 33 fois dans Ubu roi, comme substantif ou comme interjection et même signal de la révolte. Les uns y voient l’adjonction d’un R par bienséance ; les autres, un souci d’expressivité. Le public y a perçu une volonté de scandale ; les érudits se sont rappelé une forme populaire, comme au Moyen Âge robre pour robe ; d’autres ont évoqué le village de Merdrignac, près de Rennes ; d’autres enfin, refusant de se prononcer sur l’origine de cette formation, ont mis l’accent sur sa valeur ludique. L’important est de constater que « merdre » est une création particulière qui ne camoufle pas la grossièreté, la souligne plutôt en attirant l’attention, en donnant le ton de la pièce. En effet, le langage théâtral a toujours été plus conservateur que les autres genres. Inventé par les potaches du lycée de Rennes par euphémisme, peut-être pour éviter l’emploi d’un terme que la bonne éducation réprouve, il est supposé déjouer la censure théâtrale. Celle-ci ne s’y ait pas laissée prendre, comme le montre son intervention sur le texte d’Ubu sur la Butte. Or ce mot ne dit pourtant rien de la matière fécale. C’est le public de théâtre, prompt à se choquer de tout, qui croit entendre autre chose que ce qui est effectivement prononcé. À tel point que, dans Ubu enchaîné, le Père Ubu se refuse à l’articuler : « je ne veux plus prononcer le mot, il m'a valu trop de désagréments ».

Palotins : subst. masc., acolytes du Père Ubu exécutants de ses basses œuvres. Le mot joue sur différentes associations : pal, palot, mais il existe effectivement un ordre ecclésiastique polonais des Palotins. Aujourd’hui, dans le vocabulaire courant, Palotin désigne un personnage sans importance, un subalterne, un exécutant quelconque, sans personnalité.

Pataphysique : substantif créé dès 1893 par Alfred Jarry pour désigner ce qui deviendra chez lui la « Science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien). De ce fait, Ubu et Faustroll en sont les co-fondateurs et les premiers experts. Dans cet ouvrage, le chapitre « éléments de pataphysique » oppose l’induction à la déduction, le particulier au général, le paradoxe à la doxa ou consentement universel. Ailleurs dans le même volume, la pataphysique affirme l’identité des contraires et spécule sur la surface de Dieu, « point tangent du zéro et de l’infini ». C’est dire combien cette science, apparemment amusante et divertissante, peut être sérieuse. Née dans la cour de récréation, elle se développe en une éthique, une poétique et même une métaphysique puisque le sujet est indifférent à tout, et que tout est de l’ordre de l’analogie universelle. Jarry précise qu’il convient d’écrire ’Pataphysique, avec une apostrophe, pour éviter le calembour (la pâte ou la patte à physique, ou l’appât à physique…). DÉR. Pataphysicien, -ienne, subst. Adepte de la pataphysique.

Phynance : subst. fém., orthographe propre au Père Ubu d’un terme omniprésent de nos jours, ce pourquoi il est souvent repris ainsi, sur un mode plaisant. De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances (Ubu Roi, III, 7). Saint Antoine et tous les saints, protégez-moi, je vous donnerai de la phynance et je brûlerai des cierges pour vous (Ubu Roi, III, 7). Ubu lui-même s’en explique dans l’Almanach : « J’écris phynance et oneille parce que je prononce phynance et oneille et surtout pour bien marquer qu’il s’agit de phynance et d’oneilles, spéciales, personnelles, en quantité et qualité telles que personne n’en a, sinon moi. »

Ubu : personnage principal d’une série de pièces dramatiques en partie éponymes : Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu cocu, Ubu sur la Butte, etc., il est devenu un type dès la création historique de 1896. Issu de l’imaginaire enfantin, se coulant dans le moule de la tradition classique pour mieux la pervertir, ce gros bonhomme est parfaitement ambigu. Pour les uns, il incarne Néron, Caligula, Napoléon puis le Bourgeois par excellence, le Mufle, le Dictateur (selon les époques, Hitler ou Staline). Pour les autres, c’est l’Imbécile, le Lâche, le Salaud, la représentation absolue des bas instincts, la puissance des appétits inférieurs. Toutes ces interprétations sont acceptables aux yeux de Jarry, au nom du principe d’équivalence des contraires. Toutefois, il faut observer que le personnage de théâtre nous est donné pour un sot, dépourvu de tout esprit, et qu’il ne peut défendre d’autre régime que celui qui lui procurera la plus grande satisfaction de son ventre.

Ubuesque: adj. dérivé du nom Ubu. Terme caractérisant l’univers personnel d’Ubu, constitué du voiturin à phynances, du crocher à nobles, du petit balai innommable, du bâton à physique, etc. Il évoque l’aspect grotesque du Père Ubu, le despotisme, le cynisme, la vanité, la forfanterie suivie de lâcheté du personnage. Par extension, il qualifie un univers absurde et grotesque, dominé par le bon plaisir. Dans l’usage des médias, ce vocable entre en compétition avec les adjectifs kafkaïen et surréaliste, avec, aujourd’hui, une prédilection pour ce dernier.

Œuvres disponibles d’Alfred Jarry (2007)

La bibliographie précédente, classée par ordre chronologique, donne toutes les indications nécessaires pour se procurer les œuvres d’Alfred Jarry. Il nous a paru souhaitable, ne serait-ce que pour mesurer la ferveur dont jouissent certaines œuvres auprès des éditeurs, de fournir au lecteur une liste des textes actuellement disponibles. Ce qui ne veut pas dire que les éditions antérieures soient pour autant caduques ni même inaccessibles, soit dans les librairies d’ancien, soit, à plus forte raison, en bibliothèque.

Lire : Alfred Jarry en verve

  1. Almanach illustré du Père Ubu, prés. Patrick Besnier, Castor Astral, 2006, 72 p.
  2. L’Amour en visites, Gallimard, 1996.
  3. L’Amour en visites, prés. Patrick Besnier, Mille Et Une Nuits, 2007.
  4. La Chandelle verte, prés. Patrick Besnier, Castor Astral, 2006.
  5. Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, prés. Sylvain Goudemare, éd. Cartouche, 2004.
  6. Gestes et opinions du docteur Faustroll pataphysicien (suivi de) L'Amour absolu, prés. Noël Arnaud et Henri Bordillon, Gallimard, Poésie n° 143, 2005.
  7. Gestes et opinions du docteur Faustrol, pataphysicien, Arlea, 2007
  8. Jarry en verve, prés. et choix Henri Béhar, Pierre Horay, 2003.
  9. Les Jours et les nuits, roman d'un déserteur, Gallimard, L’imaginaire n° 82, 1990.
  10. Messaline, éd. A Rebours, 2002.
  11. Œuvres complètes, t. II, prés. Henri Bordillon, Gallimard, Pléiade, 1990.
  12. Œuvres complètes, t. III, prés. Henri Bordillon, Gallimard, Pléiade, 1988.
  13. Œuvres, prés. Michel Décaudin, Robert Laffont, Bouquins, 2004.
  14. Siloques, superloques, soliloques et interloques de Pataphysique, Castor Astral, 2006.
  15. Le Surmâle, Viviane Hamy, 2006.
  16. Le Temps dans l'art, éd. de l’Échoppe, 1995, 21 p.
  17. Tout Ubu, Lgf, n° 6 352, 1999.
  18. Ubu roi, prés. Sylvie Chalaye et Koffi Kwahulé, Bertrand Lacoste, « Parcours de lecture », 1993,
  19. Ubu roi, André Dimanche, livre + CD, 1996.
  20. Ubu roi, Fata Morgana, 1996.
  21. Ubu roi, prés. Nadia Ettayeb, Flammarion, 1999.
  22. Ubu roi ou Les Polonais, prés. Joël Gayraud, Mille Et Une Nuits, 2000.
  23. Ubu roi - Texte et dossier, Gallimard, Bibliothèque Gallimard, n° 60, 2000.
  24. Ubu Roi, prés. Henri Béhar, Pocket, Pocket classiques, n° 6 153, 2000.
  25. Ubu roi, prés. Marie-France Azéma, Lgf, Classiques d’aujourd’hui n° 14 905, 2000.
  26. Ubu roi, prés. Aurélie Gendrat, Bréal, 2000.
  27. Ubu Roi, prés. Jocelyne Hubert, Magnard, classiques contemporains n° 17, 2001.
  28. Ubu roi, Gallimard, Folio classique n° 3 704, 2002.
  29. Ubu roi - Texte intégral et dossier, prés. Frédérique Toudoire-Lapierre, Hatier, Classiques et Cie, 2003.
  30. Ubu roi, Librio, n° 377, 2003.
  31. Ubu roi, prés. Stéphane Guinoiseau, Hachette Éducation, 2005.
  32. Ubu Roi, Larousse, 2007.

Notes

  1. Rachilde, Alfred Jarry ou Le Surmâle de lettres, Grasset, 1928, p. 32.
  2. Rachilde, ibid., p. 31.

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