LE LIVRE OBJET PERPÉTUEL : LA ROSE ET LE CHIEN (1958)

Le livre objet perpétuel : La Rose et le chien (1958)

[Télécharger cet article en PDF]

À ceux qui n’ont pas eu la chance de tenir entre leurs mains l’un des livres les plus coûteux de la bibliophilie française, j’offre cette rapide présentation, soutenue par une illustration plus étoffée sous Power Point, lors du séminaire « Livre/Poésie/Typographie », séance du 11 avril 2013 : « Inventions et recréations du livre post-dada et surréaliste ».

En mars 1958, Pierre André Benoit, l’éditeur d’Alès spécialiste des livres rares à tirage limité, propose aux amateurs un ouvrage destiné à une réputation mythique. Il s’agit de La Rose et le chien, poème perpétuel de Tristan Tzara, illustré par Picasso. Il se présente sous la forme d’une plaquette de 28,7 x 20 cm en feuilles, avec une couverture de parchemin rempliée, premier plat imprimé. Le colophon indique : « La Rose et le chien a été tiré à 22 exemplaires à Alès en mars 1958, les planches ont été rayées après tirage ». Chaque exemplaire porte au crayon la signature de chacun des auteurs et les initiales de l’éditeur. Imprimé sur vergé à la main, l’ouvrage comprend trois gravures originales de Picasso et le poème perpétuel imprimé sur des rosaces mobiles au centre fixe orné par une gravure de Picasso. Celle-ci cache un « avis secret » dissimulé, imprimé sur 5 lignes au milieu du 3e disque du poème.

Telle est, du moins, la notice descriptive qu’on peut lire au tome IV des Œuvres complètes de Tristan Tzara, paru aux éditions Flammarion en 1980, présenté par mes soins.

Le catalogue de PAB propose une notice apparemment plus technique quant aux gravures et au système utilisé, mais reste muet sur le secret : « Poème perpétuel de Tristan Tzara, Alès, mars 1958, 27,5 X 19 cm. Une gravure pleine page en frontispice, une gravure pleine page sur laquelle est fixé un système tournant composé de deux disques mobiles imprimés et à fenêtres au centre duquel se trouve une petite gravure ronde fixe, une gravure ronde à la page du justificatif, tirées en noir. 22 exemplaires sur Montval, couverture en parchemin, signés par l’artiste, l’auteur et l’imprimeur, numérotés de 1 à 22. (Quelques exemplaires contiennent une suite de planches rayées sur Auvergne). Quelques exemplaires avec couverture en papier, non signés. »

Le catalogue de la bibliothèque de Tristan Tzara, vendue le 4 mars 1989 sous le marteau de Me Guy Loudmer à l’hôtel Drouot, à Paris, reprend en quelque sorte la notice des Œuvres complètes, et mentionne « l’avis secret », tout en faisant référence au catalogue de Bloch (livres n° 86).

Je laisse de côté, pour un futur développement, cette problématique secrète, qui n’est mentionnée dans aucune des notices publiques auxquelles le lecteur peut accéder. Il convient d’ailleurs de préciser que la Bibliothèque nationale de France n’a acquis un exemplaire qu’en 1997, et que celui de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet provient du legs Michel Leiris, mort, on le sait, en 1990. Il convient de faire état d’un luxueux exemplaire, provenant de l’ancienne collection Daniel Filipacchi, vendu aux enchères par Christie’s à Paris le 20 avril 2004. Il est enrichi d’une suite en rouge des quatre gravures de Picasso, ainsi que d’une seconde épreuve du frontispice en noir.

Figure 1 : une page de La Rose et le chien

La présente reproduction d’une des pages ne donne qu’une faible idée de l’objet que l’auteur doit manipuler à sa guise, en tournant chaque volvelle dans un sens ou dans l’autre.

L’idée de remettre en usage ces disques concentriques utilisés par les navigateurs des temps médiévaux pour calculer leur position est venue à Tzara en contemplant des livres de cosmographie à la vitrine d’une librairie scientifique de la rue Saint-André des Arts, au témoignage de son ami, le peintre Camille Bryen[1]. C’était à l’époque où les disques de stationnement n’avaient pas encore été institués à Paris. Fabriqués par milliers, ces disques horaires donnent une bonne idée du fonctionnement de ce que Tzara nommait un « objet perpétuel » en ce sens qu’on n’a jamais fini de produire des vers. Sans doute avait-il aussi en tête les disques de Marcel Duchamp, peintre qu’il connaissait depuis les années vingt, et avec qui il jouait encore aux échecs.

Il conçut donc un poème de telle sorte qu’en changeant la position d’un vers (ou d’un fragment de vers), dans un sens ou dans un autre, la lecture du texte en était modifiée, sans pour autant devenir absurde. Chaque permutation produit par conséquent une nouvelle lecture portant un sens nouveau.

Poème automatique, si l’on veut, mais pas dans le sens qu’André Breton donnait à ce terme. Si les variations infinies du texte empêchent d’en prévoir toutes les réalisations à l’avance, les mots ne proviennent pas de l’inconscient, puisqu’ils ont été gravés auparavant. Seul le discours poétique en est changé. Mais le plus important est le recyclage, dans un contexte poétique, de la volvelle médiévale, dans le but de mettre en œuvre une combinatoire de la poésie.

L’éditeur PAB a donc réalisé l’objet dont Tzara fut assez satisfait pour entraîner son ami Picasso dans l’aventure. Il aurait pu s’en tenir à cette production unique, génératrice d’une lecture infinie. En effet, une page comporte 3 volvelles de 7/5/3 vers soit 15 vers chacune, ce qui donne 105 possibilités de lecture par page, soit 105 ! (factorielle de 105), soit en gros 10 puissance 50  soit 10 suivi de 50 zéros, ce qui est suffisamment impressionnant en soi. Sans compter que si on estime permutables les 105 vers initiaux, il faudrait encore multiplier ce nombre astronomique par 35×3 !, le tout pouvant encore être porté au carré, en fonction du sens de rotation. Mais nul ne s’avisera de reproduire le résultat, qui dépasse les capacités humaines de lecture. C’est dire combien l’invention linéaire de Queneau, quelques années après, avec ses Mille milliards de poèmes (Gallimard, 1961), est un jeu d’enfant comparé à cet objet apparemment innocent.

Tristan Tzara était si conscient de l’intérêt de sa découverte appliquée à la poésie, qu’il en confia quelques réalisations à Pierre Seghers et Alain Bosquet, lesquels les publièrent dans leur anthologie Les Poèmes de l’année 1959 (éd. Séghers). Dans l’impossibilité où nous sommes, ici, de reproduire ces disques rotatifs, j’ai pris le parti de réimprimer ces pages, tant pour les Œuvres complètes que pour les Poésies complètes, parues chez le même éditeur en 2011.

rose

Figure 2 : une page imprimée ordinaire

Revenons un instant sur cette combinatoire de la poésie. L’idée n’en est certes pas nouvelle, mais elle a été peu pratiquée dans notre littérature, et surtout pas avec une telle productivité, pour la raison qu’on achoppe rapidement sur une question de syntaxe et de cohérence du texte. Tant que la signification du poème a primé, il n’était pas envisageable d’aller au-delà de trois ou quatre permutations par œuvre. Or, en pratiquant, depuis ses débuts dadaïstes, une sorte de poésie détachée du sens, que l’on pouvait qualifier de poésie concrète (à l’instar de la musique ou de la peinture), l’auteur des Sept Manifestes dada pouvait entrevoir une combinatoire de la poésie. Il lui restait à en préciser le protocole et à indiquer le système (comme on parle des livres pour enfants à système). Ajoutons à cela la poésie figurée (et non figurative) telle qu’il en a produit sous la forme de calligrammes (cf. son « Calligramme 1916 »), et l’on voit que tout était en place pour parvenir à une telle invention.

Les archives de Tristan Tzara, conservées à la BLJD, nous permettent de suivre pas à pas la réalisation de cet « objet perpétuel », depuis le brouillon, couvert, comme à l’habitude chez lui, de graffitis et d’esquisses de visages ou de masques, jusqu’à la maquette confiée à l’éditeur. On y trouve notamment, sous le même titre, le manuscrit d’un poème de 45 vers en quatre strophes, comme premier jet de ce qui, moyennant les permutations déjà dites, deviendra un poème perpétuel. Je l’ai reproduit en note dans les Œuvres complètes (t. IV, p. 637), mais ne veux pas en priver le lecteur impécunieux :

C’est une orange
où tout s’assemble
c’est la grande porte
en un tournemain
soleil ou mensonge
moulin d’innocence
sur le front de l’orage
horloge sans fin
en voiles à terre
terre sans retour
cendres sur les têtes
mots sans souvenir

de tout un peu
c’est l’ombre
en haut en bas
c’est l’arbre
l’eau et le feu
quand même
qui dit mieux
été tremblant
homme sans lieu
le nord perdu
mémoire
le pont sanglant
l’air convenu
à jamais

ainsi vont les choses dont
on ne sait rien
pas plus aujourd’hui ni
moins que demain
ô roses ô chiens

Tournez tournez les têtes
têtes d’hommes ou d’arbres
chênes verts ou hêtres
serpents salves

sur le dos de l’innocence
nous multiplié
dans des sources imaginaires
l’eau de la
le mensonge et la science

c’est une orange où tout s’assemble
en un tournemain soleil ou mensonge
sur le front de l’orage horloge sans fin
c’est la grande porte
moulin d’innocence

Il n’est peut-être pas nécessaire, dans le cadre de ce séminaire centré sur la confection des beaux livres, d’analyser chacune des strophes ni le poème en son entier. Bornons-nous à remarquer la fréquence des appositions et des asyndètes, les énoncés figés, qui permettent de lire le texte en dépit des silences et des ruptures de sens. Peut-on, pour autant, procéder à un jeu de permutations des vers sans détruire la cohérence de l’ensemble ? Car, si le chien court après la rose, l’inverse est rarement vrai. C’est ce à quoi j’ai procédé, non pas en tournant les volvelles d’un exemplaire qui m’était inaccessible, mais en déplaçant chaque ligne du poème manuscrit selon une règle simple de permutation. J’invite le lecteur à en faire autant, et lui donne rendez-vous à la fin de la manipulation, dans l’éternité, ou presque.

Outre la compétence de l’éditeur et de l’imprimeur, il est certain que l’ouvrage n’aurait pas atteint un tel degré de réussite s’il n’était le produit de deux artistes incommensurables, de deux complices habitués à travailler ensemble. Nombreux sont les signes de leur amitié productive et de leur entente, surtout avec le recueil de Tzara, De mémoire d’homme (1950), illustré avec le pouce trempé dans l’encre lithographique par Picasso. Dans le cas de La Rose, le dialogue (à distance) entre les deux créateurs se traduit par des échos, les gravures de Picasso supportant des graphismes simplifiés à l’extrême, reproductibles à l’infini, comme les vers gravés sur les disques. Le frontispice et la gravure du colophon se plaçant au même niveau, à la fois concret-abstrait, que le poème. Ainsi l’araignée qu’on peut y percevoir renvoie à l’araignée de l’astrolabe.

Signes de reconnaissance, en somme, comme si chacun poursuivait son chemin tout en hélant l’autre de l’autre côté » du chemin, pour s’assurer de sa présence.

À preuve cette lettre inédite adressée par Tzara à Picasso quelques jours après la sortie du livre. Le poète adopte pour l’écrire une forme hélicoïdale, partant de l’extérieur pour aller vers le centre. Le document a été mis en vente récemment sur le réseau Internet. En raison de sa grande volatilité, je me permets de le transcrire ici :

« Mon cher Picasso,
Si l’eau crépite dans le poste et si tu entends le feu jouer avec le feu à quatre mains, si des pieds à la tête le violon se couvre de ridicule, s’il manque encore un bouton de porte à l’œil des étoiles, si pendant que le temps tonne sur le vin de l’arène le printemps des tremblements à brandebourgs se promène tranquillement sur la Croisette, si la chevauchée des zéphyrs amène l’eau à la bouche et si tu vois surgir des flots le troupeau diamantin des taureaux sans rides, c’est que ton ami passe en revue l’amitié de tes toiles et que l’affection qu’il te porte est inscrite au centre de tout ce qui nous entoure et nous réchauffe.
Tristan Tzara
le 3 avril 1958 »

Cette lettre de satisfaction mime, en quelque sorte, le produit qui vient de s’achever. On remarquera la clarté du propos, l’affection qui s’y exprime, et la régularité de la syntaxe. Ceci nous conduit à notre conclusion, qui justifie l’inscription de ce très rare volume au catalogue des livres numérisés de la BLJD.

Échappant à la production ordinaire, y compris celle des livres d’art ou d’artistes, les deux complices (accompagnés, il ne faut jamais l’oublier, par leur éditeur) ont imaginé un livre en relief, utilisant des matériaux à la fois traditionnels (le parchemin, le papier vergé, les gravures hors texte) et tout à fait inusités dans l’univers du livre, comme le celluloïd, l’assemblage de cercles concentriques, la gravure sur un tel produit.

Ce livre à système, qui évoque certainement les livres d’enfants, est, en outre, un livre en mouvement : il ne dit jamais la même chose selon qu’on tourne l’une des volvelles. Le paysage mental varie, à perpétuité.

Issu d’un travail collectif, comme tout produit de l’artisanat, ce livre implique un lecteur actif, qui se prête au jeu et tourne la roue sans cesse, comme une noria sans fin.

Si nul n’a pu connaître à ce jour le mystérieux texte inscrit au centre du troisième disque, on peut, sans risque d’erreur, émettre l’hypothèse que les trois artisans n’avaient qu’un but en tête : rendre toute publication poétique inutile après ce perpetuum mobile.

Henri BÉHAR

[1]. Cité par Gaëlle Pelachaud, Livres animés, du papier au numérique. L’Harmattan, 2011, p. 190.

CC