MÉLUSINE

La langue des sephardim

PASSAGE EN REVUES

« La langue des sephardim », Les Nouveaux Cahiers, n° 6, juin-août 1966, pp. 76-77.

Ce n’est qu’une note de lecture, mais elle me paraît suffisamment instructive pour figurer dans cette rubrique du « passage en revues », d’autant plus qu’elle fut alors reproduite dans toute la presse s’adressant au monde juif, en Europe et aux Amériques, en anglais comme en yiddish. En effet, il me semlait nécessaire de signaler et de commenter au besoin les travaux concernant ma langue maternelle (je dis bien maternelle, celle que ma mère m’a apprise) avant la thèse monumentale de Haïm Vidal Sephiha (1923-2019), Le ladino (judéo-espagnol calque) : structure et évolution d’une langue liturgique, Paris, éd. Vidas Largas, 1982. Ce dernier réserve le terme ladino  à la langue qu’il étudie dans les versions judéo-espagnoles de la Bible. Soit. Cependant, dans ma famille, ce même terme désignait bien la langue que nous parlions entre nous, à la maison. Pour ne pas m’éterniser en éternelles controverses, nous avons toujours convenu, M. Vidal Sephiha et moi, de dire entre nous « la lengua de mosotros », avec ce « m » à la place du « n », caractéristique des déformations de la langue parlée, pour désigner notre parler ancestral. Pour lui, j’ai fait créer à la Sorbonne un poste de « judéo-espagnol » par le ministre Savary, à l’époque où je présidais l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Je ne sais comment, la chaire s’est retrouvée à l’Institut des Langues Orientales, où elle existe toujours. Mais, pour l’heure, il s’agissait d’un ouvrage de linguistique appliquée de Raymond Renard, Sépharad: Le monde et la langue judéo espagnole des Séphardim, Annales universitaires de Mons, 1966 - 245 pages. Étant alors professeur à l’Institut de linguistique appliqué créé par Petar Guberina et Paul Rivenc à Paris, au 1 Place des Vosges (4e Arr.), il me revenait tout naturellement de porter ce travail à la connaissance du plus large public, même si, là encore, je ne pouvais souscrire à l’emploi du terme « sepharad » pour désigner ma propre langue.

La langue parlée par les descendants des juifs chassés d'Espagne, en 1492, est en voie de disparition du fait de l'assimilation des multiples communautés séphardites dans les pays où elles se sont implantées, du fait aussi que les séphardim qui se sont installés en Israël ont de plus en plus tendance à ne se servir de cette langue que pour un usage domestique, leurs enfants préférant l'hébreu comme langue culture. Il importait donc d'établir une description du judéo-espagnol avant sa totale extinction. C'est à quoi s'est employé M. Raymond Renard, professeur à l'Université de Mons, dans un ouvrage sur Le Monde et la langue Judéo espagnole des Séphardim, à paraitre prochainement. Mais auparavant il a donné deux remarquables articles dans la Revue de Phonétique appliquée (1) qu'il dirige. Dans le premier, il s'est préoccupé de caractériser le système phonique de la langue, essentiellement parlée, à partir d'études menées sur le terrain au Moyen-Orient, dans les Balkans, en Afrique du Nord ou en Amérique, depuis dix ans. Ces études, il les a confrontées aux analyses antérieures et aux textes. Il est intéressant de savoir si le judéo espagnol était, à l'origine, différent de l'espagnol. En effet, la culture, la civilisation, la mentalité, le genre de vie. l'usage l'hébreu aux offices religieux, devaient conduire le juif espagnol à pratiquer une langue quelque peu différente de la langue officielle. Cependant il convient de ne pas exagérer ces influences d'ordre intellectuel, et M. Renard affirme que le judéo espagnol confronté aux écrits espagnols de l'époque ne révèle que de légères différences sur le plan du lexique. Il est remarquable de constater qu'alors que le castillan ne s'était pas imposé dans l'ensemble du territoire ibérique, les juifs le pratiquaient d'une manière générale et eurent donc une langue véhiculaire commune après leur expulsion. On constate aussi que cette langue s'est fort peu transformée au cours des siècles et qu'elle présente, aujourd'hui encore une remarquable similitude avec celle qu'employait Cervantes. On aimerait savoir pourquoi le judéo-espagnol parlé à Istanbul par exemple ne subit aucune transformation, alors que le castillan se développait, changeait certains de ses phonèmes à la Cour des Rois très Catholiques. Serait-ce le fait d'un peuple particulièrement fidèle à la tradition ? M. Renard dresse ensuite un tableau soigné du système phonique de la langue, qui comporte pourtant de telles variantes (et chacun de ceux qui la parlent pourraient en rajouter) qu'on peut se demander s'il existe une façon de parler commune à toutes les communautés recensées. Cependant, là encore, ce ne sont que des différences mineures qui n'empêchent pas le juif de Salonique de comprendre celui de Sarajevo. Dans le second article, le linguiste s'est inquiété de savoir si le mode de transcription de la langue n'avait pas été néfaste au système phonique lui-même. Les juifs espagnols n'employaient pas les caractères latins pour correspondre entre eux, mais l'alphabet hébraïque, le plus souvent écrit en cursive rachi. Or cet alphabet ne comporte que vingt-deux signes, représentant des consonnes (et encore leur prononciation est-elle différente des consonnes espagnoles), si bien que toute la richesse phonétique ne pouvait pas figurer dans l'écriture. Il y eut bien quelques essais d'adaptation au moyen de symboles nouveaux, mais fort maladroits et de peu d'extension, de sorte que la cursive rachi, dépourvue de voyelles, ne permit bientôt plus une compréhension parfaite et uniforme entre les communautés. Le même phénomène se reproduisit lorsqu'au XXe siècle les juifs de Turquie se virent imposer l'usage de l'alphabet latin, car ils durent se servir de l'adaptation turque, et non de la castillane. D'où un grand nombre de confusions, d'incertitudes, qui ne facilitèrent pas les choses. De même en est-il actuellement encore en Israël. M. Renard cite un savoureux éditorial du Rédacteur en chef de El Tiempo, le plus important hebdomadaire judéo-espagnol de Tel Aviv, où celui-ci annonce a ses lecteurs qu'il emploierait bien un système de transcription phonétique « qui n'est autre que le castillan », s'il ne risquait pas de perdre 70 % de ses abonnés ! Le linguiste regrette donc que le mode de transcription n'ait pas joué le rôle normatif qu'il a dans les autres langues. De cette étude, on peut tirer un enseignement de portée générale. Les Séphardim, comme tout sujet parlant, se sont trouvés, à un moment donné, devant ce choix crucial : adopter un alphabet rigide, qui peut figer la langue mais lui permet une certaine audience générale, ou bien la laisser évoluer anarchiquement, faute de système de référence, au risque de la voir disparaitre en tant que langue de culture. Cependant on ne s'explique pas que le judéo espagnol, qui n'avait aucune grammaire, aucune orthographe précise, aucun dictionnaire, ait pu conserver, un aspect aussi archaïque, c'est-à-dire une telle fidélité à son image initiale.

Voir le pdf du texte paru dans le Nouveaux Cahiers

Henri BEHAR.


(1) Raymond Renard : « Le Système phonique du judéo-espagnol » Revue de Phonétique Appliquée, Centre Universitaire de l'Etat, N° 1, 1965; et « L'Influence du mode de transcription sur le système phonique du judéo espagnol », ibid. N° 2, 1966.