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On est criminel à tout âge, Cahier du TNP n° 19

PASSAGE EN REVUES

« ON EST CRIMINEL À TOUT ÂGE », CAHIER DU TNP, N° 19, 2019, P. 42-47. [SUR ROGER VITRAC, VICTOR OU LES ENFANTS AU POUVOIR].

Couverture du Cahier du TNP n° 19. Lire cette publication sur: Calaméo – Cahier n°19 Victor ou les enfants au pouvoir (calameo.com)

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« On est criminel à tout âge »
Par Henri BÉHAR

La Comédie de Bourges, alors Centre dramatique national, a monté Victor ou Les Enfants au pouvoir en octobre 1968. Son directeur, Guy Lauzun, s’étant servi de mon essai, récemment paru, concernant la vie et l’œuvre de Roger Vitrac, m’avait invité à la première. À l’époque, les gens de théâtre ne dédaignaient pas l’avis des critiques et des chercheurs, d’autant plus qu’ils avaient besoin, pour maintenir l’institution, d’une presse attentive. Curieux d’entendre, dans la salle, les échos possibles entre ce qu’on appelait alors pudiquement « les événements de mai 1968 », et ceux que la pièce évoquait, soixante ans auparavant, j’y courus.

À la fin du spectacle, la comédienne qui interprétait la belle Thérèse, Catherine Dejardin, vint me serrer la main et me fit part du trouble qui l’avait saisie au cours de sa prestation. Ma présence ayant été annoncée à l’avance, elle avait lu ou relu le passage que je consacrais à son personnage dans ma thèse. J’y disais que Thérèse, la femme adultère, était offusquée, choquée par le sentiment de l’inceste que les enfants, Esther et Victor, suggéraient lorsqu’ils imitaient les adultes adultères.

« J’ai bien compris que, dans la pièce, ma fille avait été conçue avec le père de Victor. Par conséquent, même par jeu, le mariage des enfants constituait un inceste. Mais comment le faire comprendre sur la scène ? » me dit ma ravissante interlocutrice.

C’était là un problème théâtral auquel je ne pouvais apporter aucune solution. En effet, contrairement à ce que je viens d’écrire, l’inceste n’est pas un sentiment mais un tabou ! « Inceste, que justice soit faite » proclament les journaux du jour (5 février 2019), se faisant l’écho d’un documentaire projeté à la télévision. Certes, c’est un crime, s’il est subi par un enfant. Aujourd’hui, notre société se focalise sur le viol d’un jeune par un de ses parents, mais, en vérité, l’inceste est surtout un interdit religieux, moral, civilisationnel. En dépit de la généralisation que fera Claude Lévi-Strauss (s’opposant aux observations de Bronislaw Malinowski), l’inceste est parfois recommandé, voire imposé, dans certaines sociétés ou certaines classes. Ainsi Toutankhamon, dont la découverte de la momie en 1922 intéressait tant Vitrac qu’il le mentionna dans ses œuvres, ce jeune pharaon, mort à dix-neuf ou vingt ans, était issu d’un inceste, et il avait épousé sa propre sœur, par obligation. Mais la pièce se passe en France, où l’inceste est prohibé juridiquement. Thérèse devait donc faire comprendre, par son jeu, que, sur les enfants imitant leurs parents, pesait un interdit d’une tout autre dimension : Freud et son Oedipe s’agitaient en coulisses.

J’avoue qu’il ne me serait pas venu à l’idée que l’interprète puisse hésiter sur le sens immédiat et les sous-entendus qu’elle pouvait laisser paraître au cours de sa prestation. Je le lui dis, en lui expliquant ce qui me paraissait évident à la lecture de la pièce. Son mari était dérangé depuis si longtemps qu’on pouvait en déduire qu’il souffrait dès qu’il avait appris que sa femme le trompait, avant la naissance d’Esther. D’où le fait que de mauvais esprits, tels que ceux des familles réunies pour l’anniversaire de Victor, pouvaient en déduire que les deux enfants étaient issus du même père. L’idée de les marier, suggérée par le Général, laissait entendre qu’il provoquait un inceste. Ce que les spectateurs avaient fort bien compris, d’autant plus que Vitrac le suggérait dans le programme, sans parler des propos expansifs d’Artaud, et de la vigoureuse approbation d’Antoine, le mari trompé, « histoire de rire » ! Ainsi, le Théâtre Alfred Jarry, qui se voulait révolutionnaire et surréaliste, défendait, implicitement, l’ordre moral et la bourgeoisie !

On comprend le désarroi de notre belle comédienne ! D’autant plus que, s’il s’oppose globalement à la société de son temps, le surréalisme, pris comme mouvement collectif, n’a guère discuté de ce tabou, et ne l’a ni loué, ni condamné (à l’exception de Paul Éluard, peut-être, positivement). En tout état de cause, les Manifestes du surréalisme n’objectent rien contre. C’est seulement en 1933 que le groupe publiera une brochure pour défendre la parricide Violette Nozière, arguant du fait qu’elle avait été violée par son père. Condamnaient-ils l’inceste, ou s’en servaient-ils pour accuser la victime et défendre la meurtrière, mettre en accusation « l’affreux nœud de serpents des liens du sang » (Eluard)? Le fait est qu’après avoir été condamnée à mort, la jeune Violette, au prénom annonciateur, a vu sa peine atténuée par trois chefs de l’État successifs, jusqu’à la grâce. Leurs arguments avaient porté.

Pour revenir à notre Victor, précisons que la malicieuse chanson d’Esther, naïvement interprétée par une jeune comédienne, aurait dû éclairer la salle entière sur le même sujet :

« You you you la baratte La baratte du laitier Attirant you you la chatte La chatte du charcutier You you you qu’elle batte Pendant qu’il va nous scier Le foie you you et la rate Et la tête du rentier You you you mets la patte Dans le beurre familier Le cœur you you se dilate A les voir se fusiller You you madame se tâte Mais les fruits sont verrouillés

Que l’enfant you you s’ébatte Dans son berceau le beurrier Avant you you la cravate Du bon petit écolier »

Si je parle du jeu innocent de l’actrice, c’est que le metteur en scène, à l’instar de Roger Vitrac, le voulait ainsi, et qu’il n’aurait pas admis une dénotation immédiate de la chanson qu’il voyait comme une parabole de l’acte sexuel tel que l’aurait perçu une enfant de six ans, à l’orée du siècle. D’ailleurs, les images du poème correspondent à l’univers rural de l’époque, avec, notamment la baratte, instrument érotique par excellence.

Depuis la création de la pièce, la critique évoque Georges Feydeau, en raison du vaudeville qu’elle suggère. Cette « mousse intellectuelle », pour parler comme Vitrac, n’a jamais tort. À ceci près que le dramaturge s’empare des structures vaudevillesques traditionnelles pour les retourner comme un gant, à l’invitation du programme théorique et poétique de Lautréamont.

Ainsi, Vitrac ne se contente pas du trio vaudevillesque initial, le mari, la femme et l’amant, donnée trop facile du théâtre 1900. Il entend ici fournir un spectacle réaliste, et, plus précisément surréaliste, tel que le représenteraient deux couples amis, ou, plutôt, un quatuor, chargé d’incarner l’adultère le plus commun. À ceci près que l’un des protagonistes, le mari trompé, est désaxé, que les enfants des deux couples sont, suppose-t-on, frère et sœur, et que le garçon dont on fête l’anniversaire a décidé de détruire toutes les conventions. Marionnettiste supérieur, il entend bien mener tout ce personnel de guignol à la mort, et il y parviendra.

Victor profite de l’occasion qui lui est offerte pour refermer la souricière sur la scène fictive du salon familial. Comme Hamlet prenant le roi et la reine de Danemark au mirage du théâtre, il mime avec Esther les relations coupables de Charles et Thérèse qui se troublent et se dénoncent en public, pendant qu’Antoine, émoustillé et moins inconscient qu’il n’y paraît, lutine Émilie. Dignement, et comme pour assurer la révélation, celle-ci déclare : « Qu’il soit bien entendu que je n’ai rien compris à cette scène. » Défaite générale des adultes ; Antoine prend du champ et se retire, seul. Jouant de la stupidité du Général, Victor n’a plus qu’à le faire mettre à quatre pattes. Le premier acte s’achève sur une séance de dressage.

Dès lors, le programme du dramaturge nous semble parfaitement établi. Certes, il se doit de mettre en œuvre les procédés du vaudeville, mais, dans le même temps, comme nous l’enseigne le Président Macron, il lui faut les pervertir par les moyens que le surréalisme met en évidence, et qu’il a lui-même expérimentés dans ses œuvres précédant Victor : le récit de rêve et le rêve ; les jeux de mots (à effet destructeur) ; la dissociation des idées ; l’apparition de l’inconscient, c’est-à-dire de l’inconvenant pour le spectateur.

Je n’ai pas le loisir, dans cette courte intervention, de recenser tout cet arsenal que Roger Vitrac a mis en œuvre pour construire, le premier et quasiment le seul, le drame surréaliste qu’il postulait. Il suffit de se reporter à certaines piécettes que j’ai publiées dans le tome III de ses œuvres théâtrales. Ainsi, Le Peintre, où l’enfant innocent, préfigurant Victor, apprend à son propre détriment la distance entre le mot et son objet : je m’appelle Lebrun et je suis blanc ! Ailleurs, le spectacle est constitué de récits de rêve cousus entre eux par une seule scène rationnelle. Les Mystères de l’amour (1923) fournissent un superbe exemple de l’écart, de la contradiction entre le geste et la parole, entre le manifeste et le latent. Ainsi, Dovic, proteste de son amour pour Léa :

… « je t’ai toujours aimée (il la pincé). Je t’aime encore (il la mord). Il faut me rendre cette justice (il lui tiraille les oreilles). Avais-je des sueurs froides (II lui crache au visage). Je te caressais les seins et les joues ? (Il lui donne des coups de pied). Il n’y en avait que pour toi (II fait mine de l’étrangler). Tu es partie (II la secoue violemment). T’en ai-je voulu? (Il lui donne des coups de poing). Je suis bon (II la jette à terre). Je t’ai déjà pardonné. »

On trouve dans ses Poésies complètes un fragment générateur de notre drame, que nul critique n’a commenté, à ma connaissance :

« On est criminel à tout âge. Et toute leur vie ils la passeront autour d’un gâteau fait avec des épaules et des seins et décoré de précipices et de couronnes en feu. a lampe, le ciel du lit et l’enfant même. Ah ! ce dernier, s’ils le soupçonnent de porter l’enfer autour d’un chapeau vermillon signé Jean-Bart ils le marqueront d’une dentelle d’écorchures jusqu’à ce que ses yeux trahissent l’inceste. Et je les vois tous les trois endormis dans le sirop de groseille. » (Dés-Lyre, p. 139)

Toute la tragédie est déjà en place (avec sa parodie), à partir du noyau familial, avec la tenue d’un garçonnet de l’époque, notamment ce chapeau de paille dénommé Jean-Bart, le gâteau d’anniversaire, et, bien entendu, l’inceste qui revient comme une obsession. Le sang aussi, figuré par du sirop de groseille. A priori, le poème apparaît comme un regard attendri porté sur l’enfance. En fait, c’est exactement le drame que Vitrac portera au théâtre une dizaine d’années plus tard.

« Ce drame tantôt lyrique, tantôt ironique, tantôt direct, était dirigé contre la famille bourgeoise, avec comme discriminants : l’adultère, l’inceste, la scatologie, la colère, la poésie surréaliste, le patriotisme, la folie, la honte et la mort. » expliquait Vitrac aux spectateurs du Théâtre Alfred Jarry.

La cible était clairement désignée. Les discriminants aussi, encore qu’ils ne soient pas tous sur le même plan, on le voit pour l’inceste qui n’est qu’évoqué et non montré dans la pièce. On pourrait en dire autant de la mort, incarnée par Ida Mortemart, autrement dit la vie dans la mort. Outre l’agressivité du personnage envers le public, la caricature tragique du Pétomane de l’Eldorado, il y avait cette difficulté, non pas à dire la mort (tout le monde en parle tout le temps) mais à la montrer, venant érotiquement prendre l’enfant sur ses genoux pour le conduire au néant. L’idée diabolique de Vitrac, rarement exposée depuis, est d’imaginer la mort comme un individu mortel, ici une femme, par-dessus le marché, elle-même déjà investie par la destruction, qui se manifeste de façon sonore et scatologique : « et je ne puis rien contre ce besoin immonde. Il est plus fort que tout. Au contraire, il suffit que je veuille, que je fasse un effort pour qu’il me surprenne et se manifeste de plus belle. Elle pète longuement. Je me tuerai, si cela continue, je me tuerai. »

Serait-ce, paradoxalement, une vision d’espoir ? Il m’a toujours paru étonnant que, à la fin de sa vie brève, dans ses carnets intimes, Vitrac se soit intéressé à la notion de destrudo, explorée, avec tant de difficultés, par Freud, et qu’il ait voulu la concrétiser dans un drame, un autre Victor.

Bibliographie : on trouvera Dés-lyre sur mon site, ainsi que mes études : http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/

Voir les informations sur ce spectacle, distribution, revue de presse, etc. : https://www.tnp-villeurbanne.com/manifestation/victor-ou-les-enfants-au-pouvoir/

Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac / mise en scène Christian Schiaretti. Du jeudi 7 mars au samedi 30 mars 2019.

Création, à partir de 15 ans

Inspirée par l’esthétique provocatrice de Alfred Jarry, cette pièce aux allures de vaudeville joue en réalité avec les tabous et les interdits de la société. Portée avec fougue et inventivité par les comédiens fidèles du TNP, elle propose un moment de théâtre salutairement sulfureux.

Le jour de ses neuf ans, Victor, qui soupçonne son père d’avoir une relation avec la femme de son meilleur ami, dénonce l’hypocrite comédie qui se joue quotidiennement dans le cercle familial. En brisant le précieux vase de Baccarat, il accomplit un geste prémonitoire. Son père cassera, peu après, un second vase, matérialisant ainsi l’éclatement de son couple. Malgré la mort, qui d’emblée plane sur les personnages, la pièce multiplie les gags burlesques et donne à voir une série de mauvais tours fomentés par Victor. Doté d’une exceptionnelle lucidité, cet enfant de « deux mètres et terriblement intelligent » mène rondement le jeu, pressé de faire jaillir la vérité. Chaque protagoniste devient sa cible. Alors qu’il jubile, sûr de parvenir à ses fins, il est à mille lieues de soupçonner ce qu’il va apprendre. Après avoir réglé ses comptes avec les autres, c’est à présent avec lui-même qu’il doit le faire. La farce vire au drame. Totalement déstabilisé par sa découverte, ce n’est ni dans l’exaspérante passivité d’une mère, ni dans l’irresponsabilité d’un père absent qu’il peut espérer trouver un appui. Le dénouement sanglant, annonce, avant l’heure, ce « théâtre de la cruauté » cher à Artaud qui en fut le premier metteur en scène. Pour lui, cette pièce fait preuve « d’un esprit d’anarchie profonde, base de toute poésie ».

Lire :

H. Béhar : Roger Vitrac, un réprouvé du surréalisme, Paris, Nizet, 1966, 330 p.

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Compte rendu: Critique sur JSTOR

H. Béhar : Vitrac, théâtre ouvert sur le rêve. L’Age d’Homme.

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