Jarry, Rousseau et le populaire

Jarry, Rousseau et le populaire

C’est en 1984, du 14 septembre au 7 janvier de l’année suivante, que fut présentée, dans les Galeries nationales du Grand Palais, la plus importante rétrospectives des œuvres de Rousseau. Le catalogue de l’exposition contenait seulement quatre articles de fond, dont celui-ci, qui me semble fréquenter l’oubli.
Il est peut-être temps de le donner à lire aux masses voraces.

Henri_Rousseau_la_Guerre

Depuis qu’Henri Rousseau est devenu, dans la conscience artistique contemporaine, l’une de nos gloires nationales, chacun sait – ou croit savoir – qu’Alfred Jarry en fut le découvreur ou, mieux, l’inventeur. Et l’on ne cesse de répéter, à leur sujet, des anecdotes plus ou moins controuvées qu’Apollinaire s’est plu à rapporter.
Mais on oublie généralement de dire que lorsque Jarry écrit ses premières lignes en faveur de Rousseau, il vient d’atteindre sa majorité et il est encore candidat, pour la quatrième fois, au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure qu’il a préparé dans la khâgne du lycée Henri IV. De là à penser que l’éloge du Douanier relève d’une plaisanterie de normalien, d’une sorte de rituel khâgneux, il n’y a qu’un pas que je me refuse à franchir. Non
seulement parce que les relations de l’écrivain débutant et du peintre semblent tenir à des liens familiaux (tous deux originaires de Laval, leurs familles se rendaient de menus services comme de témoigner pour les actes officiels, et le père de Jarry fut le condisciple de Rousseau), mais surtout parce que la peinture de Rousseau représente la solution picturale que Jarry cherche au
cours de ses tâtonnements esthétiques. Non que les poésies et les drames qu’il tente de faire éditer au même moment aient la simplicité des propositions rousseauistes – bien au contraire ! – mais parce qu’ils essaient de donner une représentation équivalente de l’espace-temps en prenant en charge une certaine tradition populaire. C’est ainsi qu’Ubu Roi apparaîtra comme la transposition pour un public adulte d’une pièce de marionnettes se voulant intemporelle, c’est-à-dire située d’emblée dans l’éternité et l’utopie (La Pologne Nulle-part). Le décor que souhaitait Jarry pour l’esthétique scénique qu’il défendait est bien celui du Douanier Rousseau : « Le décor par celui qui ne sait pas peindre approche plus
du décor abstrait, n’en donnant que la substance ; comme aussi le décor qu’on saurait simplifier en choisirait les utiles accidents. » (« De l’inutilité du théâtre au théâtre », Mercure de
France
, sept. 1896).

Mais Jarry ne se contente pas de vanter les mérites de certaines solutions artistiques, inspirées de la simplicité populaire ou de son mépris des canons classiques, il s’associe avec Remy de Gourmont pour créer une revue d’estampes originales, L’Ymagier,
destinée aux riches amateurs pour leur rappeler les trésors de l’art populaire et inciter les artistes nouveaux à reprendre à leur compte la tradition des bois gravés et de la lithographie. Cette continuité artistique est indiquée dès le premier numéro de L’Ymagier par Gourmont : « … À côté et au-dessous de la littérature imprimée
court le fleuve oral, contes, légendes, chansons populaires. Il y a aussi l’imagerie populaire aujourd’hui synthétisée dans la fabrique d’Épinal, hier florissant en trente villes, mais surtout à Troyes. Cette imagerie, feuilles volantes ou pages de livrets, est connue d’archéologues et de quelques amateurs : elle est, primordialement, notre sujet même, et tout le reste, dans L’Ymagier ne viendra que par surcroît, ornement, source, objet d’étude ou de comparaison.

“Ici donc nous ferons la leçon de la vieille imagerie et nous dirons, par des traits, la joie de ceux qui, pour un sou rogné, ornaient leur ruelle d’archangéliques confidences, – et la joie d’un paysan, encore Breton, qui trouve dans la hotte du colporteur, les rudes faces taillées par Georgin, et les cœurs symboliques et poignants, les Christs dont la douleur purifie nos douleurs, les miraculeuses vierges et aussi les mystérieux cavaliers qui apportent, messagers du Roi, la nouvelle d’une joie, – et aussi les légendaires Genevièves et les puissants Saints mitrés, plus grands que les clochers.” (Oct. 1894).

Lorsqu’après la cinquième livraison, Jarry se sépare de Gourmont (pour des raisons extra-littéraires) et fonde sa propre revue d’art Perhinderion (deux numéros, mars et juin 1896), il ne dira pas autre chose en guise de prélude : “Comme sur les places entourées d’un talus, au pied des sanctuaires, les colporteurs viennent à des dates, aux doigts appendues les images rares, six fois l’an en Perhinderion
ressusciteront les anciennes ou naîtront les nouvelles estampes…”

L’art de Rousseau n’est-il pas la réponse immédiate à une telle préoccupation ? Toutes proportions gardées, pourquoi ne serait-il pas, aux yeux du jeune esthète, le Georgin de cette fin de siècle ? De même qu’il passe accord avec l’imagerie Pèlerin d’Épinal pour insérer de nouveaux tirages du graveur de la légende napoléonienne, il incite Gourmont à passer commande d’une lithographie de La Guerre à Rousseau. Il avait remarqué le tableau au Salon des Indépendants de 1894, et en avait rendu compte à deux reprises, en des termes sacrifiant au symbolisme de rigueur, qui n’en disent pas moins sa profonde impression : “De H. Rousseau, surtout la Guerre (Elle passe effrayante…). De ses comme péroniers le cheval tend dans le prolongement effaré du cou sa tête de danseuse, les feuilles noires peuplent les nuages mauves et les décombres courent comme des pommes de pin, parmi les cadavres aux bords translucides d’axolotls, étiquetés de corbeaux au bec clair.” (Essais d’art fibre, juin-juillet 1894).

De ce moment date la mise en chantier du portrait de Jarry par Rousseau, qui sera exposé au onzième Salon des Indépendants, même s’il n’a pas porté à ce tableau tout le soin qu’on attendait de la part d’un admirateur du Douanier, il ne fait pas de doute que Jarry aimait la manière du peintre, ses aplats, ses disproportions volontaires, son mépris de la perspective, son invention du “portrait-paysage”, très dans le goût symboliste associant microcosme et macrocosme. De sorte que le rapprochement artistique se transforma en camaraderie – au sens étymologique du mot – puisque Rousseau accepta d’héberger son jeune ami dans son unique chambre de l’avenue du Maine d’août à novembre 1897.

C’est vers le même temps qu’en rédigeant le manuscrit des Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien
, Jarry affecte à “M. Henri Rousseau, artiste peintre décorateur, dit le Douanier, mentionné et médaillé” à la direction d’une machine à peindre destinée à transformer les hideurs du Magasin national, autrement nommé Musée du Luxembourg. Ce faisant, il lui accola un surnom approximatif qui dure encore.

Rousseau était donc l’ymagier idéal que rêvait un jeune littérateur soucieux de ressusciter un art populaire déclinant ou, plus exactement, de l’associer à la création vivante, favorisant la résurgence de ce fleuve souterrain dont parlait Gourmont à propos de la tradition orale. Or il se trouve que Rousseau, par ses légendes ou quatrains accompagnant ses tableaux incarnait à son tour la même tradition. De la même façon que L’Ymagier publiait des chansons anciennes (Au bois de Toulouse, La Belle s’en est allée, La légende de Saint-Nicolas, Chanson pour la Toussaint, La Triste noce…) Jarry mêlait des cantilènes populaires à ses vers les plus chantournés, dramatisait ses romans avec de vieilles ballades (ainsi la Triste noce dans Le Surmâle) et surtout ne cessait de cultiver ce qu’on a nommé l’esthétique du mirliton dans son théâtre justement baptisé par lui “théâtre mirlitonesque”. Lui qui se plaisait à remémorer les chants du peuple :

Trois grenouilles passèrent
le gué, Ma mie Blaine.
Avec des aiguilles et un dé,
Du fil de laine…

peut-on croire qu’il est resté insensible à la légende composée par Rousseau pour Un Centenaire de l’Indépendance : “Le peuple danse autour des deux républiques, celle de 1792 et celle de 1892, se donnant la main sur l’air de Auprès de ma blonde qu’il fait bon fait bon dormir. » ?

De même, la transposition d’art à laquelle il se livre au sujet du tableau La Guerre montre qu’il en a retenu la légende : “La guerre (elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et la ruine).”

N’en doutons pas, il était sincèrement ému par la sensibilité authentique du Douanier, par son caractère bon et charitable, qui le fera le qualifier de “peintre philanthrope bien connu” au cours d’une de ses spéculations de La Revue Blanche (15 juin 1901) où il évoque un hôte, moins délicat que lui, qui non content d’avoir été vêtu, logé et nourri par Rousseau pendant deux mois se cramponna à son sauveur en l’accusant de l’avoir séquestré.

Pourquoi ne pas croire que le quatrain accompagnant le portrait de Jarry soit du peintre lui-même ?

Muses dont le front de rêve est un triangle lapidaire,
Ornez ses yeux de votre image, afin qu’il puisse toujours plaire, Aux lecteurs, cherchant dans un esprit sincère
À goûter agréablement ce qui donne la lumière.

Il donne une assez haute opinion du jeune écrivain que l’artiste honorait de sa cordiale amitié. Certes, le style en est plus complexe que celui des autres poèmes ornant les tableaux de Rousseau, mais il conserve la même élévation de pensée. Ainsi Le Passé et le présent s’accompagne de cette note allégorique :

Étant séparés l’un de l’autre
De ceux qu’ils avaient aimés, Tous
deux s’unissent de nouveau Restant fidèles à leur pensée.

Et le portrait perdu d’un Philosophe (1896) s’accompagnait de la légende suivante, tout à fait digne des écrits anonymes soulignant les images d’Épinal auxquelles elle fait allusion :

à l’instar du grand philosophe Diogène
Quoique ne vivant pas dans un
tonneau,
Je suis comme le Juif-Errant sur la terre,
Ne craignant ni la bourrasque
ni l’eau
Trottinant tout en fumant ma
vieille pipe
Bravant avec fierté la
foudre, le tonnerre.
Pour gagner une somme modique
Malgré la pluie qui mouille
la terre
Je porte sur mon dos et sans
réplique L’annonce du journal indépendant L’Éclair.

Il y a, certes, une grande distance entre ces vers irréguliers sans apprêt, ignorant la prosodie, et les poèmes plus que savants des Minutes de sable mémorial. Mais sont-ils si loin des pièces rimées du Moutardier du pape, de Pantagruel, de L’Objet aimé ou de Par la taille dont voici la conclusion :

La petite pendule
À sonné jusqu’au fond de mon
ouïe incrédule
Six heures. six heures du
soir !
Je vais arriver à mon
ministère
Retardataire
Ô désespoir !

Nul ne sait si, durant son séjour chez Rousseau, Jarry a lu ses pièces, L’Étudiant en goguette, La Vengeance de l’orpheline russe et Une
visite à l’exposition de 1889
. Outre les solutions techniques qu’il apportait au problème de la simultanéité d’action et de la successivité des faits (qu’on retrouve semblablement dans le cycle ubuesque, sans qu’on puisse parler à ce propos d’influence, compte tenu de l’origine respective de ces œuvres),
Rousseau y faisait montre d’une bonté morale et d’une simplicité de trait que Jarry n’a cessé d’identifier dans son théâtre mirlitonesque.

La fraîcheur d’imagination du peintre autodidacte, la vision d’enfant qu’il a su préserver dans toutes ses œuvres (écrites ou peintes) sont des valeurs que Jarry a su percevoir d’emblée, lui qui, dans le même temps, cherchait à porter à la scène l’œuvre intacte du génie adolescent qu’est Ubu et se tournait vers le trésor de la tradition
populaire pour édifier ses concrétions verbales. C’est sur ce terrain, à n’en pas douter, que s’effectua la rencontre de Jarry et du gentil Rousseau, que l’écrivain voulut rendre populaire.

Henri BÉHAR

 Article publié dans le catalogue de l’exposition aux Galeries nationales du Grand Palais, septembre 1984.

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Dada comme phénomène européen

Dada comme phénomène européen.
L’irruption de l’inconscient
dans la littérature

Dada

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DADA EST UN PHÉNOMÈNE EUROPÉEN IGNORÉ des européens ou à tout le moins minimisé, sinon réduit à sa plus simple expression, à une sorte d’éclatement circonscrit à un état neutre pendant la Première Guerre mondiale. En d’autres termes, un événement sans conséquence. J’en veux pour preuve un manuel de Lettres européennes élaboré en France (Benoit-Dusausoy 1992: p. 124). Son objectif est parfaitement louable, puisqu’il se propose de réagir contre les tendances nationalistes de chaque histoire littéraire et, par conséquent, d’offrir un panorama des tendances littéraires qui ont su transcender les barrières frontalières. Les préfaciers vont même jusqu’à écrire, fort justement:

On sait que l’humanisme est redevable à Erasmus, natif de Rotterdam, on se souvient que le Roumain Tzara a lancé le Dadaïsme. Mais on aimerait en savoir un peu plus sur la littérature néerlandaise et sur la littérature roumaine (Benoit-Dusausoy 1992: p. 13).

En effet, ce qui est un progrès par rapport aux autres histoires de la littérature déclinées dans chaque pays, l’ouvrage consacre bien cinq pages à Érasme (dont il n’est pas dit qu’il écrit en latin, la langue européenne de l’époque), et il y a bien, à quelques pages de distance, un passage consacré aux Pays-Bas, dont on dit qu’ils connurent un lyrisme engagé s’exprimant, il faut le supposer, en néerlandais. Mais alors quel rapport établir entre l’énonciation d’Érasme et celle de l’ardente catholique Anna Bijns? Au lecteur d’en décider. En revanche, on ne trouvera rien sur la littérature roumaine au temps de Tzara, et rien ne nous dit ce que le fondateur de Dada lui doit, si même il lui doit quelque chose! Le Mouvement Dada a droit à une demi-page, écrasé, en quelque sorte, entre le futurisme (1 p. ¼), l’expressionnisme (2 p.), le surréalisme (1 p. ½) et le constructivisme russe (1/2 p.). L’espace de tels articles étant nécessairement mesuré, on pourrait se consoler en disant que les proportions sont sauvegardées. Mais c’est sans compter avec le sentiment national ou la localisation patriotique qui perce à travers la rédaction: Italie pour le futurisme et Russie pour le cubo-futurisme; Allemagne composant avec la Flandre, la Bohême, les Balkans pour l’expressionnisme; France et Belgique pour le surréalisme; URSS pour le constructivisme. À se demander si ces différents “ismes”ne prennent pas un nom différent selon le pays où ils ont sévi, leur dénominateur commun étant Dada! Je plaisante, bien évidemment, mais le comble, pour la notice consacrée à Dada, est qu’il n’y est fait aucune mention de son installation en France. De même qu’il n’y est pas traité de la convergence entre les arts, de l’extraordinaire créativité de ce mouvement, sur tous les plans esthétiques. De fait, ce manuel européen est représentatif du sort fait dans chaque pays à Dada, dont il faut bien reconnaître qu’il gêne les historiens de la littérature et, à un degré moindre, des arts plastiques. Le Mouvement Dada a été escamoté par les mouvements nationaux de même apparence: par le futurisme en Italie, l’expressionnisme en Allemagne, le surréalisme en France. S’il est vrai que certains lui sont antérieurs, ce n’est pas une raison pour escamoter sa propre réalité. J’accuse notamment le surréalisme d’avoir, en France du moins, accaparé tout ce qui était novateur dans Dada, de l’avoir détourné à ses propres fins en théorisant ce qui n’était, au départ, qu’expérimentation, jeu, découverte spontanée. Il y a une quarantaine d’années, un historien du Dadaïsme a eu le malheur de dire que le surréalisme était la forme «française de Dada» (Sanouillet 1965). On imagine quelles récriminations il a suscitées, venant d’abord des surréalistes survivants, et des historiens liés à ce mouvement. Il est vrai que sa formulation était un peu expéditive, mais ses adversaires n’étaient pas plus objectifs. Il me faut donc resituer Dada, lui redonner sa dimension proprement européenne (pour ne pas dire internationale), le rétablir dans sa vérité historique avant de déterminer son apport le plus marquant dans le domaine de l’écriture de l’inconscient. J’écrivais en 1962 que, chez Dada, la pratique de l’incohérence a ouvert les portes de l’inconscient (Béhar 1962), et je ne m’en dédis pas aujourd’hui, bien au contraire.

I. Difficultés méthodologiques

L’histoire des mouvements littéraires du XXe siècle se trouve confrontée à des problèmes nouveaux, tenant, à la fois, à la nature des objets qu’elle analyse et aussi aux limites de sa propre discipline. Si l’on veut parler de certaines Écoles littéraires du passé, on n’a pas (ou peu) de peine à déterminer les membres du groupe en question, le texte et l’organe par lequel il s’est affirmé aux yeux du public, le responsable de l’ensemble ainsi formé, ou du moins son porte-parole. Ainsi de la Pléiade, fondée par Du Bellay et son ami Ronsard, dont la défense et illustration de la langue française est le programme de référence. Il en va de même, à quelques variantes près, pour le romantisme, le naturalisme, le symbolisme, etc. Mais les choses se compliquent avec Dada, dans la mesure où ce mouvement n’est pas uniquement littéraire – il rejette radicalement l’idée de littérature – dans la mesure aussi où il dépasse les frontières nationales et linguistiques. Si bien que notre science de la littérature est la plus mal armée pour étudier des objets aussi complexes, qui requièrent des compétences trans-linguistiques et trans-artistiques, pour le dire vite, car c’est la nature de notre science qui est ici mise en jeu par de telles expériences. Pour s’en tenir ici au seul cas de Dada, on soulignera le caractère international de ce mouvement, observé par tous.

La présence de Dada est attestée en de nombreux points du continent européen, et jusqu’en Amérique du Sud: rares sont, au premier coup d’œil, les littératures qui, avant et après 1916, surent se mettre à l’abri de ses menées subversives (Thomas 1989: p. 109).

Le problème est de savoir comment s’est répandu le même mouvement, entre 1916 et environ 1924, dans des pays aux situations culturelles, politiques, historiques diverses et contrastées, sans qu’il y ait eu, apparemment, de système central fédérateur et diffuseur de consignes, à la différence de ce qui a pu se passer pour le futurisme, par exemple. Mais, s’agit-il bien du même Mouvement Dada ou de plusieurs formes variables – qu’on nommerait «Les Dadaïsmes» (Dachy 1994)? Est-on sûr qu’à l’instar du bolchevisme, dont les journaux parisiens des années vingt voyaient partout la main, il n’y avait pas, occulte ou manifeste, un grand manipulateur, exécutant méthodiquement une stratégie déterminée? Dans un premier temps, on rappellera la nécessité d’aborder Dada comme un phénomène international, si l’on veut ne pas caricaturer sa nature profonde. Il suffit de voir le papier à lettres composé par Tzara au début de 1920 pour appréhender cette dimension internationale et comprendre en quoi une telle affirmation devait choquer l’Europe des traités de Versailles et de Saint-Germain, qui ressuscitait les patries. Berlin, Genève, Madrid, New York, Zurich y sont indiquées comme les diverses succursales du Mouvement, avec une énumération impressionnante des sept revues parisiennes publiées simultanément par Dada qui était lui-même, ne l’oublions pas, un corps étranger greffé à Zurich. Aussi modeste soit-il, ce papier à en-tête illustre la multiplicité des foyers allumés par Dada et leur (relative) simultanéité. Pour des raisons pratiques, on a coutume de retracer l’histoire de Dada en fonction des divers lieux où il a sévi, de sorte que la chronologie se trouve malmenée. Inversement, si l’on adopte un point de vue strictement chronologique, on se heurte à d’autres impasses: quelles sont les marques du début et de la fin du mouvement? (Certains parleront d’un “proto Dada”américain, d’autres invoqueront des “ancêtres”ou “précurseurs” avec Jarry etc.) comment résoudre le problème des frontières géographiques et des catégories esthétiques que j’évoquais initialement? D’emblée, Dada nous apparaît comme un groupe plus fort que la somme de ses composantes, où l’autorité n’appartient à personne en particulier. Il suffit de se proclamer Dada, de se reconnaître dans le Mouvement, pour en être un membre à part entière. À la limite, Kurt Schwitters, éliminé par le groupe de Berlin, n’en poursuit pas moins, individuellement, sous sa propre raison commerciale, Merz, une activité considérée désormais comme Dadaïste, et il récupérera lui-même les vétérans de Dada en 1923-1924, de même que I. K. Bonset [Van Doesburg] dans Mecano. D’autre part, ce qui complique notablement la tâche des historiens, la double appartenance est possible, sur le plan artistique comme sur d’autres plans. Ainsi, à Berlin, on peut affirmer, sans être taxé de confusionnisme, qu’il y eut des Dada-marxistes aussi bien que des Dadaexpressionnistes; et le même Van Doesburg, tenant du constructivisme, signera I.K. Bonset ses contributions à Dada !

À la différence de ce que nous faisons d’habitude lorsque nous parlons littérature ou arts, il faut, en l’occurrence, prendre en compte les dissemblances individuelles plutôt que les ressemblances: c’est ce qui fait l’originalité du Mouvement, sa richesse. Dans son journal, La Fuite hors du temps, Hugo Ball observe en effet avec intérêt, non pour s’en étonner mais pour marquer la productivité d’un tel processus, que, selon les jours, des rapprochements s’opèrent tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, l’essentiel étant que tous maintiennent un minimum d’entente entre eux, une volonté commune de s’identifier à Dada, lequel, en retour, s’identifie à eux:

Nous sommes cinq et le fait remarquable est que nous ne sommes jamais réellement en parfait accord, même si nous nous entendons sur les objectifs principaux. Les constellations changent. Tantôt Arp et Huelsenbeck s’accordent et semblent inséparables, tantôt Arp et Janco réunissent leurs forces contre H. puis H. et Tzara contre Arp, etc. Il existe un mouvement perpétuel d’attraction et de répulsion. Une idée, un geste, une certaine nervosité suffisent pour modifier la constellation sans pour autant bouleverser le petit groupe (Ball 1917).

Le même va-et-vient se reproduit au niveau international, constituant un ensemble de nœuds de relations par-dessus les frontières, en d’autres termes un réseau, aux mailles lâches et mobiles. Dès la publication de Cabaret Voltaire, en juillet 1916, se manifeste cette volonté internationaliste, s’opposant expressément au bellicisme chauvin. Au long de sa trop brève existence, cette revue se glorifie, contre ses détracteurs, d’un mélange des cultures fructueux pour l’avenir. Lorsque, à Paris, Rachilde, qui était plus inspirée quand elle défendait dans sa jeunesse l’Ubu Roi d’Alfred Jarry, voulut lancer une campagne de silence contre ce mouvement qu’elle prétendait d’origine «boche», Picabia eut beau jeu de lui répondre: «Je suis, moi, de plusieurs nationalités et Dada est comme moi» (Picabia 1920: p. 4), ironisant sur un patriotisme fauteur de guerre. L’internationalisme n’est pas seulement lié à l’origine des membres de Dada, c’est une position affirmée, qui se retrouve dans les messages (contenus tant dans les revues que les tableaux ou les manifestations), contre l’idée déprimante et néfaste d’art national. Certains groupes se reconnaissent en Dada, a posteriori: les «nitchevoki» russes, Iliazd et son 41°, Clément Pansaers avec la revue Ça ira, les Espagnols Guillermo de Torre, Rafael Lasso de la Vega, Jacques Edwards… Mieux, on signale la présence de centrales tardives à Anvers, Amsterdam, en Hongrie avec la revue Ma, en Pologne etc. Les historiens discutent sur ce point: ils se demandent s’il est légitime d’apposer, aujourd’hui, une étiquette qui n’était pas revendiquée à l’époque. Mais, il faut tenir compte, je pense, de la grande confusion entretenue et voulue par Dada, qui fait que nous avons bien du mal à cataloguer, à désigner les traits caractéristiques, les invariants de tel ou tel mouvement. Au point que cette confusion, chaque fois que nous la rencontrons, associée à d’autres constantes, légitime l’appellation Dada. La présence internationale de Dada, ses ramifications diverses, vont de pair avec un refus systématique des institutions, ce qui complique son aspect atypique. De par ses origines même, Dada s’élève contre toutes les puissances d’établissement, qui ont conduit les peuples, les individus, au chaos. Mais, démarche originale, il ne se borne pas à dénoncer la guerre, les idéologies dominantes, par un discours reproducteur d’idéologie. C’est pourquoi, malgré leur apparente convergence de vues, en Suisse durant la guerre, il s’oppose à Romain Rolland et à Yvan Goll, pacifistes qui se voulaient «au-dessus de la mêlée». Vomissement de la civilisation européenne et des valeurs bourgeoises; entreprise de démoralisation; scandale, destruction, négation: Dada incarne la révolte, sur tous les plans. Tout ce qui entrave son propre épanouissement est condamné. Inutile d’énumérer, que ce soient les institutions sociales: École, Armée, Église ou celles de la littérature et de l’art (comme, par exemple, les Académies ou les comités de sélection des expositions). En somme, tout ce qui revêt la forme d’une organisation. À Berlin, fait observer Louis Janover (Janover 1989: p. 39), les intellectuels radicaux adoptent une position originale par rapport au mouvement révolutionnaire, propre à inquiéter les intellectuels engagés, œuvrant dans la sphère politique traditionnellement délimitée. Refus des frontières, des catégories établies, Dada emprunte ce qui lui semble bon ici et là, rejette les étiquettes, les contraintes et proclame avec Tzara: «une seule base d’entendement, l’art», dans le même temps qu’il accepte tout ce qui rejette l’art. Il importe de le souligner: cette ambiguïté est bien constitutive du Mouvement qui pose, conjointement, l’affirmation et la négation, sans résolution des contraires. Ce en quoi il déroute nos habitudes logiques, nos systèmes de pensée. Une telle démarche, paradoxale, illogique, s’inscrivant en marge des philosophies établies, de toute organisation institutionnelle (au sens large) s’explique par une conception fondamentale: c’est le soulèvement de la vie, la volonté irrépressible de retrouver la vie, de réintégrer l’art dans la vie. À ce propos, parodiant Descartes, Dada pourrait affirmer: «Je crée, donc je suis». Il considère, en effet, la création comme une activité première de l’homme, aussi nécessaire et vitale que la respiration ou l’excrétion. Cette donnée initiale, par laquelle l’individu se retrouverait dans sa totalité, n’est pas séparable de l’espoir qu’il place en une humanité purifiée par la secousse radicale, réconciliée avec elle-même. Phénomène d’ampleur internationale, s’insurgeant contre toute institution, Dada ne serait-il pas, cependant, une variante plus subtile des institutions évoquées précédemment, sous la forme littéraire en particulier? Il y a tant d’académismes qui se dissimulent dans leurs attaques contre l’Académie que, l’expérience aidant, on en arrive à imaginer Dada comme une contre-institution qui, pour parvenir à ses fins, serait obligée de se calquer sur les organisations qu’il combattait. Dada comme phénomène européen Faut-il pour autant souscrire à l’analyse de Perniola (1977) reprise par Jacques Dubois:

Cela conduit au paradoxe d’une attitude comme celle de Dada qui, à la fois, traduit avec violence le désir de rejoindre la vie et le spontané, et se coupe de l’échange social parce qu’il opère avec des moyens d’expression plus ou moins étrangers à la communication de tous. Cela s’explique jusqu’à un certain point par le fait que l’écrivain Dadaïste ne peut prendre position qu’à partir et dans les termes de son statut institutionnel? (Dubois 1978: p. 108).

Ce raisonnement me paraît spécieux. En forme de cercle vicieux, il prend l’effet pour la cause. De fait, les Dadas n’ont pas voulu s’expliquer «comme tout le monde», mais ils étaient bien capables de le faire, comme en témoigne, en 1922, la conférence de Tzara à Weimar et Iéna (Tzara 1975: p. 419). Ils avaient conscience des impasses où les aurait conduits le schéma institutionnel, celui de l’Internationale communiste par exemple, qu’ils ne se faisaient pas faute de copier en proclamant la dictature de l’esprit. Aussi préféraient-ils s’en tenir au minimum d’organisation: le réseau tissé par l’amitié, sans autre engagement que la fidélité à la parole donnée, une certaine réciprocité dans les échanges entre partenaires de même âge et de même condition. Envisagé sous l’angle de la sociologie des institutions, quel pourrait être ce minimum collectif? La vertu d’un nom-étiquette, en premier lieu. Nom absurde, fait pour désigner n’importe quoi. Nom ambigu, puisqu’il est une double affirmation dans les langues slaves (et aussi en roumain), alors que son contenu sémantique est porteur de négation. Étiquette sans contenu, recouvrant toutes sortes d’activités: revues, expositions, programmes de cabaret, éditions. Pas de leader, pas de “Président”, ou plutôt, tout le monde est président, comme l’indique Tzara à Man Ray lorsque ce dernier lui demande l’autorisation d’intituler New York Dada la revue qu’il souhaite fonder aux États-Unis. Pas de Bureau, pas d’organisation structurée, mais des hommessource, et ce que je nommerais volontiers des passeurs. Tzara, qui se fait fort d’organiser des expositions à Zurich pour des artistes appartenant à des pays belligérants (et il y parvient!), qui peut entrer en contact avec des Allemands, des Français, des Italiens et même des Américains… Huelsenbeck, rentré fin 1916 à Berlin, communique la bonne nouvelle à la jeunesse d’avant-garde et finit par organiser le Club Dada… Picabia, qui saute par dessus les méridiens et met les uns en contact avec les autres. Pas de programmes, mais des textes-clés, des proclamationsmanifestes, qui drainent tout un public, tel le célèbre Manifeste Dada 1918 de Tzara. Il y affirme qu’il ne veut rien, mais le dit si bien qu’il entraîne l’adhésion de Breton et avec lui tout le groupe Littérature. De même pour le Manifeste Dada en allemand, proclamé par Raoul Hausmann, parodie des treize points du Président Wilson, où Louis Janover perçoit néanmoins quelques options positives: Sous le credo aux accents ubuesques, les mesures et “abolitions” proposées, émaillées d’exigences franchement cocasses, peuvent s’entendre comme une exagération limite de revendications nullement délirantes en soi: «association internationale et révolutionnaire des créateurs et intellectuels du monde entier sur la base du communisme radical», introduction «progressive du chômage par la mécanisation généralisée de toutes les activités», «abolition immédiate de toute propriété», lutte contre «l’esprit bourgeois caché», mais encore actif dans les milieux culturels, de l’expressionnisme notamment, «abolition du concept de propriété dans le nouvel art» etc. (Janover 1989, p. 43). Dada redonne sa primauté à l’individu, ce qui n’exclut pas l’action collective. En refusant l’institution au profit de l’action directe sur le public (tout de même médiatisée par la presse), il court le double risque:
1- d’épuisement dans le renouvellement constant pour reconstituer un réseau aux contours indéfinis ;
2- de figement dans la répétition, ce qui l’aurait conduit à devenir une institution par lui-même. Ne dit-on pas d’un individu célèbre et âgé qu’il est “une institution”? Dada a connu les deux dangers, il a vite compris qu’il courait à sa perte, d’où sa brièveté et sa mort volontaire.

II. Un circuit international, dans l’espace-temps

Beaucoup de lecteurs Français (mais tel n’est pas votre cas) n’ont pas accès à cette dimension de l’espace-temps du fait de la barrière des langues, du mépris relatif dans lequel Dada a été tenu et l’est encore – considéré comme courant mineur pour des raisons bien françaises – contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays (avec de riches collections aux États-Unis et une bibliographie étonnante en Allemagne), et exception faite des Écoles d’art qui ont bien été obligées de tenir compte de l’influence décisive de la plastique Dada sur l’histoire de l’art et l’imaginaire contemporains. Ceci me conduit à faire une digression sur le “malentendu” dont Dada a été victime en France. N’insistons pas sur la connotation “allemande” du mouvement, qui lui a nui partiellement, le même phénomène ayant joué pour l’expressionnisme. Mais ce malentendu est venu surtout du fait que la dimension littéraire y a été surreprésentée par rapport à d’autres pays, et que Dada, recouvert par «la vague surréaliste» (Breton 1969: p. 62), a été victime d’un ostracisme qui s’explique par le conflit Tzara/Breton et l’ambiguïté des liens entre ces deux mouvements. Le second se voulait constructif alors que le premier aurait été seulement habité d’une rage iconoclaste et destructive. Dada, qui occupe encore aujourd’hui une place mineure dans nos manuels littéraires, n’y est envisagé souvent que comme antichambre du surréalisme, et Tzara comme auteur du Poème Dadaïste à coup de ciseaux. Paradoxe: un des pays les plus impliqués historiquement par Dada a eu tendance à le “refouler”. Pourtant, il ne faut pas minimiser le rôle des “précurseurs” français de Dada (Vaché, Cravan) et des animateurs de courants d’avant-garde ou directeurs de revues telles Sic ou Nord-Sud qui, très tôt en relation avec Tzara, ont été des maillons indispensables pour en assurer la promotion en France. Le fait que Tzara ait correspondu, dès avant 1920, avec Apollinaire, figure essentielle de la modernité, Albert-Birot, Reverdy, Breton, Soupault, Aragon, Éluard, montre bien à quel point Dada s’enracine dans l’histoire littéraire de la France. Géographiquement, Dada envahit tous les continents: les États- Unis à partir de la première décennie du XXe siècle, et, à l’autre extrême, la Russie, avec les cubo-futuristes Khlebnikov ou Kroutchenykh, voisins historiques de Dada. On a désormais connaissance de certains textes qui, une fois traduits, ouvrent sur des sphères moins connues: Russie, Japon, Yougoslavie, Finlande. Sur le plan historique, il faut envisager Dada dès le “proto-Dada” (à Barcelone, en France, en Roumanie, à New York). Tous les grands pôles du “Dadaïsme historique” doivent être envisagés (Zurich, Paris, Berlin, Cologne, etc.). La tâche se complique d’autant plus qu’un certain parti pris d’éclectisme artistique est consubstantiel à l’esprit même de Dada – multiple et protéiforme tant dans les arts plastiques, que la poésie, la danse, le cinéma, le théâtre, etc. – répondant à la célèbre formule de Tzara: «abolir les tiroirs du cerveau». Il faut donc envisager Dada dans toutes ses dimensions comme un phénomène européen. J’irai même plus loin en étendant l’exploration aux deux bouts de la chaîne Dadaïste, avant et après. «Dada est plus que Dada» et il existait avant Dada. Duchamp ne disait-il pas que Rabelais était Dada (Dachy 1994: p. 372)? Dada est un état d’esprit. Des écrivains ou artistes qui n’ont pas été des Dadaïstes à proprement parler l’ont annoncé par leurs oeuvres, l’extravagance de leur comportement, leur nihilisme, leur esprit de dérision et de révolte contre la logique et l’ordre établi. Dans le sillage de Jarry, souvent cité, des excentriques comme Cravan ou Vaché ont existé partout. Tel cet Urmuz en Roumanie, maître de l’absurde, dont Tzara eut peut-être connaissance dans sa jeunesse à Bucarest (mais j’en doute). Des manifestations isolées et éphémères se sont produites, comme les soirées artistiques de Paavolainen (1920) évoquées dans un texte sur la Finlande. N’oublions pas les suites, les prolongements et les descendants de Dada. Un écrivain d’aujourd’hui nous parle du séjour de Schwitters dans un camp de prisonniers en Angleterre, où il resta Dadaïste envers et contre tout. Une universitaire spécialiste de Raoul Hausmann analyse le devenir français d’un Dadaïste berlinois à Limoges, avec une oeuvretémoin de la continuation de Dada (Palissandre et Mélasse, 1957-1959). Plusieurs ouvrages portent un regard critique sur les héritiers du mouvement et les phénomènes “néo-Dada”: membres de Pin ou Fluxus, lettristes ou situationnistes, en Espagne, en France, aux États-Unis. Une place non négligeable doit être faite aux artistes actuels qui ont des pratiques provocatrices ressemblant de près au premier Dadaïsme de Zurich, tels les représentants “ultras” de l’avant-garde russe contemporaine (Pimenov, Osmolovski, Mavromatti ou Alexandre Brener, etc.) engagés dans une protestation politique et iconoclaste au sens propre. On croisera des artistes qui écrivent ou créent encore aujourd’hui dans le style de Dada. Villeglé, auteur de lacérations d’affiches, s’intéresse à Baader qui utilisait des techniques semblables. J.-F. Bory compose un «AbracaDada» en poésie visuelle et phonétique. P. Beurard-Valdoye, qui a voyagé à travers l’Europe sur les traces de Schwitters en exil, est suffisamment imprégné de son sujet – sur lequel il prépare un livre – pour pratiquer les collages poétiques. Il faut revisiter Dada en Allemagne qui recouvrait trois courants (Berlin, Cologne, Hanovre) d’où émergèrent des “géants” qui en débordent largement les contours (Schwitters, notamment). Son imaginaire esthétique (de l’abstraction et de la synthèse des arts de Kandinsky au Dada-surréalisme de Max Ernst) ainsi que ses techniques novatrices (caricature, collage, photomontage, cinéma, etc.) ont été d’une influence sans égal sur l’art contemporain. Mais Dada en Allemagne c’est aussi le symbole d’un engagement historique exceptionnel – internationalisme pacifiste de 1914-1918 et révolte conte Weimar – qui a suscité après la seconde guerre mondiale la reviviscence d’un mouvement condamné comme “art dégénéré” par Hitler. Ses artistes exilés en ont prolongé la mémoire (Schwitters en Suède, en Angleterre et aux États unis, Huelsenbeck aux États Unis, Hausmann en France, etc.). Les pratiques particulières du Dadaïsme allemand, du cabaret (Mehring), de la presse, de l’affiche, de la rue, ses figures aux frontières de Dada, du politique, de l’art et de l’anarchie (Grosz, Dix, Toller, Piscator) ont eu des répercussions sur les mouvements des années 1960-1970 et ont inspiré des artistes récents (W. Fassbinder au cinéma). À l’inverse, je regrette souvent que l’Espagne ne soit pas incluse dans l’extension du domaine de la lutte Dada. S’il est vrai que Vicente Huidobro ou Guillermo de Torre bénéficient de publications spécifiques, il faudrait aller plus loin et rechercher ce que le classicisme d’une part, l’idéologie franquiste d’autre part, ont occulté. Je dirais de même pour les pays de l’est européen, victimes du même phénomène d’occultation, pour des raisons peut-être inverses, aboutissant au même résultat. La Yougoslavie et la Russie sont représentatives des problématiques particulières des avant-gardes de l’Est. Sortant du cadre européen, il faut se tourner vers New York (je ne crois pas que Dada ait touché toute l’Amérique), riche en avant-gardes et constellations dès 1903, autour d’Arensberg ou de Stieglitz. Le terrain y était propice pour accueillir les ambassadeurs de l’art dissident qu’étaient Duchamp et Picabia. Mais il est significatif que le groupement Dada de New York se soit tourné vers Tzara pour consolider sa formation. Une figure à elle seule, la Baronne Else von Freytag-Loringhoven, en produit pourtant de multiples facettes. Une fois l’ensemble Dada circonscrit dans toute l’ampleur de l’espace-temps (ce que Bakhtine nomme le chronotope), et après en avoir fait tout l’inventaire, on peut alors aborder l’une de ses principales actions, qui est l’inscription de l’inconscient dans le domaine littéraire.

III. L’irruption de l’inconscient dans la littérature

Ce sous-titre aura de quoi vous surprendre. Familiers des histoires de la littérature française, vous savez pertinemment que ce sont André Breton et Philippe Soupault qui ont appliqué, en quelque sorte, les découvertes freudiennes à la littérature en nous offrant Les Champs magnétiques (1920), «ce livre par quoi tout commence», comme disait Aragon, ce livre à partir duquel Breton a élaboré la théorie de l’automatisme qu’il exposera dans le Manifeste du surréalisme en 1924, ce livre par lequel il date la naissance du surréalisme. Je n’entrerai pas ici dans la querelle historique (qui n’intéresse que les historiens et les professeurs d’espagnol, aurait dit Arp) de savoir si par cette oeuvre le surréalisme avait été déjà découvert avant l’installation de Dada à Paris. Notez toutefois que c’est la thèse de Breton, à laquelle tout le monde semble souscrire aujourd’hui, en dépit de l’anachronisme évident qu’elle contient. Pour éviter un tel débat, je m’en tiendrai aux textes Dada écrits et lus en public à Zurich pendant la guerre, avant même la naissance du groupe et de la revue Littérature, et plus particulièrement à ces textes collectifs dénommés «poèmes simultanés». A posteriori, Hans Arp déclare:

Tzara, Serner et moi-même avons écrit au café Terrasse une suite poétique intitulée «L’hyperbole du coiffeur de crocodiles et de la canne». Cette sorte de poésie sera plus tard baptisée «poésie automatique» par les surréalistes. La poésie automatique jaillit directement des entrailles et autres organes des poètes qui ont accumulé les réserves appropriées (Arp 1957: p. 94).

À la date de cette déclaration, Arp, qui fit partie des deux mouvements sans jamais connaître de rupture ni d’éviction, ne peut être soupçonné de parti pris à l’égard d’un camp ni de l’autre. Ce qu’il faut retenir de son propos, ce n’est pas son aspect (involontairement) polémique envers le surréalisme, mais le caractère organique de cette composition, comme surgie du corps de ceux qui se sont faits poètes. Car l’écriture automatique ne saurait se réduire au modèle canonique produit par les auteurs des Champs magnétiques. Il y a une deuxième forme d’automatisme, moins soumise au discours intérieur, plus proche du rêve éveillé, que Tzara nommera le «rêve expérimenta», dont ses Grains et issues sont le meilleur exemple (Tzara 1979: p. 5). On y voit le scripteur dans son contexte d’énonciation, partant des circonstances, des objets familiers qui l’entourent, gagné peu à peu par ses visions oniriques, qu’il récrit, reprend, transforme indéfiniment, jusqu’à leur donner la forme parfaite qu’il leur destinait. Tzara part d’une vision hypnagogique ou d’une phrase perçue dans le demi sommeil et, très lucidement, en déploie toutes les possibilités. Dans ce genre d’écrits, ce qui importe le plus, c’est le contenu latent du message, angoisse ou, au contraire, allégresse née des nouvelles rencontres. Enfin, une troisième forme de l’écriture automatique provient du collage, de l’assemblage du matériau verbal pré-établi, le hasard jouant le rôle du créateur, lui ouvrant de nouveaux espaces, de nouvelles combinaisons. L’ennui est que ces poèmes simultanés automatiques à plusieurs scripteurs produits à Zurich sont en plusieurs langues et majoritairement ou uniquement en allemand, comme le poème ci-dessous. Ignorant cette langue, je me résous à emprunter une traduction, au risque de perdre certains traits, d’origine phonique notamment:

L’HYPERBOLE DU COIFFEUR DE CROCODILES ET DE LA
CANNE

le feu saint-elme fait rage autour des barbes des anabaptistes
ils sortent les lampes minières de leurs mamelons
et ils enfoncent dans les mares leurs croupions
il chanta une boulette clouée sur les glaces flottantes
et il la siffla si doux autour du coin la crapuleuse
qu’une grille coulée glissa
4 eugènes en tournée scandinave millovitch boîte bleue
c’est un succès éclatant
entre la crème de poils du marcheur de la manche
le bienheureux serin bâté gravit le pieu pâtée
d’une bourse de beurre dans le plumage plombé
course funeste sur paroi escarpée
ce cher père plonge
dans la cime son tomahawk
la mère pousse accomplie
son ultime couac
les enfants s’en vont en ronde
vers le couchant
le père monte en s’inclinant
dans une canonnière
la sangle confiture
d’étincelants benêts immatures
tournoient autour du repas du soir
vocables d’arrière-bureau de douane viennois plein d’horreur
hostile au cirque la quille
suspend le profil
dans les canaux
internationaux
communion de maréchaux
quatuor de méphisto
scandales scandés
(Arp et Tzara, dans Dachy 1994: p. 343-44).

On ne sait pas comment ce poème a été élaboré, ni à quelle vitesse. Il semble que le premier des scripteurs traçait un mot, une séquence, poursuivie aussitôt par le second, et ainsi de suite. En ce sens, il y aurait eu simultanéité des attitudes, soumise à la règle de consécutivité du langage. Dans le cas présent, rien ne distingue la contribution d’Arp de celle de Tzara, et je serais bien incapable de vous indiquer l’alternance des voix. De fait, nous avons affaire à un mixte, un mélange à l’état naissant (comme on dit de l’oxygène) de ces trois formes d’automatisme, favorisé par la collaboration. Quasiment sans contrôle de la raison, se succèdent les associations sonores, un dialogue d’échos; des tics, clichés, éléments de phrases toutes faites, prêtes à l’usage; un langage référentiel, provenant de l’environnement immédiat des auteurs (le journal, la table, la fenêtre aussi bien que les tableaux appendus aux murs); enfin une expression de l’inconscient, les mots surgissant du plus profond du corps, au mépris de la logique, du souci de communiquer des idées. S’il y a encore simultanéité, elle ne peut se trouver que dans l’attitude commune adoptée par les scripteurs, accueillant ce qui, en eux, ne demande qu’à se formuler. L’image du feu Saint-Elme, cette lumière due aux décharges d’électricité statique qui peut apparaître au mât d’un bateau lors d’une tempête, est très belle lorsqu’elle s’applique à des anabaptistes barbus. Reconnaissons qu’elle n’a aucune pertinence logique. De la même façon, l’esprit s’attarde à l’anecdote familiale: un père de bande dessinée, une mère à l’agonie, une nichée d’enfants à la becquée… Je pourrais tenter de donner sens à ce qui n’en a, apparemment, pas. Mais qui ne voit que je ne ferai qu’exprimer mon besoin de cohérence, ma culture, mes propres associations d’idées, tant il est vrai, comme le disait Freud, qu’on ne peut interpréter un rêve (ici les associations verbales de deux émetteurs) en dehors du rêveur. Le plus étrange est que, en traduisant ce texte en français, on constate une singulière homogénéité du discours poétique. S’il est impossible de dégager des formes obsessionnelles, il n’en est pas moins certain qu’aucun des collaborateurs n’impose sa voix, ni sa thématique particulière. On assiste bien à cette fusion des esprits, cette mise en commun de la pensée dont parlera André Breton dans le Manifeste du surréalisme. Homogénéité remarquable, qui n’est pas le moindre apport de cette forme initiale de l’automatisme où passe le vocabulaire du corps et de la nature cher à Dada. Encore faut-il savoir d’où provient cette voix. Je n’en vois pas d’autre origine que l’inconscient de chacun, cherchant à s’exprimer sous cette forme incohérente. Pour conclure cette brève analyse d’une production de la Société Anonyme pour l’exploitation du vocabulaire Dadaïste, il faut souligner le caractère expérimental de l’ensemble des textes produits sous ce label, en rapport avec le contexte belliqueux de l’époque. Ici, l’avertissement d’Hugo Ball dans Cabaret Voltaire, repris par Tzara dans le «Dada dialogue entre un cocher et une alouette» vaut plus que jamais: la revue «n’a aucune relation avec la guerre et tente une activité moderne internationale» (Tzara 1975: p. 494). Ce qui ne veut pas dire que les artistes rassemblés à Zurich soient indifférents au conflit international et qu’ils n’en subissent pas, d’une certaine manière, les conséquences humaines. Mais ils pensent aussi à l’avenir, à cette humanité purifiée qu’ils incarneront, annoncée dans le Manifeste Dada 1918 de Tzara, et mettent en œuvre leur programme de destruction (la table rase) et, simultanément, de création, manifestant ainsi, concrètement, leurs idéaux, en brisant les tabous, en ouvrant la porte à de nouvelles pratiques artistiques: «La pensée se fait dans la bouche» affirme Tzara. Les poèmes simultanés en fournissent un exemple immédiat. Les uns présentent une forme nouvelle d’interprétation en public, proposant une sorte de basse continue dont chaque auditeur s’empare à sa guise, selon la langue qu’il pratique, pour la transformer comme il l’entend et lui faire rendre le son voulu. Les autres fournissent une matière plus compacte, plus homogène et moins pénétrable, où le lecteur ne perçoit que certains mots-tremplins, à moins qu’il ne soit lui-même polyglotte et ne donne sens à ce qui est une matière verbale concrète. Mais, sur le plan symbolique, il est comme le voyageur qui chercherait sa voie dans un pays inconnu. Dans les deux cas, la loi de perception simultanée formulée par Chevreul pour la vue trouve son équivalent pour l’oreille et, à plus forte raison, pour l’esprit. Le contraste de ton est perceptible dans le spectacle simultané, tandis que le poème automatique bilingue offre un contraste de couleur. En s’inspirant de la peinture, les poètes ont cru découvrir une sorte de poésie concrète, faite de mots empruntés aux langues qu’ils pratiquaient (je n’ai enregistré qu’un seul néologisme, encore est-ce par agglutination de deux mots existants: «bonbonmalheur») et qui déboucha sur une pratique spécifique de l’automatisme verbal, dont ils se gardèrent bien de tirer une théorie, puisque, pour eux, la source du langage ne pouvait être ailleurs que dans leur corps. Pourtant si les Dadaïstes n’ont développé aucune théorie à partir de leurs exercices d’incohérence et de leur pratique automatique, ce n’est pas une raison pour les priver de leur invention et surtout de l’attention qu’ils ont prêtée à l’inconscient individuel et collectif. Ce n’est pas ici le lieu de commenter les rapports des artistes zurichois avec la psychanalyse. Qu’il suffise de savoir qu’ils n’ignoraient pas les travaux de Freud et de Jung, que d’ailleurs ils ne se privaient pas de prendre à partie. Leur matériel poétique le prouve suffisamment.

Henri Béhar
«Dada comme phénomène européen. L’irruption de
l’inconscient dans la littérature», RiLUnE, n. 6, 2007, p. 13-28.


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1975. OEuvres complètes, tome I, Paris: Flammarion.
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À table avec Albert Cohen. Cuisine séfarade de Corfou… à Marseille

Henri Béhar, À table avec Albert Cohen. Cuisine séfarade de Corfou… à Marseille

Paris, éditions Non lieu, 2015, 106 p.

Alain Chevrier,
Europe
, mars 2016, n° 1043, p. 345-346.

A-table-Albert-Cohen

Henri Béhar est connu comme un grand spécialiste du surréalisme et des avant-gardes, d’André Breton, de Tristan Tzara, d’Alfred  Jarry, et comme un pionnier des méthodes de recherche lexicographiques ouvertes par la révolution informatique. Il donne ici un livre où ces méthodes sont appliquées à l’œuvre pleine de faconde méditerranéenne d’Albert Cohen, et dans un champ qui peut paraître marginal ou restreint : la nourriture.  Il en résulte un livre relevant aussi bien de la littérature sur la cuisine, que de la cuisine sur la littérature, qui devrait satisfaire à la fois les lecteurs et les gourmands. Il présente non seulement de très nombreuses mentions culinaires de l’écrivain, sans craindre d’en répéter quelques-unes, telles qu’il les a recueillies selon ses méthodes, mais il les remet à chaque fois en perspective dans la culture séfarade qu’il connaît bien. Il va même plus loin : il reconstitue les recettes des plats évoqués, et ajoute quelques tours de main personnels. C’est dire qu’il met la main à la pâte, et il invite le lecteur à en faire autant. L’ouvrage s’ouvre sur un rappel de la Pâque dite juive, fort utile aux gentils qui en ignoreraient le déroulement, puis il présente selon l’ordre alphabétique les « marchandises aux fortes odeurs », c’est-à-dire les éléments de base de cette cuisine, parmi lesquels la boutargue, le cascaval, le loucoum (orthographe d’Albert Cohen, qui par ailleurs répugnait aux emprunts lexicaux exotiques, rappelle-t-il), la confiture de roses, le raki, le vin résiné. Ensuite, faisant suite aux citations de l’écrivain, il donne les recettes de plus d’une quarantaine de plats issus de la cuisine judéo-balkanique, comme l’épaule d’agneau rôtie au four, le caviar d’aubergine, les beignets, les boulettes (souvent aplaties), le cou d’oie farci (mais non la carpe farcie, « poisson froid » relevant de la culture askénase), les feuilles de vigne, la moussaka, le foie de veau hâché, entre autres « splendeurs orientales » gréco-turques. Le tout est servi un humour qu’il partage avec son auteur choisi, lequel a inventé le personnage rabelaisien de Mangeclous, et ne tarissait pas sur les souvenirs de la cuisine de sa mère (« juive » comme on en fait encore). Henri Béhar s’amuse même à une discussion talmudique sur quelques incompatibilités culinaires lorsque l’écrivain donne des plats faisant voisiner la viande et le lait (donc le fromage ou la béchamel), contrairement aux interdits du Lévitique, sur la présence de levure dans la pâte lors de la Pâque, ainsi que sur le caractère non casher des poissons sans écailles, des crustacés et des fruits de mer. On apprend ainsi que parfois le jambon peut être considéré comme « la partie juive du cochon » et être ingéré en sandwich dans certains cas. Le critique partage avec l’écrivain la nostalgie de leurs origines, d’autant que celles-ci ont disparues, et prône la tolérance envers les autres cultures et religions selon une laïcité engagée et bien comprise. L’ouvrage est très bien édité, comme un « vrai » manuel de cuisine, avec une typographie claire, un index utile, et des photographies appétissantes ou suggestives qui ne l’envahissent pas, et dont la dernière est un caméo fort sympathique de l’auteur lui-même. Concluons avec lui : Lehaïm ! (« À la vie ! »), et, les courses faites, l’ouvrage ouvert dans une main, vite aux fourneaux !