MÉLUSINE

Allocution d'ouverture du colloque Enjeux scolaires - Enjeux sociaux

PASSAGE EN REVUES

« Allocution d’ouverture », dans : Enjeux scolaires – Enjeux sociaux, Paris, Ed. du Seuil, 1985, pp. 13-15.

Alors que je présidais l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, mon ami le philosophe Guy Coq, qui m’avait précédé à la vice-présidence de l’UNEF, engagé dans la défense de la laïcité et fort averti de l’évolution du système éducatif, m’avait demandé si nous pouvions accueillir dans les prestigieux locaux de la Sorbonne le colloque qu’il organisait sur les enjeux scolaires… J’acceptai d’autant plus volontiers que j’avais quelques idées à faire valoir dans ce domaine, et que j’œuvrais pour un rapprochement permanent du secondaire avec l’université. Je passe sur les difficultés rencontrées pour obtenir un amphithéâtre, et j’en viens immédiatement à mon discours d’accueil. Je ne peux en dire plus, ayant dû regagner mon bureau présidentiel pour y traiter les affaires les plus urgentes du jour...

L’ouvrage est indisponible en librairie, mais les bibliothèques le proposent encore. On peut lire cette introduction.

Voici le texte intégral de mon allocution :

Colloque Enjeux scolaires, enjeux sociaux

Allocution d'ouverture par Henri BEHAR

Au nom de l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, j'ai le plaisir d'ouvrir le Colloque Enjeux scolaires, enjeux sociaux, réunissant les groupes de réflexion issus des revues — Ecole et Société - Politique d'Aujourd'hui - Raison Présente — Intervention — Projet — Esprit.
Si l'Université que je représente a souhaité être un partenaire à part entière de ces assises, et non se limiter à offrir ses locaux, c'est qu'il nous a paru nécessaire de faire connaître le point de vue d'une Institution autonome, au delà des positions individuelles que nous pouvons avoir sur la question, Quand je dis "nous", je parle du Bureau exécutif de l'Université, constitué par des élus des trois catégories composant l'établissement : Étudiants, Enseignants, Personnels. Certes, ils sont nombreux ceux qui réfléchissent ou écrivent sur le sujet nous rassemblant aujourd'hui, ils font même beaucoup de bruit, sinon beaucoup de mal, en caricaturant le système afin de mieux faire passer des idées dont le point commun est souvent le retour à une École centenaire, mythifiée dans son splendide isolement. Il y a même des institutions prestigieuses comme, tout récemment, le Collège de France, qui énoncent des solutions considérées comme de bon sens, tout en soulignant les objectifs contradictoires de la société française quant à son école. Pour intéressant que soit ce rapport adressé au Président de la République, il présente deux défauts, majeurs à mes yeux

  1. Il ne définit en aucune manière le public de l’École, n'en apprécie ni le passé, ni le devenir ;
  2. Il ne repose sur aucune pratique actuelle de 1a pédagogie, du rapport maîtres-élèves.

C'est pourquoi, me semble-t-il, notre colloque devrait engager un tout autre débat, à partir d'une toute autre problématique, faisant la part nécessaire aux individus autant qu'aux systèmes.
Car il n'est que trop facile d'élaborer des propositions, si l'on écarte les hommes qui auront à les appliquer, les jeunes qui devraient en bénéficier. Pouvons-nous raisonner, en la matière, sans tenir compte d'un milieu dont le cœur est à gauche, comme tout le monde, mais dont les idées pédagogiques sont à droite, et dont les pieds demeurent immuablement fixés au même lieu ? Surtout, ne perturbons pas les habitudes, ne touchons pas aux « avantages acquis ». Qu'importe que tout bouge autour de nous, nous resterons là comme des buttes-témoin, pour marquer notre position dans un désert d'ennui ! disent ces chers collègues. Et leurs porte-parole se livrent à des critiques marginales du pouvoir, laissant de fait la droite empocher les enjeux. Quel serait, dans ces conditions, le thème majeur de nos travaux ? Tout d'abord, un effort de clarification du vocabulaire, et des réalités qu'il représente. Unité du système éducatif ? Oui, mais pour favoriser la diversité des êtres et des pensées, pour étayer l'autonomie des établissements. A quelles conditions cette unité peut elle se réaliser tant que nous aurons, dans les faits, un système dualiste hérité de l'Empire. Grandes Ecoles d'un côté, Universités de l'autre, cela suffit à polariser tous les tropismes, depuis la maternelle. Je ne crains pas de dire : la gauche a perdu l'occasion historique de rapprocher les deux ensembles en gardant ce qu'il y a de meilleur en chacun d'eux parce qu'elle n'a pas pensé l'Unité et parce que, tout simplement, nous avons aussi de bons camarades issus des Grandes Écoles, qui ne sont pas moins socialistes que nous ! Démocratisation ? sans doute. Mais que veut dire ce mot mana à notre époque, dans chaque ordre d'enseignement ? Comment cela doit-il se traduire quand les uns, issus de milieux culturellement favorisés, ont des cours renforcés par des répétiteurs multiples, alors que les autres voient l'écart s'accroître tout au long de la scolarité obligatoire ? Doit-on se raccrocher au fétichisme, quand on sait qu'à l'Université, le pourcentage de fils d'ouvriers décroît ! Au lieu du misérabilisme régnant, ne ferait-on pas mieux d'exiger des droits universitaires permettant aux institutions de fonctionner décemment, sans toujours tendre la sébile, charge à elles d'étendre les aides collectives aux catégories d'étudiants réellement défavorisées, au delà du petit nombre de boursiers. Prendre aux riches pour donner aux pauvres, je ne connais pas d'autre justice distributive.
Qualité ? Qui a jamais dit le contraire ? C'est le type même du faux débat dont on nous rebat les oreilles, quand on veut nous faire croire que la qualité passe par la sélection a priori des élèves, quand on pense que les maîtres les plus gradés doivent délaisser le premier cycle, au collège comme à l'université. Nous aurons la qualité dès lors que nous orienterons les élèves en fonction de leurs goûts et de leurs capacités, à chaque étape de leur cursus, dès lors que nous aurons éliminé la sélection par l'échec ou par ‘évaporation naturelle.
Ce n'est pas parce qu'il y a un numerus clausus à l'entrée des études médicales que les médecins français sont bons. Ce n'est pas parce qu'il y a un numerus clausus qu'il n'y a pas de chômage dans la profession puisqu'actuellement 2000 médecins ne trouvent pas d'emploi.
Après avoir donné un sens aux mots de la tribu, il faudra définir des contenus et ne pas se contenter d'incantations. Interdisciplinarité dit-on ? oui, mais comment réunir les différentes disciplines sur des objets concrets, adaptés à l'âge des élèves ? Nous savons tous que nous avons beaucoup à apprendre de la rencontre, sur le même terrain, des historiens, des philosophes, des littéraires, des sociologues et des spécialistes des sciences de l'éducation. Mais comment dépasser la juxtaposition des disciplines pour parvenir à une réflexion et une pratique pluridisciplinaire, c'est ce que le colloque devra préciser : De même il conviendra d'assurer l'enseignement fondamental dans le concret ! A quoi sert la suprématie des mathématiques pures, quand l'usager ne sait pas faire la différence entre une trésorerie et un budget ? Les programmes des Iers cycles universitaires réformés à partir de 1984 devraient, en l’occurrence, nous apporter des éléments précis de réflexion. A ce sujet, il conviendrait d'envisager l'insertion des techniques nouvelles dans les programmes de base. Pour une université littéraire comme la nôtre, qui a le souci de former ses étudiants à l'informatique, le débat n'est pas clos. Faut-il simplement leur apprendre à se servir de l'outil informatique dans la discipline qui est la leur, ou bien leur enseigner l'informatique comme discipline autonome ? Peut-on d'ailleurs traiter de tout cela sans envisager la question des cultures de référence ? Culture populaire, culture savante, culture scolaire : comment les faire communiquer entre elles ; comment les enseigner, forme et contenu, sans établir de hiérarchie imbécile ?
On a beaucoup discuté et on s'est affronté à propos de la professionnalisation, encouragée par la loi du 6 janvier 84, déjà programmée par celle de 1968, en se fourvoyant souvent. Quelle connaissance l'institution scolaire a-t-elle de l'avenir professionnel des jeunes, des milieux socio-économiques ? L'intervention de professionnels dans l'enseignement suffira-t-elle à rapprocher ces deux mondes ? Peut-on compter sur les stages, aussi bien organisés soient-ils, des étudiants pour établir la jonction indispensable ? Ne faut-il pas que les enseignants eux-mêmes s'insèrent dans le tissu professionnel ? Jusqu'où cette démarche doit-elle aller ? En vérité, on demande peut-être trop aux enseignants, sans leur donner les instruments de connaissance nécessaires, aussi bien pour ce qui concerne les milieux économiques que pour la nature des publics enseignés que pour les rythmes d'enseignement. L'avantage de notre métier est que nous sommes toujours en situation d'apprentissage. Depuis plus de 10 ans, Paris III a organisé des cours de recyclage des maîtres, de la maternelle à l'université, de façon à actualiser en permanence les connaissances et les pratiques : ceci en ouvrant la pédagogie non seulement sur des disciplines complémentaires des formations classiques, mais encore en innovant par le jeu dramatique, l'expression corporelle etc. et en se dotant des moyens de diffusion de la connaissance contemporaine : informatique, audio-visuel, enseignement à distance. Mais la révolution tranquille de l'université, celle qui ne fait pas d'éclats, c'est son ouverture aux nouveaux publics, aux tranches d'âge nouvelles. Outre la formation initiale des 18-25 ans, nous avons, en masse, un public qui reprend ses études après une interruption plus ou moins longue, ceux qui entrent à l'Université par la voie de l'ESEU, les retraités fréquentant l'Université Ouverte et, dernière innovation, ceux qui n'ayant aucun diplôme, pas même le baccalauréat, mais bénéficiant d'une certaine pratique sociale, viennent s'inscrire au D.H.E.P.S. (Diplôme des hautes études en pratique sociale).
Evoquant l'ouverture de l'Université, je ne puis faire moins que de mentionner le nombre important d’étudiants étrangers (plus du quart à Paris III) pour lesquels nous souhaitons passer des accords de réciprocité intégrale avec leurs Établissements d'origine, ce qui devrait per mettre à nos étudiants d'acquérir une formation à Berkeley comme à l'Université de Montréal, sans qu'il leur en coûte le prix astronomique des formations américaines.
Pour conclure sur une nouvelle ouverture, je dirai que le Président d'Université que je suis croit beaucoup à la notion de contrat, engageant de manière égale l’Établissement et le Ministère de l'Education Nationale ou, à un autre niveau, l’Étudiant et l'équipe enseignante. Mais je suis persuadé que ceci ne peut plus être suivi, ni même piloté, à partir d'une administration centrale qui, dit-on, est la plus grosse entreprise du monde, après l'Armée Rouge. Peut-être faut-il avoir le courage de dire que nous n'aurons rien résolu des enjeux scolaires et sociaux tant que leur gestion n'aura pas été ramenée à une échelle plus humaine, celle de la région - y compris pour Paris. Tel est le sentiment d'un vieux jacobin après trois ans et demi d'expérience à la tête de l'Université.