MÉLUSINE

Une mise en scène surréaliste de Sylvain Itkine : Ubu enchaîné

PASSAGE EN REVUES

« Une mise en scène surréaliste de Sylvain Itkine : Ubu enchaîné », Revue d’Histoire du théâtre, janvier-mars 1972, n° 1, pp. 16-26, ill.

Article repris dans Jarry dramaturge, Paris, Nizet, 1980, 304 p., [16] p. ill. 24 cm, publications de la Sorbonne. Série Littérature ; 12. Ouvrage revu et actualisé sous le titre : La Dramaturgie d’Alfred Jarry, Paris, Honoré Champion, 2003, 412 p., coll. Littérature de notre siècle, n° 22. UBU ENCHAÎNÉ (22 septembre 1937) Interprété par la Compagnie Le Diable Écarlate, dirigée par Sylvain Itkine, à la Comédie des Champs-Élysées du 22 au 26 septembre 1937, dans le cadre du Théâtre d’Essai de l’Exposition. Mise en scène : Sylvain Itkine Décors : Max Ernst Père Ubu : Jean Temerson Mère Ubu : Gabrielle Fontan Pissembock : Sylvain Itkine Hommes Libres : Roger Blin, Émile Rosen, Guy Decomble Geôlier : Henri Leduc

Voici les pages consacrées à la mise en scène de Sylvain Itkine : LA CRÉATION DE 1937 Dès 1933, Sylvain Itkine avait eu l’intention de fonder sa propre troupe à partir d’une mise en scène d’Ubu enchaîné, texte qui, dit-on, lui avait été signalé par André Breton. De fait, le projet ne se réalisa qu’en septembre 1937, dans le cadre du Théâtre d’Essai de l’exposition Internationale, à la Comédie des Champs Elysées1 . PRÉLIMINAIRES Le jeune animateur de théâtre considérait que l’œuvre était une redécouverte des surréalistes et qu’il leur appartenait de parrainer son entreprise en l’aidant aussi bien à la décoration qu’à la publicité auprès du public averti. C’est pourquoi il réunit des collaborations picturales, poétiques ou théoriques des membres du mouvement dans une plaquette publiée à l’occasion de la première d’Ubu enchaîné. Il y aurait beaucoup à dire sur la représentation figurée que suscita l’œuvre de Jarry chez les surréalistes2. Leurs poèmes montrent un Ubu tyrannique qui s’égale à Dieu et rêve même de lui crever la bouzine afin de rester seul dominateur. Tous les essais réunis dans ce recueil convergent pour affirmer l’intérêt circonstanciel de la pièce qui évoque — bien malgré elle — certaines crises contemporaines : Procès de Moscou, agression de Franco contre la République espagnole, instauration de la terreur fasciste en Italie et en Allemagne… Les surréalistes ont bien du mal à ne pas en faire une pièce à thèse. Maurice Heine évite l’écueil en insistant sur le caractère libératoire et révolutionnaire du rire. Sylvain Itkine remarquait, pour sa part, qu’il fallait réagir contre la décadence du théâtre contemporain sans attendre le changement de régime social qu’il appelait de tous ses vœux. Ubu enchaîné lui semblait une bonne occasion pour déclarer la guerre « à toute l’infection du théâtre français », et il s’en rapportait sur ce point à l’épigraphe : Père Ubu: — Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n’y vois d’autre moyen que d’en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés (OC I, 427).

Mais son choix était surtout guidé par des considérations dramatiques. L’œuvre de Jarry le satisfait «intellectuellement »:

car elle brise vigoureusement et sans préjugé de construction avec toute architecture théâtrale préméditée. Non seulement la verve théâtrale en est imprévue et souvent insolite puisque les néologismes y sont nombreux, mais le déroulement très rapide de très courtes scènes impose une simplification dans le décor qui va jusqu’à l’abstraction pure et simple [...]. Mais non pour obéir à une tradition plus ou moins shakespearienne, non pour développer un système de stylisation, simplement parce que le sujet et les personnages envahissent le décor et, à proprement parler, crèvent l’enveloppe…

La forme libérée ne pouvait que coïncider avec son désir de révolution esthétique. Renonçant au fameux débat entre mise en scène réaliste ou symboliste, Itkine voulait imposer une vision de la scène qui, tout en ne portant pas l’étiquette surréaliste, était néanmoins analogue au projet du groupe dans d’autres domaines. Comme le poème, qui n’a plus à décrire la réalité ni à analyser les sentiments, le théâtre doit être force de suggestion et de révolte, quitte à se livrer, au préalable, à une agression sur le spectateur. Dans une «Intervention à propos de Jarry » dont un fragment occupe la partie centrale de la brochure et qui sera publiée in extenso dans La Nouvelle Saison (n° I, novembre 1937) sous le titre « Saluer le drapaud », Sylvain Itkine confirme les raisons de son choix. Sa mise en scène sera bien une déclaration de guerre, un acte de rupture ; mais en dépassant la portée première de l’œuvre, il affirme sa foi en l’avenir :

j’insiste sur le fait qu’Ubu enchaîné, qui n’apporte aucune conclusion ou solution concrète, et dans lequel triomphent unilatéralement les puissances inférieures, ruine les choses établies et, de ce fait, doit servir de départ à notre action et non d’aliment à notre scepticisme.

Il entend donc se situer à un point de non retour. C’est pourquoi son interprétation de l’œuvre porte sur l’aspect social, permettant d’y voir une critique de la démocratie réduite à de simples formules, à une pratique formaliste de l’expression populaire, en même temps qu’une dénonciation de « l’étroite sottise du royalisme, l’accès purulent de la phynance, le gâtisme de la justice bourgeoise, c’est-à-dire toute la merdre ». Ubu incarne en sa rondeur toutes les « qualités » de la bourgeoisie dirigeante, poussées à leur comble et visant simplement à la satisfaction de ses plus bas appétits. Mais au-delà de cette représentation de tous les mythes contemporains, le spectacle doit amener l’assistance à un meurtre collectif :

En ce moment particulièrement saisissant de la destinée humaine, il est nécessaire d’avoir devant ses yeux la gidouille pleine de nauséabonde gloire de ce Père Ubu qu’il nous faudra bien un jour assassiner dans la lumière.

À travers cette manifestation rituelle, il s’agit bien de se livrer à un acte d’exorcisme, de se libérer de tous les fantasmes de la dictature, de la tyrannie ou de l’esclavage afin de parvenir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme :

S’il n’y a pas de conclusion incluse dans la pièce de Jarry, nous pouvons en tirer une ; et ce sera quant à nous l’affirmation de notre volonté révolutionnaire, notre refus constant de tout compromis et une énergie offensive dans le sens de notre émancipation, tant individuelle que collective, tant morale que sociale.

La leçon de Jarry, telle que la conçoit Itkine, est celle d’un non-conformisme absolu, phase préparatoire et nécessaire au jaillissement d’une liberté authentique, accessible seulement au moyen d’une violente conquête. La démarche du dramaturge est bien celle d’une rigoureuse dialectique : après être passée par une phase délibérément négative, la révolution ayant « vidangé Ubu-capital » devra s’engager dans la voie constructive de l’affirmation des principes essentiels à l’humanité régénérée. La représentation d’Ubu enchaîné sera, en quelque sorte, une entreprise de purification, elle devra marquer le retournement agressif et déchirant du contre au pour. Opération initiale donc et non conclusion. Acte premier, seul possible dans l’état actuel de la société, qui devrait être suivi d’autres œuvres constructives accompagnant l’instauration du régime révolutionnaire. Malheureusement le destin en a décidé autrement. À la libération rêvée a fait place l’occupation nazie et Sylvain Itkine, continuant de lutter par des moyens matériels, y a perdu l’existence.

LA MISE EN SCÈNE Nous avons eu le bonheur de pouvoir consulter l’ensemble des notes et documents préparatoires à la mise en scène établis par Sylvain Itkine. Celui-ci, se fiant peu à sa capricieuse mémoire, avait en effet l’habitude de préparer minutieusement ses réalisations, tout en prêtant grande attention à l’intuition des uns et des autres (comédiens, décorateur, musiciens...), à leur sensibilité, et aux phénomènes de hasard objectif qui pouvaient intervenir pendant les répétitions. Sa tâche d’animateur consistant, selon lui, à donner « tout son pouvoir à cet ensemble de forces surrationnelles qui sont le fait même du théâtre » (3). Il est surtout soucieux d’imprimer à la représentation un rythme très animé, tout en suivant le texte à la lettre, scrupuleusement. Le problème est effectivement de changer rapidement de décor sans rompre l’harmonie de l’ensemble, dans la mesure où, à la différence de Lugné-Poe avec Ubu roi, il a choisi de situer chaque scène dans un décor adéquat, à mi-chemin entre le réalisme et la fantaisie ou la magie évocatoire. Les mouvements d’ensemble et les combats retiennent tout particulièrement son attention. Le maléfique Père Ubu terrifie la douce Eleuthère : « arrivé juste derrière [elle] il lui met la main sur les épaules, Eleuthère se trouve presque accroupie ». On voit qu’Ubu n’est pas un faible ! Il frappe lourdement Pissembock qui, à chaque fois, fait ressort. Retenons ce moment où le Père Ubu tire vanité et satisfaction des coups de fouet que lui dessert Pissedoux. La Mère Ubu s’écrie : « Tu as l’air d’un sabot qui vire à la peau d’anguille, Père Ubu ». Et sans doute par appel de son, Itkine note ceci : « Pissedoux fouette Ubu qui tourne comme un sabot sur la scène. Mère Ubu l’évite et l’admire idiotement. Long jeu de scène. La lumière flamboie dans les tons rouge et doré avec des éclairs », le tout étant rythmé par un air de valse. Voici, à titre d’exemple, comment il conçoit l’organisation de la bataille qui oppose Maîtres révoltés et forçats (V, 5). Pissedoux entre le premier (fond cour) tirant le praticable canon (par une chaîne) qui cache jusqu’à mi-corps les Hommes Libres. Ceux-ci sont liés par une énorme chaîne et parlent lamentablement et lentement. Coup de canon unique (avorté) bruit métallique […] Ubu va à Pissedoux, le frappe avec le boulet. Pissedoux tombe dans les bras du premier Homme Libre, puis il prend un des argousins, le pousse, et tout le carré suit la poussée. Il pousse, tire, pousse — le carré s’agrège les Hommes Libres et dans une débâcle hurlante tout le monde tourne autour d’Ubu qui ne touche plus personne mais commande les mouvements comme un chef d’orchestre. On voit, par un tel jeu de scène, combien Itkine avait su se pénétrer de l’esprit jarryque en poussant à la dérision et en magnifiant le Père Ubu. Toutes les scènes, même les plus anodines, furent l’objet d’une telle revalorisation théâtrale, et particulièrement celle du tribunal, traitée en guignol. C’est que, comme l’auteur qu’il s’efforce de servir, notre metteur en scène a le sens du gag. Une photo4 nous montre Eleuthère dans sa chambre, surprise de voir son oncle vivant, une bougie à la main : « Et vous, mon oncle, p... p... pourquoi n’êtes-vous pas mort !» s’écrie-t-elle, et son bégaiement souffle la flamme. Une autre photo a saisi le moment précis où la Mère Ubu, déclarant sentencieusement « Frappez et l’on vous ouvrira !» (V, 2) assène sa cruche sur la tête de Pissembock et le partage en deux. Après avoir noté la mise en place qui coordonne les mouvements, Sylvain Itkine caractérise le jeu de chaque personnage :

Ubu: S’habituer au volume du corps — déplacements lents — imposants, tourne sur place comme une toupie. Mère Ubu: Se tient les mains dans le sens du corps, les doigts écartés, sa tête bouge presque seule — ou chipie ou geignante — la poitrine en avant, le derrière sortant. Pissembock: Doux, conventionnel, vieux beau faussement distingué, mesuré, froid, presque aérien, sans épaisseur (peut-être chaplinesque dans l’humour affirmatif), parle presque toujours sur le même ton avec Eleuthère (oncle), hausse à peine un peu le ton au tribunal. Pour la scène où on le coupe en deux, envisager double profil avec masque, ou deux ombres divergentes.

Parallèlement, et ils figureront sur sa conduite de scène, viennent les jeux de lumière, les combinaisons de couleurs, les effets sonores. C’est ainsi que le lever du rideau est précédé par une dissonance :

deux notes ou une d’une trompette bouchée rappelant le « Merdre » d’Ubu roi par quelque chose de désagréable. — La nuit se fait dans la salle avec autant que possible un rythme semblable — la lumière diminue presque complètement — se rallume plus qu’auparavant et la nuit se refait très brutalement — le rideau se lève vite — un jet de lumière très fin venant de la salle fouille la scène vide et se fixe au centre — grand bruit de chaises sur la plaque de tôle dans la coulisse. Ubu s’avance rapidement et à grand fracas dans la lumière. Mère Ubu se tient de côté, un peu en arrière (en trichant) — Ubu ouvre la bouche — La même ou les deux mêmes notes se répètent mais justes — Il faut bien les reconnaître et penser à un merdre poétique…

Une photo (5) conserve l’instant précieux où les démolisseurs transforment le salon des dévotes en cellule de prison. On y voit Ubu affalé sous une botte de paille qu’un démolisseur arrose (Roger Blin) tandis qu’un académicien en grande tenue allume un réverbère. C’est sans doute à de tels moments qu’il conviendrait de parler de surréalisme et de poésie du théâtre si toute la représentation n’illustrait l’esprit de ce mouvement. À cette atmosphère participèrent grandement — mais non exclusivement — les cinq décors-collages de Max Ernst. Pour l’acte I (le Champ de Mars) le peintre, qui s’exerçait à la décoration théâtrale pour la première fois, avait imaginé un espace en perspective refermée sur la Tour Eiffel, les cloisons latérales portant la reproduction de la célèbre « Semeuse » des timbres à 25c, une cycliste (figurine découpée dans un catalogue de mode) et le portrait en pied du fantassin en grande tenue (6). Le vestibule de Pissembock (2e tableau, acte II, scène 2) est un simple mur décoré d’une plinthe de lambris, présentant à la cimaise deux tableaux dont l’un, très caractéristique de la manière du maître, est un trophée de chasse, composé de têtes de bêtes à cornes avec, surmontant le tout, un chef de lion rugissant. La chambre d’Eleuthère (3e tableau, II, 3) est faite tout simplement d’un lit à baldaquin et d’une petite table de toilette, collage prélevé dans un catalogue de meubles. Le décor de la prison est moins stylisé ; on y voit, au premier plan, la porte décorée par un immense cadenas, le toit est surmonté du drapeau national en forme de hache, rappelant les motifs couronnant les deux piliers de la porte : une barrique faite de courtes piques, enlacées par un ruban tricolore, une hache plantée au milieu. De chaque côté des grilles, une petite guérite pour les Hommes Libres. Le quatrième tableau montre simultanément le détour du sérail et le camp des Turcs : un immense drapeau vert portant l’étoile et le croissant et, de l’autre côté, le salon des dévotes fait d’une lampe et de deux chaises à motifs religieux, vignettes elles aussi empruntées à un catalogue. Enfin la Sclavonie est illustrée par un décor mêlant le trompe-l’œil (deux colonnes pyramidales ornées de mains entravées) et les objets réels : un écriteau « La Sclavonie » accroché à de vraies chaînes d’où pendent un tandem provenant, nous dit le programme, du rayon cycle-sports-loisirs du Palais de la Nouveauté, un masque féminin, une chaise, un parapluie. Au fond, le Bosphore et l’Arc de Triomphe du Carrousel, au-dessus duquel devait passer et repasser une chauve-souris extraite, elle aussi, d’un ouvrage ancien, si nous en croyons le projet de Max Ernst. L’ensemble de ces décors-collages « composés à l’aide d’éléments d’anciennes images », et « rétablis par l’agrandissement des maquettes aux dimensions des objets réels », s’agença en « paysages d’époque d’un humour singulier » selon Marcel Jean, lui-même interprète du Rival Heureux dans l’Objet Aimé (7). Contrairement à l’affirmation de certains journalistes, les costumes n’étaient pas de Max Ernst, filant alors des jours heureux dans le Midi avec Leonora Carrington, de sorte qu’ils durent être improvisés au dernier moment (8). Mais les décors de Max Ernst « formèrent la structure surréaliste de cette représentation d’Ubu (9) ». La musique, empruntée à Claude Terrasse (la chanson du décervelage) rappelait la représentation historique d’Ubu roi.

L’ACCUEIL DU PUBLIC La représentation d’Ubu enchaîné connût un incontestable succès, préparé de longue main par les échotiers présentant Jarry à leurs lecteurs, se répandant en indiscrétions fort sérieuses sur l’animateur et ses compagnons, faisant état de leurs intentions de rupture. Le spectacle s’annonçait comme un événement digne des plus célèbres manifestations surréalistes. On se bouscula donc à l’entrée, à tel point que le directeur du théâtre dut renvoyer le public excédentaire. Benjamin Crémieux corrobore ici les dires de ses confrères :

Une salle comble où surréalistes, ex-surréalistes, para-surréalistes côtoyaient une jeunesse moins dogmatique mais aussi virulente à réclamer à chaque retombée du rideau sans qu’on pût au juste savoir si c’était la présentation de M. Itkine, d’une cocasserie d’une mise au point remarquable, ou bien l’ouvrage de Jarry (10).

Bien entendu, comme pour tous les spectacles, mais plus encore ici compte tenu de l’indécision où nous laisse l’auteur, les critiques se partagent en fonction des opinions politiques que leur journal prétend défendre. Le rédacteur de Marianne (29-9-1937) trouve la satire lourde et facile, mais reconnaît le plaisir qu’il y a pris : « Sylvain Itkine a réussi à brocher sur cette pièce, un merveilleux poème de fantaisie, de burlesque, plein de trouvailles scéniques… » Aux deux extrêmes de la scène politique, on émet des réserves sur l’œuvre et son interprétation. L’Humanité (2-10-1937) juge Ubu enchaîné trop faible par rapport à Ubu roi : « Jarry y a mêlé, avec les souvenirs de son service militaire, un certain intellectualisme vaguement hégélien (sic) [...]. On se lasse un peu des évolutions des hommes libres, qui sont les plus esclaves, et des enchaînements successifs du Père Ubu, supposés chaque fois une nouvelle forme de puissance... » On vante les qualités de Jean Temerson, l’interprète d’Ubu, mais c’est pour dénigrer ses camarades : « le reste des acteurs est très inégal, les scènes manquent d’homogénéité, les décors sont d’une recherche un peu sèche, le rythme du spectacle laisse à désirer, la mise au point est presque toujours imparfaite ». À droite, la critique, pour être plus habile, n’est pas moins glacée. « Ubu enchaîné n’est, par malheur, pas très bien joué », déclare Lucien Dubech dans Candide (7-10-1937), se demandant aussitôt si la pièce est jouable. En fait, il ne cache pas son enchantement pour Ubu : « C’est une préfigure saisissante du Front Populaire ». L’affirmation ne manque pas de saveur quand, de leur côté, André Breton et ses amis y voient l’incarnation du fascisme. Tous sont d’accord pour reconnaître à Jarry des qualités prophétiques. L’intérêt des prophètes étant, bien sûr, qu’on peut leur faire dire ce que l’on veut. D’ailleurs, Benjamin Crémieux répond directement à Lucien Dubech : « Impossible d’écrire une satire plus vengeresse de l’individualisme bourgeois. Cette liberté sans frein ni but qui débouche tout naturellement dans l’esclavage a quelque chose de prophétique » (Vendredi 30-9-1937). Plus finement, Pierre Audiat (Paris-Soir, 2-9-37) préfère relever la démarche antinomique de Jarry : Elle est en outre d’une étonnante actualité, à croire qu’Alfred Jarry a écrit ce matin même Ubu enchaîné: on dirait que quarante ans d’avance il prévoyait l’impitoyable encasernement auquel croient devoir se soumettre ceux qui font profession de liberté. Certes, l’attitude d’Alfred Jarry est celle d’un anarchiste intellectuel, et tel qui applaudit Ubu roi se renfrogne à Ubu enchaîné. Mais c’est le privilège des esprits vraiment indépendants que de mécontenter tour à tour les partisans.

Paul Chauveau, historien du Père Ubu, se plait à replacer l’œuvre dans son contexte historique :

Ubu enchaîné est quelque chose d’occasionnel, une juxtaposition de sketches surréalisés où, plus que le permanent, l’actuel a sa part : l’actuel alors contemporain, l’actuel 1900. M. Sylvain Itkine le metteur en scène et M. Max Ernst, le décorateur du Diable Écarlate, le savent bien qui ont agi en conséquence en le faisant pourtant singulièrement présent. Car, dans l’arrangement qu’ils viennent de présenter, c’est, dépassant l’œuvre que nous venons de dire de tout ce qui la précède et de tout ce qu’elle suppose, le vrai, l’éternel Père Ubu, « et ainsi de suite » qui nous est apparu. (Nouvelles Littéraires, 2-10- 1937) Pour finir cette contradictoire revue de presse, nous laisserons la parole à André Rolland de Renéville qui, influencé par ses conversations avec Antonin Artaud, et lançant son appel vers un Orient régénérateur, voit dans ce spectacle une réussite parfaite qui condamne tout le théâtre antérieur :

La représentation d’ Ubu enchaîné à la Comédie des Champs Elysées fut du vrai théâtre, c’est-à-dire un spectacle où la scène devenait soudain le ventre d’une idée en gésine, à l’intérieur de laquelle les personnages s’élaboraient sous nos regards. Chacun de ces personnages avait la fonction de signifier l’aspect de l’idée dont il était le fils, et de ce fait, chacun de ces personnages était un mot. C’est assez dire que leurs évolutions concouraient à former devant le public un poème d’une espèce non pas inconnue, mais oubliée où le geste, la couleur, la parole devenaient les simples degrés de la manifestation dont leur accord était le but. En assistant à Ubu enchaîné l’on vivait cette vérité que l’Europe n’est qu’un point capital du continent asiatique tant la grande tradition orientale du théâtre était d’un seul coup retrouvée par la grâce du génie d’Alfred Jarry, et l’intelligence des acteurs qui s’étaient mis respectivement à son service (11). Mises à part les réserves déjà signalées des rédacteurs de Candide et de l’Humanité, l’ensemble de la presse loue la parfaite cohésion du spectacle : « Il faut féliciter le metteur en scène, M. Sylvain Itkine, de l’unité de style qu’il a su faire régner parmi tous les collaborateurs » (Beaux-Arts, 1-10-1937). « De plus, le jeune animateur du Diable Écarlate possède un sens très aigu de la chose théâtrale ; on admire la justesse de ton, la précision dans les détails de sa mise en scène... » (Claude Hervin, Paris-Midi, 27-9-1937). L’éloge est flatteur quand on songe que bon nombre des interprètes étaient des amateurs, en général plus à l’aise pour la poésie ou la peinture que dans la comédie. Si l’on admire le couple Ubu, constitué par Jean Temerson et Gabrielle Fontan, « l’hypertrophie du couple français moyen, dessiné avec une géniale mauvaise foi et un esprit de simplification qui nous a enchanté » (Marianne, 29-9-1937), quelques reproches s’élèvent toutefois à l’encontre de Temerson dont la voix ne correspond pas au physique. En conclusion, les quelques représentations données par le Diable Écarlate marquent bien une date dans l’histoire du théâtre. Le Théâtre d’Essai de l’Exposition confirme l’existence d’une nouvelle génération d’animateurs, parmi lesquels Sylvain Itkine n’est pas loin de figurer à la première place.

Sens de l’œuvre Les extraits de presse cités ci-dessus montrent que les interprétations d’Ubu enchaîné divergent notablement en fonction de l’appartenance politique de leurs auteurs. Le premier commentateur qui l’ait mentionné, Paul Chauveau, n’y voit qu’un pâle délayage du premier succès : « certaines scènes sont encore de la grande veine ubique. Pourtant cet Ubu second est loin de valoir le premier. Quand on a su dire “Merdre” une bonne fois fort à propos, avec un accent, un bonheur encore inégalés et sans doute insoupçonnables, ce discours concis perd de son efficace à être remâché (12) ». Il nuancera cette impression, nous l’avons vu, en rendant compte de l’interprétation du Diable Écarlate : la pièce lui paraît alors faire écho, par l’anecdote, aux préoccupations anarchisantes des collaborateurs de La Revue blanche. L’accent mis par les surréalistes, dans la plaquette déjà décrite, sur l’aspect prophétique d’Ubu enchaîné invitait à de telles affirmations. Bien longtemps après, le Collège de ‘Pataphysique dégagera la seule signification qui nous paraisse correspondre aux sentiments de Jarry : Alors qu’Ubu roi est abstrait dans sa signification, de cette abstraction caractéristique de l’adolescence et qui séduisit Jarry par sa portée mythique universelle, Ubu enchaîné au contraire a un contenu social, polémique et pourrait-on dire « politique » très apparent. Mais il ne faudrait pas non plus en être dupe. Si amusantes et réussies littérairement parlant que soient certaines scènes, comme les exercices des Hommes Libres — et par là Ubu enchaîné serait supérieur à Ubu roi! — elles ne doivent pas nous faire oublier le caractère constamment contradictoire de la pièce, qui tout entière se développe sur le plan d’une négation si totale qu’elle se nie elle-même « et ainsi de suite » et ne peut donc être confondue avec une satire (13). Nous passerons les élucubrations d’un polygraphe qui, caricaturant les méthodes de la pire critique lansonienne, trouve dans Ubu enchaîné des allusions de Jarry à sa situation personnelle : déçu de l’existence, il s’en prendrait, par l’intermédiaire du Père Ubu, à tous ses détracteurs, ce qui n’empêche pas de dire que : «la pièce s’affirme une comédie de caractères » [sic]14. Après avoir passé en revue toutes les hypothèses émises à propos de ce miroir aux alouettes, il nous faut adopter une position, quitte à nous prendre, à notre tour, dans la glu disposée par Jarry. Certes, on peut toujours « interpréter » une œuvre dramatique en lui donnant un sens que l’auteur n’avait pas envisagé. La chose est d’autant plus aisée, dans le cas présent, qu’Alfred Jarry ne s’est pas prononcé. Il faut avouer que, sachant son amitié pour certains milieux anarchistes, confirmée par plusieurs de ses articles, on a pu avoir de fortes raisons de croire qu’Ubu roi visait, par l’ironie, toute forme d’autorité. Mais une objection de taille se présente lorsqu’on établit une relation entre Ubu roi et Ubu enchaîné. Si le premier de ces drames est bien une satire de la royauté et de la tyrannie, le second devient une dénonciation de la démocratie et de l’anarchie, selon l’axiome posé par Pissedoux « la liberté, c’est l’esclavage !» (V, 1). Il y a là une incohérence théorique qui provoque le malaise des commentateurs. Pour eux, Jarry ne peut manier le paradoxe à ce point, il doit choisir le régime dont il est partisan. Or, Sylvain Itkine résout le dilemme, non point en faisant intervenir les droits de l’humour, puisque nous savons que la ‘Pataphysique à laquelle adhère Jarry est une science sérieuse, mais en surmontant l’aspect parodique et satirique de l’œuvre par un appel à la révolte. Comme Ubu roi, Ubu enchaîné exprime une leçon d’irrespect absolu. C’est bien ce que démontre le système d’inversion des facteurs que nous avons analysé précédemment : Jarry soutient avec la même ardeur la thèse et l’antithèse ; il appartient au spectateur de faire sa propre synthèse. Si Ubu enchaîné semble se dérouler dans la France de 1900, c’est par une illusion d’optique aussi trompeuse que celle qui nous ferait croire que la Pologne d’Ubu roi est un pays réel. Qu’Ubu puisse passer du Pays des Hommes Libres à la Sublime Porte où il est reconnu par le Sultan comme son frère, voilà qui permet de nier le temps. Non qu’il n’y ait aucune temporalité interne à la pièce (Sylvain Itkine en a fort habilement tiré parti par ses jeux de lumière), mais c’est l’ensemble qui se situe dans l’imaginaire. De même pour les lieux, que l’on peut circonscrire aisément, alors qu’ils répondent à un unique principe : Ubu déplace son décor avec lui. Au vrai, tous les indices qui permettraient d’ancrer l’uvre dans une certaine réalité sont factices : il s’agit tout simplement d’ajouter un nouvel épisode aux aventures d’une marionnette manœuvrée par un enfant devenu adulte et qui se refuse à le croire. C’est l’homme qui renonce à choisir entre le théâtre et la vie, pour qui la vie n’est qu’un théâtre. D’où tout un ensemble de propositions qui se nient aussitôt qu’affirmées. Le spectateur pourrait se croire au théâtre, voilà pourquoi des policiers et des démolisseurs, surgis on ne sait d’où, transforment le salon des dévotes en prison au moyen d’accessoires très réalistes. Voilà aussi pourquoi on peut dégager avec tant de rigueur une structure actantielle cohérente, comme Propp et Greimas ont pu le faire pour le conte populaire. C’est que, plus qu’un drame où l’action se nouerait pour se détendre ensuite selon un schéma connu, nous avons affaire à un ensemble narratif non clos comparable, en quelque sorte, à l’un des Contes des Milles et une nuits (15). Peut-on dire pourtant qu’au niveau de la structure de connotation « la quête de comportements homosexuels sadiques se transformerait en quête de comportements homosexuels masochistes » (Arrivé) ? Pour séduisante qu’elle soit, cette thèse ne nous satisfait pas pleinement : il faudrait être sûr qu’à travers ses accessoires d’esclave Ubu ne vise qu’à une satisfaction homosexuelle. À nos yeux il convient de noter, comme d’ailleurs le fait Arrivé un peu plus loin, une équivalence entre sadisme et masochisme pour tenir compte de la réalité textuelle, sinon sexuelle. Jarry, pressentant les travaux de Freud (Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905) établirait donc une liaison entre perversion sadique et perversion masochiste, montrant qu’elles sont les deux aspects d’une seule tendance profonde de l’individu. Précisons que la sexualité dont il est question ici s’entend au sens large que lui assigne la psychanalyse ; elle ne désigne pas seulement le fonctionnement de l’appareil génital, mais l’ensemble du plaisir qu’Ubu recherche par ses activités. Dire qu’Ubu est homosexuel, cela revient à nier la nature du rapport dramatique qui s’établit, dans les deux pièces, entre le Père Ubu et la Mère Ubu. Nous avons déjà constaté qu’ils constituaient un couple indissoluble, or, la nature de leurs rapports n’a pas changé d’une œuvre à l’autre, ils continuent de se battre, donc de manifester un sentiment mutuel, même si le reste n’est pas précisé. Quant à savoir si le processus d’inversion auquel se livre Jarry entre les deux pièces manifeste une tendance homosexuelle, d’ailleurs confirmée par la biographie, disons très nettement que ce problème ne nous intéresse pas. À notre sens, Ubu enchaîné, complémentaire et symétrique d’Ubu roi, ne démontre rien d’autre que l’égalité du pour et du contre, du despotisme et de la servilité. Dans chacune des deux situations opposées, Ubu assure la puissance des appétits inférieurs :

Des trois âmes que distingue Platon : de la tête, du cœur et de la gidouille, cette dernière seule, en lui, n’est pas embryonnaire (OC I, 467).

En tout état de cause, Ubu ne vise qu’à satisfaire sa libido. Qu’on ne se scandalise point, la fonction du théâtre est peut-être de nous enseigner cela : réveiller l’ours qui est en nous, pour savoir où nous en sommes. Tout cela est profondément moral, comme dit Jarry à propos des histoires merveilleuses de la princesse Schéhérazade « et peut-être même n’y a-t-il de morales que les histoires qui traitent des choses situées au- dessous de la taille » (OC II 628). Selon un mouvement de pensée maintes fois affirmé par André Breton, il convenait de mettre au jour ces tendances obscures de l’individu et de montrer leur relation avec le comportement social (16). Comme dans le théâtre dionysiaque, l’œuvre jarryque suppose une catharsis du spectateur ou, plus exactement, de la collectivité. Ceci au moyen d’une révélation très indirecte de nos passions les plus secrètes, à travers un bouffon évoluant dans un univers hyper conventionnel, synthèse de tous les États possibles. Ici l’important n’est pas tant la purgation des passions que l’accent mis sur leur manifestation. Le mérite de la compagnie du Diable Écarlate de Sylvain Itkine est de n’avoir pas négligé le rapport du sexuel au politique, en invitant l’auditoire à se débarrasser de ses démons afin, par la suite, de les dominer. Après Ubu roi et Ubu enchaîné la baudruche est crevée. Reste l’homme à naître, dans son infinie liberté.


Documents: Collection Georgette Gabey ; Cahier Ubu enchaîné servant de programme ; Revue d’Histoire du théâtre, 1964, n° 3 et 1972, n° 1. La dramaturgie d’Alfred Jarry : Béhar, Henri : Téléchargement gratuit, emprunt et streaming : Internet Archive


  1. Exactement du 22 au 26 septembre, soit durant cinq représentations. Pour tout ce qui concerne cette création, se reporter à notre article « Une mise en scène surréaliste... », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 1, 1972.
  2. Voir à ce sujet l’article de José Pierre, « Ubu peint, ou la Physique, la Phynance et la Merdre », et surtout les illustrations à l’appui, dans Ubu cent ans de règne, catalogue de l’exposition à la Galerie de la SEITA, 1989, p. 27-49.
  3. Sylvain Itkine : « Propos sur la mise en scène », Revue d’Histoire du Théâtre, juil-sept 1964, p. 241. Le texte est de 1942, mais il intègre l’expérience antérieure de l’auteur, particulièrement celle d’Ubu enchaîné.
  4. On trouvera toutes les photographies de scène ici mentionnées reproduites dans la Revue d’Histoire du Théâtre, n°1, 1972 et h.t. 10 à 17.
  5. Elle a été reproduite dans la Revue d’Histoire du Théâtre, juil-sept. 1964, en hors texte de la page 248 : il faut lire : « Décor de Max Ernst » et non de Jean Effel.
  6. Ces décors sont reproduits dans l’ouvrage de Werner Spies, Max Ernst, les collages, inventaire et contradictions, Gallimard, 1974, ill. 486 et 487.
  7. Marcel Jean, Histoire de la Peinture surréaliste, Paris, Le Seuil, 1959, p. 289.
  8. Marcel Jean : Ibidem. En fait les costumes sont discordants et conventionnels : tenue de prêtre pour Frère Tiberge, caftan pour le Sultan, robe de laine philosophique ornée d’une spirale ventrale pour le Père Ubu, tenue d’Académicien pour l’allumeur de réverbères, tous les autres personnages ont une tenue de ville plus ou moins démodée ; les Hommes Libres en complet rayé, portent chapeau melon pour Ies manœuvres casque colonial pour les combats, et manient de petites carabines d’enfants fournies par la maison « Au train bleu ».
  9. Albert Cymboliste, in Courrier graphique, oct. 1937.
  10. Benjamin Crémieux, in Vendredi, 31-9-1937.
  11. A. Rolland de Renéville. «Première représentations d’Ubu enchaîné», N.R.F., 1er novembre 1937.
  12. Paul Chauveau, Alfred Jarry, Mercure de France, 1932, p. 130
  13. J.-H. Sainmont : «Ubu ou la création d’un mythe », Cahiers du Collège de ’Pataphysique, n° 3-4, p. 66-67.
  14. Louis Perche, Jarry, Editions universitaires, 1965, p. 64.
  15. Jarry affectionnait particulièrement ce texte dans la traduction de Mardrus ; voir ses comptes rendus dans La Revue blanche des 1er juillet 1900, le octobre
  16. Cf. André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924 : « Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison ». La pensée de Freud n’est pas différente sur ce point.