Cinquantenaire Dada à Paris

LE CINQUANTENAIRE DE DADA À PARIS

[Conférence prononcée au Cabaret Voltaire, à Zurich, le 8 avril 2016, lors du colloque Le Retour de Dada]

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Puisque l’heure est aux confidences, permettez-moi de vous en faire une, préalablement à toute évocation du cinquantenaire de Dada à Paris, en 1966. Je dois vous avouer que cette intervention m’a été suggérée par les étonnements et les interrogations d’Agathe Mareuge, sa curiosité quand je lui ai parlé des débuts de mes recherches sur Dada, il y a un peu plus de cinquante ans.

Je vous parlerai donc de ce qui s’est passé à Paris lors du cinquantenaire de Dada, de ce que les autorités culturelles ont pu organiser, de ce que les individus ont voulu de leur côté, et, notamment les anciens membres du Mouvement Dada encore actifs.

Puis, j’essaierai d’en tirer quelques conclusions, tant au plan institutionnel que mémoriel.

Je ne vous cacherai pas que c’est pour moi un exercice de remémoration très difficile, car il va à l’encontre de ce que j’ai toujours enseigné et pratiqué comme chercheur. Il n’est pas d’usage que l’historien se mette en scène, ni même qu’il intervienne lorsqu’il traite d’un événement auquel il a assisté. À plus forte raison lorsqu’il y a pris part, au premier plan parfois. Je sollicite par conséquent votre compréhension et votre indulgence pour la tournure personnelle que prendra cet exposé. L’exercice est rendu d’autant plus difficile que mes archives sont désormais déposées à l’IMEC (Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine), et que je n’ai pas eu le loisir de me rendre à l’abbaye d’Ardenne pour en tirer quelques pièces à conviction.

Contexte

Reportons-nous, voulez-vous, au début des années 60. Le sort a voulu que je tombasse malade, suffisamment atteint pour séjourner pendant plus d’un an dans ce qu’on nommait pudiquement l’Université des neiges, un sanatorium de la Fondation Santé des étudiants de France, qui avait pour objectif de faire en sorte que les pensionnaires poursuivent leurs études tout en se soignant. Une radio intérieure était mise à la disposition des patients, qui, outre le traditionnel « disque des auditeurs », pouvaient y donner lecture de leurs créations littéraires, débattre du dernier film projeté dans la salle de spectacles, et même réaliser de véritables émissions, avec des apprentis comédiens et un environnement sonore souvent convaincant. Ayant lu l’Histoire du surréalisme proposée par Maurice Nadeau, qui fut longtemps le seul ouvrage sérieux consacré à la question, j’avais été intrigué par la dizaine de pages qu’il y consacrait à Dada. Il y était question de l’umour (sans H) de Jacques Vaché, des manifestes Dada, du procès Barrès, et du « soulagement » [textuel] qu’éprouvèrent Breton et ses amis en le quittant. Outre la brièveté de l’historien, il y avait des impasses, des questions qui demandaient élucidation. Je décidai donc d’éclairer tout cela, autant que faire se pouvait, au cours d’une émission radiophonique qui, je dois l’avouer, eut son petit succès, tant les animateurs s’étaient pris au jeu.

Lorsque vint le temps de choisir un sujet de maîtrise, ce qu’alors on nommait le Diplôme d’études supérieures (DES), je ne pouvais choisir d’autre sujet que Dada, à condition de trouver un directeur assez audacieux pour me guider sur les chemins escarpés de la recherche littéraire, surtout à propos d’un mouvement qui n’avait pas droit de cité dans l’université. Rappelez-vous, combien de lignes lui étaient consacrées dans les manuels du temps, dans le Lagarde et Michard du XXe siècle, par exemple, pour citer le moins mauvais ? J’y reviendrai. Le fait est que je soutins le premier travail du genre à l’Université de Grenoble, en octobre 1962, ce qui me fait dire que je suis le premier à avoir fait pénétrer Dada à l’université. Pourquoi en octobre ? parce qu’il m’avait fallu, auparavant, achever une licence d’espagnol et surtout, à Paris où j’avais été élu à la vice-présidence de l’UNEF, m’occuper du sort de mes condisciples, et surtout des rapatriés qui nous arrivaient par flots inattendus, que le mouvement étudiant avait toutes les raisons d’accueillir convenablement puisqu’ils n’étaient pas responsables des fautes de leurs pères.

Notez bien la date, c’était 3 ans avant la thèse de Michel Sanouillet, publiée sous le titre Dada à Paris, chez J.-J. Pauvert en 1965. C’est d’ailleurs en cherchant des ouvrages sur Dada et le surréalisme dans la boutique de l’éditeur Éric Losfeld, le Terrain vague, que je fis la rencontre de ce chercheur, un français détaché au Canada, qui discutait de la collection qu’il y dirigeait.

Qui écrira le rôle précieux que jouèrent certains libraires dans la diffusion des idées et la constitution des groupes de réflexion ?

Explorant le même champ, ou presque, nous avons tous deux sympathisé et véritablement échangé nos connaissances, notre carnet d’adresses aussi. Si j’en avais, apparemment fini avec Dada (ayant, dans la foulée, inscrit un sujet de thèse sur Roger Vitrac, dont Jean Anouilh venait de monter Victor ou Les Enfants au pouvoir), Sanouillet avait l’intention de soutenir bientôt un travail élaboré depuis plus de 15 ans.

Ici, je dois dire que, quel que fut son égarement après 1968, il ne m’a jamais ennuyé au sujet de mes opinions, tant pour l’appréciation que nous portions sur Dada, que sur notre engagement politique. Il connaissait mes positions syndicales et partisanes. Lui-même professait une forme d’anarchisme. Depuis, j’ai appris qu’il existait un courant anarchiste de droite, selon les idéologues. Il est donc tombé à droite, tout en demeurant anarchiste.

Dernier survivant du quatuor fondateur, il m’échoit de dire ce que fut l’Association pour l’Étude du Mouvement Dada, que je m’en fus déclarer à la préfecture de police de Paris le 14 octobre 1964. Elle avait alors un président, Michel Sanouillet, un Vice-président, Yves Poupard-Lieussou, un Trésorier, François Sullerot, et un Secrétaire, moi-même. Ma chambre d’étudiant servait de siège social. Son objectif était d’approfondir la connaissance du mouvement, de publier le maximum d’inédits, de recueillir ce qui pouvait l’être de la présence de Dada sur la terre. Lieussou, comme il se nommait à l’état civil, était proche, juste avant la Seconde Guerre mondiale, du groupe des Réverbères. Il était surtout connu comme collectionneur de productions dadaïstes, et, pour nous, il était un généreux prêteur. Fort amateur de Jarry, Sullerot était aussi, modestement, collectionneur. Un homme de raison s’il en fut. J’avais fort à faire à compromettre le maximum d’universitaires, les sommités sorbonnardes de l’époque, en les invitant à adhérer à cette nouvelle association. Sanouillet, qui bénéficiait d’une année sabbatique pour achever et soutenir sa thèse, était dans les affres de la dernière ligne droite. Nous organisâmes des réunions où les derniers acteurs et témoins des combats dadaïstes vinrent nous dire, chacun à sa façon, ce que Dada représentait à leurs yeux. J’ai conservé d’étonnants enregistrements de Gabrielle Buffet-Picabia (1881-1985), dont la voix, claire et sonore, nous rappelait comme s’il était présent, les propos de Marcel Duchamp (1887-1968) et de son ex-époux à l’Armory Show de New York. De passage à Paris, venant d’Israël où il avait fondé une colonie d’artistes, Marcel Janco (1894-1982) nous parlait en un français parfaitement timbré des folles journées de Zurich. J’ai réécouté cet enregistrement il y a peu. Figurez-vous qu’il réussit la gageure de ne pas prononcer une seule fois le nom de son complice des temps héroïques, Tristan Tzara. Avec son intonation fabuleuse, Man Ray (1890-1976) évoqua ses origines, alors inconnues, l’émergence du mouvement dada à New York, en somme, et d’une manière extrêmement vivante, ce qu’il allait publier dans son livre de souvenirs. Jacques Baron occupa la séance suivante. La première année de l’Association fut couronnée par un banquet en l’honneur de Marcel Duchamp. La photographie immortalisa l’événement, à la manière des fêtes symbolistes. Elle a été publiée dans un bulletin unique, la Revue de l’association pour l’étude du Mouvement Dada, que Losfeld tira à mille exemplaires, pour le moins. Cet ouvrage de 104 pages est orné, en couverture, de la photo de l’urne de Marcel Duchamp. Macabre plaisanterie à laquelle l’intéressé s’était prêté de bonne grâce, je dirais même avec une indifférence amusée. Le matin, nous étions allés au BHV, nous deux, Sanouillet et moi, acheter une urne en terre cuite. Sachant que Marcel fumait constamment le cigare, même pendant le repas, nous la glissâmes à sa droite, afin qu’il puisse y laisser ses cendres. Après quoi l’un de nous (Noël Arnaud, me semble-t-il) rédigea un procès-verbal attestant que l’urne contenait bien les cendres de Marcel Duchamp. Il fut signé par Duchamp, puis scellé et conservé par Poupard-Lieussou. En tant que secrétaire, m’échut la responsabilité de la revue.

J’eus l’idée saugrenue d’y publier le procès-verbal de l’assemblée générale annuelle, ce qui nous valut de sérieuses discussions sur la place de certaines virgules et points-virgules. Riche idée, en fait, puisqu’elle me fournit le moyen de rapporter, sans faille, les prémisses de l’association. Avant de clore l’Assemblée, le poète Claude Sernet fit adopter une motion décidant que nous célébrerions le cinquantenaire du premier Manifeste Dada, le 8 février 1966.

Ce bulletin est d’autant plus précieux qu’il dresse la liste des adhérents, avec leur adresse personnelle. Parmi eux, les territoriaux du Mouvement, je veux dire les membres d’honneur, inscrits là en raison de leur rôle passé… Outre ceux que j’ai déjà nommés, il y avait, dans l’ordre alphabétique : Jean Arp, Jacques Baron, Germaine Everling-Picabia, Julius Evola, Claire Goll, Gabrielle Gray, Raoul Hausmann (18 861 971), Walter Mehring, Olga Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), Hans Richter, Christian Schad (1894-1982), Béatrice Wood, Christophe Tzara (au nom de son père, décédé le 24 décembre 1963) et F. de Zayas. Je ne dis pas qu’ils avaient tous participé aux exploits de Dada, en France, en Allemagne, ou aux États-Unis, mais tous avaient des raisons de figurer sur nos tablettes. Et, comme on le voit, nous n’hésitions pas à convoquer, à la même séance, toutes les épouses de Picabia. Il faudrait y ajouter Georges Hugnet (1906-1974), le premier historien du mouvement, Youki Desnos, qui vint se joindre à nous lors d’un autre dîner, et Max Ernst, dont je parlerai ci-après. Ce sont à peu près tous les survivants de la terrible aventure, et plus encore, des horreurs de la guerre mondiale ou du goulag soviétique. À cet égard, je dois nommer les roumains Sacha Pana, l’éditeur des Premiers poèmes (roumains) de Tristan Tzara, que j’avais fait venir à Paris, et l’impayable Jacques Costine (18 951 972), installé depuis peu parmi nous. Il figure sur une photographie de Bucarest parmi les collaborateurs d’une revue roumaine, au côté de Tzara. D’autres vinrent nous rejoindre, au gré de nos activités. Je m’étonne de ne pas trouver le nom de Philippe Soupault (1897-1990), que je connaissais pourtant depuis mes premières recherches parisiennes. Fidèle à ses habitudes, il devait voyager, pour oublier ses ennuis personnels. En 1963, il avait publié ses Profils perdus, au Mercure de France, et il me disait la difficulté qu’il avait rencontrée à écrire le chapitre « Les Pas dans les pas », où il s’était efforcé de retrouver fidèlement le fil des événements, et leur retentissement chez lui et ses camarades.

Et Breton ? direz-vous. Je vous répondrai franchement qu’il avait refusé de figurer parmi les membres de droit de l’association, précédemment nommés. Comme je vous vois avides d’en connaître la raison, j’anticipe sur la suite de mon récit en citant dès maintenant la réponse écrite que me fit Marguerite Bonnet. Elle est reproduite dans la revue : « « Ne craignez-vous pas qu’il soit trop tôt », me demandait-elle, en arguant du fait que les personnes sur lesquelles porteraient nos investigations étaient encore vivantes, qu’elles verraient d’un mauvais œil cette sorte d’ingérence dans leurs affaires personnelles, serait-ce au nom de l’histoire. Elle poursuivait : « je ressens pour ma part très vivement les indiscrétions que le métier m’oblige à commettre et ne me reconnais le droit de retenir des documents rencontrés que ce qui intéresse l’histoire des idées ». En somme, elle reprenait à son compte l’argument de la vieille Sorbonne qui n’admettait d’inscrire des thèses que sur des auteurs morts. Sachant sa proximité avec André Breton, qu’elle consultait quasi quotidiennement pour sa thèse (laquelle devait arriver à soutenance dix ans plus tard), elle parlait en son nom, reprochant implicitement à Michel Sanouillet l’aspect trop individuel de son récit historique, au détriment des idées générales. C’était pourtant lui, Breton, qui avait libéralement confié ses propres documents au chercheur. Il faut croire que, sous la pression de ses « jeunes amis », comme il se plaisait à les désigner, il avait refermé la porte du libéralisme.

Méconnaissance générale

Je reviens à mon propos : peu avant le cinquantenaire de Dada, il y avait donc un certain nombre d’anciens participants ou témoins qui ne demandaient pas mieux que de contribuer à écrire l’histoire du mouvement, à sortir les documents des malles poussiéreuses dans lesquelles ils étaient enfermés depuis leur jeunesse. D’autres se refusaient à un tel travail de mémoire, le renvoyant après leur mort. Reste que nous avions été mandatés pour commémorer, à une date fort précise, la naissance de ce mouvement encore inconnu des ouvrages de référence et je dirais même de l’opinion publique. Dada ne disait plus rien à personne !

Pour fixer les idées, voici la définition qu’en donnait le Larousse du XXe siècle (vol. 2, p. 649) : « Dénomination volontairement vide de sens, adoptée par une école d’art et de littérature apparue vers 1917, et dont le programme, purement négatif, tend à rendre extrêmement arbitraire, sinon supprimer complètement, tout rapport entre la pensée et l’expression (on dit aussi DADAÏSME). Adjectiv. : l’école DADA. » De même proportion, la partie encyclopédique de la notice nommait Tzara, Soupault, Ribemont-Dessaignes et Breton. C’est dire combien Dada était réduit à son podium français ! Qu’est-ce que les jeunes gens de la bourgeoisie pouvaient en savoir dans les lycées de la quatrième République ? Lisons le manuel le plus représentatif de l’époque. Pour le XXe siècle, messieurs Lagarde et Michard consacraient un paragraphe, je dis bien un paragraphe, au dadaïsme, caractérisé comme une révolte totale, aboutissant à la désagrégation du langage. Le manifeste Dada 1918 y servait d’argument, suivi, selon les principes de la collection, de la reproduction intégrale du poème « Hirondelle végétale », provenant de De nos oiseaux. Et c’est tout. Constatant l’indigence manifeste des outils pédagogiques, supposés divulguer ce mouvement, je demandai alors à André Tinel de mener une enquête parmi les ouvrages que je qualifierai de « prescripteurs ». Son rapport parut dans le numéro suivant de la revue, qui s’était, entre-temps, muée en Cahiers dada surréalisme, aux éditions Minard. Comme il fallait s’y attendre, le constat était radical et sans appel. Sur la quarantaine d’ouvrages examinés, en usage dans les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire, « aucun de ces livres ne propose de textes dada, et la moitié seulement d’entre eux quelques textes signés par des surréalistes » écrivait-il (n° 1, p. 76). Ne croyez pas que la proportion s’inversait dans le 2e cycle. Tel était le désert sur lequel nous devions naviguer, sans même pouvoir renvoyer les curieux vers les institutions consacrées aux arts plastiques.

Le Musée national d’art moderne avait été dirigé, de 1945 à 1965, par un fin connaisseur, Jean Cassou, ami de Tristan Tzara. On ne pouvait trouver un conservateur, doublé d’un historien de l’art, plus averti de la production artistique contemporaine. Cet établissement, dis-je, ne comportait aucune salle explicitement consacrée à Dada. Ce qui ne signifie pas absence des œuvres étiquetées Dada, mais la plupart étaient englobées dans le concept plus général de surréalisme. Ainsi, le Panorama des arts plastiques contemporains, brossé par le même Jean Cassou en 1960, consacrait-il un fort chapitre au surréalisme, lequel englobait Dada.

État de l’art

Si l’on veut savoir ce que les amateurs, et même les savants austères pouvaient connaître de Dada en ce début des années 60, je renverrais volontiers le lecteur à la bibliographie de mon mémoire de diplôme, qui avait le mérite, à mes yeux, de dresser la liste des ouvrages que j’avais pu consulter pour mener à bien ma recherche. Parmi lesquels l’Histoire de la littérature française d’Henri Clouard, qui consacrait généreusement deux pages à Dada, le Courrier Dada de Raoul Hausmann (1958), L’Aventure dada, de Georges Hugnet (1957), Dada painters & poets de Robert Motherwell (1951), l’Histoire de la peinture surréaliste, de Marcel Jean (1959), Déjà jadis, de Georges Ribemont-Dessaignes, les petits livres de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et, bien entendu, les ouvrages et les témoignages des poètes ou des peintres en question. Pour davantage de précisions, le lecteur se reportera à l’article de François Sullerot dans ce numéro de la revue de l’association. Il avait eu l’heureuse idée de fournir un « Aperçu analytique des livres consacrés au mouvement dada jusqu’à 1962 ». Outre ceux que j’ai cités précédemment, il y avait Alfred Barr : Fantastic art, Dada, Surrealism (1937) ; Willi Verkauf, Dada, Monographie d’un mouvement, trilingue (1957) ; le Berlin dada de Walter Mehring (1959) ; et Dada profile de Hans Richter (1961), tous deux en allemand. Suivait la bibliographie des ouvrages consacrés au mouvement entre 1962 et 1963, établie par Poupard-Lieussou, suivie d’une liste des catalogues d’exposition durant la même période.

L’autonomie de Dada contestée

Pour satisfaire votre légitime curiosité, je vous ai révélé à l’avance la raison du refus d’André Breton d’apparaître sur notre registre. Derrière cela, il y avait une raison obscure, qu’aucun document ne pourra confirmer. C’est le fait que l’auteur de Nadja, mécontent du passé, ne tenait pas à rouvrir des plaies anciennes, les reproches qu’il s’était adressés, ceux qu’il avait subis de la part de ses plus proches amis. Un indice, pour faire court. C’est durant son séjour forcé à New York que Charles Duits l’entendit articuler un propos constatant, l’expérience aidant, qu’au fond « il avait trop vite présumé de l’avenir. La révolte pure ne menait nulle part, mais rien de solide n’avait établi les orientations appelées de ses vœux ». Nous touchons ici à la plus grande escroquerie du siècle, pour m’exprimer comme Tzara. À son corps défendant, Dada s’est vu réduit par les historiens de l’art et de la littérature à une simple phase préliminaire, « une parenthèse Dada », pour le dire comma Aragon. L’antichambre du surréalisme, pour tout dire. Je l’affirme d’autant plus clairement que j’ai moi-même prêté la main à ce détournement intellectuel. Je plaide coupable, mais je demande à bénéficier de circonstances atténuantes, dans la mesure où le surréalisme, en son entier, nous y poussait, en procédant de même. Il n’y avait plus qu’un seul concept, dominant la pensée occidentale. Le surréalisme recouvrait tout, c’était alors l’étiquette universelle, tolérant, ici ou là, de notoires exceptions pour quelques individus nommés Duchamp ou Picabia. Dada se trouvait écrasé par le rouleau compresseur. Constatant ce fait, j’avais proposé, et obtenu, que l’association ajoute le terme « surréalisme » dans sa dénomination. Ce qui me valut de vives protestations d’adhérents qui se refusaient à mélanger l’un et l’autre. Jean Ferry était le plus virulent d’entre eux ; Noël Arnaud dénonçait cette tentative de réduction. Il y voyait la disparition, à court terme, des investigations relatives à Dada. J’attribuai la réaction du premier à l’une de ces raisons intimes que redoutait Marguerite Bonnet. Pour le second, passé par Les Réverbères puis La Main à plume et Le Surréalisme révolutionnaire, pour aboutir au Collège de Pataphysique, comment ne pas y voir des conflits historiques, jamais exposés ni résolus ?

En vérité, la question des rapports entre Dada et le surréalisme ouvre un chapitre trop long pour être traité ici. Achevé d’imprimer le 3 novembre 1965, ce bulletin ne pouvait mentionner le vernissage de la XIe exposition internationale du surréalisme intitulée

« L’Écart absolu » qui se tint à la galerie de la revue L’Œil, rue Séguier, à Paris. C’est dire combien le surréalisme, qui prétendait avoir supplanté Dada, était encore vivant et, je dirais même, encore mordant.

J’achèverai la lecture de cet unique numéro en citant l’annonce concernant le cinquantième anniversaire de Dada. Il y était affirmé qu’à cette occasion, « l’Association projette d’organiser une importante rétrospective Dada (1916-1923), exposition tournante qui débuterait à Zurich vers le printemps, pour se terminer à Paris où d’ailleurs des pourparlers sont déjà engagés avec le Musée National d’Art Moderne. » Entrefilet non signé, que j’ai tout lieu d’attribuer au responsable de la publication, Henri Béhar. Le laisser-aller, l’imprécision de cette notule laisse entendre que l’organisation de l’exposition, telle que la voulait l’association, n’allait pas de soi.

Trois obstacles

En effet, il n’est pas très courant qu’une association sans but lucratif, dépourvue de crédits, se mêle de promouvoir une exposition impliquant une institution nationale et même un autre musée, à l’étranger.

Les obstacles allaient s’accumulant. Jean Cassou avait laissé sa place à Bernard Dorival, un normalien, professeur et historien d’art qui l’avait remplacé durant le temps de sa mise à l’écart par le gouvernement de Vichy. Le fait qu’il ait été son adjoint pendant vingt ans, qu’ils aient fait du musée français l’un des plus riche au monde, montre qu’ils avaient fini par s’entendre. Mais leurs goûts, leurs idées, leurs caractères les opposaient toujours. J’en pris la mesure lorsque je le rencontrai dans son bureau, avenue du Président Wilson. Heureusement, il avait pour adjoint le regretté Michel Hoog, un homme courtois, fin diplomate, connu pour arriver à ses fins sans froisser personne. C’est à lui que j’eus affaire le plus souvent pour discuter des grandes lignes de l’exposition souhaitée.

Autre difficulté, propre au Mouvement Dada : comment parler de Dada, comment montrer les nombreux produits de son activité sans en trahir l’esprit, dans la mesure où il avait crié à la mort de l’art, prôné la destruction totale ? De cela j’avais parlé avec Max Ernst, en sollicitant son appui. Il me répondit : « Dada était une bombe. Qui s’emploierait à en recueillir les éclats, à les coller ensemble et à les montrer ? Que sauront-ils de plus ? On va leur montrer des objets, des collages. Par cela, nous exprimions notre dégoût, notre indignation, notre révolte. Eux n’y verront qu’une phase, qu’une “étape” comme ils disent, de l’Histoire de l’Art ». Cette réponse, frappée au coin du bon sens, a été souvent reprise, et je me suis aperçu, peu après, qu’il l’avait déjà confiée à un journaliste. Seulement il avait oublié le cadre dans lequel nous étions. Il s’agissait de la Galerie Carré, le soir du vernissage du Cheval majeur de DuchampVillon ! Comme on le voit, il soulevait une contradiction majeure, inhérente à la pratique de Dada, mais il n’était pas à l’abri lui-même des contradictions.

Quant à l’Association, sa doctrine était clairement établie dès avant sa fondation. Il n’était pas question de refaire dada, dans aucun des sens du mot refaire. D’une façon générale, nous choisissions la tenue la plus classique possible, pour parler du Mouvement, pour le montrer et pour l’étudier. À la formule de Max Ernst, j’opposais la pratique du grand quotidien du soir, comme on le nommait alors. Le Monde avait choisi des caractères gothiques pour sa manchette, et il n’était pas question de changer la maquette comme on change de chemise, alors que le contenu était porteur des nouvelles les plus violentes aussi bien que les plus hilarantes !

Le catalogue

Une fois signé le contrat entre le Directeur du Kunsthaus de Zurich, René Wherli, et Bernard Dorival, il nous restait à rassembler le matériel qui devait être exposé, sachant que la ligne générale suivrait le principe d’exposition le plus simple et le plus clair, sans prétendre ni à reconstituer une exposition passée, ni à nous donner des allures de dadaïstes. Poupard-Lieussou, qui connaissait quasiment tous les détenteurs d’œuvres dadaïstes, se chargea d’en soumettre la liste à nos interlocuteurs. Il rédigea aussi les notices des dadaïstes de tous les pays, qui devaient constituer l’essentiel du catalogue, à côté des reproductions hors-texte de grande qualité. Pour ma part, je fis le secrétaire de publication, puisque ce catalogue, comme il est indiqué en page 6, constituait la deuxième livraison de notre revue.

Après coup, il apparaît que la conception de ce catalogue était assez originale pour l’époque, à mi-chemin entre la simple nomenclature des catalogues officiels et l’infinie lecture que présentent les actuelles compilations. Après les incontournables propos des officiels, venait la « Chronique Dada 1915-1919 », de Tristan Tzara, directement issue, sans aucune fantaisie typographique, de l’Almanach Dada édité par Richard Huelsenbeck en 1920. Elle était complétée, sur un ton absolument neutre, d’une chronologie anonyme de 1920 à 1923. Laquelle était suivie d’un dictionnaire biographique du mouvement international, lui aussi sans fantaisie. Vingt pages de papier glacé offraient les reproductions d’œuvres dadaïstes, dans l’ordre alphabétique de leurs auteurs, pour ne pas faire de jaloux. Elles étaient suivies du catalogue, au sens restreint du terme, des œuvres présentées, dans l’ordre alphabétique des auteurs : titre de l’œuvre, dimensions, localisation. Venait ensuite une liste des livres et revues de l’époque. On comprend que les organisateurs de l’exposition voulaient être exhaustifs et universels, sans valoriser un pays plutôt qu’un autre, une technique plutôt qu’une autre. Ce que traduisait parfaitement le catalogue d’ordre encyclopédique. À ceci près que l’accrochage dépendait de la volonté des prêteurs et de la disponibilité des tableaux, si bien que le visiteur de Zurich n’a pas vu exactement la même chose que celui de Paris.

On trouve sur la toile des documents situant l’exposition au Centre Pompidou. Bel exemple d’anachronisme, puisque ledit centre n’était pas encore bâti en 1966. De même, certains commentateurs ne se sont pas rendu compte que le catalogue comportait deux volumes, le second, de 24 pages, finissait par donner la parole aux principaux acteurs de ce Mouvement international, sous le titre générique « Souvenirs et témoignages ». Toujours sans la moindre fantaisie, une anthologie alternait les contributions des peintres et des littérateurs, prélevées dans l’innombrable production de Jean-Hans Arp (catalogue de Dusseldorf), Hugo Ball (La Fuite hors du temps), Gabrielle Buffet (apparemment inédit), Francis Picabia (un dessin mécanomorphe extrait de 391), un texte inédit de Charchoune, un graphisme de Baargeld pris de Die Schammade, deux textes en allemand et un dessin de Raoul Hausmann, prélevés d’Hurra Hurra ! ; un article en français conçu pour l’occasion par Marcel Janco, qui distinguait un « Dada à deux vitesses », en d’autres termes un mouvement d’abord négatif, destructeur, suivi d’une phase constructive. Sur ce point, il se plaisait à saluer l’objectivité des organisateurs. Le propos ne faisait que reprendre les idées formulées quelque temps auparavant par Tristan Tzara, en préface au recueil de Georges Hugnet, L’Aventure Dada, qu’avec un malin plaisir les organisateurs avaient placé en clôture du livret, en raison de l’ordre alphabétique. Huelsenbeck envoya un télégramme daté de septembre 1966, auquel faisait face une page provenant des Malheurs des immortels de Max Ernst. Man Ray divulguait en français un chapitre de son Autoportrait, récemment traduit, orné en pied de page d’un dessin inédit de Richter, portrait d’Arthur Segal, datant de 1917. Arp revenait avec un bois gravé extrait de Phantastiche Gebete.

En somme, l’ensemble du catalogue (en deux parties) donnait une vue générale assez riche et précise de ce qu’avait été la pratique artistique dadaïste en Europe.

Bilan

Comme il fallait s’y attendre, la presse reprit, en gros, l’objection de Max Ernst ou bien reprocha l’aspect statique de l’exposition, opposé à la dynamique du Mouvement. Argument suprême, Dada était fichu dès lors qu’il entrait au Musée. Après la thèse soutenue en Sorbonne, l’université l’avait tué et empaillé. Oublieuse, ou plutôt ignorante, elle ne savait pas que Dada s’était toujours manifesté au public dans les lieux les plus divers, salons, cabarets, galeries, cinémas, théâtres, depuis le début du Mouvement.

De son côté, l’Association pour l’étude du mouvement Dada avait rempli sa mission. Les encyclopédies suivraient, puis les manuels scolaires. Dada s’installait, modestement il est vrai, au cœur même de la culture. Déjà, en 1962, la Cinémathèque française avait programmé la projection des films de Man Ray, Hans Richter… Pourtant, certains médias n’en faisaient toujours pas mention. La télévision en prit conscience et, quelques années après, pour la série « Les archives du XXe siècle », Jean-José Marchand réalisa une série de quatre émissions portant sur Dada, de Zurich à Paris, en passant par New York. Le questionnaire était élaboré par Yves Poupard-Lieussou. À nouveau, le double objectif de connaissance et de diffusion était réalisé puisque le public peut voir et revoir en permanence ces films en libre service sur le site de l’INA.

S’il m’est permis de faire part de mon sentiment personnel, je dois dire toute ma déception de n’avoir pas obtenu que l’ensemble de la collection Tzara ne soit pas dispersée. C’était, pour les pouvoirs publics, l’occasion unique de montrer aux visiteurs et aux chercheurs que l’État avait intégré la nature particulière de Dada, son activité foisonnante et contradictoire, tout en fournissant aux chercheurs une documentation inédite. Le procès verbal que j’ai mentionné indiquait déjà, le 12 juin 1965, avec la plus grande diplomatie, que les négociations avec la Bibliothèque Jacques Doucet avait échoué, la Direction des bibliothèques posant des conditions inacceptables, tant pour les ayants droit que pour l’Association.

Forts de la réussite et du succès de l’exposition, ayant noué de solides rapports avec sa direction, nous nous tournâmes alors vers le Musée national d’art moderne. La sempiternelle querelle sur la manière d’exposer Dada était tranchée. À la fin de l’année suivante, toutes les parties s’étant mises d’accord, il était prévu que la collection complète irait, en totalité, avenue du Président Wilson, ouvrant ainsi la voie à l’interdisciplinarité concrète. Convaincu par nos soins, Bernard Dorival me montra fièrement les meubles qu’il avait acquis pour ranger les gravures et dessins.

Malheureusement, là encore, les négociations butèrent sur une question dérisoire à l’échelle éternité. Christophe Tzara exigeait, en contrepartie d’un don généreux, qu’une salle portât le nom de son père. Il avait été déçu du comportement des autorités lors du décès de son père, et souhaitait un minimum de reconnaissance envers un poète qui avait abandonné sa nationalité d’origine pour se dire Français.

J’ai pu mesurer la conséquence d’un tel désordre institutionnel lorsqu’il m’a fallu établir les Œuvres complètes de Tzara. Toute une documentation réunie durant de longues années par l’intéressé lui-même était désormais dispersée.

Vous avez tous souvenance de ce qu’on appelle par euphémisme les « événements de mai 68 ». C’est à ce moment-là, entre deux manifestations, qu’on m’annonça le mise en vente, aux enchères publiques, de la bibliothèque de Tristan Tzara, à Berne, le 12 juin 1968. Fini le rêve d’un lieu unique de documentation internationale. La collection de tableaux et d’objets d’art primitif devait connaître le même sort, quelques années après. Je ne sais pas pourquoi, j’eus l’impression d’une bouffonne répétition du cauchemar en 2003 au sujet d’André Breton.

Tout est toujours à recommencer ! Lorsque s’annonça la préparation d’une super exposition Dada au Centre Pompidou, en 2005, j’ai moi-même remis les deux volumes du catalogue de 66 à Laurent Le Bon, pour la documentation du Musée national d’art moderne, qui n’en avait gardé aucun…

Henri BÉHAR