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La critique surréaliste » dans : Marcel Jean et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne

PASSAGE EN REVUES

« La critique surréaliste » dans : Marcel Jean et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne, nlle édition, Lausanne, l’Age d’Homme, 2001, Bibliothèque Mélusine, pp. 9-23.

Voir une première présentation de l’ouvrage sur ce site : Marcel Jean, et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne dans la littérature française. Voir sur cette page le recueil de poésies, Mnésiques, publié par nos soins : Mnésiques de Marcel Jean E.O. 1950 Nlle éd. 2001

Marcel Jean et Arpad Mezei : Genèse de la pensée moderne dans la littérature française, préface de Henri Béhar, L’Age d’Homme, Bibliothèque Mélusine, V + 232 p.

4e de couv. « La critique littéraire surréaliste existe. Genèse de la pensée moderne en est la plus convaincante illustration. À la très contestable dualité de l'homme et de l'œuvre, Marcel Jean et Arpad Mezei substituent la dialectique du réel et de son double, l'imagination subjective, devant aboutir à l'unité de la pensée moderne. Thèse révolutionnaire, au sens étymologique du mot, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de retrouver le sens de la pensée unitaire, par delà plusieurs siècles de ce dualisme chrétien qui sépare l'esprit de la matière, en repérant les jalons qui, de Rabelais à nos jours lui avaient permis de subsister. À vrai dire, une telle lecture, synthétisant diverses approches des textes, est plus de l'ordre du poétique que de la critique. Elle est conduite par la sympathie et une érudition qui s'attache moins à prouver qu'à suggérer, prolonger et surtout déterminer la configuration des virtualités présentes. Il serait oiseux de corriger ce qui à plus de cinquante ans de distance se révèle erroné, hasardeux ou simplement démenti par le temps, tant l'ensemble emporte l'adhésion, tant la constellation des sept sages ici désignés : Sade, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Jarry, Apollinaire, Roussel, les sept lumières poétiques de notre civilisation, s'inscrit désormais au firmament de notre modernité. » De son métier dessinateur pour textiles, Marcel Jean (1900-1993), peintre, poète et essayiste, fut un membre actif du mouvement surréaliste de 1932 à 1951. Il prit part à ses diverses manifestations, signa de nombreux tracts, fut comédien dans le groupe Octobre (Prévert) et Le Diable écarlate de Sylvain Itkine qui monta Ubu enchaîné d’Alfred Jarry. Ses dessins (Mourir pour la patrie, 1931, édité en 1935), ses objets, Le Spectre du Gardénia (1936), L’Arbre à tiroirs (1942), L’Armoire surréaliste (1942), ses décalcomanies en collaboration avec Oscar Dominguez (Grisou, 1936, édité en 1990), ses flottages et ses peintures en font lun des plasticiens les plus talentueux du mouvement. Bloqué en Hongrie de 1938 à 1945, il y fit la connaissance d’Arpad Mezei, psychanalyste, psychologue, graphologue et alchimiste à ses heures perdues, avec qui il élabora la première interprétation de Maldoror (1950), reprise et complétée dans leur édition des œuvres complètes de Lautréamont (1971), la présente Genèse de la pensée moderne (1950) et l’irremplaçable Histoire de la peinture surréaliste (1959). Marcel Jean a publié, seul, une Autobiographie du surréalisme (1978) et sa propre biographie, Au galop dans le vent (1991).

Texte de ma préface :

ASPECTS DE LA CRITIQUE SURRÉALISTE

La qualité d'un livre se marque moins, à mes yeux, par le tirage ou la quantité d'éditions que par le nombre de fois où il disparaît de ma bibliothèque. Genèse de la pensée moderne relève de l'espèce que je qualifierai “à occultation multiple”. J'ai eu beau le remplacer dès qu'il manquait, chaque fois un emprunteur passionné oubliait de me le rendre pour en faire sa propriété personnelle et se l'incorporer, tant sa pensée lui paraissait essentielle. Et, bien entendu, chaque fois j'oubliais le visage de celui à qui je l'avais prêté, trop heureux d'avoir converti un ami ou bien un inconnu à ce type d'essai sans pareil. Tant et si bien que l'ouvrage étant épuisé depuis longtemps, il ne me restait qu'une solution : proposer sa réédition dans la bibliothèque Mélusine pour m'en procurer un nouvel exemplaire qu'on ne me refusera pas ! Dès lors, je suis tranquille, mes visiteurs pourront se faire la main dessus, j'aurai de quoi combler la lacune qui, infailliblement, ne manquera pas de se produire sur les rayons de ma vieille armoire à livres. Car la Bibliothèque Mélusine n'est pas réservée à la publication de travaux inédits ou à la divulgation en français d'essais étrangers concernant le surréalisme et ses alentours : elle se doit de mettre à la portée de tous les textes marquants, de création ou de critique — parfois les deux mêlés — émanant du Mouvement. Je ne sais plus en quelles circonstances, chez quel libraire spécialisé, — Jean-Jacques Pauvert, Éric Losfeld — ou quel bouquiniste des bords de Seine, j'acquis Genèse de la pensée moderne pour la première fois. Mais ce dont je me souviens parfaitement, c'est la révélation que ce livre m'apportait au moment où je préparais à la Faculté des Lettres ce qu'alors on appelait le Certificat de littérature française. À un moment où régnait encore, pour tout étudiant en lettres, le principe “l'homme et l'œuvre”, illustré par une savante collection consacrée aux classiques de notre littérature, qu'il suffisait d'avoir bien lu pour être diplômé, cet ouvrage m'apportait un fil d'Ariane, d'une tout autre texture, comme l'avaient pu faire, pour diverses raisons, les grands livres d'Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve ; de Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, de Denis de Rougemont, L'Amour et l'occident, et surtout la dynamique de l'imaginaire que Bachelard analysait dans sa Poétique de l'espace.
À la très contestable dualité de l'homme et de l'œuvre, Marcel Jean et Arpad Mezei substituaient la dialectique du réel et de son double, l'imagination subjective, devant aboutir à l'unité de la pensée moderne. Thèse révolutionnaire, au sens étymologique du mot, puisqu'il ne s'agissait de rien moins que retrouver le sens de la pensée unitaire, par delà plusieurs siècles de dualisme chrétien qui sépare l'esprit de la matière, en repérant les jalons qui, de Rabelais à nos jours lui avaient permis de subsister.
Dès lors surgissait, évidente et ininterrompue, la chaîne reliant “ les sept sages de la civilisation double ” : Sade, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Jarry, Apollinaire, Roussel, qui nous conduisent au cœur du réel contemporain, synthèse des principes matériel et spirituel, masculin et féminin, rationnel et irrationnel, objectif et subjectif. Que ces sept phares de la littérature française nous acheminent vers le point suprême postulé par André Breton au seuil du Second Manifeste du surréalisme n'a rien de surprenant : ne sont-ils pas les auteurs vénérés du Mouvement, certains même découverts par lui ? Marcel Jean n'est-il pas, à l'époque où il produit cet essai, un actif collaborateur du groupe surréaliste ?
Certes, aucun des sept auteurs ici étudiés n'a atteint d'emblée le point de résolution des contradictoires et ne s'y est maintenu, mais chacun en approche, d'une certaine manière.
Une lecture de surface des textes ne permet pas de s'en rendre compte. C'est pourquoi, conjuguant leurs spécialités et leurs approches, Marcel Jean et Arpad Mezei ont recours, simultanément, à la psychanalyse, à l'interprétation ésotérique (de la Kabbale et de l'Alchimie) et, plus discrètement, à un mode de raisonnement analogique.
Parmi les premiers à utiliser une grille de lecture psychanalytique des textes, ils montrent que le système de perversions sadien a, d'une manière souterraine, déterminé “ le processus psychanalytique-cathartique qui [...] caractérisera au XXe siècle le mouvement de la pensée ” (p. 42). De même, en explorant diverses réalités psychiques refoulées, le romantisme met au jour “ une réalité nouvelle ” qui sera formulée au siècle suivant (p. 51) et dont le véritable contenu sera révélé par Isidore Ducasse. À l'inverse de ce qui se produit couramment, Les Chants de Maldoror (auxquels nos auteurs ont consacré un essai en 1947, désormais intégré dans leur édition critique du texte, chez Losfeld en 1971) manifestent l'inconscient et plus particulièrement l'amour du père (p. 59) tandis que les poésies expriment, de façon plus traditionnelle, un amour œdipien pour la mère (p. 64), ce qui tendrait à ramener l'auteur dans la voie de la conformité. "Au contraire de Lautréamont, Rimbaud fut incapable d'échapper au complexe paternel tout en se maintenant dans le domaine poétique" (p. 133).
C'est dire que ces Poésies ne l'ont pas conduit vers la solution de ses problèmes. L'homosexualité, qu'à la suite de Maurice Saillet, ils décèlent chez Jarry à travers ses œuvres, leur paraît devoir rester passive (p. 153).
L'explication du texte apollinarien leur pose, à l'évidence, beaucoup moins de problèmes : “ La base de toute fonction, de toute activité est donc chez lui ce que les analystes appellent "l'organisation orale" ” (p. 168). Enfin, de Roussel ils font un ambitieux systématique incarnant “ les deux grandes tendances humaines étudiées par les psychanalystes, le caractère urétral et le caractère anal... ” (p. 210).
Cette observation des œuvres annonçant la modernité leur permet d'énoncer quelques vues sur l'avenir de la société : “ il est hors de doute que la civilisation moderne tend à renforcer le composant homosexuel par le processus d'émancipation de la femme, qui confère à celle-ci un aspect masculin... ” (p. 112). Ou encore : “ De nos jours, le complexe d'Œdipe s'est, sur le plan social, dissout dans le sang des rois. Sur le plan individuel, il tend à disparaître par l'affaiblissement, de plus en plus généralisé et profond, des liens familiaux ” (p. 161).
De telles affirmations, s'appliquant à des textes désormais parfaitement établis et connus demanderaient à être discutées, ne serait-ce qu'en fonction de l'évolution des méthodes psychocritiques. Mais elles n'en demeurent pas moins excitantes pour l'esprit, et souvent prémonitoires si l'on songe à la date de leur énonciation première.
Elles sont cependant inséparables d'une approche plus originale qui fait appel à la tradition ésotérique, sous ses aspects spéculatifs et pratiques à la fois. Au premier chef intervient la kabbale, dont les auteurs évoquent l'arbre séphirotique, ou plus exactement les deux piliers soutenant la Couronne de l'androgyne primitif, la Sagesse et l'Intelligence (p. 80) pour rendre compte du nom divin, Elohim, articulé par Lautréamont. Ils n'ont pas de difficulté à relever l'érudition talmudique du poète d'Alcools, faisant état de ses connaissances kabbalistiques (p. 170).
Sans pousser assez loin l'analyse, à mon goût, ils avancent que Jarry était l'homme qui manquait à la Pierre Philosophale, autrement dit celui que l'on attendait pour procéder au grand œuvre, à cette transmutation définitive de la matière.
Or celle-ci se produit après la mort de Jarry, chez Raymond Roussel “ le maître du Temps ”, celui qui applique le principe de la pensée hermétique en dominant le langage, en le pliant à sa guise pour la réalisation de l'œuvre philosophais dont les traces évidentes, telles que les tarots, le vocabulaire alchimique, révèlent l'origine.
Là encore le spécialiste de la pensée traditionnelle pourrait trouver à redire et contester certains rapprochements suggestifs mais non moins hardis. Ce serait oublier le principe d'analogie qui sous-tend toute l'argumentation des essayistes. Ainsi expliquent-ils le passage des Chants de Maldoror aux Poésies par une analogie avec l'épisode final des premiers (p. 63). Telle formule célèbre n'a aucun mystère à leurs yeux “ car la "tache intellectuelle", c'est en réalité l'encre projetée jadis par Maldoror changé en poulpe, l'encre indélébile aux doigts de l'écrivain romantique, de celui qui raisonne et qui écrit avec ses sentiments ” (p. 77). C'est presque un calembour, en tout cas un jeu sur les mots qui pourrait rendre compte du comportement de Rimbaud au Harrar : cherchant un fil à la vie, il souhaite “ avoir un fils qu'il élèverait à son idée... ” (p. 133). Un même principe d'alternance leur semble dominer l'œuvre de Ducasse et celle du socialiste Proudhon, ce qui les conduit à les rapprocher (p. 94), sans pour autant inférer une quelconque influence de l'une à l'autre. En poussant encore l'analogie, ils en viennent à justifier les correspondances de la pensée mallarméenne avec le Bouddhisme, alors qu'aucun contact précis n'a pu être établi. Pour eux, il ne s'agit pas d'emprunt mais de rencontre prévisible (p. 142). De la même façon, le maniement roussellien du langage procède de la “ compréhension analogique entre les êtres ” (p. 176), analogies dont ils dressent un tableau à partir des Nouvelles Impressions d'Afrique (p. 209).
On l'aura compris : une telle lecture synthétisant diverses approches des textes est plus de l'ordre du poétique que de la critique. Elle est conduite par la sympathie et une érudition qui s'attache moins à prouver qu'à suggérer, prolonger et surtout déterminer la configuration des virtualités présentes. Il serait oiseux de corriger ce qui plus de quarante ans après se révèle erroné, hasardeux ou simplement démenti par le temps, tant l'ensemble emporte l'adhésion, tant la constellation des sept sages ici désignés s'inscrit désormais au firmament de notre modernité.
Henri BÉHAR

Lire Jarry en verve