Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme

Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme

Par Henri BÉHAR

Le catalogue de l’exposition Pompidou à Pise De Magritte à Duchamp vient de paraître en italien aux éditions Skira: Guarda Da Magritte a Duchamp 1929. Il grande Surrealismo dal Centre Pompidou su Unilibro.it

https://www.unilibro.it/libro/ottinger-d-cur-/magritte-duchamp-1929-grande-surrealismo-centre-pompidou/9788857239309

Le texte est en italien. Henri Béhar vous offre la version originale, en français, de sa contribution.

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L’année 1929 n’est guère favorable pour André Breton, tant sur le plan social et collectif que sur le plan sentimental, avec un divorce qui n’en finit pas, et une maîtresse pour le moins versatile. La Révolution surréaliste, la revue qu’il dirige, seul, depuis sa quatrième livraison, ne s’est plus manifestée depuis deux ans (n° 10, 1er octobre 1927). Ce n’est pas brillant pour un organe qui prétend montrer la créativité du seul mouvement révolutionnaire de l’époque, et pas seulement sur le plan artistique ! Il convient de faire cesser cet état de fait au plus vite. À la suite de nombreuses conversations, non sans de longues hésitations, Breton s’est décidé à produire un texte d’orientation comme il est le seul, dans le groupe, à savoir le faire. Tout le monde lui reconnait au moins ce mérite. Cet article devra expliquer aux lecteurs les raisons d’un tel silence et, du même mouvement, indiquer le Nord pour ses amis déboussolés. Rappel aux principes, appel aux jeunes « dans les lycées dans les ateliers même, dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes », à tous les purs qui refusent le pli, ce texte qu’il veut en même temps informatif et performatif devra relancer le mouvement par un effort collectif de dépassement.

Comme naguère pour le Manifeste du surréalisme, Breton commence par un rappel des événements antérieurs à ce texte qu’il intitulera « Second Manifeste du surréalisme ». Second et non deuxième : il connait sa langue : il n’est pas celui qui passera sa vie à redéfinir l’orientation du mouvement. Il n’y aura pas de troisième manifeste du surréalisme.

Qui ne connait le point qu’il désigne à ses partisans :
« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »
Magnifiquement équilibrée, la formulation est mémorable. Elle n’en est pas moins paradoxale, puisque ce matérialiste, ce moniste, réserve une place particulière à l’esprit, séparé du corps ! Tout aussi paradoxalement, il l’associera, l’année suivante, au lieudit le « point sublime » dominant les gorges du Verdon. Illumination : entre terre et ciel, entre l’abîme sous ses pieds et l’orage au-dessus de sa tête, il a bien rencontré ce point idéal qu’il postulait ! J’en vois l’illustration la plus précise dans la photo d’un éclair zébrant le ciel nocturne placée en couverture de cet ultime numéro de La Révolution surréaliste. Lieu de l’observateur idéal, pour parler comme les physiciens, on ne peut pourtant le détacher du système physique dans lequel on se meut, « la vie de ce temps ».

Toutefois, avant de procéder à l’examen de cette vie bien concrète et située, Breton tient à rappeler les conditions morales qui engagent le surréaliste. Il écrit alors : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous. »

Deuxième paradoxe : ce manifeste, qui s’adresse au plus grand nombre, affiche, à l’instar des écrits symbolistes, un mépris hautain envers la collectivité. La formulation est pour le moins malheureuse. Elle a aussitôt donné lieu à de nombreux commentaires péjoratifs. L’auteur s’en rend bien compte, sur le champ, en l’explicitant dans la foulée, en montrant que, comme pour le « point suprême », il s’agit d’une fureur interne, primitive, et non d’un tir à l’aveuglette. Nous savons qu’écrivant cela, Breton pensait à l’anarchiste Émile Henry, guillotiné en mai 1894, à l’âge de 21 ans, pour avoir placé une bombe au café Terminus. À ses yeux, c’était un pur, qui avait mis ses actes en conformité avec ses pensées. Paradoxe encore : sensible dès sa jeunesse à la théorie anarchiste, Breton semblait n’en retenir que la violence, l’aspect le plus contestable, et le plus contesté par les anarchistes eux-mêmes ! Parodiant Lénine, c’est ce qu’on pourrait nommer la maladie infantile du surréalisme ! Il faut reconnaitre que ce rappel venait au plus mauvais moment, surtout si l’on voulait concilier le communisme et ses opposants ! La dialectique hégélienne ne peut fonctionner ici.

Dans la foulée, Breton procède à l’élimination de ses adversaires de droite et de gauche, comme s’il voulait regagner une pureté qui n’a jamais existé dans le groupe. Trempant sa plume dans l’encrier de la rage révolutionnaire, il dénonce tous ceux qui se sont mis en travers de sa vision unitaire du mouvement. Tous ceux qui s’écartent de la morale surréaliste, pour une raison ou pour une autre. C’est Francis Gérard « rejeté pour imbécillité congénitale ». C’est Soupault « et avec lui l’infamie totale », c’est Vitrac « véritable souillon des idées ». L’injure est excessive, et, bien sûr, injuste : « Un policier, quelques viveurs, deux ou trois maquereaux de plumes, plusieurs déséquilibrés, un crétin. » Voilà pour les tenants de la voie artistique et littéraire. Les autres, les politiques, dirons-nous, ne sont pas moins bien assaisonnés, les Morhange, Politzer, Lefèbvre ; Naville « de qui nous attendons patiemment que son inassouvissable soif de notoriété le dévore ».

On a le sentiment qu’enivré par sa propre verve, Breton en oublie son but. Il se laisse aller au pamphlet, au lieu d’indiquer l’usage qui pouvait être fait, au sein d’un mouvement revivifié, des divers talents qui se réclamaient, à bon droit, du surréalisme. Soupault n’était-il vraiment pour rien dans la formation initiale ? Desnos devait-il être rejeté si violemment ? Et tant d’autres, sans qui le surréalisme n’aurait pas les couleurs que nous lui connaissons. Pire, tous les « ancêtres » passent à la trappe, à l’exception de Lautréamont, miraculeusement sauvé de la débâcle parce qu’on ne sait pas grand-chose de ses actes.

Une analyse plus fine du vocabulaire spécifique à ce manifeste montrerait la solution de continuité avec le précédent. Celui-ci est plus problématique ; les questions du matérialisme, de l’art et de la culture reviennent au premier plan, en même temps qu’apparaissent explicitement les noms de Marx, Lénine et Trotsky ou, à l’opposé, de Nicolas Flamel et autres occultistes, ce qui amorce la résolution des contraires. En revanche, la fréquence de l’âme ou encore de l’amour témoignent d’une préoccupation renouvelée, ce dont témoigne la publication, dans la même livraison, de l’enquête : QUELLE SORTE D’ESPOIR METTEZ-VOUS DANS L’AMOUR ?

Le prophète succède alors au pamphlétaire. Après avoir annoncé les temps messianiques qui verront la conciliation (et peut-être le dépassement) des contradictoires, il demande d’orienter les recherches vers les sciences occultes (sans pour autant délaisser le programme marxiste). Récemment nourri de littérature ésotérique, il proclame : JE DEMANDE L’OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME. Lui-même dira de cette formulation qu’elle est « à dessein ambiguë » en invitant « à confronter dans son devenir le message surréaliste avec le message ésotérique. ».

C’est ici le comble du paradoxe. Certes, il joue sur les mots en demandant à ses amis (au nom desquels il parle le plus souvent dans ce texte : « mes amis et moi ») de poursuivre les recherches sur l’ésotérisme, l’alchimie, etc., en même temps qu’il leur demande de disparaitre, de ne pas signer leurs œuvres, comme le suggérait le poète surréaliste belge, Paul Nougé. Or, comment relancer le surréalisme si on le cache ? L’anonymat collectif peut divertir un moment, mais ça ne peut être une formule d’avenir. En outre, cette démarche est incompatible avec l’adhésion au matérialisme historique !

La postérité a surtout retenu les exclusions, ce qui est bien dommage, car il y allait d’autre chose que d’anecdotes. Les exclus ont osé retourner contre lui, vivant, l’imprécation qu’il adressait à un mort, Anatole France : « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière ! » En manchette d’une feuille de quatre pages s’étale le titre, Un cadavre, surmontant la propre photo de Breton, les yeux fermés, la tête ceinte d’une couronne d’épines.

Qui sont-ils, les douze apôtres trahissant le Christ à l’âge de trente-trois ans (l’âge exact de Breton) ? Le geste est ambigu sur le plan symbolique. Les textes ne le sont pas : « Illustre Palotin du monde occidental, Déroulède du rêve, faux frère et faux communiste, faux révolutionnaire mais vrai cabotin, jésuite de première force, lion châtré… » telles sont les moindres injures de ce pamphlet paru le 15 janvier 1930. Sur une idée de Robert Desnos, l’opération a été montée par Georges Bataille, responsable, de fait, de la revue Documents paraissant depuis avril 1929, ses collaborateurs venus du surréalisme (Baron, Leiris, Limbour, Ribemont-Dessaignes, Vitrac, que Breton soupçonnait de n’avoir que leur mécontentement à mettre en commun), quelques commensaux des Deux Magots, amis de Simone, épargnés par le Manifeste (Prévert, Queneau, Boiffard, Morise) et le Cubain Alejo Carpentier, convié à titre de témoin. Mais Artaud (qui préfère la publication d’une plaquette sur Le Théâtre Alfred Jarry et l’hostilité publique) et Masson (qui s’en est tenu à une franche confrontation, d’homme à homme, en mars précédent) n’y sont pas associés. Pas plus que les « politiques ». Breton en est très affecté, d’autant plus que la plaisanterie se prolonge par des appels anonymes en pleine nuit, des envois de couronnes mortuaires…

D’une certaine manière, ces injures raffermissent sa détermination. Davantage, elles le persuadent qu’en sa qualité de responsable du mouvement surréaliste, il aurait dû se montrer plus exigeant plus tôt. Fortement soutenu par Éluard, il met au point l’état définitif du Second Manifeste qu’il remet à Léon Pierre-Quint (le directeur des éditions du Sagittaire) en espérant une publication rapide.

En effet, le livre parait en mars 1930, augmenté d’une préface : un fac-similé des Annales médico-psychologiques de décembre où les plus célèbres psychiatres français, Pierre Janet et Clérambault, réclament des poursuites contre l’auteur de Nadja. Un extrait d’Edgar Poe prouvant ses méthodes policières ; une citation de Marx pour exécuter Bataille représentant « les philosophes-orteils et les philosophes-excréments », une longue note citant des lettres de jeunes inconnus indignés par Un cadavre devraient suffire pour répondre à ses détracteurs. Simultanément, un prospectus, en guise de prière d’insérer, doit leur clouer le bec définitivement. Sur deux colonnes, il met en parallèle les déclarations, avant et après, de cinq d’entre eux. Ça ne manque pas de piquant.

Tout cela est terriblement affectif, comme le montre le « Troisième Manifeste du surréalisme » que publie Desnos en écho. Reprenant les principaux chefs d’accusation portés contre le leader du surréalisme, il témoigne que le fond de l’affaire est bien une crise de confiance personnelle.

Nous sommes désormais au-delà du paradoxe ! Breton se doutait bien qu’en dénonçant, au grand jour, les perversions des uns et des autres, il déclencherait de vigoureuses répliques, tel un volcan actif ! Or, il fait comme si, les hérésies éradiquées, la vérité éclatant, il serait félicité d’être revenu à la morale des premiers temps. De fait, ces querelles internes n’intéressaient pas les lecteurs. Heureusement, Le Surréalisme au service de la révolution, paraissant en juillet 1930 viendrait prouver la vitalité retrouvée d’un groupe largement renouvelé avec l’arrivée de Buñuel, Dali, Char, Tzara, etc. qui ne s’embarrassaient pas de la pensée paradoxale.