MÉLUSINE

La Nouvelle Revue Scientifique, les surréalistes et le concept-clé de science

PUBLICATIONS DIVERSES

« La Nouvelle Revue Scientifique, les surréalistes et le concept-clé de science », in : Tania Collani et Noëlle Cuny, Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité (1900-1940), Classiques Garnier, pp. 157-165.

Comme on le verra ci-après, l’approche scientifique du surréalisme m’a toujours préoccupé, de la mémé façon que les surréalistes ont cherché à rapprocher les sciences nouvelles avec leur poétique. Je m’en suis expliqué à plusieurs reprises, autant dans la revue Mélusine, que lors de la présentation d’un recueil de Dali ou encore dans la contribution dont il est fait état ici. Il faut dire que depuis mon entrée au lycée, j’ai toujours été tenu pour un « moderne », ce qui signifie que, de même que Breton pour la génération précédente, je suis entré dans une classe dite moderne, la seule du Lycée Charlemagne, à l’époque, et que j’ai ainsi gravi les degrés jusqu’au baccalauréat, avec les mêmes compagnons, sans apprendre ni le grac ni le latin. Si je ne délaissais pas la littérature classique, mes lectures étaient plutôt d’ordre scientifique, et je m’informais régulièrement des nouveautés dans un magazine de sciences naturelles, au pluriel. La dérive des sontinents m’était alors plus familière que celle des idées, et j’en savais plus sur l’hypothèse du lancement d’une fusé interplanétaire que sur la grammaire des textes. Si bien que lorsque je choisis d’entrer en classe de philosophie au lieu de poursuivre en « maths élém », je faisais figure d’original...

Colloque international
Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité, des années 1900 à 1940
Organisé par l’ILLE,
avec la participation d’INTERMAG et OudM
Campus de Mulhouse,
16-18 juin 2011

Actes publiés dans ce volume :

Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité (1900-1940), collectif, sous la direction de Collani (Tania), Cuny (Noëlle), Paris, Classiques Garnier, 2013, 461 p., Collection Rencontres, n° 54 . Présentation : Le présent volume réunit des travaux pluridisciplinaires autour de revues littéraires et artistiques parues entre 1900 et 1940 se rejoignant sur un axe thématique fédérateur: la science. Alors que Planck mettait en évidence les quanta d’énergie, Rémy de Gourmont ouvrait le champ des « petites revues », où se jouaient les prémices d’une refonte radicale du goût et des modes d’écriture. Dans les premières décennies du siècle, de nombreuses revues européennes grandes et petites répondirent aux nouvelles sollicitations de la science et de la technique. Quel fut le degré de distorsion avec lequel écrivains et artistes accueillaient le bruissement qui provenait de la sphère scientifique du savoir ? Quels en furent les produits esthétiques et poétiques ?

TABLE DES MATIÈRES : Tania Collani et Noëlle Cuny. Préface Tania Collani. Merveilles de la science. Petites et grandes revues de la modernité Première partie. Modalités d’une rencontre Hugues Marchal. Chassés croisés. La littérature au miroir des revues scientifiques Ion Pop. L’avant-garde roumaine et la « phase activiste industrielle » Noëlle Cuny. Vertus et vices du discours savant dans les revues modernistes anglaises : d’une guerre à l’autre Deuxième partie. « La synthèse moderne » : technicisme, mécanicisme et révolution Gérard-Georges Lemaire. Le Futurisme italien : les machines contre la science Serge Milan. « Savants devancés par les Poètes » : les sciences dans les revues de l’avant-garde futuriste Astrid Starck-Adler. Apocalypse et choc des mondes dans Di Khalyastre [La Bande], revue yiddish des années vingt Florin Oprescu. L’avant-garde roumaine et le défi synthétiste Emilia David. Emprunts scientifiques de l’avant-garde italienne et roumaine : de l’homme primitif à l’homme mécanique Troisième partie. Le surréalisme, la science et l’homme Henri Béhar. La Nouvelle Revue Scientifique. Les revues surréalistes et le concept-clé de science Jean-Claude Marceau. La psychanalyse au miroir des revues surréalistes (1924-1933) : reflets et diffractions Klemens James. Entre alchimie et épistémologie : le concept du caput mortuum dans Documents et Minotaure Graziella-Foteini Castellanou. Le mouvement surréaliste, le surréalisme grec et Τα Νέα Γράμματα [Les Lettres nouvelles (1935-1944) Quatrième partie. Utopies scientistes ? Aleksandra Krasovec - Les périodiques des biocosmistes et l’avant-garde russe des années vingt Cathy Margaillan. L’Italia futurista (1916-1918) : entre tradition occultiste et modernité des recherches psychologiques et scientifiques Eleonora Di Mauro. Verhaeren ou les forces tumultueuses d’un religieux de la science Cinquième partie. Démarcations territoriales, guerres méthodologiques Peter Schnyder. De quelques coquetteries de La Nouvelle Revue française et d’André Gide vis-à-vis des avant-gardes Anne-Marie Havard. Le projet de « métaphysique expérimentale » du Grand Jeu Jennifer K. Dick. La revue de Pierre Albert-Birot. SIC prend l’extrême pointe de l’avant-garde pendant la Première Guerre mondiale Sixième partie. Revues et sciences, formes de la rénovation culturelle Céline Mansanti. La rencontre du modernisme et des sciences physiques dans l’entre-deux-guerres. Les sciences au service d’une refondation culturelle néoclassique Ulrike Stroeder. La théorie de l’évolution, fondement des idées progressistes dans Documents du progrès, revue internationale Peter André Bloch. Les quatre régions de la Suisse. Leurs revues d’avant-garde en quête d’identité S. Romi Mukherjee. Roger Caillois et Inquisitions. Détournements politiques de la science et de la poésie dans l’entre-deux guerres Septième partie. La science, fondement d’une esthétique Nicolas Surlapierre. Opiacées : le temps scientifique dans la revue Ça ira ! Sonia de Puineuf. « La beauté des mathématiques et de la machine » : Vilém Santholzer et les revues tchèques Pásmo et Disk Roxana Vicovanu. Le purisme ou les malaises de la modernité : Amédée Ozenfant et Le Corbusier vs Jean Epstein Documents – traductions inédites T.S. Eliot, « Actualités » (1918) Aleksandr Svjatogor, « La Poétique biocosmiste » (1921) Filippo Tommaso Marinetti, « La mathématique futuriste imaginative qualitative » (1941) Table des illustrations Table des matières Télécharger mon article.

Texte original : Colloque de Mulhouse : La Nouvelle Revue Scientifique les revues surréalistes et le concept-clé de science Par Henri BÉHAR

[Les organisatrices du colloque « Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité » m’ayant fait l’honneur, par droit d’aînesse sans doute, de me donner la parole en premier, après les propos solennels d’aperture, las d’entendre débiter des textes destinés à la publication, je me suis efforcé d’user des technologies nouvelles mises à notre disposition, en présentant un diaporama de 35 images en couleurs, organisées avec PowerPoint, que je commentais oralement au fur et à mesure. Comme l’écrit ne supporte pas (encore) le simple transcodage de ce support illustré, me voici donc contraint de transposer maladroitement ce qui ressortait de l’oralité. Que le lecteur veuille bien me pardonner cet exercice si peu artistique.]

Il y a bien 45 ans que, dans la première revue que j’ai dirigée et confectionnée du début à la fin, j’ai publié l’embryon d’un programme de recherche sur les revues d’avant-garde. Il était composé d’un article programmatique de Michel Décaudin, et devait être suivi d’une fiche descriptive des revues Aventure et Dés, qui, à l’époque, n’étaient accessibles qu’en de rares bibliothèques ou chez des collectionneurs. Faute de place, cette fiche établie par mes soins fut reportée au numéro suivant qui, entre temps, avait changé d’éditeur.

Ensuite, et tout récemment encore, j’ai organisé un numéro de la revue Mélusine sous-titré « Le surréalisme et la science ».

C’est dire combien ce colloque appelait une intervention de ma part, tant pour rappeler les principes d’une science des revues éphémères que pour étudier leur politique scientifique, en m’appuyant sur une méthodologie précise, la lexicométrie ou textométrie.

I. Une science des revues

Formulé succinctement par Michel Décaudin, alors professeur à l’université de Toulouse, le programme initial, « Propositions pour un corpus des revues », Revue de l’association pour l’étude du mouvement dada, n°1, octobre 1965, p.19-21, proposait trois volets :

I. Fiche signalétique II. Tables III. Étude historique et critique

Il était déjà, en lui-même, le fruit du travail et de la réflexion d’une petite équipe de chercheurs, ce qui, alors, faisait figure de nouveauté, tant les littéraires travaillaient isolément. En dépit, ou à cause de sa brièveté, ce projet eut un assez large retentissement puisque je me souviens avoir été contacté par la Bibliothèque nationale et par le directeur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève pour établir une coopération avec leurs établissements respectifs. À partir de quoi devait naître un programme de réédition et d’étude des revues éphémères du début du XXe siècle, d’abord réalisé sous la forme de microfilms, puis de réimpressions. Je passe le détail de nos tractations, pour en arriver à ce simple constat que nul n’aurait la connaissance approfondie des revues surréalistes que nous pouvons atteindre aujourd’hui s’il n’y avait eu cette initiative, reprise par un éditeur aventurier. Pour ma part, j’appliquai strictement le programme énoncé à l’étude de deux revues fondées et dirigées (de loin) par Roger Vitrac, dont j’avais exploré l’œuvre intégrale et les archives pour ma première thèse. Mon article, « Aventure et Dés », Cahiers Dada Surréalisme, n° 1, 1966, p.92-108, mettait l’accent, non pas sur le caractère scientifique des propos tenus par les jeunes poètes amis de Dada et futurs surréalistes, mais sur les procédés techniques et les compétences requises des imprimeurs que j’avais retrouvés.

II. Une méthodologie scientifique ou la méthode Hubert de Phalèse

Il n’est pas question ici de retracer les étapes qui, d’études portant sur les premiers compagnons du surréalisme, notamment à travers leurs revues éphémères, me conduisirent à lancer un projet de recherche portant sur le langage surréaliste et spécialement son vocabulaire. Mon refus de l’impressionnisme régnant dans notre discipline me conduisit à me rapprocher de certaines équipes du CNRS qui, d’une part, élaboraient le Trésor de la Langue française (TLF), dont la vertu première était de constituer un corpus numérique de la littérature française, et, d’autre part, de celles qui jetaient les bases de la lexicométrie. Mon équipe partageant les mêmes considérations méthodologiques fut donc intégrée à l’Institut National de la Langue française (INaLF), laboratoire propre du CNRS, avant de s’autonomiser au sein de l’université Paris III sous le nom d’Hubert de Phalèse, célèbre facteur de concordances bibliques. On trouvera dans La Littérature et son golem (éd. Champion) les principes de la méthode que je résume ici en quatre points pour ce qui concerne les petites revues :

  1. Numérisation exacte et intégrale de chaque revue : les débuts de l’informatique imposaient une saisie économique, autrement dit une sélection de textes, un peu comme pour les sondages. Ceci n’est pas pertinent pour le texte littéraire, de même qu’on ne saurait exclure les citations à l’intérieur de l’article ou les notes, comme faisait le TLF.
  2. Sans lemmatisation ni codage personnel : chaque commentateur rêve d’un outil personnel, répondant à ses propres vues, de telle sorte qu’il est le seul à pouvoir s’en servir. Or la recherche collective que nous postulons implique des outils universels (ou le plus généraux possible) et surtout l’absence de marquage individuel. Ce qui n’empêchera pas l’utilisation postérieure de logiciels syntaxiques, venant s’ajouter à un traitement lexicométrique.
  3. Traitements automatiques: nous utilisons ensuite un logiciel de lexicométrie tel qu’Hyperbase (1) ou Lexico3 (2), qui nous donnera différentes indications d’ordre lexical ou quantitatif. On voudra bien noter qu’ils ne comptent pas tout à fait les mêmes unités, de sorte que les sorties chiffrées ne sont jamais identiques. Mais les proportions restent pertinentes !
  4. Interprétation et retour systématique au texte : j’ai scrupule à répéter cette évidence que les machines qui nous servent à traiter des masses de textes, à formuler des hypothèses, à faire des observations, ne remplacent en aucune façon l’interprétation effectuée par le chercheur lui- même, et qu’il convient de toujours revenir au texte, ne serait-ce que pour désambigüiser certains termes. Une précision au passage : je nomme concept-clé une forme qui peut recouvrir tout une série de vocables exprimant la même idée, le même concept.

Corpus numérisé (années 20-40)

Mon double intérêt pour une approche scientifique du texte d’une part, pour le surréalisme d’autre part, m’a conduit à numériser au fil des années le corpus suivant des revues surréalistes (ou presque) publiées au cours de la période 1920-1940, caractérisant le mouvement historique et les dates extrêmes initialement fournies par les organisatrices de cette rencontre : Littérature I et II : Paris, 1re série, n° 1 à 12, mars 1919 à aout 1921, directeurs : Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault ; nouvelle série, n° 1 à 13, mars 1922 à juin 1924, directeur : André Breton. La Révolution surréaliste : Paris, n° 1 à 12, 1er décembre1924 au 15 décembre 1925, directeurs : Pierre Naville et Benjamin Péret (n° 1 à 3), André Breton (n° 4 à 12). Le Surréalisme au service de la révolution (SASDLR) : Paris, n° 1 à 5 et 6, juillet 1930 à mai 1933, directeur André Breton. Bulletin International du Surréalisme (3) (1935-36) : n° 1, Prague, 9 avril 1935 ; n° 2, Santa Cruz de Tenerife, octobre 1935 ; n° 3, Bruxelles, 20 août 1935 ; n° 4, Londres, septembre 1936. (La Brèche) : j’indique entre parenthèses la dernière revue dirigée par André Breton, qui sort de notre cadre temporel, et à laquelle je me référerai à titre de butte témoin. Elle a été publiée à Paris, du n° 1, octobre 1961, au n° 8, novembre 1967.

Mise à disposition du public

La plupart de ces revues sont devenues extrêmement rares, on dispose, heureusement, d’un certain nombre de réimpressions à l’identique. Mais, pour ce qui concerne l’investigation, rien ne vaut la numérisation, que nous avons tenu à mettre à la disposition de tout public, après avoir fourni les fichiers à l’INaLF qui en a intégré plusieurs à sa base de données Frantext. Elles sont directement accessibles, sans aucune restriction, ni inscription ni publicité, sur le site de Mélusine/ Centre de recherches sur le surréalisme, à l’université Paris III. La capture d’image ci- dessous en montre la structure mieux qu’un long discours.

Traitement automatique

Muni des outils nécessaires, j’ai donc procédé au traitement lexical de mon corpus de revues. Dans un premier temps, il s’agissait de rechercher l’usage du concept-clé « science » dans chacune des séries énumérées. Voici un graphique qui donne une représentation assez parlante de l’emploi du terme lui-même dans La Révolution surréaliste, avec ses excédents (relatifs) et ses sous-emplois (tout aussi relatifs) :

Il n’est pas question d’en tirer quelque réflexion que ce soit sans revenir au contexte de chaque occurrence, et je dirais même à l’ensemble textuel. On voudra bien noter que la même requête peut s’effectuer sur la base de données Frantext, disponible dans toutes les bibliothèques universitaires abonnées (mais la représentation graphique y est très simplifiée).

III. Le surréalisme : une poétique scientifique

A. La maquette de La Révolution surréaliste comme modèle de révolution poétique/politique

Les animateurs de la première revue du mouvement ont tenu à ce qu’elle prît les apparences d’une publication scientifique. Aussi s’adressèrent-ils à une imprimerie d’Alençon, celle-là même qui imprimait la revue La Nature depuis 1873. C’est dire qu’ils entendaient ne choquer personne, tout en se glissant, comme le pagure ou bernard-l’ermite, dans la maquette établie pour cet hebdomadaire scientifique. Technique bien connue du plagiat ou collage, qu’ils avaient intégrée dans leur matériel poétique depuis leur (re)découverte des Poésies d’Isidore Ducasse. On pourrait multiplier les exemples, tant pour les pages pleines sur deux colonnes, que pour les pages illustrées en noir et blanc. En voici un simple exemple :

Le temps de la négation

Cette référence à Ducasse s’impose d’autant plus que Breton s’en alla recopier à la Bibliothèque nationale les Poésies qui subsistaient en un seul exemplaire, pour les publier dans la troisième livraison de Littérature. Le surréalisme n’était pas encore né, en dépit de la réfection historique que le même Breton a voulu imposer. Il lui fallait passer par une phase de négation, qui prend toute son importance dans ces trois citations, qu’il ne me semble pas nécessaire de commenter davantage :

  • « La science que j'entreprends est une science distincte de la poésie. » (I. Ducasse, Poésies II). Texte publié pour la première fois dans Littérature, n° 3, p. 19.
  • « La science me répugne dès qu'elle devient spéculative-système, perd son caractère d'utilité — tellement inutile — mais au moins individuel. Tzara
  • Dada ne signifie rien que liberté, affranchissement des formules, indépendance de l’artiste, abolition des ”tiroirs du cerveau” : philosophie, psycho-analyse, dialectique, logique, science. Dada réclame ”des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises”. Le manifeste de Tzara mérite de rester parmi ces œuvres qui n’arrivent jusqu’à la ”masse vorace”, mais survivront par leur énergie. Littérature, n° 1, p. 24.
La science surréaliste

Si l’on en croit ces revues surréalistes, le mouvement, qui ne s’est jamais réduit à la poésie ni à l’art, était porteur d’une science nouvelle, ou, plus précisément, d’une nouvelle approche en fait de science. Pour lui, il n’était pas pensable, après l’immense massacre auquel ces jeunes gens avaient assisté, ayant constaté l’abîme où la civilisation avait sombré, il n’était pas concevable de se réfugier dans la fameuse tour d’ivoire des poètes. Aussi voulurent-ils, avec un succès plus ou moins discutable, transposer le résultat des découvertes scientifiques récentes dans le domaine de ce que l’on n’appelait pas encore les sciences humaines, et plus encore dans la création artistique et poétique.

A. Une école nouvelle en fait de science

  • « On découvrira une science nouvelle qui sera à la science et à l'art ce qu'est la poésie à toute chose. » Aragon, « Introduction à 1930 », RS, n° 12, 15 décembre 1929, p. 58
  • « Je crois aux miracles, aux occasions, aux sciences occultes, à la science, au savon, à la générosité du cœur, au dévouement social. » Éluard, Littérature, n°15, p. 8.

Le propos peut paraitre de dérision : il n’en porte pas moins trace des préoccupations du poète.

B. La psychanalyse L’apport le plus neuf de la part de Breton et de ses amis porte évidemment sur cette science des profondeurs, qu’ils n’ont pas inventée, qu’ils n’ont pas été les premiers à faire connaître en France, mais dont ils ont vu immédiatement le parti qu’ils pouvaient en tirer pour la création et, davantage, pour la connaissance des mécanismes de l’esprit. Bien entendu, ils n’ignoraient pas la mise en garde que Dada leur avait adressée dans son Manifeste Dada 1918 : « La psycho analyse est une maladie dangereuse, endort les penchants anti-réels de l'homme et systématise la bourgeoisie, il n'y a pas de dernière Vérité. » (Tzara, Dada, n°3). Mais, passé le compte rendu, pour le moins désinvolte, d’une visite à Freud, Breton eut à cœur de faire lire Freud lui-même, en publiant son article « La question de l'analyse par les non-médecins » dans La Révolution surréaliste, n°9-10, en 1927, et en conduisant les « Recherches sur la sexualité » dont une partie seulement figure dans la RS, n°11, p. 32 sq. S’il n’est pas question de le réduire à des techniques particulières, ni même de croire qu’il les inventés, appartiennent en propre au surréalisme :

  1. Écriture automatique
  2. Récits de rêve
  3. Simulation des délires, paranoia-critique: Dali, L’âne pourri, SASDLR, n°1, p.9), L’Immaculée conception (SASDLR, n°2, p.10).
  4. production expérimentale, jusqu’à l’objet trouvé.

C. Le marxisme comme méthode scientifique : Matérialisme dialectique Dans ce domaine aussi, les surréalistes, et leurs revues au premier chef, furent certainement les premières du genre à introduire la dialectique matérialiste et un vocabulaire marxiste dans un discours d’ordre poétique ou, du moins, relevant de la création artistique. À méditer les deux fragments suivants :

  • « les données du surréalisme ont la valeur des données scientifiques expérimentales et si ces données doivent un jour dans le devenir être confrontées à quelque chose, c’est sans doute à la culture et non à la littérature prolétarienne et ceci dans la mesure même ou cette culture tiendra compte de la science matérialiste. On ne peut nier que toute littérature ne soit l’expression d’une culture », Aragon, SASDLR, n°3, p. 7
  • « il s’agit [...] de séparer le bon charbon du mâchefer, à la seule lumière que la science actuelle met à notre disposition: le matérialisme dialectique (l’aide de la psychanalyse sera de plus d’efficacité quand il s’agira d’expliquer la poésie, phénomène subjectif). » Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », SASDLR n°4, p.15. NB: Il faut noter que, pour Tzara, la troisième étape de la pensée, après la poésie activité de l’esprit et la poésie contrôlée par la raison, sera bien la « poésie connaissance », dépassement dialectique des deux précédentes. Et Crevel de poursuivre (4) :
  • « La science matérialiste, pour sa psycho-dialectique, a besoin de monographies détaillées, précises, complètes. » Crevel, « Notes en vue d’une psycho dialectique », SASDLR, n°5, p.51. Pour finir sur ce point, mentionnons l’article (en anglais) publié par un véritable scientifique d’Oxford, Sykes Davies, « Biology & Surrealism » dans le numéro britannique de BIS en 1936, dont on trouvera une pertinente analyse par le regretté Jean Vovelle le numéro de Mélusine consacré à la science. Qu’il me soit permis de sortir un moment du cadre prescrit, pour donner un aperçu rapide de la position surréaliste à l’égard de la science après Hiroshima :
  • « L’Univers d’Einstein reflue, Freud est dépassé, et un nouveau langage doit être inventé. La poésie, au sein de son symbolisme ne pouvant elle même rendre compte de l’image en ce qu’elle a de paradoxal, la science ne pouvant par sa logique atteindre à ce que l’atomisme a de paradoxal, un langage nouveau doit être utilisé, qui puisant de la science sa rigueur et prenant à la poésie l’analogie, donnerait comme une science poétique seule apte à faire pénétrer à la fois dans le domaine de l’image et dans celui du phénomène, et par cela expliciter la création. » La Brèche, n° 1, p. 39. Incorrigibles optimistes, les surréalistes ? Pour conclure, je rappellerai, par simple évocation et sans plus de démonstration :
  1. Place faite aux sciences humaines, sinon à la science, dans les revues surréalistes
  2. Préoccupation scientifique permanente, recherche d’une poésie-science (et non d’une poésie scientifique)
  3. Évolution de la revue d’apparence scientifique vers des formats plus artistiques

Voir : Mélusine, n° XXVII : Microsoft Word - Science_derni.re.doc (melusine-surrealisme.fr)


TABLE DES MATIÈRES

Dossier Le surréalisme et la science Henri BÉHAR : Une école nouvelle en fait de science Marc DÉCIMO : De la science à la Science Anne-Marie AMIOT : Dada, le nouvel esprit scientifique et l’apparition d’une épistèmè moderne Sjef HOUPPERMANS : Scie en ce bouleau ! ou le dur labeur du savant roussellien Alain CHEVRIER : André Breton et les sources psychiatriques du surréalisme John WESTBROOK : Michel Leiris et les « sciences de l’erreur » Alessandra MARANGONI : Le ciel est convexe. Cosmologie du Grand Jeu Astrid RUFFA : Salvador Dalí dans la foulée des sciences de la forme Guillaume BRIDET : Investigation scientifique et avant-gardisme littéraire Jean VOVELLE : « Biologie et Surréalisme » : H. Sykes Davies 1936 Estrella DE LA TORRE GIMENEZ : Interférences scientifiques dans l’œuvre de Paul Nougé Fabrice FLAHUTEZ : La peinture de Roberto Matta entre cellule eucaryote et singularité de Schwarzschild Émilie FRÉMOND : La connaissance d’après nature Graziella PHOTINI CASTELLANOU : Le surréalisme et la physique quantique devant la complexité du réel Basarab NICOLESCU : Stéphane Lupasco – du monde quantique au monde de l’art Arnaud BUCHS : Vers une phénoménologie poétique ? Yves Bonnefoy et « La Nouvelle objectivité » Jean-Pierre LASSALLE : Boris Rybak, poète et homme de science Variété Georges SEBBAG : Claude Cahun surréaliste off Agnès LHERMITTE : Aveux non avenus : la déconcertante écriture de soi de Cl. Cahun Maxime ABOLGASSEMI : August Strindberg/André Breton : à la lumière du hasard objectif Jean Arrouye : Miró, Œdipe et le coq S. STEELE et A.-F. BOURREAU-STEELE : Desnos et Dos Passos : autour d’une carte postale de 1937 à E. E. Cummings Iveta SLAVKOVA : Deux aspects de la crise de l’humanisme dans l’entre-deux-guerres Catherine DUFOUR : Panorama critique de quelques publications dada 2005-2006 Index

Voir aussi: H. Béhar, « Le surréalisme et la science », préface à : Salvador Dali à la croisée des savoirs, A. Ruffa, Ph. Kaenel, D. Chaperon (éd.), Paris, Desjonquères, 2007, p. 15-25, voir Scatodali


  1. HYPERBASE est un logiciel mis au point par Étienne Brunet, de l’université de Nice-Sophia Antipoli : http://www.unice.fr/bcl/spip.php?rubrique38
  2. Lexico3 a été mis au point par André Salem à l’université Paris III : http://www.tal.univ-paris3.fr/lexico/
  3. L’ensemble a été republié en un volume et en fac-similé par mes soins aux éditions L’Age d’Homme.
  4. Voir à ce sujet Henri Béhar, « Le freudo-marxisme des surréalistes », Les Enfants perdus, L’Age d’Homme, p. 219.