MÉLUSINE

Eleutheria, le chaînon manquant, revue de littératures française et comparée, n° 11

PASSAGE EN REVUES

« Eleutheria, le chaînon manquant », Op. cit., revue de littératures française et comparée, n° 11, novembre 1998, pp. 219-227.

Le théâtre de Samel Beckett figurant au programme de l’agrégation de 1999, et, pour ma part, ayant contribué à l’étude proposée par Hubert de Phalèse (voir plus bas), je voulais faire connaître ce travail sur les rapports du dramaturge avec le théâtre de Roger Vitrac, et remis donc cet article à une revue s’adressant aux candidats aux concours d’enseignement.

Par la suite, le silence autour de ce travail me conduisit à le reprendre dans la revue Mélusine, qui s’adressait plutôt aux amateurs du surréalisme. Lire le texte de cet article dans Mélusine , n° XXXIV, 2014, pp. 128-145.

Samuel Beckett, Eleuthéria, Editions de Minuit, 1995, 168 p. Pièce de théâtre en trois actes pour dix-sept personnages. Écrite en français vers 1947-1948.

Avertissement de l'éditeur
" Samuel Beckett ne voulait pas qu'on publie Eleutheria. C'était la première pièce qu'il avait écrite en français, à la fin des années 1940. En 1950, j'avais d'abord connu de lui trois romans, Molloy, Malone meurt et L'Innommable. Mais dès l'année suivante il me donna à lire Eleutheria et En attendant Godot. S'il accepta volontiers qu'on fasse paraître la seconde de ces pièces en 1952, juste avant que Roger Blin la mette en scène au théâtre Babylone, il s'opposa à la publication comme à d'éventuelles représentations d'Eleutheria. Samuel Beckett sera toujours très sévère à l'égard de ses travaux anciens et il lui arrivera de juger de prime abord impubliable une œuvre qu'il finira, sur l'insistance de ses amis, par traduire ou livrer à l'imprimeur. Eleutheria est le seul de ses ouvrages au sujet duquel il ne changera plus d'avis. Il en parlait encore peu de jours avant sa mort, devant quelques intimes, à propos d'un projet de publication de ses Œuvres complètes : Qu'on n'y fasse en tout cas pas figurer Eleutheria.
Certes, il ne lui serait pas venu à l'idée de nier l'existence de ce travail. Les spécialistes en études beckettiennes qui laissent le plaisir du texte aux amateurs pour se consacrer à la recherche savante des variantes, des brouillons et des vestiges de tout acabit abandonnés par l'auteur sur son passage eurent le droit de consulter le manuscrit aux Éditions de Minuit, ainsi qu'aux archives des universités de Dartmouth (États-Unis) et Reading (Grande-Bretagne). De même il autorisa la Revue d'esthétique, dans un numéro qui lui était consacré, à en reproduire un extrait. Mais il a toujours attendu de ses amis qu'ils veillent à ce qu'on ne présente pas comme une œuvre achevée ce que lui-même et, après lui, tous les vrais connaisseurs de son travail que j'ai connus considéraient comme une pièce ratée.
C'était compter sans Barney Rosset. À la tête de sa maison d'édition américaine Grove Press, Barney Rosset aura publié, durant une trentaine d'années, d'abord les traductions des livres de Samuel Beckett écrits en français, puis les œuvres originales en anglais lorsque l'auteur se remit à écrire, par intermittence, dans cette langue. Malheureusement, cet éditeur indépendant dut un jour céder le contrôle financier de sa maison à un nouveau propriétaire, lequel finit, en 1986, par le congédier.
Sept ans passèrent. Samuel Beckett était mort le 22 décembre 1989. En mars 1993, je reçus une lettre de Barney Rosset me demandant de lui accorder par contrat, pour sa nouvelle maison d'édition, Blue Moon, le droit de publier Eleutheria aux États-Unis, dans une traduction qu'il avait commandée à Stan Gontarski. Barney Rosset appuyait sa démarche sur le récit suivant. Au moment de son éviction de Grove Press, en 1986, il était venu solliciter à Paris l'aide de Samuel Beckett.
Celui-ci lui aurait alors remis une copie dactylographiée d'Eleutheria pour que Blue Moon en fasse un livre. Surpris par cette déclaration qui contredisait ce que je savais des intentions maintes fois exprimées par l'auteur, je remarquai d'abord qu'il avait fallu un sacré bout de temps à Barney Rosset pour envisager de s'acquitter de la mission dont Samuel Beckett l'aurait chargé ( Ça m'était complètement sorti de l'esprit durant plusieurs années, répondra-t-il plus tard à Matthew Flamm, du New York Observer, qui lui avait fait la même remarque). Et puis, comme il disait n'avoir jamais cessé d'échanger avec Samuel Beckett une abondante correspondance, je lui demandai de me communiquer les lettres qui évoquaient ce projet de publication. Il n'y en avait aucune. Je n'eus pas de mal à conclure que ces prétendus souvenirs n'étaient, pour l'essentiel, que le produit tardif de son imagination. En plein accord avec les héritiers de l’auteur, je lui fis savoir que j'étais au regret de lui refuser l’autorisation qu’il demandait.
Je croyais l'affaire réglée. J'avais tort. Dès l'année suivante, il revenait à la charge. Non seulement il persistait dans son projet de publier une œuvre qu'il qualifiait partout de merveilleuse, mais il s'était de surcroît mis en tête de la faire jouer sur scène dans une nouvelle traduction qu'il avait demandée à Albert Bermel (celle de Stan Gontarski ayant sans doute été jugée entre-temps impubliable).
Barney Rosset commença par vouloir organiser en septembre une lecture publique de la pièce. Mais, devant mon refus de l'autoriser, le directeur de la salle où devait se tenir cette manifestation se rétracta et la lecture eut lieu en privé. Quant aux nombreux producteurs new-yorkais que Barney Rosset avait démarchés en vue de monter ce spectacle, ils se récusèrent tour à tour quand ils apprirent par la presse que les ayants droit y étaient opposés.
Barney Rosset ne renonça pas pour autant. En novembre, il me faisait parvenir l’épreuve d’un catalogue où la maison d'édition Four Walls Eight Windows, associée à Foxrock marque fondée par lui pour la circonstance, annonçait là sortie prochaine d'Eleutheria en librairie. J'adressai aussitôt une mise en garde à l'éditeur, au distributeur et au traducteur, pour les inciter à ne pas prêter leur concours à une opération non seulement illicite au plan juridique mais attentatoire au droit moral de l'auteur.
En décembre, c'est l'avocat de Barney Rosset qui m'écrivit directement pour tenter de fléchir ma position. Je lui rappelai que, comme exécuteur testamentaire et littéraire de Samuel Beckett, je ne pouvais bien évidemment que respecter ses volontés. J'étais son premier et principal éditeur : si cette pièce, Eleutheria, avait dû paraître, elle aurait été publiée depuis longtemps aux Éditions de Minuit. Le 10 janvier dernier, un article dans The Village Voice évoquait derechef la publication chez Four Walls Eight Windows-Foxrock, mais cette fois dans une traduction de Michael Brodsky. Barney Rosset soulignait qu'il était seulement mû, dans cette affaire, par des considérations d'ordre moral et que, pour prouver son total désintéressement, il avait décidé qu'Eleutheria paraîtrait sous la forme d'une édition hors commerce distribuée gratuitement aux malheureux universitaires qui la réclamaient, disait-il, depuis si longtemps.
... Las, deux jours plus tard, une annonce payante dans Publisters Weekly remettait les pendules à l'heure : l'exemplaire d'Eleutheria serait vendu 20 dollars (106 francs).
Il était dès lors évident que Barney Rosset allait poursuivre son projet jusqu'à son terme. Quitte à crier à la persécution et à la censure si nous nous avisions de l'attaquer en justice. Oubliées les justifications avancées en 1993 selon lesquelles c'était Samuel Beckett qui l'aurait lui-même chargé de faire paraître une traduction de sa pièce. On ne parlait plus que de satisfaire la curiosité de lecteurs frustrés par une si longue absence. En vérité, lesdits lecteurs potentiels sont bien davantage attirés par un battage médiatique savamment entretenu que par l'envie de connaître enfin le fragment manquant d'une production substantielle dont ils sont fort rares à avoir lu tous les volumes disponibles. Ce n'est pas le texte littéraire qu'on attend, c'est l'objet de scandale.
Nous sommes quelques-uns qui attachons du prix à un pacte d'amitié. Nous sommes quelques-uns qui croyons à l'existence d'une différence fondamentale entre deux œuvres d'un même auteur, selon qu'il estime l'une aboutie et l'autre manquée. Devons-nous laisser triompher ceux qui, manifestement, sont d'un avis contraire ? Il nous a semblé qu'à partir du moment où quelqu'un faisait paraître une version anglaise d'Eleutheria qui n'était pas de la main de Samuel Beckett, il devenait nécessaire de publier d'abord l'ouvrage dans sa langue d'origine.
J'ignore, au moment où j'écris, sous quelle forme les Américains prendront connaissance d'Eleutheria. L'édition que nous présentons ici, à défaut d'avoir été voulue par Samuel Beckett, est, dans sa nudité, celle qu'il a écrite. Que ceux qui ont aimé les trente livres admirables publiés de son vivant nous pardonnent. Il se trouvera certainement quelques nouveaux venus qui, n'ayant jamais rien lu de l'œuvre de Samuel Beckett, l'aborderont par Eleutheria. Je les supplie de ne pas en rester là ".
Jérôme Lindon

Lire une critique à ce sujet dans Libération

Lire l'article "Le chaînon manquant"

Mon article est repris dans : Henri Béhar, Histoire des faits littéraires, Classiques Garnier, 2022, pp. 119-130, Collection : Théorie de la littérature, n° 28.

Sur le théâtre de Beckett, lire le collectif Hubert de Phalèse aux éditions Nizet :