MÉLUSINE

À propos de Tristan Tzara et de l’avant-garde

À propos de Tristan Tzara et de l’avant-garde
— un dialogue avec Henri Béhar —

Article publié en roumain dans une revue, vraisemblablement en 2012. L’interviewé fait appel aux internautes pour retrouver la revue et le journaliste. Merci d’avance.

collection personnelle H. Béhar

— Vous avez publié récemment l’intégrale de l’œuvre poétique de Tzara, aux Éditions Flammarion, après avoir réalisé il y a une trentaine d’années la grande édition en six volumes de ses Œuvres complètes. Cela veut dire que notre poète reste une présence vive dans l’espace littéraire français. Comment appréciez-vous la signification de cet événement éditorial ? Parlez-nous un peu du travail à cette nouvelle édition et des conclusions que l’on peut tirer aujourd’hui de la relecture de la poésie de Tzara.

H.B. Je suis heureux que cette nouvelle édition des poésies de Tristan Tzara, qui se présente joliment, et à un prix relativement abordable par tous les amateurs de haut langage, ait franchi les frontières de l’hexagone. Elle était indispensable à mes yeux, puisque le premier tome des Œuvres complètes était épuisé depuis des lustres, et que l’éditeur se faisait tirer l’oreille pour le réimprimer. Finalement, la solution qu’il a choisie est pertinente : elle permet d’avoir sous la main, en un seul volume, la totalité des recueils publiés par Tzara de son vivant, ainsi que quelques œuvres posthumes, et même un dossier contenant des poèmes qu’il s’était refusé à publier, ses œuvres de jeunesse et ses expériences de la période Dada.

Il appartient désormais au lecteur de dire, en toute indépendance, quelle place l’œuvre de Tristan Tzara occupe dans notre espace littéraire. Vous vous doutez bien que je n’ai pu lui consacrer tant de temps, tant de soins, tant d’attention et tant d’efforts que parce que je le place au premier plan.

— S’il s’agissait d’établir les principales étapes de l’évolution poétique de Tzara, quels seraient selon vous les repères de cette histoire intérieure de son œuvre ? Laquelle de ces étapes vous semble la plus fertile et la plus résistante du point de vue esthétique ?

H.B. Bien que Tzara ait revendiqué une continuité absolue dans son parcours poétique, les différentes étapes de son œuvre sont bien connues et, je crois, reconnues. Après les poèmes de jeunesse en roumain, qui le situent dans un symbolisme tardif mais novateur pour l’époque, c’est l’éclatement et la profusion dadaïste, suivie d’une longue période surréaliste, à laquelle je rattache L’Homme approximatif aussi bien que Où boivent les loups et un recueil explicitement revendiqué par le mouvement tel que Grains et Issues. Cette étape est fort importante, et ne doit pas être minimisée, comme la critique, influencée par le jugement rétrospectif des surréalistes et de leurs épigones, a tendance à le faire, en se vautrant dans le péché d’anachronisme. Suit alors une période tout aussi lyrique, où le poète (et non la poésie) est plongé dans l’histoire jusqu’au cou, avec enfin, surtout après la Seconde guerre mondiale, un retour mémoriel (De mémoire d’homme, La Face intérieure…), sans parler de cette longue période, encore très mystérieuse dans l’esprit des lecteurs, où le poète se mue, apparemment, en chercheur scientifique, s’interrogeant sur le secret de Villon, c’est-à-dire sur une manière cryptée dont usaient les poètes d’autrefois pour dire leur vérité en dépit de tous les obstacles.

— Le surréalisme dans la poésie de Tzara pose quelques problèmes, vu les relations assez mouvementées de ce « métèque » avec Breton et ses camarades, les ruptures et les ralliements successifs. Quels sont, selon vous, les traits spécifiques du surréalisme de Tzara dans l’ensemble de ce mouvement ?

H.B. À l’exception d’un bref épisode tenant à la lutte de Breton contre Tzara pour le leadership de l’avant-garde en France, auquel vous faites implicitement référence par l’emploi, entre guillemets, de ce terme péjoratif, je ne crois pas que les surréalistes [qu’ils fussent peintres ou poètes] aient assumé des positons nationalistes, pour la bonne raison qu’étant pour la plupart d’origine étrangère [Max Ernst, Salvador Dali, Victor Brauner], ils se seraient exclus d’eux-mêmes. De fait, ce n’est pas la poésie surréaliste de Tzara qui pose problème, mais bien, comme je viens de le dire, le regard que lui porte la critique soumise aux diktats rétrospectifs. Tzara a fait partie du groupe surréaliste de 1929 à 1935, volontairement, pleinement et entièrement. Il a suivi Breton dans son engagement politique, et l’a épaulé de manière explicite au sein de l’AEAR [Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires], émanation du Parti communiste. C’est chez lui, dans sa belle villa de l’avenue Junot, que le groupe se réunissait pour discuter des affaires du jour, du programme de la revue Le Surréalisme au service de la révolution, des tracts qu’ils devaient lancer en commun.

Mais, plus important à mes yeux est le fait que Tzara a donné une armature idéologique à la poétique développée par le mouvement à cette époque. D’une part avec la notion de « rêve expérimental », qui venait réduire, par l’exemple concret, les impasses de l’écriture automatique. D’autre part, avec son essai sur la « Situation de la poésie », en retraçant toute l’histoire de la poésie en fonction de deux axes, la poésie « moyen d’expression », volontaire, consciente ; la poésie « activité de l’esprit », provenant de l’inconscient. Davantage, il montrait la voie du futur, en indiquant une troisième étape, celle de la poésie à venir, où, par un renversement dialectique, la poésie concilierait ces deux versants pour aboutir à une nouvelle forme d’expression.

Il faut bien se persuader que le surréalisme a, historiquement, intégré ces données, et qu’il peut à bon droit se parer de la poésie de Tzara comme l’une des plus éclatantes de sa production. Mais, comme il arrive dans tous les groupes humains, il est arrivé un moment où certains, et non des moindres [Crevel, Char, Tzara], ont jugé qu’ils devaient se séparer du gros de la troupe, pour de sérieuses raisons idéologiques, et peut être de moins sérieuses…

— On sait que dans les années 30, Tzara exprimait des réserves critiques assez fortes vis-à-vis de la politique culturelle des Soviets. Une preuve parmi d’autres, l’interview accordée par le poète à Ilarie Voronca, publiée à l’époque dans la revue Unu. Quelques années plus tard, on voit Tzara s’engager du côté des communistes français et écrire des textes marqués par cette soumission idéologique. Comment jugez-vous ses engagements politiques et leurs conséquences sur son œuvre ?

H.B. Il est vrai que l’évolution politique de Tristan Tzara, telle que nous la percevons aujourd’hui, peut sembler incohérente, à tel point que j’ai pu parler de « chassé-croisé » avec Breton, lorsque nous avons célébré leur commun centenaire. Tandis que l’un s’éloignait du Parti communiste, l’autre s’en rapprochait après avoir, à plusieurs reprises, indiqué qu’il ne fallait pas s’y frotter.

Mais il est trop facile de juger les choses avec notre regard actuel, et ce que nous savons de la perversion stalinienne. Si l’on se reporte au contexte historique, on voit bien que Tzara, certainement plus averti de ce qui se passait en Allemagne, où il avait de nombreux amis, qu’en URSS, craignait, à juste titre, la montée du nazisme, et, ne faisant pas trop confiance aux intellectuels, ne voyait qu’un parti ouvrier pour s’y opposer. Pourtant, je n’ai jamais pu trouver la preuve de son adhésion au PCF avant la Libération. Tout me donne à penser qu’il s’est engagé dans les organes culturels du parti, notamment à la tête du Comité de solidarité en faveur des Républicains espagnols. En d’autres termes, je le vois plutôt comme un résistant au fascisme (qu’il porte les couleurs de Franco ou d’Hitler), ce qui devrait lui valoir une reconnaissance unanime. Vous connaissez la suite : la guerre, l’Occupation, la clandestinité, Tzara étant dénoncé par ce salaud de Brasillach dans Je suis partout comme étranger, juif et communiste… Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’il ait suivi la démarche d’Aragon en tous points. Je ne comprends pas qu’on lui refuse l’indulgence que l’on porte à ce dernier, autrement plus responsable.

J’ajoute que Tzara fut un communiste critique, puisque, de retour d’un voyage en Hongrie, il fut le premier à lancer dans toute la presse un cri d’alarme en faveur des insurgés de Budapest en 1957, et que, dès lors, il s’écarta définitivement du Parti communiste.

Au demeurant, je mets le lecteur au défi de trouver dans ce recueil de Poésies complètes la moindre « soumission idéologique », comme vous dites, ni même le moindre acquiescement à la propagande culturelle du Parti.

— Vous avez écrit un livre important sur le théâtre Dada et surréaliste et vous êtes en train de préparer un numéro spécial de la revue Mélusine consacré aux rapports du surréalisme avec le mouvement théâtral. Comment replacer aujourd’hui l’œuvre dramatique de Tzara dans cet ensemble ?

H.B. Bonne question ! Dans cet essai bientôt quinquagénaire, je voulais faire connaitre au public la révolution dramaturgique introduite par Tzara et ses compagnons ou, si le terme vous semble barbare, montrer comment la poésie s’est installée au cœur du théâtre. Il y avait les deux Aventures célestes de M. Antipyrine, que l’on peut considérer comme un théâtre expérimental, mêlant et heurtant différents types de discours, puis Le Cœur à gaz, trop vite tenue pour une fable expressionniste, ce contre quoi je m’insurgeais, et une pièce parfaitement construite comme une machine de guerre antithéâtrale, Mouchoir de nuages. Je n’y traitais pas de La Fuite, ce poème dramatique qui me semblait alors une régression vers le symbolisme de ses débuts. Pourtant, à la relire de près, je lui trouve des qualités nouvelles, qui demanderaient un metteur en scène doué de qualités novatrices certaines. Évidemment, ces œuvres ne figurant pas à l’affiche des théâtres, on peut les croire réservées à la lecture, ce qui, en soi, ne manque pas d’intérêt. Mais j’ai le sentiment que, comme pour le Théâtre dans un fauteuil de Musset, ces pièces-ci sont, aujourd’hui encore, un vigoureux ferment pour l’avenir.

— La même question regardant une évaluation actuelle de ses réflexions sur la poésie et sur la littérature en général…

H.B. Qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas parce qu’un éditeur timoré a séparé la poésie des essais contenus dans les Œuvres complètes que le discours poétique se prive de réflexions sur la destinée de la poésie, sur ses modalités et son contenu. Disons que tout y est déjà, le discours théorique ne faisant qu’expliciter ce que le poème expose de manière diffuse. Il me semble de plus en plus que la poésie de Tzara demeure intouchable, parce qu’elle s’est d’emblée située dans l’absolu. Je ne dis pas dans l’abstraction, mais presque. Lorsque les lecteurs auront appris à lire cette forme de message qui touche à la fois au réel et au surréel, sans pour autant s’y accrocher, alors Tzara apparaîtra comme l’un des vrais précurseurs de ce que je nomme le haut langage. À ce titre, sa place est déjà réservée dans le panthéon de la littérature, au plus haut degré.

— Le Centre d’Études Surréalistes que vous dirigez à l’Université de la Sorbonne Nouvelle n’est jamais en crise de thèmes de recherche. La revue Mélusine, qui le représente, publie toujours les résultats de ces investigations critiques dans le domaine. Cela veut dire que l’avant-garde reste un sujet d’actualité. Est-il aussi, et dans quelle mesure, un ferment ou un exemple pour la littérature et les arts à l’époque dite post-moderne que nous vivons ?

H.B. J’observe avec plaisir, mon cher ami Ion Pop, que vous-même vous demeurez un observateur avisé de la recherche littéraire telle qu’elle se pratique en France. En effet, la revue que j’anime n’est jamais à court d’idées, ni de réflexions, ni de contributions internationales, et les programmes du Centre de recherches que je dirige toujours se renouvellent sans difficulté d’une année l’autre. Mais je dois vous faire un aveu : bien qu’ayant autrefois suivi les cours de Jean-François Lyotard, l’inventeur du « post-moderne », je n’ai jamais compris ce que cela signifiait, et je ne me préoccupe pas de savoir si les recherches que je conduis sont d’actualité. Ce qui m’importe le plus, c’est d’analyser, de comprendre les créations du passé, d’en montrer les antécédents et, éventuellement, la postérité. Libre aux créateurs actuels de s’emparer de mon travail, d’en déduire ce qu’ils voudront, par adhésion ou par opposition. Si cela peut les aider à sortir du piège de la répétition, vous m’en voyez satisfait.

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