MÉLUSINE

Poètes roumains à Paris, leur rôle dans l'avant-garde

COMMUNICATIONS/ARTICLES

Le critère de la nationalité d’origine n’est guère pertinent dans l’histoire littéraire. Il n’est pas toujours marqué — ainsi pour Jean-Jacques Rousseau, « citoyen de Genève » dont on n’a pas conscience qu’il n’a jamais pris la nationalité française — et il n’est pas nécessairement opératoire puisque ce n’est pas le passeport qui détermine l’originalité ou la valeur d’un écrivain. Dans la plupart des cas, il est difficile de cerner ce qui appartient en propre à la culture d’origine et ce qui relève de la culture universelle. Finalement l’acuité du regard, la sensibilité, l’ouverture à autrui, la réflexion intellectuelle ont plus d’importance qu’un certificat de naissance. Si la langue est un marquage important, celui-ci ne saurait suffire à l’analyse littéraire. Dans ces conditions, il faut se demander s’il est opportun de faire un sort particulier à des écrivains dont la seule particularité est d’être nés dans l’espace carpatho-balkanique. J’aurais tendance à répondre par la négative. En vérité, la question soulevée est d’ordre culturel. Certains auteurs, quelle que soit la langue dans laquelle ils s’expriment, traitent d’une civilisation spécifiquement moldo-valaque : on parlera alors de Roumains d’expression française, comme Panaït Istrati. À l’autre extrême, certains se sont totalement fondus dans la culture française, de sorte qu’on ne mentionne plus leur patrie d’origine que pour mémoire, afin d’expliquer certaines réactions du public chauvin, comme ce fut le cas pour Tristan Tzara. Entre ces deux extrêmes, les modalités d’insertion dans notre patrimoine culturel sont tellement diverses qu’on s’autorise à les classer en trois catégories : le transfert, la reviviscence, l’intrication, ces trois aspects de l’apport des écrivains roumains pouvant coexister dans une même œuvre.

TRANSFERT

La plupart des écrivains auxquels je me réfère se sont exilés à Paris, où ils ont pensé trouver un terrain à la mesure de leur énergie créatrice. Mais ils ne sont pas nés à la littérature en France, ils s’y sont accomplis. Qu’apportaient-ils dans leur valise de carton bouilli ? Vers quoi sont-ils allés ? C’est ce que je voudrais montrer à travers trois aspects successifs du phénomène de transfert : l’adjonction, la greffe, l’explosion. Les poèmes roumains de Fondane et de Sernet avaient, me semble-t-il, un caractère symboliste prononcé. En revanche, lorsqu’il est arrivé à Zurich, Tzara a contribué à la publication du très moderniste Cabaret Voltaire (1916) en exhibant un poème de 1913 « traduit du roumain » : « Soir », dont voici le début :

Les pêcheurs reviennent avec les étoiles des eaux ils partagent du pain aux pauvres enfilant des colliers aux aveugles les empereurs sortent dans les parcs à cette heure qui ressemble à l’amertume des gravures (1)

Une certaine mièvrerie symboliste se trouve transformée par des images explosives qui deviennent autant de scandales pour la tradition poétique. Ce n’est pas encore la subversion dadaïste, mais déjà quelque chose pointe, à quoi le lecteur du temps n’était pas préparé. On retrouve un ton semblable, quelques années plus tard, quand Ilarie Voronca fait traduire Ulysse dans la cité (1933) par Roger Vailland :

Le funiculaire des jours monte le sang dans le sable Chaque parole apporte sa saison son climat Les aventures les chandails de laine glissent dans la vitrine Sur les murs la nuit te guette te saute au cou. (2)

C’est un poète déjà fait qui parle, assuré de ses moyens, conscient de pouvoir apporter du nouveau. La thématique des voyages d’Ulysse autorise une construction du recueil par accumulation, particulièrement adaptée aux exils successifs de Voronca, Fondane, Sernet, qui y trouvèrent un substitut du juif errant. Le mythe d’Ahasverus, comme celui d’Ulysse, est bien le symbole d’un dire poétique original, nourri d’une expérience personnelle, venu s’enter sur la poésie française, lui apportant non pas une veine nationale, folklorique, populiste, mais plutôt une dimension internationale, des préoccupations nouvelles, ce que je nommerais volontiers l’humanisme des temps difficiles. Un poème de Fondane, « L’Exode », l’illustre parfaitement :

C’est à vous que je parle, hommes des antipodes, je parle d’homme à homme, avec le peu en moi qui demeure de l’homme, avec le peu de voix qui me reste au gosier, mon sang est sur les routes, puisse-t-il ne pas crier vengeance (3) !...

Plus tardif, un poème sans titre de Claude Sernet confirme que la greffe roumaine a pris définitivement sur le tronc français, pour donner des fruits d’une saveur inconnue :

Il m’est venu soudain, comme un amour (ou presque) Un grand désir, un grand besoin de rompre De rompre avec mon nom, de rompre avec moi-même Avec ma vie aux jours souvent vécus d’avance Avec le monde autour de moi qui me défie Son ordre aveugle et sa rigueur trompeuse (4)...

Ce refus de la stabilité est sans doute une constante de ce groupe de poètes, si peu rassemblés et pourtant étrangement semblables. Peut-être parce qu’exilés volontaires, ayant au cœur certaines nostalgies, une insatisfaction permanente, ils incarnent la rupture. Rupture, explosion, c’est toute la problématique de Dada que nous pose Tzara lorsqu’il lance ses poèmes et ses manifestes au visage de l’Europe. Est-ce qu’il procède à la destruction des codes littéraires parce qu’il est étranger ? Est-il iconoclaste dans la mesure où il n’est pas affectivement attaché au français, qui n’est pas sa langue maternelle ? On l’a souvent prétendu. Je n’en suis pas convaincu, croyant plutôt à la vertu du métissage culturel. N’ayant pas le même rapport à la langue qu’un Français de naissance, il en perçoit mieux et autrement les facultés diverses : rythmes, jeux de mots... Son attitude procède de l’étonnement, de la manipulation naïve. De sorte que deux lignes mélodiques alternent et s’opposent dans un poème comme « la grande complainte de mon obscurité I » : l’une relevant de l’abstrait-universel, l’autre du sentimental- personnel (5). Le résultat en fut un choc puissant sur les jeunes poètes contemporains, qui me paraît être la raison fondamentale de l’empire dadaïste, par delà un scandale nécessairement éphémère. Et c’est de là qu’est issu, en France, tout le mouvement moderne, bien plus que des mots en liberté futuristes.

REVIVISCENCE

Au transfert, suscitant toute une littérature, peut s’adjoindre un autre mode d’action de la littérature roumaine sur la littérature française, c’est la reviviscence. J’emploie à dessein ce terme du vocabulaire bergsonien pour qualifier ce retour à la vie de certains traits culturels roumains. La plupart d’entre eux, une fois installés à Paris, ont apparemment oublié leur terre natale, ou n’ont plus entretenu que des relations privées avec leurs anciens compatriotes. Non par ingratitude des poètes, mais parce qu’ils appartenaient désormais au mouvement actif de l’avant-garde, parce qu’ils étaient en pleine effervescence poétique et que, vues de Paris, leurs expérimentations initiales, leurs hardiesses leur paraissaient timorées. Il convient de nuancer sérieusement un tel tableau : explorant la correspondance de Tzara avec ses amis roumains, j’ai pu montrer (6) combien les relations entre les deux avant-gardes poétiques étaient fréquentes et précises, à tel point qu’on peut dire, non sans provocation, que Tzara était demeuré un phare pour la poésie roumaine de lancée jusqu’en 1939. Sous cet angle de la reviviscence, je prendrai deux exemples extrêmes. D’abord celui de Panaït Istrati, ce « Gorki balkanique » selon l’expression de Romain Rolland, son parrain dans les lettres, qui le poussa à devenir un écrivain roumain de langue française. Les récits d’Adrien Zograffi nous apparaissent comme une épopée des peuples occupant la delta danubien. Elle fait découvrir au lecteur français les mœurs simples, naturelles, vigoureuses et parfois violentes des populations mêlées se délivrant du joug ottoman. Elle chante les vertus et les défauts des héros parfaitement typés qui s’identifient et se fondent à leur terre qui les a vus naître. Davantage : Panaït Istrati ne se contente pas d’apporter à un genre exsangue, empêtré dans les méandres de la psychologie, l’ardeur de ses récits vivement menés, la chaleur des terres lointaines où ils se déroulent. L’exotisme de surface est submergé par l’humanité de ses créatures, par le sentiment très vif que l’on a de leur existence concrète. Je ne veux pas savoir si ce que Panaït Istrati raconte, il l’a véritablement vécu ou vu de ses propres yeux. Ce qui compte c’est qu’en écrivant il fait comme s’il revivait — n’est-il pas un miraculé de la vie, sauvé par l’écriture — et qu’en lisant je suis dans la condition d’un témoin réel. Car Istrati, entremêlant fiction et témoignage vécu, renvoyant, dans ses récits, d’un genre à l’autre, parvient à me faire croire à l’authenticité de ce qu’il raconte. Qu’y-a-t-il de plus émouvant que ces Dernières paroles jetées comme une bouteille à la mer à l’adresse de Romain Rolland, et qui ont bien failli demeurer les ultimes mots écrits en français ?

Aujourd’hui commence l’année 1921, mais pour les autres. Pour moi, c’est le commencement de la fin. Est-il besoin de s’expliquer, lorsqu’on se décide à quitter ce monde ? Non, on peut partir en silence, et ce serait, je crois, la meilleur preuve de sincérité. Mais pour ceux de mes amis qui penseront, peut-être, que ce fut à cause de quelques difficultés matérielles que j’ai commis cet acte désespéré, je les prie de se rassurer. J’ai des raisons bien plus sérieuses, et la plus forte de toutes c’est la faillite de l’amitié, de leur propre amitié ! Ils ne l’ont pas sentie au point de lui sacrifier leur orgueil et leur intérêt, et ce n’est que par ce côté que l’amitié est un sentiment noble, car celui qui croit que l’amitié ne coûte rien n’a qu’à regarder ce qu’elle me coûte à moi : la vie ! Le reste on ne le saura jamais (7) !

Cet ultime appel à mettre les paroles en accord avec les actes évoque plutôt les vagabondages de cet éternel errant, et ses rencontres en Egypte, que les individus roumains dont il fera la matière de son œuvre. Mais tout ceci est nourri, on le sent bien, de tous ses bonheurs et de ses souffrances depuis l’enfance à Braïla, comme au cours d’un accident on repasse tout le film de sa vie. De la même façon, au moment de prendre une grave décision (la publication de Vers l’autre flamme), il hésite et projette un nouveau cycle, intitulé « Les chercheurs de foi » où il commence par se remémorer son premier emploi, aux Docks de Braïla — et l’effet que produisit la première mécanisation sur la vie des manœuvres :

Un jour de ce début d’automne, — au moment des grands arrivages de céréales qui constituent l’espoir de toute la population laborieuse, — une terrible nouvelle traversa la ville, avec la rapidité d’un éclair : – Deux élévateurs flottants sont arrivés devant le débarcadère de Galatz ! En moins d’une heure, les banlieues se vidèrent de tout ce qu’elles contenaient comme âmes. De chiens, de chats et de pourceaux même, n’ayant jamais vu un tel exode, avaient suivi leurs maîtres, aboyant, miaulant, grognant. La place du port, devant la débarcadère, n’étant plus qu’un océan humain multicolore, hurlant, jurant, maudissant, pleurant. Les femmes s’arrachaient les cheveux. Les hommes faisaient la navette entre les bistrots et les quais, le couteau à la main, et ivres de rage plus que d’eau de vie. (8)

Peut-être faudrait-il être plus précis, montrer ce que la langue d’Istrati, en dépit de quelques scories, a apporté à notre pratique littéraire, à l’art narratif. Reste que Romain Rolland avait vu juste : l’expression istratienne se défendait d’elle-même. Je suis persuadé que les réécritures de Jean-Richard Bloch, d’Henri Poulaille, de Jacques Robertfrance, au demeurant minimes, ont suffi à mettre le texte de plain-pied avec le goût de l’époque. Elles n’avaient pas d’autre nécessité littéraire : la preuve en est que le texte original, publié sans retouche aujourd’hui, nous convient parfaitement. Si la Roumanie est toujours présente, d’une manière ou d’une autre, chez l’auteur des Chardons du Baragan, on a tendance à oublier la part qui lui revient dans la formation d’Eugène Ionesco. Je ne parle pas ici des ouvrages écrits et publiés en Roumanie, ni de ses polémiques littéraires avec les critiques roumains, qui préfigurent assez celles qu’il entretiendra en France avec les brechtiens et autres théoriciens du théâtre. Il serait utile de voir d’un peu plus près le rôle que ces premières expériences ont joué dans son œuvre. Par exemple, il me semble impossible de détacher Rhinocéros de son contexte roumain, au dire d’Ionesco lui-même. Je crois q’on a tort, en commentant cette pièce de portée universelle, de ne pas revenir aux indications de l’auteur sur l’atmosphère roumaine avant la Deuxième guerre mondiale, la prégnance du fascisme, la domination de la Garde de Fer. Ce faisant, on comprend mieux la pièce. Rhinocéros est, à mes yeux, la meilleure analyse du processus totalitaire, à partir d’une expérience intimement perçue, et dans un langage dramatique adapté à notre époque, se refusant les facilités d’une leçon morale. Mais cette reviviscence du passé roumain, Ionesco ne cesse de l’appeler ouvertement dans ses essais, ses récits et ses drames. Là encore, je ne prendrai qu’un exemple bref ; dans le dernier volume paru du Théâtre : Voyage chez les morts.

JEAN

Je suis maintenant plus âgé que toi. Pourtant quand je te vois, vis-à-vis de toi, je suis toujours l’enfant malheureux que tu opprimais, que tu battais. Tu m’injuriais à cause de ma mère qui ne t’avait fait aucun mal et que tu avais abandonnée. Heureusement j’ai pu fuir de chez toi à dix- sept ans. Que m’aurait apporté un père comme toi, qui frappait ses domestiques ? Pourtant, il est vrai que tu avais quelquefois de vagues élans de tendresse pour moi, ou de fierté quand j’avais des réussites sociales. Quand la politique a fait de moi un paria, l’ignoble politique de ton pays, tu as fait toi aussi un paria de moi. Tu ne résistais pas à l’approbation ni à la désapprobation de la société, ta société. Mais tu as vu, je t’ai vaincu. Parce que j’ai eu la chance et le courage de ne jamais t’obéir. On ne peut pas dire que toi tu n’as pas réussi dans l’obscurité. Tu as été le favori des francs-maçons, des démocrates, de la gauche, de la droite, des gouvernements nazis, de la garde de fer, puis du régime communiste.

LE PÈRE.

J’ai été sage, et modeste (9).

Cette pièce a un caractère tellement autobiographique qu’on lui a reproché de n’être ni du théâtre ni de la littérature. Il est vrai que l’obsession du père est telle, chez cet écrivain, qu’il semble n’avoir jamais dominé son complexe initial. Au delà d’une évocation strictement intime, c’est tout le rapport avec la Roumanie d’avant-guerre qui revient ici, manifestant on ne peut plus clairement le retour du refoulé. On trouvera peut-être cette reviviscence éprouvante, dans la mesure où elle entraîne l’éternel conflit des générations, et rappelle un temps heureusement révolu. J’en allèguerai une autre, émanant d’un poète encore jeune et tout proche, à l’époque de l’écriture, du mouvement surréaliste. Tzara n’a jamais renié les forêts de Transylvanie qui bercèrent ses vacances. Sans les nommer, il y fait maintes fois référence :

déjà le jour se prend dans le laminoir de la cruelle dentelle la crèche saline au cœur de la terre déchire la proie des colère rêvées au pas de l’homme fort et aux écorces des premiers arbres apparus dans la détente du lac (10).

On s’en doute, rien, dans ce poème sylvestre ne nous renverrait à la Roumanie si nous ne connaissions les origines de l’auteur, et s’il n’avait lui-même porté témoignage à ce sujet. Reste que nos trois écrivains n’ont pu se déprendre d’images obsédantes qui ont marqué leur enfance et leur jeunesse, forêts mémorables pour Tzara, conflit politico-paternel pour Ionesco, épreuves du travail et de l’industrialisation pour Istrati.

INTRICATION

Il arrive un moment où l’expérience première de ces auteurs est si intimement mêlée à l’aventure littéraire française qu’on ne saurait faire la part du pays d’origine. Davantage : l’œuvre n’a plus aucune marque nationale. Elle devient universelle et appartient au patrimoine de l’humanité. C’est en ce sens qu’on peut, à bon droit, parler de l’apport des écrivains roumains à la littérature française. Car, sans eux, aurait-elle le même accent d’universalité ? Imaginant, par une sorte d’intuition poétique, l’anthropogenèse, Tzara décrit l’émergence de l’individu, issu du chaos :

homme approximatif comme moi lecteur et comme les autres amas de chairs bruyantes et d’échos de conscience complet dans le seul morceau de volonté ton nom transportable et assimilable poli par les dociles inflexions des femmes divers incompris selon la volupté des courants interrogateurs homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête buée sur la froide glace tu t’empêches toi-même de te voir grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage (11).

La portée générale de cette approximation n’échappera à personne. D’une manière plus concrète, Panaït Istrati a bien conscience de combattre en personne pour la défense des valeurs universelles lorsqu’après un long débat intérieur il se décide à publier Vers l’autre flamme (1929) malgré l’usage (qu’il prévoit) qu’on fera de ses propos, malgré les pressions qu’il subit et le scrupule qu’il éprouve à critiquer un pays qui l’a généreusement accueilli, mais qu’il est allé visiter à ses frais. Ses illusions du dixième anniversaire de la Révolution soviétique tombent. Il a le courage de dire, le premier, au nom de la morale, de la justice et de l’humanité vraie, que cette immense espérance est défigurée par la crapule :

Eh bien, je me sépare de mes amis communistes, jusque dans ce qui fait leur orgueil, en Russie : l’édification du socialisme. C’est triste, pour notre vieille amitié, mais c’est ainsi. Je ne discute pas cette édification et j’admets qu’elle soit socialiste, alors même qu’il ne s’agit que d’entreprises « modèles » qui fonctionnent mal et continueront à mal fonctionner, aussi longtemps qu’elles seront dirigées par d’incapables communistes (12)...

Combien de temps aurait-on gagné, combien de morts se serait-on épargné si on l’avait un peu écouté au lieu de le calomnier et de la salir ? Que n’a-t-on confronté son témoignage spontané à celui de Gide, quelques années plus tard ? En termes humains, trop humains, il posait le seul problème essentiel, celui de l’inscription de la théorie dans la pratique. De portée tout aussi générale sera, pour finir, ce poème sur le mal d’être, sur ce scandale permanent qui nous poursuit dès notre naissance, inscrit en nous comme jumeau.

Tel jour, telle heure — à quel moment de quelle année De quel abîme et quel désordre en somme Est né cet autre en moi que je ne puis connaître Qui me poursuit, qui me rejoint, qui me dépasse Qui me ressemble étant (qui n’étant pas me bride) Cet autre en moi, sévère ou pire A qui je parle Et qui n’est moi que pour se taire Et pour m’attendre et m’assaillir ? (13)

Les voix ici convoquées sont trop diverses, trop personnelles, et s’expriment en des genres et des registres trop différents pour qu’on puisse les caractériser d’un trait et reconnaître chaque fois la marque de leur origine. Le fait que ces écrivains soient si originaux est le signe de leur grandeur, de la variété de leur inspiration, de leur volonté d’aller de l’avant, de leur refus des formules convenues. Ainsi leur apport à notre littérature est-il à la fois considérable et inappréciable. Ces auteurs n’appartiennent pas tous à la même génération. Pourtant, tous explorent obstinément les territoires de la bonté, contrée énorme, exprimant ensemble une inquiétude radicale, une angoisse de vivre qui leur fera dresser le réquisitoire le plus absolu que je connaisse contre la mort, à laquelle ils opposent, inlassablement, les valeurs humaines. Mais peut-être pourrait-on dire cela de tous les êtres chers que la vie exila ? peut-être est-ce la vertu propre aux poètes ? Ilarie Voronca n’était pas loin d’en faire l’objet même de la poésie :

Les poèmes sont les bottes de sept lieues Qui me portent du cercle polaire aux chaudes tropiques Et de ces vers comme dans la boîte d’un botaniste Voisinent les herbes de tant de distances (...)

Il suffit d’un seul vers pour traverser les quatre saisons Il suffit d’un seul pas et le poème sépare les continents (14)

J’ose croire que ce rapide parcours aura contribué au rapprochement de deux littératures qui n’ont cessé de s’unir à travers l’espace. Henri BÉHAR


  1. Tristan Tzara, « Soir » in Œuvres complètes, Flammarion, t. I, 1975, p. 195.
  2. Ilarie Voronca, Ulysse dans la cité, traduit du roumain par Roger Vailland, Ed. Sagittaire, 1983, p. 45.
  3. B. Fundoianu, Poezii, Editura Minerva, Bucuresti, 1983, t. I, p. 142.
  4. Claude Sernet, poème daté 30 décembre 1967, in Michel Gourdet, Claude Sernet, choix de texte établi par Denys-Paul Bouloc, Ed. Subervie, 1981, p. 74.
  5. Voir « la grande complainte de mon obscurité » in Tzara, Œuvres Complètes, t. I, pp. 90-91.
  6. Voir Henri Béhar, « Tristan Tzara et ses contemporains roumains », Manuscriptum, 1981, n° 2 à 1982, n° 4.
  7. Panaït Istrati, « Dernières paroles », in Le pèlerin du cœur, Ed. établie et présentée par Alexandre Talex, Gallimard, 1984, p. 93.
  8. Panaït Istrati, ibid., p. 55.
  9. Eugène Ionesco, Voyages chez les morts, Gallimard, 1981, p. 28.
  10. Tristan Tzara, « Les Forêts de la mémoire », Midis Gagnés, O. C., t. III, p. 263.
  11. Tristan Tzara, « L’Homme approximatif », in O. C., t. I, p.
  12. Panaït Istrati, Vers l’autre flamme », U. G. E., 10x18, 1980, p. 33.
  13. Claude Sernet, « Variantes II », in L’Étape suivante, Seghers, 1964, p. 68.
  14. Ilarie Voronca, « Les Bottes de sept lieues », in Poèmes parmi les hommes », Ed. du Journal des poètes, 1934, p. 39.