MÉLUSINE

Le paradoxe sur le théâtre, Etudes françaises

PASSAGE EN REVUES

« Le paradoxe sur le théâtre », Etudes françaises, Montréal, février 1972, n° 1, pp. 63-74.

Études françaises, Volume 8, numéro 1, février 1972, p. 2-108

Toujours on parle du théâtre en feignant d'ignorer que, comme l'amour il a la « semblance / Du beau Phénix s'il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance ». La critique multiplie les articles nécrologiques, auxquels succèdent bientôt les enquêtes sur la renaissance du théâtre. Mais parle-t-on toujours de la même chose ? Il ne suffit pas qu'un public et des acteurs soient enfermés dans un lieu plus ou moins clos, dans la commune célébration d'un rite culturel, pour que l'on puisse parler de théâtre. Ou plutôt, si on le fait, faute de trouver terme plus adéquat, encore convient-il de s'entendre. Nous voudrions ici, pour situer les conceptions dramaturgiques d'Antonin Artaud, les mettre en relation avec celles de Rousseau et de Jarry qui constituent, semble-t-il, les trois moments essentiels de la révolution théâtrale moderne. Après eux, le concept théâtral a radicalement changé. L'oiseau ne porte plus le même ramage, s'il garde encore un squelette identique. Au culte du texte pour soi, de l'écriture dramatique, succède, nouveau culte peut-être, la recherche d'une temporalité exceptionnelle qui soit à la fois fiction et réalité, instant privilégié où l'existence cesse de s'opposer à l'essence pour l'englober. Tout commence par une condamnation unanime et globale du théâtre « classique », compris comme ensemble didactique ou psychologique, étudiant des caractères, élucidant une situation artificielle choisie par un auteur démiurge dont la parole, le texte, serait conçu comme une valeur sacrée, exigeant une répétition scrupuleuse, une énonciation figée comme Test celle de la Bible pour le croyant. Nous ne reprendrons pas, sur ce point, l'argumentation de Rousseau. Pour lui, un tel théâtre n'est que divertissement, détournement d'attention. Aux questions fondamentales que se pose l'individu sur ses origines, la raison de son être au monde, ses rapports avec la société, un théâtre ainsi conçu répond par un jeu vaniteux et flatteur que Jarry réprouve « délassement surtout, leçon peut-être un peu, parce que le souvenir en dure, mais leçon de sentimentalité fausse et d'esthétique fausse (1) ». L'argument vise ici un public dont les sens se satisfont vite d'un certain chatoiement visuel ou verbal, ronron séducteur autant que somnifère. Artaud refuse un théâtre dont la fonction essentielle, unique même, est la reproduction d'un discours toujours semblable à lui-même, où, bien entendu, le spectateur, toujours objet, n'est jamais sujet. Ici éclate la plus vive dénonciation du pseudo-langage théâtral qui, loin d'instaurer une communication, un échange immédiat entre la scène et la salle, comme il se devrait dans tout langage articulé, et même doublement articulé comme l'est la parole humaine, établit tout au plus, le sémiologue l'a suffisamment démontré, une stimulation différée (2). On accuse donc la fausse communication à l'intérieur du lieu théâtral, où l'auteur ne s'adresse jamais directement au spectateur mais use d'un interprète, truchement mensonger qui refuse le dialogue avec tout autre que ses partenaires et, par cet intermédiaire fallacieux, vise une entité abstraite (le public) comme s'il n'y avait pas des individus, des êtres de chair et de sang dans la salle, en leur unité irréductible ! Mais, plus encore, on met en cause le vain discours dramatique qui, par un phénomène traditionnel en matière didactique, ramène l'incompréhensible au compréhensible, l'extraordinaire à l'ordinaire, réduit, c'est-à-dire amoindrit, rapetisse, abaisse et renonce à la dimension métaphysique, universelle, eschatologique, qui devrait être son unique objet. « Et il me semble que le théâtre et nous-mêmes devons en finir avec la psychologie (3). » Jarry ne disait pas autre chose lorsqu'il accusait le public de la Comédie française et de Maurice Donnay de se complaire au spectacle de personnages qui pensent comme lui, et dont il comprenne tout avec cette impression : suis-je spirituel de rire de ces mots spirituels en présence de sujets et péripéties naturels, c'est-à-dire quotidiennement coutumiers aux hommes ordinaires (4) ! Rousseau avait déjà fait scandale à ce sujet en montrant Racine et Molière contraints d'édulcorer leur pensée, de chatouiller la sensibilité pour complaire à leur auditoire, et en somme, de flatter les moeurs en prétendant les réformer. Mais c'est Jarry qui portera un coup fatal au théâtre philosophique et moralisant en montant Ubu à la scène. Ce faisant, il allait plus loin que Rousseau n'aurait pu demander : il montrait à l'évidence que le langage se réduit, dans les sociétés policées que nous connaissons, à réclamer de la phynance : « Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme : on n'y change plus rien qu'avec du canon et des écus ; et comme on n'a rien à dire au peuple sinon donnez de l'argent, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons (5) . » C'est pourquoi on n'en aura jamais fini avec le Langage. Des entreprises de perversion et de destruction comme Dada sont plus que jamais nécessaires. « Briser le langage pour toucher la vie, c'est faire ou refaire le théâtre (6) . » II faut s'attaquer aux conventions, faire éclater les mots pour, au-delà, retrouver l'existence première, jaillissant de sa liberté. La parole a été détournée par l'oppresseur, soufflée, comme dirait Derrida, c'est-à-dire escamotée. Il appartient au théâtre de redonner à tous l'usage de la parole, qui est usage de la liberté. Pourtant le langage articulé — la chaîne parlée, comme on dit — ne suffit pas à l'expression de l'individu. Il n'est pas le tout de notre être. S'ajoute le comportement gestuel et le cri. « Comment se fait-il qu'au Théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c'est-à-dire tout ce qui n'obéit pas à l'expression par la parole, par les mots, ou si l'on veut tout ce qui n'est pas contenu dans le dialogue [et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation] soit laissé à l'arrière-plan (7) ? ». Sera donc théâtre ce qui donnera à la collectivité la pratique d'un langage unifié, allant du cri au message articulé, comprenant tous les gestes, s'adressant aux sens comme à l'esprit. Voilà pourquoi une lecture d’Ubu Roi ou des Cenci est impossible. Il faudrait, pour en saisir globalement le sens et l'effet, que les textes fussent annotés comme une partition musicale, et que nous ayons appris à les percevoir comme tels. Qui saura rendre la décomposition physique où nous réduisent la trappe du Père Ubu et la roue où, pantelante, gémit Béatrice Cenci ? Au-delà de toutes les apparences sensibles, il convient de toucher le spectateur, de communiquer avec lui par le souffle. L'amateur de savoir ésotérique qu'était Jarry urait sans doute compris et approuvé Artaud d'avoir combattu pour « un athlétisme affectif » fondé sur la Kabbale : « connaître le secret du temps des passions, de cette espèce de tempo musical qui en réglemente le battement harmonique, voilà un aspect du théâtre auquel notre théâtre psychologique moderne n'a certes pas songé depuis longtemps (8) ». Mais avant de parvenir à cette éducation physique de l'acteur, il faudrait avoir résolu les nombreuses dualités que pose la représentation théâtrale. Et d'abord les deux principes qui ont toujours opposé les écoles littéraires : illusion ou réalité ? « Le théâtre actuel représente la vie, cherche par des décors et des éclairages plus ou moins réalistes à nous restituer la vérité ordinaire de la vie, ou bien il cultive l'illusion — et alors c'est pire que tout. Bien de moins capable de nous illusionner que l'illusion d'accessoire faux, de carton et de toiles peintes que la scène moderne nous présente (9) . » Jarry, déjà convaincu que le trompe-l'œil n'abusait plus personne et que la simple représentation de la réalité, à la manière d'Antoine, n'était qu'un mimétisme superflu pour l'esprit, proposait l'abolition du décor, lequel impose toujours une vision, celle de l'auteur ou du metteur en scène, au spectateur. Tout au plus aurait-il accepté la nature-décor, qui n'est pas duplicata ni projection d'une subjectivité individuelle. Mais dans un lieu couvert, l'absence de tout décor revient à montrer les coulisses, les manoeuvres des machinistes pour apporter une table ou une porte. L'envers du décor est un décor quand même, qui fixe l'attention du spectateur. Qu'un comédien joue le rôle d'une porte de prison, comme cela se fit pour la représentation d'Ubu selon Gemier, cela revient encore à distraire le public par un à-côté du drame. Le décor « héraldique », fait pour harmoniser le lieu avec l'action, n'est pas plus satisfaisant. Resterait le décor naïf, « le décor par celui qui ne sait pas peindre », approchant le plus du décor abstrait en ne retenant que les accidents essentiels du lieu représenté. C'est le parti que choisirent Serusiez, Bonnard, Vuillard, Toulouse-Lautrec et Ranson pour les décors d'Ubu Roi, situant ainsi la pièce, selon le vœu de Jarry, à la fois nulle part et dans l'éternité. Par cette représentation, Jarry refusait le théâtre et ses procédés de vraisemblance, pour atteindre à l'universel et à l'intemporel. Ne voulant préférer « un monde à un autre, le théâtre à la vie ou la vie au théâtre (10) », il s'efforçait d'associer le spectateur à une activité créatrice qui ne fût point diversion. Rousseau, dans son effort pour supprimer la divinité de l'auteur, proposait aux citoyens genevois de composer leurs drames eux-mêmes, mieux encore, il voulait donner les spectateurs en spectacle, les rendre acteurs eux-mêmes, substituant au théâtre la fête civique. Mais l'exemple fourni, qui revenait au couronnement de la rosière, s'il permettait de réunir toute une collectivité dans une commune célébration, n'avait plus rien à voir avec l'Art qui est effort collectif pour un dépassement, combat éternel contre la Mort. Le théâtre ne saurait se limiter à une fête, à un jeu. C'est ce que Jarry semble répondre à Rousseau. En reprenant l'expression « fête civique », il observait déjà en distinguant deux catégories de public : le grand nombre qui se contente des pièces à spectacle, la minorité pour qui le théâtre « n'est ni fête pour son public, ni leçon, ni délassement, mais action ; l'élite participe à la réalisation de la création d'un des siens, qui voit vivre en soi-même en cette élite l'être créé par soi, plaisir actif qui est le seul plaisir de Dieu et dont la foule civique a la caricature dans l'acte de chair (11) ». Cette distinction peut choquer de bons esprits qui n'acquiescent pas facilement à ce principe « élitaire », confondant d'ailleurs le plus souvent l'élite qui se forme elle-même par une lutte constante avec le savoir, et l'aristocratie de l'argent ou de la culture qui croit tout détenir par droit d'héritage. Artaud, dans ce dialogue imaginaire que nous tentons de reconstituer, nuance la formulation de Jarry : «loin d'accuser la foule et le public nous devons accuser l'écran formel que nous interposons entre nous et la foule, et cette forme d'idolâtrie nouvelle, cette idolâtrie des chefs-d'œuvre fixés qui est un des aspects du conformisme bourgeois (12) ». Finalement tous trois sont d'accord pour vouloir, plus que l'attention du spectateur, sa propre collaboration. Par le théâtre, chacun doit se donner « le plaisir actif de créer» (Jarry). Mais pour cela, il faut désembaumer quelques momies, destituer certaines statues. Cependant, le paradoxe éclate plus vivement : sans auteur la foule se livre au jeu et non au dépassement de soi ; devant un auteur, elle se met au garde-à-vous intellectuel. Entre ces deux extrêmes, il faut trouver une œuvre qui sera prétexte, matière première pour une création collective. Mais, là encore, l'auteur ne saurait faire œuvre définitive, car alors il risquerait d'imposer le culte du chef-d'œuvre. « Un spectacle qui se répète tous les soirs, suivant des rites toujours les mêmes, toujours identiques à eux-mêmes, ne peut plus comporter notre adhésion (13) .» II faut revenir aux origines du théâtre, retrouver le sens profond, le principe de création : « Et de la synthèse du complexe se refait la simplicité première, uniprimauté qui contient tout, comme l'être insexué engendrant tous les nombres, portraiturant de chaque objet au lieu de la vie l'être ou synonymes : le principe de synthèse, l'idée de Dieu » (Jarry, sur Filiger). Comme Dieu, selon la Bible, créa l'univers par sept paroles, l'homme, pour s'égaler au principe divin, doit émettre à son tour le souffle créateur. Ainsi se trouve condamnée, par avance, toute entreprise du genre théâtre-événement qui se bornerait à mimer la réalité sans en créer une nouvelle. Plus généralement c'est le caractère répétitif de l'acte théâtral qui est nié et l'auteur se trouve contraint de créer une œuvre nouvelle chaque soir. Mimesis n'est pas sœur de Calliope. Mais puisqu'un théâtre alchimique ou kabbalistique est encore loin de nos possibilités, malgré les jalons posés par Artaud dans le Théâtre et son double, il nous faut bien trouver une propédeutique à ce théâtre futur et, pour le moins, débarrasser la scène de ses encombrants horripeaux. De même que le décor doit s'abstraire pour ne pas imposer une vision univoque, les acteurs, leurs costumes et les accessoires devront se situer dans un entre-monde, un point de convergence entre réalisme et illusion. Il faut en effet trouver un compromis qui permette au comédien, être de chair on ne peut plus réel, d'incarner un personnage, double illusoire, sans pour autant qu'on puisse marquer les étapes du dédoublement. Il faut cesser d'opposer le lieu réel où évoluent les interprètes et celui, fictif, de l'action. Jarry entrevoit une solution en proposant à ses acteurs d'adopter le masque du caractère qu'ils représentent (et non plus seulement un masque comique ou tragique, comme dans le théâtre grec). Ainsi la marionnette, animée de l'intérieur et non pas manipulée du haut des cintres par des fils, sera une abstraction suffisante pour le public soucieux de poursuivre la création. D'autant que les jeux de la lumière artificielle fournie par les projecteurs permettront de ne pas figer la vision sur un seul plan. En outre, les comédiens, adoptant, par tel accent, la voix du rôle, compléteront leur personnage. Ils devront aussi chercher un comportement gestuel tendant à l'universel : « Exemple de geste universel : la marionnette témoigne sa stupeur par un recul avec violence et choc du crâne contre la coulisse (14) . » Ce qui explique que Jarry condamne l'oeuvre écrite pour un comédien déterminé : celui-ci disparu, la pièce n'est plus jouable et ne peut s'inscrire dans l'éternité. Artaud, l'un des fondateurs du Théâtre Alfred-Jarry, reprendra ces propositions dans la brochure le Théâtre Alfred-Jarry et l'hostilité publique (elle-même rédigée par Roger Vitrac) : « Les personnages seront systématiquement poussés au type. Nous donnerons une idée nouvelle du personnage de théâtre (15) . » Cette formulation sera explicitée à propos de la mise en scène du Songe de Strindberg : « Le Théâtre Jarry voudrait réintroduire au théâtre le sens, non pas de la vie, mais d'une certaine vérité sise au plus profond de l'esprit. Entre la vie réelle et la vie du rêve il existe un certain jeu de combinaisons mentales, des rapports de gestes, d'événements traduisibles en actes et qui constitue très exactement cette réalité théâtrale que le Théâtre Alfred-Jarry s'est mis en tête de ressusciter (16) . » Artaud en verra une saisissante illustration dans le théâtre balinais. On conçoit, dès lors, que certaines antinomies traditionnelles soient dépassées. Celle de l'auteur et de ses personnages tout d'abord. Eousseau déjà dénonçait cette démultiplication de l'auteur créant un monde aux cent personnages divers et demandant au spectateur de s'identifier à eux. Il fut repris sur ce point par André Breton : «L'imagination a tous les pouvoirs, sauf celui de nous identifier en dépit de notre apparence à un personnage autre que nous-mêmes (17) . » Certes, il ne s'agit pas de jouer au créateur pour le plaisir. L'auteur doit être guidé vers le théâtre par une nécessité absolue : « Je pense qu'il n'y a aucune espèce de raison d'écrire une œuvre sous forme dramatique, à moins que l'on ait eu la vision d'un personnage qu'il soit plus commode de lâcher sur une scène que d'analyser dans un livre» (Jarry). Même dans ce cas, le personnage n'appartient plus à l'auteur, pas plus qu'au metteur en scène ou à l'interprète. Il faut fondre ces vieilles distinctions, les dépasser par l'avènement de l'homme- théâtre qu'Artaud appelle de tous ses vœux et réalise dans son existence. On ne saurait en effet demander la création virile du spectateur en interdisant à tous les animateurs du spectacle la même fonction. En d'autres termes, l'activité vitale doit être le fruit de l'ensemble de la collectivité théâtrale. Idéal difficile à réaliser tant que certains voudront s'arroger une prééminence. Ceci est loin d'être résolu puisque, même si l'on arrivait à une conjonction de l'auteur, du metteur en scène, de l'interprète et du spectateur, il faudrait encore que l'ensemble du public soit uni dans la même opération. Or le théâtre, et c'est la critique la plus grave que lui porte Rousseau, au lieu de nous réunir nous sépare dans la salle obscure : « L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole ; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants (18) . » Même si l'on envisage un théâtre autre que celui auquel pense Rousseau, il est nécessaire de trouver un terrain commun à tout l'auditoire assemblé. Nouveau paradoxe : plus la communication s'établit entre l'auteur, ses interprètes et le spectateur, plus elle se dissout entre les spectateurs eux-mêmes. Notons d'ailleurs que toutes les modifications de l'espace scénique conçues depuis Rousseau ne changeront rien à cet axiome. Plonger le public dans l'obscurité, le transporter dans un décor naturel ou dans un hall d'usine, le mettre au centre du spectacle, tout cela améliorera peut-être la communication, économisera des pertes dans la transmission, mais reviendra toujours à juxtaposer un ensemble d'individus, non à les fondre dans une activité collective. Même Artaud qui fait de son spectateur le centre de toutes les vibrations, spirituelles et physiques, n'y déroge pas. Plus on veut un art collectif, plus il s'intériorise, sauf à transformer la salle en un tourbillon moléculaire, totalement incohérent ou, pire, un ensemble définitivement apathique. Comment réaliser un théâtre qui agisse, c'est justement ce qu'il reste à définir. Disons-le nettement, la fête civique qui assume certaines fonctions du théâtre n'est pas un art. Certains moments privilégiés, comme en mai 1968, ont pu changer, partiellement, notre vie, ils ne sont pas cet effort de dépassement et d'imagination que nous demandons au théâtre. Celui-ci devra transformer le monde, changer la vie et en même temps nous changer nous-mêmes. Il n'est pas d'exemple où ces trois ambitions fondamentales aient été atteintes. Alors, en attendant ce moment décisif, il faut bien se contenter de voir dans le théâtre un élément révélateur de nous-mêmes, quitte à rejeter la révolution dans un temps futur. Avant de parvenir à une transformation radicale de la société, « le théâtre est fait pour vider collectivement les abcès » (Artaud). Jarry l'avait compris en créant son horrifique fantoche, notre « double ignoble », tout chargé de nos ambitions, de nos bas instincts, de nos terreurs ; Artaud aussi dont le théâtre de la cruauté devait matérialiser nos rêves et nos angoisses. Ainsi conçu, le théâtre est bien une opération magique : pour parvenir au Grand Œuvre, il nous faut atteindre la pureté. Le monde ne pourra se régénérer que par des êtres purs, ayant chassé le démon qui est en eux, ou plus exactement ayant su l'exorciser, le dominer et le diriger. De cela témoigne la souffrance d'Antonin Artaud. Sera donc théâtre ce qui parviendra à résoudre les contradictions précédemment relevées. Comme Jarry, Artaud veut dépasser les couples d'opposition : théâtre ou vie, illusion ou réalité, veille ou rêve, spectateur ou acteur, etc. En somme, il ne cherche rien d'autre, et en des termes proches de la Tradition, que ce point suprême si magnifiquement désigné par Breton : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. » Pour parodier ce dernier, parlant du surréalisme, nous pouvons dire que c'est en vain qu'on chercherait à l'activité d'Artaud un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. On s'étonne alors que les routes de ces deux grands navigateurs de l'esprit contemporain aient tant divergé. Peut-être leur eût-il fallu interchanger, dans leur vocabulaire, les mots « théâtre » et « vie ». Ne sont-ils pas synonymes ? Mais surtout, il fallait mettre sur la scène cet ouragan dévastateur qu'est Ubu, il fallait se déclarer adversaire du théâtre, comme fit Antonin Artaud : Et maintenant, je vais dire une chose qui va peut-être stupéfier bien des gens. Je suis l'ennemi du théâtre. Je l'ai toujours été. Autant j'aime le théâtre, autant je suis, pour cette raison-là, son ennemi (19) . Alors seulement renaîtra le Phénix.

HENRI BÉHAR


  1. « Douze arguments sur le théâtre », Tout Ubu, Paris, Librairie générale française, « Le livre de poche », 1962, p. 148.
  2. Cf. Georges Mounin, « La communication théâtrale », dans Introduction à la sémiologie, Paris, Editions de Minuit, 1970. D'accord avec lui pour dire que « le circuit qui va de la scène à la salle est pour l'essentiel un circuit (très complexe) du type stimulus réponse » (p. 92) ; nous insisterons, pour notre part, sur le fait que la réaction du public est retardée dans un ensemble de gestes ritualisés (applaudissements, bravos) voire même différée (critique, conversation, échange épistolaire à propos du spectacle ou même dialogue fictif avec un auteur absent). Prolongements inattendus de la représentation, qui nous ramènent à la communication par ce long détour qu'est la vie !
  3. Artaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. IV, p. 92.
  4. Tout Ubu, p. 140.
  5. Rousseau, Discours sur l'origine des langues, chap. xx.
  6. Artaud, Œuvres complètes, t. IV, p. 18.
  7. Artaud, Œuvres complètes, t. IV, p. 45.
  8. Artaud, Œuvres complètes, t. IV, p. 157.
  9. Artaud, Œuvres complètes, t. II, p. 79.
  10. Jacques Robichez, « Jarry ou la nouveauté absolue », Théâtre populaire, n° 20, 1er septembre 1956.
  11. Tout Ubu, p. 148.
  12. Artaud, Œuvres complètes, t. IV, p. 91.
  13. Artaud, Œuvres complètes, t. II, p. 15.
  14. Tout Ubu, p. 143.
  15. Artaud, Œuvres complètes, t. II, p. 46
  16. Artaud, Œuvres complètes, t. II, p. 79.
  17. André Breton, Point du jour, Paris, Gallimard, c Idées », 1970, p. 8.
  18. Lettre à d'Alembert, Paris, Garnier-Flammarion, p. 66.
  19. Artaud, décembre 1946, cité par J. Derrida, l'Ecriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 366.