« La littérature par l’estomac », Cahiers Albert Cohen, n° 25, La Littérature à l’épreuve, mars 2016, p. 187-198.

Cahiers Albert Cohen N°25
Albet Cohen : la littérature à l’épreuve
Mathieu Bélisle & Philippe Zard

Au nom d’Albert Cohen est attachée l’image d’une œuvre inclassable, qui échappe à toutes nos normes, qui bouscule nos habitudes de lecteur. Radicalité comique, lyrique, polémique : on trouve là une façon souveraine et absolument inattendue de renouveler le genre romanesque. Si l’écrivain a affirmé avoir cessé de lire dans la trentaine, son œuvre est pourtant marquée par ce qui pourrait tenir lieu d’une lutte avec et contre la littérature. Car ses textes regorgent d’allusions, de citations, de parodies, de pastiches, de réécritures parfois dissimulées, parfois affichées, où l’écriture se questionne elle-même dans le miroir de celle des autres. Les études réunies ici auscultent les nombreuses facettes de ce rapport avec la littérature, questionnent le rôle des modèles et contre-modèles, des influences et des inspirations, qui déterminent la manière inédite dont Cohen construit tant son esthétique qu’une éthique de la littérature.

===> Ce volume consigne les communications prononcées au colloque Albert Cohen : la littérature à l’épreuve, les 28 et 29 mai 2015, à Université Lille, sous la direction de Mathieu Bélisle et Maxime Decout. Voici mon intervention :

La littérature par l’estomac

Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé de lire au début d’un article que l’auteur se référait à, je cite, « la méthode d’Henri Béhar ». C’est assez surprenant, car, si je reconnais avoir tenté de divulguer la méthode Hubert de Phalèse, élaborée collectivement, et dont je ne suis que le vulgarisateur, je n’ai jamais revendiqué une approche de la littérature portant mon nom. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire, dit-on !

Au cours de ma carrière active, j’ai tenté de systématiser deux manières d’aborder le fait littéraire : la méthode Hubert de Phalèse, d’une part, qui repose sur un certain usage des outils numériques, et l’analyse culturelle des textes, d’autre part. Aujourd’hui, je voudrais les articuler toutes deux à propos de l’œuvre d’Albert Cohen, en montrant comment, partant de l’estomac, celui-ci en arrive à traiter de l’interdépendance de toutes les parties du corps, et donc, à l’instar de Rabelais, à la pensée.

I. La méthode Hubert de Phalèse

La méthode Hubert de Phalèse fut mise au point avec mes étudiants à partir des années quatre vingt du siècle passé1. Elle comporte plusieurs phases successives, indispensables, à mes yeux, pour qui veut étudier un texte à la lettre. Ensuite, vient le moment de construire un dictionnaire caractéristique du vocabulaire de l’auteur, et, plus précisément, des mots difficiles (je veux dire par là qu’ils sont inconnus de l’élève idéal du secondaire, auquel le professeur est censé s’adresser) ou dont le contexte modifie le sens usuel.

En un mot, il s’agit, à l’aide de l’outil informatique, de rechercher systématiquement les termes impliqués par ce vocabulaire, de prélever les occurrences dans leur contexte, de constituer une sorte de dictionnaire, sans omettre les nuances de chaque emploi. La mise en série permet de signaler les variations les plus subtiles d’un terme, de voir comment il contraste avec son entourage.

Même si la démarche est automatisée, il n’y a rien de mécanique ici, puisque l’objectif final est bien d’interpréter un texte, d’en venir à une herméneutique intégrale de l’œuvre-vie d’Albert Cohen. J’ajoute que les citations prélevées exigent un va et vient : de la table à la bouche, de la nourriture au texte, et réciproquement.

II. L’analyse culturelle des textes

De même que pour la méthode Hubert de Phalèse, j’ai, à plusieurs reprises, tenté de codifier la méthode d’analyse culturelle des textes2. Le simple énoncé des termes dit comment il faut comprendre la chose.

Mais, direz-vous, dès lors qu’un texte est écrit en bon français, comme l’est à première vue celui d’Albert Cohen, pourquoi parler d’analyse culturelle ? Cohen n’est-il pas, quelle que soit la nationalité inscrite sur son passeport, un digne représentant de notre littérature ?

Certes ! Toutefois, comme pour tout écrivain français ou francophone, son œuvre ne saurait se passer de nos analyses.

Ici, je dois vous faire part de la rage qui m’a pris à la lecture de certaines informations erronées trouvées sur Internet et même dans certains livres prétendus savants. Ainsi, une lectrice sensible à la beauté du Livre de ma mère prétend-elle « interpréter » un passage, qu’elle cite tout du long, en lui adjoignant la recette de l’agneau à la grecque. Bon ça ! mais le malheur est que la recette mélange la viande et le fromage, ce que la maman du petit Albert, Madame Louise Cohen, qui n’ignorait aucun des préceptes de sa religion (qu’elle transmit oralement à son fils) n’eut jamais fait cela ! Etre circonspect, il le faut toujours. Nul besoin d’être circoncis pour le savoir ! Est-ce trop demander que d’exiger qu’une personne qui ajoute son grain de sel à l’admirable prose de l’écrivain, de se renseigne un peu avant d’écrire, et surtout que, catholique, elle lise l’Ancien Testament, chose recommandée par le Pape lui-même, depuis Vatican II, indispensable pour la compréhension de la littérature française ! Les athées ne s’y trompent pas, quant à eux.

Tel autre nous procure la recette de la moussaka de la même façon, en prétendant suivre celle de Mangeclous, mais en y ajoutant une sauce béchamel qui n’est pas dans le texte, qui n’a rien à y voir, toujours en raison des interdits alimentaires consignés dans le Lévitique, transmis de génération en génération par les femmes !

Tel autre encore, autoproclamé spécialiste d’Albert Cohen, trouve dans le parler de Mariette, la vieille bonne suisse, des traces de judéo-espagnol et de yiddish, là où ne sont que des mots du vocabulaire rhéto-roman, plus précisément du romanche, une des quatre langues officielles de la Suisse !

C’est dire qu’il ne suffit ni de bonne volonté, ni de diplômes universitaires, pour comprendre, aujourd’hui, ce que Cohen a voulu signifier, consciemment ou non. Voilà pourquoi je me suis senti obligé de recommander, à nouveau, une analyse culturelle des textes d’Albert Cohen, assistée par ordinateur, dont je donnerai ici une brève illustration.

III. application à l’œuvre d’Albert COHEN : la littérature par l’estomac

Originaire de Corfou, Albert Cohen invite le lecteur à la table de son enfance. Comme tous les orientaux, ce juif séfarade ne se contente pas d’y faire servir les plats de sa tradition familiale : il les nomme, les décrit, il va même jusqu’à en donner la recette ! Et ceci pour être certain d’être bien compris. Sa littérature n’est pas seulement nourrissante intellectuellement : comme l’œuvre rabelaisienne, elle enseigne tout un univers moral et politique en flattant Messere Gaster.

Pour rester dans le délai imparti, je me bornerai ici à l’étude de trois éléments : la culture biblique ; la fête ; la langue.

Une culture orientale et biblique

Mangeclous est le Panurge des temps modernes. Pour comprendre son comportement, pour goûter (c’est le cas de le dire) la nourriture qu’évoque Albert Cohen dans ses livres, il faut s’imprégner d’un minimum de la culture « israélite » (pour employer son vocabulaire, du temps de la III’ République).

Héritier de la caste sacerdotale, comme son nom l’atteste, baigné de culture rabbinique par un père romaniote, nous dit-on ; fortement attaché à sa mère, la gardienne de la Loi, il mentionne, comme en passant, ce qui conditionne l’appréhension du monde par ses personnages. Ainsi Saltiel le sage écrit-il à son neveu Solal qu’à Londres les autobus « ont la couleur de la viande saignante, abomination aimée des païens, et si tu te maries comme mon cœur le désire, recommande à ta délicieuse épouse de bien saler la viande et même de la laver avant de la cuire afin d’en ôter le sang qui pourrait y rester » (Val.275). Cette sainte horreur du sang – la vie – est conforme aux règles du Lévitique (17.10-16), et à leurs conséquences pratiques consignées dans La Table dressée (Choulhan Aroukh), le code alimentaire élaboré à Safed au xvie siècle par Joseph Caro. C’est la raison pour laquelle Mangeclous étalant la nourriture pour le pique-nique sort des « saucisses de bœuf garanties de stricte observance » (BDS, 559). De bœuf, donc, car ses amis ne sauraient manger du porc, interdit par la religion. Lui-même s’accorde bien « Quelques tranches de jambon, qui est la partie pure et israélite du porc » (BDS, 216), ou encore « Comment, tu manges du porc ? souffla Salomon épouvanté. – Le jambon est la partie juive du porc, dit Mangeclous » (Val.253) plutôt par provocation, geste d’un esprit fort !

À Londres même, Mangeclous et ses cousins ne consomment que des nourritures dites cacher, admises par la Loi. Il sort de deux couffins ce petit en-cas qu’il s’est procuré chez un juif levantin :

« Quatre paires de boutargues dont par droit léonin je me réserve la moitié ! Pas d’opposition ? Adopté ! Douze gros calmars frits et croustillants mais un peu résistants à la dent, ce qui en augmente le charme ! Huit pour moi car ils sont ma passion suprême ! œufs durs à volonté, cuits durant toute une journée dans de l’eau garnie d’huile et d’oignons frits afin que le goût traverse ! Ainsi m’assura le noble épicier traiteur et coreligionnaire, que Dieu le bénisse, amen ! …Allons, messieurs, à table ! Branle-bas de mangement ! » (BDS, 559)

Tous ces produits, venus du bassin méditerranéen, sont l’arrière-plan sur la table religieusement dressée par Albert Cohen qui, cela mérite d’être noté, n’emploie aucun nom local pour les dénommer, à l’exception du loucoum, lui-même dans une graphie très francisée. Portant barbe et calotte, voyez-les manger, ces cousins de Céphalonie, l’île mythique qui n’a évidemment rien à voir avec l’actuelle Corfou !

La Pâque. Le seder

Il ne faut pas s’y méprendre : en dépit de leur constante fantaisie, les Valeureux sont bien de leur époque, ils louent le Dieu unique et sont naturellement religieux. Ainsi lorsque Solal évoque son enfance (tout comme le narrateur), c’est au premier soir de la fête commémorant la sortie d’Égypte qu’il songe, décrivant au style indirect libre chaque étape du repas rituel (lui-même conçu pour marquer chaque épisode du récit historique) y mêlant mot pour mot le texte sacré :

« …ô mon enfance à Céphalonie ô la Pâque le premier soir de la Pâque mon seigneur père remplissait la première coupe puis il disait la bénédiction, dans Ton amour pour nous Tu nous as donné cette Fête des Azymes anniversaire de notre délivrance souvenir de la Sortie d’Égypte sois béni Éternel qui sanctifies Israël, j’admirais sa voix après c’était l’ablution des mains après c’était le cerfeuil trempé dans le vinaigre après c’était le partage du pain sans levain après c’était la narration mon seigneur père soulevait le plateau il disait voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé dans le pays d’Égypte quiconque a faim vienne manger avec nous que tout nécessiteux vienne célébrer la Pâque avec nous cette année nous sommes ici l’année prochaine dans le pays d’Israël cette année nous sommes esclaves l’année prochaine peuple libre, ensuite parce que j’étais le plus jeune je posais la question prescrite en quoi ce soir est-il différent des autres soirs pourquoi tous les autres soirs mangeons-nous du pain levé et ce soir du pain non levé j’étais ému de poser la question à mon seigneur père alors il découvrait les pains sans levain il commençait l’explication en me regardant et je rougissais de fierté il disait nous avons été esclaves de Pharaon en Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir par Sa main puissante et Son bras étendu, » (BDS, XCIV, 753)

Je n’ai pas l’intention d’expliquer mot à mot ce morceau d’anthologie sans ponctuation, ni de fournir une analyse sémiotique de la cérémonie1. Cependant, le lecteur, faute d’avoir assisté à ce repas de fête, doit en connaître le substrat, un certain nombre d’indications relevant de ce que l’on peut, à bon droit, nommer la culture juive, à commencer par l’autre nom que les juifs donnent à cette cérémonie, la fête des Azymes (hag amatsot).

Tout d’abord, il faut savoir que la fête de Pâque commémore plusieurs événements en même temps, traditionnels d’une part, historiques de l’autre. Elle revêt une double signification, fête agreste à l’origine, elle est devenue fête commémorative de la sortie d’Égypte.

Solal se remémore le rituel du dîner familial, le premier soir de la Pâque. En français, on écrit Pâque au féminin singulier, ce vocable étant supposé transcrire le mot hébreu Pessach, qui désigne le passage de l’ange de la mort, qui épargna les maisons des hébreux quand Dieu fit mourir les premiers nés d’Égypte. L’accent circonflexe porte la trace du S étymologique (en latin et en grec). Il est devenu facultatif depuis une réforme (manquée comme elles le sont toutes) de l’orthographe. L’expression la Pâque juive, opposée à la fête chrétienne de Pâques, sonne comme un pléonasme, en tout cas par écrit, puisque l’article défini et l’absence de s final devraient suffire à démarquer les deux religions. Hélas, la question se complique avec la fête célébrée par les Églises orthodoxes (grecques et russes) qui usent de la même graphie que les juifs ! De ce fait, la précision s’impose parfois, au risque de la redondance. Ici, Albert Cohen aurait pu translittérer le mot hébreu Pessah, en raison du contexte évoqué. Mais nous avons vu qu’il tend à réduire au strict minimum les emprunts lexicaux, surtout les emprunts à l’hébreu.

Ensuite, la table est mise. La mère a allumé les bougies, elle a disposé au centre un plateau contenant une côte d’agneau grillée, symbole de l’offrande pascale, l’holocauste, l’animal autrefois sacrifié, avant la destruction du Temple ; un œuf dur, symbole du deuil, en souvenir de la destruction du Temple ; les herbes amères (maror) rappelant les dures conditions de l’esclavage ; le harosset (mortier) représentant les travaux de construction auxquels les hébreux étaient soumis en Égypte ; trois matsot commémorant la sortie d’Égypte ; et quatre coupes de vin qui seront bues à différentes étapes de la soirée, les hommes étant accoudés sur le côté gauche, en signe de liberté.

N’ayons garde d’oublier la place vacante, réservée au prophète Élie, supposé devoir annoncer la venue du Messie. En cette attente, elle peut être occupée par un pauvre.

Les rabbins comptent 15 étapes dans le déroulement de la soirée. Solal n’en retient que la moitié. Permettez-moi de vous y renvoyer.

Tout en évoquant ses souvenirs d’enfance, avec tout ce qu’ils comportent d’affectif, Solal relève le caractère pédagogique de cette mise en scène commémorative. En même temps, il y célèbre la mémoire de son père, sa belle voix de cantor. La locution « le seigneur père » détone en français. C’est un calque du judéo-italien parlé par la mère, aussi bien que du judéo-espagnol généralement pratiqué par les colonies juives en Grèce.

Ce père majestueux n’est donc pas exactement celui de l’écrivain, mais on ne peut se dispenser d’y voir un hommage à celui qu’il a fort mal traité dans l’ensemble de son œuvre, au profit de la Mère.

Malgré la précision du souvenir, et le déroulement rigoureux de la cérémonie, le Narrateur (et par voie de conséquence Solal) en a omis un certain nombre de phases, notamment celle, tragique, qui nomme les dix plaies d’Égypte, dont les Hébreux furent épargnés. Les assistants détournent le visage de la table, le père, tout en lisant à haute voix, verse de l’eau d’une aiguière pour symboliser le miracle divin.

1. Celle-ci nous a été fournie, magistralement, par Jean-Pierre Goldenstein dans Lingistique et discours littéraire, théorie et pratique des textes, Paris, Larousse, 1983, 351 p.

Les jours terribles

Or, les deux livres mentionnés ont paru après ce qu’on nomme improprement l’Holocauste ou, tout aussi mal, la Shoah (anéantissement en hébreu) ou encore le génocide. Après l’esclavage millénaire, le Narrateur écrit dans la mémoire de la destruction massive : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz, et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêtés à Nice, gazés à Auschwitz » (Val.225).

C’est le même qui, dans un cauchemar, voit sa mère dans la France occupée, ramassant dans la rue de vieilles hardes pour les mettre dans une valise contenant une étoile jaune (LM, 114). Le même encore, qui se remémore la disparition de sa mère à Marseille, tandis qu’il était à Londres.

Impossible de rien comprendre aux sentiments et aux comportements des uns et des autres si l’on ne voit qu’ils se détachent sur un tel arrière-plan. Mais il y a plus, et sans doute plus intimement inscrit dans leur chair. C’est que, s’ils n’ont pas connu la persécution directe ni la Shoah (ce vocable est absent de Belle du Seigneur et des Valeureux), ils savent ce que furent les pogroms que subirent toutes les communautés juives de Russie, de Pologne ou de l’Empire ottoman. Par-delà ses risibles manies, c’est bien ce qui pousse Mangeclous et ses coreligionnaires à l’accumulation de nourritures, en dépit du côté tartarinesque de l’action :

« Les Juifs se hâtèrent de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amassèrent, tout comme en temps de pogrome, force provisions : farine, pommes de terre, pains azymes, macaronis, pains de sucre, œufs, saucisses de bœuf, chaînes de piments, d’oignons et d’aulx, boulettes de tomates séchées au soleil et marinées dans l’huile, graisse d’oie et jarres d’eau, viandes fumées, purgatifs et médicaments. » (Mangeclous, 88)

En somme, l’œuvre carnavalesque ne s’explique que par son contraire, l’évocation de la mort programmée. Non point la mort naturelle de l’homme, mais celle qui a été décidée au nom d’on ne sait quelles aberrations de l’esprit, lors de ladite Conférence de Wannsee, le 22 janvier 1942.

La veillée de Pâque s’achève par des chants traditionnels, à valeur pédagogique et morale. Il se nomme Had gadia (en hébreu, ou plus exactement, en araméen), et raconte l’histoire d’un petit chevreau que mon père m’a acheté pour deux blanchets. Et le chat est venu, qui a mangé le petit chevreau que mon père m’a acheté pour deux blanchets. Et vint le chien qui mordit le chat qui mangea le petit chevreau que mon père m’acheta pour deux blanchets. Puis vint le bâton qui frappa le chien qui mordit le chat… La kyrielle se poursuit jusqu’à l’arrivée de l’ange de la mort, qui égorge le sacrificateur qui a tranché la vie du bœuf, etc. Mais ce n’est pas le dernier mot : enfin vint Dieu, béni soit-il, qui égorgea l’ange de la mort qui… pour deux blanchets.

On voit quelle morale les petits enfants peuvent en tirer, et même les adultes, comprenant que nul n’occupe une place qui ne puisse lui être contestée par plus fort que lui.

Cette comptine, à proprement parler, de tradition séfarade, est chantée en judéo-espagnol, mais aussi en hébreu et en yiddish. Dans son récit, Solal ne semble pas s’en souvenir. Néanmoins, l’ange de la mort est évoqué à plusieurs reprises par les Valeureux. Ainsi Mangeclous explique l’avarice de Mattathias par la peur que lui procure l’idée de l’ange de la mort :

« De plus je comprends pourquoi il ne stocke jamais d’épices, c’est parce que s’il venait tout à coup à défaillir dans les bras de l’ange de la mort et des épouvantements il resterait en sa cuisine du sel ou du poivre et ce serait du gaspillage […]! » (BDS, 746)

Conclusion

Et voici sur la table toutes les senteurs, toutes les saveurs, toutes les splendeurs de la cuisine judéo-balkanique qui vous pénètrent, répandant le plaisir, la joie de vivre, même dans les jours les plus noirs, car sa leçon est toujours la même : « lehaim » à la vie, dit-il, levant symboliquement son verre de vin.

Lire toute l’œuvre d’Albert Cohen à partir des plats qu’il évoque, ce n’est pas seulement se déplacer dans son univers imaginaire, c’est aussi approcher son mode de création et caractériser de la même façon les individus auxquels il insuffle un relief, une vie spirituelle sans équivalent, tant la nourriture est consubstantielle à l’individu. Tel le Dieu unique qu’ils prient quotidiennement, pour eux, l’esprit et la matière ne font qu’un.

Ne nous y trompons pas : la langue d’Albert Cohen, savamment travaillée, est un français recherché, qui refuse la couleur locale. Ce n’est pas un guide touristique ni culinaire. Pas de tarama, pas de dolma, pas de fila ni de beureks, pas d’albondigas, pas de boyos ni de yaprak, aucun de ces termes qui abondent dans les livres de cuisine ou même dans les mémoires des Séfarades. C’est pourquoi il faut se référer aux craquelins, aux feuilles de vigne (Val.249), aux boulettes et autres feuilletés, etc. De telle sorte qu’on se croirait à la table de La Reynière, tout surpris de découvrir une cuisine à l’huile où l’aubergine et la tomate sont reines. Exceptions notables : le raki offert par Aude à Saltiel (Solal, 233) ; le loucoum, la moussaka et le cascaval, peut-être parce qu’il s’agit là de noms et de produits d’origine turque ? Et enfin le halva, terme authentiquement turc, prononcé du bout des lèvres par Ariane, prémices de la discorde entre les amants (qui auraient mieux fait d’en consommer davantage !).

Outre ce souci, légitime, d’employer un français épuré, d’extension universelle, chez un auteur dont la langue maternelle, le judéo-vénitien nous dit-il, n’était pratiquée que par un millier de personnes à Corfou, à l’époque où il y naquit, il y a peut-être celui de renforcer le mythe des Valeureux de France, émancipés par la Révolution française, « faits citoyens français parfaits par l’effet du charmant décret de l’Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 » selon Saltiel, fiers de le rester et d’entretenir « le doux parler » de notre pays.

En tout état de cause, l’absence remarquable du vocabulaire étranger, le refus de l’emprunt témoignent du souci d’assimilation, voire d’intégration, de la part d’Albert Cohen. Intégration réussie, non seulement par sa carrière de haut fonctionnaire international, mais encore comme écrivain français.

N’oublions pas qu’il est un immigré, juif de surcroît, ce qu’il ne risque pas d’oublier, comme en témoigne la scène du camelot antisémite, l’injuriant et le désignant à la vindicte publique le jour anniversaire de ses dix ans (Ô vous, frères humains, p. 38), scène indélébile, qui revient à plusieurs reprises et ne sera jamais oubliée puisqu’il en traitera encore passé ses 80 ans (Carnets 1978, p. 19). Scène fondatrice, symbolique, lui révélant l’impossibilité de toute assimilation. Ce n’est pas exactement la leçon qu’il en tire, de même que Swann évincé du clan des Verdurin ne croit pas un instant que son éviction puisse provenir de sa judéité, lui qui, parallèlement, est reçu et même réclamé par le Faubourg Saint-Germain. Tout lecteur de bonne foi, parvenu à la fin d’À la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire au Temps retrouvé, ne manquera pas de s’en rendre compte1. Reste que la question de l’assimilation ne manque pas d’être toujours actuelle, et que, par la contradiction qu’elle comporte en elle-même, elle confère une grande richesse à l’œuvre qui en est issue.

===> La troisième partie de cette communication a été reprise, avec une entrée en matière différente, dans mon volume: Essai d’analyse culturelle des textes, Classiques Garnier, 2022, p. 123-131.

1. Voir ma préface à Du côté de chez Swann, éd. Pocket.

Par la suite, je devais reprendre les mêmes arguments en guise de présentation du volume à table avec Albert Cohen, au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, le 17 janvier 2016. Divers incidents techniques, dont l’annonce de cette séance le matin même par courriel, firent que je m’en tins à des considérations générales, en me prêtant aux questions des auditeurs, sous la présidence du professeur Haïm Vidal-Séphia.

Causerie faite au MAHJ le 17 janvier 2016

Durant toute mon activité d’enseignant-chercheur, j’ai tenté de systématiser deux manières d’aborder le fait littéraire : la méthode Hubert de Phalèse, d’une part, qui repose sur un certain usage des outils numériques ; l’analyse culturelle des textes, d’autre part, qui, comme son nom l’indique, postule que tout texte convoque différentes cultures. Aujourd’hui, je voudrais les articuler toutes deux à propos de l’œuvre d’Albert Cohen, en montrant comment, partant de l’estomac, celui-ci en arrive à traiter de l’interdépendance de toutes les parties du corps, et donc, à l’instar de Rabelais, à la pensée.

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La méthode Hubert de Phalèse fut mise au point, avec mes étudiants, à partir des années quatre vingt du siècle passé. Elle comporte plusieurs phases successives, indispensables, à mes yeux, pour qui veut étudier un texte à la lettre.

En bref, il s’agit, aidé de l’outil informatique, et pourvu que l’oeuvre soit entièrement numérisée, de rechercher systémati­quement les termes impliqués par ce vocabulaire, de prélever les occurrences dans leur contexte, de constituer une sorte de dictionnaire, sans omettre les nuances de chaque emploi.

Même si la démarche est automatisée, il n’y a rien de mécanique ici, puisque l’objectif final est bien d’interpréter un texte, d’en venir à une herméneutique intégrale de l’œuvre-vie d’Albert Cohen. J’ajoute que les citations prélevées exigent un va et vient : de la table à la bouche, de la nourriture au texte, et réciproquement.

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De même que pour la méthode Hubert de Phalèse, j’ai, à plusieurs reprises, tenté de codifier la méthode d’analyse culturelle des textes. Le simple énoncé des termes dit comment il faut comprendre la chose.

Mais, direz-vous, dès lors qu’un texte est écrit en bon fiançais, comme l’est à première vue celui d’Albert Cohen, pourquoi parler d’analyse culturelle ? Cohen n’est-il pas, quelle que soit la nationalité inscrite sur son passeport, un digne représentant de notre littérature ?

Certes ! Toutefois, comme pour tout écrivain français ou francophone, son œuvre ne saurait se passer de nos analyses.

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Ici, je dois vous faire part de la rage qui m’a pris à la lecture de certaines informations erronées trouvées sur Internet. Ainsi, une lectrice sensible à la beauté du Livre de ma mère prétend « interpréter » un passage, qu’elle cite tout du long, en lui adjoignant la recette de l’agneau à la grecque. Bon ça ! mais le malheur est que la recette mélange la viande et le fromage, ce que Madame Louise Cohen, qui n’ignorait aucun des préceptes de sa religion (qu’elle transmit oralement à son fils) n’eut jamais fait cela ! Est-ce trop demander que de souhaiter qu’une personne qui ajoute son grain de sel à l’admirable prose de l’écrivain, se renseigne un peu avant d’écrire, et surtout que, catholique, comme elle me l’a confessé, elle lise l’Ancien Testament, chose recommandée par le Pape lui-même, indispensable pour la compréhension de la littérature française !

Tel autre nous procure, de la même façon, la recette de la moussaka, en prétendant suivre celle de Mangeclous, mais en y ajoutant une sauce béchamel qui n’est pas dans le texte, qui n’a rien à y voir, toujours en raison des interdits alimentaires transmis de génération en génération par les femmes !

C’est dire qu’il ne suffit ni de bonne volonté, ni de diplômes universitaires, pour comprendre, aujourd’hui, ce que Cohen a voulu signifier, consciemment ou non. Voilà pourquoi je me suis senti obligé de recommander, à nouveau, une analyse culturelle des textes d’Albert Cohen, assistée par ordinateur, dont je donnerai ici une brève illustration.

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Pour rester dans le délai qui m’est imparti, je me bornerai ici à l’étude de trois éléments : la culture biblique ; la fête ; la langue.

Une culture orientale et biblique

Mangeclous est le Panurge des temps modernes. Pour comprendre son comportement, pour goûter (c’est le cas de le dire) la nourriture qu’évoque Albert Cohen dans ses livres, il faut s’imprégner d’un minimum de la culture « israélite » (pour employer son vocabulaire, du temps de la IIIe République).

Héritier de la caste sacerdotale, comme son nom l’atteste, baigné de culture rabbinique par un père romaniote ; fortement attaché à sa mère, la gardienne de la Loi, il mentionne, comme en passant, ce qui conditionne l’appréhension du monde par ses personnages. Ainsi Saltiel le sage écrit-il à son neveu Solal qu’à Londres les autobus « ont la couleur de la viande saignante, abomination aimée des païens, et si tu te maries comme mon cœur le désire, recommande à ta délicieuse épouse de bien saler la viande et même de la laver avant de la cuire afin d’en ôter le sang qui pourrait y rester » (Val. 275). Cette sainte horreur du sang – la vie – est conforme aux règles du Lévitique (17.10-16), et à leurs conséquences pratiques consignées dans La Table dressée (Choulhan Aroukh), le code éthique élaboré à Safed au xvie siècle par Joseph Caro. C’est la raison pour laquelle Mangeclous, en étalant la nourriture pour le pique-nique, sort des « saucisses de bœuf garanties de stricte observance » (BDS, 559). De bœuf, donc, car ses amis ne sauraient manger du porc, interdit par la religion. Lui-même s’accorde bien « Quelques tranches de jambon, qui est la partie pure et israélite du porc » (BDS, 216), ou encore « Comment, tu manges du porc ? souffla Salomon épouvanté. – Le jambon est la partie juive du porc, dit Mangeclous » (Val.253), plutôt par provocation, geste d’un esprit fort !

À Londres même, Mangeclous et ses cousins ne consomment que des nourritures cacher, admises par la Loi. Il sort de deux couffins ce petit en-cas qu’il s’est procuré chez un juif levantin :

« Quatre paires de boutargues dont par droit léonin je me réserve la moitié ! Pas d’opposition ? Adopté ! Douze gros calmars frits et croustillants mais un peu résistants à la dent, ce qui en augmente le charme ! Huit pour moi car ils sont ma passion suprême ! œufs durs à volonté, cuits durant toute une journée dans de l’eau garnie d’huile et d’oignons frits afin que le goût traverse ! Ainsi m’assura le noble épicier traiteur et coreligionnaire, que Dieu le bénisse, amen ! …Allons, messieurs, à table ! Branle-bas de mangement ! » (BDS, 559)

Tous ces produits, venus du bassin méditerranéen, sont l’arrière-plan sur la table religieusement dressée par Albert Cohen. qui, cela mérite d’être noté, n’emploie aucun nom local pour les dénommer, à l’exception du loucoum, lui-même dans une graphie francisée (avec un C pour K). Portant barbe et calotte, voyez-les manger, ces cousins de Céphalonie, l’île mythique qui n’a évidemment rien à voir avec l’actuelle Corfou !

La Pâque, Le seder

En dépit de leur constante fantaisie, les Valeureux sont bien de leur époque. Ils louent le Dieu unique et sont naturellement religieux. Ainsi lorsque Solal évoque son enfance (tout comme le narrateur), c’est au premier soir de la fête commémorant la sortie d’Égypte qu’il songe, décrivant au style indirect libre chaque étape du repas rituel (lui-même conçu pour marquer chaque épisode du récit historique) y mêlant mot pour mot le texte sacré :

« …ô mon enfance à Céphalonie ô la Pâque le premier soir de la Pâque mon seigneur père remplissait la première coupe puis il disait la bénédiction, dans Ton amour pour nous Tu nous as donné cette Fête des Azymes anniversaire de notre délivrance souvenir de la Sortie d’Égypte sois béni Éternel qui sanctifies Israël,…j’admirais sa voix après c’était l’ablution des mains après c’était le cerfeuil trempé dans le vinaigre après c’était le partage du pain sans levain après c’était la narration mon seigneur père soulevait le plateau il disait voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé dans le pays d’Égypte quiconque a faim vienne manger avec nous que tout nécessiteux vienne célébrer la Pâque avec nous cette année nous sommes ici l’année prochaine dans le pays d’Israël cette année nous sommes esclaves l’année prochaine peuple libre, ensuite parce que j’étais le plus jeune je posais la question prescrite en quoi ce soir est-il différent des autres soirs pourquoi tous les autres soirs mangeons-nous du pain levé et ce soir du pain non levé j’étais ému de poser la question à mon seigneur père alors il découvrait les pains sans levain il commençait l’explication en me regardant et je rougissais de fierté il disait nous avons été esclaves de Pharaon en Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir par Sa main puissante et Son bras étendu, » (BDS, XCIV, 753)

Je n’ai pas l’intention d’expliquer mot à mot ce morceau d’anthologie, non ponctué, ni de fournir une analyse sémiotique de la cérémonie. Cependant, le lecteur, faute d’avoir assisté à ce repas de fête, doit en connaître le substrat, un certain nombre d’indications relevant de ce que l’on peut, à bon droit, nommer la culture juive, à commencer par l’autre nom que les juifs donnent à cette cérémonie, la fête des Azymes (hag amatsot).

Tout d’abord, il faut savoir que la fête de Pâque commémore plusieurs événements en même temps : traditionnels d’une part, historiques de l’autre. Elle revêt une double signification, fête agreste à l’origine, elle est devenue fête commémorative de la sortie d’Égypte.

Ensuite, la table est mise. La mère a allumé les bougies, elle a disposé au centre un plateau contenant une côte d’agneau grillée, symbole de l’offrande pascale, l’holocauste, l’animal autrefois sacrifié, avant la destruction du Temple ; un œuf dur, symbole du deuil, en souvenir de la destruction du Temple ; les herbes amères (maror) rappelant les dures conditions de l’esclavage ; le harosset (mortier) représentant les travaux de construction auxquels les hébreux étaient soumis en Égypte ; trois matsot commémorant la sortie d’Égypte ; et quatre coupes de vin qui seront bues à différentes étapes de la soirée, les hommes étant accoudés sur le côté gauche, en signe de liberté.

N’ayons garde d’oublier la place vacante, réservée au prophète Élie, supposé devoir annoncer la venue du Messie. En cette attente, elle peut être occupée par un pauvre.

Les rabbins comptent 15 étapes dans le déroulement de la soirée. Solal n’en retient que la moitié. Permettez-moi de vous y renvoyer.

Tout en évoquant ses souvenirs d’enfance, avec tout ce qu’ils comportent d’affectif, Solal relève le caractère pédagogique de cette mise en scène commémorative. En même temps, il y célèbre la mémoire de son père, sa belle voix de cantor. La locution « le seigneur père » détone en français. C’est un calque du judéo-italien parlé par la mère, aussi bien que du judéo-espagnol majoritairement pratiqué par les colonies juives en Grèce.

Ce père majestueux n’est donc pas exactement celui de l’écrivain, mais on ne peut se dispenser d’y voir un hommage à celui qu’il a fort mal traité dans l’ensemble de son œuvre, au profit de la Mère.

Malgré la précision du souvenir, et le déroulement rigoureux de la cérémonie, le Narrateur en a omis un certain nombre de phases, notamment celle, tragique, qui nomme les dix plaies d’Égypte, dont les Hébreux furent épargnés. Les assistants détournent le visage de la table, le père, tout en lisant à haute voix, verse de l’eau d’une aiguière pour symboliser le miracle divin.

Les jours terribles (Yamim Noraim)

Or, les deux livres précédemment invoqués ont paru après ce qu’on nomme la Shoah (anéantissement, en hébreu) ou encore le génocide. Après l’esclavage millénaire, le Narrateur écrit dans la mémoire de la destruction massive : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz, et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêtés à Nice, gazés à Auschwitz » (Val.225).

C’est le même qui, dans un cauchemar, voit sa mère dans la France occupée, ramassant dans la rue de vieilles hardes pour les mettre dans une valise contenant une étoile jaune (LM, 114). Le même encore, qui se remémore la disparition de sa mère à Marseille, tandis qu’il était à Londres.

Impossible de rien comprendre aux sentiments et aux comportements des uns et des autres si l’on ne voit qu’ils se détachent sur un tel arrière-plan. Mais il y a plus, et sans doute plus intimement inscrit dans leur chair. C’est que, s’ils n’ont pas connu la persécution directe ni la Shoah (le mot est absent de Belle du Seigneur et des Valeureux), ils savent ce que furent les pogroms que subirent toutes les communautés juives de Russie, de Pologne ou de l’Empire ottoman. Par-delà ses risibles manies, c’est bien ce qui pousse Mangeclous et ses coreligionnaires à l’accumulation de nourritures :

« Les Juifs se hâtèrent de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amassèrent, tout comme en temps de pogrome, force provisions : farine, pommes de terre, pains azymes, macaronis, pains de sucre, œufs, saucisses de bœuf, chaînes de piments, d’oignons et d’aulx, boulettes de tomates séchées au soleil et marinées dans l’huile, graisse d’oie et jarres d’eau, viandes fumées, purgatifs et médicaments. » (Mangeclous, 88)

En somme, l’œuvre carnavalesque ne s’explique que par son contraire, l’évocation de la mort programmée. Non point la mort naturelle de l’homme, mais celle qui a été décidée au nom d’on ne sait quelles aberrations de l’esprit, lors de la Conférence de Wannsee, le 22 janvier 1942.

La veillée de Pâque s’achève par des chants traditionnels, à valeur pédagogique et morale. L’un d’entre eux se nomme Had gadia. On voit quelle morale les enfants peuvent en tirer, et même les adultes, comprenant que nul n’occupe une place qui ne puisse lui être contestée par plus fort que lui, par le Tout-Puissant pour finir. L’ange de la mort est évoqué à plusieurs reprises par les Valeureux.

***

Et voici sur la table toutes les senteurs, toutes les saveurs, toutes les splendeurs de la cuisine judéo-balkanique qui vous pénètrent, répandant le plaisir, la joie de vivre, même dans les jours les plus noirs, car la leçon est toujours la même : « lehaim » à la vie, dit le père, levant symboliquement son verre de vin.

Lire toute l’œuvre d’Albert Cohen à partir des plats qu’il évoque, ce n’est pas seulement se déplacer dans son univers imaginaire, c’est aussi approcher son mode de création et caractériser de la même façon les individus auxquels il insuffle un relief, une vie spirituelle sans équivalent, tant la nourriture est consubstantielle à l’individu. Tel le Dieu unique qu’ils prient quotidiennement, pour eux, l’esprit et la matière ne font qu’un.

Ne nous y trompons pas : la langue d’Albert Cohen, savamment travaillée, est un français recherché, qui refuse la couleur locale. Ce n’est pas un guide touristique ni culinaire. Pas de tarama, pas de dolma, pas de fila ni de beureks, pas d’albondigas, pas de boyos ni de yaprakes, aucun de ces termes qui abondent dans les livres de cuisine ou même dans les mémoires des Séfarades. C’est pourquoi il faut se référer aux craquelins, aux feuilles de vigne (Val.249), aux boulettes et autres feuilletés, etc. De telle sorte qu’on se croirait à la table de La Reynière, tout surpris de découvrir une cuisine à l’huile où l’aubergine et la tomate sont reines. Exceptions notables : le raki offert par Aude à Saltiel (Solal, 233) ; le loucoum, la moussaka et le cascaval, peut-être parce qu’il s’agit là de noms et de produits d’origine turque ? Et enfin le halva, terme authentiquement turc, prononcé du bout des lèvres par Ariane, prémices de la discorde entre les amants (qui auraient mieux fait d’en consommer davantage !).

Outre ce souci, légitime, d’employer un français épuré, d’extension universelle, chez un auteur dont la langue maternelle, le judéo-vénitien nous dit-il, n’était pratiquée que par un millier de personnes à Corfou, à l’époque où il y naquit, il y a peut-être celui de renforcer le mythe des Valeureux de France, émancipés par la Révolution française, « faits citoyens français parfaits par l’effet du charmant décret de l’Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 » selon Saltiel, fiers de le rester et d’entretenir « le doux parler » de notre pays.

En tout état de cause, l’absence remarquable du vocabulaire étranger, le refus de l’emprunt témoignent du souci d’assimilation, voire d’intégration, de la part d’Albert Cohen. Intégration réussie, non seulement par sa carrière de haut fonctionnaire international, mais encore comme écrivain français.

N’oublions pas qu’il est un immigré, juif de surcroît, ce qu’il ne risque pas d’oublier, comme en témoigne la scène du camelot antisémite, l’injuriant et le désignant à la vindicte publique le jour anniversaire de ses dix ans (Ô vous, frères humains, p. 38), scène indélébile, qui revient à plusieurs reprises et ne sera jamais oubliée puisqu’il en traitera encore passé ses 80 ans (Carnets 1978, p. 19). Scène fondatrice, symbolique, lui révélant l’impossibilité de toute assimilation. Ce n’est pas exactement la leçon qu’il en tire, de même que Swann évincé du clan des Verdurin ne croit pas un instant que son éviction puisse provenir de sa judéité, lui qui, parallèlement, est reçu et même réclamé par le Faubourg Saint-Germain. Tout lecteur de bonne foi, parvenu à la fin d’À la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire au Temps retrouvé, ne manquera pas de s’en rendre compte. Reste que la question de l’assimilation ne manque pas d’être toujours actuelle, et que, par la contradiction qu’elle comporte en elle-même, elle confère une grande richesse à l’œuvre qui en est issue.

Henri BÉHAR

Psst ! un auditeur est intervenu pour me dire qu’il se souvenait de sa lecture des Valeureux, il y a 40 ans, et qu’il y avait rencontré le terme almodrote dans la lettre que Mangeclous adresse à la reine d’Angleterre.

Vérification faite, et bien faite, ce terme, désignant une sauce d’origine séfarade, encore employé en Espagne pour désigner diverses compositions, ne se trouve nulle part dans le texte d’Albert Cohen. Outre que cela me rassure sur l’attention que je porte à mon travail, et confirme ma théorie du texte, selon laquelle l’auteur, assimilé, se garde bien de mettre de la couleur locale dans son vocabulaire, il y a là un « témoignage de lecture », pour parler comme les théoriciens, fort révélateur.

Il y a quarante ans, donc, ce lecteur s’éclate en lisant la prose de Mangeclous. Il lit ce paragraphe :

« Avec de la viande hachée, achetée de bon matin, j’ai confectionné des boulettes par l’adjonction de pain azyme finement pilé, d’œufs battus, de persil, de sel et d’une grande quantité de poivre ! D’autre part, j’ai composé une délicieuse sauce en faisant mijoter des piments forts, des oignons et des tomates ! Mais le triple secret est d’employer de l’huile d’olive, de faire mijoter au moins cinq heures à petit feu, et d’ajouter un peu de sucre ! Excellente recette que Vous pourriez essayer ! Sa Majesté le Roi s’en lécherait les doigts ! Naturellement, n’oubliez pas de saler et mettez aussi un peu d’origan ! »

et cela lui rappelle la cuisine maternelle, les keftedes et la sauce d’accompagnement qu’elle nommait almodrote. Cette remémora­tion, associée à sa lecture, vient donc se superposer au texte de manière indélébile, à tel point qu’il pense ma lecture superficielle, pour ne pas dire erronée ! Je ne lui en suis pas moins reconnaissant d’avoir pris la parole pour confirmer, involontairement peut-être, l’importance que revêt la lecture de certains livres et les mouvements de l’esprit qui l’accompagnent.

Voir à table avec Albert Cohen

http://editionsnonlieu.fr/A-Table-avec-Albert-Cohen?var_recherche=Henri%20BEHAR

Argumentaire : À TABLE AVEC ALBERT COHEN

L’ouvrage vise à faire apprécier la littérature d’Albert Cohen à partir des nombreuses références à la nourriture et particulièrement aux plats d’origine judéo-balkanique qu’elle contient. Ce projet fait partie d’un ensemble, plus vaste, d’analyse culturelle des œuvres littéraires. Je pars du principe qu’on ne peut goûter un texte (c’est le cas de le dire) que si l’on en possède les clés, les sources culturelles dans lesquelles l’auteur baigne, inconsciemment parfois. Dans le cas présent, il s’agit de faire entrer la littérature par l’estomac ! On a donc recensé tous les fragments mentionnant cette nourriture, en ne retenant que ceux qui se réfèrent à la culture séfarade (à laquelle il appartenait corps et âme) et, pour en marquer la spécificité, on y joint des recettes. L’ouvrage contient 40 entrées et 20 recettes. Ces recettes sont celles de l’époque évoquée par Albert Cohen dans ses romans, conformes aux règles alimentaires de sa communauté. Il est préférable que l’éditeur fasse appel à un chef cuisinier, capable de préciser la confection de chaque plat et d’en fournir une photo. À défaut, je donne ma propre recette ancestrale, qui coïncide très exactement avec les coutumes alimentaires de Cohen (voir les exemples fournis dans le “manuscrit”). Ainsi, j’indique la manière de cuire les aubergines au feu de bois, comme faisait la mère d’Albert Cohen, ce qui leur donne un fumet qu’on ne retrouve pas dans les recettes actuelles du caviar d’aubergine. Illustration : au minimum photos de 20 plats réalisés. Ajouter des illustrations de magasins d’épices orientales au début du XXe siècle, à Corfou et à Marseille. Plan de l’ouvrage : Introduction, justifie le projet, la méthode et met en garde contre les erreurs répandues par Internet. 1 e partie : Savoir : ce qu’il faut connaître pour comprendre au minimum les usages des personnages et la toile de fond historique à laquelle se réfère l’auteur. 2 e partie : Voir « les marchandises aux fortes odeurs » : bref panorama des nourritures mentionnées, citations à l’appui, sous forme d’entrées de dictionnaire. Cette disposition, essentiellement pratique, peut être réduite et transformée en un texte continu. 3e partie : Cuisiner les « splendeurs orientales » : les plats évoqués dans le texte, parfois avec la recette de Mangeclous, illustrés par une recette pratique. Conclusion : dans mon esprit, ce livre pourrait adopter la maquette d’un ouvrage de cuisine, ne serait-ce que pour amener le lecteur à s’intéresser à cet aspect nutritif de l’œuvre d’Albert Cohen. Henri Béhar

Plaque apposée sur la maison de naissance d’Albert Cohen
Pour information, la maison de naissance d’Albert Cohen à Corfou (2013)


Recension de l’ouvrage par Alain Chevrier dans la revue Europe, mars 2016, n°1043, p. 345-346 :

Voir l’article déjà en ligne sur le site :

http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=924

« Dada, un centenaire heureux », Europe, n° 1049-1050, sept.-octobre 2016, p. 302-305.

  • 8 février 1916, naissance de Dada au Cabaret Voltaire, à Zurich.
  • 21 février 1916, les Allemands lancent leur offensive sur Verdun.

Coïncidence telle qu’on a pu se demander, sérieusement, si Dada était né de la guerre, ou la guerre de Dada. Il est certain que les premiers protagonistes, et non des moindres, voulaient surmonter le conflit international au profit de leur propre liberté de création. Ainsi Hugo Ball, écrivant dans Cabaret Voltaire, premier numéro d’une revue qui annonçait l’avènement de Dada et d’une revue du même nom qui devait : « préciser l’activité de ce Cabaret dont le but est de rappeler qu’il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéals. »

Pourquoi « Dada » ? Que signifiait ce terme d’allure enfantine ? Qui l’a « inventé » ? Abandonnons toute recherche de paternité, qui n’a plus aucun sens aujourd’hui, mais observons que, par-delà les mots, dans ce contexte historique, c’est l’acte, le geste qui compte, exprimant le ras-le-bol de la jeunesse de tous les pays.

Cent ans après, la commémoration de la bataille de Verdun vient à point nous rappeler ce que fut l’enfer sur terre. Qu’en France, la droite, fidèle à elle-même, en ait profité pour gesticuler, n’a rien de surprenant. En revanche, on reste sidéré de l’accueil fait aux diverses manifestations consacrées à Dada aujourd’hui, ne serait-ce que par la ville de Zurich, la centrale banquière de l’Europe, qui ne nous avait pas habitués à tant de prévenance.

***

On connaît, en gros, les différentes phases de ce mouvement qui vécut dans plusieurs pays, plus précisément dans plusieurs villes (Zurich, Berlin, Cologne, Paris, etc.) entre 1916 et 1923. Étrangement, il répond exactement au principe d’incertitude d’Heisenberg, selon qui, plus la position d’une particule est déterminée, moins sa vitesse sera mesurée avec précision, et réciproquement. Autrement dit, plus on a de détails sur l’un des groupes se réclamant de Dada, moins on perçoit ses relations avec le noyau central, et plus on perd de vue ses objectifs. On l’a souvent dit, Dada prouvait le mouvement en marchant.

Énumérons, brièvement, quelques-unes de ses caractéristiques majeures. Le Mouvement, par définition, est un collectif d’artistes et de poètes. Il regroupe, à l’origine, des apatrides, des réfugiés, des déserteurs fuyant la guerre vers un pays neutre et paisible. Tous ont un point commun : ils avancent dans la vie la rage au cœur. Quelles que soient leurs opinions politiques et leur position par rapport à la Révolution bolchevique d’octobre 1917, ils se définissent comme des révoltés, des anarchistes, tendance autiste. Leur éducation politique est rarement approfondie, à l’exception peut-être des berlinois, dont on dit que certains firent le coup de feu au côté des spartakistes.

Opposés à la guerre, ils ne sont pourtant pas des pacifistes, ne mesurant pas leurs sarcasmes contre Romain Rolland (« Au-dessus de la mêlée ») et ses thuriféraires tels qu’Ivan Goll, qui s’en plaint publiquement.

Une chose est certaine : ils étaient tous internationalistes, ce qui explique, par la suite, leur peu de goût pour la thèse stalinienne du socialisme dans un seul pays. En anticipant un peu, on pourrait dire que Dada met en pratique la thèse opposée, puisqu’il se répand sur plusieurs continents, jusqu’au Japon !

À la différence de tous les autres groupements littéraires ou artistiques, il n’y a pas de centrale de commandement. Pas de leader, pas de « Président », ou plutôt, « tout le monde est président », comme l’indique Tzara à Man Ray lorsque ce dernier lui demande l’autorisation d’intituler New York Dada la revue qu’il souhaite fonder aux États-Unis en compagnie de Marcel Duchamp.

Pas de Bureau central, disais-je, pas d’organisation structurée, mais des hommes-source, et des passeurs. Tzara, qui se fait fort d’organiser des expositions à Zurich pour des artistes apparte­nant à des pays belligérants (et il y parvient !), qui peut en­trer en contact avec des Allemands, des Français, des Italiens et même des Américains… Huelsenbeck, rentré fin 1916 à Berlin, communique la bonne nouvelle à la jeunesse d’avant-garde et finit par organiser le Club Dada… Picabia, qui saute par dessus les méridiens et met les uns en contact avec les autres.

En dépit de son enthousiasme pour les cultures allogènes et pour les implantations les plus curieuses, Dada se définit, malgré tout, comme Européen. Je dirais même plus européen que ne l’étaient, à l’époque, les organisations militant pour une Europe transcendant les nations qui la composent. Ce lui était facile, dans la mesure où il voulait ignorer toute frontière, virtuelle ou réelle.

En tout état de cause, où qu’il sévisse, Dada fait partie de l’avant-garde. Il est lui-même l’avant-garde, puisqu’il souscrit au principe politique constitutif de toute avant-garde depuis Baudelaire. Non pas en se ralliant à un parti politique existant ou à venir, mais en reprenant à son compte (et en la gauchissant à son profit) la formule baudelairienne selon laquelle « pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. » (Salon de 1846)

Cela commence par la contestation radicale des institutions et de tous les académismes. Pensons à la célèbre Fountain de Marcel Duchamp (1917), ce ready-made exposé à la Société des artistes indépendants de New York au nom des principes même de cet organisme, comme il avait fait à Paris en 1912 pour le Nu descendant un escalier, refusé par la Société des artistes indépendants.

Pas de programmes, mais des textes-clés, des proclama­tions-manifestes, qui drainent tout un public, tel le célèbre « Manifeste Dada 1918 » de Tzara. Il y affirme qu’il ne veut rien, mais le dit si bien qu’il entraîne l’adhésion de Breton et avec lui tout le groupe Littérature. De même pour le Mani­feste Dada en allemand, proclamé par Raoul Hausmann, parodie des treize points du Président Wilson, où Louis Janover perçoit néan­moins quelques options positives : « Sous le credo aux accents ubuesques, les mesures et ‘abolitions’ proposées, émaillées d’exigences franchement cocasses, peuvent s’entendre comme une exagération limite de revendications nullement délirantes en soi : ‘association internationale et révolutionnaire des créa­teurs et intellectuels du monde entier sur la base du commu­nisme radical’, introduction ‘progressive du chômage par la mé­canisation généralisée de toutes les activités’, ‘abolition im­médiate de toute propriété’, lutte contre ‘l’esprit bourgeois caché’ mais encore actif dans les milieux culturels, de l’expressionnisme notamment, ‘abolition du concept de propriété dans le nouvel art’, etc.1 ».

Dada redonne sa primauté à l’individu, ce qui n’exclut pas l’action collective. En refusant l’institution au profit de l’action directe (tout de même médiati­sée par la presse), il court le double risque :

1- d’épuisement dans le renouvellement constant pour reconsti­tuer un réseau aux contours indéfinis ;

2- de figement dans la répétition, ce qui l’aurait conduit à deve­nir une institution par lui-même.

Dada a connu les deux dangers. Il a vite compris qu’il courait à sa perte, d’où sa brièveté et sa mort volontaire.

Auparavant, il avait atteint son objectif premier, qui était d’instaurer, à sa façon, la Tabula rasa comme principe méthodologique : faire le vide pour donner libre cours à la nouveauté ; supprimer le passé afin de penser librement. En ce sens, on comprend l’apparition de Descartes sur la première page de Dada 3. Descartes par-dessus Kant, au moyen d’un confusionnisme intégral et assumé. En somme, Dada n’est jamais plus heureux que lorsqu’il a trompé tout son monde, comme le lui prouve la réaction du public exacerbé, furieux d’avoir été berné.

Le plus souvent, le public est trompé par le fait que l’artiste qu’il connaît pour faire partie d’un groupement esthétique donné, se retrouve sous la bannière Dada. Ainsi, à Berlin, on peut affirmer qu’il y eut des dada-marxistes aussi bien que des dada-expressionnistes ; et le même Van Doesburg, tenant du constructivisme, signera I.K. Bonset ses contributions à dada !

À la différence de ce que nous faisons d’habitude lorsque nous parlons littérature ou art, il faut, en l’occurrence, prendre en compte les dissemblances individuelles plutôt que les ressemblances : c’est ce qui fait l’originalité du Mouvement, sa richesse. Dans son journal, La Fuite hors du temps, Hugo Ball observe avec intérêt, pour marquer la productivité d’un tel processus, que, selon les jours, des rapprochements s’opèrent tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, l’essentiel étant que tous maintiennent un mi­nimum d’entente entre eux, une volonté commune de s’identifier à dada, lequel, en retour, s’identifie à eux : « Nous sommes cinq et le fait remarquable est que nous ne sommes jamais réel­lement en parfait accord, même si nous nous entendons sur les objectifs principaux. Les constel­lations changent. Tantôt Arp et Huelsenbeck s’accordent et sem­blent inséparables, tantôt Arp et Janco réunissent leurs forces contre H., puis H. et Tzara contre Arp, etc. Il existe un mou­vement perpétuel d’attraction et de répulsion. Une idée, un geste, une certaine nervosité suffisent pour modifier la constellation sans pour autant bou­leverser le petit groupe.2 » Le même va-et-vient se reproduit au niveau international, constituant un ensemble de nœuds de re­lations par-dessus les frontières, en d’autres termes un ré­seau, aux mailles lâches et mobiles.

Certains groupes vont se reconnaître en dada, a posteriori : les « nitchevoki » russes, Iliazd et son 41°, Clément Pansaers avec la revue Ça ira, les Espagnols Guillermo de Torre, RafaelLasso de la Vega, Jacques Edwards… Mieux, on signale la présence de centrales tardives à Anvers, Amsterdam, en Hongrie avec la re­vue Ma, en Pologne, etc.

Les historiens se demandent s’il est légitime d’apposer, aujourd’hui, une étiquette qui n’était pas revendiquée à l’époque. Mais, il faut tenir compte, je pense, de la grande confusion entretenue et voulue par dada, qui fait que nous avons bien du mal à catalo­guer, à désigner les invariants de tel ou tel mouvement. Au point que cette confusion, chaque fois que nous la rencontrons, associée à d’autres constantes, légi­time l’appellation Dada.

Proclamant la dictature de l’esprit, ce mouvement incarne le soulèvement de la vie, de la jeunesse, désireuse de vivre après s’être débarrassée des forces mortifères. J’ai déjà signalé l’individualisme de ces artistes que l’amitié seule peut unir, le temps d’une action d’éclat. On n’est donc pas surpris de les voir se quereller pour des raisons mesquines, se réconcilier aussitôt pour ce qui, la plupart du temps, les dépasse.

C’est l’humour (avec ou sans H, si l’on est ami de Jacques Vaché) qui transcende leurs propos et leurs actions. Tzara déclarera d’ailleurs que, sans humour, la poésie, qui est la vie, ne vaut pas la peine d’être vécue.

La fin de Dada est relativement indéterminée, selon les chronotopes envisagés. Les uns ont éclaté littéralement, chacun de leurs membres adoptant la solution de son choix : la foi, l’épicerie ou le suicide. D’autres se sont réfugiés dans le silence, quand ils ne s’y sont pas perdus à jamais. D’autres ont reparu sous l’hypostase surréaliste. Outre qu’il offrait une porte de sortie honorable à ces révoltés lassés de se répéter, il faut bien reconnaître que le surréalisme s’est véritablement livré à une OPA sur ce qu’il restait de son prédécesseur !

Ailleurs, n’oublions pas le contexte politique, les Italiens se tournèrent vers le fascisme ou l’anti-fascisme, les Allemands durent entrer dans des organismes sérieusement organisés pour éviter l’autodafé généralisé, etc.

Que restait-il alors de cette explosion de la jeunesse ? S’il n’y avait que le rire et l’humour, ce serait déjà un bilan positif, surtout quand on le compare à celui des politiques, ou encore au « retour à l’ordre » prôné par les bien pensants ! Mais il y a bien davantage : la pratique systématique et raisonnée de l’incohérence leur a ouvert les portes de l’inconscient. Je veux dire qu’ils ont su déjouer la censure toute puissante du surmoi pour mieux plonger dans le fleuve noir. Ce sont bien les scientifiques qui ont exploré, avec des techniques appropriées, les méandres de ce cours d’eau, qu’ils ont considéré individuellement ou collectivement. Mais, comme l’a prouvé Gaston Bachelard une décennie après, il a fallu que les poètes et les plasticiens se livrent à l’aventure pour que les savants puissent en tirer leurs leçons.

Enfin, il ne faudrait pas minimiser la toute puissance du hasard, qui est à l’origine de tant d’œuvres et de pratiques nouvelles, systématisées, telles que les rayographies de an Ray, ou les schadographies de Christian Schad, et tant de collages ou de montages innombrables, plus désorientants les uns que les autres.

***

C’est sur un tel fonds qu’il faut apprécier la raison d’être et la qualité des manifestations du centenaire de Dada.

Alors que la manie commémorative tend à s’estomper collectivement, on n’est pas peu surpris de voir se constituer des associations vouées à célébrer la machine infernale qu’était Dada. Qui plus est, sur les lieux mêmes où il a surgi, alors que les édiles de Zurich ne s’étaient pas distingués, auparavant, par leur zèle en faveur de Dada !

Sans énumérer toutes les présentations du Mouvement depuis son décès plus ou moins constaté, il convient de mentionner l’exposition du cinquantenaire, à Zurich et à Paris, en 1966-67, qui, la première, démontra, contre les anciens dadaïstes, qu’il valait la peine de recueillir les morceaux épars de leur explosion initiale. Plus près de nous, l’exposition du Centre Pompidou, en 2005, ne prétextait aucune justification historique, ce qui lui permit de montrer, par un parcours labyrinthique, le plus vaste ensemble d’œuvres textuelles, plastiques ou sonores, jamais rassemblé.

L’année 2016 n’a pas démarré en fanfare pour Dada. Mais les attachés de presse s’étaient chargés d’informer leurs interlocuteurs de tout un programme d’activités qui devaient débuter en février, et se produire à Zurich, son foyer de naissance, à Berlin ou à Paris. Parallèlement, militaires et politiques se focalisaient sur le centenaire de Verdun, champ de bataille où périrent 700.000 soldats des deux camps. Le contraste reste saisissant entre cette atmosphère morbide de la commémoration de Verdun, malgré la mise en scène juvénile du vieux cinéaste Volker Schlöndorff, et celle de Zurich, vigoureuse, pleine de vitalité, véritable hymne à la joie.

Dans l’impossibilité de commenter chacun de ces événements, j’en distinguerai trois, parmi les plus représentatifs et les plus significatifs.

En premier lieu, je détacherai cette lecture, à l’aube, et durant 165 jours, d’œuvres dada par le directeur du Cabaret Voltaire. Il se trouve qu’un auditeur anonyme, pris aux tripes par la cérémonie matinale dans la forêt, en fut si bouleversé qu’il décida de transformer sa vie, désormais intégralement vouée à Dada. Il m’a confié, à moi parlant, ce bouleversement dans sa manière de vivre et d’agir avec ses semblables. Mis à part cet investissement personnel, il faut préciser que le local du Cabaret Voltaire, récemment réhabilité par la ville, est devenu à la fois un lieu de mémoire et le bistro culturel le plus vivant du quartier, avec ses conférences et ses spectacles qui tournent autour de Dada, parce qu’il est fréquenté par la jeunesse des écoles.

Autre événement remarquable : la tentative de reconstitution de l’anthologie dada que devait être Dadaglobe. Elle avait été confiée à Tzara par les éditions de la Sirène, sur le modèle de l’Anthologie nègre réalisée par Blaise Cendrars en 1921. En raison des trop nombreuses illustrations confiées par les dadaïstes, le projet échoua, faute de moyens. Mais les documents n’avaient pas disparu : un bon nombre de textes ou poèmes s’est retrouvé à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, que nous avions publié auparavant dans la revue Dada-Surréalisme, n° 1. Américaine, l’historienne d’art Adrian Sudhalter se mit en tête de rassembler le maximum de documents complémentaires en vue d’une exposition à Zurich puis à New York. Une fois de plus, la thèse exprimée par Max Ernst, selon laquelle il était inutile de recueillir les débris dada, a été mise en échec.

En troisième lieu, je retiendrai l’exposition « DADA Afrika » abordant, pour la première fois dans un tel contexte officiel, un sujet peu étudié jusqu’à présent : la découverte des cultures et des « arts primitifs » par les dadaïstes. Des matériaux, formes, textes et musiques provenant d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’Amérique ont servi de source d’inspiration et de référence pour les deux tendances coexistantes du mouvement, l’abstraction d’une part, le « primitivisme » d’autre part. Fruit de la coopération du Musée Rietberg de Zurich et du musée berlinois Berlinische Galerie, on y perçoit surtout la touche des conservateurs de Berlin, fort avertis des contacts de civilisations Nord-Sud.

Je ne saurais quitter ces actes de mémoire sans mentionner les efforts considérables des Roumains pour ramener l’enfant prodigue, tant Tzara que Dada, au giron de Bucarest. On sait à quoi s’en tenir pour ce qui concerne Tristan Tzara, lequel n’a pas composé plus d’une quintaine de poèmes en roumain, confiés avant son départ à l’ami Ion Vinea, chargé de les valoriser au mieux parmi les revues d’avant-garde. L’exposition, sous le titre Tzara, Dada, etc., de ses œuvres plastiques et poétiques détenues par le collectionneur Emilian Radu n’en demeure pas moins émouvante. Pour la Roumanie redevenue une démocratie, il s’agit bien de se réapproprier ce qui, à son sens, n’aurait jamais lui échapper. De là la multiplication des colloques, expositions, éditions, ayant pour objectif de montrer les racines roumaines des œuvres qui se sont épanouies à l’extérieur.

J’ai gardé pour la fin l’événement le plus important, l’exposition consacrée au seul Tristan Tzara. Elle se produisit au Musée d’art moderne de Strasbourg, du 24 septembre de l’an passé au 17 janvier 2016. Son titre exact était : Tristan Tzara, l’homme approximatif, poète, écrivain d’art, collectionneur. À partir du clin d’œil à son épopée majeure, on mettait l’accent sur les trois lignes de force de son activité. Le fait est d’autant plus notable qu’il s’agissait de la première exposition d’envergure nationale consacrée au poète.

L’usage d’expositions monographiques pour les peintres est parfaitement établi depuis plus d’un siècle : il suffit d’accrocher leur production picturale sur un mur, de la façon la plus appropriée à l’œuvre en question. Mais qu’en est-il pour les poètes ? On peut, au maximum, présenter les différents états d’une œuvre, du manuscrit à la réalisation finale, au livre pour tout dire. Un peu limité en matière visuelle, n’est-ce pas ? Sauf à détourner le problème en pointant sur la biographie, à l’aide de photographies et de documents d’époque, ou bien en s’appuyant sur des ensembles parfaitement visibles, des tableaux élaborés par les amis peintres. Par chance, Tzara, qui fut peintre à ses heures (on ne le savait pas puisque rien de cette activité plastique n’avait paru à ce jour), publia une cinquantaine de plaquettes ornées d’une œuvre gravée par un ami, choisi parmi les plus connus de l’époque. Outre la présentation de ces livres, ouverts à la page ad hoc, il était justifié de montrer les tableaux s’y rapportant, d’une manière ou d’une autre.

Les commissaires ont opté pour un parcours suivant l’ordre chronologique, sans doute le plus acceptable aux yeux d’un public, il faut en convenir, généralement ignorant de l’œuvre de Tzara, quand il ne le réduit pas à sa période Dada (1916-1923) ! D’autres choix étaient possibles, d’ordre thématique par exemple, mais n’allons pas gâcher notre plaisir ! Enfin Tzara parlait seul, à l’avant de tous et pour tous. À en croire la presse, le public accueillit très favorablement cette exposition, accompagnée d’animations diverses. Tardivement, mais sûrement, le poète revient sur le devant de la scène, comme autrefois au temps de Dada.

Henri BÉHAR

1. Louis Janover, La Révolution surréaliste, op. cit. p. 43.

2. Hugo Ball : La Fuite hors du temps, 24-V-1917.

« Du passé faisons table rase », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Dossier André Breton, surréalisme et politique, 20016, p. 24-26.

https://editions.centrepompidou.fr/fr/revues/dossier-andre-breton-les-cahiers-du-musee-national-dart-moderne/990.html

DOSSIER ANDRÉ BRETON | LES CAHIERS DU MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE
9782844267610

RÉSUMÉ

Le Surréalisme lie de manière indissociable – sans pourtant jamais vouloir les confondre – la révolution poétique et la révolution politique. En 1927, les surréalistes adhèrent en bloc au parti communiste français. En 1933, ils en sont tous exclus, à l’exception d’Aragon. Entre ces deux dates, une succession de malentendus, de déceptions et de volte-face. Le surréalisme était-il donc incompatible avec l’engagement politique ? Théoricien du surréalisme, André Breton n’a eu de cesse de chercher à définir la spécificité de l’art en le confrontant notamment à l’engagement et à l’action politique.

DESCRIPTIF

Ce nouvel hors-série des Cahiers du MNAM, présenté sous la forme d’un almanach, accompagne la séquence des expositions-dossiers consacrée aux politiques de l’art et interroge, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort, le rapport d’André Breton à la politique.

De nombreux documents, textes, images, articles ou tracts viennent illustrer les sept essais de spécialistes du sujet.

SOMMAIRE :
Bernard Blistène et Nicolas Liucci-Goutnikov : Préface
Jean-Michel Bouhours, Jean-Michel Goutier et Camille Morando : Avant-propos
Jacqueline Chénieux-Gendron : Du droit et du politique : l’alerte du poète
Henri Béhar : Du passé faisons table rase
Camille Morando : Au feu ! Contre l’Exposition coloniale internationale
Jean-Michel Bouhours : Pose devant Guernica
Gérard Roche : Breton et Trotski – de la « beauté convulsive » à l’art révolutionnaire indépendant
Jean-Michel Goutier : Salves libertaires. Surréalisme et Anarchie
Jérôme Duwa : Le Manifeste des 121 ou la loi de l’insoumission

CARACTÉRISTIQUES :
Reliure : Broché
Langue : Français
EAN 9782844267610
Nombre de pages 112
Date de parution 5/10/2016
Dimensions 19 x 26 cm

Sous la direction de Jean-Michel Bouhours, Jean-Michel Goutier et Camille Morando

[Ma contribution : PDF à télécharger]

« Toujours indésirable, André Breton », La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1157, du 16 au 30 septembre 2016, p. 5-6.

Quinzaines – Toujours indésirable, André Breton (la-nouvelle-quinzaine.fr)

Allez à cette page pour lire cet article et le télécharger en PDF :

Toujours indésirable, André Breton | Henri Béhar (melusine-surrealisme.fr)

Ce numéro de revue a suscité un article d’Eddie Breuil, employant le terme « tortionnaire » au sujet d’André Breton, auquel Dominique Rabourdin répondit dans le Bulletin Infosurr :

André Breton tortionnaire ! | Infosurr

Dominique Rabourdin : André Breton Tortionnaire ! 2016 (benjamin-peret.org)

NQL : Vous avez publié, il y a vingt-cinq ans, une imposante biographie d’André Breton, que vous avez révisée et reprise en 2005 chez Fayard. Or, l’interdit étant tombé, la correspondance d’André Breton commence à paraître. Pensez-vous devoir remettre votre ouvrage sur le chantier, en fonction de ce que cette correspondance nous révélera ?

Henri Béhar : Non, pas dans l’immédiat, pour l’excellente raison que, si Breton avait, par testament, imposé un délai de cinquante ans pour la publication de sa correspondance, il n’en avait pas refusé la lecture. De telle sorte que, pour ma part, je n’en attends pas de révélation bouleversante. Je m’en explique ci-après.

Parce que vous estimez que le surréalisme est, de loin, le mouvement littéraire, artistique et bien davantage qui marquera l’histoire intellectuelle du XXe siècle en Europe.

Parce que vous admirez la personnalité d’André Breton, son meneur au pouvoir charismatique incontesté.

Parce que vous ne rejetez pas pour autant ceux qui se sont séparés de lui pour des motifs divers, voire opposés, tels Aragon, Char, Éluard, Tzara ou Vitrac.

Parce que vous n’êtes pas satisfait des formules convenues à son sujet, telles que « pape du surréalisme », « tyran sectaire », « dictateur intolérant », « faux révolutionnaire », etc.

Parce que la sympathie ne vous empêche pas de garder la tête froide,

Vous décidez de reprendre la question à nouveaux frais. Vous relisez, la plume à la main, la totalité de ses écrits, puis tout ce qui s’est écrit sur son œuvre et sa vie. Vous formez alors le projet de lui consacrer une biographie. Non que les précédentes soient condamnées, mais parce qu’elles vous semblent fragmentaires, incomplètes ou partisanes. Vous reprenez l’enquête à zéro. Vous découvrez, par exemple, qu’on lui attribue deux dates de naissance : le 18 et le 19 février 1896. Pour en avoir le cœur net, comme la législation vous en donne le droit, vous réclamez à sa mairie de naissance un extrait d’état-civil. Vous constatez alors que, loin de se dissiper, les incertitudes ne font que croître puisque sur ces documents officiels il apparaît comme bigame ! Pris par le démon de l’absolue vérité, et parce que vous voulez comprendre la raison et l’intérêt de telles manipulations, aussi minimes soient-elles, vous vous faites ouvrir toutes les archives, publiques ou privées ; votre soif d’information et de vérification ne connaît plus de limites. C’est ainsi que vous découvrez le registre d’inscription de l’École de médecine de Nantes sur lequel André Breton a porté de sa main une date de naissance anticipée d’un jour, qui correspond à celle de sa cousine, dont il parle dans Les Vases communicants. Comme vous estimez que les textes imposent d’être lus et déployés dans toutes leurs dimensions référentielles, vous suivez la piste de ce nouveau personnage et vous arrivez à cette conclusion que le poète a procédé à un échange symbolique, non par étourderie, mais pour des raisons d’ordre… poétique et sentimental, nuançant le texte initial, lui donnant une tout autre épaisseur.

Bien entendu, vous n’en restez pas là. Disposant des archives diplomatiques ouvertes au public passé un délai de trente ans, vous cherchez à déterminer le rôle exact d’André Breton que certain annaliste enthousiaste présente comme celui dont les mots de feu déclenchèrent une révolution en Haïti, alors que lui-même, dans ses très précieux et très pondérés Entretiens, minimise le poids de ses propos. Vous vous plongez dans la presse locale de l’époque, vous contactez les témoins et les acteurs de ce moment historique, vous opérez la synthèse de toutes ces informations et vous avez la satisfaction de préciser, là encore, les dates, la durée du séjour, la nature exacte des allocutions prononcées, leur impact sur un public jeune qui ne demandait qu’à se laisser gagner par le verbe altier de l’écrivain, à son tour ému par la beauté et la misère des peuples caraïbes.

Vous relatez tout cela, en suivant, aussi fidèlement que possible, l’ordre chronologique, sans fioritures ni parti pris, en refusant de vous servir de l’œuvre pour éclairer les points obscurs de l’existence, en disant ce que vous avez appris et compris, en marquant les limites de votre investigation, en ne taisant pas vos incertitudes. Vous publiez et vous attendez les réactions du public, au premier chef de cette « mousse intellectuelle » que forme la critique, selon le mot de Vitrac.

Vous vous étonnez du silence de certains journaux, ou de certains médias, comme on dit pour désigner ces faiseurs d’opinion que sont la radio et la télévision. De nature inquiète, vous pensez en être la cause. Puis vous analysez certains échos, et vous vous demandez si Breton ne demeure pas l’objet d’un étrange ostracisme, au moment exact où ses idées triomphent et sont admises par tous. Vous vous réjouissez de constater que le titre qu’il se choisissait en 1930 de « grand indésirable » demeure justifié. Relisant calmement les coupures de presse accumulées à ce sujet, vous écartez la trop vive tentation de les annoter et de les noter, comme vous y incline votre métier. Prenant quelque hauteur, vous songez à procéder à une analyse de contenu du discours de presse, mais le jeu vous semble trop cruel. Vous essayez d’en dégager les traits pertinents d’une réception critique, tout en sachant combien l’exercice dans lequel vous êtes impliqué est aléatoire puisqu’il ne concerne que certains organes de presse. Vous éliminez les coupures qui se contentent de reproduire votre propre argumentation, décomptez celles qui s’en tiennent à une dépêche d’agence et classez les autres qui, somme toute, cernent trois problèmes fondamentaux relatifs à la nature du genre biographique : les rapports entre la vie et l’œuvre, la part de l’individuel dans le collectif, la distance entre le mythe et ce que vous croyez être le réel.

Fort heureusement, la biographie n’est pas un genre stabilisé, aux canons strictement définis. S’agissant d’un personnage dont la célébrité tient autant à ses écrits qu’à ses actes, il convient d’opérer un va-et-vient constant des uns aux autres, la difficulté étant de ne pas privilégier l’un de ces deux éléments, sous prétexte qu’au regard de la postérité seuls les écrits demeurent. Certains critiques se lamentent qu’on entende davantage le bruit des pas quotidiens que les chefs-d’œuvre, dont je me suis pourtant efforcé de dégager les grandes lignes et l’impact. Il est vrai que le biographe suppose ici que le lecteur ira consulter l’œuvre, pour autant qu’elle soit facilement accessible, ce qui est le cas pour Breton, désormais consacré par la publication de ses œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, et dont la plupart des ouvrages se trouvent publiés dans des collections au format de poche. Faudrait-il, pour autant, sacrifier à la facilité qui consisterait à résumer les œuvres dont on parle ? Je ne le crois pas, dès lors que j’ai indiqué toutes les voies par lesquelles la vie communique avec le texte, formant, pour reprendre une image chère à Breton, un véritable tissu capillaire. Un exemple suffira : évoquant cet étrange récit, de nature difficile à qualifier, qu’est Nadja, il serait loisible d’en analyser la structure, de montrer comment la première partie, relatant dans un ordre apparemment aléatoire ce que Breton nomme des « faits-glissade » et des « faits-précipice », est là pour mettre en condition le lecteur afin de lui permettre d’appréhender comme il convient la venue de ce génie libre, de cet être surréaliste par excellence qu’est Nadja, laquelle n’intervient et s’efface, semble-t-il, que pour annoncer l’irruption d’une femme dénommée X, que désormais nous savons être Suzanne, la compagne d’Emmanuel Berl. Or, le fil chronologique que j’ai suivi prouve que Breton n’a pu se livrer à une construction savante du texte, à moins qu’elle ne fût inconsciente, dans la mesure où il ne pouvait prévoir cette rencontre. Cela étant, on peut toujours supposer que le narrateur tendait ainsi les fils de son récit pour y prendre au piège l’enivrante et trop distante Lise, qui se refusait à lui dans le temps même où il écrivait ce texte, à Varengeville. Inversement, il est permis de penser que Breton, attentif aux signes et aux intersignes, s’est lui-même persuadé, en écrivant pour exorciser le souvenir de Nadja, qu’elle devait laisser place à la Merveille et que la première rencontre survenue l’a conforté dans sa croyance. Le lecteur est libre de choisir et d’interpréter ; il ne m’appartient pas de lui dicter un choix. Parodiant Breton, je dirais que « je me borne à convenir » que tel fait s’est produit dans son existence, dont j’établis l’authenticité par le recoupement des informations en ma possession.

J’ajoute qu’une telle procédure d’investigation se légitime du fait que Breton a toujours prétendu vouloir vivre dans une maison de verre, « où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » (Nadja, p. 9). En d’autres termes, ce constant passage de la vie à l’œuvre, et réciproquement, n’a d’intérêt que lorsqu’il permet de donner forme à ce projet d’existence formulé par l’auteur. L’écrivain a le droit, comme tout citoyen, au respect de sa vie privée, même lorsqu’il est devenu un homme public. Je ne me crois pas autorisé à enfreindre cette loi pour satisfaire la curiosité du public, avide de révélations sur ce « misérable petit tas de secrets » dont ne parlait pas Malraux, si ce n’est lorsque l’auteur nous y invite lui-même. Or, Breton a toujours prôné l’unité de la vie et de l’œuvre, refusant la littérature au profit de la vie, « la vraie vie », dans le sens où l’entendait Rimbaud. À propos du Traité du style d’Aragon, qu’il jugeait manquer d’humanité, il écrivait à sa femme : « Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent, c’est le vital. » S’il y est parvenu, comme je le crois, opposer la vie et l’œuvre me paraît, en l’occurrence et quoi qu’en ait dit Claude Roy, le type même du faux procès.

Le deuxième problème que pose la biographie d’André Breton concerne la part de sa démarche personnelle dans ce qu’on est convenu d’appeler, un peu légèrement je dois le reconnaître, « l’aventure surréaliste ». Tant, en France, l’une et l’autre se trouvent identifiées à sa personne. Même lorsqu’ils admettent, avec Jean Schuster, que le groupe surréaliste s’est dissous en octobre 1969, soit trois ans après la mort de Breton, les historiens n’en pensent pas moins qu’il avait cessé d’exister en même temps que son fondateur. Faut-il, dès lors, brosser à grands traits l’histoire d’une collectivité, au risque de ne plus percevoir les traits individuels de son meneur, ou bien doit-on coller uniquement au personnage sur lequel se concentre l’attention, en ignorant, momentanément, le groupe électif ? Faux débat, dirai-je encore, car l’un ne se conçoit pas sans l’autre. S’il est vrai, comme on l’a constaté, que le jeu pluriel oblige à, parfois, forcer la note, il est non moins vrai que Breton a constamment œuvré en fonction du groupe. Dès avant l’explosion de Dada à Paris, il opère la jonction entre Aragon et Soupault, de façon à former le trio des mousquetaires, comme les nommait Valéry, auxquels Vaché, Fraenkel, Éluard viendront s’adjoindre tour à tour dans l’esprit des commentateurs. C’est encore lui qui prendra l’initiative de fonder la revue Littérature, dont le siège sera d’abord, et très officiellement, sa chambre à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Il fera en sorte que les contributions sollicitées parviennent à temps, corrigera les épreuves, contrôlera lui-même la mise en page, négociera les traités avec les éditeurs et dépositaires, la Boutique d’Adrienne Monnier et le Sans Pareil d’abord, Gallimard ensuite. Il assumera les mêmes tâches, non sans lassitude parfois, pour La Révolution surréalisteLe Surréalisme au Service de la Révolution et bien d’autres revues encore qui formaient le creuset permanent du Mouvement, auxquelles il apportait une contribution financière personnelle. On sait que, malgré certaines réserves sur les finalités des manifestations Dada, il fit le plus pour que le spectacle correspondît au programme annoncé. On pourrait en dire autant pour les tracts, les pétitions, les déclarations collectives auxquelles il porta la main, s’efforçant de rallier le maximum de gens sur les textes qu’il rédigeait ou qu’il approuvait. Deux exemples seulement, pris à deux moments très distants de sa trajectoire : l’« Appel à la lutte » conçu au soir du 6 février 1934 pour unir toutes les forces hostiles au fascisme ; le célèbre Manifeste dit « des 121 », sur le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de textes à valeur performative, qui ont eu un sérieux impact sur la collectivité. Davantage, j’irai jusqu’à dire, que les Manifestes du surréalisme, rédigés par Breton lui-même, et qui ne doivent leur ton inimitable qu’à sa plume, ils sont le fruit de longs débats collectifs dont ils portent souvent la marque exacerbée.

Mais, me dira-t-on, les exclusions, les injures du second Manifeste, sont fort personnelles, et dirigées contre des individus qui s’étaient opposés à lui, à sa conception du Mouvement, engagé sur la voie politique tout en maintenant son autonomie. Certes. Il faut cependant faire la part de la pression exercée par les amis, au premier rang desquels Éluard et Aragon ne furent pas les moins exigeants, et par les circonstances sentimentales qui faisaient de Breton une corde tendue à l’extrême, vibrant au moindre coup d’archet. Car il faut souligner le paradoxe, qui est peut-être le propre de tout grand créateur : Breton est un solitaire qui a besoin du groupe pour s’épanouir, pour tester la force de ses idées, pour éprouver la qualité de ses écrits. Mais cette foule bourdonnant autour de lui l’importune par ses sollicitations permanentes, son manque d’autonomie, ses propos sans grandeur. On peut supposer que Breton eût été un écrivain plus prolixe et peut être d’une dimension supérieure s’il n’avait pas tenu à mettre en avant ses compagnons ou, plus tard, ses jeunes amis. Combien de fois, dans sa correspondance, il se lasse de devoir expliquer le surréalisme, écrire des préfaces, répondre à des entretiens où il devra, une fois de plus, marquer le cap ! Inversement, si le surréalisme lui doit tout, il doit beaucoup à cet ensemble, qui a fait d’un individu d’origine très modeste, sans aucun capital réel ni symbolique, l’un des grands de notre époque, à tel point qu’ils deviennent indissociables.

Henri Béhar est professeur émérite de l’université Paris 3. Grand artisan des études sur le mouvement dada et sur le surréalisme, il est à l’origine de nombreuses publications collectives dans ce domaine. Il est l’auteur d’André Breton : le grand indésirable (Fayard)

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Bien entendu, se reporter au volume en question:

Passé l’éclair du magnésium, les traits d’André Breton (1896-1966) se figent à jamais. Visage décidé, menton en avant, cheveux assez longs, il conduit la horde changeante des surréalistes. Dans la tourmente du siècle, marqué par deux guerres mondiales et la plus vaste révolution que la terre ait connue, c’est lui qui désigne le chemin. Son autorité s’exerce sur beaucoup, des plus grands aux plus obscurs. Aragon, Eluard, Soupault, Péret, Char, Tzara même, lui obéissent. A son corps défendant, le voilà hissé sur un piédestal, quelque part entre les statues de Rousseau et de Chateaubriand.

Ecartant les images simplistes, cette biographie montre comment s’est formée la personnalité du poète à travers son admiration puis son rejet de Valéry, Gide, Apollinaire. Elle le suit pas à pas dans sa quête de l’esprit moderne et son enthousiasme pour Dada, son invention de l’écriture automatique, son adhésion critique au parti communiste. Elle reconstitue l’avènement du surréalisme, son aventure quotidienne, ses débats et ses combats, à travers cet homme qui a toujours pris le parti de la vie.

Plus complexe, sensible, hésitant et angoissé qu’on le croit généralement, l’auteur de Nadja s’est efforcé de mettre en pratique une morale exigeante de l’existence, dominée par le très haute idée qu’il se faisait de l’amour, la poésie, la révolution. Il y est parvenu au prix de bien des difficultés, avec une constance et une inflexibilité qui l’ont fait classer, définitivement, au nombre des « grands indésirables ».

Format : Broché
Nb de pages : 700 pages
Poids : 863 g
Dimensions : 16cm X 24cm
Date de parution : 21/09/2005
EAN : 9782213626024

Une troisième édition, mise à jour, sera publiée prochainement (en 2024) aux éditions Classiques Garnier dans la collection Biographies.

« La pensée de minuit ? C’est midi ! »

dans Les Rencontres méditerranéennes Albert Camus, Albert Camus et la pensée de midi, éd. A. Barthélemy, Avignon, 2016, p. 45-58.

Albert Camus et la pensée de midi

Publication des actes du colloque 2013 : L’expression « pensée de midi » est peut-être, plus encore que les termes révolte et mesure, l’expression qui résume de la manière la plus condensée la réflexion de Camus. On trouve en elle les divers axes autour desquels sa réflexion se meut. Elle se veut d’abord pensée, avec tout ce que ce mot suggère d’appropriation de la tradition, de recherche de clarté et de rigueur. Mais elle est pensée de midi: en ce dernier mot les significations et les connotations se bousculent. Midi est mesure du temps et renvoie au mystère du temps qui s’écoule. La Pensée du midi est donc une pensée, mais une pensée centrée sur un jeu d’oppositions et de métaphores, où le soleil, la lumière et l’ombre occupent une place centrale.

Association des Amis d’Albert Camus: ww.rencontres-camus.com

Présentation des rencontres Albert Camus :

Présentation des Rencontres – Rencontres Méditerranéennes Albert Camus (rencontres-camus.com)

« La pensée de minuit ? C’est midi ! »
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La pensée de minuit ? c’est midi !

Il y aura bientôt un an que Jean-Louis Meunier me demandait de participer à ces rencontres méditerranéennes Albert Camus, en souhaitant me voir traiter de « la pensée de minuit selon Breton, par rapport à la pensée de midi selon Camus ».

Il faut vous dire que le syntagme « pensée de minuit » n’a jamais été employé, à ma connaissance (et à celle du golem à ma personne attaché) par André Breton ni par ses amis. En d’autres termes, elle ne fait pas sens chez les surréalistes. Je m’assure qu’elle n’est même pas employée par Albert Camus en consultant la base de données textuelles Frantext, qui contient quasiment toutes les œuvres de notre prix Nobel, y compris ses adaptations.

J’aurais eu tendance à répondre par la négative à l’aimable sollicitation de notre ami, si quelques jours auparavant (le 13 septembre 2012 exactement) n’avait été mis en ligne un bref article de Raphaël Denys : « Le surréalisme et la pensée de minuit », par les soins de la revue La Règle du jeu.

Cette apparition m’apprenait que pour au moins un lecteur du surréalisme, ce mouvement aurait pratiqué une telle pensée, évidemment opposée à celle que résumait Albert Camus dans le syntagme « pensée de midi », que lui-même n’employa qu’à deux reprises, en tout et pour tout, uniquement dans L’Homme révolté.

Ce bref article situait le surréalisme de 1939 jusqu’à la publication de L’Homme révolté en 1951. L’aperçu historique n’était pas flatteur pour le mouvement révolutionnaire. L’affirmation suivante me fit dresser l’oreille : « Or, exceptés quelques traits polémiques, rien d’outrancier dans ce que vient d’écrire Camus. » Quelques lignes plus loin, l’énoncé : « Dans la nuit surréaliste, le réel, le social, le politique ne sont que secondaires » me fit m’interroger sur la compétence de l’auteur. Excluant les guillemets et mené au style indirect libre, son discours ne permet pas de savoir qui parle. La conclusion ne faisait aucun doute : « Voilà en somme ce que fut l’expérience surréaliste, une expérience ontologique du négatif, une pensée de minuit dans la nuit du 20e siècle. À BAS TOUT ! hurlait Dada. Rien à sauver. » Ainsi, le critique se substituait au penseur original, pour lui faire dire ce qu’il voulait entendre ! D’ailleurs, il ne cachait pas son parti pris en avouant : « Je repense à mon adolescence et ne puis que donner raison à Camus. » Pourquoi faut-il que la critique idéologique soit toujours menée d’un seul côté ? je me le demande encore !

Il me fallait aller y voir de près. J’acceptai donc l’invitation, ne fut-ce que pour vérifier avec vous la teneur réelle des propos d’Albert Camus.

*
**

Pour situer la prétendue « pensée de minuit » par rapport à la « pensée de midi » formulée par Camus, il me faut, en bonne méthode, commencer par la définir, alors même que nos conclusions sur le sujet ne sont pas encore tirées.

Je le ferai le plus brièvement possible, en rappelant d’abord les deux occurrences où le romancier-philosophe use de cette expression :

c’est à la fois le titre d’une section et de l’avant-dernier chapitre de L’Homme révolté (p. 367), celui-ci référant immédiatement au syndicalisme révolutionnaire, pris comme exemple de réalisme conquérant ;

c’est ensuite une exclamation lyrique : « Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. O pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille » (L’Été, 1954, p. 140, L’exil d’Hélène)

Si l’on interroge le contexte, on voit bien que le syntagme « pensée de midi » postule une notion d’équilibre, de mesure, en pleine lumière, ce que Jacqueline Lévi-Valensi résume ainsi : « L’art, cependant, atteste que ‘‘l’homme ne se réduit pas à l’histoire’’, et la ‘‘pensée de midi’’, tension entre le ‘‘oui’’ et le ‘‘non’’, donne à la mesure humaine sa valeur créatrice. » (notice Camus dans l’Universalis).

Cette tension n’élimine pas la révolte, mais elle l’intègre à l’évolution de l’humanité, dans le sens de la vie : « Loin d’être un romantisme, la révolte, au contraire, prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. » (HR, 369)

S’il ne s’était agi que de cette conclusion, j’ose avancer qu’il n’y aurait pas eu de querelle avec André Breton, qui lui-même a toujours plaidé en faveur de la vie, n’en déplaise à M. Denys. Dès son premier recueil de poésies, Clair de terre, il affirmait « Plutôt la vie que ces prismes sans épaisseur même si les couleurs sont plus pures… » en un inlassable repetend. Mais Camus a voulu s’attaquer à Lautréamont en tant que maître à penser des surréalistes, et c’est là que le bât blesse. Son chapitre « Lautréamont et la banalité », publié en avant-première dans Les Cahiers du Sud, provoqua la stupeur et l’indignation de Breton qui répliqua aussitôt dans Arts, le 12 octobre 1951, à l’enseigne du « Sucre jaune » (OC III, 911).

Ne gâtons pas notre plaisir : ce titre emprunté aux Poésies d’Isidore Ducasse programmait toute une hygiène des lettres : « Oui, bonnes gens, c’est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. » (Poésies I)

Breton s’estime défié. La réflexion de Camus sur la poésie « témoigne de sa part, pour la première fois, d’une position morale et intellectuelle indéfendable ». Moralement, Camus suspecte a priori tous les insurgés. Intellectuellement, il témoigne d’une méconnaissance totale de l’œuvre analysée, particulièrement de Poésies. Plus grave, sa thèse fondamentale, selon laquelle la révolte absolue ne peut engendrer que le goût de l’asservissement intellectuel, outre qu’elle n’est pas fondée, fait preuve d’un pessimisme intolérable.

Fâché de ce qu’il pense n’être qu’un malentendu, Camus lui demande d’attendre la publication intégrale de son essai pour en juger globalement. Aimé Patri et Breton discutent de l’ouvrage le mois suivant, texte en main (OC III, 1048). Breton dénonce le sophisme par lequel Camus oppose « une révolte sans mesure » à une prétendue révolte mesurée. « La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? La révolte peut-elle être à la fois elle-même et la maîtrise, la domination parfaite d’elle-même ? Allons donc ! Une révolte ainsi châtrée ne saurait être que la “sagesse du pauvre” dont se défend Camus. » Ce dernier relève les critiques de Breton point par point et lui reproche, en somme, de sanctifier la poésie et la révolte au lieu de s’attacher à étudier le drame de l’époque1.

Dans une ultime réponse, Breton, qui se garde de mettre en cause la personne de Camus, considère qu’il tend la perche à la réaction et prône « le sabordage de tous les bâtiments battant pavillon de révolte » (OC III, 1 057). Il en appelle à l’arbitrage du responsable de la rubrique, Louis Pauwels, que celui-ci s’interdit de prononcer.

Le débat restait ouvert, et la publication de l’ouvrage ne devait pas apporter de réponse, ce qui entraina diverses prises de position sur lesquelles je passerai, puisqu’il en a déjà été question lors de vos précédentes rencontres. En résumé, je dirai qu’au-delà des attaques explicites contre les surréalistes, ces « nihilistes de salon », comment ne pas voir dans cette assimilation de Lautréamont à la banalité le chemin tout tracé pour la thèse de l’illustre Faurisson, qui devait l’identifier à M. Prudhomme !

Implicitement, Breton voyait se reproduire la démarche adoptée par Charles Chassé contre Ubu roi : si le public admet qu’il s’agit d’une supercherie, alors tout le symbolisme s’en trouve atteint. Si Les Chants de Maldoror ne sont que banalité, alors tout le surréalisme est réduit à néant.

Nous voici fort loin de la pensée solaire revendiquée par Camus, de cette tension entre la mesure et la démesure. Reprenons l’examen depuis le début.

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Admettons un moment qu’Albert Camus ait pris le surréalisme comme exemple parfait de l’idéologie opposée à ce qu’il nommait « la pensée de midi ». La « pensée de minuit » se caractériserait par le recours à l’automatisme et au rêve, l’appel au merveilleux, et, enfin, par une poésie de la révolte ou de la révolution, celle-là même à laquelle il adressa les flèches les plus acérées.

Au commencement, il y eut la découverte de l’écriture en collaboration et à jet presque continu par André Breton et Philippe Soupault, Les Champs magnétiques. À tel point que Breton s’en fut déclarant : « Si c’est ça le génie, c’est facile ». L’automatisme était alors le synonyme exact du « surréalisme », de sorte que la critique usa indifféremment d’un mot pour l’autre.

D’où la définition du Manifeste du surréalisme (1924) : « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ».

Une note du même manifeste désigne le but de cette démarche : « Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison ». On ne saurait être plus positif, voire positiviste, mais cet objectif, inscrit dans une note de bas de page, échappait à Camus.

Tout autant que les poètes, les peintres du groupe se sont livrés à l’automatisme, avec un bonheur plus visible.

Reste qu’au moment où Camus dresse son réquisitoire, le surréalisme, y voyant l’histoire d’une infortune continue, a renoncé à l’automatisme depuis une dizaine d’années. Il n’y aurait donc plus que le rêve comme discriminant du mouvement.

Or, chacun sait que le rêve n’existe pas. Il n’y a que des récits du rêve. Quelles que soient les vues des spécialistes sur la question, ceux-ci n’ont jamais pu que se fonder sur la parole des rêveurs, et non sur une matière concrète, la matière du rêve. Aujourd’hui, les neurophysiologues considèrent que, plus élaboré pendant la phase dite du sommeil paradoxal, le rêve peut être continu et ils admettent tous qu’il sert à reprogrammer les neurones. Si l’on admet avec Lacan que « l’inconscient est structuré comme un langage », il faut en déduire que le récit du rêve dépend de la langue et de la culture du rêveur aussi bien que des structures narratives dont celui-ci dispose.

Pour Breton, les philosophes n’ont jamais écrit rien qui vaille sur le sujet : « On en est quitte pour… la peur de se contenter de penser, avec Kant, que le rêve a ”sans doute” pour fonction de nous découvrir nos dispositions secrètes et de nous révéler, non point ce que nous sommes, mais ce que nous serions devenus, si nous avions reçu une autre éducation (?) – avec Hegel, que le rêve ne présente aucune cohérence intelligible, etc. » (Vases, OC II, 106). Féru de marxisme, il ajoute que les « écrivains sociaux » sont encore moins explicites, certainement parce que les « littérateurs » ont tout intérêt à exploiter le filon du récit de rêve, par nature conservateur, et sans conséquence sur la société (Vases, OC II, 107). Quand aux théoriciens qu’il examine, il observe que chacun nous en révèle plus sur lui-même que sur le rêve (ibid.).

Il leur oppose sa propre pratique, qu’il expliquait dès 1922 dans l’article « Entrée des médiums », disant comment il voulait des récits purs de toute scorie, recourant à la sténographie pour les noter, mettant en cause les défaillances de la mémoire, seule « sujette à caution » (OC I, 275)..

Le Second Manifeste, en 1929, lui fournit l’occasion de dresser un bilan négatif : « Malgré l’insistance que nous avons mise à introduire des textes de ce caractère dans les publications surréalistes, et la place remarquable qu’ils occupent dans certains ouvrages, il faut avouer que leur intérêt a quelquefois peine à s’y soutenir ou qu’ils y font un peu trop l’effet de ”morceaux de bravoure”. » (OC I, 806)

Au demeurant, le corpus intégral des récits de rêves dans l’œuvre de Breton n’atteint pas la dizaine. Encore éprouve-t-il le besoin de se servir des rêves de ses compagnes !

Le vœu de Breton est inscrit en une formule gnomique qui résume toute sa pensée : « Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve » (Vases, OC II, 208).

« Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. » (OC I, 319) Dans le Manifeste du surréalisme, cette déclaration vient immédiatement après une réflexion sur la surréalité, ce qui revient à en faire une composante du surréalisme.

Breton aborde alors un nouvel aspect du concept, son caractère transitoire, autant que la modernité chez Baudelaire, en analysant les formes sous lesquelles il apparaît dans les arts : « Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. » (ibid. p. 321).

Suivra le projet d’élaborer un dictionnaire du merveilleux. Le merveilleux se trouve partout où il y a du surréalisme : au cinéma, dans l’art des fous-la clé des champs, dans les contes et légendes populaires comme dans les textes provenant de l’automatisme. Breton explique l’intérêt que lui procure l’art océanien par le merveilleux qu’il comporte et qui donne sur un paysage mental inconnu : « Il y a aussi que le merveilleux, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue fulgurante sur autre chose que ce que nous pouvons connaître, n’a jamais dans l’art plastique, connu les triomphes qu’il marque avec tels objets océaniens de très haute classe. » (OC III, 838).

Mais c’est dans l’article « Le merveilleux contre le mystère » qu’il précise comment, à partir de Rimbaud et de Lautréamont, s’affirme une volonté d’émancipation totale de l’homme, fondée sur le langage et réversible sur la vie. Déclarant son refus du mystère au profit du merveilleux, il ne cache pas le rôle de la passion : « Le symbolisme ne se survit que dans la mesure où, brisant avec la médiocrité de tels calculs, il lui est arrivé de se faire une loi de l’abandon pur et simple au merveilleux, en cet abandon résidant la seule source de communication éternelle entre les hommes. » (OC III, 658)

Avant de se placer « au service de la révolution », le surréalisme a postulé la révolution surréaliste, titre de deux revues successives, faisant pièce, en quelque sorte, à Dada qui n’avait pas d’objectif et passait pour un pur nihilisme (j’ai montré ailleurs qu’il n’en était rien).

Au départ, il y a la révolte, une révolte aveugle et sans but, que Breton reformule dans le Second Manifeste, « on conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, et du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » Phrase que l’humaniste Camus prend à parti, la jugeant comme une tache irrémédiable.

Il est vrai qu’ainsi formulée, et quels qu’en soient les motifs (Breton avait en tête le geste de l’anarchiste Émile Henry, guillotiné à 21 ans), elle demeure irrecevable pour tout être social. Mais Breton se regardait au miroir noir de l’anarchisme. Rétrospectivement, il explique : « À ce moment le refus surréaliste est total, absolument inapte à se laisser canaliser sur le plan politique. Toutes les institutions sur lesquelles repose le monde moderne […] sont tenues par nous pour aberrantes et scandaleuses. Pour commencer, c’est à tout l’appareil de défense de la société qu’on s’en prend […] » (La Clé des champs, OC III, 935).

De fait, au moment où Breton écrivait ces lignes de tonalité anarchiste, les surréalistes s’étaient ralliés au tout jeune Parti communiste, issu de la scission de 1920, militant pour l’avènement d’une société sans classe. Ils prétendaient mettre leurs talents d’intellectuels et d’hommes de plume au service de la classe ouvrière. On sait ce qu’il en advint !

Dès 1935, cela Camus ne pouvait l’ignorer, Breton mettait en cause Staline et le stalinisme (« Du temps que les surréalistes avaient raison », 1935). S’il ne renonçait en rien à l’idée de révolution, il s’écartait de tout parti. Au sortir de la guerre, il réaffirmait dans le tract Rupture inaugurale le « destin spécifique » du surréalisme, qui était de « revendiquer d’innombrables réformes dans le domaine de l’esprit ».

Ce ralliement au réformisme était-il une marque de sagesse, le renoncement à toute violence, le recours au silence face aux deux blocs qui se partageaient le monde ?

Si la voix du poète et celle de ses compagnons n’a pas été aussi perceptible qu’autrefois, il n’a cessé de s’exprimer contre les guerres coloniales, et de s’élever contre l’inacceptable condition humaine.

Ainsi, la « pensée de minuit » n’est pas l’ennemie de la « pensée de midi ». À propos de l’opposition Camus/Breton, telle que la représentent les commentateurs, je reprendrais volontiers la formule d’Engels : « Ce qui manque a ces messieurs, c’est la dialectique. » Mouvement de l’esprit parfaitement réalisé par la résolution des contraires que postulait le Second Manifeste du surréalisme.

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On admet d’autant moins l’opposition des deux penseurs qu’ils s’estimaient réciproquement. Je n’en veux pour preuve que les termes employés par Breton à l’égard de son cadet, tandis que ce dernier a oublié de noter dans son journal de voyage aux Amériques le déjeuner pris en commun.

La voix du journaliste apparaissait à Breton comme « la mieux timbrée et la plus claire qui fût montée dominant cette période de ruine » (OC III, 983). Tous deux se concertèrent sur la meilleure façon de préserver le témoignage de certains hommes libres des distorsions idéologiques. Ils rêvèrent à une sorte de pacte par lequel des gens de leur trempe s’engageraient à ne s’affilier à aucun parti politique, à lutter contre la peine de mort, à ne jamais prétendre aux honneurs, quels qu’ils soient.

Sur le plan philosophique, Breton ne saurait souscrire à la morale de l’existentialisme qui, sous prétexte d’un « engagement » de l’artiste, se met à la remorque du Parti communiste. Il en appelle aux intellectuels pour adresser des remontrances aux « grands irresponsables de l’heure », et procéder à une refonte totale des idées, en finir avec tous les poncifs de la morale universelle. Il rappelle les termes du manifeste de Mexico sur l’indépendance absolue de l’art et rejette le précepte jésuite, repris par les staliniens, selon lequel « la fin justifie les moyens ». Critiquant le pessimisme de Camus, il affirme : « le rocher de Sisyphe se fendra un jour ». Si l’homme a perdu les clés originelles de la nature, il peut les retrouver en interrogeant les mythes, à l’aide du désir, ce « grand porteur des clés » (OC III, 588-599).

Breton et Camus ont milité de conserve en faveur de Garry Davis, le « petit homme » qui prônait un désarmement mondial. Ensemble, ils ont participé à la fondation du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), organisation échappant au monolithisme des partis traditionnels. Au meeting de la salle Pleyel sur le thème « L’internationalisme de l’esprit », le 13 décembre 1948, Breton a pris la parole pour décrire les partis comme des zombies se survivant à eux-mêmes (OC III, 982-988). Il appelle à la constitution d’une formation capable de traduire les aspirations collectives, s’opposant à la fois aux staliniens qui versaient dans la dictature policière et aux gaullistes qui, par réaction, ne visaient qu’à renforcer la Défense nationale. D’après lui, le surréalisme, fidèle à ses aspirations initiales, n’a cessé de fournir des armes pour le combat international de l’esprit, que ce soit avec l’automatisme, ses prises de position contre les procès de Moscou ou la déclaration de Mexico. Il fut vivement applaudi lorsqu’il dénonça la discrimination raciale ainsi que la politique française en Indochine et à Madagascar et même lorsque, refusant la notion de responsabilité collective, il souhaita la réintégration du peuple allemand dans la communauté humaine.

Quittant le plan des idées, je prendrai à témoin ces fragments de discours intimes que sont les dédicaces adressées par Camus à son ainé, depuis 1947 jusqu’après la crise :

« A André Breton, irremplaçable, avec l’admiration et l’amitié d’Albert Camus. » (La Peste) ;

« A André Breton, avec l’admiration et la fidélité d’Albert Camus » (L’État de siège) ;

« A André Breton, ces petites étapes sur un chemin commun. Amicalement Albert Camus. » (Actuelles, Chroniques 1944-1948) ;

et, pour finir, cet hommage faisant suite à la polémique : « A André Breton, à titre documentaire et malgré tout, Albert Camus » (L’homme révolté)

Méditons ce « malgré tout » !

Les divergences entre ces deux intellectuels sont d’autant moins compréhensibles qu’ils avaient la même opinion au sujet du principe jésuite, remis à la mode par les staliniens, selon lequel « la fin justifie les moyens ». « Ce précepte, dit Breton, j’en suis immédiatement tombé d’accord avec Camus à New York, est en effet celui auquel les derniers intellectuels libres doivent opposer aujourd’hui le refus le plus catégorique et le plus actif. » (Entretiens radiophoniques, OC III, 596)

L’accord commun ne signifie pas que Breton souscrive désormais au pessimisme de Camus. Il conclut : « Ils [les surréalistes] ne tiennent pas pour incurable la ‘‘fracture’’ observée par Camus entre le monde et l’esprit humain. » (ibid., p. 597)

On le voit, rien d’inconciliable entre eux, d’autant plus que Breton a toujours prôné une conception morale de l’existence. Non point la morale commune, mais celle qu’il a pu dégager de la présence de certains êtres au-dessus du lot, tel Jacques Vaché, qui lui enseigna le détachement de toute chose, Sade, qui fit une « brèche dans la nuit morale » (OC II, 399), Baudelaire en transcendant la réalité, Rimbaud et Lautréamont bien sûr. Contre les religions de la passivité, tous ces poètes assurent un « envol plus ou moins sûr de l’esprit vers un monde enfin habitable » (OC I, 782).

J’affirme qu’un bon usage de la dialectique leur aurait permis de s’entendre mieux qu’ils ne firent. Ils eussent alors partagé la même conception de l’analogie universelle.

Quand, lors d’une conversation entre surréalistes, Breton cherche à faire comprendre ce qu’est l’analogie, il emploie cette image : « j’en vins à dire que le lion pouvait être aisément décrit à partir de l’allumette que je m’apprêtais à frotter. » (P.C., IV, 885)

Il compare alors l’analogie poétique à l’analogie mystique, en ceci que toutes deux transgressent les lois de la déduction, et montrent la relation d’un objet à l’autre alors que la logique n’y voit aucun rapport. À ceci près que l’analogie poétique ne présuppose aucun monde invisible, et fait voir la vraie vie « absente ».

« Seul le déclic analogique nous passionne, c’est seulement par lui que nous pouvons agir sur le moteur du monde. Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot comme, que ce mot soit prononcé ou tu. » (OC III, 166)

Au-delà de la théorie esthétique et philosophique, le « démon de l’analogie » (Nadja I, 714, la formule est empruntée à Mallarmé), est aussi un mode de vie et une manière de penser.

J’entends bien qu’en évoquant cet aspect de la pensée bretonienne, Camus ne semble pas l’approuver. Mais il ne la condamne pas pour autant : « Finalement, comme l’expérience de Nietzsche se couronnait dans l’acceptation de midi, celle du surréalisme culmine dans l’exaltation de minuit, le culte obstiné et angoissé de l’orage. Breton, selon ses propres paroles, a compris que, malgré tout, la vie était donnée. » (HR, 127)

Qu’est-ce à dire, sinon que midi implique minuit, et réciproquement ? Ce « démon de l’analogie » est tout naturel : « ce processus répond à une exigence organique et […] il demande à ne pas être tenu en suspicion ni freiné mais, tout au contraire, stimulé » (OC IV, 838).

Aujourd’hui, nul n’ignore cette postulation du Second Manifeste : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » Mais on oublie la suite, qui envisage explicitement le dépassement, la fusion des antinomies.

De la même façon, je me demande bien en quoi la conception que Breton s’est faite de l’amour, la morale qu’il en a tirée, s’opposeraient à celle de Camus.

En 1929, les surréalistes lancent une « Enquête sur l’amour ». Ils considèrent que « l’idée d’amour, [est] seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie ». Ils reconnaissent que l’amour auquel ils aspirent ne saurait se développer sans un profond bouleversement de la société. La Liberté ou l’amour ! déclare Desnos, tandis que leur principal théoricien prétend substituer l’amour électif et la reconnaissance à l’aliénation sociale. Ce mouvement de libération s’accompagne d’un retour à la Nature, qui n’exclue en rien la lucidité : « Amour, seul amour qui sois, amour charnel, j’adore, je n’ai jamais cessé d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. » (A. Breton, L’Amour fou).

L’amour unique devient un trait spécifique d’André Breton, qui en appelle au double témoignage d’Engels et de Freud pour défendre cette conception, source d’un « progrès moral aussi bien que culturel » (OC II, 745). Et d’en déduire : « Chaque fois qu’un homme aime, rien ne peut faire qu’il n’engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d’eux, il se doit de l’engager à fond. » (OC II, 747)

Au vrai, c’est bien Camus qui a rendu le plus bel hommage à cette idée de l’amour : « Après tout, faute de pouvoir se donner la morale et les valeurs dont il a clairement senti la nécessité, on sait assez que Breton a choisi l’amour. Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s’oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l’amour. »

Au terme de cette analyse, vous serez d’accord avec moi pour considérer que la confrontation Breton/Camus fut l’objet d’un malentendu, au sens camusien du vocable, si je puis dire.

La raison fondamentale du débat me parait tenir à l’hostilité de Camus non pas envers Breton, nous l’avons vu, mais plutôt envers l’idéologie allemande que le poète semblait reprendre à son compte. Admirateurs de Novalis, d’Achim d’Arnim comme de Fichte et de Hegel, les surréalistes étaient, aux yeux de Camus, les héritiers de cette « pensée de minuit » en France. D’ailleurs, Breton n’allait pas tarder à le revendiquer : « A toute occasion ils [les surréalistes] ont fait valoir ce qu’ils devaient à la pensée allemande aussi bien qu’à la poésie de langue allemande. » (OC IV, 852) Au demeurant, le Second Manifeste prétendait, tout autant que le matérialisme historique, partir de « l’avortement colossal » du système hégélien. Or, tout le propos de L’Homme révolté se construit sur l’opposition de la pensée de midi à l’idéologie allemande, avec, notamment, l’exemple du triomphe de Marx contre les libertaires méditerranéens.

Est-ce l’effet du temps écoulé depuis cette polémique ? J’ai un peu le sentiment d’avoir traité d’un sujet sans existence réelle. À la question de savoir ce qui est le plus important, de la lune ou du soleil, de « la pensée de midi » ou de « la pensée de minuit », je ne puis m’empêcher de songer à l’imparable réponse des Sages de Chelm : « La lune, car elle éclaire la nuit. Le jour, on n’en a pas besoin. » C’était avant leur extermination par les nazis.

Henri BÉHAR


Annexe

Pour fixer les idées, voici la liste des 19 œuvres de Camus traitées par Frantext :

1936n Révolte dans les Asturies : essai de création collective 8 945 mots, théâtre

1942, L’Étranger 39 692 mots, roman

1942, Le Mythe de Sisyphe 44 222 mots, essai

1944, Caligula, 24 647 mots, théâtre

1944, Le Malentendu, 18 220 mots, théâtre, tragédie,

1947, La Peste, 102 379 mots, roman

1948, L’État de siège, 29 888 mots, théâtre

1950, Les Justes, 20 302 mots, théâtre

1951, L’Homme révolté, 126 985 mots, essai

1953, LARIVEY (Pierre de), CAMUS (Albert), Les Esprits [adaptation], 14 604 mots, théâtre, comédie

1953, CALDERÓN DE LA BARCA (Pedro), CAMUS (Albert), La Dévotion à la croix [traduction et adaptation]n 19 845 mots, théâtre

1954, L’Été, 25 321 mots, essais (recueil de)

1955, BUZZATI (Dino), CAMUS (Albert), Un cas intéressant [adaptation], 28 070 mots, théâtre

1956, La Chute, 37 166 mots, roman, récit

1956, FAULKNER (William), CAMUS (Albert), Requiem pour une nonne, [traduction et adaptation], 29 640 mots, théâtre

1957, L’Exil et le royaume, 55 050 mots, nouvelles (recueil)

1957, VEGA (Lope de), CAMUS (Albert), Le Chevalier d’Olmedo [traduction et adaptation], 22 997 mots, théâtre, tragi-comédie

1959, DOSTOÏEVSKI (OU DOSTOEVSKIJ) (Fiodor Mikhaïlovitch), CAMUS (Albert), Les Possédés [adaptation], 47 881 mots, théâtre

1959, Noces, 15 599 mots, essais (recueil), poèmes en prose.

En ce qui concerne les textes de Breton, je me réfère à ma propre numérisation comportant l’intégralité de ses publications, à l’exception de Qu’est-ce que le surréalisme ? et de Position politique du surréalisme, qu’il me faut consulter sur papier.

1 ; Albert Camus, Arts, 23 novembre 1951.

Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme

« I paradossi del Secondo Manifesto del Surrealismo », catalogue exposition Pise, 1929, il grande surrealismo dal Centro Pompidou. Da Magritte a Duchamp », Genève, Skira, 2018, p. 154-174.

Le catalogue de l’exposition Pompidou à Pise De Magritte à Duchamp paraît en italien aux éditions Skira : Guarda Da Magritte a Duchamp 1929. Il grande Surrealismo dal Centre Pompidou sur Unilibro.it

https://www.unilibro.it/libro/ottinger-d-cur-/magritte-duchamp-1929-grande-surrealismo-centre-pompidou/9788857239309

Ma contribution, « Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme » y est publiée en italien. Voici la version originale, en français, de ce texte :

L’année 1929 n’est guère favorable pour André Breton, tant sur le plan social et collectif que sur le plan sentimental, avec un divorce qui n’en finit pas, et une maîtresse pour le moins versatile. La Révolution surréaliste, la revue qu’il dirige, seul, depuis sa quatrième livraison, ne s’est plus manifestée depuis deux ans (n° 10, 1er octobre 1927). Ce n’est pas brillant pour un organe qui prétend montrer la créativité du seul mouvement révolutionnaire de l’époque, et pas seulement sur le plan artistique ! Il convient de faire cesser cet état de fait au plus vite. À la suite de nombreuses conversations, non sans de longues hésitations, Breton s’est décidé à produire un texte d’orientation comme il est le seul, dans le groupe, à savoir le faire. Tout le monde lui reconnaît au moins ce mérite. Cet article devra expliquer aux lecteurs les raisons d’un tel silence et, du même mouvement, indiquer le Nord pour ses amis déboussolés. Rappel aux principes, appel aux jeunes « dans les lycées dans les ateliers même, dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes », à tous les purs qui refusent le pli, ce texte qu’il veut en même temps informatif et performatif devra relancer le mouvement par un effort collectif de dépassement. [Lire la suite sur le PDF>>>>]

Voir également la publication numérique en français: http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=1058


Lire le texte (numérisé) des Manifestes du surréalisme :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_du_surr%C3%A9alisme

« Introduction au Potlatch André Breton », Histoires Littéraires, n° 77, 2019, p. 29-48.

Éditorial

Patrick Besnier : Une chronique inconnue de Raymond Roussel                                        
Daniel Grojnowski : Les années Chat Noir                                                                                
Henri Béhar : Introduction au Potlatch André Breton                                                           
Michael Roelli : La « science du rêveur ». Jean Paulhan, onirologue                                
Entretien avec Claire Paulhan                                                                                                   
Jean-Yves Mollier : Edouard Dentu, un éditeur collectionnaire du xixsiècle                  
Jacques-Remi Dahan : Une première lettre inédite de Charles Nodier à Herbert Croft     
Günter Schmigalle : Trois lettres inédites de Laurent Tailhade à Rubén Darío              
Philippe Chauvelot : Jean Lorrain, Lettres à Rachilde 1885-1903                                 
Jean-Paul Goujon : Fernand Fleuret, Le Dr Jean Vinchon et Apollinaire                        
José Moure, Claude Schopp : Rémi sans famille d’Antoine Brossier                              
Chronique des ventes et des catalogues                                                                         
En société                                                                                                                  
Livres reçus


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Voir l’ouvrage de référence :

4ème de couv. :

Chaque année, au printemps, fleurissent les salons du livre où les curieux et les amateurs s’en viennent échanger des livres anciens, déjà lus. Mieux, il en est qui ne s’intéressent qu’aux ouvrages portant la signature de l’auteur. Ils sont encore plus satisfaits s’ils sont agrémentés de quelques mots autographes destinés au premier lecteur. Ils nomment cela « dédicaces » ou « envois ».

Il faut désormais prendre ces envois en considération, comme partie intégrante de l’œuvre d’un auteur, tout comme la génétique textuelle fait son miel des brouillons, des manuscrits, des journaux intimes, de la correspondance. Cela est si vrai que, pour ce qui concerne André Breton, ses héritières ont tenu à faire numériser, outre ses propres manuscrits, les premières pages des livres qu’il avait reçus, munis d’un envoi autographié.

Il s’agissait là de témoignages d’une conversation en cours, qu’il m’a fallu reconstituer en recherchant les « envois » écrits par André Breton lui-même. J’étais sûr qu’ils avaient existé, car Breton l’a montré à diverses reprises, il ne pouvait accepter un don sans rendre le contre-don, sous la forme de l’un de ses propres livres. Usage fort ancien, que les Indiens d’Amérique nomment le Potlatch. Le présent recueil prouve que le poète n’a jamais manqué au rituel.

Fait remarquable, ces messages occasionnels échappent au commerce des livres et deviennent des poèmes pour eux-mêmes, qui s’ajoutent, en trois dimensions, à ses œuvres complètes. En effet, il faut ici prendre en compte la parole, le message que le poète adresse oralement à son lecteur, connu pour être lui-même un auteur, ou du moins un lecteur averti.

D’où les notices consacrées à chacun des cinq cent destinataires : elles précisent, autant que possible, les relations qu’André Breton entretenait avec chacun d’eux, sur le plan du livre, de préférence. Outre les amis surréalistes, à toutes les époques, on y trouvera des personnalités pour le moins surprenantes, à tous les niveaux de la société.

H.B.
560 pages illustrées (dédicaces de et à André Breton – Michel Butor, Paul Claudel, Colette, Marguerite Duras, etc…)

Format : Broché
Nb de pages : 558 pages
Poids : 1200 g
Dimensions : 18cm X 25cm
Date de parution : 06/01/2020
ISBN : 978-2-35548-143-7

Une étude sur les envois offerts par André Breton (1896-1966) et ceux qu’il a reçus, dont certains sont reproduits. Reprenant une tradition amérindienne, le potlatch, qui consiste à s’échanger des cadeaux, le poète surréaliste faisait parvenir un exemplaire dédicacé d’un de ses livres à un correspondant, personnalité du monde des arts, des lettres ou de la politique, qui lui en avait offert un. ©Electre 2020


Compte rendu par Georges Sebbag :

Des envois à la pelle au vent – Philosophie et surréalisme (philosophieetsurrealisme.fr)

Compte rendu par Pierre Taminiaux :

Henri BÉHAR : Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don (du lérot, 2020) | Mélusine (melusine-surrealisme.fr)

Compte rendu par Alain Trouvé :

Parution, Henri Béhar, « Potlatch André Breton », éd. du Lérot | LIRE ÉCRIRE, D’UN CONTINENT À L’AUTRE (ra2il.org)

Et le complément du volume initial :

Potlatch André Breton complément | Henri Béhar (melusine-surrealisme.fr)

Potlatch André Breton complément

Dans le recueil Potlatch André Breton ou La Cérémonie du don, publié en 2020 par les Editions Du Lérot à Tusson, je pense avoir démontré que, s’il recevait un ouvrage muni d’un « envoi » autographe signé par l’auteur, André Breton ne tardait pas à lui faire le contre-don d’un de ses propres livres, récemment paru, ou encore adapté à l’image qu’il se faisait du signataire. Mais il est évident qu’il prenait souvent l’initiative de faire don d’un de ses ouvrages, orné d’un envoi spécifique, à ses meilleurs amis et à ses relations.
Je poursuis cette démonstration ci-après, dans un recueil complémentaire  numérique au format PDF. Selon son goût, le lecteur pourra le lire directement sur écran ou bien l’imprimer pour insérer les pages dans le volume sur vélin de l’édition première.

« On est criminel à tout âge », Cahier du TNP, n° 19, 2019, p. 42-47. [sur Roger Vitrac, Victor ou Les Enfants au pouvoir].

Couverture du Cahier du TNP n° 19. Lire cette publication sur: Calaméo – Cahier n°19 Victor ou les enfants au pouvoir (calameo.com)

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Comparer avec le texte initial :

« On est criminel à tout âge »

Par Henri BÉHAR

La Comédie de Bourges, alors Centre dramatique national, a monté Victor ou Les Enfants au pouvoir en octobre 1968. Son directeur, Guy Lauzun, s’étant servi de mon essai, récemment paru, concernant la vie et l’œuvre de Roger Vitrac, m’avait invité à la première. À l’époque, les gens de théâtre ne dédaignaient pas l’avis des critiques et des chercheurs, d’autant plus qu’ils avaient besoin, pour maintenir l’institution, d’une presse attentive. Curieux d’entendre, dans la salle, les échos possibles entre ce qu’on appelait alors pudiquement « les événements de mai 1968  », et ceux que la pièce évoquait, soixante ans auparavant, j’y courus.

À la fin du spectacle, la comédienne qui interprétait la belle Thérèse, Catherine Dejardin, vint me serrer la main et me fit part du trouble qui l’avait saisie au cours de sa prestation. Ma présence ayant été annoncée à l’avance, elle avait lu ou relu le passage que je consacrais à son personnage dans ma thèse. J’y disais que Thérèse, la femme adultère, était offusquée, choquée par le sentiment de l’inceste que les enfants, Esther et Victor, suggéraient lorsqu’ils imitaient les adultes adultères.

« J’ai bien compris que, dans la pièce, ma fille avait été conçue avec le père de Victor. Par conséquent, même par jeu, le mariage des enfants constituait un inceste. Mais comment le faire comprendre sur la scène ? » me dit ma ravissante interlocutrice.

C’était là un problème théâtral auquel je ne pouvais apporter aucune solution. En effet, contrairement à ce que je viens d’écrire, l’inceste n’est pas un sentiment mais un tabou ! « Inceste, que justice soit faite » proclament les journaux du jour (5 février 2019), se faisant l’écho d’un documentaire projeté à la télévision. Certes, c’est un crime, s’il est subi par un enfant. Aujourd’hui, notre société se focalise sur le viol d’un jeune par un de ses parents, mais, en vérité, l’inceste est surtout un interdit religieux, moral, civilisationnel. En dépit de la généralisation que fera Claude Lévi-Strauss (s’opposant aux observations de Bronislaw Malinowski), l’inceste est parfois recommandé, voire imposé, dans certaines sociétés ou certaines classes. Ainsi Toutankhamon, dont la découverte de la momie en 1922 intéressait tant Vitrac qu’il le mentionna dans ses œuvres, ce jeune pharaon, mort à dix-neuf ou vingt ans, était issu d’un inceste, et il avait épousé sa propre sœur, par obligation. Mais la pièce se passe en France, où l’inceste est prohibé juridiquement. Thérèse devait donc faire comprendre, par son jeu, que, sur les enfants imitant leurs parents, pesait un interdit d’une tout autre dimension : Freud et son Oedipe s’agitaient en coulisses.

J’avoue qu’il ne me serait pas venu à l’idée que l’interprète puisse hésiter sur le sens immédiat et les sous-entendus qu’elle pouvait laisser paraître au cours de sa prestation. Je le lui dis, en lui expliquant ce qui me paraissait évident à la lecture de la pièce. Son mari était dérangé depuis si longtemps qu’on pouvait en déduire qu’il souffrait dès qu’il avait appris que sa femme le trompait, avant la naissance d’Esther. D’où le fait que de mauvais esprits, tels que ceux des familles réunies pour l’anniversaire de Victor, pouvaient en déduire que les deux enfants étaient issus du même père. L’idée de les marier, suggérée par le Général, laissait entendre qu’il provoquait un inceste. Ce que les spectateurs avaient fort bien compris, d’autant plus que Vitrac le suggérait dans le programme, sans parler des propos expansifs d’Artaud, et de la vigoureuse approbation d’Antoine, le mari trompé, « histoire de rire » ! Ainsi, le Théâtre Alfred Jarry, qui se voulait révolutionnaire et surréaliste, défendait, implicitement, l’ordre moral et la bourgeoisie !

On comprend le désarroi de notre belle comédienne ! D’autant plus que, s’il s’oppose globalement à la société de son temps, le surréalisme, pris comme mouvement collectif, n’a guère discuté de ce tabou, et ne l’a ni loué, ni condamné (à l’exception de Paul Éluard, peut-être, positivement). En tout état de cause, les Manifestes du surréalisme n’objectent rien contre. C’est seulement en 1933 que le groupe publiera une brochure pour défendre la parricide Violette Nozière, arguant du fait qu’elle avait été violée par son père. Condamnaient-ils l’inceste, ou s’en servaient-ils pour accuser la victime et défendre la meurtrière, mettre en accusation « l’affreux nœud  de serpents des liens du sang » (Eluard)? Le fait est qu’après avoir été condamnée à mort, la jeune Violette, au prénom annonciateur, a vu sa peine atténuée par trois chefs de l’État successifs, jusqu’à la grâce. Leurs arguments avaient porté.

Pour revenir à notre Victor, précisons que la malicieuse chanson d’Esther, naïvement interprétée par une jeune comédienne, aurait dû éclairer la salle entière sur le même sujet :

« You you you la baratte
La baratte du laitier
Attirant you you la chatte
La chatte du charcutier
You you you qu’elle batte
Pendant qu’il va nous scier
Le foie you you et la rate
Et la tête du rentier
You you you mets la patte
Dans le beurre familier
Le cœur you you se dilate
A les voir se fusiller
You you madame se tâte
Mais les fruits sont verrouillés

Que l’enfant you you s’ébatte
Dans son berceau le beurrier
Avant you you la cravate
Du bon petit écolier »

Si je parle du jeu innocent de l’actrice, c’est que le metteur en scène, à l’instar de Roger Vitrac, le voulait ainsi, et qu’il n’aurait pas admis une dénotation immédiate de la chanson qu’il voyait comme une parabole de l’acte sexuel tel que l’aurait perçu une enfant de six ans, à l’orée du siècle. D’ailleurs, les images du poème correspondent à l’univers rural de l’époque, avec, notamment la baratte, instrument érotique par excellence.

Depuis la création de la pièce, la critique évoque Georges Feydeau, en raison du vaudeville qu’elle suggère. Cette « mousse intellectuelle », pour parler comme Vitrac, n’a jamais tort. À ceci près que le dramaturge s’empare des structures vaudevillesques traditionnelles pour les retourner comme un gant, à l’invitation du programme théorique et poétique de Lautréamont.

Ainsi, Vitrac ne se contente pas du trio vaudevillesque initial, le mari, la femme et l’amant, donnée trop facile du théâtre 1900. Il entend ici fournir un spectacle réaliste, et, plus précisément surréaliste, tel que le représenteraient deux couples amis, ou, plutôt, un quatuor, chargé d’incarner l’adultère le plus commun. À ceci près que l’un des protagonistes, le mari trompé, est désaxé, que les enfants des deux couples sont, suppose-t-on, frère et sœur, et que le garçon dont on fête l’anniversaire a décidé de détruire toutes les conventions. Marionnettiste supérieur, il entend bien mener tout ce personnel de guignol à la mort, et il y parviendra.

Victor profite de l’occasion qui lui est offerte pour refermer la souricière sur la scène fictive du salon familial. Comme Hamlet prenant le roi et la reine de Danemark au mirage du théâtre, il mime avec Esther les relations coupables de Charles et Thérèse qui se troublent et se dénoncent en public, pendant qu’Antoine, émoustillé et moins inconscient qu’il n’y paraît, lutine Émilie. Dignement, et comme pour assurer la révélation, celle-ci déclare : « Qu’il soit bien entendu que je n’ai rien compris à cette scène. » Défaite générale des adultes ; Antoine prend du champ et se retire, seul. Jouant de la stupidité du Général, Victor n’a plus qu’à le faire mettre à quatre pattes. Le premier acte s’achève sur une séance de dressage.

Dès lors, le programme du dramaturge nous semble parfaitement établi. Certes, il se doit de mettre en œuvre les procédés du vaudeville, mais, dans le même temps, comme nous l’enseigne le Président Macron, il lui faut les pervertir par les moyens que le surréalisme met en évidence, et qu’il a lui-même expérimentés dans ses œuvres précédant Victor : le récit de rêve et le rêve ; les jeux de mots (à effet destructeur) ; la dissociation des idées ; l’apparition de l’inconscient, c’est-à-dire de l’inconvenant pour le spectateur.

Je n’ai pas le loisir, dans cette courte intervention, de recenser tout cet arsenal que Roger Vitrac a mis en œuvre pour construire, le premier et quasiment le seul, le drame surréaliste qu’il postulait. Il suffit de se reporter à certaines piécettes que j’ai publiées dans le tome III de ses œuvres théâtrales. Ainsi, Le Peintre, où l’enfant innocent, préfigurant Victor, apprend à son propre détriment la distance entre le mot et son objet : je m’appelle Lebrun et je suis blanc ! Ailleurs, le spectacle est constitué de récits de rêve cousus entre eux par une seule scène rationnelle. Les Mystères de l’amour (1923) fournissent un superbe exemple de l’écart, de la contradiction entre le geste et la parole, entre le manifeste et le latent. Ainsi, Dovic, proteste de son amour pour Léa :

…  «  je t’ai toujours aimée (il la pincé). Je t’aime encore (il la mord). Il faut me rendre cette justice (il lui tiraille les oreilles). Avais-je des sueurs froides (II lui crache au visage). Je te caressais les seins et les joues ? (Il lui donne des coups de pied). Il n’y en avait que pour toi (II fait mine de l’étrangler). Tu es partie (II la secoue violemment). T’en ai-je voulu? (Il lui donne des coups de poing). Je suis bon (II la jette à terre). Je t’ai déjà pardonné.  »

On trouve dans ses Poésies complètes un fragment générateur de notre drame, que nul critique n’a commenté, à ma connaissance :

« On est criminel à tout âge. Et toute leur vie ils la passeront autour d’un gâteau fait avec des épaules et des seins et décoré de précipices et de couronnes en feu.
a lampe, le ciel du lit et l’enfant même. Ah ! ce dernier, s’ils le soupçonnent de porter l’enfer autour d’un chapeau vermillon signé Jean-Bart ils le marqueront d’une dentelle d’écorchures jusqu’à ce que ses yeux trahissent l’inceste.
Et je les vois tous les trois endormis dans le sirop de groseille. » (Dés-Lyre, p. 139)

Toute la tragédie est déjà en place (avec sa parodie), à partir du noyau familial, avec la tenue d’un garçonnet de l’époque, notamment ce chapeau de paille dénommé Jean-Bart, le gâteau d’anniversaire, et, bien entendu, l’inceste qui revient comme une obsession. Le sang aussi, figuré par du sirop de groseille. A priori, le poème apparaît comme un regard attendri porté sur l’enfance. En fait, c’est exactement le drame que Vitrac portera au théâtre une dizaine d’années plus tard.

« Ce drame tantôt lyrique, tantôt ironique, tantôt direct, était dirigé contre la famille bourgeoise, avec comme discriminants : l’adultère, l’inceste, la scatologie, la colère, la poésie surréaliste, le patriotisme, la folie, la honte et la mort. » expliquait Vitrac aux spectateurs du Théâtre Alfred Jarry.

La cible était clairement désignée. Les discriminants aussi, encore qu’ils ne soient pas tous sur le même plan, on le voit pour l’inceste qui n’est qu’évoqué et non montré dans la pièce. On pourrait en dire autant de la mort, incarnée par Ida Mortemart, autrement dit la vie dans la mort. Outre l’agressivité du personnage envers le public, la caricature tragique du Pétomane de l’Eldorado, il y avait cette difficulté, non pas à dire la mort (tout le monde en parle tout le temps) mais à la montrer, venant érotiquement prendre l’enfant sur ses genoux pour le conduire au néant. L’idée diabolique de Vitrac, rarement exposée depuis, est d’imaginer la mort comme un individu mortel, ici une femme, par-dessus le marché, elle-même déjà investie par la destruction, qui se manifeste de façon sonore et scatologique  : «  et je ne puis rien contre ce besoin immonde. Il est plus fort que tout. Au contraire, il suffit que je veuille, que je fasse un effort pour qu’il me surprenne et se manifeste de plus belle. Elle pète longuement. Je me tuerai, si cela continue, je me tuerai. »

Serait-ce, paradoxalement, une vision d’espoir ? Il m’a toujours paru étonnant que, à la fin de sa vie brève, dans ses carnets intimes, Vitrac se soit intéressé à la notion de destrudo, explorée, avec tant de difficultés, par Freud, et qu’il ait voulu la concrétiser dans un drame, un autre Victor.

Bibliographie : on trouvera Dés-lyre sur mon site, ainsi que mes études : http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/

Voir les informations sur ce spectacle, distribution, revue de presse, etc. : https://www.tnp-villeurbanne.com/manifestation/victor-ou-les-enfants-au-pouvoir/

Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac / mise en scène Christian Schiaretti. Du jeudi 7 mars au samedi 30 mars 2019.

Création, à partir de 15 ans

Inspirée par l’esthétique provocatrice de Alfred Jarry, cette pièce aux allures de vaudeville joue en réalité avec les tabous et les interdits de la société.
Portée avec fougue et inventivité par les comédiens fidèles du TNP, elle propose un moment de théâtre salutairement sulfureux.

Le jour de ses neuf ans, Victor, qui soupçonne son père d’avoir une relation avec la femme de son meilleur ami, dénonce l’hypocrite comédie qui se joue quotidiennement dans le cercle familial. En brisant le précieux vase de Baccarat, il accomplit un geste prémonitoire. Son père cassera, peu après, un second vase, matérialisant ainsi l’éclatement de son couple. Malgré la mort, qui d’emblée plane sur les personnages, la pièce multiplie les gags burlesques et donne à voir une série de mauvais tours fomentés par Victor. Doté d’une exceptionnelle lucidité, cet enfant de « deux mètres et terriblement intelligent » mène rondement le jeu, pressé de faire jaillir la vérité. Chaque protagoniste devient sa cible. Alors qu’il jubile, sûr de parvenir à ses fins, il est à mille lieues de soupçonner ce qu’il va apprendre. Après avoir réglé ses comptes avec les autres, c’est à présent avec lui-même qu’il doit le faire. La farce vire au drame. Totalement déstabilisé par sa découverte, ce n’est ni dans l’exaspérante passivité d’une mère, ni dans l’irresponsabilité d’un père absent qu’il peut espérer trouver un appui. Le dénouement sanglant, annonce, avant l’heure, ce « théâtre de la cruauté » cher à Artaud qui en fut le premier metteur en scène. Pour lui, cette pièce fait preuve « d’un esprit d’anarchie profonde, base de toute poésie ».

Lire :

H. Béhar : Roger Vitrac, un réprouvé du surréalisme, Paris, Nizet, 1966, 330 p.

Télécharger le ce livre numérisé : Télécharger [attention, fichier pesant] 

Compte rendu: Critique : [Untitled] sur JSTOR

 H. Béhar : Vitrac, théâtre ouvert sur le rêve. L’Age d’Homme. Télécharger le texte numérisé :

http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/wp-content/uploads/2014/08/Vitrac-the%C3%A2tre-ouvert.pdf



« Hermétisme, pataphysique, surréalisme », Procedings of the Xth congress of the International Comparative Literature Association (New York, 1982) vol. II, Comparative poetics, Garland Publishing Inc. New York, 1985, pp. 495-504.

https://www.ailc-icla.org/fr/

Cette intervention s’inspire évidemment de mes travaux sur Alfred Jarry, notamment : Les Cultures de Jarry (1988)

[Télécharger cet article en PDF intégré au volume Les Cultures de Jarry]

http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/wp-content/uploads/2014/08/Cultures-de-Jarry.pdf

Mais aussi de me lectures concernant le surréalisme. Voir :

Le Surréalisme par les textes

  • Auteurs : Béhar (Henri), Carassou (Michel)
  • Résumé : Cet ouvrage étudie les débats qui ont opposé les tenants et les détracteurs du surréalisme, ainsi que la réflexion et le travail de création de ses divers protagonistes. Il permet de mieux comprendre les enjeux de ce qui demeure la plus grande révolution littéraire et intellectuelle du xxe siècle.
  • Nombre de pages : 313
  • Parution : 08/01/2014
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 4

Stephen Chauvet, « Les Derniers jours d’Alfred Jarry », avant-lire d’Henri Béhar, Bobbomorto editore, 2020, 22 p. 

Même édition en italien.

[Télécharger l’avant-lire d’Henri Béhar]

[Télécharger la bibliographie d’Henri Béhar]


Dr Stephen Chauvet (1885-1950)

Dr Stéphen-Chauvet, Les derniers jours d’Alfred Jarry, Mercure de France, 15 novembre 1933.

Cf. reproduction dans L’Etoile Absinthe, 67e-68e tournées, 1999, p. 25-34 : version numérisée : http://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_067_68reduit.pdf

Version numérisée du Mercure:

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k202172d/f212.item

« Le Livre objet perpétuel, La Rose et le chien (1958)  », dans coll. Livre/Typographie, Une histoire en pratique(s), Paris, Éditions des cendres, 2020, p. 115-122.

Cf: https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=962« Le Livre objet perpétuel, La Rose et le chien (1958)  », dans coll. Livre/Typographie, Une histoire en pratique(s), Paris, Éditions des cendres, 2020, p. 115-122.

[Télécharger le PDF de l’article]

Biblio : Tristan Tzara, « La rose et le chien » (1958), in OC IV, p. 419.

Article recueilli dans l’ouvrage : https://serd.hypotheses.org/7752 :

Hélène Campaignolle-Catel, Sophie Lesiewicz et Gaëlle Théval (dir.), Livre/Typographie : une histoire en pratique(s)

PAR JULIEN SCHUH · 13/01/2021

Hélène Campaignolle-Catel, Sophie Lesiewicz et Gaëlle Théval (dir.), Livre/Typographie : une histoire en pratique(s), Éditions des Cendres, 2020.

Ce volume met un accent particulier sur la typographie : Massin narre l’enquête qu’il a menée sur les rééditions d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Roxane Jubert interroge le travail de composition (typo)graphique de Fernand Léger dans La fin du monde filmée par l’ange Notre Dame, Michel Wlassikof documente les sources de l’esthétique unique de La Septième Face du dé…
Ce sont quantité d’informations typographiques inédites sur les grands livres de poètes et de peintres du xxe siècle qui viennent en renouveler la lecture.
Cette attention à la composante typographique des œuvres est augmentée d’un dossier complet consacré à l’œuvre de l’artiste typographe et graveur,  Michael Caine.
Construit chronologiquement autour d’œuvres formant autant d’étapes marquantes de l’histoire du livre de création, le volume analyse les rééditions et réinterprétations d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, rassemblant Massin, Tibor Papp, Albert DuPont et Isabella Checcaglini ; le livre symboliste à la fin du xixe siècle (Alfred Jarry, Marcel Schwob, Georges de Feure) ; les années dix-vingt pour sonder « l’esprit nouveau » des œuvres des poètes Apollinaire et Cendrars ; les années cinquante avec l’étude de trois œuvres post-dada et/ou surréalistes (Georges Hugnet, Tristan Tzara, Joan Miró) ;  la notion de livre-objet développée dans l’espace culturel mexicain et brésilien (Vicente Rojo et Octavio Paz, Waltercio Caldas et Mira Schendel) ; l’imaginaire francophone du livre sonore des années 70 (Bernard Heidsieck, Michèle Métail) en écho aux expérimentations antérieures de la revue poétique Sic. Le volume se clôt sur des études d’œuvres d’André Frénaud et du Bouchet et un entretien avec Julius Baltazar, offrant un regard rétrospectif sur trente années de création fertile dans le champ du livre d’artiste.

Sommaire :

Présentation         9
I – Le « Coup de dés » de Mallarmé :
réédité, réinterprété
Massin, « Quant à Mallarmé ». Une édition d’ « Un coup de dés »        15
      dans la collection « Typographies expressives »      
Albert DuPont, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème bloc poème,     25
    Désir-Hasard-Dés (1999-2000)
Anne-Marie Christin, Matière du blanc    41
II – Déplacements du livre symboliste
au tournant du siècle
Julien Schuh, « Les livres d’Alfred Jarry, entre art populaire et bibliophilie »    59
Agnès Lhermitte et Bruno Fabre, « La Porte des rêves » (1899) et l’art nouveau     67  
III – « L’Esprit nouveau »
du livre chez Apollinaire et Cendrars
Jean Burgos, Un livre appelé à faire date : « L’Enchanteur pourrissant »            79
      de Guillaume Apollinaire
Claude Debon, « Calligrammes », creuset de la modernité poétique             87
Roxane Jubert, Un livre haut en couleur, « La Fin du monde ».         95
      Énergie visuelle et cinétique d’une création de Cendrars et Léger
IV – Inventions et recréations
du livre post-dada et surréaliste
Michel Wlassikoff, Réflexions sur le photomontage et la typo-photo      107
      et sur quelques inspirations possibles de Hugnet
      pour sa « Septième face du dé »
Henri Béhar, Le livre objet perpétuel : « La Rose et le chien » (1958)       115
Jiyoung Shim, Joan Miró, illustrateur de poètes          123

V – Le livre-objet des années 60 aux années 80…
   frontières / hors-limites
Ana Mannarino, Le livre-objet dans l’art brésilien : M. Schendel et W. Caldas      133
Melina Balcazar, Autour de « Discos visuales » d’Octavio Paz       141
VI – Au défi de la partition :
sources et avenirs de « l’oro-livre »
David Christoffel, L’imaginaire partitionnel de la revue « SIC »       151
Marion Naccache, Bernard Heidsieck / « poésie action »    159
    remarques sur l’action en question
Michèle Métail et Louis Roquin, Cent pour cent     167
Jean-Pierre Bobillot, « Imaginaire partitionnel », réelles « contiguïtés »     173
VII – Poètes contemporains et livres d’artistes
Jean-Yves Debreuille, André Frénaud – Viera da Silva,       183
    « Éclats et fumées par la campagne »
Michel Collot, André du Bouchet / Pierre Tal Coat, « Laisses » (1975)    191  
Jean-Pascal Léger, Autour de la genèse du livre « Le Surcroît »        197
d’André du Bouchet et Albert Ràfols-Casamada. Témoignage
Julius Baltazar, Entretien      203
Annexe
Le typographe et l’artiste : Michael Caine    209
    Dossier réuni par Sophie Lesiewicz
    Introduction, 209 / Bibliographie, 218
Liste des ouvrages étudiés durant le séminaire        250
Table des illustrations        252



http://expositions.bnf.fr/brouillons/grand/103.htm:

Tristan Tzara, La Rose et le Chien : poème perpétuel, Pablo Picasso Alès, p a b [P. A. Benoit], 1958

Éd. originale illustrée de quatre gravures sur celluloïd par Picasso, Exemplaire n° 3, l’un des 22 du tirage annoncé ; celui-ci comporte un long envoi en spirale de l’auteur à P.-A. Benoit.

On a joint, provenant des archives de l’imprimeur-éditeur, le manuscrit autographe du “poème perpétuel”, ainsi que les épreuves corrigées de celui-ci. BNF, Réserve des livres rares, Rés. 4° Z. PAB-éd. 24.

L’activité d’imprimeur a souvent correspondu chez Pierre-André Benoit (P. A. B.) au jeu de balle : lancer, recevoir une idée, la renvoyer vers un partenaire et, par des échanges vifs, généralement épistolaires, clore la partie sur la réalisation du livre, point final, le plus souvent gagnant, car surprenant de rapidité.
Pour La Rose et le Chien, l’idée était venue de Tzara d’un poème disposé sur des cercles concentriques, analogues aux volvelles des anciens livres d’astronomie. Tzara pensait, grâce aux fenêtres aménagées, offrir une lecture multiple, presque sans fin. Si le poème fut relativement long à mettre au point, sa réalisation d’après le manuscrit très précis qui fut envoyé à l’imprimeur, ne prit qu’une dizaine de jours. Le 2 février 1958, les épreuves en étaient corrigées, le texte légèrement modifié et un anathème secret ajouté à destination de ceux qui auraient la curiosité de démonter le mécanisme.
“L’objet”, comme disait Tzara, fut complété par Picasso de quatre planches gravées, dont deux complémentaires : l’une au centre du dispositif, pour en cacher l’attache, l’autre servant de support, comme une main ouverte au creux de laquelle tournerait à l’infini ce microcosme de poésie.


Voir en complément : http://www.le-corpus.com/cours-ateliers/2021-22_chal_poeme-multiple/poeme-multiple.html

Ainsi que l’exposition du Musée de l’imprimerie: Quand les livres s’amusent:
https://www.imprimerie.lyon.fr/sites/micg/files/2021-02/livres_animes_pdf2_dp.pdf

« Le Paris surréaliste : entretien avec Henri Béhar », site Autour de Paris, de Julien Barret, novembre 2020.

Le Paris surréaliste : entretien avec Henri Béhar – Autour de Paris-Le nouveau guide du Grand Paris (autour-de-paris.com)

[Télécharger l’article en PDF]

Voir :

Guide du Paris surréaliste

RÉSUMÉ :

Phénomène collectif majoritairement parisien, le surréalisme ne peut se comprendre hors de son contexte géographique. Ce livre propose une nouvelle manière d’¿’aborder la ville et la littérature conjointement. Paris tient une place essentielle dans l’œuvre des surréalistes, que l’on songe à Nadja ou au Piéton de Paris. Le nez en l’air, un livre à la main, le lecteur parcourera les itinéraires favoris de Louis Aragon, André Breton, René Crevel, Robert Desnos, Jacques Prévert et Philippe Soupault, superposant le Paris des années 20 au Paris d’aujourd’hui. Comme eux, il déambulera à travers les rues, dans l’attente de l’esprit nouveau et de la beauté moderne.
Dans chacune des 6 parties, l’auteur utilise l’œuvre de l’écrivain pour bâtir le parcours (avec Breton sur les traces de Nadja…). Des textes très évocateurs, de nombreuses citations, des encadrés thématiques, un répertoire alphabétique des lieux fréquentés par les surréalistes aideront le lecteur à les replacer dans l’histoire de la ville et dans la pratique du mouvement surréaliste, faisant ressortir un peu de leur magie.

Sous la direction d’Henri Béhar avec des contributions de Myriam Boucharenc, Jean-Michel Devésa, Laurent Flieder, Danièle Gariglia-Laster, Mireille Hilsum et Emmanuel Rubio.

Sur les pas de Breton, Crevel, Desnos, Prévert, Aragon ou Soupault dans les rues de Paris…
Découvrez le lien unique entre les surréalistes et Paris.
Pour parcourir ce Paris des surréalistes au charme désuet et suranné.
> 6 itinéraires, des plans et des cartes pour se repérer dans la ville.

Date de parution : 22/03/2012

Editeur : Monum Patrimoine Eds Du

Collection : Guides De Paris; Nombre de pages: 200.

Voir en complément le travail documentaire effectué par la BnF :

https://gallica.bnf.fr/blog/24062021/le-paris-des-surrealistes-la-recherche-des-hasards-objectifs-et-du-vent-de-leventuel?mode=desktop

Attention : la première illustration reproduit la couverture de l’unique numéro Surréalisme d’Ivan Goll, et non celui que les surréalistes mettront en circulation en décembre sous le titre La Révolution surréaliste.

De même, je doute qu’André Breton ait pu assister à la première de Parade de Cocteau le 18 mai 1917. Sur la création et la signification donnée au terme « surréalisme », voir mon article Langage dans le Dictionnaire André Breton, notamment ceci :

« Passée la tourmente dada, l’attention portée aux questions de langage ne faiblira pas, au contraire. Rétrospectivement, en 1955, il en fera même la base d’un accord collectif et d’une entreprise commune : « Il est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé, a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage » (« Du surréalisme en ses œuvres vives », OC IV, 19). En effet, le premier manifeste déclarait d’emblée : « le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste » (OC I, 334). Encore faudrait-il savoir ce qu’était cet usage surréaliste, différent de l’usage commun, sur lequel Breton passait rapidement, désignant par là une fonction ordinaire de communication. À l’inverse, l’usage surréaliste serait, en quelque sorte, la fonction poétique du langage (pour parler comme Jakobson), exercée dans toutes ses dimensions, autrement dit en explorant le conscient et l’inconscient.

De là l’imposition du terme « surréalisme », emprunté à Guillaume Apollinaire, dans un sens clairement détourné, puisque Breton considère avoir soufflé lui-même la formule apollinarienne « quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir » (G.A., OP, 865). Dès 1917, il participe à l’élaboration du concept « surréaliste » qu’Apollinaire vient d’inventer pour qualifier sa pièce, en riposte à la réaliste Parade de Jean Cocteau. « Je puis dire que j’ai collaboré à la préface des Mamelles – écrit-il à un ami. L’homme, en voulant reproduire le mouvement, crée la roue pleine, sans rapport avec l’appareil des pattes qu’il a vu courir. L’appareil moteur de la locomotive retrouve ce jeu d’articulation dont la pensée de l’inventeur est partie. Le surréalisme comporte cette invention et ce perfectionnement. » Peu importe que l’auteur d’Alcools ait utilisé la même formule antérieurement, ce qui compte ici, c’est que Breton se l’est incorporée, qu’il lui a donné un sens autrement plus concret, qu’il en a fait sa propre formule. « En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de surréalisme le nouveau mode d’expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis. » (OC I, 327)…

« Le cinquantenaire de Dada à Paris », dans Le Retour de Dada (dir. Agathe Mareuge & Sandro Zanetti), Les Presses du Réel, 2022; t. II, p. 19-33.

[Télécharger cet article publié ]

Présentation du volume

Cet ouvrage retrace le processus de (ré-)invention de Dada notamment dans les années 1950 et 1960, entre autres par ses acteurs même, et étudie dans quelle mesure les impulsions données par Dada sont encore pertinentes pour l’analyse et les débats esthétiques, littéraires et culturels d’aujourd’hui. Plus que de simples actes de colloque, la publication, structurée en quatre volumes (Filiations, Expositions, Traces et Historiographies), est augmentée de nombreux documents (listes d’exposition, de publications, entretiens) ainsi que de certaines contributions ultérieures au colloque.
Publié suite au colloque international éponyme organisé par Agathe Mareuge et Sandro Zanetti au Cabaret Voltaire, Zurich, en 2016, à l’occasion du centenaire de Dada.

Edité par Agathe Mareuge et Sandro Zanetti.



Textes de Agathe Mareuge, Sandro Zanetti, Wolfgang Asholt, Radu I. Petrescu, Isabelle Ewig, Judith DelfinerDieter Mersch, Eric Robertson, Françoise Lartillot, Peter K. Wehrli, Henri Béhar, Hanne Bergius, Laura Felicitas Sabel, Petra Winiger Østrup, Adrian Sudhalter, Laurent Le Bon, Cécile Bargues, Martin Mühlheim, Elza Adamowicz, Michael Hiltbrunner, Anja Nora Schulthess, Oliver Ruf, Christine Lötscher , Hubert van den Berg, Tobias Wilke, Ina Boesch.


Paru en février 2022
textes en français, anglais, allemand
15 x 21 (broché, sous coffret)
4 volumes, 208 + 184 + 196 + 176 pages (ill. bichromie)

 André Breton, cet inconnu », Contact+, dossier d’hommage à André Breton, Athènes, n° 72, janvier-février 2016, p. 25-26

[Télécharger l’article publié dans Contact + d’Henri Béhar]

Notre revue Contact+ a rendu un hommage appuyé au talent d’André Breton et à la valeur littéraire de son œuvre. Ennemi juré des conventions sociales, esthétiques et idéologiques, André Breton a su, selon Julien Gracq, “remagnétiser le monde des idées”.

https://www.academia.edu/44832327/Introduction_au_num%C3%A9ro_th%C3%A9matique_Hommage_%C3%A0_Andr%C3%A9_Breton_1896_1966_Remagn%C3%A9tiser_le_monde_des_id%C3%A9es_?email_work_card=title

     Association des Professeurs de Français de Formation Universitaire de Grèce

(PDF) Introduction au numéro thématique « Hommage à André Breton (1896-1966) “Remagnétiser le monde des idées” » | Christos Nikou – Academia.edu

Sommaire du dossier :

9 Hommage à André Breton

Introduction 20
Christos NIKOU,«Introduction – Éléments bio-bibliographiques»
Articles 25

Henri BÉHAR,«Breton, cet inconnu» 27
Constantin MAKRIS,«André Breton mystique de l’attraction amoureuse prédestinée. Le hasardobjectif au service de l’amour fou» 36
Ioanna PAPASPYRIDOU,« Breton et le merveilleux quotidien »37
Justine CHRISTEN,«André Breton et la mode: l’œil d’un modiphile» 42
Kahina BOUANANE,«L’impact d’André Breton dans les autres aires culturelles» 47
Elisabeth KRIPA,«Le surréalisme en Grèce vu à travers la presse grecque des années trente» 52
Maria PSAROUDI,«La poétique de l’amour dans Nadja d’André Breton» 55
Andréas PAPANIKOLAOU,«Rencontres et Ruptures, André Breton et Georges Bataille: lesimpasses d’un amour fou» Fiches Pédagogiques 59
Laurent DOUCET,« André Breton et Saint-Cirq-Lapopie: ‘‘le lieu et la formule’’» 61
Elisabeth KRIPA,«Découvrons le surréalisme» 68
Zinovia VOTSI,«Nadja d’André Breton : une rencontre mystérieuse…» 73

« Duchamp s’invite chez Jarry. À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty », L’Etoile-absinthe, tournées 140-141, 2022, p. 57-66.

par Henri Béhar

Éditions Du Lérot. Co-édition avec la Société des Amis d’Alfred Jarry
Textes réunis par Caroline Barbier de Reulle. Parution mai 2023.

Présentation

Dominique Remande, Jean-Christophe Averty : souvenirs de sa venue à Laval en mai-juin 1995 à l’occasion du tournage de son vidéogramme documentaire « Alfred Jarry », réalisé pour la collection Un siècle d’écrivains de François Jost, Du renoncement à la couleur à une esthétique et à une éthique du noir et blanc. Averty dans ses œuvres
Patrick Besnier, « De et d’après Alfred Jarry ». Le Surmâle de Jean-Christophe Averty
Henri Béhar, “Duchamp s’invite chez Jarry. À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty, 1980″.
Caroline Barbier de Reulle, Averty/Jarry. “Ubuquité sur la butte dans Ubu plus à l’œil”. 88 pages abondamment illustrées

[Télécharger l’article publié ]

NB : ici, on trouvera la version la plus proche de la communication, avec davantage d’illustrations, téléchargeable en PDF melusine-surrealisme.fr