Cinquantenaire Dada à Paris

LE CINQUANTENAIRE DE DADA À PARIS

[Conférence prononcée au Cabaret Voltaire, à Zurich, le 8 avril 2016, lors du colloque Le Retour de Dada]

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Puisque l’heure est aux confidences, permettez-moi de vous en faire une, préalablement à toute évocation du cinquantenaire de Dada à Paris, en 1966. Je dois vous avouer que cette intervention m’a été suggérée par les étonnements et les interrogations d’Agathe Mareuge, sa curiosité quand je lui ai parlé des débuts de mes recherches sur Dada, il y a un peu plus de cinquante ans.

Je vous parlerai donc de ce qui s’est passé à Paris lors du cinquantenaire de Dada, de ce que les autorités culturelles ont pu organiser, de ce que les individus ont voulu de leur côté, et, notamment les anciens membres du Mouvement Dada encore actifs.

Puis, j’essaierai d’en tirer quelques conclusions, tant au plan institutionnel que mémoriel.

Je ne vous cacherai pas que c’est pour moi un exercice de remémoration très difficile, car il va à l’encontre de ce que j’ai toujours enseigné et pratiqué comme chercheur. Il n’est pas d’usage que l’historien se mette en scène, ni même qu’il intervienne lorsqu’il traite d’un événement auquel il a assisté. À plus forte raison lorsqu’il y a pris part, au premier plan parfois. Je sollicite par conséquent votre compréhension et votre indulgence pour la tournure personnelle que prendra cet exposé. L’exercice est rendu d’autant plus difficile que mes archives sont désormais déposées à l’IMEC (Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine), et que je n’ai pas eu le loisir de me rendre à l’abbaye d’Ardenne pour en tirer quelques pièces à conviction.

Contexte

Reportons-nous, voulez-vous, au début des années 60. Le sort a voulu que je tombasse malade, suffisamment atteint pour séjourner pendant plus d’un an dans ce qu’on nommait pudiquement l’Université des neiges, un sanatorium de la Fondation Santé des étudiants de France, qui avait pour objectif de faire en sorte que les pensionnaires poursuivent leurs études tout en se soignant. Une radio intérieure était mise à la disposition des patients, qui, outre le traditionnel « disque des auditeurs », pouvaient y donner lecture de leurs créations littéraires, débattre du dernier film projeté dans la salle de spectacles, et même réaliser de véritables émissions, avec des apprentis comédiens et un environnement sonore souvent convaincant. Ayant lu l’Histoire du surréalisme proposée par Maurice Nadeau, qui fut longtemps le seul ouvrage sérieux consacré à la question, j’avais été intrigué par la dizaine de pages qu’il y consacrait à Dada. Il y était question de l’umour (sans H) de Jacques Vaché, des manifestes Dada, du procès Barrès, et du « soulagement » [textuel] qu’éprouvèrent Breton et ses amis en le quittant. Outre la brièveté de l’historien, il y avait des impasses, des questions qui demandaient élucidation. Je décidai donc d’éclairer tout cela, autant que faire se pouvait, au cours d’une émission radiophonique qui, je dois l’avouer, eut son petit succès, tant les animateurs s’étaient pris au jeu.

Lorsque vint le temps de choisir un sujet de maîtrise, ce qu’alors on nommait le Diplôme d’études supérieures (DES), je ne pouvais choisir d’autre sujet que Dada, à condition de trouver un directeur assez audacieux pour me guider sur les chemins escarpés de la recherche littéraire, surtout à propos d’un mouvement qui n’avait pas droit de cité dans l’université. Rappelez-vous, combien de lignes lui étaient consacrées dans les manuels du temps, dans le Lagarde et Michard du XXe siècle, par exemple, pour citer le moins mauvais ? J’y reviendrai. Le fait est que je soutins le premier travail du genre à l’Université de Grenoble, en octobre 1962, ce qui me fait dire que je suis le premier à avoir fait pénétrer Dada à l’université. Pourquoi en octobre ? parce qu’il m’avait fallu, auparavant, achever une licence d’espagnol et surtout, à Paris où j’avais été élu à la vice-présidence de l’UNEF, m’occuper du sort de mes condisciples, et surtout des rapatriés qui nous arrivaient par flots inattendus, que le mouvement étudiant avait toutes les raisons d’accueillir convenablement puisqu’ils n’étaient pas responsables des fautes de leurs pères.

Notez bien la date, c’était 3 ans avant la thèse de Michel Sanouillet, publiée sous le titre Dada à Paris, chez J.-J. Pauvert en 1965. C’est d’ailleurs en cherchant des ouvrages sur Dada et le surréalisme dans la boutique de l’éditeur Éric Losfeld, le Terrain vague, que je fis la rencontre de ce chercheur, un français détaché au Canada, qui discutait de la collection qu’il y dirigeait.

Qui écrira le rôle précieux que jouèrent certains libraires dans la diffusion des idées et la constitution des groupes de réflexion ?

Explorant le même champ, ou presque, nous avons tous deux sympathisé et véritablement échangé nos connaissances, notre carnet d’adresses aussi. Si j’en avais, apparemment fini avec Dada (ayant, dans la foulée, inscrit un sujet de thèse sur Roger Vitrac, dont Jean Anouilh venait de monter Victor ou Les Enfants au pouvoir), Sanouillet avait l’intention de soutenir bientôt un travail élaboré depuis plus de 15 ans.

Ici, je dois dire que, quel que fut son égarement après 1968, il ne m’a jamais ennuyé au sujet de mes opinions, tant pour l’appréciation que nous portions sur Dada, que sur notre engagement politique. Il connaissait mes positions syndicales et partisanes. Lui-même professait une forme d’anarchisme. Depuis, j’ai appris qu’il existait un courant anarchiste de droite, selon les idéologues. Il est donc tombé à droite, tout en demeurant anarchiste.

Dernier survivant du quatuor fondateur, il m’échoit de dire ce que fut l’Association pour l’Étude du Mouvement Dada, que je m’en fus déclarer à la préfecture de police de Paris le 14 octobre 1964. Elle avait alors un président, Michel Sanouillet, un Vice-président, Yves Poupard-Lieussou, un Trésorier, François Sullerot, et un Secrétaire, moi-même. Ma chambre d’étudiant servait de siège social. Son objectif était d’approfondir la connaissance du mouvement, de publier le maximum d’inédits, de recueillir ce qui pouvait l’être de la présence de Dada sur la terre. Lieussou, comme il se nommait à l’état civil, était proche, juste avant la Seconde Guerre mondiale, du groupe des Réverbères. Il était surtout connu comme collectionneur de productions dadaïstes, et, pour nous, il était un généreux prêteur. Fort amateur de Jarry, Sullerot était aussi, modestement, collectionneur. Un homme de raison s’il en fut. J’avais fort à faire à compromettre le maximum d’universitaires, les sommités sorbonnardes de l’époque, en les invitant à adhérer à cette nouvelle association. Sanouillet, qui bénéficiait d’une année sabbatique pour achever et soutenir sa thèse, était dans les affres de la dernière ligne droite. Nous organisâmes des réunions où les derniers acteurs et témoins des combats dadaïstes vinrent nous dire, chacun à sa façon, ce que Dada représentait à leurs yeux. J’ai conservé d’étonnants enregistrements de Gabrielle Buffet-Picabia (1881-1985), dont la voix, claire et sonore, nous rappelait comme s’il était présent, les propos de Marcel Duchamp (1887-1968) et de son ex-époux à l’Armory Show de New York. De passage à Paris, venant d’Israël où il avait fondé une colonie d’artistes, Marcel Janco (1894-1982) nous parlait en un français parfaitement timbré des folles journées de Zurich. J’ai réécouté cet enregistrement il y a peu. Figurez-vous qu’il réussit la gageure de ne pas prononcer une seule fois le nom de son complice des temps héroïques, Tristan Tzara. Avec son intonation fabuleuse, Man Ray (1890-1976) évoqua ses origines, alors inconnues, l’émergence du mouvement dada à New York, en somme, et d’une manière extrêmement vivante, ce qu’il allait publier dans son livre de souvenirs. Jacques Baron occupa la séance suivante. La première année de l’Association fut couronnée par un banquet en l’honneur de Marcel Duchamp. La photographie immortalisa l’événement, à la manière des fêtes symbolistes. Elle a été publiée dans un bulletin unique, la Revue de l’association pour l’étude du Mouvement Dada, que Losfeld tira à mille exemplaires, pour le moins. Cet ouvrage de 104 pages est orné, en couverture, de la photo de l’urne de Marcel Duchamp. Macabre plaisanterie à laquelle l’intéressé s’était prêté de bonne grâce, je dirais même avec une indifférence amusée. Le matin, nous étions allés au BHV, nous deux, Sanouillet et moi, acheter une urne en terre cuite. Sachant que Marcel fumait constamment le cigare, même pendant le repas, nous la glissâmes à sa droite, afin qu’il puisse y laisser ses cendres. Après quoi l’un de nous (Noël Arnaud, me semble-t-il) rédigea un procès-verbal attestant que l’urne contenait bien les cendres de Marcel Duchamp. Il fut signé par Duchamp, puis scellé et conservé par Poupard-Lieussou. En tant que secrétaire, m’échut la responsabilité de la revue.

J’eus l’idée saugrenue d’y publier le procès-verbal de l’assemblée générale annuelle, ce qui nous valut de sérieuses discussions sur la place de certaines virgules et points-virgules. Riche idée, en fait, puisqu’elle me fournit le moyen de rapporter, sans faille, les prémisses de l’association. Avant de clore l’Assemblée, le poète Claude Sernet fit adopter une motion décidant que nous célébrerions le cinquantenaire du premier Manifeste Dada, le 8 février 1966.

Ce bulletin est d’autant plus précieux qu’il dresse la liste des adhérents, avec leur adresse personnelle. Parmi eux, les territoriaux du Mouvement, je veux dire les membres d’honneur, inscrits là en raison de leur rôle passé… Outre ceux que j’ai déjà nommés, il y avait, dans l’ordre alphabétique : Jean Arp, Jacques Baron, Germaine Everling-Picabia, Julius Evola, Claire Goll, Gabrielle Gray, Raoul Hausmann (18 861 971), Walter Mehring, Olga Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), Hans Richter, Christian Schad (1894-1982), Béatrice Wood, Christophe Tzara (au nom de son père, décédé le 24 décembre 1963) et F. de Zayas. Je ne dis pas qu’ils avaient tous participé aux exploits de Dada, en France, en Allemagne, ou aux États-Unis, mais tous avaient des raisons de figurer sur nos tablettes. Et, comme on le voit, nous n’hésitions pas à convoquer, à la même séance, toutes les épouses de Picabia. Il faudrait y ajouter Georges Hugnet (1906-1974), le premier historien du mouvement, Youki Desnos, qui vint se joindre à nous lors d’un autre dîner, et Max Ernst, dont je parlerai ci-après. Ce sont à peu près tous les survivants de la terrible aventure, et plus encore, des horreurs de la guerre mondiale ou du goulag soviétique. À cet égard, je dois nommer les roumains Sacha Pana, l’éditeur des Premiers poèmes (roumains) de Tristan Tzara, que j’avais fait venir à Paris, et l’impayable Jacques Costine (18 951 972), installé depuis peu parmi nous. Il figure sur une photographie de Bucarest parmi les collaborateurs d’une revue roumaine, au côté de Tzara. D’autres vinrent nous rejoindre, au gré de nos activités. Je m’étonne de ne pas trouver le nom de Philippe Soupault (1897-1990), que je connaissais pourtant depuis mes premières recherches parisiennes. Fidèle à ses habitudes, il devait voyager, pour oublier ses ennuis personnels. En 1963, il avait publié ses Profils perdus, au Mercure de France, et il me disait la difficulté qu’il avait rencontrée à écrire le chapitre « Les Pas dans les pas », où il s’était efforcé de retrouver fidèlement le fil des événements, et leur retentissement chez lui et ses camarades.

Et Breton ? direz-vous. Je vous répondrai franchement qu’il avait refusé de figurer parmi les membres de droit de l’association, précédemment nommés. Comme je vous vois avides d’en connaître la raison, j’anticipe sur la suite de mon récit en citant dès maintenant la réponse écrite que me fit Marguerite Bonnet. Elle est reproduite dans la revue : « « Ne craignez-vous pas qu’il soit trop tôt », me demandait-elle, en arguant du fait que les personnes sur lesquelles porteraient nos investigations étaient encore vivantes, qu’elles verraient d’un mauvais œil cette sorte d’ingérence dans leurs affaires personnelles, serait-ce au nom de l’histoire. Elle poursuivait : « je ressens pour ma part très vivement les indiscrétions que le métier m’oblige à commettre et ne me reconnais le droit de retenir des documents rencontrés que ce qui intéresse l’histoire des idées ». En somme, elle reprenait à son compte l’argument de la vieille Sorbonne qui n’admettait d’inscrire des thèses que sur des auteurs morts. Sachant sa proximité avec André Breton, qu’elle consultait quasi quotidiennement pour sa thèse (laquelle devait arriver à soutenance dix ans plus tard), elle parlait en son nom, reprochant implicitement à Michel Sanouillet l’aspect trop individuel de son récit historique, au détriment des idées générales. C’était pourtant lui, Breton, qui avait libéralement confié ses propres documents au chercheur. Il faut croire que, sous la pression de ses « jeunes amis », comme il se plaisait à les désigner, il avait refermé la porte du libéralisme.

Méconnaissance générale

Je reviens à mon propos : peu avant le cinquantenaire de Dada, il y avait donc un certain nombre d’anciens participants ou témoins qui ne demandaient pas mieux que de contribuer à écrire l’histoire du mouvement, à sortir les documents des malles poussiéreuses dans lesquelles ils étaient enfermés depuis leur jeunesse. D’autres se refusaient à un tel travail de mémoire, le renvoyant après leur mort. Reste que nous avions été mandatés pour commémorer, à une date fort précise, la naissance de ce mouvement encore inconnu des ouvrages de référence et je dirais même de l’opinion publique. Dada ne disait plus rien à personne !

Pour fixer les idées, voici la définition qu’en donnait le Larousse du XXe siècle (vol. 2, p. 649) : « Dénomination volontairement vide de sens, adoptée par une école d’art et de littérature apparue vers 1917, et dont le programme, purement négatif, tend à rendre extrêmement arbitraire, sinon supprimer complètement, tout rapport entre la pensée et l’expression (on dit aussi DADAÏSME). Adjectiv. : l’école DADA. » De même proportion, la partie encyclopédique de la notice nommait Tzara, Soupault, Ribemont-Dessaignes et Breton. C’est dire combien Dada était réduit à son podium français ! Qu’est-ce que les jeunes gens de la bourgeoisie pouvaient en savoir dans les lycées de la quatrième République ? Lisons le manuel le plus représentatif de l’époque. Pour le XXe siècle, messieurs Lagarde et Michard consacraient un paragraphe, je dis bien un paragraphe, au dadaïsme, caractérisé comme une révolte totale, aboutissant à la désagrégation du langage. Le manifeste Dada 1918 y servait d’argument, suivi, selon les principes de la collection, de la reproduction intégrale du poème « Hirondelle végétale », provenant de De nos oiseaux. Et c’est tout. Constatant l’indigence manifeste des outils pédagogiques, supposés divulguer ce mouvement, je demandai alors à André Tinel de mener une enquête parmi les ouvrages que je qualifierai de « prescripteurs ». Son rapport parut dans le numéro suivant de la revue, qui s’était, entre-temps, muée en Cahiers dada surréalisme, aux éditions Minard. Comme il fallait s’y attendre, le constat était radical et sans appel. Sur la quarantaine d’ouvrages examinés, en usage dans les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire, « aucun de ces livres ne propose de textes dada, et la moitié seulement d’entre eux quelques textes signés par des surréalistes » écrivait-il (n° 1, p. 76). Ne croyez pas que la proportion s’inversait dans le 2e cycle. Tel était le désert sur lequel nous devions naviguer, sans même pouvoir renvoyer les curieux vers les institutions consacrées aux arts plastiques.

Le Musée national d’art moderne avait été dirigé, de 1945 à 1965, par un fin connaisseur, Jean Cassou, ami de Tristan Tzara. On ne pouvait trouver un conservateur, doublé d’un historien de l’art, plus averti de la production artistique contemporaine. Cet établissement, dis-je, ne comportait aucune salle explicitement consacrée à Dada. Ce qui ne signifie pas absence des œuvres étiquetées Dada, mais la plupart étaient englobées dans le concept plus général de surréalisme. Ainsi, le Panorama des arts plastiques contemporains, brossé par le même Jean Cassou en 1960, consacrait-il un fort chapitre au surréalisme, lequel englobait Dada.

État de l’art

Si l’on veut savoir ce que les amateurs, et même les savants austères pouvaient connaître de Dada en ce début des années 60, je renverrais volontiers le lecteur à la bibliographie de mon mémoire de diplôme, qui avait le mérite, à mes yeux, de dresser la liste des ouvrages que j’avais pu consulter pour mener à bien ma recherche. Parmi lesquels l’Histoire de la littérature française d’Henri Clouard, qui consacrait généreusement deux pages à Dada, le Courrier Dada de Raoul Hausmann (1958), L’Aventure dada, de Georges Hugnet (1957), Dada painters & poets de Robert Motherwell (1951), l’Histoire de la peinture surréaliste, de Marcel Jean (1959), Déjà jadis, de Georges Ribemont-Dessaignes, les petits livres de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et, bien entendu, les ouvrages et les témoignages des poètes ou des peintres en question. Pour davantage de précisions, le lecteur se reportera à l’article de François Sullerot dans ce numéro de la revue de l’association. Il avait eu l’heureuse idée de fournir un « Aperçu analytique des livres consacrés au mouvement dada jusqu’à 1962 ». Outre ceux que j’ai cités précédemment, il y avait Alfred Barr : Fantastic art, Dada, Surrealism (1937) ; Willi Verkauf, Dada, Monographie d’un mouvement, trilingue (1957) ; le Berlin dada de Walter Mehring (1959) ; et Dada profile de Hans Richter (1961), tous deux en allemand. Suivait la bibliographie des ouvrages consacrés au mouvement entre 1962 et 1963, établie par Poupard-Lieussou, suivie d’une liste des catalogues d’exposition durant la même période.

L’autonomie de Dada contestée

Pour satisfaire votre légitime curiosité, je vous ai révélé à l’avance la raison du refus d’André Breton d’apparaître sur notre registre. Derrière cela, il y avait une raison obscure, qu’aucun document ne pourra confirmer. C’est le fait que l’auteur de Nadja, mécontent du passé, ne tenait pas à rouvrir des plaies anciennes, les reproches qu’il s’était adressés, ceux qu’il avait subis de la part de ses plus proches amis. Un indice, pour faire court. C’est durant son séjour forcé à New York que Charles Duits l’entendit articuler un propos constatant, l’expérience aidant, qu’au fond « il avait trop vite présumé de l’avenir. La révolte pure ne menait nulle part, mais rien de solide n’avait établi les orientations appelées de ses vœux ». Nous touchons ici à la plus grande escroquerie du siècle, pour m’exprimer comme Tzara. À son corps défendant, Dada s’est vu réduit par les historiens de l’art et de la littérature à une simple phase préliminaire, « une parenthèse Dada », pour le dire comma Aragon. L’antichambre du surréalisme, pour tout dire. Je l’affirme d’autant plus clairement que j’ai moi-même prêté la main à ce détournement intellectuel. Je plaide coupable, mais je demande à bénéficier de circonstances atténuantes, dans la mesure où le surréalisme, en son entier, nous y poussait, en procédant de même. Il n’y avait plus qu’un seul concept, dominant la pensée occidentale. Le surréalisme recouvrait tout, c’était alors l’étiquette universelle, tolérant, ici ou là, de notoires exceptions pour quelques individus nommés Duchamp ou Picabia. Dada se trouvait écrasé par le rouleau compresseur. Constatant ce fait, j’avais proposé, et obtenu, que l’association ajoute le terme « surréalisme » dans sa dénomination. Ce qui me valut de vives protestations d’adhérents qui se refusaient à mélanger l’un et l’autre. Jean Ferry était le plus virulent d’entre eux ; Noël Arnaud dénonçait cette tentative de réduction. Il y voyait la disparition, à court terme, des investigations relatives à Dada. J’attribuai la réaction du premier à l’une de ces raisons intimes que redoutait Marguerite Bonnet. Pour le second, passé par Les Réverbères puis La Main à plume et Le Surréalisme révolutionnaire, pour aboutir au Collège de Pataphysique, comment ne pas y voir des conflits historiques, jamais exposés ni résolus ?

En vérité, la question des rapports entre Dada et le surréalisme ouvre un chapitre trop long pour être traité ici. Achevé d’imprimer le 3 novembre 1965, ce bulletin ne pouvait mentionner le vernissage de la XIe exposition internationale du surréalisme intitulée

« L’Écart absolu » qui se tint à la galerie de la revue L’Œil, rue Séguier, à Paris. C’est dire combien le surréalisme, qui prétendait avoir supplanté Dada, était encore vivant et, je dirais même, encore mordant.

J’achèverai la lecture de cet unique numéro en citant l’annonce concernant le cinquantième anniversaire de Dada. Il y était affirmé qu’à cette occasion, « l’Association projette d’organiser une importante rétrospective Dada (1916-1923), exposition tournante qui débuterait à Zurich vers le printemps, pour se terminer à Paris où d’ailleurs des pourparlers sont déjà engagés avec le Musée National d’Art Moderne. » Entrefilet non signé, que j’ai tout lieu d’attribuer au responsable de la publication, Henri Béhar. Le laisser-aller, l’imprécision de cette notule laisse entendre que l’organisation de l’exposition, telle que la voulait l’association, n’allait pas de soi.

Trois obstacles

En effet, il n’est pas très courant qu’une association sans but lucratif, dépourvue de crédits, se mêle de promouvoir une exposition impliquant une institution nationale et même un autre musée, à l’étranger.

Les obstacles allaient s’accumulant. Jean Cassou avait laissé sa place à Bernard Dorival, un normalien, professeur et historien d’art qui l’avait remplacé durant le temps de sa mise à l’écart par le gouvernement de Vichy. Le fait qu’il ait été son adjoint pendant vingt ans, qu’ils aient fait du musée français l’un des plus riche au monde, montre qu’ils avaient fini par s’entendre. Mais leurs goûts, leurs idées, leurs caractères les opposaient toujours. J’en pris la mesure lorsque je le rencontrai dans son bureau, avenue du Président Wilson. Heureusement, il avait pour adjoint le regretté Michel Hoog, un homme courtois, fin diplomate, connu pour arriver à ses fins sans froisser personne. C’est à lui que j’eus affaire le plus souvent pour discuter des grandes lignes de l’exposition souhaitée.

Autre difficulté, propre au Mouvement Dada : comment parler de Dada, comment montrer les nombreux produits de son activité sans en trahir l’esprit, dans la mesure où il avait crié à la mort de l’art, prôné la destruction totale ? De cela j’avais parlé avec Max Ernst, en sollicitant son appui. Il me répondit : « Dada était une bombe. Qui s’emploierait à en recueillir les éclats, à les coller ensemble et à les montrer ? Que sauront-ils de plus ? On va leur montrer des objets, des collages. Par cela, nous exprimions notre dégoût, notre indignation, notre révolte. Eux n’y verront qu’une phase, qu’une “étape” comme ils disent, de l’Histoire de l’Art ». Cette réponse, frappée au coin du bon sens, a été souvent reprise, et je me suis aperçu, peu après, qu’il l’avait déjà confiée à un journaliste. Seulement il avait oublié le cadre dans lequel nous étions. Il s’agissait de la Galerie Carré, le soir du vernissage du Cheval majeur de DuchampVillon ! Comme on le voit, il soulevait une contradiction majeure, inhérente à la pratique de Dada, mais il n’était pas à l’abri lui-même des contradictions.

Quant à l’Association, sa doctrine était clairement établie dès avant sa fondation. Il n’était pas question de refaire dada, dans aucun des sens du mot refaire. D’une façon générale, nous choisissions la tenue la plus classique possible, pour parler du Mouvement, pour le montrer et pour l’étudier. À la formule de Max Ernst, j’opposais la pratique du grand quotidien du soir, comme on le nommait alors. Le Monde avait choisi des caractères gothiques pour sa manchette, et il n’était pas question de changer la maquette comme on change de chemise, alors que le contenu était porteur des nouvelles les plus violentes aussi bien que les plus hilarantes !

Le catalogue

Une fois signé le contrat entre le Directeur du Kunsthaus de Zurich, René Wherli, et Bernard Dorival, il nous restait à rassembler le matériel qui devait être exposé, sachant que la ligne générale suivrait le principe d’exposition le plus simple et le plus clair, sans prétendre ni à reconstituer une exposition passée, ni à nous donner des allures de dadaïstes. Poupard-Lieussou, qui connaissait quasiment tous les détenteurs d’œuvres dadaïstes, se chargea d’en soumettre la liste à nos interlocuteurs. Il rédigea aussi les notices des dadaïstes de tous les pays, qui devaient constituer l’essentiel du catalogue, à côté des reproductions hors-texte de grande qualité. Pour ma part, je fis le secrétaire de publication, puisque ce catalogue, comme il est indiqué en page 6, constituait la deuxième livraison de notre revue.

Après coup, il apparaît que la conception de ce catalogue était assez originale pour l’époque, à mi-chemin entre la simple nomenclature des catalogues officiels et l’infinie lecture que présentent les actuelles compilations. Après les incontournables propos des officiels, venait la « Chronique Dada 1915-1919 », de Tristan Tzara, directement issue, sans aucune fantaisie typographique, de l’Almanach Dada édité par Richard Huelsenbeck en 1920. Elle était complétée, sur un ton absolument neutre, d’une chronologie anonyme de 1920 à 1923. Laquelle était suivie d’un dictionnaire biographique du mouvement international, lui aussi sans fantaisie. Vingt pages de papier glacé offraient les reproductions d’œuvres dadaïstes, dans l’ordre alphabétique de leurs auteurs, pour ne pas faire de jaloux. Elles étaient suivies du catalogue, au sens restreint du terme, des œuvres présentées, dans l’ordre alphabétique des auteurs : titre de l’œuvre, dimensions, localisation. Venait ensuite une liste des livres et revues de l’époque. On comprend que les organisateurs de l’exposition voulaient être exhaustifs et universels, sans valoriser un pays plutôt qu’un autre, une technique plutôt qu’une autre. Ce que traduisait parfaitement le catalogue d’ordre encyclopédique. À ceci près que l’accrochage dépendait de la volonté des prêteurs et de la disponibilité des tableaux, si bien que le visiteur de Zurich n’a pas vu exactement la même chose que celui de Paris.

On trouve sur la toile des documents situant l’exposition au Centre Pompidou. Bel exemple d’anachronisme, puisque ledit centre n’était pas encore bâti en 1966. De même, certains commentateurs ne se sont pas rendu compte que le catalogue comportait deux volumes, le second, de 24 pages, finissait par donner la parole aux principaux acteurs de ce Mouvement international, sous le titre générique « Souvenirs et témoignages ». Toujours sans la moindre fantaisie, une anthologie alternait les contributions des peintres et des littérateurs, prélevées dans l’innombrable production de Jean-Hans Arp (catalogue de Dusseldorf), Hugo Ball (La Fuite hors du temps), Gabrielle Buffet (apparemment inédit), Francis Picabia (un dessin mécanomorphe extrait de 391), un texte inédit de Charchoune, un graphisme de Baargeld pris de Die Schammade, deux textes en allemand et un dessin de Raoul Hausmann, prélevés d’Hurra Hurra ! ; un article en français conçu pour l’occasion par Marcel Janco, qui distinguait un « Dada à deux vitesses », en d’autres termes un mouvement d’abord négatif, destructeur, suivi d’une phase constructive. Sur ce point, il se plaisait à saluer l’objectivité des organisateurs. Le propos ne faisait que reprendre les idées formulées quelque temps auparavant par Tristan Tzara, en préface au recueil de Georges Hugnet, L’Aventure Dada, qu’avec un malin plaisir les organisateurs avaient placé en clôture du livret, en raison de l’ordre alphabétique. Huelsenbeck envoya un télégramme daté de septembre 1966, auquel faisait face une page provenant des Malheurs des immortels de Max Ernst. Man Ray divulguait en français un chapitre de son Autoportrait, récemment traduit, orné en pied de page d’un dessin inédit de Richter, portrait d’Arthur Segal, datant de 1917. Arp revenait avec un bois gravé extrait de Phantastiche Gebete.

En somme, l’ensemble du catalogue (en deux parties) donnait une vue générale assez riche et précise de ce qu’avait été la pratique artistique dadaïste en Europe.

Bilan

Comme il fallait s’y attendre, la presse reprit, en gros, l’objection de Max Ernst ou bien reprocha l’aspect statique de l’exposition, opposé à la dynamique du Mouvement. Argument suprême, Dada était fichu dès lors qu’il entrait au Musée. Après la thèse soutenue en Sorbonne, l’université l’avait tué et empaillé. Oublieuse, ou plutôt ignorante, elle ne savait pas que Dada s’était toujours manifesté au public dans les lieux les plus divers, salons, cabarets, galeries, cinémas, théâtres, depuis le début du Mouvement.

De son côté, l’Association pour l’étude du mouvement Dada avait rempli sa mission. Les encyclopédies suivraient, puis les manuels scolaires. Dada s’installait, modestement il est vrai, au cœur même de la culture. Déjà, en 1962, la Cinémathèque française avait programmé la projection des films de Man Ray, Hans Richter… Pourtant, certains médias n’en faisaient toujours pas mention. La télévision en prit conscience et, quelques années après, pour la série « Les archives du XXe siècle », Jean-José Marchand réalisa une série de quatre émissions portant sur Dada, de Zurich à Paris, en passant par New York. Le questionnaire était élaboré par Yves Poupard-Lieussou. À nouveau, le double objectif de connaissance et de diffusion était réalisé puisque le public peut voir et revoir en permanence ces films en libre service sur le site de l’INA.

S’il m’est permis de faire part de mon sentiment personnel, je dois dire toute ma déception de n’avoir pas obtenu que l’ensemble de la collection Tzara ne soit pas dispersée. C’était, pour les pouvoirs publics, l’occasion unique de montrer aux visiteurs et aux chercheurs que l’État avait intégré la nature particulière de Dada, son activité foisonnante et contradictoire, tout en fournissant aux chercheurs une documentation inédite. Le procès verbal que j’ai mentionné indiquait déjà, le 12 juin 1965, avec la plus grande diplomatie, que les négociations avec la Bibliothèque Jacques Doucet avait échoué, la Direction des bibliothèques posant des conditions inacceptables, tant pour les ayants droit que pour l’Association.

Forts de la réussite et du succès de l’exposition, ayant noué de solides rapports avec sa direction, nous nous tournâmes alors vers le Musée national d’art moderne. La sempiternelle querelle sur la manière d’exposer Dada était tranchée. À la fin de l’année suivante, toutes les parties s’étant mises d’accord, il était prévu que la collection complète irait, en totalité, avenue du Président Wilson, ouvrant ainsi la voie à l’interdisciplinarité concrète. Convaincu par nos soins, Bernard Dorival me montra fièrement les meubles qu’il avait acquis pour ranger les gravures et dessins.

Malheureusement, là encore, les négociations butèrent sur une question dérisoire à l’échelle éternité. Christophe Tzara exigeait, en contrepartie d’un don généreux, qu’une salle portât le nom de son père. Il avait été déçu du comportement des autorités lors du décès de son père, et souhaitait un minimum de reconnaissance envers un poète qui avait abandonné sa nationalité d’origine pour se dire Français.

J’ai pu mesurer la conséquence d’un tel désordre institutionnel lorsqu’il m’a fallu établir les Œuvres complètes de Tzara. Toute une documentation réunie durant de longues années par l’intéressé lui-même était désormais dispersée.

Vous avez tous souvenance de ce qu’on appelle par euphémisme les « événements de mai 68 ». C’est à ce moment-là, entre deux manifestations, qu’on m’annonça le mise en vente, aux enchères publiques, de la bibliothèque de Tristan Tzara, à Berne, le 12 juin 1968. Fini le rêve d’un lieu unique de documentation internationale. La collection de tableaux et d’objets d’art primitif devait connaître le même sort, quelques années après. Je ne sais pas pourquoi, j’eus l’impression d’une bouffonne répétition du cauchemar en 2003 au sujet d’André Breton.

Tout est toujours à recommencer ! Lorsque s’annonça la préparation d’une super exposition Dada au Centre Pompidou, en 2005, j’ai moi-même remis les deux volumes du catalogue de 66 à Laurent Le Bon, pour la documentation du Musée national d’art moderne, qui n’en avait gardé aucun…

Henri BÉHAR

 

La Transparence et l’obstacle

La Transparence et l’obstacle

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« La transparence et l’obstacle », dans La Maison de verre, André Breton initiateur découvreur, Les Éditions de l’amateur/Musée de Cahors, p. 11-18. Catalogue de l’exposition André Breton la maison de verre, Cahors, du 20 septembre 2014 au 1er février 2015.


On sait l’ambition permanente d’André Breton, constamment réaffirmée, de vivre dans une maison de verre, ouverte à tous les regards, non par un désir plus ou moins conscient d’exhibitionnisme, mais, plus naturellement, parce que c’est le seul et unique mode de
relation qu’il conçoit, tant avec ses contemporains, qu’avec ses futurs lecteurs : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre
visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre,
où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » Ce passage achève, dans Nadja, le prélude à ce qui deviendra le récit, ou plus précisément le journal d’une rencontre avec la femme surréaliste par excellence, et, on peut le dire, l’émouvante relation d’un échec, tant il y avait peu de compatibilité entre la jeune femme errante et celui qu’elle magnifiait. C’est bien souvent que, pour Breton, « la barque de l’amour s’est brisée contre l’eau courante », pour reprendre un vers de Maïakovski, qu’il
donnera en titre à l’article nécrologique évoquant le suicide du poète russe. En d’autres termes, le désir de transparence s’est heurté à l’obstacle du réel. Fin du premier acte.
Mais ce premier échec ne suffit pas à dérouter Breton de son chemin vers « plus de lumière » selon le mot terminal de Goethe. Rêvant encore d’une transparence absolue, Breton n’hésite pas à mettre en scène son propre parcours et à proclamer de nouveau, dans
L’Amour fou : « La maison que j’habite, ma vie, ce que j’écris : je rêve que cela apparaisse de loin comme apparaissent de près ces cubes de sel gemme. » Utopie, dira-t-on ! Non pas, puisque nous savons qu’il est fort possible de vivre dans les mines de sel gemme, à Wieliczka ou ailleurs.
Or, vivre à l’intérieur de ces cubes ne signifie en rien vivre dans la transparence, au contraire.
Breton s’en rend compte lorsque, réfléchissant sur son état présent, sur les conditions qui lui sont faites, sur l’état de l’Europe qui, sans le savoir, entre en guerre pour une dizaine d’années avec le coup d’état des fascistes espagnols, il écrit : « J’y songeais, non sans fièvre, en
septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme. »
Cette fameuse maison serait-elle définitivement inhabitable ? En dépit de tout, l’auteur de 
L’Amour fou se refuse à désespérer, notamment de l’amour, qui est le sujet même de son livre,
de tous ses livres. Entre les deux adverbes,
toujours et longtemps, il a résolument opté pour le premier : « Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai
aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai
toujours. »

Cependant il ne laisse pas de se heurter à la réalité rugueuse, et ce chant d’amour, conçu pour renouer des liens distendus quasiment dès le premier jour, devient chant du désamour.
Paradoxalement pour le lecteur qui se fait une idée préconçue du surréalisme, Breton entonne le plus beau chant que l’on connaisse élevé à la procréation, à la perpétuation de l’espèce, en prophétisant à sa fille qu’il tient encore dans ses bras : « Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir, vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l’amour. » Rebond par la naissance d’Aube et fin du 2
ème acte.
Le troisième et dernier acte, on s’en doute, se trouve au seuil d’
Arcane 17, comme un lever de rideau, dans la description que le poète nous donne du Rocher percer, non pas tel qu’il est aux
yeux de tous les voyageurs, mais tel qu’il le perçoit lui-même : «Pourtant cette arche demeure, que je ne puis la faire voir à tous, elle est chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don humain. Enchâssée dans son merveilleux iceberg de pierre de lune, elle est mue par trois hélices de verre qui sont l’amour, mais tel qu’entre deux êtres il s’élève à l’invulnérable, l’art mais seulement l’art parvenu à ses plus hautes instances et la
lutte à outrance pour la liberté. »
Pourtant, dira-t-on, ce rocher n’est pas transparent ; il n’a rien à voir avec le verre. Si, justement, puisque la pierre de lune est un état de l’agate, la plus translucide de toutes les pierres. Et voici que les trois motifs permanents de la poésie de Breton y prennent leur élan :
Amour, Poésie, Liberté.
Après la malencontreuse rencontre de Nadja, celle plus heureuse de l’Ondine, puisque porteuse d’avenir, Breton semble avoir trouvé le parfait amour en la personne d’Elisa. Un amour de la maturité, parfaitement assumé de part et d’autre, par conséquent ouvert à tous les regards, comme l’est, en matière artistique, et depuis des lustres, le
Grand verre de Marcel Duchamp, peinture de verre par excellence ; comme doit l’être, sur le plan politique, la Liberté.
En effet, cette triple aspiration simultanée débouchera, cinq ans après, sur la proclamation, en juin 1950, de Cahors comme première ville citoyenne du monde.
Serait-ce qu’alors toute la transparence que Breton désirait pour toujours se soit trouvée concrétisée dans la maison des mariniers à Saint-Cirq-Lapopie ? Breton le croyait sincèrement, mais il y avait trop de lucidité en lui, trop de Nord, comme il l’a dit, pour qu’il
en fût ainsi, sans aucun obstacle. La demeure offre la possibilité, dont il rêvait avant même la formation du groupe surréaliste, d’y réunir ses amis les plus proches, sans consigne aucune.
Haut perchée, elle autorise, en quelque sorte, une échappée « au-delà de ces temps qu’on nous fait » écrit-il aussitôt à Jean Paulhan, en 1950, mais il faut savoir faire abstraction de l’opacité 
des murs, et des contraintes de la verticalité.
*
C’est alors que s’impose à nous une de ces phrases mystérieuses, quasiment incompréhensibles, qui semblent avoir échappé à leur scripteur. Celle-ci vient clore le premier 
Manifeste du surréalisme : «Le surréalisme est le ”rayon invisible” qui nous permettra un
jour de l’emporter sur nos adversaires. ”Tu ne trembles plus, carcasse”. Cet été les roses sont bleues ; le bois, c’est du verre. » Comment concilier cette identification matérielle ?
Il faut absolument faire un retour sur
L’Amour fou, et notamment sur ce long passage consacré à la cuiller de bois munie d’un soulier au bout du manche, une de ces trouvailles du marché aux puces. Elle matérialise, au dire de Breton, la pantoufle de vair (ou de verre) du
conte, qu’il a en vain demandé à Giacometti de lui confectionner : « Cette pantoufle je me proposais de la faire couler en verre et même, si je me souviens bien, en verre gris, puis de m’en servir comme cendrier. »
Ceci vient en prélude à la description de la cuiller de bois. C’est dire que, dans l’univers concret que nous habitons, comme dans l’univers symbolique que nous hantons, le bois, c’est du verre ! C.Q.F.D.
*
Il faudrait pouvoir suivre ainsi, en détail, toute la symbolique dévolue au verre. Arrêtons-nous un moment à cette variété naturelle de la roche qu’est le cristal, dont Breton fait l’éloge dans
L’Amour fou : « Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée
dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal. »
Le minéral naturel devient la métaphore de l’œuvre d’art et fournit, en quelque sorte, un guide artistique, un art poétique tressant l’esthétique, l’art de vivre en société et la morale commune
à tous. Il n’est pas question d’élaborer une œuvre d’art conforme à cette triple nécessité. Elle doit venir spontanément, et elle ne supporte pas le travail, la mise au net, le perfectionnement.
« Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non améliorable, en est l’expression
parfaite. » C’est dire combien le cristal est, chez lui plus naturellement que chez tout autre surréaliste, l’emblème parfait de la création poétique. Peut-être aussi parce que le calembour
sur le sel gemme (j’aime) en est constitutif.
Cependant, au premier abord, les deux caractéristiques les plus évidentes du cristal sont la dureté et la transparence. Transparence toute relative, on l’a vu, qui se heurte à la dureté 
même de la vie, aux conditions proprement inhumaines de l’existence. Si l’on s’en rapporte à l’œuvre intégrale d’André Breton, force est de constater que le donné, la spontanéité, l’écriture automatique, pour tout dire, y tient relativement peu de place et, quoi qu’il en dise à propos du poème « Tournesol », engage peu l’avenir, en tout cas, ne le détermine pas. Quant au sens d’immédiateté que comporte le vocable transparence, mieux vaut passer. Rien de plus travaillé que la prose de Breton, généralement inaccessible à la masse vorace, ou bien, à tout le moins, ne s’ouvrant qu’au lecteur actif, capable d’analyser le sens propre des mots, et de les mettre en relation entre eux, à grande distance.
Néanmoins, le cristal se matérialise d’une façon tout à fait accessible à travers la boule de cristal des voyantes, ici exposée. Reprenant une thèse des plus commune parmi les Romantiques, Breton soutient que le poète est quelque peu prophète, ce qui le rapproche des
voyantes « seules gardiennes du Secret. Je parle du grand Secret, de l’Indérobable » (« Lettre aux voyantes »,
La Révolution surréaliste, n°5, 15 octobre 1925). C’est aussi la raison qui l’a poussé à fréquenter, avec ses amis, Mme Sacco, voyante, 3 rue des Usines, à Paris. Crédulité, naïveté surprenante de la part d’un esprit si aigu, on est surpris de la leçon qu’il tire des propos de la devineresse, induits par la boule magique, allant jusqu’à lui prédire une belle carrière dans la politique !
Heureusement pour nous, et pour la création artistique en général, il n’en fit rien, préférant consacrer ses loisirs à la cueillette de l’agate, considérée comme une variété du cristal.
C’est parce qu’à ses yeux elle est encore hors des circuits monétaires et boursiers que Breton s’est intéressé à l’agate, objet de toutes ses rêveries. Ce en quoi il l’oppose à la perle, privilégiant sa simplicité, son aspect naturel, car sa quête est une fin en soi. Dans un texte
essentiel de 1957, « Langue des pierres », il expliquera sa passion pour la collecte des pierres par leur symbolisme, et leur signification universelle, bien connue du populaire.
L’agate intervient dans de nombreux poèmes, où elle est parfois dénommée « pierre de lune », désignant plus précisément l’agate nébuleuse à reflets. Plus tard, elle deviendra l’emblème de
l’image surréaliste, fruit de la trouvaille : « À la grisaille croissante des œuvres réfléchies et ‘‘construites’’, ce fut le premier geste du surréalisme d’opposer des images, des structures verbales toutes semblables à ces agates. Avec quelle patience, quelle impatience nous les cherchions nous-mêmes et quand il s’en présentait – car il s’en présenta – comme nous les retournions et comme aussi nous en étions insatiables, attendant toujours plus de la prochaine
que de la dernière. Et nous savions aussi que l’agate mentale, non plus que physique, n’a chance de s’offrir seule, qu’elle aime, qu’elle
nécessite la compagnie de plus modestes cailloux. »

La cueillette des agates était le principal but de son voyage en Gaspésie avec Elisa, moment qu’il évoquera à nouveau dans son essai de 1957, avec le sentiment d’avoir atteint le paradis :
« Il m’est advenu d’éprouver la même sensation sur une plage de la Gaspésie où la mer jetait et souvent reprenait avant qu’on eût pu les atteindre des pierres rubanées transparentes de toutes couleurs, qui brillaient de loin comme autant de petites lampes. L’an dernier, à
l’approche, sous la pluie fine, d’un lit de pierres que nous n’avions pas encore exploré le long du Lot, la soudaineté avec laquelle nous ‘‘sautèrent aux yeux” plusieurs agates, d’une beauté inespérée pour la région, me persuada qu’à chaque pas de toujours plus belles allaient s’offrir et me maintint plus d’une minute dans la parfaite illusion de fouler le sol du paradis terrestre. »
La découverte de l’agate le met dans un état d’émerveillement absolu, semblable à celui qu’il a éprouvé en découvrant justement le village de Saint-Cirq-Lapopie, comme si la partie englobait le tout ; comme si un petit galet ouvrait de lui-même au macrocosme.
Déjà, en mai 1936, l’agate figurait au nombre des « objets surréalistes » à l’exposition de la galerie Charles Ratton. Elle deviendra l’objet d’une quête éperdue, tant sur les rivages
atlantiques de Gaspésie que sur les bords du Lot, pour finir dans le cabinet du collectionneur.
Pour le poète, opposé au scientifique, une simple agate est d’abord objet de rêverie, réservoir d’images dynamiques. À bien y réfléchir, la quête des pierres, au hasard des filons, n’est pas différente de l’inscription des pratiques aléatoires dans la peinture moderne, explique-t-il dans le même article. Raison pour laquelle cette pierre intervient, parmi bien d’autres, pour qualifier la peinture de Brauner comme celle de Matta.
L’analyse d’une telle passion lui fait en rechercher la raison fondamentale dans la philosophie médiévale (prolongée dans le romantisme allemand) plus que dans l’alchimie. C’est que les
pierres portent la signature de l’univers, elles sont naturellement marquées pour signifier quelque chose : « Les rubans internes de l’agate, avec leurs rétrécissements suivis de brusques déviations qui suggèrent des nœuds de place en place, à l’instant où pour la première fois nous les parcourons du regard, nous semblent mirer dans un espace électif notre propre ‘‘influx nerveux”. »
C’est à Percé même, dès 1944, qu’il écrira que les agates les plus chétives suggèrent une ouverture sur l’harmonie universelle, la rencontre du microcosme et du macrocosme en une seule et même chose : « Il y a là fusion et germe, balances et départ, compromis passé entre le nuage et l’étoile,
on voit le fond comme a toujours rêvé l’homme. Ce n’est qu’une goutte, soit, mais d’elle on passe de plain-pied à la conception hermétique du feu vivant, du feu
philosophal. Le secret de son attraction, sa vertu ne pourraient-ils tenir à ce qu’en elle et en sa 
multiplicité même circule, sous un grand poids d’ombre, l’image du ‘‘sperme universel’’ » ?
Lesté de cette charge émotionnelle, constamment en quête de ce point de l’esprit où s’annulent les contraires, il découvre, comme par enchantement, ce village magique du Lot.
*
Contrairement à ce que laisse entendre son très beau texte relatant sa découverte de SaintCirq-Lapopie, cela ne s’est pas produit tout à fait par hasard, puisque bien des démarches, des discussions, des prises de parole, l’y ont conduit. En effet, s’agissant du lieu où il aurait aimé vivre, en dehors de Paris et du sirop des rues, qu’il avait bien du mal à quitter, il n’aurait pu être question de Lorient, où demeuraient ses parents, et où il s’est rendu au moins une fois par
an jusqu’à leur décès, ville qu’il n’aimait pas du tout, se réjouissant même des ruines produites par les bombardements alliés en 1945, qui lui faisaient l’effet d’un Braque de la première période. Pourquoi n’aurait-il pas tenté de se fixer sur les gorges du Verdon, près de ce
fameux « point sublime » qu’il magnifiait autant qu’il le magnétisait ?
Il a mainte fois évoqué la demeure idéale, où aurait pu s’installer le groupe surréaliste, château inaccessible, plutôt fait pour y accueillir les héroïnes de Sade, et toutes les architectures rêvées, où l’on ne saurait vivre. Et que dire des ensembles projetés par
l’imaginaire fouriériste, décidément trop contraignants ? De fait, la maison idéale, même s’il l’a entrevue avec le Palais du facteur Cheval ou la Kiwa des Indiens Hopis, chambre rituelle et sacrée où l’on entre par le haut, restera toujours une curiosité, bleu d’architecte plutôt que construction à vivre. Si l’on met à part ces rares exemples, il n’existe, à ma connaissance, aucune demeure où il ait souhaité vivre, si ce n’est un château près de Vernon, dans l’Eure, qu’il visita au début de son premier mariage, dont il rend compte dans une lettre à Simone. Il n’en a jamais parlé publiquement, si ce n’est, de manière très allusive, dans le
Manifeste du surréalisme. Tout se passe comme si Breton manquait d’air, au sens physique du terme,
partout où il passait. Symptôme de l’asthme dont il devait souffrir à la fin de sa vie ?
Allégorie précise de l’espace ouvert indispensable au poète, le seul à la dimension de sa rêverie ? Où la maison qui, de la cave au grenier, pourra loger, sinon susciter tout son imaginaire ?
*
Lorsque s’achève la Deuxième guerre mondiale, par l’éclatement de la bombe atomique jetée sur Hiroshima le 6 août 1945, André Breton adhère immédiatement aux propos d’Albert Einstein sur le péril nucléaire et recherche un moyen de parvenir à une véritable paix universelle. En février 1948, dans
La Lampe dans l’horloge, remué par le coup de Prague qui livre la Tchécoslovaquie aux soviétiques, il annonce son adhésion personnelle à « Front
humain », le regroupement mondialiste de Robert Sarrazac, qui se veut à l’écart des partis traditionnels, et il prend part, le 30 avril, salle des Horticulteurs, à la première réunion publique de cette organisation, qui bientôt s’intitulera « Citoyens du Monde ». Énonçant les symptômes du mal qui se développe à nouveau depuis la fin de la guerre, parmi lesquels le stalinisme n’est pas le moindre, Breton ne voit d’éradication possible que dans la résolution
de l’antagonisme opposant, de temps immémorial, les
gouvernés aux gouvernants. Une solution serait à chercher du côté de l’occultiste du XIXe siècle Saint-Yves d’Alveydre qu’il prétend réhabiliter (non sans aplomb, sachant le rôle joué par ses disciples dans le régime de
Vichy), et, au-delà, dans le
Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Il approuve Robert Sarrazac, dont il apprécie la démarche et la personnalité, et soutient son appel à l’élection d’une Assemblée constituante mondiale, en vue des États-Unis du Monde. Il espère que la France, d’où sont partis tant de grands mouvements d’émancipation, saura donner le signal. À partir de ce moment, il soutient l’action publique de Garry Davis, même lorsqu’elle est
contestée par certains de ses amis surréalistes.
Ancien militaire, animateur de l’école des cadres de la Résistance, Robert Sarrazac est l’un des fondateurs du mouvement des Citoyens du Monde. À l’encontre des partis reconstitués, il défend l’idée de mondialisme, supranational. Breton dit de lui : « Ce prolongement, cet épanouissement de la pensée de la résistance dans le temps qui devait la suivre, c’est chez lui, c’est chez ses camarades de Front humain et chez eux seuls que je les ai trouvés… ».
Le 19 novembre 1948, Citoyens du monde décide de troubler l’Assemblée Générale des Nations Unies, qui siège au Palais de Chaillot. Garry Davis commence à lire son adresse.
Aussitôt ceinturé par la police, il est immédiatement relayé par Sarrazac qui achève le discours. La presse internationale se fait l’écho de l’incident, en mentionnant les personnalités qui soutiennent cette organisation, dont Camus et Breton. Par la suite, l’organisation des Nations Unies est mise en demeure par Citoyens du Monde de clarifier sa capacité d’intervention en faveur de la paix mondiale. Son secrétaire général précise alors que son « rôle n’est pas d’organiser la paix mais de la maintenir quand les États l’auront organisée ».
Son destin est alors scellé, comme le fut celui de la Société des Nations.
Breton s’éloignera du Mouvement, mais il conservera toute son amitié à Robert Sarrazac. Et c’est ainsi qu’il le rejoindra à Cahors, déclarée première ville citoyenne du monde, les 24 et 25 juin 1950. Ce sera le point de départ du mouvement des villes jumelées. Breton y prend la parole en ces termes : « Être venu de Paris à Cahors, […] c’est être passé d’une sorte de temps maudit… à un temps, sinon régénéré, du moins qui porte en lui le germe bien vivant de sa 
régénération ». À cette occasion, il découvre Saint-Cirq Lapopie, où il prendra toute disposition pour vivre, au moins une partie de l’année.
*
Nous avons suivi tour à tour le fil poétique puis le politique menant à ce haut lieu où souffle l’esprit. Pourtant, ne croyez pas que nous ayons abandonné le troisième fil qui court tout au long de l’exposition, celui que tient cette autre Ariane qu’est Mélusine selon Breton. On a écrit bien des romans sur cette fée issue de l’imaginaire médiéval et des intérêts patrimoniaux de la maison des Lusignan, sans trop y regarder de près, confondant le plus souvent la sirène
et la serpente. Le manuscrit d’
Arcane 17 s’orne à la page 27 du collage d’un fragment arraché au Petit Larousse contenant cette notice « MÉLUSINE : fée que les romans de chevalerie et les légendes du Poitou représentent comme l’aïeule et la protectrice de la maison des Lusignan. » En dépit de sa localisation au cœur de l’ouvrage, on doute que cette notice ait pu être le générateur des pages consacrées à la fée dans le récit.
Un autre texte, rédigé à New York par le surréaliste érudit Kurt Seligmann à la demande de Breton se trouvait dans la collection de ce dernier. Il résumait la
Mélusine de Jean d’Arras,
indiquait l’origine scythe de la fée bâtisseuse, son ambition servie par Raymondin, sa prophétie-malédiction, l’engagement exigé de son époux de ne jamais la regarder le samedi,
etc. Là encore, en dépit de la précision, on ne trouve pas les caractéristiques dont Breton s’emparera pour faire de sa fée l’emblème de la femme perdue et retrouvée.
De fait, Breton connaissait la légende poitevine (si peu bretonne) vraisemblablement depuis son enfance. Certains lecteurs, peu regardants et ne distinguant pas l’ondine de la femme serpent, croient la voir sortir de l’eau dans le cinquième rêve de
Clair de terre. Plus explicitement, Nadja se donne des airs de Mélusine et se représente graphiquement et physiquement sous les traits de la fée. Il affirme à son sujet : « Je l’ai même vue chercher à
transporter autant que possible cette ressemblance dans la vie réelle, en obtenant à tout prix de son coiffeur qu’il distribuât ses cheveux en cinq touffes bien distinctes, de manière à laisser une étoile au sommet du front. » (
Nadja) Autant dire qu’ils ont tous deux une idée bien précise du portrait du personnage mythique, ne faisant référence à la dualité qui la compose que dans sa représentation figurée. Encore est-elle une sirène à la queue nouée dans le dessin de Nadja ! On ne sera pas surpris de trouver quelques éléments du mythe dans les poèmes de Poisson soluble et davantage dans L’Air de l’eau, recueil inspiré par Jacqueline Lamba, l’ondine de L’Amour fou. Mais, là encore, c’est la sirène qui domine la transformation féminine, ou, si l’on veut, la Mélusine avant le cri, sœur de l’ondine de La Motte Fouqué.
Or, dans le récit de Jean d’Arras, le mari, mu par la jalousie, enfreint son serment et surprend


Mélusine au bain. Il voit sa queue de serpent. Elle pousse alors son premier cri et s’envole par la fenêtre.
C’est après cette étape que Breton la décrit dans
Arcane 17, ouvrage entièrement placé sous son invocation. Plus exactement, le poète rêve à partir du paysage des Laurentides qu’il a sous les yeux en écrivant, au Québec : « Mélusine après le cri, Mélusine au-dessous du buste, je vois miroiter ses écailles dans le ciel d’automne. Sa torsade éblouissante enserre maintenant par trois fois une colline boisée qui ondule par vagues selon une partition dont tous les
accords se règlent et se répercutent sur ceux de la capucine en fleur.» (
Arcane 17) Et plus loin : « Mélusine, c’est bien sa queue merveilleuse, dramatique se perdant entre les sapins dans le petit lac qui par là prend la couleur et l’effilé d’un sabre. Oui, c’est toujours la femme perdue, celle qui chante dans l’imagination de l’homme mais au bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée. »
En un lyrique poème en prose, scandé par la reprise de la formule «Mélusine après le cri… »,
Breton dit, en des termes quasi religieux (mais toujours dépourvus de transcendance), son espoir, le jour-même de la Libération de Paris, de voir la femme reprendre ses pouvoirs perdus, revivre au contact des puissances terrestres : « je ne vois qu’elle qui puisse rédimer cette époque sauvage. C’est la femme tout entière et pourtant la femme telle qu’elle est aujourd’hui, la femme privée de son assiette humaine, prisonnière de ses racines mouvantes
tant qu’on veut, mais aussi par elles en communication providentielle avec les forces élémentaires de la nature. »
Interviendra alors le second cri de Mélusine, de la femme délivrée, dans un espace utopique :
« Le second cri de Mélusine, ce doit être la descente d’escarpolette dans un jardin ou il n’y a pas d’escarpolette, ce doit être l’ébat des jeunes caribous dans la clairière, ce doit être le rêve de l’enfantement sans la douleur. Mélusine à l’instant du second cri : elle a jailli de ses hanches sans globe, son ventre est toute la moisson d’août, son torse s’élance en feu d’artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux ailes d’hirondelle, ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri, aveuglantes à force de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche hurlante ». Sans surprise, on entend ici les termes utilisés par Breton pour chanter la femme anonyme, innommée, de
L’Union libre. À cette différence près qu’il a su désormais la reconnaître, en la personne d’Elisa que, dans le troisième temps du récit, il transforme en femme-enfant, tout en expliquant les raisons de cette élection : « Je choisis la femme-enfant
non pour l’opposer à l’autre femme, mais parce qu’en elle et seulement en elle me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de vision dont on refuse obstinément de
tenir compte, parce qu’il obéit à des lois bien différentes dont le despotisme masculin doit 
empêcher à tout prix la divulgation. De la tête aux pieds Mélusine est redevenue femme. Il faut être singulièrement aveugle pour ne pas voir ici le renoncement de l’homme à sa toute puissance et qualifier ladite femme de servile, alors qu’elle éclaire le chemin de liberté, qu’elle redonne tout espoir à son partenaire tout en reprenant goût à la vie, qu’elle est la
révélation ici et maintenant.
Breton savait fort bien qu’on ne décrète pas le mythe, aussi s’est-il contenté de le ressusciter, de lui redonner son actualité, en empruntant les traits accumulés par ses prédécesseurs, Nerval, Jarry, et tant d’autres, en inversant les éléments les plus négatifs pour chanter la lumière du désir, de l’amour et de la paix retrouvée.
*
Comme dans la vie d’André Breton, l’aspiration à la transparence se heurte à divers obstacles, la présente exposition a dû intégrer les œuvres du peintre symboliste Henri Martin, saint patron de ce Musée. Deux solutions s’offrent alors au visiteur : les contourner en fermant les yeux, ou bien les contempler en cherchant ce qui peut d’elles se concilier avec le parcours proposé jusqu’à présent.
Certes, le surréalisme n’a pas ménagé son prédécesseur immédiat dans la succession des courants artistiques, le symbolisme. Breton le reconnait, mais à qui la faute ? demande-t-il à son intervieweur : « La critique de notre temps est très injuste envers le symbolisme. Vous me dites que le surréalisme ne s’est pas donné pour tâche de le mettre en valeur : historiquement, il était inévitable qu’il s’opposât à lui, mais la critique n’avait pas à lui emboîter le pas. C’était à elle de retrouver, de remettre en place la courroie de transmission. » (
Entretiens)
Pour ma part, j’y vois comme un phénomène de hasard objectif, la rencontre avec le fondateur du surréalisme dans un même lieu, non pas des fresques qui ornent les galeries de la Sorbonne, peintes par Henri Martin, que Breton a dû voir lorsqu’il fréquentait cet
établissement pour obtenir son premier diplôme universitaire, et qui sont loin d’être sans valeur, mais du moins des tableaux de la même manière. Mais il faut aller plus loin, et se dire que le surréalisme est naturellement issu du symbolisme, comme son continuateur et son
négateur. En termes hégéliens, on dirait qu’il est la négation de la négation, c’est-à-dire sa transformation. Après le réalisme, le symbolisme comme négation, et enfin le surréalisme comme contestation du précédent, restauration du premier terme, lui-même transformé. Je ne parle pas seulement du surréalisme belge, qu’une mémorable exposition nous fit voir sous cet angle, mais de toute la production littéraire et picturale de ce mouvement. Qui a défendu passionnément Mallarmé, Rimbaud et même Huysmans et Germain Nouveau, sinon André Breton ? qui a le mieux parlé des tableaux de Gustave Moreau, d’Odilon Redon et aussi de 
Filiger (sur lequel il a poursuivi l’enquête initiée par Jarry), sinon le même poète mué en critique d’art ? Défense de la nécessité intérieure contre la nécessité extérieure, obsession de la transparence contre tous les obstacles, la démarche est toujours la même, reprise avec ténacité depuis Jean-Jacques Rousseau.
C’est à dessein que j’ai repris au sujet d’André Breton le titre d’une étude de Jean Starobinski s’appliquant à Jean-Jacques Rousseau, tant ils me semblent avoir parcouru, à des époques différentes, dans un même souci d’unité du corps et de l’esprit, le même chemin vers la
liberté.

Henri BEHAR


Bibliographie d’Henri Béhar sur André Breton :
Les Pensées d’André Breton, (avec la collaboration de Maryvonne Barbé et de Roland
Fournier), Lausanne, L’Âge d’homme, 1988, 362 p. « Bibliothèque Mélusine »
André Breton ou le surréalisme même. Études réunies par Marc Saporta avec le concours
d’Henri Béhar, éd. L’Age d’Homme, 1988, 200 p. « Bibliothèque Mélusine »
André Breton le grand indésirable, (1990), Paris, Fayard, 2005, 542 p.
André Breton,
Arcane 17, fac-similé du manuscrit original, édition préparée et présentée par
Henri Béhar, Paris, Biro éditeur, 2008 (édition de luxe en 2 volumes sous coffret, l’un
contenant le fac-similé, 18 x 23,5 cm, 48 pages, quadrichromie ; l’autre : « D’un poème
objet » et la transcription par HB, le texte d’André Breton, 18 x 23,5 cm, 240 pages, noir) ;
édition courante en un volume relié 17,5×24 cm, 254 p. + D ill.
Dictionnaire André Breton, sous la direction d’H.B., Paris, Classiques Garnier, coll.
« Dictionnaires et synthèses », 2012, 1049 p.
Le Surréalisme par les textes (avec Michel Carassou), (1984), Classiques Garnier, 2014,
314 p.
Histoires littéraires, Dossier André Breton (dir. H.B.), 2013, n° 53, 192 p.

Toujours indésirable, André Breton

TOUJOURS INDESIRABLE, ANDRE BRETON

[Sur les problèmes que pose la biographie]

[Télécharger l’article en PDF]

NQL : Vous avez publié, il y a vingt-cinq ans, une imposante biographie d’André Breton, que vous avez révisée et reprise en 2005 chez Fayard. Or, l’interdit étant tombé, la correspondance d’André Breton commence à paraître. Pensez-vous devoir remettre votre ouvrage sur le chantier, en fonction de ce que cette correspondance nous révélera ?

Henri Béhar : Non, pas dans l’immédiat, pour l’excellente raison que, si Breton avait, par testament, imposé un délai de cinquante ans pour la publication de sa correspondance, il n’en avait pas refusé la lecture. De telle sorte que, pour ma part, je n’en attends pas de révélation bouleversante. Je m’en explique ci-après.

Parce que vous estimez que le surréalisme est, de loin, le mouvement littéraire, artistique et bien davantage qui marquera l’histoire intellectuelle du XXe siècle en Europe.

Parce que vous admirez la personnalité d’André Breton, son meneur au pou­voir charismatique incontesté.

Parce que vous ne rejetez pas pour autant ceux qui se sont séparés de lui pour des motifs di­vers, voire opposés, tels Aragon, Char, Eluard, Tzara ou Vi­trac.

Parce que vous n’êtes pas satisfait des clichés convenus à son sujet tel que « pape du surréalisme », « tyran sectaire », « dictateur intolérant », « faux révolutionnaire », etc.

Parce que la sympathie ne vous empêche pas de garder la tête froide,

Vous décidez de reprendre la question sur nouveaux frais. Vous reli­sez, la plume à la main, la totalité de ses écrits, puis tout ce qui s’est écrit sur son œuvre et sa vie. Vous formez alors le projet de lui consacrer une biographie. Non que les précé­dentes soient condamnées, mais parce qu’elles vous semblent fragmentaires, incomplètes ou partisanes. Vous reprenez l’enquête à zéro. Vous découvrez, par exemple, qu’on lui attri­bue deux dates de naissance : le 18 ou le 19 février 1896. Pour en avoir le coeur net, comme la législation vous en donne le droit, vous réclamez à sa mairie de naissance un extrait d’état-civil. Vous constatez alors que, loin de se résoudre, les incertitudes ne font que croître puisque sur ces documents officiels il apparaît comme bigame ! Pris par le démon de l’absolue vérité, et parce que vous voulez comprendre la raison et l’intérêt de telles manipulations, aussi minimes soient-elles, vous vous faites ouvrir toutes les archives, publiques ou privées ; votre soif d’information et de vérification ne connait plus de li­mites. C’est ainsi que vous découvrez le registre d’inscription de l’Ecole de médecine de Nantes sur lequel André Breton a porté de sa main une date de naissance anticipée d’un jour, ce qui correspond à celle de sa cousine, dont il parle dans Les Vases communicants. Comme vous estimez que les textes imposent d’être lus et déployés dans toutes leurs dimensions référen­tielles, vous suivez la piste de ce nouveau personnage et vous arrivez à cette conclusion que le poète a procédé à un échange symbolique, non par étourderie, mais pour des raisons d’ordre … poétique et sentimental, nuançant le texte initial, lui donnant une tout autre épaisseur.

Bien entendu, vous n’en restez pas là. Disposant des archives diplomatiques ouvertes au public passé un délai de trente ans, vous cherchez à déterminer le rôle exact d’André Breton que certain annaliste enthousiaste présente comme celui dont les mots de feu déclenchèrent une révolution en Haïti, alors que lui-même, dans ses très précieux et très pondérés En­tretiens, minimise le poids de ses propos. Vous vous plongez dans la presse locale de l’époque, vous contactez les témoins et les acteurs de ce moment historique, vous opérez la synthèse de toutes ces informations et vous avez la satisfaction de pré­ciser, là encore, les dates, la durée du séjour, la nature exacte des allocutions prononcées, leur impact sur un public jeune qui ne demandait qu’à se laisser gagner par le verbe al­tier de l’écrivain, à son tour ému par la beauté et la misère des peuples caraïbes.

Vous relatez tout cela, en suivant, aussi fidèlement que possible, l’ordre chronologique, sans fioritures ni parti-pris, en refusant de vous servir de l’oeuvre pour éclairer les points obscurs de l’existence, en disant ce que vous avez appris et compris, en marquant les limites de votre investigation, en ne taisant pas vos incertitudes. Vous publiez et vous attendez les réactions du public, au premier chef de cette « mousse intellec­tuelle » que forme la critique, selon le mot de Vitrac.

Vous vous étonnez du silence de certains journaux, ou de certains médias, comme on dit pour désigner ces faiseurs d’opinion que sont la radio et la télévision. De nature inquiète, vous pensez en être la cause. Puis vous analysez certains échos, et vous vous demandez si Breton ne demeure pas l’objet d’un étrange ostracisme, au moment exact où ses idées triomphent et sont admises par tous. Vous vous réjouissez à constater que le titre qu’il se choisissait en 1930 de “grand indésirable”, demeure justifié. Relisant calmement les coupures de presse accumulées à ce sujet, vous écartez la trop vive tentation de les annoter et de les noter, comme vous y incline votre métier. Prenant quelque hauteur, vous songez à procéder à une analyse de contenu du discours de presse, mais le jeu vous semble trop cruel. Vous essayez d’en dégager les traits perti­nents d’une réception critique, tout en sachant combien l’exercice, dans lequel vous êtes impliqué, est aléatoire puisqu’il ne concerne que certains organes de presse. Vous éli­minez les coupures qui se contentent de reproduire votre propre argumentation, décomptez celles qui s’en tiennent à une dépêche d’agence et vous classez les autres qui, somme toute, cernent trois problèmes fondamentaux relatifs à la nature du genre bio­graphique : les rapports entre la vie et l’oeuvre, la part de l’individuel dans le collectif, la distance entre le mythe et ce que vous croyez être le réel.

Fort heureusement, la biographie n’est pas un genre stabi­lisé, aux canons strictement définis. S’agissant d’un person­nage dont la célébrité tient autant à ses écrits qu’à ses actes, il convient d’opérer un va et vient constant des uns aux autres, la difficulté étant de ne pas privilégier l’un de ces deux éléments, sous prétexte qu’au regard de la postérité seuls les écrits demeurent. Certains critiques se lamentent qu’on en­tende davantage le bruit des pas quotidiens plutôt que les chefs d’oeuvre, dont je me suis pourtant efforcé de dégager les grandes lignes et l’impact. Il est vrai que le biographe sup­pose ici que le lecteur ira consulter l’oeuvre, pour autant qu’elle soit facilement accessible, ce qui est le cas pour Bre­ton, désormais consacré par la publication de ses œuvres complètes dans la biblio­thèque de la Pleiade, et dont la plupart des ouvrages se trouvent publiés dans des collections au format de poche. Faudrait-il, pour autant, sacrifier à la facilité qui consisterait à résumer les oeuvres dont on parle ? Je ne le crois pas, dès lors que j’ai indiqué toutes les voies par lesquelles la vie communique avec le texte, formant, pour reprendre une image chère à Bre­ton, un véritable tissu capillaire. Un exemple suffira : évo­quant cet étrange récit, de nature difficile à qualifier qu’est Nadja, il serait loisible d’en analyser la structure, de montrer comment la première partie, relatant dans un ordre apparemment aléatoire ce que Breton nomme des “faits-glissade” et des “faits-précipice” est là pour mettre en condition le lec­teur afin de lui permettre d’appréhender comme il convient la venue de ce génie libre, de cet être surréaliste par excellence qu’est Nadja, laquelle n’intervient et s’efface, semble-t-il, que pour annoncer l’irruption d’une femme dénommée X, que dé­sormais nous savons être Suzanne, la compagne d’Emmanuel Berl. Or le fil chronologique que j’ai suivi prouve que Breton n’a pu se livrer à une construction savante du texte, à moins qu’elle ne fût inconsciente, dans la mesure où il ne pouvait prévoir cette rencontre. Cela étant, on peut toujours supposer que le narrateur tendait ainsi les fils de son récit pour y prendre au piège l’enivrante et trop distante Lise, qui se refusait à lui dans le temps même où il écrivait ce texte, à Varengeville. In­versement, il est permis de penser que Breton, attentif aux signes et aux intersignes, s’est lui-même persuadé, en écrivant pour exorciser le souvenir de Nadja, qu’elle devait laisser place à la Merveille et que la première rencontre survenue l’a confirmé dans sa croyance. Le lecteur est libre de choisir et d’interpréter ; il ne m’appartient pas de lui dicter un choix. Parodiant Breton, je dirais que « je me borne à convenir » que tel fait s’est produit dans son existence, dont j’établis l’authenticité par le recoupement des informations en ma pos­session.

J’ajoute qu’une telle procédure d’investigation se légi­time du fait que Breton a toujours prétendu vouloir vivre dans une maison de verre, « où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » (Nadja, p. 9). En d’autres termes, ce constant passage de la vie à l’œuvre, et réciproquement, n’a d’intérêt que lorsqu’il permet de donner forme à ce projet d’existence formulé par l’auteur. L’écrivain a le droit, comme tout ci­toyen, au respect de sa vie privée, même lorsqu’il est devenu un homme public. Je ne me crois pas autorisé à enfreindre cette loi pour satisfaire la curiosité du public, avide de révéla­tions sur ce « misérable petit tas de secrets » dont ne parlait pas Malraux, si ce n’est lorsque l’auteur nous y invite lui-même. Or Breton a toujours prôné l’unité de la vie et de l’œuvre, refusant la littérature au profit de la vie, « la vraie vie », dans le sens où l’entendait Rimbaud. À propos du Traité du style d’Aragon, qu’il jugeait manquer d’humanité, il écrivait à sa femme : « Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent, c’est le vital ». S’il y est parvenu, comme je le crois, opposer la vie et l’œuvre me paraît, en l’occurrence et quoi qu’en ait dit Claude Roy, le type même du faux procès.

Le deuxième problème que pose la biographie d’André Breton concerne la part de sa démarche personnelle dans ce qu’on est convenu d’appeler, un peu légèrement je dois le reconnaître, « l’aventure surréaliste ». Tant, en France, l’une et l’autre se trouvent identifiées à sa personne. Même lorsqu’ils admettent, avec Jean Schuster, que le groupe surréaliste s’est dissous en octobre 1969, soit trois ans après la mort de Breton, les his­toriens n’en pensent pas moins qu’il avait cessé d’exister en même temps que son fondateur. Faut-il, dès lors, brosser à grands traits l’histoire d’une collectivité, au risque de ne plus percevoir les traits individuels de son meneur, ou bien doit-on coller uniquement au personnage sur lequel se concentre l’attention, en ignorant, momentanément, le groupe électif ? Faux débat, dirai-je encore, car l’un ne se conçoit pas sans l’autre. S’il est vrai, comme on l’a constaté, que le jeu plu­riel oblige à, parfois, forcer la note, il est non moins vrai que Breton a constamment œuvré en fonction du groupe. Dès avant l’explosion de Dada à Paris, il opère la jonction entre Aragon et Soupault, de façon à former le trio des mousque­taires, comme les nommait Valéry, auxquels Vaché, Fraenkel, Eluard viendront s’adjoindre tour à tour dans l’esprit des commentateurs. C’est encore lui qui prendra l’initiative de fonder la revue Littérature, dont le siège sera d’abord, et très officiellement, sa chambre à l’Hôtel des Grands Hommes, Place du Panthéon. Il fera en sorte que les contributions sollicitées parviennent à temps, corri­gera les épreuves, contrôlera lui-même la mise en page, négo­ciera les traités avec les éditeurs et dépositaires, la Bou­tique d’Adrienne Monnier et le Sans Pareil d’abord, Gallimard ensuite. Il assumera les mêmes tâches, non sans lassitude par­fois, pour La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au Service de la Révolution et bien d’autres revues encore qui formaient le creuset permanent du Mouvement, auxquelles il apportait une contribution financière personnelle. On sait que, malgré cer­taines réserves sur les finalités des manifestations Dada, il fit le plus pour que le spectacle correspondît au programme an­noncé. On pourrait en dire autant pour les tracts, les péti­tions, les déclarations collectives auxquelles il porta la main, s’efforçant de rallier le maximum de gens sur les textes qu’il rédigeait ou qu’il approuvait. Deux exemples seulement, pris à deux moments très distants de sa trajectoire : l’« Appel à la lutte » conçu au soir du 6 février 1934 pour unir toutes les forces hostiles au fascisme ; le célèbre Manifeste dit des 121, sur le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de textes à valeur performative, qui ont eu un sérieux impact sur la collectivité. Davantage, j’irai jusqu’à dire que les Manifestes du surréalisme, rédigés par Breton lui-même, et qui ne doivent leur ton inimitable qu’à sa plume, sont le fruit de longs débats collectifs dont ils por­tent souvent la marque exacerbée.

Mais, me dira-t-on, les exclusions, les injures du second manifeste, sont fort personnelles, et dirigées contre des indi­vidus qui s’étaient opposés à lui, à sa conception du Mouve­ment, engagé sur la voie politique tout en maintenant son auto­nomie. Certes. Il faut cependant faire la part de la pression exercée par les amis, au premier rang desquels Eluard et Aragon ne furent pas les moins exigeants, et par les circonstances sentimentales qui faisaient de Breton une corde tendue à l’extrême, vibrant au moindre coup d’archet. Car il faut souli­gner le paradoxe, qui est peut-être le propre de tout grand créateur : Breton est un solitaire qui a besoin du groupe pour s’épanouir, pour tester la force de ses idées, pour éprouver la qualité de ses écrits. Mais cette foule bourdonnant autour de lui l’importune par ses sollicitations permanentes, son manque d’autonomie, ses propos sans grandeur. On peut supposer que Breton eût été un écrivain plus prolixe et peut être d’une di­mension supérieure s’il n’avait pas tenu à mettre en avant ses compagnons ou, plus tard, ses jeunes amis. Combien de fois, dans sa correspondance, il se lasse de devoir expliquer le surréalisme, écrire des préfaces, répondre à des entretiens où il devra, une fois de plus, marquer le cap ! Inversement, si le surréalisme lui doit tout, il doit beaucoup à cet ensemble, qui a fait d’un individu d’origine très modeste, sans aucun ca­pital réel ni symbolique, l’un des grands de notre époque, à tel point qu’ils deviennent indissociables.

La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1157 (12 sept. 2016)

Lumière noire : Tristan Tzara et ses « poèmes nègres »

LUMIÈRE NOIRE : Tristan Tzara et ses « poèmes nègres »

Par Henri BÉHAR

Conférence donnée au musée d’Orsay, lors de l’exposition Dada Afrika du 18 octobre 2017 au 19 février 2018

[Télécharger la communication en PDF] 

C’était en 1972. Récemment coopté à l’Université d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, j’ai cru bon d’annoncer un cours sur la découverte de l’art africain par les poètes. Je précise qu’à cette date, Le Modèle nègre, le livre de Jean-Claude Blachère, n’avait pas encore paru. Dès le premier cours, expliquant mon projet de montrer comment les poètes français, d’Apollinaire à Cendrars, Tzara, etc., avaient reçu l’art africain, et surtout comment celui-ci avait transformé leur esthétique :

« Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée… »

À peine avais-je eut le temps de citer ces vers que je me vis interpellé par un étudiant ivoirien qui m’expliqua que ce que je prenais pour de l’art, ou, pire, des fétiches, était, en fait, objet de culte, et ne pouvait en aucun cas servir de support à une réflexion esthétique. L’objection était irréfutable. Je compris alors la réplique de Picasso, « l’art nègre ? Connais pas », et, changeant mon fusil d’épaule, je traitai de Montaigne !

L’année suivante, devant m’absenter, je confiai mon cours à la conservatrice générale de la Bibliothèque universitaire, une Française. Ses premiers mots furent pour déclarer : « Les peuples sans écriture n’ont pas d’histoire ». Sifflée, chahutée, elle ne put en dire plus. Elle se vit relever de ses fonctions, au profit de sa propre adjointe.

Ces deux mésaventures montrent que les jeunes Africains connaissent parfaitement les fondements de leurs civilisations, et qu’ils savent y faire appel quand ils veulent désarçonner leurs interlocuteurs.

Aussi me dois-je de préciser que si j’emploie, tout au long de mon intervention, les termes « art nègre », « poésie nègre », « poèmes nègres », c’est tout simplement parce que ce sont les syntagmes utilisés par Tristan Tzara et ses contemporains, parce qu’ils désignent une réalité spécifique, renvoyant à un temps donné. Au demeurant, de tels syntagmes sont désormais lexicalisés, et ils ne sauraient porter une connotation péjorative.

Toujours en prélude à ma démonstration, je revendique l’invention (au sens juridique du terme) ou, si l’on préfère, la première édition du recueil de Poèmes nègres de Tristan Tzara. Avant mon travail d’édition, on ne trouvait aucun recueil établi par l’auteur, portant ce titre.

En effet, la confusion régnait sur ce point, par la faute du poète lui-même. Dans la lettre accompagnant l’acquisition de ses 25 Poèmes par le couturier-mécène Jacques Doucet, Tzara indiquait : « Mon premier livre de poèmes “‘Mpala Garoo” ‘qui devait précéder » ‘La Première Aventure céleste de M. Antipyrine » ‘, n’existe qu’en épreuves, en un seul exemplaire. C’est pendant l’hiver de 1916 que je décidai de détruire toute l’édition. » Il en attribue la cause à une crise nerveuse qui aboutit à une sorte de mysticisme abstrait, de nature cérébrale. Il concluait ainsi son paragraphe : « Cet exemplaire de Mpala Garoo doit se trouver encore dans une malle en Suisse[1]. »

Tout cela ressemblait par trop aux propos de Blaise Cendrars sur le même sujet pour ne pas être sérieusement mis en doute. L’auteur de La Prose du transsibérien n’avait-il pas déjà prétendu semblable disparition ?

J’ai toujours pensé qu’un poète ne ment jamais. Aussi ai-je exploré le fonds Tzara déposé à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, à la recherche d’un jeu d’épreuves intitulé « ‘Mpala Garoo « ‘, sur lequel je mis rapidement la main. Sur douze poèmes imprimés, sept figurent parmi les Vingt-cinq Poèmes ; les cinq autres, que j’ai publiés dans le premier volume des Œuvres complètes, ont fourni la matière de différents exercices poétiques à l’époque zurichoise. Hormis le titre, d’allure africaine, aucun de ces poèmes initiaux n’a trait à la poésie négro-africaine. Ce qui m’amène à corriger la confusion que Tzara entretenait entre « Mpala Garoo » et ses « Poèmes nègres » qui, dans ses manuscrits, constituent bien deux ensembles différents.

L’affaire se complique quand notre poète confie à son mécène : « En 1914 déjà, j’avais essayé d’enlever aux mots leur signification, et de les employer pour donner un sens nouveau, global, au vers par la tonalité et le contraste auditif. Ces expériences prirent fin avec un poème abstrait “‘Toto Vaca” ‘, composé de sons purs inventés par moi et ne contenant aucune allusion à la réalité. » Outre sa note sur la poésie nègre, qu’il remet en prime au collectionneur, il ajoute qu’il avait, à l’époque, « traduit plus de 40 poèmes nègres ». Or, j’aurai l’occasion de le préciser ci-après, le poème « Toto Vaca », publié dans Dada Almanach, est bel et bien un texte maori. Ce ne sont pas quarante poèmes nègres mais le double que j’ai retrouvé dans le fonds Tzara, et publié avec mes commentaires.

Des propos quelque peu contradictoires tenus par Tzara à l’acquéreur du manuscrit de son premier recueil, on retiendra trois données :

  1. Un recueil antérieur rassemblait tous les poèmes sauvés de la destruction sous le titre générique Mpala Garoo,
  2. Tzara s’est occupé d’une quarantaine de poèmes nègres restés inédits.
  3. En 1922, il ne mentait pas, ces différentes pièces étant encore en Suisse, vraisemblablement entre les mains de sa compagne.

***

Disons-le tout net : Tzara ne fut pas le premier à déclamer des « poèmes nègres » à l’ouverture du Cabaret Voltaire et ensuite. Dans la foulée des Soirées expressionnistes, ses compagnons du Mouvement Dada s’y adonnaient avec un notable et misérable succès, l’un (Richard Huelsenbeck) en plaidant pour l’introduction de rythmes nègres et en articulant « Trabadja la moukère » et autres propos ponctués de « Oumba oumba » à faire frémir le patron du cabaret, Jan Ephraïm, qui avait voyagé en terre africaine ; l’autre (Hugo Ball) en composant des poèmes imitatifs tels que « Gadji beri bimba » ou « Elefantenkarawane » [Caravane d’éléphants] qui prirent, dans sa bouche des allures de mélopées chrétiennes.

Que les spécialistes de l’époque aient englobé sous un même vocable des expressions originales venant d’Afrique et d’Océanie, et qu’il les ait suivis sur ce point, on ne saurait le lui reprocher. La vérité est qu’il entendait emprunter une voie parallèle à celle des peintres en allant comme eux retrouver « dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique » (OC IV, 302). Pour cela, le poète adopta la démarche de l’école sociologique française en collectant son matériau non pas sur le terrain mais dans les ouvrages spécialisés de Jean Paulhan (Les Hain-Tenys), de Léo Frobenius (Le Rameau d’or), et plus encore de Carl Strehlow ou de Carl Meinhof, puis en le traitant de trois manières différentes, que j’examinerai ici tour à tour :

  1. la transcription ;
  2. la traduction ;
  3. L’innutrition.

***

Il est remarquable que nous ayons pu connaître tous ces poèmes, éparpillés au vent de l’histoire, et néanmoins rassemblés par le poète, en dépit de ses tribulations. Il faut ici saluer l’esprit de collection le caractérisant, qui l’a conduit à préserver les différents états de sa création poétique, au même titre qu’il s’est employé à acquérir des œuvres d’art extra-européennes, d’Afrique et d’Océanie.

Les programmes des premières soirées zurichoises, au Cabaret Voltaire, indiquent bien l’orientation prise par Tristan Tzara. Dès la première, il déclame des chants nègres puis il interprète des poèmes simultanés avec Richard Huelsenbeck et Marcel Janco, en même temps qu’il s’empresse de traduire quelques-uns de ses poèmes roumains tirés de sa poche. Le 14 juillet 1916, il proclame son premier manifeste Dada qui définit la nouvelle esthétique, si l’on peut dire, présente diverses expériences nouvelles, tel le poème mouvementiste, le poème de voyelles, le poème bruitiste, phonétique, ainsi que des poèmes nègres. Dans le même temps, il entre en correspondance avec Paul Guillaume, le marchand d’art, qui le met en relation avec Apollinaire, Max Jacob et Pierre Reverdy.

Le même programme de lectures et d’expérimentations se poursuit l’année suivante. Par exemple, le 29 mars 1917, il lit à nouveau des poèmes nègres. Le 12 mai, la soirée Dada intitulée « l’art ancien et l’art nouveau » lui fournit l’occasion de confronter ses propres compositions aux poèmes nègres qu’il a compilés, je dirai comment tout à l’heure.

En raison du bruit et du chahut soulevés à chaque séance, et de l’exagération inhérente aux narrateurs, on ne sait trop comment ces lectures, ces déclamations, ces mises en espace, furent reçues par le public. En revanche, les interprètes savaient fort bien vers quoi tendait chacun d’entre eux.

Une chose est certaine : malgré l’identité littérale, Tristan Tzara n’est pas Tarzan. On ne le voit pas se taper la poitrine pour déclamer « Oumba, oumba » comme Huelsenbeck. Inversement, il n’entend pas laisser paraître des tendances mystiques comme Hugo Ball enserré dans un costume de bristol, à l’allure d’un évangéliste in partibus. En 1917, Tzara est l’un des premiers poètes s’exprimant en français, avec Apollinaire et un peu avant Cendrars, à se tourner vers l’art africain et océanien, de même qu’il traitera spécifiquement, l’année suivante, de la « poésie nègre ». Notez bien que le substantif est ici sans majuscule, référant à la couleur noire, dont il est dit paradoxalement qu’elle est source de lumière. Prise en elle-même, la formule indique bien un programme esthétique qu’il convient d’explorer dans tous les sens, notamment dans sa transposition des arts plastiques vers la poésie.

***

En février 1916, lorsque Tristan Tzara monte sur la petite scène du Cabaret Voltaire à Zurich pour y déclamer des « poèmes nègres », il y a bien un lustre que le vers français traditionnel s’est vu désarticuler, notamment par Apollinaire et Cendrars. Pourtant, jamais il n’a été attaqué ni contaminé par d’autres langues, à de très rares et singulières exceptions près (je pense à ce vers en hébreu « Hanoten ne kamoth bagoim tholahoth baleoumim » de « La Synagogue » que, dit certain critique, il ne faut surtout pas traduire !). Il faut se replacer dans ce contexte pour comprendre l’acte attentatoire auquel va se livrer l’auteur des Manifestes dada en déclamant des poèmes explicitement empruntés à la culture africaine, copiant par là le geste des peintres qui n’avaient pas hésité, une dizaine d’années auparavant, à s’inspirer des « fétiches d’Océanie et de Guinée ». Il a lui-même résumé la situation poétique à ce moment précis, le 14 juillet 1916 exactement, dans son « Manifeste de M. Antipyrine » :

L’art était un jeu, les enfants assemblaient les mots qui ont une sonnerie à la fin, puis ils criaient et pleuraient la strophe, et lui mettaient les bottines des poupées et la strophe devient reine pour mourir un peu, et la reine devint baleine et les enfants couraient à perdre haleine.
Puis vinrent les grands Ambassadeurs du sentiment
qui s’écrièrent historiquement en chœur
psychologie psychologie hi hi
Sciences Science Science
vive la France
nous ne sommes pas naïfs
nous sommes successifs
nous sommes exclusifs
nous ne sommes pas simples
et nous savons bien discuter l’intelligence
Mais nous Dada, nous ne sommes pas de leur avis car l’art n’est pas sérieux, je vous assure, et si nous montrons le Sud pour dire doctement : l’art nègre sans humanité c’est pour vous faire du plaisir, bons auditeurs, je vous aime tant, je vous aime tant, je vous assure et je vous adore (OC I, 82)

Je cite ici le texte du manifeste tel qu’il a été déclamé par Tzara lors de la première Soirée Dada et ensuite interprété dans La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, en précisant d’emblée que l’édition des Sept Manifestes Dada porte cette transformation : « et si nous montrons le crime pour dire doctement : ventilateur ». Sacrifice à l’esprit dada ? réversibilité des choses et des êtres ? indifférenciation absolue ?

***

De la première catégorie (transcription), je ne prendrai que les premiers vers d’un exemple célèbre, publié anonymement dans l’Almanach Dada (Berlin, 1920), ce qui suffirait à prouver que Tzara ne prétendait pas s’approprier ce genre de poésie. C’est un texte maori : « Toto-Vaca » :

I

Ka tangi te kivi
kivi
Ka tangi te moho
moho
Ka tangi te tike
ka tangi te tike
tike
he poko anahe
to tikoko tikoko
haere i te hara
tikoko
ko te taoura te rangi
kaouaea
me kave kivhea
kaouaea
a-ki te take
take no tou
e haou
to ia
haou riri
to ia
to ia ake te take
take no tou (OC I 454)

 

 

— Kivi crie (l’oiseau)

— Kivi

— Moho crie (l’oiseau)

— Tike crie (l’oiseau)

— Tike

Un ventre seulement

Gubet h, ihm auf gubelt ihm

Tenez-lui le chemin

C’est la seconde année

Car, mes hommes

c’est le (…) (OC I 479)

I

Kiwi crie l’oiseau
Kiwi
Moho crie l’oiseau
Moho
Tieke crie l’oiseau
Tieke
seul un ventre
s’élève dans l’air s’élève dans l’air
poursuis ta route
s’élève dans l’air
voici la seconde année
Kauaea
voici le capteur d’hommes
Kauaea
faites place et traînez-le
Kauaea
traîner où
Kauaea
Ah la racine
la racine du Tu (OC I 488)

 

Point n’est besoin d’être polyglotte pour deviner ce qui a pu retenir l’attention du scrupuleux copiste dans ce chant (au demeurant fort imitatif), et ce qui devait intéresser ses auditeurs/lecteurs, indépendamment d’une signification qu’ils ne pouvaient deviner : les parallélismes, les reprises de sons, la cadence et le rythme[2]. Se référant à sa lettre à Doucet, on a pu croire qu’il s’était livré à un exercice de pure abstraction. On comprend le sens de ses recherches, menées conjointement à celles de ses amis peintres pour qui Dada tendait vers l’abstraction. Toutefois, il nous a bien fallu mettre fin à la légende : de même qu’il n’existe pas de langue universelle (pas même onomatopéique) ni de langue première, le langage humain ne peut être abstrait qu’à un premier niveau, justement parce qu’il est articulé à deux niveaux, phonétique et syntaxique.

***

Voici maintenant, dans la seconde catégorie (traduction), un poème de la tribu Aranda (peuple aborigène d’Australie centrale) recopié de l’ouvrage de Carl Strehlow[3], traduit et lu par Tzara à la Galerie Dada le 12 mai 1917, publié dans le premier numéro de la revue Dada. Point de scatologie ici, contrairement à ce que vous pourriez penser, le cacadou étant une céréale alimentaire :

Chanson du cacadou
ici pointes de branches certainement
ici des grains mêlés à la balle certainement
sur la place creusée les poser
des amas des amas y poser
beaucoup d’amas poser
des amas des amas poser
de grands amas poser
profonds amas poser
de grands amas poser
sur un amas verser
des noyaux germés des noyaux germés
des noyaux germés couchés brunir
des noyaux germés couchés brunir
des noyaux germés veulent frotter
des noyaux germés veulent lécher
ronde celle sur les collines de sable
ronde celle sur le sable
des gousses sont là
avec des cicatrices fouettées il y a beaucoup qui dorment là
dans les gousses sont là rangées
avec des cicatrices piquées couchées en ordre en lignes
« mords vraiment oo blanc cacadou
beaucoup beaucoup mange vraiment oo blanc cacadou » (OC I 451)

Comme le précédent, ce chant d’agriculteurs rythme une activité saisonnière. Ses répétitions voulues traduisent le temps de la germination, de la croissance, de la récolte, en des termes familiers, avec des verbes au présent.

Si l’on examine l’ensemble du dossier constitué par Tzara à cette époque, il apparaît qu’il s’est essentiellement intéressé à des chants relevant de deux thématiques : les travaux et les jours d’une part, les chants de guerre de l’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’opposer l’expression de la vie fondamentale, essentielle, aux recherches symbolistes dominant encore la poésie d’expression française à cette époque. En somme, la traduction devient une re-création, un instrument poétique nouveau. Partant de la traduction juxtalinéaire fournie par l’informateur, Tzara donne un texte à la fois fidèle, en ce qu’il conserve la syntaxe et la structure originales, et pertinent dans la langue d’arrivée. On pourra le vérifier par le détail dans l’édition des Œuvres complètes, où j’ai reproduit en note le « Chant du poète Akuesihu » recueilli par Fr. Witte dans Anthropos, retranscrit phonétiquement, traduit mot à mot et glosé. Ce qui donne ceci chez Tzara :

EWHE (Dialecte Gè)

Chanson de Akuesihu
Il se moque de ses ennemis et croit vivre encore longtemps[4].
Fer devenu feu bat le forgeron. Pensez à cela forgerons de la terre. Vous le laissez libre. Akuesihu dit « Vous le laissez libre cette année encore ! » Lorsque Akuesihu fut malade, les sorciers disaient « Il mourra ! » Mais la paresse tue les Aasgeïer. Le vautour même dit « c’est comme ça une question du corps ! » On dit un balai pour les pierres de la meule ne nettoie pas dans la rue. Il demeurera cette année encore ! (OC I, 449-450)

Voilà une belle assurance faite pour enchanter un poète qui cherche encore sa voie (et sa voix) ! L’image initiale rend compte d’une réalité simple et quotidienne, tandis que l’ensemble traite une question existentielle en s’appuyant sur un proverbe, formule que Tzara qualifiera de « petite folie collective d’un plaisir sonore » (OC I, 411). Encore une fois, c’est la structure originale du chant, en langue Ewe du Niger[5] qui séduit le poète et l’incline à le transposer le plus fidèlement possible en français.

Comme dans la première partie on a évoqué l’abstraction ; peut-on parler à ce propos de « primitivisme », en référence au mouvement artistique du début du siècle, privilégiant thèmes, formes et couleurs d’origine populaire ?

Jean-Claude Blachère[6] n’a pas manqué de le signaler en des termes mesurés. Le propos général de Tzara pourrait être taxé de racisme à rebours, ou au moins de naïveté (pour ne pas dire de paternalisme), notamment dans sa Note sur l’art nègre : « Mon autre frère est naïf et bon et rit. Il mange en Afrique ou au long des îles océaniennes. » (OC I 395). Mais nous sommes loin de tout exotisme. Au contraire, en 1916, cette irruption sur la scène de la poésie nègre, avec ses propres mots, a une valeur détonante. Par le choc doit surgir la révélation, non pas des origines de la langue mais celles de la langue poétique, de telle sorte que ce primitivisme devient un des attributs de l’avant-garde comme l’observe Isabelle Krzywkowski[7]. Dans une perspective rousseauiste, il est évident, pour Tzara, que les ethnies peu contaminées par la civilisation ont conservé le contact avec la parole poétique immédiate, justement parce qu’elles sont en rapport direct avec la nature, parce qu’elles ne dissocient pas le physique du mental. Preuve de leur supériorité sur le monde occidental qui s’est engagé dans une course à l’abîme. La pureté, la bonté qui les caractérisent deviennent des éléments du droit opposable, marque de ce qu’elles doivent apporter à l’homme blanc en ce qu’elles ont conservé l’essence de l’homme. Il le dira explicitement quelques années après lorsqu’il s’agira pour lui de replacer sa démarche dans le cadre historique :

Aux préoccupations esthétiques d’Apollinaire qui considérait l’art comme un produit plus ou moins intentionnel de l’homme, en quelque sorte détachable de sa nature intime, Dada opposait une conception plus large où l’art des peuples primitifs, imbriqué dans les fonctions sociales et religieuses, apparaissait comme l’expression même de leur vie. (« Découverte des arts dits primitifs », OC IV, 301)

Le cahier manuscrit de « Poèmes nègres » de Tzara comporte plus de quatre-vingts pièces dont il a traduit ou adapté les trois quarts, mais qu’il a renoncé à publier, sans qu’on sache pourquoi, dans la mesure où il ne les a jamais désavoués puisqu’il en a livré certains dans les revues dadaïstes, jusqu’à Zagreb ! Ne lui suffisait-il pas d’avoir fait la preuve que la poésie pouvait se renouveler d’elle-même en puisant à cette source obscure ?

***

Après la transcription et la traduction vient enfin l’appropriation ou, mieux dit, l’innutrition. Tzara retiendra les principes structurant cette poésie orale et première, d’avant l’écriture et les conventions qui en découlent, pour en faire la matière de son propre dire poétique : surabondance des substantifs, ellipse, asyndète, système verbal simplifié, etc. Voici, face à face pour en faciliter la comparaison, la version initiale d’un poème ethnographique de la tribu congolaise Mulumbu et sa transformation par Tzara en vue d’une publication dans ce recueil :

 

NTUCA

Hiver tropique
La couleur se recompose coule entre les espaces
comme un pendu liquide se balance
l’arc en ciel
les vers de lumière circulent dans ta diarrhée
là où poussent les clarinettes
femme enceinte toucanongonda
comme la boule verte
femme enceinte culilibilala produit de satellite
la sonnerie glisse sous la barque
boule verte brûlante
en bas la ville bandages de flammes caressant la plaie centrifugale
serre serre fortement — haut les ventres et infuser l’acide des plantes
le feldspath lui dans ta vitesse intérieure ange mec mec mécanique
O mécanicien des nécrologies
elle jette à la tête de son mari un bol de vitriol
allons vers les autres meeeetéééérroooloooogies
par exemple au Cambodge
tandis que le soleil glisse tangente de l’atmosphère
à poupaganda je glisse auréole ganda ganda gandanpalalou
patinage conduisant à la ménagerie des mammouths insoucieux (OC I 453)

ANGE [Mpala Garoo]

la couleur se recompose coule entre les espaces
les pendus liquides
arc-en-ciel
les vers de lumière circulent
là où nos durées sont visibles
femme enceinte
la sonnerie glisse sous la barque
boule verte brûlante
en bas la ville bandages de flammes wawawa
serre serre fortement — acides des ventres et plante
le feldspath luit dans la vitesse intérieure ange
ntata hozondrac mnatrapaz lacai ntata ntata nivar wararoum
mécanicien des nécrologies ménageries amis
puis elle jette à la tête de son mari un bol de vitriol
allons vers les autres mééééétéééééooooorooooolooooo-météorologies
giies
le soleil glisse tangente de l’atmosphère glisse auréole
patinage dimensions (OC I 677)

 Il est pour le moins surprenant qu’aucun commentateur de ce travail, inédit à l’époque, n’ait relevé le caractère d’ekphrasis immédiate de ce poème, comme s’il avait été composé spécialement pour un poète amateur d’art et partisan d’une révolution du langage poétique et d’une explosion des genres littéraires. Dans la mesure où les personnages et l’intrigue de base de la Première Aventure céleste… s’y trouvent déjà, je me demande si, à défaut de posséder le texte original recueilli par un missionnaire, il ne faut pas inverser la vapeur et considérer cette transcription comme du Tzara (très exactement de la période roumaine selon la date 1913 portée de sa main) africanisé ! Au vrai, Tzara n’opère que peu de modifications en vue de sa propre composition, à laquelle il confère un ordre personnel.

Enfin, pour le plaisir de l’œil, voici sa composition définitive dans le recueil De nos oiseaux :

Ange

la couleur se recompose coule entre les espaces
les pendus liquides balance arc-en-ciel
les vers de lumière dans la vapeur là où nos durées sont visibles
où poussent les clarinettes femme enceinte de satellites
la sonnerie glisse sous la barque boule verte brûlante
en bas la ville bandages de flammes caresse la plaie centrifuge
serre serre fortement acides des ventres et plante
le feldspath luit dans la vitesse ange mécanicien
en vacance moulin à vent
mécanicien des nécrologues tête de nègre
mise en scène des ménageries et des amitiés
puis elle jette à la tête de son mari un bol de vitriol
allons vers les autres
mééééétéééééooooorooooolooooo- météorologies
giies
le soleil glisse tangente de l’atmosphère glisse auréole
patinage dimensions

 Comme je le signalais dans mes notes des Œuvres complètes (OC I 661), il est clair que Tzara rejette désormais la brutalité des sonorités étrangères, en privilégiant des effets d’ordre plastique, comme s’il voulait évoquer la peinture contemporaine de Marcel Janco.

Si les placards de Mpala Garoo sont restés inédits jusqu’en 1975, il convient cependant de noter que cinq poèmes seulement n’ont pas été publiés par le poète dans ses recueils postérieurs. Encore peut-on en retrouver des éléments dispersés un peu partout, ce qui confirme la formule d’Anaxagore appliquée à la poésie : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

Se livrant à toutes sortes d’expériences destinées à révolutionner les formes poétiques, Tzara use, simultanément, de cette poésie africaine en en disséminant des fragments dans ses propres compositions, ce qui n’est pas sans susciter des effets de lecture inattendus. J’en prendrai pour exemple une réplique de La Première Aventure céleste de M. Antipyrine qui date aussi de 1916. J’avoue n’avoir pas identifié l’origine exacte de ces éléments étrangers sertis dans le texte. Nul doute qu’ils appartiennent à une de ces langues africaines sur lesquelles Tzara se documentait à l’époque[8] :

Mr. ANTIPYRINE
Soco Bgaï Affahou
les quiétudes des marécages pétrolifères
d’où s’élèvent à midi les maillots mouillés et jaunes
Farafangama les mollusques Pedro Ximenez de Batumar
gonflent les coussins des oiseaux Ca204SPh
la dilatation des volcans Soco Bgaï Affahou
un polygone irrégulier
l’écœurement au son sautant et beau temps (OC I, 80)

On voit, par ce bref exemple, comment fonctionne le système d’opposition~intégration. Les mots, les sonorités étrangères à la langue de base ont un double effet, de surprise (puisqu’elles sont hétérogènes et intraduisibles) et de structuration rythmique (par les effets de contraste, leur rôle de ponctuation sonore). Au final, l’amalgame a tellement bien pris que nous sommes comme en présence d’un bloc de feldspath, avec ses grains brillants de silice. À l’instar des expériences picturales contemporaines, le poète a lui-même expliqué le sens de son procédé :

J’introduisais dans les poèmes des éléments jugés indignes d’en faire partie, comme des phrases de journal, des bruits, des sons. Ces sonorités (qui n’avaient rien de commun avec les sons imitatifs) devaient constituer une parallèle aux recherches de Picasso, Matisse, Derain, qui employaient dans les tableaux des matières différentes. (OC I, 643)

***

Pour conclure, je voudrais, une fois de plus, vous mettre en garde contre « le péché irrémissible d’anachronisme » condamné par Lucien Febvre, d’une part, et contre le risque de distorsion de la réalité poétique d’autre part.

L’attention portée par Tzara à l’ensemble dénommé « poèmes nègres » relève en effet du coup de force esthétique. Il s’agit bien d’un déplacement violent : sortir ces chants des recueils scientifiques où ils sont enfermés pour les faire entendre en tant que tels par le public du cabaret et, davantage, pour les donner à lire aux amateurs de poésie ; par ce geste, leur montrer que ce sont des œuvres artistiques, au-delà de leur valeur performative en contexte. Ce qui n’allait pas de soi, même dans les milieux d’avant-garde !

Généralisant son propos, Tzara expliquera par la suite :

Dada préconisait l’art et la littérature nègres, non seulement parce que les expressions artistiques et littéraires des peuples africains et océaniens étaient considérées comme primordiales sur l’échelle de l’évolution humaine, mais aussi parce que Dada essayait d’identifier sa manière même de s’exprimer à la mentalité expansive des primitifs sous les aspects de danse et d’invention spontanées. (OC V, 509)

Pour lui, cette littérature était un retour aux origines de la parole, avant la distinction fonctionnelle entre la poésie « activité de l’esprit » et la poésie comme « moyen d’expression », selon la dichotomie qu’il dressera en 1930 dans son « Essai sur la situation de la poésie ». Elle était un exemple concret de ce que Dada recherchait à travers ce qu’il nommait la « spontanéité dadaïste ». Aux origines de l’art, elle ouvrait en grand sur l’âme humaine… On ne sera pas peu surpris, malgré ce qui a séparé les deux poètes, de voir André Breton soutenir la même opinion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « L’artiste européen, au xxe siècle, n’a de chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale[9]. » Le détour par l’essence, en somme, auquel Tzara s’était livré en 1916.

Pas d’anachronisme, donc, pas d’erreur de perspective non plus. Ces recueils virtuels auxquels j’ai fait référence n’ont jamais paru du vivant de l’auteur, par sa volonté même. Il n’a donné que cinq ou six poèmes en revue, comme s’il lui avait suffi de ces quelques exemples pour indiquer le chemin, et s’en tenir là. L’explication psychologique nous semble bien insuffisante, l’économique aussi. La vérité, je pense l’avoir montré ici, est que Tzara avait déjà une idée très précise de sa poétique de décomposition lorsqu’il a travaillé ce corpus de poésies nègres, et qu’au terme de sa démarche il n’avait plus besoin d’en faire état pour asseoir ses propres recueils. Ne nous comportons pas en chasseurs de têtes. Tout ce que nous avons pu trouver concernant cette confrontation polyglotte, c’est bien au poète lui-même que nous le devons. Du noir de ces cahiers d’écoliers jaillit la lumière.

Henri Béhar

[1] Tristan Tzara, lettre du 30 octobre 1922, dans ses Œuvres complètes ordonnées par Henri Béhar, Flammarion, t. I, p. 643.

[2]. Voir l’étude de Mirjam Tautz, « Dada, Merz, poésie phonétique », dans le Dossier H, Dada circuit total, L’Age d’Homme, 2005, p. 472-485.

[3]. C. Strehlow, Die Aranda und Loritja-Staemme in Zentral-Australien. Frankfurt am Main, 1907 et 1908. 2 vol. Voir le compte rendu de Mauss, Année sociologique, 1913, n° 10, p. 225.

[4]. Ces 2 lignes données par Marc Dachy (op. cit.) avaient sauté de l’édition Flammarion… ???

[5]. L’éwé appartient au groupe de langues kwa de la grande famille négro-africaine Niger-Congo. Il est parlé au Sud-Est du Ghana et au Togo. l

[6]. Jean-Claude Blachère, Le Modèle nègre, aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle chez Apollinaire, Cendrars, Tzara. Dakar, Abidjan, Lomé, Nouvellesl éditions africaines, 1981, 234 p. Ouvrage bien informé auquel je renvoie pour une analyse globale du phénomène poétique.

[7]. Isabelle Krzywkowski, Le Temps et l’Espace sont morts hier. Les années 1910-1920 : Poésie et poétique de la première avant-garde, Éditions L’improviste, 2006, p. 208.

[8]. Il faut se garder de ramener tout élément étranger dans la poésie de Tzara aux « poèmes nègres », comme le montre la formule « nu mai plange » de « La Grande Complainte de mon obscurité » (OC I 91) qui signifie « ne pleure pas » en roumain ; mais ici, pas d’erreur.

[9]. André Breton, Entretiens (1913-1952), Paris, Gallimard, 1969, p. 248.