Tous les articles par Henri Béhar

Henri Béhar est l’un des principaux promoteurs des études lexicales assistées par ordinateur. Il a fondé et dirigé le Centre de recherches Hubert de Phalèse, une équipe de recherche destinée à promouvoir les études littéraires assistées par ordinateur. Dans le domaine culturel, il a mis en avant l’importance de la mise en contexte des textes littéraires. Spécialiste des avant-gardes, Henri Béhar a fourni des études historiques, textuelles ou génétiques sur Dada ou Breton. Il a également fondé et dirige le Centre de recherches sur le surréalisme, qui coordonne les travaux sur ce sujet. En parallèle à ses activités de recherche, Henri Béhar a introduit l’informatique dans les cours prodigués à l’Université, en créant une banque de données d’histoire littéraire utilisable par les étudiants.

Essai d’analyse culturelle des textes, 2022

Henri Béhar, Essai d’analyse culturelle des textes. Paris: Classiques Garnier, 2022.
Index. 252 pp. €29.00. (pb). ISBN 9-78-2406126478; €68.00. (hb). ISBN 9-78-2406126485

  • Résumé: La plupart des œuvres constituant notre littérature demeurent difficiles d’accès parce qu’elles relèvent d’une culture dont les lecteurs n’ont pas toujours les clés. Prenant ses exemples dans les textes canoniques, l’ouvrage analyse les cultures constitutives des chefs-d’œuvre.
  • Nombre de pages: 250
  • Parution: 04/05/2022
  • Collection: Théorie de la littérature, n° 24

Télécharger le compte-rendu de Madeleine Chalmers, Durham University dans H-France Review Vol. 23 (Month 2023), No. x. à propos de ce livre.

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Potlatch André Breton complément

Potlatch André Breton complément

Dans le recueil Potlatch André Breton ou La Cérémonie du don, publié en 2020 par les Editions Du Lérot à Tusson, je pense avoir démontré que, s’il recevait un ouvrage muni d’un « envoi » autographe signé par l’auteur, André Breton ne tardait pas à lui faire le contre-don d’un de ses propres livres, récemment paru, ou encore adapté à l’image qu’il se faisait du signataire. Mais il est évident qu’il prenait souvent l’initiative de faire don d’un de ses ouvrages, orné d’un envoi spécifique, à ses meilleurs amis et à ses relations.
Je poursuis cette démonstration ci-après, dans un recueil complémentaire  numérique au format PDF. Selon son goût, le lecteur pourra le lire directement sur écran ou bien l’imprimer pour insérer les pages dans le volume sur vélin de l’édition première.

Prière d’adresser vos observations et compléments éventuels à : hbehar[at]sfr.fr

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Roger Vitrac sur l’Internet

“L’Association des Amis de Roger Vitrac m’a demandé une contribution pour son festival d’octobre 2021 à Souillac. Mes travaux sur l’auteur de Victor ou Les Enfants au pouvoir ayant commencé il y a 60 ans (voir édition numérique ci-joint), et pour éviter de me répéter, j’ai pensé qu’il serait bon de montrer au public nouveau ce qui est disponible à son sujet sur Internet, en commentant les images à distance. Les voici donc, avec les liens hypertextuels permettant de prolonger la documentation. à signaler que l’œuvre de Roger Vitrac est entrée dans le domaine public en janvier 2022, ce qui devrait favoriser la reprise de son théâtre… HB”

Alléluia

Nouveauté mars 2021 !

ALLÉLUIA !
Je parle hébreu sans le savoir
150 mots français issus de l’hébreu

Henri Béhar


On peut estimer à un millier les termes français venant de l’hébreu, qui se répartissent d’emblée en deux catégories : les termes empruntés à la langue sacrée par la voie religieuse, et les autres, venant du commerce des esprits et des relations sociales .

Il n’est pas surprenant d’entendre régulièrement les chrétiens prononcer amen ou encore alléluia sans savoir que l’Église a volontairement maintenu ces mots hébreux dans les prières pour marquer les origines de cette religion.

Henri Béhar se demande pourquoi la langue française, si riche, éprouve le besoin d’acquérir un certain vocabulaire, et de le conserver dans son capital au cours du temps, tout en renouvelant constamment l’opération. (Ainsi le charmant chérubin ou même la très populaire échalote.)
Dans son dictionnaire, Henri Béhar n’a retenu que des mots, d’une part appartenant à l’hébreu ancien, du temps de la Bible, d’autre part pour quelques-uns relevant de l’hébreu moderne, voire du yiddish. Jugeant irritant d’entendre des responsables politiques et des élus déclarer que le français est une langue unitaire, provenant intégralement du latin, sans autres apports, il a choisi de relever 150 mots d’étymologie hébraïque et d’en étudier la formation, l’histoire et l’usage dans notre littérature et notre culture. C’est peu, dira-t-on, mais cela suffit à démonter le mécanisme de l’emprunt, auquel notre langue s’adonne avec plaisir.


L’auteur :
Henri Béhar, ancien président de l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, est spécialiste des littératures d’avant-garde et pionnier dans l’utilisation de l’informatique dans les études littéraires.
Aux éditions Non Lieu, il a déjà publié : À table avec Albert Cohen.


ISBN : 978-2-35270-310-5
Prix : 18 €
Éditions Non Lieu
224, rue des Pyrénées – 75020 Paris
courriel : nonlieu@netcourrier.com
www.editionsnonlieu.fr

Compte-rendu d’ Anne Szulmajster-Celnikier dans la revue La Linguistique 2022/2 (Vol. 58), pages 199 à 211 À propos d’Alléluia. Je parle hébreu sans le savoir, 150 mots français issus de l’hébreu, d’Henri Béhar.

1. La problématique

La thématique des emprunts à l’hébreu en français jalonne les publications, anciennes et nouvelles, prenant tantôt la forme de dictionnaires, tantôt de chapitres au sein de volumes consacrés à la langue française et son histoire, ou encore de livres ou d’articles examinant, de manière ciblée ou non, les emprunts hébreux ou les emprunts de sources diverses dans notre langue. Citons notamment : Patrick Jean-Baptiste préfacé par Claude Hagège, Dictionnaire des mots français venant de l’hébreu (2010) ; la rubrique « Mots français d’origine hébraïque, Histoire du français », chapitre 10 « Les emprunts et la langue française » (révision Lionel Jean), Wiktionnaire ; Henriette Walter, L’aventure des mots français venus d’ailleurs (1997) ; et enfin Michel Masson, « Légendes étymologiques : à propos de quelques mots français réputés provenir de l’hébreu » (2012).

2. Profil de l’auteur

Le titre percutant, teinté d’humour, du nouveau livre signé par Henri Béhar annonce une démarche non conventionnelle. Ni tout à fait dictionnaire au sens classique, ni encyclopédie malgré quelques passages, c’est une forme libre, riche et originale qui se présente ici au lecteur. On y reconnaît la marque de l’auteur, personnalité aux facettes variées.[lire la suite en téléchargeant le PDF de ce compte-rendu]

Surréalistes confinés ?

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Les mesures gouvernementales et notre santé l’exigent: nous voilà tous confinés, pour bien des jours encore.

Mais cela ne veut pas dire que les recherches concernant nos plus chères études le soient. Les textes surréalistes peuvent être lus et relus ; les travaux à leur sujet peuvent se développer autant qu’il le faudrait puisque les bases de données sont encore accessibles, ainsi que le réseau internet pour y accéder. Aussi puis-je satisfaire la curiosité légitime de mes lecteurs, dont certains me demandent quelle était l’attitude des surréalistes à l’égard du vocable “confiné”.

Pour ma part, je n’en ai aucune idée. Je vais tout simplement me mettre à lire les œuvres des auteurs surréalistes qui sont à ma disposition.

N’ayant pas les ouvrages sous la main (les bibliothèques ne me sont pas accessibles), je vais me contenter d’interroger mon golem, lequel conserve les œuvres complètes numérisées d’Aragon (jusqu’en 1932), d’André Breton (du début à la fin), de René Crevel, de Robert Desnos, de Paul Éluard (jusqu’en 1938), de Julien Gracq, de Michel Leiris (seulement La Règle du jeu), de Benjamin Péret, de Prévert et de Tristan Tzara. Par acquis de conscience, je confronterai mes données avec celles que me fournira Frantext, qui contient les mêmes textes puisque j’ai moi-même fourni les bandes numériques (c’est ainsi qu’on parlait alors !) à cette plus grande banque de langue franaise.

J’ai donc constitué une liste de mots, de la famille du verbe confiner (confiné/és/ée/ées, confinement/s) et demandé à la machine de men fournir les attestations dans les œuvres indiquées précédemment, auxquelles j’ai ajouté, pour finir, les deux principales revues du surréalisme, La Révolution surréaliste et Le SASDLR.

On en trouvera le résultat classé par auteur, avec une présentation différente pour Éluard et Gracq ( la vérité est que le logiciel Hyperbase dont je me servais autrefois n’est plus accepté par Windows 10, et que je n’ai pas voulu déranger l’ami Etienne Brunet pour qu’il me fournisse une version actualisée de cet outil).

Bien entendu, je laisse le soin aux lecteurs de se faire l’idée qu’ils voudront de l’emploi du vocable recherché. Il me semble, néanmoins, que la quantité de textes examinés montre un sous-emploi du terme en question, ce qui concorderait avec l’expression de la liberté chez nos auteurs.

29 mars 2020. HB 

I. ARAGON Louis : 2 occ.

1. Le Paysan de Paris (1926)

LE PASSAGE DE L’OPéRA (1924) (p. 716)

Dire que derrière ces carreaux se confine une double existence passive, aux limites de l’inconnu et de l’aventure! Depuis des années et des années le couple des portiers

se tient dans cette taupinière à voir passer des bas de robes et des pantalons grimpant à l’échelle des rendez-vous.

2. Le Paysan de Paris (1926)

LE SENTIMENT DE LA NATURE AUX BUTTES-CHAUMONT (1925) (p. 864)

LONGUEUR TOTALE DES RUES,

QUAIS, BOULEVARDS, ETC.

52 KILOMes 383 Mes

Le 19e ARRt CONFINE Aux

18e, 10e et 20e ARRts

LES PORTES DE ROMAINVILLE,

DES PRéS St GERVAIS ET DE PANTIN,

DE FLANDRE ET D’AUBERVILLIERS,

LES LIGNES DE L’EST, LES CANAUX

DE L’OURCQ ET DE St DENIS,

LE METTENT EN COMMUNICATION

AVEC L’EXTéRIEUR DE PARIS

BâT. DE LA DOUANE, Bd DE LA VILLETTE

BASSIN ET DOCKS DE

II. BRETON, André : 2 occ.

1. SITUATION DU SURRÉALISME ENTRE LES DEUX GUERRES, p. 715

Valéry s’était confiné à des exercices poétiques d’un caractère inactuel très appuyé, Proust à des études de milieux sociaux que les événements ne semblaient pas même avoir pu toucher  ; paradoxalement ils n’allaient pas tarder à en être payés par les plus grands honneurs.

2. p. 1172 Anthol.

 Il s’agit, en effet, de vieux peuples qui, sous la pression de races jeunes en puissance d’instaurer un nouveau mode de vie qui implique une évolution continue, ont été, soit acculés aux extrémités des continents, soit confinés dans les régions les plus ingrates de la terre.

III. CREVEL René, 3 occ.

1. La Mort difficile (1926)

LE DîNER AVEC DIANE (p. 163)

Dès qu’elle l’avait quitté, les jours où il s’était confiné dans sa propre douleur, sans avoir un mot affectueux pour elle, Diane laissait tomber le masque et du sourire qu’elle avait singé durant des heures, une glace soudain lui montrait qu’il ne restait plus que deux petites rides. Deux petites rides.

2. La Mort difficile (1926)

III, LE DîNER AVEC DIANE (p. 166)

Or durant le dîner, les couleurs qui soudain ont embelli les joues trop pâles du jeune

garçon, le silence où il s’est confiné, son appétit aussi, ont donné à Diane notion d’une

force dont Pierre, sans doute, dans son désarroi, n’avait lui-même pas encore pris conscience.

3. Les Pieds dans le plat (1933)

VII, LE QUATORZIÈME CONVIVE (p. 254)

cette inconnue qualifiée de fin de siècle s’étendit dans mes rêves, aussi belle, aussi grande, aussi gaie, aussi folle d’amour et d’attendrissantes rengaines que toute la ville de Paris, la ville dont un petit garçon confiné à Passy, alors presque la campagne, tentait d’imaginer les danses et les rires sous une pluie de confettis, au temps de Mi-Carême.

IV. Desnos = 0

V. Éluard = 3

Poésie ininterrompue :

Je respire souvent très mal je me confine Moralement aussi surtout quand je suis seul Dans ce rêve

 de raisonne confiné   Vitres brisées feu dispersé

où les rayons confinent   l’ ennui dans l’ esprit où

VI. GRACQ Julien

confinée              5   RS  31b   RS 184c   FV  79b   SC 102a   CC 268e  

confinées             2   CC  68a   CC 269a  

confinement           9   RS 196f   EC 269c   EC 269c   FV  13b   SC  25a   SC 121b   SC 134b   CC  33a   CC 138e  

confinés              1   SC  24b  

confine                               1

SC  10b|  pas beaucoup . Et qui d’ ailleurs confine souvent à l’ indifférence . Je                                     

confiné  8

Au château d’Argol (1938)

LA CHAPELLE DES ABÎMES (p. 106)

il semblait que ce lieu fût si parfaitement clos que l’air confiné n’y pût circuler davantage que dans une chambre longtemps fermée, et, nageant autour des murs en un nuage opaque, et pénétré depuis des siècles des parfums persistants de la mousse et des pierres desséchées, devînt comme un baume odorant où plongeaient ces précieuses reliques.

André Breton (1948)

III BATTANT COMME UNE PORTE (p. 102)

Bien loin de filer de ses sécrétions mentales un cocon douillet, d’étouffer en l’isolant dans cet air confiné l’impossible chrysalide de l’homme en soi, il ne souhaite plus être

qu’empreinte en creux des hasards de la grande aventure

RS 282f|  . L’ inertie n’ aurait – elle pas confiné à la légèreté ?   Pressentant  

RS 300g|   eût dit , plutôt qu’ il n’ était confiné par eux , que cet air conserva 

BF 181d|   Une nausée lui venait de cet air confiné , de ce jour plâtreux , vieill 

PR  65d|  miliers autour de lui , de l’ air confiné qu’ il a respiré , de cette es 

SC 122c|  s d’ un lazzaronat mendicitaire , confiné dans ses ruelles , ses placett                                         

confinée 5

RS  31b|  re , et le jour douteux , eussent confinée dans l’ étude de quelque disc 

RS 184c|  on si aiguè de cette tranquillité confinée , pareille à celle d’ un herb 

FV  79b|  rdait en plein soleil l’ humidité confinée , et presque encore la pénomb 

SC 102a|  olée , enclose et encolonnée , et confinée dans un dialogue codé sans su 

CC 268e|  int – Germain l’ énergie Verdurin confinée jusque – là dans la plaine Mo                               

confinées  2

CC  68a|  , et d’ où l’ haleine des plantes confinées déferle sur la route aussi i 

CC 269a|   fortes pressions emprisonnées et confinées , et d’ espaces libres capri                                         

confinement 9

RS 196f|   et poudreuse , pareille dans son confinement et sa douceâtre odeur de p 

EC 269c|  montagne , c’ est le sentiment de confinement qui en vient à dominer : c 

EC 269c|  finement qui en vient à dominer : confinement douillet , ouaté , protégé 

FV  13b|   m’ a toujours paru être celui du confinement : son site mesquin , chois 

SC  25a|  veillement — un peu comme dans le confinement d’ un musée sans fenêtres  

SC 121b|   autres , c’ est l’ impression de confinement . Ville aux trésors , cert 

SC 134b|   Florence est surtout sensible au confinement provincial , au renfermé d 

CC  33a|   un sentiment de stagnation ou de confinement comparable à celui qui me  

CC 138e|  atisme figé de mes habitudes , le confinement dans un cercle de relation                                         

confinés  1

SC  24b|   ses collines , des compartiments confinés , pareils aux caissons dorés                                               

VII. LEIRIS Michel : 5 occ.

1. La Règle du jeu p.91

On s’étonnait, l’écoutant, que le diaphragme ne se brisât pas en miettes ou, tout au moins, qu’il ne s’étoilât pas; de même, il pouvait sembler singulier que les carreaux des fenêtres ne finissent point par céder, sous les pulsions inquiétantes de l’air, dans tous les endroits confinés où il advenait que se produisît le dentiste à la voix caverneuse, ce géant dont la taille était si exactement appariée au volume de son chant.

2. La Règle du jeu p.113

Mais l’image que je me faisais, enfant, de la vieillesse m’apparaît comme difficilement séparable des lieux confinés, des chambres closes, alourdies de housses, de tentures, de rideaux et de carpettes.

3. La Règle du jeu : 1 : Biffures (1948)

IL ÉTAIT UNE FOIS… (p. 164)

Celui-ci [l’ancien temps] continuait, certes, d’exister dans le fond des campagnes, plus fidèles aux vieilles choses que les villes, mais il avait déserté ces dernières et se chauffait maintenant frileusement dans l’âtre des masures enfumées, confiné dans les endroits perdus où il avait dû autrefois prendre naissance, quelque part en Gaule romanisée, du côté des premiers roitelets francs.

4. Or, cette journée que j’escomptais la plus ouverte à tous venants et la moins confinée ne fut pour moi, en vérité, pas même une journée de plein air puisque je restai jusqu’assez tard dans la soirée chez des commerçants levantins qui fêtaient la Victoire avec mes hôtes de midi et quelques-unes de leurs connaissances.

5. La Règle du jeu : 3 : Fibrilles (1966)

LA FIÈRE, LA FIÈRE…, I (p. 60)

Pour le jeune citadin habituellement confiné, le jardin de la maison qu’on occupe en été ou de celle qu’habite en permanence tel membre du cercle de famille n’est pas seulement un lieu à police moins étroite, mais – aussi familier qu’il soit – un territoire aux multiples replis toujours à explorer et propice à la manifestation de bien des choses singulières.

VIII. PERET : 1 occ.

tome III, p. 216

Il s’arrêta, écoutant sa voix que les échos répercutaient jusqu’aux confins du monde, puis il lança sa gouttière sur le portail de Notre-Dame, qui s’enfonça dans les ténèbres. La gouttière traversa toute la nef et vint remplacer le crucifix qui dominait le maître-autel.

IX. PREVERT = 0

X. SOUPAULT = 0

XI. TZARA Tristan = 5 occ.

1. Personnage d’insomnie (1934)

VIII RAPPORTS ENTRE LA FEMME ATTENDUE,, LA VIE ERRANTE ET LE DéPEUPLEMENT D’UNE îLE (p. 193)

elle alterne avec les heures misérables et se confine dans la chaleur des ruches et des nids chevelus elle manque de dimensions et lorsqu’elle se disperse et prend part au mouvement des cils vibratiles le jour et la nuit se mélangent au vin

2. Grains et issues (1935)

DES RÉALITÉS NOCTURNES ET DIURNES (p. 54)

Vus à travers l’air raréfié des mirages, dans leurs anneaux qui lèvent à la hauteur des meurtres le sens ventripotent des mondes affinés, le calme des montagnes se confine dans les branchages sous-marins des frayeurs instantanément immobilisées et des villages entiers rampent

3. Grains et issues (1935)

DES RÉALITÉS NOCTURNES ET DIURNES (p. 67)

De nouveau la fleur se confine dans la chaleur maussade des carniers. Aucune fenêtre ne se réveille dans la tête. Aucun désir n’assume la responsabilité du vent.

4. Le Surréalisme et l’après guerre,

Note IV: p.125

Si les mots ne naissent que lorsque l’idée qui les désigne s’est confinée en une image assez limitée et stable pour que le déclenchement d’un mécanisme minimal de la représentation les affecte, les formes mêmes de la phrase par lesquelles les possibilités de la pensée arrivent à s’exprimer sont incluses en miniature dans le procédé de la formation des mots et reproduisent sur une plus grande échelle la somme globale des expériences vécues et concluantes.

5. Les brumes de sa Bretagne natale ont fait beaucoup de tort à Corbière. Elles ont pendant longtemps confiné son souvenir dans le pittoresque d’un régionalisme quelque peu conventionnel.

XII. COLLECTIF – La Révolution surréaliste. N° 2, première année. 15 janvier 1925 (1925)

1. LEIRIS,, Michel, Le pays de mes rêves (p. 27)

Si je trace autour de moi un cercle avec la pointe de mon épée, les fils qui me

nourrissent seront tranchés et je ne pourrai sortir du cachot circulaire, m’étant à jamais séparé de ma pâture spatiale et confiné dans une petite colonne d’esprit immuable, plus étroite que les citernes du palais.

COLLECTIF – La Révolution surréaliste. N° 3, première année. 15 avril 1925 (1925)

2. MANIFESTES, Adresse au Pape (p. 16)

Nous ne sommes pas au monde. Ô Pape confiné dans le monde, ni la terre, ni Dieu ne parlent par toi.

Le monde, c’est l’abîme de l’âme, Pape déjeté, Pape extérieur à l’âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous n’avons pas besoin de ton couteau de clartés.

COLLECTIF – La Révolution surréaliste. N° 9-10, troisième année. 1er octobre 1927 (1927)

3. ARAGON, PHILOSOPHIE DES PARATONNERRES (p. 45)

Il n’est pas sans intérêt d’évaluer le champ restreint dans lequel se confine aujourd’hui un homme en possession des moyens essentiels d’une civilisation dont on fait grand bruit.

Henri BÉHAR

Charlot – Dada

                                Henri BÉHAR

22/12/2019

Cet article a paru dans le catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes au Musée d’Arts de Nantes du 18 octobre 2019 au 3 février 2020

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Puisque nous sommes dans l’univers cinématographique, le lecteur me permettra un long travelling arrière pour commencer. En effet, je ne parlerai ici que de Charlot, de son nom français (totalement inusité dans le monde anglo-saxon), dans la mesure où il s’agit d’un personnage populaire, ancré depuis des siècles dans notre culture. Huit cents ans, environ, que les Français se réjouissent des ripostes de Charlot.

Je veux parler de « Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre » : une figure de la tradition comique, à qui notre Rutebeuf médiéval consacra un fabliau vers 1265, repris dans ses Œuvres complètes au xixe siècle[1]. Il n’est certes pas aussi connu que la complainte dédiée par le poète à ses amis disparus : « Que sont mes amis devenus/Que j’avais de si près tenus/Et tant aimés/Ils ont été trop clairsemés/Je crois le vent les a ôtés/L’amour est morte », mais il marque une étape remarquable dans notre littérature, par son aspect moral et son contenu scatologique. Le titre, à lui seul, indique le propos : un ménestrel nommé Charlot le Juif a su se faire payer de belle manière par le seigneur, employé du comte de Poitiers, qui pensait pouvoir l’abuser. Était-il juif ? Peu importe : un second poème consacré au même personnage, la disputation de Charlot avec le Barbier, nous dit : « Charles tu es à toutes les lois/Tu es juys et chrestiens à la fois […]. » Comme l’impose le genre, le texte expose le sujet, qui est une morale : il n’est pas utile de vouloir tromper un ménestrel, car celui-ci saura toujours s’en venger. Suit l’exposé des faits. Première étape : un certain Guillaume part à la chasse au lièvre, à cheval, du côté de Vincennes. Le gibier est pris, après tant de détours que le cheval attrape la fièvre et en meurt. L’animal est soigneusement dépecé, tandis que Guillaume est furieux. Deuxième scène : une noce où Charlot intervient avec les ménestrels. À la fin de la fête, les chanteurs et comédiens sont récompensés, les uns par de l’argent, les autres par une recommandation pour un patron. Notre Charlot se trouve envoyé sous les ordres de Guillaume, qui le reçoit fort aimablement et lui remet la peau du lièvre qui ne vaut plus un sou, bien qu’elle lui ait coûté la vie d’un cheval. Mécontent, il l’accepte cependant et pense à sa vengeance. Il revient avec le même cadeau soigneusement enveloppé qu’il tend à Guillaume qui pense qu’il s’agit d’un présent pour sa femme. Il commence par y mettre la main dedans… Ainsi, la morale est démontrée et le comédien vengé.

Miracle ! J’aurais trouvé la première occurrence d’une figure bien connue, mise en images par Charlie Chaplin, celle du misérable acteur, continuellement exploité, constamment méprisé, mais qui, pour finir, met toujours les rieurs de son côté.

Qu’on me comprenne bien : je n’entends pas dire par là qu’en 1914 un réalisateur de cinéma s’est inspiré d’un fabliau médiéval qui lui a fourni le modèle de son personnage désormais dénommé Charlot. Je veux simplement signaler qu’il y a là un trait de notre culture populaire, demeuré à travers les siècles, évoqué consciemment ou non.

Or, et c’est là que je veux en venir, la poésie moderne, au début du xxe siècle, en dépit de son allure savante, se veut populaire avant tout. Aussi bien avec Apollinaire qui reprend l’air d’une chanson de toile[2] pour célébrer Paris et son pont Mirabeau, que chez Tristan Tzara qui, à Zurich, lit des fragments des Centuries de Nostradamus au cabaret Voltaire, ricanant des références obscènes qu’il croit pouvoir y découvrir.

Pour l’heure, je laisse de côté la supposée judéité du jongleur que le patron pense rouler, et que l’on attribuait à Charlie Chaplin à la naissance de son héros. Il n’empêche qu’elle est une constante d’autant plus troublante que les Juifs n’étaient guère nombreux en France à l’époque de Rutebeuf, entre deux croisades, entre deux massacres collectifs, entre deux expulsions…

Ayant déjà signalé les Centuries, ces poèmes prophétiques, à Zurich, dans les poésies Dada, pendant la guerre de 1914-1918, il me faut maintenant en venir à la participation de Charlot dans l’expérience de Tristan Tzara. Celui-ci aimait suffisamment le septième art pour intituler l’un de ses recueils les plus personnels Cinéma calendrier du cœur abstrait Maisons avec dix-neuf gravures sur bois d’Hans Arp (1920). Dans ses Entretiens radiophoniques avec Georges Ribemont-Dessaignes[3], il se remémore sa jeunesse en Suisse et l’éclatement de l’art accompagnant Dada lors de son apparition : « Je crois que la civilisation a fait un pas en avant à ce moment-là : tout arrivait en même temps, pensez-y, le jazz, les films de Charlot. Le premier film de Charlot à Zurich, en 1918 ! C’était extraordinaire » (TZR, OC V, 450). On comprend, dans ces conditions, qu’il se soit référé à ce nouveau héros de sa jeunesse lorsqu’il organisa une manifestation du Mouvement qu’il avait importé lui-même à Paris. Pour en fixer le souvenir, il déclare, toujours au même intervieweur : « Pour la manifestation du Salon des Indépendants [5 février 1920], nous avions annoncé la participation de Charlie Chaplin qui, disions-nous, venait d’adhérer au mouvement Dada. Une foule considérable envahit la salle du Grand-Palais. Quant à Charlie Chaplin, il était loin de se douter de notre mystification. La séance se déroula, si l’on peut dire, dans la plus grande confusion. Mais c’est surtout la presse qui prit fort mal l’affaire. Venus en grand nombre, les journalistes voulaient voir Charlot. On en dirigea quelques-uns sur des pistes fantaisistes. Ils ne nous l’ont jamais pardonné » (TZR, OC V, 404).

À première vue, l’appel à Charlot signifiait que Dada et la vedette avaient les mêmes objectifs de distraction et de revendication, le héros sachant se tirer d’affaire chaque fois qu’il se trouvait dans une situation pénible. On songe en particulier à Charlot soldat (1918) qui avait ce pouvoir inouï de faire rire des situations les plus éprouvantes. En fait, Tzara usa de la célébrité immédiatement acquise par le cinéaste, alors que ses œuvres étaient interdites dans de nombreux pays. À cet égard, il aurait pu, tout aussi bien, se servir du bébé Cadum, qui tenait la tête en matière de publicité depuis la fin de la guerre, à ceci près qu’il n’avait qu’un but commercial. Auparavant, la revue Dada 4-5, publiée à Zurich,indiquait : « Charlot Chaplin nous a annoncé son adhésion au Mouvement Dada » (p. 31). Assez crédule de nature et prêtant toutes les audaces à son nouveau correspondant, André Breton lui écrit le 12 juin 1919 : « Cet écho sur Charlie Chaplin me surprend délicieusement. Mais bien sûr, ce n’est pas vrai ? » Une telle interrogation représente assez clairement l’attitude générale du public devant les plaisanteries de Tzara : et si c’était vrai ? Inversement, elle indique que Charlot pourrait bien occuper une place moralement sérieuse, recueillant la majorité des suffrages.

La question de Breton se justifie par le fait que, durant son service militaire à Nantes, il avait beaucoup fréquenté les salles de cinéma en compagnie de Jacques Vaché, ce jeune patient dont il s’était occupé à l’hôpital militaire. Sanglé dans des uniformes aussi variés que fantaisistes, Vaché promène sa coiffure flamboyante, son monocle et ses taches de rousseur au passage Pommeraye. Dans les bouges du quai de La Fosse, il entraîne Breton qu’il présente comme le poète André Salmon, pour mystifier le bourgeois, et aussi son compagnon, trop conformiste à ses yeux. Le 14 novembre 1918, il lui écrit : « […] je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être bien, à la manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite), ou bien… ou bien… quel film je jouerai ! – Avec des automobiles folles, savez-vous bien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l’écran vers quel document !… Inutile et inappréciable ! – Avec des colloques si tragiques, en habit de soirée, derrière le palmier qui écoute ! – Et puis Charlie, naturellement, qui rictusse, les prunelles paisibles. Le Policeman qui est oublié dans la malle ! ! »      

Ensemble, ils vont au cinéma voir le dernier Picratt, Les Vampires, les premiers Charlot, ou encore les bandes comiques de Mack Sennett. Le dimanche après-midi, ils entrent dans les salles obscures, sans même s’enquérir de ce qu’on y joue, et n’en ressortent qu’à l’approche de la nuit. Parfois, ils apportent de quoi déjeuner, se passant tour à tour le fromage et le vin, discutant à haute voix, comme à table, au grand effroi des autres spectateurs, venus pour le film, eux ! « Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il était de raison, des garnements qui promettent », relate Breton en magnifiant cette époque par le souvenir. À ce moment de la guerre, il n’était plus question d’écrire ni de penser. Il fallait d’abord se saouler de vie, pour noyer l’angoisse et la crainte de la mort.

Chose remarquable : dans la revue Cannibale, publiée par Francis Picabia entre deux livraisons de 391, Paul Éluard, le « fou allié Dada », dresse la liste de ses complices, et désigne ainsi celui avec lequel il composera L’Immaculée Conception, livre écrit automatiquement et supposé relancer le surréalisme en 1930 : « Breton, Charlot tragique, Breton onze petits morts. Sûr de ne jamais en finir avec ce cœur, le bouton de sa porte. »

Si la place ne m’était limitée à ce point, j’observerais la contribution de chacun des poètes dadaïstes à la figure de Charlot, en contrepartie de celle que dressent les peintres, leurs amis, leurs frères. Je montrerais aussi comment, le Mouvement étant de nature internationale, les mêmes processus s’étendirent à Berlin en 1920, et jusqu’à Moscou avec Valentin Parnak… Je ne puis fermer l’objectif sans citer Tzara une dernière fois, à propos du Charlot de la deuxième période, et au sujet d’Apollinaire : « Déjà, si l’on sait bien écouter la voix de Charlot dans Limelight, on s’aperçoit que les mots y sont introduits avec la malice de la clandestinité. Cela se passe dans un pays dont les gouvernants ne peuvent plus supporter d’entendre le mot de progrès sans voir rouge. À ce stade où décline la dignité de l’homme, tout redevient possible, le crime, l’assassinat. C’est le devoir des poètes – et de ceux qui croient à la poésie – de tirer la conclusion, la véritable, de l’enseignement que nous a légué le Poète assassiné, l’enseignement qui, pour avoir illustré sa mort, ne soutiendra pas moins le courage des vivants » (TZR, OC, V, 163, sur G. Apollinaire).


[1]. Unique manuscrit : L, Paris, Bibl. nat., fr. 1635, fol. 62b-63b.

[2]. Les amateurs de poésie moderne doivent savoir qu’une des constantes de la modernité est qu’elle contient toujours des éléments anciens. Ainsi, Apollinaire adopte la structure rythmique d’une chanson que les ouvrières reprenaient en chœur lorsqu’elles tissaient la toile. Pour « Le pont Mirabeau », il s’agit de « Gaiete et Oriour », histoire de deux sœurs qui subissent un destin opposé, que le poète a pu lire dans la Chrestomathie du Moyen Âge des éditions Hachette (1897).

[3]. Ces entretiens ont été diffusés par la Chaîne Nationale (l’ancêtre de France Culture) en mai 1950. Ils avaient la particularité de fixer, pour la première fois, avec la voix même des protagonistes, les souvenirs de Tristan Tzara, le principal promoteur de Dada à Zurich (1916-1919), puis à Paris (1920-1023), interrogé par un ancien dadaïste, qui avait fort bien compris le rôle de ce mouvement dans l’aventure intellectuelle du temps.

Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme

Les paradoxes du Second Manifeste du surréalisme

Par Henri BÉHAR

Le catalogue de l’exposition Pompidou à Pise De Magritte à Duchamp vient de paraître en italien aux éditions Skira: Guarda Da Magritte a Duchamp 1929. Il grande Surrealismo dal Centre Pompidou su Unilibro.it

https://www.unilibro.it/libro/ottinger-d-cur-/magritte-duchamp-1929-grande-surrealismo-centre-pompidou/9788857239309

Le texte est en italien. Henri Béhar vous offre la version originale, en français, de sa contribution.

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L’année 1929 n’est guère favorable pour André Breton, tant sur le plan social et collectif que sur le plan sentimental, avec un divorce qui n’en finit pas, et une maîtresse pour le moins versatile. La Révolution surréaliste, la revue qu’il dirige, seul, depuis sa quatrième livraison, ne s’est plus manifestée depuis deux ans (n° 10, 1er octobre 1927). Ce n’est pas brillant pour un organe qui prétend montrer la créativité du seul mouvement révolutionnaire de l’époque, et pas seulement sur le plan artistique ! Il convient de faire cesser cet état de fait au plus vite. À la suite de nombreuses conversations, non sans de longues hésitations, Breton s’est décidé à produire un texte d’orientation comme il est le seul, dans le groupe, à savoir le faire. Tout le monde lui reconnait au moins ce mérite. Cet article devra expliquer aux lecteurs les raisons d’un tel silence et, du même mouvement, indiquer le Nord pour ses amis déboussolés. Rappel aux principes, appel aux jeunes « dans les lycées dans les ateliers même, dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes », à tous les purs qui refusent le pli, ce texte qu’il veut en même temps informatif et performatif devra relancer le mouvement par un effort collectif de dépassement.

Comme naguère pour le Manifeste du surréalisme, Breton commence par un rappel des événements antérieurs à ce texte qu’il intitulera « Second Manifeste du surréalisme ». Second et non deuxième : il connait sa langue : il n’est pas celui qui passera sa vie à redéfinir l’orientation du mouvement. Il n’y aura pas de troisième manifeste du surréalisme.

Qui ne connait le point qu’il désigne à ses partisans :
« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »
Magnifiquement équilibrée, la formulation est mémorable. Elle n’en est pas moins paradoxale, puisque ce matérialiste, ce moniste, réserve une place particulière à l’esprit, séparé du corps ! Tout aussi paradoxalement, il l’associera, l’année suivante, au lieudit le « point sublime » dominant les gorges du Verdon. Illumination : entre terre et ciel, entre l’abîme sous ses pieds et l’orage au-dessus de sa tête, il a bien rencontré ce point idéal qu’il postulait ! J’en vois l’illustration la plus précise dans la photo d’un éclair zébrant le ciel nocturne placée en couverture de cet ultime numéro de La Révolution surréaliste. Lieu de l’observateur idéal, pour parler comme les physiciens, on ne peut pourtant le détacher du système physique dans lequel on se meut, « la vie de ce temps ».

Toutefois, avant de procéder à l’examen de cette vie bien concrète et située, Breton tient à rappeler les conditions morales qui engagent le surréaliste. Il écrit alors : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous. »

Deuxième paradoxe : ce manifeste, qui s’adresse au plus grand nombre, affiche, à l’instar des écrits symbolistes, un mépris hautain envers la collectivité. La formulation est pour le moins malheureuse. Elle a aussitôt donné lieu à de nombreux commentaires péjoratifs. L’auteur s’en rend bien compte, sur le champ, en l’explicitant dans la foulée, en montrant que, comme pour le « point suprême », il s’agit d’une fureur interne, primitive, et non d’un tir à l’aveuglette. Nous savons qu’écrivant cela, Breton pensait à l’anarchiste Émile Henry, guillotiné en mai 1894, à l’âge de 21 ans, pour avoir placé une bombe au café Terminus. À ses yeux, c’était un pur, qui avait mis ses actes en conformité avec ses pensées. Paradoxe encore : sensible dès sa jeunesse à la théorie anarchiste, Breton semblait n’en retenir que la violence, l’aspect le plus contestable, et le plus contesté par les anarchistes eux-mêmes ! Parodiant Lénine, c’est ce qu’on pourrait nommer la maladie infantile du surréalisme ! Il faut reconnaitre que ce rappel venait au plus mauvais moment, surtout si l’on voulait concilier le communisme et ses opposants ! La dialectique hégélienne ne peut fonctionner ici.

Dans la foulée, Breton procède à l’élimination de ses adversaires de droite et de gauche, comme s’il voulait regagner une pureté qui n’a jamais existé dans le groupe. Trempant sa plume dans l’encrier de la rage révolutionnaire, il dénonce tous ceux qui se sont mis en travers de sa vision unitaire du mouvement. Tous ceux qui s’écartent de la morale surréaliste, pour une raison ou pour une autre. C’est Francis Gérard « rejeté pour imbécillité congénitale ». C’est Soupault « et avec lui l’infamie totale », c’est Vitrac « véritable souillon des idées ». L’injure est excessive, et, bien sûr, injuste : « Un policier, quelques viveurs, deux ou trois maquereaux de plumes, plusieurs déséquilibrés, un crétin. » Voilà pour les tenants de la voie artistique et littéraire. Les autres, les politiques, dirons-nous, ne sont pas moins bien assaisonnés, les Morhange, Politzer, Lefèbvre ; Naville « de qui nous attendons patiemment que son inassouvissable soif de notoriété le dévore ».

On a le sentiment qu’enivré par sa propre verve, Breton en oublie son but. Il se laisse aller au pamphlet, au lieu d’indiquer l’usage qui pouvait être fait, au sein d’un mouvement revivifié, des divers talents qui se réclamaient, à bon droit, du surréalisme. Soupault n’était-il vraiment pour rien dans la formation initiale ? Desnos devait-il être rejeté si violemment ? Et tant d’autres, sans qui le surréalisme n’aurait pas les couleurs que nous lui connaissons. Pire, tous les « ancêtres » passent à la trappe, à l’exception de Lautréamont, miraculeusement sauvé de la débâcle parce qu’on ne sait pas grand-chose de ses actes.

Une analyse plus fine du vocabulaire spécifique à ce manifeste montrerait la solution de continuité avec le précédent. Celui-ci est plus problématique ; les questions du matérialisme, de l’art et de la culture reviennent au premier plan, en même temps qu’apparaissent explicitement les noms de Marx, Lénine et Trotsky ou, à l’opposé, de Nicolas Flamel et autres occultistes, ce qui amorce la résolution des contraires. En revanche, la fréquence de l’âme ou encore de l’amour témoignent d’une préoccupation renouvelée, ce dont témoigne la publication, dans la même livraison, de l’enquête : QUELLE SORTE D’ESPOIR METTEZ-VOUS DANS L’AMOUR ?

Le prophète succède alors au pamphlétaire. Après avoir annoncé les temps messianiques qui verront la conciliation (et peut-être le dépassement) des contradictoires, il demande d’orienter les recherches vers les sciences occultes (sans pour autant délaisser le programme marxiste). Récemment nourri de littérature ésotérique, il proclame : JE DEMANDE L’OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME. Lui-même dira de cette formulation qu’elle est « à dessein ambiguë » en invitant « à confronter dans son devenir le message surréaliste avec le message ésotérique. ».

C’est ici le comble du paradoxe. Certes, il joue sur les mots en demandant à ses amis (au nom desquels il parle le plus souvent dans ce texte : « mes amis et moi ») de poursuivre les recherches sur l’ésotérisme, l’alchimie, etc., en même temps qu’il leur demande de disparaitre, de ne pas signer leurs œuvres, comme le suggérait le poète surréaliste belge, Paul Nougé. Or, comment relancer le surréalisme si on le cache ? L’anonymat collectif peut divertir un moment, mais ça ne peut être une formule d’avenir. En outre, cette démarche est incompatible avec l’adhésion au matérialisme historique !

La postérité a surtout retenu les exclusions, ce qui est bien dommage, car il y allait d’autre chose que d’anecdotes. Les exclus ont osé retourner contre lui, vivant, l’imprécation qu’il adressait à un mort, Anatole France : « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière ! » En manchette d’une feuille de quatre pages s’étale le titre, Un cadavre, surmontant la propre photo de Breton, les yeux fermés, la tête ceinte d’une couronne d’épines.

Qui sont-ils, les douze apôtres trahissant le Christ à l’âge de trente-trois ans (l’âge exact de Breton) ? Le geste est ambigu sur le plan symbolique. Les textes ne le sont pas : « Illustre Palotin du monde occidental, Déroulède du rêve, faux frère et faux communiste, faux révolutionnaire mais vrai cabotin, jésuite de première force, lion châtré… » telles sont les moindres injures de ce pamphlet paru le 15 janvier 1930. Sur une idée de Robert Desnos, l’opération a été montée par Georges Bataille, responsable, de fait, de la revue Documents paraissant depuis avril 1929, ses collaborateurs venus du surréalisme (Baron, Leiris, Limbour, Ribemont-Dessaignes, Vitrac, que Breton soupçonnait de n’avoir que leur mécontentement à mettre en commun), quelques commensaux des Deux Magots, amis de Simone, épargnés par le Manifeste (Prévert, Queneau, Boiffard, Morise) et le Cubain Alejo Carpentier, convié à titre de témoin. Mais Artaud (qui préfère la publication d’une plaquette sur Le Théâtre Alfred Jarry et l’hostilité publique) et Masson (qui s’en est tenu à une franche confrontation, d’homme à homme, en mars précédent) n’y sont pas associés. Pas plus que les « politiques ». Breton en est très affecté, d’autant plus que la plaisanterie se prolonge par des appels anonymes en pleine nuit, des envois de couronnes mortuaires…

D’une certaine manière, ces injures raffermissent sa détermination. Davantage, elles le persuadent qu’en sa qualité de responsable du mouvement surréaliste, il aurait dû se montrer plus exigeant plus tôt. Fortement soutenu par Éluard, il met au point l’état définitif du Second Manifeste qu’il remet à Léon Pierre-Quint (le directeur des éditions du Sagittaire) en espérant une publication rapide.

En effet, le livre parait en mars 1930, augmenté d’une préface : un fac-similé des Annales médico-psychologiques de décembre où les plus célèbres psychiatres français, Pierre Janet et Clérambault, réclament des poursuites contre l’auteur de Nadja. Un extrait d’Edgar Poe prouvant ses méthodes policières ; une citation de Marx pour exécuter Bataille représentant « les philosophes-orteils et les philosophes-excréments », une longue note citant des lettres de jeunes inconnus indignés par Un cadavre devraient suffire pour répondre à ses détracteurs. Simultanément, un prospectus, en guise de prière d’insérer, doit leur clouer le bec définitivement. Sur deux colonnes, il met en parallèle les déclarations, avant et après, de cinq d’entre eux. Ça ne manque pas de piquant.

Tout cela est terriblement affectif, comme le montre le « Troisième Manifeste du surréalisme » que publie Desnos en écho. Reprenant les principaux chefs d’accusation portés contre le leader du surréalisme, il témoigne que le fond de l’affaire est bien une crise de confiance personnelle.

Nous sommes désormais au-delà du paradoxe ! Breton se doutait bien qu’en dénonçant, au grand jour, les perversions des uns et des autres, il déclencherait de vigoureuses répliques, tel un volcan actif ! Or, il fait comme si, les hérésies éradiquées, la vérité éclatant, il serait félicité d’être revenu à la morale des premiers temps. De fait, ces querelles internes n’intéressaient pas les lecteurs. Heureusement, Le Surréalisme au service de la révolution, paraissant en juillet 1930 viendrait prouver la vitalité retrouvée d’un groupe largement renouvelé avec l’arrivée de Buñuel, Dali, Char, Tzara, etc. qui ne s’embarrassaient pas de la pensée paradoxale.

Pour une lecture automatique du Manifeste du surréalisme (1924)

POUR UNE LECTURE AUTOMATIQUE DU MANIFESTE DU SURRÉALISME (1924)

Article publié dans Manifeste 24, sous la direction de Bruno Pompili, éditions B.A. Graphis, 2006

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Comment lit-on aujourd’hui ce Manifeste du surréalisme (1924) qui marqua, une fois pour toutes, l’avènement du mouvement ? Muni des études historiques et génétiques de Marguerite Bonnet[1], de l’analyse institutionnelle proposée par Pascal Durand[2], et même, à la rigueur, de cette pauvreté : Michel Meyer présente Manifestes du surréalisme d’André Breton[3], le lecteur est désormais en mesure d’aborder le texte manifestaire d’André Breton sous ses principaux angles. Pourtant, il me semble que personne ne s’est prêté à la seule lecture évidente, celle qu’impose la publication initiale du manifeste comme préface à ce recueil de poèmes automatiques qu’est Poisson soluble. Davantage, j’affirme ici que nul ne s’est avisé de rendre compte d’une rétro-lecture du texte, allant des poèmes automatiques vers leur préface, et encore moins d’une lecture totalement automatique du manifeste lui-même. Il me semble qu’à l’heure de l’informatique et d’Internet on ne peut faire l’économie d’une telle démarche.

Il ne s’agit certes pas du même automatisme.

L’un, selon André Breton, est une « Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (45)[4]. C’est un processus de production.

L’autre résulte de l’utilisation très consciente de certains calculs produits automatiquement, d’après un programme conçu à l’avance, par une machine que je nomme golem, avec une minuscule initiale pour ne pas le confondre avec la créature du Maharal de Prague[5]. Il est situé du côté de la réception et de la compréhension.

Ces deux automatismes ont leur raison d’être historique et leur légitimité. On n’écrit plus guère maintenant de textes automatiques au sens bretonnien du terme[6]. En revanche, on utilise très fréquemment, voire quotidiennement, l’automatisme au sens second, sans pour autant l’appliquer à la résolution de problèmes littéraires. Il suffit de soumettre une version numérisée du texte fondateur à cette merveilleuse machine qui, convenablement programmée, nous procurera une lecture automatique, laquelle sera, ensuite, soumise à une interprétation, comme le sont les textes produits par l’automatisme psychique pur.

Les programmes d’analyse textuelle ne manquent pas. Peu importe celui (ou ceux) que j’utiliserai, puisque j’ai promis au promoteur de ce livre[7] de n’encombrer mon analyse d’aucun chiffre. Je commenterai les résultats de ces traitements avec le plus grand scrupule, et tiens les sorties d’ordinateur à la disposition du lecteur curieux.

Dans un souci didactique, ma démarche consistera à étudier progressivement le contenu lexical du premier manifeste, les mots qui le constituent, puis, élargissant le champ d’analyse, à le comparer aux manifestes de l’avant-garde contemporaine pour, dans un troisième temps, le rapprocher des autres textes manifestaires que, bien contre son gré, Breton s’est résolu à fulminer.

I. Lecture tabulaire du Manifeste du surréalisme

La lecture courante, la plus routinière, celle à laquelle nous sommes faits, consiste à lire un texte de manière linéaire et consécutive, obéissant, en quelque sorte, aux injonctions de lecture de l’auteur, et aux usages morpho-syntaxiques de la langue. Nous sommes ainsi tellement conditionnés, et les auteurs avec nous, que rares sont ceux qui échappent à cet ordre, si ce n’est quelques poètes, dans un cadre que je dirais expérimental. Or, si, avec Breton, nous refusons le chemin de velours de la routine, la première démarche consiste à briser cet ordre linéaire, à casser la continuité du texte pour lui opposer une lecture tabulaire que proposent tous les outils d’analyse. Elle consiste à mettre en colonne les vocables utilisés dans le texte en indiquant en face, dans une deuxième colonne, leur fréquence. Le résultat se présente sous la forme d’un tableau que l’on peut agencer alphabétiquement ou hiérarchiquement, de préférence par ordre décroissant.

Premier avantage : le lecteur n’aura qu’à parcourir une liste réduite de formes, exactement un cinquième s’agissant du premier Manifeste. Non pas un mot du texte sur cinq, mais bien tous les mots du Manifeste, qui se trouvent être employés cinq fois en moyenne. Fidèle à ma promesse, je ne ferai aucun commentaire sur les chiffres figurant dans la deuxième colonne, si ce n’est pour constater que les deux tiers de ces formes sont employées une seule fois (hapax), indice (relatif) d’un riche vocabulaire chez Breton ou, plus exactement, de sa déférence envers la règle (implicite) de non répétition.

Échappant ainsi au carcan linéaire, le lecteur est mieux à même d’observer le stock lexical utilisé par l’auteur, les mots qu’il emploie le plus fréquemment et ceux dont l’absence est significative. Ainsi, il n’est pas indifférent de constater que les mots les plus attendus : manifeste, révolution, Marx, psychanalyse (ou psychoanalyse, comme on écrivait alors), etc. ne s’y trouvent pas (ou pour ainsi dire pas, puisque « révolution », employé une seule fois, figure dans une citation faisant seulement référence à 1789).

A. Étrange préface

Il est clair qu’à l’automne 1924, en publiant son manifeste, Breton n’est pas encore fixé sur la nature exacte de ce texte placé avant ce qui est encore pour lui l’essentiel, le recueil des « historiettes qui forment la suite de ce volume » (67) intitulé Poisson soluble. Plus exactement, il y fait trois fois référence, non sans effroi, indiquant par là que, placé dans les conditions de l’écriture automatique, sa pensée lui échappe et qu’il n’a pas encore percé le mystère de son dire : « Voici le “poisson soluble” qui m’effraye bien encore un peu. Poisson soluble, n’est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des poissons et l’homme est soluble dans sa pensée ! La faune et la flore du surréalisme sont inavouables. » (66) Ce texte signerait-il sa disparition illocutoire ? Aussi parlait-il auparavant des « lignes serpentines, affolantes, de cette préface » (49) dont tout porte à croire qu’elle lui a été comme imposée contre sa propre volonté par la nécessité de justifier cette « écriture mécanique » (62) qu’il pratique sans pouvoir la contrôler de part en part. C’est d’ailleurs ce que confirme l’étude génétique[8] : la qualification générique, si péremptoire et porteuse d’avenir, n’est intervenue qu’au dernier moment, sans que rien l’annonce dans le texte. En somme, le mot « manifeste » est bien un nullax tel que je le définis, une fois pour toutes : n. m., absence d’un vocable dans un texte où il est attendu.

La tournure très individuelle donnée à cette préface, le suremploi du pronom de la première personne du singulier (j’, je, me, m’, moi, ma, mes) par rapport à tous les autres, indique bien qu’il s’agit de rendre compte d’une expérience singulière, celle de l’écriture qui va suivre, dénommée « surréaliste ». Il est d’ailleurs remarquable que de tout le matériel lexical (par opposition au grammatical), je soit le vocable le plus employé, bien avant le mot « homme » que tous les textes français du même ordre placent en premier.

B. Qu’est-ce que le surréalisme ?

Si, comme je le suppose, ce texte a pour but de présenter les pièces surréalistes qui vont suivre (que Breton n’ose qualifier de poèmes), il s’agit donc de définir ce qui les caractérise, nommé « surréalisme ». De là une certaine dualité du texte, analytique d’une part, programmatique de l’autre. Il ne devient « manifeste du surréalisme » qu’en présentant un exemple de production surréaliste et en l’analysant !

Relativisons la fréquence d’un terme : si Breton emploie deux fois moins le substantif surréalisme que l’adjectif surréaliste, c’est parce qu’au lieu de les qualifier un par un, il englobe en un seul énoncé les dix-neuf individus qui, à la date de publication, « ont fait acte de surréalisme absolu » (46). De là l’historique qu’il donne de sa découverte du phénomène avec Philippe Soupault (44), de sa dénomination et de la définition qu’il tente d’imposer contre celle des épigones d’Apollinaire (46). Au moyen de la libre association (dont Breton a recueilli le principe dans les travaux de Freud et Soupault chez Janet, ce qui explique leurs propos divergents par la suite), toutes les barrières sont levées, le désespoir est vaincu, résolus les problèmes existentiels, un espace inconnu, merveilleux s’ouvre à qui pratique ce surréalisme poétique qu’illustre Poisson soluble. Procédé aussi magique que le rayon invisible des récits de science-fiction, il autorise une critique du monde réel et ouvre sur la vraie vie postulée par Rimbaud. Connaissance de la mort, c’est aussi le paradis baudelairien, l’enfance retrouvée à volonté (65). Toutefois, Breton reste dubitatif pour ce qui concerne son application à l’action (71) et l’œuvre de Robert Desnos, modèle parfait de surréalisme (50) est loin de répondre à la question.

Breton a donc le souci premier de cerner ce qui est surréaliste, et dans quelles conditions. Ne remontant pas au-delà du romantisme, il nomme d’abord les quatorze ancêtres qui, à ses yeux, ont, partiellement et d’une façon particulière, mérité cet attribut. Le dénombrement, à la manière de Jarry, en est si célèbre qu’il est inutile de le reprendre ici (47). Si les Nuits d’Young sont totalement surréalistes, on notera l’arbitraire de ce par quoi les auteurs se caractérisent, et nul commentateur, à ma connaissance, n’a tenté de justifier ce tableau dans son ensemble. Tous les écrivains n’ont donc pas entendu « la voix surréaliste » ou ne se sont pas laissé porter par elle, soucieux qu’ils étaient de leur gloire littéraire ; c’est pourquoi ils ne sont que des jalons vers la découverte des Champs magnétiques opérée par Breton et Soupault. Cette parole, cette voix, que percevaient autrefois les oracles, est celle de l’inspiration, à ceci près qu’elle ne peut provenir que de soi-même. C’est celle qui a dicté Poisson soluble et aussi cette préface. Breton est bien conscient qu’elle n’est pas toujours perceptible, ni compréhensible, et qu’elle peut se tarir autant qu’un fleuve (73). Par une très belle dénégation, il affirme qu’il ne croit pas à l’établissement d’un poncif surréaliste (67) au moment même où il désespère des innombrables cahiers de surréalisme accumulés par lui-même et ses amis dans son atelier ! Cela ne l’empêche pas de communiquer à ses lecteurs la recette de « l’art magique surréaliste », tant il est convaincu que sa pratique est le seul moyen de nettoyer les écuries littéraires. Au passage, il se réjouit que cette production autonome, échappant à son créateur, ne puisse relever du droit commun, et il appelle à l’établissement d’une morale nouvelle (71).

C. Les infortunes de l’esprit

Le classement hiérarchique des formes lexicales utilisées dans le Manifeste du surréalisme fait ressortir l’emploi massif du mot esprit (bientôt suivi de pensée), qu’on ne s’attendrait pas à trouver en une telle position dans un texte programmatique, et qui n’a fait l’objet d’aucun commentaire avisé à ce jour. Examinons-en l’usage.

Écartant les ratés auxquels le fonctionnement de l’esprit est parfois soumis, Breton adopte une position parfaitement idéaliste. Il considère qu’en dépit des contraintes externes, « la plus grande liberté d’esprit nous est laissée » (15), qui réside en l’imagination, elle-même insoumise. Certes, il y a bien les égarements, la folie même, risquant de compromettre la sécurité de l’esprit (16), mais ce sont là contingences morales ! Pour lui, l’esprit ne saurait se laisser distraire par des faiblesses, telles que le badinage (21), la mystification (43), voire la description réaliste qui n’a pour fonction qu’égarer le lecteur (19).

Pour lui, et ceci grâce à la découverte freudienne, l’esprit est en train de récupérer ses pouvoirs perdus : « C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. » (23) À l’opposé de Tristan Tzara, qui reprochait à la psychanalyse d’assagir la violence individuelle et de ramener le sujet au conformisme bourgeois, pour Breton elle est capable de détecter des forces nouvelles que la raison pourra organiser. C’est dire la place éminente qu’il lui accorde : « Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison. » (23) Car il faut bien convenir, dit-il, que même à l’état de veille nous sommes soumis à des distractions, des interférences venant de notre moi profond sous la forme de lapsus ou de méprises (26).

Au fond, c’est à l’état de rêve que l’individu éprouve la plus totale liberté, ou bien, à l’état de veille, lorsqu’il suit les imaginations les plus débridées, comme, par exemple des récits du Moine de Lewis, dont il analyse le fonctionnement en détail. Dans ce genre de romans, l’attention critique est atténuée, et le lecteur se laisse porter par sa faculté d’imagination, par ses désirs, par son ambition de toute puissance. Une telle exaltation, caractéristique des contes merveilleux, ne se retrouve plus ailleurs. Il faudrait avoir conservé l’ingénuité, la « virginité d’esprit » propre à l’enfance (31) pour prendre encore plaisir à Peau d’âne. « Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus » (31) conclut-il.

De cette analyse de la fonction de l’esprit découle, très logiquement, la rêverie utopique de Breton, son constant désir de posséder un château où il accueillerait ses amis, le rassemblement des chevaliers de la Table ronde (32). À cet égard, je signale qu’il ne s’est pas contenté de rêver de châteaux en ruine, puisqu’à peine trois semaines après la sortie de ce manifeste, il a visité à Verneuil, dans l’Eure, à deux heures de Paris par le train (à l’époque), une vaste demeure de trois étages, accotée à une tour du xie siècle, avec de grandes cheminées, des statues, de vieux meubles, où il pourrait réunir ses amis[9], y instaurer cet « esprit de démoralisation » (33) nécessaire à leur entreprise.

Poursuivant sa réflexion, la nature de l’image poétique le préoccupe (image est, après esprit, le deuxième mot plein le plus fréquent du texte). Évoquant ses conversations avec Pierre Reverdy à l’époque de Nord-sud, il explique pourquoi ce maître de sa jeunesse se trompait, et pourquoi il lui apparaît indispensable de promouvoir le surréalisme. Il n’est pas vrai, écrit-il, que l’esprit saisisse les rapports des deux réalités mises en présence par l’image, puisqu’il n’a rien perçu consciemment (61). Le conflit est évident : l’un posait une équation logique, tandis que l’autre mettait l’inconscient au service de la poésie ! Les deux termes de l’image sont simultanément le produit de l’activité surréaliste (62), et, davantage, « L’esprit se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images » (63). En d’autres termes, la poésie, ou le surréalisme, tel qu’il le préconise, est un moyen d’accroître les forces de l’esprit, la connaissance pour tout dire.

Je ne reviendrai pas sur l’historique qu’il donne du surréalisme, ni sur l’art de le pratiquer, précédemment commentés, sauf à préciser qu’à chaque occurrence il s’agit bien d’une aventure de l’esprit, d’une drogue accroissant les facultés intellectuelles de l’individu. Enfin, « L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. » (53)

En replaçant toutes ces citations du mot esprit dans leur contexte, on observera qu’elles voisinent avec le terme pensée, ce qui ne peut nous surprendre, tant ces vocables sont dans un rapport de synonymie. En revanche, le terme vie, employé exactement autant de fois que pensée, mérite une attention particulière, non seulement parce qu’il figure à trois reprises dans l’incipit du manifeste, mais surtout parce qu’il semble n’avoir été découvert par Breton que cinq ans après, dans la préface à la réimpression de ce même manifeste : « Et pourtant je vis, j’ai découvert même que je tenais à la vie », alors qu’il y était déjà dans un emploi surabondant. C’est ici que notre méthode de lecture se révèle pertinente, puisqu’elle met en évidence ce que l’auteur lui-même n’avait pas perçu d’emblée.

D. Le rêve et la vie

À l’instar de l’Aurélia de Nerval, qui, selon Breton, possédait à merveille l’esprit du surréalisme (44), il n’est pas surprenant que le rêve et la vie soient corrélés dans ce texte, à une fréquence voisine.

Plus que de la révolte, le surréalisme est né d’un grand désespoir, du sentiment que la vie ne vaut guère d’être vécue. Ces jeunes n’y croient plus. Et pourtant, tout le texte apparaît comme un hymne à la vie ! Écartons, dit Breton, tous les moments nuls, il reste tout ce qui émeut sa sensibilité, cette pratique de la vie dont Rimbaud a donné l’exemple (47) et surtout le long temps du rêve sur lequel donne le surréalisme, avec son langage, sa capacité de rejouer en un instant le film vécu depuis les époques radieuses de l’enfance (65).

L’attention que Freud (dont on commence alors à traduire les œuvres en français) porte au rêve (24) est d’autant plus justifiée que, dans une vie d’homme, le temps du rêve dans le sommeil est égal à celui de la veille. Breton lui fait donc la part belle, puisqu’il ne compte pas la rêverie dans ce calcul. Il amorce alors une théorie du rêve, si négligé par la psychologie classique (26) : le rêve est continu et organisé, il peut même se poursuivre d’une nuit à l’autre, et surtout il peut, autant que l’attention consciente, aider à la résolution des problèmes de la vie (26). Dans l’état de rêve, l’esprit ne se pose pas la question pratique : tout est possible et naturel dès lors qu’il est conçu (28). Il convient par conséquent de poursuivre cet examen dans l’avenir, l’individu commençant par noter tout ce qui se produit dans le rêve.

Breton expose alors sa grande utopie, pour laquelle il forge un néologisme, cette résolution des contraires que sont le rêve et la réalité (qu’il déterminera plus précisément dans le Second Manifeste), et qu’il nomme surréalité (28) de préférence au terme surréel adopté par Aragon (bien qu’il considère qu’on puisse employer certains mots surréellement 57).

II. Le Manifeste de Breton / Sept manifestes (Tzara) / Une vague de rêves (Aragon)

Ainsi la lecture automatique du Manifeste met-elle en évidence ce qui demeure le plus marquant, comme après un ouragan ne subsistent que les structures physiques profondes. Cependant, la précellence de la machine sur la lecture humaine la plus attentive s’affirme dans la comparaison de plusieurs textes. Il se trouve que le même mois d’octobre 1924 a vu la publication simultanée du Manifeste du surréalisme d’une part, des Sept Manifestes dada[10] de Tzara d’autre part, tandis que deux mois plus tard sortait « Une vague de rêves[11] » d’Aragon. Récit plus que texte manifestaire par le ton adopté, il traite du même sujet, d’une manière étourdissante qui a marqué les esprits. Il est dès lors très tentant de passer tous ces textes dans la même boite noire, pour observer ce qui en ressort automatiquement.

A. Spécificité par rapport aux Sept Manifestes Dada

On sait avec quel enthousiasme Breton accueillit le Manifeste Dada 1918 de Tristan Tzara. Aussi me semble-t-il que la prééminence du sujet dans le Manifeste du surréalisme doit quelque chose à cette manière qu’avait Tzara d’attirer le regard sur lui[12]. Mais c’est à peu près tout, puisque Breton gomme toute référence à ce qui avait pu susciter son émoi antérieur pour Dada en général, le Manifeste Dada 1918 en particulier.

Fâché de ce qu’il avait adoré, il ne mentionne le mouvement antérieur qu’une fois dans son texte. Fait plus remarquable, il bannit la fantaisie de Tzara, animateur du cirque dada, son autodérision, la puissance qu’il accordait au geste, au corps et à tous les phénomènes de l’énonciation, en prenant à partie ses auditeurs, les journalistes et les gentils bourgeois.

Foin de l’expression des émotions, du doute, de la sensibilité. À la doctrine qui, malgré tout, se dégage des Sept Manifestes, privilégiant la connaissance sur l’intelligence et la spéculation, Breton oppose, on l’a vu, l’esprit et la méthode.

En somme, face au manifeste conscient d’être manifeste et qui proclame son refus du manifeste et de tout code générique, Breton dresse un écrit dont le sérieux, l’articulation logique, le caractère définitoire gagnent le lecteur.

Je me suis toujours demandé pourquoi les proclamations joyeuses et sans prétention de Tzara avaient eu si peu d’écho lors de leur publication, alors qu’elles avaient eu le don d’exciter les foules au Cabaret Voltaire et ailleurs. L’explication saute aux yeux avec cette confrontation. C’est tout simplement parce que Breton développait, retraçait une démarche, se référait à un groupe constitué, tandis que Tzara refusait d’expliquer et se complaisait dans un rôle, pratiquant la déceptivité alors que le public ne demandait qu’à comprendre !

B. Spécificités par rapport à Une vague de rêves

Venons-en aux textes surréalistes. Aragon et Breton, les deux complices, dirons-nous, sachant leur intimité à cette époque, parlent de la même chose et visent, dans un style différent, au même objectif. Leur vocabulaire est voisin d’un texte à l’autre, mais celui d’Aragon est moitié plus court que celui de Breton, et cependant encore plus riche puisqu’il contient relativement plus de formes uniques.

Si Tzara n’est pas davantage nommé, les références à Dada y sont plus explicites, et surtout Aragon reprend explicitement le slogan dadaïste selon lequel « la pensée se fait dans la bouche », qu’il reformule ainsi : « il n’y a de pensée que dans les mots » (566) ou « il n’y a pas de pensée hors des mots » (570).

Alors que les deux poètes ont, depuis 1917, suivi les mêmes chemins, il est intéressant de comparer la liste qu’ils donnent de leurs ancêtres dans le domaine du rêve, ou du moins de leurs modèles, à un titre ou à un autre, qu’Aragon nomme joliment « Les Présidents de la république du rêve : Saint-Pol-Roux, Raymond Roussel, Philippe Daudet, Germaine Berton, Saint-John Perse, Pablo Picasso, Georges de Chirico, Pierre Reverdy, Jacques Vaché, Léon-Paul Fargue, Sigmund Freud, vos portraits sont accrochés aux parois de la chambre du rêve, vous êtes les Présidents de la République du rêve. » (576) Ils n’ont que six devanciers en commun (Fargue, Reverdy, Roussel, Saint-John Perse, Saint-Pol Roux, Vaché) ; Aragon revendiquant Germaine Berton (la meurtrière d’un Camelot du Roy), Chirico, Daudet (encore est-ce le jeune Philippe, suicidé devant la police !), Picasso, Freud ; tandis que Breton désignait exclusivement des écrivains, tout en s’interrogeant sur les cas de Young et d’Isidore Ducasse.

Pour ce qui concerne les rêveurs eux-mêmes, c’est-à-dire les surréalistes, Breton croit n’avoir oublié personne quand il en désigne dix-neuf (dont lui-même), ayant « fait acte de surréalisme absolu » : Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac. Peut-être parce que son dénombrement est légèrement plus tardif, et plus explicite, Aragon en nomme huit autres, et non des moindres : Maxime Alexandre, Antonin Artaud, François Baron (le frère de Jacques, mentionné par Breton), Max Ernst, Mathias Lubeck, Man Ray, André Masson et Max Morise.

Puis il décrit la Centrale surréaliste, ce fameux Bureau ouvert au public par les surréalistes rue de Grenelle le 10 octobre 1924 (ce qui, au passage, indique qu’il n’a pu écrire cette partie avant la sortie du Manifeste du surréalisme). Dans cette « auberge pour les idées » il dénombre notamment trois femmes : Renée Gauthier, la compagne de Péret ; Simone, l’épouse de Breton ; et Denise, qu’il aime en secret, la future femme de Pierre Naville.

En outre, il s’arrête à une objection faite aux rêveurs, que Breton a naturellement dédaignée, celle de simuler. Sa réponse est imparable : simuler une chose, n’est-ce pas déjà la penser ? Il ne peut donc y avoir de soupçon en la matière ! (573). Il est aussi le seul des deux à articuler les mots d’inconscient (568), fantômes, et la forme retrouve appliquée aux divers états de la conscience.

La comparaison des deux textes rapportés à une même longueur montre qu’Aragon privilégie très nettement le rêve et les rêves, l’ombre, les indices de localisation, les éléments naturels (la mer, le soleil, l’eau) et corporels (les yeux, les cheveux). Le café où se réunissent les surréalistes est son lieu favori, de même qu’il parle davantage des éléments composant le groupe que de lui-même. Parmi eux, l’évocation d’André est un sujet privilégié. Et c’est bien naturel puisque Breton fait figure de meneur à ses propres yeux comme au regard de la société.

De son côté, le propos de Breton dénote la personnalisation du discours (je, j’, me), articulé (que, dont) et focalisé sur la détermination du surréaliste souvent par la négative (n’). Il est le seul des deux à parler de possible, d’imagination, de la phrase et du verbe écrire, à nier absolument.

C. Segments répétés

Les outils auxquels j’ai fait référence permettent non seulement de ranger les mots en fonction de leur fréquence absolue ou relative, de comparer différents textes entre eux, mais aussi de repérer les éléments qui, d’un extrême à l’autre d’un même texte se trouvent répétés dans le même ordre. Autant dire que ces « segments répétés » (puisqu’ainsi on les nomme) échappent le plus souvent au lecteur le plus sagace !

De cette façon, l’automate fait apparaître cinq fois la locution « aussi… que possible », ce qui dénote chez le scripteur un souci très précis du réel :

18|  anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans , de

41|  n monologue de débit aussi rapide que possible , sur lequel l’ esprit cr

51|  établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de vot

59|  udra , ils sont aussi désaffectés que possible .  Quant à la réponse qu

67|  t par l’ assemblage aussi gratuit que possible ( observons , si vous vou

Sur le même plan, les éléments niés reviennent cinq, voire six fois (avec l’élision) sous sa plume :

16|  ions , les illusions , etc . , ne sont pas une source de jouissance négl

28|  spérer que les mystères qui n’ en sont pas feront place au grand mystère

31|  , et j’ accorde que ceux – ci ne sont pas tous de son âge .  Le tissu

47|  ote . Etc . J’ y insiste , ils ne sont pas toujours surréalistes , en ce

62|  ue les deux termes de l’ image ne sont pas déduits l’ un de l’ autre par

66|  es monstres qui guettent ; ils ne sont pas encore trop malintentionnés à

De même (et ceci me conforte dans ma démarche que l’on pourrait juger quantitativiste à l’excès), il est très sensible à la quantité limitée des phénomènes, mentionnant quatre fois un « petit nombre de » :

16|  doivent leur internement qu’ à un petit nombre d’ actes légalement répré

36|  n parle , à excuser ma voix et le petit nombre de mes gestes .  La vert

54|  pas eues .  Ainsi pourvus d’ un petit nombre de caractéristiques physi

56|  spontanément se prononcer sur un petit nombre de sujets ; il n’ a pas b

Dans le même ordre d’idées, il n’est pas indifférent d’observer que, contant l’expérience de l’automatisme, il nomme trois fois son compagnon d’aventure, manière on ne peut plus obligeante de lui donner acte de son rôle capital :

44|  de médiocres moyens littéraires , Soupault et moi nous désignâmes sous l

60|  e : ” barrières ” dans lesquelles Soupault et moi nous montrons ces inte

64|  emme et les lions volants ” que , Soupault et moi , nous tremblâmes nagu

Par le phénomène de nomination, ce dernier exemple semble plus facilement perceptible et mémorisable, même s’il s’étend sur plusieurs pages. Mais, de grâce, qu’on ne me dise pas qu’il est négligeable ou sans intérêt : Breton disposait de bien d’autres manières pour désigner les deux découvreurs de l’écriture automatique, sans assembler les mêmes mots dans le même ordre, ce qui, au demeurant, allait à l’encontre de son souci du bien dire. En d’autres termes, tous ces segments répétés, à des distances plus ou moins longues dans le discours, ne sont pas des tics, des laissés pour compte, mais bien des éléments révélateurs d’une personnalité.

III. Spécificités du premier manifeste par rapport aux suivants

Sachant que Breton a œuvré pour réunir tous ses écrits du même genre en un seul volume, comme en font foi les recueils publiés par le Sagittaire puis par Pauvert, se contentera-t-on de traiter du seul Manifeste du surréalisme ? Le lecteur de ces ouvrages, y compris au format de poche, est donc invité à prendre connaissance de l’évolution en trois temps d’une doctrine et de son auteur, du premier Manifeste de 1924 aux « Prolégomènes à un troisième manifeste ou non » (1942), en passant par le Second Manifeste du surréalisme de 1929. Second et non deuxième, ce qui signifie qu’à l’époque Breton n’entrevoyait pas la nécessité d’en écrire d’autres, et ce qui explique sa réticence à désigner le troisième texte comme un manifeste, et davantage encore l’essai « Du surréalisme en ses œuvres vives » (1953) qui se retrouve dans l’édition des Manifestes du surréalisme.

Comme précédemment, j’ai soumis ces trois corpus aux mêmes automates[13]. Une première observation d’ensemble sur ces trois textes : le deuxième est une fois et demie plus long que le premier, tandis que le troisième en représente à peine le tiers, justifiant bien le terme « prolégomènes », simple préface à un livre qui, aux yeux de la tête pensante du surréalisme, n’a jamais mérité d’être écrit.

On pourrait croire que Breton a pris davantage d’assurance au cours du développement de son mouvement, qu’il a donc un ton encore plus personnel dans les manifestes suivants. Il n’en est rien. La comparaison systématique des trois textes fait ressortir les spécificités du premier. Cela veut dire que le suremploi des pronoms et des formes verbales à la première personne, l’usage de la négation, constatés ci-dessus, reste la caractéristique du premier manifeste, de même que le discours sur le rêve, le merveilleux, l’image et l’imagination, l’attribut surréaliste, la réalité, l’esprit, l’attention, la nuit, la phrase qui cogne à la vitre, etc. Philippe Soupault, avec lequel il partageait la découverte du concept « surréalisme », y figurait en très bonne place ; il n’apparaît plus que négativement dans le deuxième, pour disparaître totalement ensuite, au profit de Georges Bataille (dans le Second Manifeste) et de l’exclamation ordurière du Père Duchesne dans les Prolégomènes.

Je remarque d’ailleurs que l’emploi du collectif « nous », en sous-effectif dans le premier texte, devient la marque primordiale du second. Ceci tendrait à prouver que Breton, malgré les déboires que lui procure le groupe, s’y exprime davantage en meneur d’hommes (ce vocable au pluriel étant singulièrement déficitaire dans le premier texte). Il a été noté plus haut que le terme révolution désignait la révolution de 1789, sans plus, et il faut attendre le Second Manifeste pour y lire des développements conséquents sur le sujet (à ceci près qu’il y est aussi beaucoup question de La Révolution surréaliste, revue dont chacun est libre d’apprécier le contenu révolutionnaire). Le traitement de la forme surréalisme appelle évidemment l’attention. En sous emploi dans le premier texte, elle prend de l’expansion dans le second, et se réduit à nouveau dans le troisième. Voici, pour l’édification du lecteur, sa concordance dans l’ensemble du corpus (la première colonne désigne chaque manifeste, la deuxième la page et par une lettre la localisation dans la page de l’édition Pauvert, la troisième fournissant le contexte de part et d’autre du mot).

M1 44a|    désignâmes sous le nom de _ surréalisme _ le nouveau mode d’ expr

M1 44c| ettre , _ encore imparfaite , du surréalisme et s’ étant montré impuiss

M1 45c| it le droit d’ employer le mot _ surréalisme _ dans le sens très parti

M1 45d|  donc une fois pour toutes :  _ surréalisme , _ n . m . automatisme ps

M1 46a|      _ encycl . philos . _ le surréalisme repose sur la croyance à

M1 46b| s de la vie . ont fait acte de _ surréalisme absolu _ Mm . Aragon , Ba

M1 50b|  l’ espoir que je plaçais dans le surréalisme et me somme encore d’ en

M1 53a|  la verroterie des mots . par le surréalisme il surprendra dans sa pau

M1 53d| mmencerez à écrire un roman . le surréalisme vous le permettra ; vous n

M1 55a|  . . )  _ contre la mort : _ le surréalisme vous introduira dans la mo

M1 59c|  de son âge et de son nom .  le surréalisme poétique , auquel je consa

M1 60b|  interlocuteurs impartiaux .  le surréalisme ne permet pas à ceux qui s

M1 60c| gendrer  – par bien des côtés le surréalisme se présente comme un _ vi

M1 65c|  2 . l’ esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la

M1 66b| aléas , de soi – même . grâce au surréalisme , il semble que ces chance

M1 66e| pensée ! la faune et la flore du surréalisme sont inavouables .  3 . j

M1 71a| à entendre , les applications du surréalisme à l’ action . certes , je

M1 75a|        fièvre sacrée .  le surréalisme , tel que je l’ envisage ,

M1 75c| e fais gloire de participer . le surréalisme est le ” rayon invisible ”

M2 91a|  finira bien par accorder que le surréalisme ne tendit à rien tant qu’

M2 92c|  . il est clair , aussi , que le surréalisme n’ est pas intéressé à ten

M2 93a| région où ,  par définition , le surréalisme n’ a pas d’ oreille .  on

M2 93c| uelle sorte de vertus morales le surréalisme fait exactement appel pui

M2 94a| in habitable , on conçoit que le surréalisme n’ ait pas craint de se fa

M2 95a| a croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond

M2 97c| nt , sur Edgar Poe . si , par le surréalisme , nous rejetons sans hésit

M2 100a| s défaillance aux engagements du surréalisme suppose un désintéressemen

M2 100b| sir de vérité , que cependant le surréalisme vivrait . de toute manière

M2 100c| à la réédition du _ manifeste du surréalisme _ ( 1929 )  d’ abandonner

M2 100e| compte rendu _ du ” manifeste du surréalisme _ paru dans _ l’ ” intran

M2 102c| ro spécial de _ variétés : _ ” le surréalisme en 1929 ” , que le peu d’

M2 102d|  que l’ aisance avec laquelle le surréalisme se flatte de _ remercier ,

M2 103b|  ?  _ merde . _ la confiance du surréalisme ne peut être bien ou mal

M2 105a|                 le surréalisme de l’ accusation de n’ êtr

M2 105d| le ) et , depuis son exclusion du surréalisme ,  ” les poilus ” , ” Je

M2 106b| ecture d’ un livre intitulé _ le surréalisme et la peinture _ où l’ au

M2 111a|  sens – rappelons que l’ idée de surréalisme tend simplement à la récup

M2 112a| utant les conquêtes possibles du surréalisme dans le domaine poétique

M2 113d| on ne s’ étonnera pas de voir le surréalisme , chemin faisant ,  s’ ap

M2 114a| , en passant , les transfuges du surréalisme pour qui ce que je soutien

M2 114d| oménologie de l’ esprit ) . _ le surréalisme , s’ il entre spécialement

M2 115a| s sociaux ? toute l’ ambition du surréalisme est de lui fournir des po

M2 115c|  crains pas de dire qu’ avant le surréalisme , rien de systématique n’

M2 116a| ement dit , la création du mot ” surréalisme ” seule nous en serait ga

M2 118c| rs heures , j’ ai dû défendre le surréalisme de l’ accusation puérile

M2 120a| er bruyamment ce qui ,  comme le surréalisme , leur a donné à penser le

M2 121a| ceux qui se détachaient ainsi du surréalisme mît idéologiquement celui

M2 121d| s , tel qu’ il s’ exerce dans le surréalisme , ce contrôle ne peut avoi

M2 123b| ux , _ pris aussi bien dans _ le surréalisme _ qui n’ a pas , ensuite ,

M2 124a| rales , dans la forêt immense du surréalisme pauvre petit coucher de so

M2 125a|  Marcel Fourrier , tout comme le surréalisme et moi , ont fait figure d

M2 128a|  aujourd’ hui _ bien revenus _ du surréalisme ,  sans en excepter un se

M2 128a| suite , pour montrer que , si le surréalisme se considère comme lié in

M2 131d|  première ? il est normal que le surréalisme se manifeste au milieu et

M2 132c|  un problème plus général que le surréalisme s’ est mis en devoir de so

M2 132d| t donc pas s’ étonner de voir le surréalisme se situer tout d’ abord pr

M2 132e| nt déchaînés auxquels Dada et le surréalisme ont tenu à ouvrir les por

M2 133c| ffre de plus en plus nombreux le surréalisme sous forme de livres , de

M2 134e| uelle qu’ ait été l’ évolution du surréalisme dans le domaine politique

M2 140d| s encore cessé d’ en réclamer le surréalisme , n’ aient été fournis dan

M2 141d| eur qu’ elles présentent pour le surréalisme tient , en effet , à ce qu

M2 142b| is loin du ” second manifeste du surréalisme ” … il ne faut pas multipl

M2 143b| r ce torpillage . on sait que le surréalisme s’ est préoccupé , par l’

M2 143e| e des ” complexes ” .  certes le surréalisme , que nous avons vu socia

M2 144d| hénomène de ” sublimation ” , le surréalisme demande essentiellement à

M2 146e| le . en poésie , en peinture , le surréalisme a fait l’ impossible pour

M2 149e|  , pour l’ expression valable du surréalisme . je nie , pour une grande

M2 149f| qu’ il appartiendra de dégager du surréalisme

M2 150b|  laquelle , d’ ores et déjà , le surréalisme nous échappe n’ est , d’ a

M2 150d| y ait grave inconvénient pour le surréalisme à enregistrer la perte de

M2 151b|  retenir , Desnos a joué dans le surréalisme un rôle nécessaire , inoub

M2 152c|  desquelles , chemin faisant , le surréalisme s’ est trouvé : marxisme

M2 161a| us la considérons , en dehors du surréalisme , comme la seule vraiment

M2 162c| e du _ grand jeu _ à l’ égard du surréalisme . on comprend mal que ce q

M2 163c| fficile qu’ aujourd’ hui seul le surréalisme poursuit . il y aurait de

M2 166d|  ou non quatre espèces . avec le surréalisme , c’ est bien uniquement

M2 167d| que nous aimons .  je dis que le surréalisme en est encore à la périod

M2 168b|  les idées bouleversantes que le surréalisme recèle apparaîtront dans

M2 169a| plus que jamais d’ actualité . le surréalisme a tout à perdre à vouloir

M2 169e| tation profonde , véritable _ du surréalisme . _ je proclame , en cette

M2 176e|  penser qu’ on ne peut sortir du surréalisme sans tomber sur M . Batail

M2 182a| ui avait eu lieu avant lui .  le surréalisme est moins disposé que jama

M2 104a| fiquement intellectuelle dont le surréalisme agace , sur leur propre te

M2 104d| ‘ est donc pas surprenant que le surréalisme se garde de l’ ambition de

M2 123a| e constatation , j’ estime que le surréalisme ,  _ cette toute petite p

M2 164a|  passage du ” second manifeste du surréalisme ”  était écrit depuis tro

M2 170a| ” qui voudrait qu’ à son tour le surréalisme finisse par des chansons ,

M2 173e| s possibilités d’ occultation du surréalisme , je me tourne vers ceux q

M2 174a| exprime astrologiquement dans le surréalisme d’ influence  ” uranienne

M3 194d| sion . il n’ est pas _ jusqu’ au surréalisme qui ne soit guetté , au bo

M3 194f| aut de beaucoup , déjà , _ que le surréalisme puisse couvrir tout ce qui

Sans entrer dans le détail, cette concordance, présentée dans l’ordre chronologique du texte, permet de voir rapidement combien le sens du terme s’est déplacé dans le Second Manifeste : alors qu’il désignait initialement une pratique, l’écriture automatique, il se pose désormais comme une collectivité liée à l’activité contemporaine, se voulant homogène, usant d’un ensemble de procédés de création tout en agissant sur le plan politique et social. De même, le texte est conscient de lui-même et se manifeste explicitement comme… un manifeste. On constate que le sort de Rimbaud est scellé alors que Lautréamont est sauvé par l’obscurité entourant son existence, ce qui explique l’usage exclusif de Maldoror dans ce deuxième manifeste, conscient d’être plus problématique, où les questions du matérialisme, de l’art et de la culture reviennent au premier plan. Si, comme il l’écrit lui-même, Breton procède à une vérification des comptes, Bataille, Naville, Desnos et Artaud reçoivent leur billet, tandis que Tzara y rentre en grâce. S’il nomme Marx exclusivement dans ce texte, il en fait autant et au même niveau pour Trotsky, mais aussi pour Nicolas Flamel, ce qui incitera les commentateurs à la plus grande prudence, comme pour la forte présence de l’âme (souvent par l’intermédiaire d’une citation). En revanche, on peut être sûr que le mot amour y est l’objet d’une préoccupation renouvelée, pour des raisons personnelles tout autant que pour combler le silence de la théorie marxiste à ce sujet et dissiper la confusion (emploi exclusif ici) qu’il voit à l’œuvre partout ailleurs.

Enfin, les Prolégomènes sont une réflexion sur le champ d’action du surréalisme ; ils mettent l’homme (et les hommes) en avant ; le souci de convaincre, d’accroître la connaissance, de dominer le système y commande, avec le retour du Père Duchesne déjà mentionné et la présence inusitée du destinataire tutoyé.

***

Admettons qu’au lieu de consulter attentivement les listes produites par l’automate, je me sois contenté de lire ce Manifeste du surréalisme en y portant une attention flottante, propice à toutes les associations d’idées. J’aurais probablement mis en évidence les thèmes les plus évidents et les plus récurrents, me serais attardé sur certaines phrases auxquelles j’acquiesce immédiatement (« à quand les philosophes dormants » 25, et les critiques donc !) ; j’aurais relevé les propos rencontrant mes propres préoccupations (« Je m’étais mis à choyer immodérément les mots » 37) ; ma pensée aurait pris son élan sur les mots soulignés dans le texte, typographiquement distingués par l’italique, donc ceux sur lesquels l’auteur souhaitait attirer explicitement mon attention (en dehors des titres et des mots étrangers qui résultent de l’application d’une convention). Le contraire, en fait, de la distraction !

J’en conviens : la méthode suivie jusqu’ici n’est pas universelle. Elle exige une initiation au traitement automatique des discours et, de fait, elle n’est qu’une aide à l’analyse des textes. Et je me suis borné à survoler ses résultats. Mais, sans elle, je n’aurais pas indiqué avec une certitude absolue l’absence de certains termes, la présence relative d’autres, et je n’aurais certainement pas remarqué ces concepts-clés qui structurent le texte au-delà de toute volonté explicite et lui donnent un caractère exceptionnel (esprit, pensée, vie, etc.)[14]. Ainsi en va-t-il encore avec le vocable homme, dont j’ai dit précédemment que, dans les textes français, il venait toujours en tête des substantifs. Ici, il n’est qu’en troisième position, après surréaliste et esprit (mais avant rêve), ce qui montre les priorités immédiates aux yeux de Breton. Lequel ne va pas jusqu’à bannir l’individu de ses préoccupations, puisque même la voix intérieure lui souffle : « il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » (39). Phrase si importante qu’elle est à l’origine du surréalisme, comme l’a bien confirmé rétrospectivement Aragon dans un mémorable article des Lettres françaises[15]. Davantage, cette phrase, sur laquelle le rêveur médite, le conduit à poser des vérités définitives, telles que « le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste » (55) ou encore « l’homme est soluble dans sa pensée » (66). En d’autres termes, l’être humain reste bien au cœur des préoccupations du surréalisme et d’André Breton en particulier. De là à prétendre que le surréalisme est un humanisme, il y a un fossé que je me garderai de franchir ici, à partir du seul Manifeste du surréalisme. Tout de même ! tout de même ! aurait dit Breton.

Henri BÉHAR


[1]. Tant dans sa thèse, André Breton et la naissance de l’aventure surréaliste, Corti, 1975, que dans ses notes à l’édition des Œuvres complètes de Breton dans la Bibliothèque de la Pléiade (t. I, 1988).

[2]. Pascal Durand, « Pour une lecture institutionnelle du Manifeste du surréalisme », Mélusine, n° VIII, 1986, pp. 177-196.

[3]. Gallimard, Foliothèque, 2002.

[4]. Les numéros de page entre parenthèses renvoient au texte de l’édition Pauvert, 1962.

[5]. Sur l’usage possible de cet automate, voir mon ouvrage : La Littérature et son golem, Honoré Champion, 1996. Rabbi Loew, dit le Maharal, vécut à Prague au tournant du XVe s. La légende lui attribue la création du Golem.

[6]. Déçu par une dizaine d’années d’expérimentation, Breton déclare : « L’histoire de l’écriture automatique dans le surréalisme serait, je ne crains pas de le dire, celle d’une infortune continue ». Point du jour, Idées/Gallimard, p. 171.

[7]. Cet article fut écrit à la demande de Bruno Pompili, Manifesto 24, Bari, 2006, B.A. Graphis, 172 p.

[8]. Voir la notice de Marguerite Bonnet dans les Œuvres complètes de Breton, t. I, p. 1332, et mon André Breton le grand indésirable, nlle éd. Fayard, Paris, 2005.

[9]. Lettre de Breton à sa femme, sur papier à en-tête de l’Hôtel du Saumon, à Verneuil, 9 novembre 1924 (coll. particulière).

[10]. Parus en octobre 1924 chez Jean Budry, illustrés par Picabia. Je me réfère au texte repris dans les Œuvres complètes de Tzara, t. I, 1975, annoté par mes soins.

[11]. Aragon, « Une vague de rêves », Commerce, n° 2, automne 1924, pp. 89-122. Je cite d’après les Œuvres poétiques, livre club Diderot.

[12]. Voir à ce sujet mon étude « Proteste au poing levé » dans Littérupture, L’Age d’Homme, 1988.

[13]. Le processus est un peu plus complexe. Il consiste à comparer la fréquence absolue d’un mot donné dans un texte, par exemple « surréalisme » (19 occurrences dans le Manifeste) à la fréquence totale dans le corpus entier (91 dans l’ensemble des manifestes), en la rapportant à sa probabilité mathématique, si les mots avaient été également répartis en fonction de la longueur des textes.

[14]. Comparer ces résultats au chapitre I de : Michel Meyer présente Manifestes du surréalisme d’André Breton, Gallimard, Foliothèque, 2002.

[15]. Aragon, « L’homme coupé en deux », Les Lettres françaises, 8 mai 1968, pp. 3-9, repris dans Aragon, L’Œuvre poétique, Livre Club Diderot, 1974.

Travaux sur Dada

Travaux sur Dada

d’Henri Béhar

liste mise à jour le 04/03/2018

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Livres

Étude sur le théâtre dada et surréaliste, Paris, Gallimard, 1967, 358 p. coll. « Les Essais ». Traduction en japonais, espagnol, polonais, italien.

Nouvelle édition revue et augmentée: Le Théâtre dada et surréaliste, Idées/Gallimard, 1979, 444 p.

Dada, histoire d’une subversion, (en collaboration avec Michel Carassou), Paris, Fayard, 1990, 264 p. Nouvelle édition en 2005. Traduction espagnole, éd. Peninsula, 1996 ; traduction japonaise, éd. Shi Sho Sha, 1997 ; traduction chinoise, éd. Gankui Normal University, 2003.

Direction de revues, ouvrages et collections

1 à 3. Cahiers Dada-Surréalisme, Paris, éd. Minard, 1966-1969.

« Collection Dada » (éd. Dilecta)

Tristan Tzara, La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, ill. de Marcel Janco, 2005. TristanTzara, 7 Manifestes Dada, ill. Francis Picabia, 2005.

TristanTzara, Vingt-cinq poèmes, ill. Hans Arp, 2006.

TristanTzara, Cinéma Calendrier du cœur abstrait, ill. Hans Arp, 2006.

Dada, circuit total, (en collab. Avec Catherine Dufour), Lausanne, L’Age d’Homme, 2005.

Contribution à des ouvrages collectifs

Article « Dada », dans Encyclopaedia Universalis.

Chapitre Dada-Tzara dans Histoire littéraire de la France, Paris, Editions sociales, 1979, pp. 203-209.

Notices : Dada, Ionesco, Jarry, Surréalisme, Vitrac, dans: Enciclopedia del teatro del ‘900, a cura di Antonio Attisani, Milan, Feltrinelli, 1980.

Section « Poétique comparée », dans : Recherche et pluridisciplinarité, Actes du colloque de Gif-sur-Yvette. Université de la Sorbonne Nouvelle, 1982, pp. 249-331.

Notices de littérature dans le Grand Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1982.

Notices sur Baron, Collage, Congrès, Critique, Dada, Insolite, Théâtre, Titres, Tzara, Valençay, Vitrac et diverses oeuvres dans Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, Fribourg, Office du Livre, Paris, P. U. F. 1982.

Notices de littérature française contemporaine (auteurs, personnages, thèmes, terminologie) dans Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures françaises et étrangères, anciennes et modernes, sous la direction de Jacques Demougin, Paris, Larousse, 1985.

« Usages poétiques de la langue : Dada et surréalisme », dans Histoire de la langue française 1914-1945, sous la direction de Gérald Antoine et Robert Martin, CNRS Editions, 1995, pp. 567-595.

Préface d’Henri Béhar : « Nul n’est prophète en son pays », dans : Erwin Kessler : Tzara. Dada. Etc.

Catalogue de 100 items provenant de la collection de Emilian Radu, commenté par Catalin Davidescu.

Ed. Arcub, Bucarest, 244p. bilingue.

Articles

« Aventure et Dés », Cahiers Dada Surréalisme, n° 1, 1966.

« Fallait-il fusiller Dada ? » Les Nouveaux Cahiers, n° 5, juin 1966.

« Avant le mouvement, le groupe de Nantes », Dada, surrealismo: precursores, marginales y heterodoxos, Cadiz, 1986, pp. 77-80.

« Dada comme nouvelle combinatoire », Avantgarde, Amsterdam, n° 1, 1987, pp. 59-68.*

« Dada spectacle » dans : Vitalité et contradictions de l’avant-garde. Librairie José Corti, 1988, pp. 161-170.

« Tristan Tzara historiographe de Dada», Mélusine, n° V. pp. 29-40.

« La parenthèse dada» [Aragon], Europe, n° 745, mai 1991, pp. 34-44.

« Dada : une internationale sans institutions ? » dans : Les Avant-gardes nationales et internationales. Libération de la pensée, de l’âme et des instincts par l’avant-garde. Textes réunis par Judit Karafiath et Gyorgy Tverdota. Budapest, 1992 Argumentum, pp. 55-61.

« Philippe Dada ou les défaillances de la mémoire», [Soupault] Europe, mai 1993, n° 769, pp. 7-14.

« Éluard et le fou allié dada », dans Les Mots la vie, revue sur le surréalisme [sic], « Éluard a cent ans », actes du colloque de Nice (janvier 1996), n° 10, 1998, pp. 13-33.

« Le simultanéisme Dada », dans Les Avant-gardes et la tour de Babel, interaction des arts et des langues, sous la direction de Jean Weisgerber, Lausanne, L’Age d’Homme, 2000, pp. 37-44.

« Tzara, Dada et le surréalisme», Itinéraires et contacts de cultures, n° 29, Tristan Tzara, lesurréalisme et l’internationale poétique,2000, pp. 13-19.

« Dada comme phénomène européen. Irruption de l’inconscient dans la littérature », RILUNE(revue électronique), n° 6, 2007.

« Dada est un microbe vierge, la psychanalyse une maladie dangereuse», in Hypnos, esthétique, littérature et inconscients en Europe (1900-1968) études réunies et présentées par Frédérique Toudoire-Surlapierre et Nicolas Surlapierre, éditions l’Improviste, 2009, p. 191-212.

« Dada in Context », p. 5-17, dans : Collegium, vol. 5, Writing in Context: French Literature, Theory and the Avant-gardes L’écriture en contexte : littérature, théorie et avantgardes françaises au XXe siècle. Edited by Tiina Arppe, Timo Kaitaro & Kai Mikkonen (2009) http://www.helsinki.fi/collegium/e-series/volumes/volume_5/index.htm

« La provocation est-elle une catégorie dramaturgique ? l’exemple du théâtre dada et surréaliste », dans : Jaak van Schoor & Peter Benoy (red), Historische avant-garde en het theater in hetinterbellum, éd. ASP, Bruxelles, 2011, p.59-74.

« La Colombe poignardée : Dada politique », Dada and Beyond, Volume 1: Dada Discourses, Edited by Elza Adamowicz and Eric Robertson, Amsterdam/New York, NY, 2011. 246 pp. (Avant-Garde Critical Studies 26), p. 21-35.

« Écoutez la chanson dada», CaieteleTristan Tzara, t. III, 2013,p. 243-246.

Conférences

2012/10/21 Belgrade: “La Fille née sans mère”

2016/avril/8 Zurich: cinquantenaire expo Paris MNAM

2016/mai/27 Paris Ambassade de Roumanie, “Pourquoi je n’écrirai pas le tombeau de Tzara

2016/juin/24 Firenze: ‘DADA da 100… ma non le dimostra’

2016/avril/08 Le Cinquantenaire Dada à Paris

[Conférence prononcée au Cabaret Voltaire, à Zurich, le 8 avril 2016, lors du colloque Le Retour de Dada]

2016/nov./10-11; Moscou, Dada a 100 ans, “Dada approximatif”

2018/02/13 Lumière noire : Tristan Tzara et ses « poèmes nègres »

Conférence donnée au musée d’Orsay, lors de l’exposition Dada Afrika du 18 octobre 2017 au 19 février 2018

 

Cinquantenaire Dada à Paris

LE CINQUANTENAIRE DE DADA À PARIS

[Conférence prononcée au Cabaret Voltaire, à Zurich, le 8 avril 2016, lors du colloque Le Retour de Dada]

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Puisque l’heure est aux confidences, permettez-moi de vous en faire une, préalablement à toute évocation du cinquantenaire de Dada à Paris, en 1966. Je dois vous avouer que cette intervention m’a été suggérée par les étonnements et les interrogations d’Agathe Mareuge, sa curiosité quand je lui ai parlé des débuts de mes recherches sur Dada, il y a un peu plus de cinquante ans.

Je vous parlerai donc de ce qui s’est passé à Paris lors du cinquantenaire de Dada, de ce que les autorités culturelles ont pu organiser, de ce que les individus ont voulu de leur côté, et, notamment les anciens membres du Mouvement Dada encore actifs.

Puis, j’essaierai d’en tirer quelques conclusions, tant au plan institutionnel que mémoriel.

Je ne vous cacherai pas que c’est pour moi un exercice de remémoration très difficile, car il va à l’encontre de ce que j’ai toujours enseigné et pratiqué comme chercheur. Il n’est pas d’usage que l’historien se mette en scène, ni même qu’il intervienne lorsqu’il traite d’un événement auquel il a assisté. À plus forte raison lorsqu’il y a pris part, au premier plan parfois. Je sollicite par conséquent votre compréhension et votre indulgence pour la tournure personnelle que prendra cet exposé. L’exercice est rendu d’autant plus difficile que mes archives sont désormais déposées à l’IMEC (Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine), et que je n’ai pas eu le loisir de me rendre à l’abbaye d’Ardenne pour en tirer quelques pièces à conviction.

Contexte

Reportons-nous, voulez-vous, au début des années 60. Le sort a voulu que je tombasse malade, suffisamment atteint pour séjourner pendant plus d’un an dans ce qu’on nommait pudiquement l’Université des neiges, un sanatorium de la Fondation Santé des étudiants de France, qui avait pour objectif de faire en sorte que les pensionnaires poursuivent leurs études tout en se soignant. Une radio intérieure était mise à la disposition des patients, qui, outre le traditionnel « disque des auditeurs », pouvaient y donner lecture de leurs créations littéraires, débattre du dernier film projeté dans la salle de spectacles, et même réaliser de véritables émissions, avec des apprentis comédiens et un environnement sonore souvent convaincant. Ayant lu l’Histoire du surréalisme proposée par Maurice Nadeau, qui fut longtemps le seul ouvrage sérieux consacré à la question, j’avais été intrigué par la dizaine de pages qu’il y consacrait à Dada. Il y était question de l’umour (sans H) de Jacques Vaché, des manifestes Dada, du procès Barrès, et du « soulagement » [textuel] qu’éprouvèrent Breton et ses amis en le quittant. Outre la brièveté de l’historien, il y avait des impasses, des questions qui demandaient élucidation. Je décidai donc d’éclairer tout cela, autant que faire se pouvait, au cours d’une émission radiophonique qui, je dois l’avouer, eut son petit succès, tant les animateurs s’étaient pris au jeu.

Lorsque vint le temps de choisir un sujet de maîtrise, ce qu’alors on nommait le Diplôme d’études supérieures (DES), je ne pouvais choisir d’autre sujet que Dada, à condition de trouver un directeur assez audacieux pour me guider sur les chemins escarpés de la recherche littéraire, surtout à propos d’un mouvement qui n’avait pas droit de cité dans l’université. Rappelez-vous, combien de lignes lui étaient consacrées dans les manuels du temps, dans le Lagarde et Michard du XXe siècle, par exemple, pour citer le moins mauvais ? J’y reviendrai. Le fait est que je soutins le premier travail du genre à l’Université de Grenoble, en octobre 1962, ce qui me fait dire que je suis le premier à avoir fait pénétrer Dada à l’université. Pourquoi en octobre ? parce qu’il m’avait fallu, auparavant, achever une licence d’espagnol et surtout, à Paris où j’avais été élu à la vice-présidence de l’UNEF, m’occuper du sort de mes condisciples, et surtout des rapatriés qui nous arrivaient par flots inattendus, que le mouvement étudiant avait toutes les raisons d’accueillir convenablement puisqu’ils n’étaient pas responsables des fautes de leurs pères.

Notez bien la date, c’était 3 ans avant la thèse de Michel Sanouillet, publiée sous le titre Dada à Paris, chez J.-J. Pauvert en 1965. C’est d’ailleurs en cherchant des ouvrages sur Dada et le surréalisme dans la boutique de l’éditeur Éric Losfeld, le Terrain vague, que je fis la rencontre de ce chercheur, un français détaché au Canada, qui discutait de la collection qu’il y dirigeait.

Qui écrira le rôle précieux que jouèrent certains libraires dans la diffusion des idées et la constitution des groupes de réflexion ?

Explorant le même champ, ou presque, nous avons tous deux sympathisé et véritablement échangé nos connaissances, notre carnet d’adresses aussi. Si j’en avais, apparemment fini avec Dada (ayant, dans la foulée, inscrit un sujet de thèse sur Roger Vitrac, dont Jean Anouilh venait de monter Victor ou Les Enfants au pouvoir), Sanouillet avait l’intention de soutenir bientôt un travail élaboré depuis plus de 15 ans.

Ici, je dois dire que, quel que fut son égarement après 1968, il ne m’a jamais ennuyé au sujet de mes opinions, tant pour l’appréciation que nous portions sur Dada, que sur notre engagement politique. Il connaissait mes positions syndicales et partisanes. Lui-même professait une forme d’anarchisme. Depuis, j’ai appris qu’il existait un courant anarchiste de droite, selon les idéologues. Il est donc tombé à droite, tout en demeurant anarchiste.

Dernier survivant du quatuor fondateur, il m’échoit de dire ce que fut l’Association pour l’Étude du Mouvement Dada, que je m’en fus déclarer à la préfecture de police de Paris le 14 octobre 1964. Elle avait alors un président, Michel Sanouillet, un Vice-président, Yves Poupard-Lieussou, un Trésorier, François Sullerot, et un Secrétaire, moi-même. Ma chambre d’étudiant servait de siège social. Son objectif était d’approfondir la connaissance du mouvement, de publier le maximum d’inédits, de recueillir ce qui pouvait l’être de la présence de Dada sur la terre. Lieussou, comme il se nommait à l’état civil, était proche, juste avant la Seconde Guerre mondiale, du groupe des Réverbères. Il était surtout connu comme collectionneur de productions dadaïstes, et, pour nous, il était un généreux prêteur. Fort amateur de Jarry, Sullerot était aussi, modestement, collectionneur. Un homme de raison s’il en fut. J’avais fort à faire à compromettre le maximum d’universitaires, les sommités sorbonnardes de l’époque, en les invitant à adhérer à cette nouvelle association. Sanouillet, qui bénéficiait d’une année sabbatique pour achever et soutenir sa thèse, était dans les affres de la dernière ligne droite. Nous organisâmes des réunions où les derniers acteurs et témoins des combats dadaïstes vinrent nous dire, chacun à sa façon, ce que Dada représentait à leurs yeux. J’ai conservé d’étonnants enregistrements de Gabrielle Buffet-Picabia (1881-1985), dont la voix, claire et sonore, nous rappelait comme s’il était présent, les propos de Marcel Duchamp (1887-1968) et de son ex-époux à l’Armory Show de New York. De passage à Paris, venant d’Israël où il avait fondé une colonie d’artistes, Marcel Janco (1894-1982) nous parlait en un français parfaitement timbré des folles journées de Zurich. J’ai réécouté cet enregistrement il y a peu. Figurez-vous qu’il réussit la gageure de ne pas prononcer une seule fois le nom de son complice des temps héroïques, Tristan Tzara. Avec son intonation fabuleuse, Man Ray (1890-1976) évoqua ses origines, alors inconnues, l’émergence du mouvement dada à New York, en somme, et d’une manière extrêmement vivante, ce qu’il allait publier dans son livre de souvenirs. Jacques Baron occupa la séance suivante. La première année de l’Association fut couronnée par un banquet en l’honneur de Marcel Duchamp. La photographie immortalisa l’événement, à la manière des fêtes symbolistes. Elle a été publiée dans un bulletin unique, la Revue de l’association pour l’étude du Mouvement Dada, que Losfeld tira à mille exemplaires, pour le moins. Cet ouvrage de 104 pages est orné, en couverture, de la photo de l’urne de Marcel Duchamp. Macabre plaisanterie à laquelle l’intéressé s’était prêté de bonne grâce, je dirais même avec une indifférence amusée. Le matin, nous étions allés au BHV, nous deux, Sanouillet et moi, acheter une urne en terre cuite. Sachant que Marcel fumait constamment le cigare, même pendant le repas, nous la glissâmes à sa droite, afin qu’il puisse y laisser ses cendres. Après quoi l’un de nous (Noël Arnaud, me semble-t-il) rédigea un procès-verbal attestant que l’urne contenait bien les cendres de Marcel Duchamp. Il fut signé par Duchamp, puis scellé et conservé par Poupard-Lieussou. En tant que secrétaire, m’échut la responsabilité de la revue.

J’eus l’idée saugrenue d’y publier le procès-verbal de l’assemblée générale annuelle, ce qui nous valut de sérieuses discussions sur la place de certaines virgules et points-virgules. Riche idée, en fait, puisqu’elle me fournit le moyen de rapporter, sans faille, les prémisses de l’association. Avant de clore l’Assemblée, le poète Claude Sernet fit adopter une motion décidant que nous célébrerions le cinquantenaire du premier Manifeste Dada, le 8 février 1966.

Ce bulletin est d’autant plus précieux qu’il dresse la liste des adhérents, avec leur adresse personnelle. Parmi eux, les territoriaux du Mouvement, je veux dire les membres d’honneur, inscrits là en raison de leur rôle passé… Outre ceux que j’ai déjà nommés, il y avait, dans l’ordre alphabétique : Jean Arp, Jacques Baron, Germaine Everling-Picabia, Julius Evola, Claire Goll, Gabrielle Gray, Raoul Hausmann (18 861 971), Walter Mehring, Olga Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), Hans Richter, Christian Schad (1894-1982), Béatrice Wood, Christophe Tzara (au nom de son père, décédé le 24 décembre 1963) et F. de Zayas. Je ne dis pas qu’ils avaient tous participé aux exploits de Dada, en France, en Allemagne, ou aux États-Unis, mais tous avaient des raisons de figurer sur nos tablettes. Et, comme on le voit, nous n’hésitions pas à convoquer, à la même séance, toutes les épouses de Picabia. Il faudrait y ajouter Georges Hugnet (1906-1974), le premier historien du mouvement, Youki Desnos, qui vint se joindre à nous lors d’un autre dîner, et Max Ernst, dont je parlerai ci-après. Ce sont à peu près tous les survivants de la terrible aventure, et plus encore, des horreurs de la guerre mondiale ou du goulag soviétique. À cet égard, je dois nommer les roumains Sacha Pana, l’éditeur des Premiers poèmes (roumains) de Tristan Tzara, que j’avais fait venir à Paris, et l’impayable Jacques Costine (18 951 972), installé depuis peu parmi nous. Il figure sur une photographie de Bucarest parmi les collaborateurs d’une revue roumaine, au côté de Tzara. D’autres vinrent nous rejoindre, au gré de nos activités. Je m’étonne de ne pas trouver le nom de Philippe Soupault (1897-1990), que je connaissais pourtant depuis mes premières recherches parisiennes. Fidèle à ses habitudes, il devait voyager, pour oublier ses ennuis personnels. En 1963, il avait publié ses Profils perdus, au Mercure de France, et il me disait la difficulté qu’il avait rencontrée à écrire le chapitre « Les Pas dans les pas », où il s’était efforcé de retrouver fidèlement le fil des événements, et leur retentissement chez lui et ses camarades.

Et Breton ? direz-vous. Je vous répondrai franchement qu’il avait refusé de figurer parmi les membres de droit de l’association, précédemment nommés. Comme je vous vois avides d’en connaître la raison, j’anticipe sur la suite de mon récit en citant dès maintenant la réponse écrite que me fit Marguerite Bonnet. Elle est reproduite dans la revue : « « Ne craignez-vous pas qu’il soit trop tôt », me demandait-elle, en arguant du fait que les personnes sur lesquelles porteraient nos investigations étaient encore vivantes, qu’elles verraient d’un mauvais œil cette sorte d’ingérence dans leurs affaires personnelles, serait-ce au nom de l’histoire. Elle poursuivait : « je ressens pour ma part très vivement les indiscrétions que le métier m’oblige à commettre et ne me reconnais le droit de retenir des documents rencontrés que ce qui intéresse l’histoire des idées ». En somme, elle reprenait à son compte l’argument de la vieille Sorbonne qui n’admettait d’inscrire des thèses que sur des auteurs morts. Sachant sa proximité avec André Breton, qu’elle consultait quasi quotidiennement pour sa thèse (laquelle devait arriver à soutenance dix ans plus tard), elle parlait en son nom, reprochant implicitement à Michel Sanouillet l’aspect trop individuel de son récit historique, au détriment des idées générales. C’était pourtant lui, Breton, qui avait libéralement confié ses propres documents au chercheur. Il faut croire que, sous la pression de ses « jeunes amis », comme il se plaisait à les désigner, il avait refermé la porte du libéralisme.

Méconnaissance générale

Je reviens à mon propos : peu avant le cinquantenaire de Dada, il y avait donc un certain nombre d’anciens participants ou témoins qui ne demandaient pas mieux que de contribuer à écrire l’histoire du mouvement, à sortir les documents des malles poussiéreuses dans lesquelles ils étaient enfermés depuis leur jeunesse. D’autres se refusaient à un tel travail de mémoire, le renvoyant après leur mort. Reste que nous avions été mandatés pour commémorer, à une date fort précise, la naissance de ce mouvement encore inconnu des ouvrages de référence et je dirais même de l’opinion publique. Dada ne disait plus rien à personne !

Pour fixer les idées, voici la définition qu’en donnait le Larousse du XXe siècle (vol. 2, p. 649) : « Dénomination volontairement vide de sens, adoptée par une école d’art et de littérature apparue vers 1917, et dont le programme, purement négatif, tend à rendre extrêmement arbitraire, sinon supprimer complètement, tout rapport entre la pensée et l’expression (on dit aussi DADAÏSME). Adjectiv. : l’école DADA. » De même proportion, la partie encyclopédique de la notice nommait Tzara, Soupault, Ribemont-Dessaignes et Breton. C’est dire combien Dada était réduit à son podium français ! Qu’est-ce que les jeunes gens de la bourgeoisie pouvaient en savoir dans les lycées de la quatrième République ? Lisons le manuel le plus représentatif de l’époque. Pour le XXe siècle, messieurs Lagarde et Michard consacraient un paragraphe, je dis bien un paragraphe, au dadaïsme, caractérisé comme une révolte totale, aboutissant à la désagrégation du langage. Le manifeste Dada 1918 y servait d’argument, suivi, selon les principes de la collection, de la reproduction intégrale du poème « Hirondelle végétale », provenant de De nos oiseaux. Et c’est tout. Constatant l’indigence manifeste des outils pédagogiques, supposés divulguer ce mouvement, je demandai alors à André Tinel de mener une enquête parmi les ouvrages que je qualifierai de « prescripteurs ». Son rapport parut dans le numéro suivant de la revue, qui s’était, entre-temps, muée en Cahiers dada surréalisme, aux éditions Minard. Comme il fallait s’y attendre, le constat était radical et sans appel. Sur la quarantaine d’ouvrages examinés, en usage dans les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire, « aucun de ces livres ne propose de textes dada, et la moitié seulement d’entre eux quelques textes signés par des surréalistes » écrivait-il (n° 1, p. 76). Ne croyez pas que la proportion s’inversait dans le 2e cycle. Tel était le désert sur lequel nous devions naviguer, sans même pouvoir renvoyer les curieux vers les institutions consacrées aux arts plastiques.

Le Musée national d’art moderne avait été dirigé, de 1945 à 1965, par un fin connaisseur, Jean Cassou, ami de Tristan Tzara. On ne pouvait trouver un conservateur, doublé d’un historien de l’art, plus averti de la production artistique contemporaine. Cet établissement, dis-je, ne comportait aucune salle explicitement consacrée à Dada. Ce qui ne signifie pas absence des œuvres étiquetées Dada, mais la plupart étaient englobées dans le concept plus général de surréalisme. Ainsi, le Panorama des arts plastiques contemporains, brossé par le même Jean Cassou en 1960, consacrait-il un fort chapitre au surréalisme, lequel englobait Dada.

État de l’art

Si l’on veut savoir ce que les amateurs, et même les savants austères pouvaient connaître de Dada en ce début des années 60, je renverrais volontiers le lecteur à la bibliographie de mon mémoire de diplôme, qui avait le mérite, à mes yeux, de dresser la liste des ouvrages que j’avais pu consulter pour mener à bien ma recherche. Parmi lesquels l’Histoire de la littérature française d’Henri Clouard, qui consacrait généreusement deux pages à Dada, le Courrier Dada de Raoul Hausmann (1958), L’Aventure dada, de Georges Hugnet (1957), Dada painters & poets de Robert Motherwell (1951), l’Histoire de la peinture surréaliste, de Marcel Jean (1959), Déjà jadis, de Georges Ribemont-Dessaignes, les petits livres de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et, bien entendu, les ouvrages et les témoignages des poètes ou des peintres en question. Pour davantage de précisions, le lecteur se reportera à l’article de François Sullerot dans ce numéro de la revue de l’association. Il avait eu l’heureuse idée de fournir un « Aperçu analytique des livres consacrés au mouvement dada jusqu’à 1962 ». Outre ceux que j’ai cités précédemment, il y avait Alfred Barr : Fantastic art, Dada, Surrealism (1937) ; Willi Verkauf, Dada, Monographie d’un mouvement, trilingue (1957) ; le Berlin dada de Walter Mehring (1959) ; et Dada profile de Hans Richter (1961), tous deux en allemand. Suivait la bibliographie des ouvrages consacrés au mouvement entre 1962 et 1963, établie par Poupard-Lieussou, suivie d’une liste des catalogues d’exposition durant la même période.

L’autonomie de Dada contestée

Pour satisfaire votre légitime curiosité, je vous ai révélé à l’avance la raison du refus d’André Breton d’apparaître sur notre registre. Derrière cela, il y avait une raison obscure, qu’aucun document ne pourra confirmer. C’est le fait que l’auteur de Nadja, mécontent du passé, ne tenait pas à rouvrir des plaies anciennes, les reproches qu’il s’était adressés, ceux qu’il avait subis de la part de ses plus proches amis. Un indice, pour faire court. C’est durant son séjour forcé à New York que Charles Duits l’entendit articuler un propos constatant, l’expérience aidant, qu’au fond « il avait trop vite présumé de l’avenir. La révolte pure ne menait nulle part, mais rien de solide n’avait établi les orientations appelées de ses vœux ». Nous touchons ici à la plus grande escroquerie du siècle, pour m’exprimer comme Tzara. À son corps défendant, Dada s’est vu réduit par les historiens de l’art et de la littérature à une simple phase préliminaire, « une parenthèse Dada », pour le dire comma Aragon. L’antichambre du surréalisme, pour tout dire. Je l’affirme d’autant plus clairement que j’ai moi-même prêté la main à ce détournement intellectuel. Je plaide coupable, mais je demande à bénéficier de circonstances atténuantes, dans la mesure où le surréalisme, en son entier, nous y poussait, en procédant de même. Il n’y avait plus qu’un seul concept, dominant la pensée occidentale. Le surréalisme recouvrait tout, c’était alors l’étiquette universelle, tolérant, ici ou là, de notoires exceptions pour quelques individus nommés Duchamp ou Picabia. Dada se trouvait écrasé par le rouleau compresseur. Constatant ce fait, j’avais proposé, et obtenu, que l’association ajoute le terme « surréalisme » dans sa dénomination. Ce qui me valut de vives protestations d’adhérents qui se refusaient à mélanger l’un et l’autre. Jean Ferry était le plus virulent d’entre eux ; Noël Arnaud dénonçait cette tentative de réduction. Il y voyait la disparition, à court terme, des investigations relatives à Dada. J’attribuai la réaction du premier à l’une de ces raisons intimes que redoutait Marguerite Bonnet. Pour le second, passé par Les Réverbères puis La Main à plume et Le Surréalisme révolutionnaire, pour aboutir au Collège de Pataphysique, comment ne pas y voir des conflits historiques, jamais exposés ni résolus ?

En vérité, la question des rapports entre Dada et le surréalisme ouvre un chapitre trop long pour être traité ici. Achevé d’imprimer le 3 novembre 1965, ce bulletin ne pouvait mentionner le vernissage de la XIe exposition internationale du surréalisme intitulée

« L’Écart absolu » qui se tint à la galerie de la revue L’Œil, rue Séguier, à Paris. C’est dire combien le surréalisme, qui prétendait avoir supplanté Dada, était encore vivant et, je dirais même, encore mordant.

J’achèverai la lecture de cet unique numéro en citant l’annonce concernant le cinquantième anniversaire de Dada. Il y était affirmé qu’à cette occasion, « l’Association projette d’organiser une importante rétrospective Dada (1916-1923), exposition tournante qui débuterait à Zurich vers le printemps, pour se terminer à Paris où d’ailleurs des pourparlers sont déjà engagés avec le Musée National d’Art Moderne. » Entrefilet non signé, que j’ai tout lieu d’attribuer au responsable de la publication, Henri Béhar. Le laisser-aller, l’imprécision de cette notule laisse entendre que l’organisation de l’exposition, telle que la voulait l’association, n’allait pas de soi.

Trois obstacles

En effet, il n’est pas très courant qu’une association sans but lucratif, dépourvue de crédits, se mêle de promouvoir une exposition impliquant une institution nationale et même un autre musée, à l’étranger.

Les obstacles allaient s’accumulant. Jean Cassou avait laissé sa place à Bernard Dorival, un normalien, professeur et historien d’art qui l’avait remplacé durant le temps de sa mise à l’écart par le gouvernement de Vichy. Le fait qu’il ait été son adjoint pendant vingt ans, qu’ils aient fait du musée français l’un des plus riche au monde, montre qu’ils avaient fini par s’entendre. Mais leurs goûts, leurs idées, leurs caractères les opposaient toujours. J’en pris la mesure lorsque je le rencontrai dans son bureau, avenue du Président Wilson. Heureusement, il avait pour adjoint le regretté Michel Hoog, un homme courtois, fin diplomate, connu pour arriver à ses fins sans froisser personne. C’est à lui que j’eus affaire le plus souvent pour discuter des grandes lignes de l’exposition souhaitée.

Autre difficulté, propre au Mouvement Dada : comment parler de Dada, comment montrer les nombreux produits de son activité sans en trahir l’esprit, dans la mesure où il avait crié à la mort de l’art, prôné la destruction totale ? De cela j’avais parlé avec Max Ernst, en sollicitant son appui. Il me répondit : « Dada était une bombe. Qui s’emploierait à en recueillir les éclats, à les coller ensemble et à les montrer ? Que sauront-ils de plus ? On va leur montrer des objets, des collages. Par cela, nous exprimions notre dégoût, notre indignation, notre révolte. Eux n’y verront qu’une phase, qu’une “étape” comme ils disent, de l’Histoire de l’Art ». Cette réponse, frappée au coin du bon sens, a été souvent reprise, et je me suis aperçu, peu après, qu’il l’avait déjà confiée à un journaliste. Seulement il avait oublié le cadre dans lequel nous étions. Il s’agissait de la Galerie Carré, le soir du vernissage du Cheval majeur de DuchampVillon ! Comme on le voit, il soulevait une contradiction majeure, inhérente à la pratique de Dada, mais il n’était pas à l’abri lui-même des contradictions.

Quant à l’Association, sa doctrine était clairement établie dès avant sa fondation. Il n’était pas question de refaire dada, dans aucun des sens du mot refaire. D’une façon générale, nous choisissions la tenue la plus classique possible, pour parler du Mouvement, pour le montrer et pour l’étudier. À la formule de Max Ernst, j’opposais la pratique du grand quotidien du soir, comme on le nommait alors. Le Monde avait choisi des caractères gothiques pour sa manchette, et il n’était pas question de changer la maquette comme on change de chemise, alors que le contenu était porteur des nouvelles les plus violentes aussi bien que les plus hilarantes !

Le catalogue

Une fois signé le contrat entre le Directeur du Kunsthaus de Zurich, René Wherli, et Bernard Dorival, il nous restait à rassembler le matériel qui devait être exposé, sachant que la ligne générale suivrait le principe d’exposition le plus simple et le plus clair, sans prétendre ni à reconstituer une exposition passée, ni à nous donner des allures de dadaïstes. Poupard-Lieussou, qui connaissait quasiment tous les détenteurs d’œuvres dadaïstes, se chargea d’en soumettre la liste à nos interlocuteurs. Il rédigea aussi les notices des dadaïstes de tous les pays, qui devaient constituer l’essentiel du catalogue, à côté des reproductions hors-texte de grande qualité. Pour ma part, je fis le secrétaire de publication, puisque ce catalogue, comme il est indiqué en page 6, constituait la deuxième livraison de notre revue.

Après coup, il apparaît que la conception de ce catalogue était assez originale pour l’époque, à mi-chemin entre la simple nomenclature des catalogues officiels et l’infinie lecture que présentent les actuelles compilations. Après les incontournables propos des officiels, venait la « Chronique Dada 1915-1919 », de Tristan Tzara, directement issue, sans aucune fantaisie typographique, de l’Almanach Dada édité par Richard Huelsenbeck en 1920. Elle était complétée, sur un ton absolument neutre, d’une chronologie anonyme de 1920 à 1923. Laquelle était suivie d’un dictionnaire biographique du mouvement international, lui aussi sans fantaisie. Vingt pages de papier glacé offraient les reproductions d’œuvres dadaïstes, dans l’ordre alphabétique de leurs auteurs, pour ne pas faire de jaloux. Elles étaient suivies du catalogue, au sens restreint du terme, des œuvres présentées, dans l’ordre alphabétique des auteurs : titre de l’œuvre, dimensions, localisation. Venait ensuite une liste des livres et revues de l’époque. On comprend que les organisateurs de l’exposition voulaient être exhaustifs et universels, sans valoriser un pays plutôt qu’un autre, une technique plutôt qu’une autre. Ce que traduisait parfaitement le catalogue d’ordre encyclopédique. À ceci près que l’accrochage dépendait de la volonté des prêteurs et de la disponibilité des tableaux, si bien que le visiteur de Zurich n’a pas vu exactement la même chose que celui de Paris.

On trouve sur la toile des documents situant l’exposition au Centre Pompidou. Bel exemple d’anachronisme, puisque ledit centre n’était pas encore bâti en 1966. De même, certains commentateurs ne se sont pas rendu compte que le catalogue comportait deux volumes, le second, de 24 pages, finissait par donner la parole aux principaux acteurs de ce Mouvement international, sous le titre générique « Souvenirs et témoignages ». Toujours sans la moindre fantaisie, une anthologie alternait les contributions des peintres et des littérateurs, prélevées dans l’innombrable production de Jean-Hans Arp (catalogue de Dusseldorf), Hugo Ball (La Fuite hors du temps), Gabrielle Buffet (apparemment inédit), Francis Picabia (un dessin mécanomorphe extrait de 391), un texte inédit de Charchoune, un graphisme de Baargeld pris de Die Schammade, deux textes en allemand et un dessin de Raoul Hausmann, prélevés d’Hurra Hurra ! ; un article en français conçu pour l’occasion par Marcel Janco, qui distinguait un « Dada à deux vitesses », en d’autres termes un mouvement d’abord négatif, destructeur, suivi d’une phase constructive. Sur ce point, il se plaisait à saluer l’objectivité des organisateurs. Le propos ne faisait que reprendre les idées formulées quelque temps auparavant par Tristan Tzara, en préface au recueil de Georges Hugnet, L’Aventure Dada, qu’avec un malin plaisir les organisateurs avaient placé en clôture du livret, en raison de l’ordre alphabétique. Huelsenbeck envoya un télégramme daté de septembre 1966, auquel faisait face une page provenant des Malheurs des immortels de Max Ernst. Man Ray divulguait en français un chapitre de son Autoportrait, récemment traduit, orné en pied de page d’un dessin inédit de Richter, portrait d’Arthur Segal, datant de 1917. Arp revenait avec un bois gravé extrait de Phantastiche Gebete.

En somme, l’ensemble du catalogue (en deux parties) donnait une vue générale assez riche et précise de ce qu’avait été la pratique artistique dadaïste en Europe.

Bilan

Comme il fallait s’y attendre, la presse reprit, en gros, l’objection de Max Ernst ou bien reprocha l’aspect statique de l’exposition, opposé à la dynamique du Mouvement. Argument suprême, Dada était fichu dès lors qu’il entrait au Musée. Après la thèse soutenue en Sorbonne, l’université l’avait tué et empaillé. Oublieuse, ou plutôt ignorante, elle ne savait pas que Dada s’était toujours manifesté au public dans les lieux les plus divers, salons, cabarets, galeries, cinémas, théâtres, depuis le début du Mouvement.

De son côté, l’Association pour l’étude du mouvement Dada avait rempli sa mission. Les encyclopédies suivraient, puis les manuels scolaires. Dada s’installait, modestement il est vrai, au cœur même de la culture. Déjà, en 1962, la Cinémathèque française avait programmé la projection des films de Man Ray, Hans Richter… Pourtant, certains médias n’en faisaient toujours pas mention. La télévision en prit conscience et, quelques années après, pour la série « Les archives du XXe siècle », Jean-José Marchand réalisa une série de quatre émissions portant sur Dada, de Zurich à Paris, en passant par New York. Le questionnaire était élaboré par Yves Poupard-Lieussou. À nouveau, le double objectif de connaissance et de diffusion était réalisé puisque le public peut voir et revoir en permanence ces films en libre service sur le site de l’INA.

S’il m’est permis de faire part de mon sentiment personnel, je dois dire toute ma déception de n’avoir pas obtenu que l’ensemble de la collection Tzara ne soit pas dispersée. C’était, pour les pouvoirs publics, l’occasion unique de montrer aux visiteurs et aux chercheurs que l’État avait intégré la nature particulière de Dada, son activité foisonnante et contradictoire, tout en fournissant aux chercheurs une documentation inédite. Le procès verbal que j’ai mentionné indiquait déjà, le 12 juin 1965, avec la plus grande diplomatie, que les négociations avec la Bibliothèque Jacques Doucet avait échoué, la Direction des bibliothèques posant des conditions inacceptables, tant pour les ayants droit que pour l’Association.

Forts de la réussite et du succès de l’exposition, ayant noué de solides rapports avec sa direction, nous nous tournâmes alors vers le Musée national d’art moderne. La sempiternelle querelle sur la manière d’exposer Dada était tranchée. À la fin de l’année suivante, toutes les parties s’étant mises d’accord, il était prévu que la collection complète irait, en totalité, avenue du Président Wilson, ouvrant ainsi la voie à l’interdisciplinarité concrète. Convaincu par nos soins, Bernard Dorival me montra fièrement les meubles qu’il avait acquis pour ranger les gravures et dessins.

Malheureusement, là encore, les négociations butèrent sur une question dérisoire à l’échelle éternité. Christophe Tzara exigeait, en contrepartie d’un don généreux, qu’une salle portât le nom de son père. Il avait été déçu du comportement des autorités lors du décès de son père, et souhaitait un minimum de reconnaissance envers un poète qui avait abandonné sa nationalité d’origine pour se dire Français.

J’ai pu mesurer la conséquence d’un tel désordre institutionnel lorsqu’il m’a fallu établir les Œuvres complètes de Tzara. Toute une documentation réunie durant de longues années par l’intéressé lui-même était désormais dispersée.

Vous avez tous souvenance de ce qu’on appelle par euphémisme les « événements de mai 68 ». C’est à ce moment-là, entre deux manifestations, qu’on m’annonça le mise en vente, aux enchères publiques, de la bibliothèque de Tristan Tzara, à Berne, le 12 juin 1968. Fini le rêve d’un lieu unique de documentation internationale. La collection de tableaux et d’objets d’art primitif devait connaître le même sort, quelques années après. Je ne sais pas pourquoi, j’eus l’impression d’une bouffonne répétition du cauchemar en 2003 au sujet d’André Breton.

Tout est toujours à recommencer ! Lorsque s’annonça la préparation d’une super exposition Dada au Centre Pompidou, en 2005, j’ai moi-même remis les deux volumes du catalogue de 66 à Laurent Le Bon, pour la documentation du Musée national d’art moderne, qui n’en avait gardé aucun…

Henri BÉHAR

 

La Transparence et l’obstacle

La Transparence et l’obstacle

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« La transparence et l’obstacle », dans La Maison de verre, André Breton initiateur découvreur, Les Éditions de l’amateur/Musée de Cahors, p. 11-18. Catalogue de l’exposition André Breton la maison de verre, Cahors, du 20 septembre 2014 au 1er février 2015.


On sait l’ambition permanente d’André Breton, constamment réaffirmée, de vivre dans une maison de verre, ouverte à tous les regards, non par un désir plus ou moins conscient d’exhibitionnisme, mais, plus naturellement, parce que c’est le seul et unique mode de
relation qu’il conçoit, tant avec ses contemporains, qu’avec ses futurs lecteurs : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre
visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre,
où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » Ce passage achève, dans Nadja, le prélude à ce qui deviendra le récit, ou plus précisément le journal d’une rencontre avec la femme surréaliste par excellence, et, on peut le dire, l’émouvante relation d’un échec, tant il y avait peu de compatibilité entre la jeune femme errante et celui qu’elle magnifiait. C’est bien souvent que, pour Breton, « la barque de l’amour s’est brisée contre l’eau courante », pour reprendre un vers de Maïakovski, qu’il
donnera en titre à l’article nécrologique évoquant le suicide du poète russe. En d’autres termes, le désir de transparence s’est heurté à l’obstacle du réel. Fin du premier acte.
Mais ce premier échec ne suffit pas à dérouter Breton de son chemin vers « plus de lumière » selon le mot terminal de Goethe. Rêvant encore d’une transparence absolue, Breton n’hésite pas à mettre en scène son propre parcours et à proclamer de nouveau, dans
L’Amour fou : « La maison que j’habite, ma vie, ce que j’écris : je rêve que cela apparaisse de loin comme apparaissent de près ces cubes de sel gemme. » Utopie, dira-t-on ! Non pas, puisque nous savons qu’il est fort possible de vivre dans les mines de sel gemme, à Wieliczka ou ailleurs.
Or, vivre à l’intérieur de ces cubes ne signifie en rien vivre dans la transparence, au contraire.
Breton s’en rend compte lorsque, réfléchissant sur son état présent, sur les conditions qui lui sont faites, sur l’état de l’Europe qui, sans le savoir, entre en guerre pour une dizaine d’années avec le coup d’état des fascistes espagnols, il écrit : « J’y songeais, non sans fièvre, en
septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme. »
Cette fameuse maison serait-elle définitivement inhabitable ? En dépit de tout, l’auteur de 
L’Amour fou se refuse à désespérer, notamment de l’amour, qui est le sujet même de son livre,
de tous ses livres. Entre les deux adverbes,
toujours et longtemps, il a résolument opté pour le premier : « Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai
aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai
toujours. »

Cependant il ne laisse pas de se heurter à la réalité rugueuse, et ce chant d’amour, conçu pour renouer des liens distendus quasiment dès le premier jour, devient chant du désamour.
Paradoxalement pour le lecteur qui se fait une idée préconçue du surréalisme, Breton entonne le plus beau chant que l’on connaisse élevé à la procréation, à la perpétuation de l’espèce, en prophétisant à sa fille qu’il tient encore dans ses bras : « Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir, vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l’amour. » Rebond par la naissance d’Aube et fin du 2
ème acte.
Le troisième et dernier acte, on s’en doute, se trouve au seuil d’
Arcane 17, comme un lever de rideau, dans la description que le poète nous donne du Rocher percer, non pas tel qu’il est aux
yeux de tous les voyageurs, mais tel qu’il le perçoit lui-même : «Pourtant cette arche demeure, que je ne puis la faire voir à tous, elle est chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don humain. Enchâssée dans son merveilleux iceberg de pierre de lune, elle est mue par trois hélices de verre qui sont l’amour, mais tel qu’entre deux êtres il s’élève à l’invulnérable, l’art mais seulement l’art parvenu à ses plus hautes instances et la
lutte à outrance pour la liberté. »
Pourtant, dira-t-on, ce rocher n’est pas transparent ; il n’a rien à voir avec le verre. Si, justement, puisque la pierre de lune est un état de l’agate, la plus translucide de toutes les pierres. Et voici que les trois motifs permanents de la poésie de Breton y prennent leur élan :
Amour, Poésie, Liberté.
Après la malencontreuse rencontre de Nadja, celle plus heureuse de l’Ondine, puisque porteuse d’avenir, Breton semble avoir trouvé le parfait amour en la personne d’Elisa. Un amour de la maturité, parfaitement assumé de part et d’autre, par conséquent ouvert à tous les regards, comme l’est, en matière artistique, et depuis des lustres, le
Grand verre de Marcel Duchamp, peinture de verre par excellence ; comme doit l’être, sur le plan politique, la Liberté.
En effet, cette triple aspiration simultanée débouchera, cinq ans après, sur la proclamation, en juin 1950, de Cahors comme première ville citoyenne du monde.
Serait-ce qu’alors toute la transparence que Breton désirait pour toujours se soit trouvée concrétisée dans la maison des mariniers à Saint-Cirq-Lapopie ? Breton le croyait sincèrement, mais il y avait trop de lucidité en lui, trop de Nord, comme il l’a dit, pour qu’il
en fût ainsi, sans aucun obstacle. La demeure offre la possibilité, dont il rêvait avant même la formation du groupe surréaliste, d’y réunir ses amis les plus proches, sans consigne aucune.
Haut perchée, elle autorise, en quelque sorte, une échappée « au-delà de ces temps qu’on nous fait » écrit-il aussitôt à Jean Paulhan, en 1950, mais il faut savoir faire abstraction de l’opacité 
des murs, et des contraintes de la verticalité.
*
C’est alors que s’impose à nous une de ces phrases mystérieuses, quasiment incompréhensibles, qui semblent avoir échappé à leur scripteur. Celle-ci vient clore le premier 
Manifeste du surréalisme : «Le surréalisme est le ”rayon invisible” qui nous permettra un
jour de l’emporter sur nos adversaires. ”Tu ne trembles plus, carcasse”. Cet été les roses sont bleues ; le bois, c’est du verre. » Comment concilier cette identification matérielle ?
Il faut absolument faire un retour sur
L’Amour fou, et notamment sur ce long passage consacré à la cuiller de bois munie d’un soulier au bout du manche, une de ces trouvailles du marché aux puces. Elle matérialise, au dire de Breton, la pantoufle de vair (ou de verre) du
conte, qu’il a en vain demandé à Giacometti de lui confectionner : « Cette pantoufle je me proposais de la faire couler en verre et même, si je me souviens bien, en verre gris, puis de m’en servir comme cendrier. »
Ceci vient en prélude à la description de la cuiller de bois. C’est dire que, dans l’univers concret que nous habitons, comme dans l’univers symbolique que nous hantons, le bois, c’est du verre ! C.Q.F.D.
*
Il faudrait pouvoir suivre ainsi, en détail, toute la symbolique dévolue au verre. Arrêtons-nous un moment à cette variété naturelle de la roche qu’est le cristal, dont Breton fait l’éloge dans
L’Amour fou : « Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée
dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal. »
Le minéral naturel devient la métaphore de l’œuvre d’art et fournit, en quelque sorte, un guide artistique, un art poétique tressant l’esthétique, l’art de vivre en société et la morale commune
à tous. Il n’est pas question d’élaborer une œuvre d’art conforme à cette triple nécessité. Elle doit venir spontanément, et elle ne supporte pas le travail, la mise au net, le perfectionnement.
« Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non améliorable, en est l’expression
parfaite. » C’est dire combien le cristal est, chez lui plus naturellement que chez tout autre surréaliste, l’emblème parfait de la création poétique. Peut-être aussi parce que le calembour
sur le sel gemme (j’aime) en est constitutif.
Cependant, au premier abord, les deux caractéristiques les plus évidentes du cristal sont la dureté et la transparence. Transparence toute relative, on l’a vu, qui se heurte à la dureté 
même de la vie, aux conditions proprement inhumaines de l’existence. Si l’on s’en rapporte à l’œuvre intégrale d’André Breton, force est de constater que le donné, la spontanéité, l’écriture automatique, pour tout dire, y tient relativement peu de place et, quoi qu’il en dise à propos du poème « Tournesol », engage peu l’avenir, en tout cas, ne le détermine pas. Quant au sens d’immédiateté que comporte le vocable transparence, mieux vaut passer. Rien de plus travaillé que la prose de Breton, généralement inaccessible à la masse vorace, ou bien, à tout le moins, ne s’ouvrant qu’au lecteur actif, capable d’analyser le sens propre des mots, et de les mettre en relation entre eux, à grande distance.
Néanmoins, le cristal se matérialise d’une façon tout à fait accessible à travers la boule de cristal des voyantes, ici exposée. Reprenant une thèse des plus commune parmi les Romantiques, Breton soutient que le poète est quelque peu prophète, ce qui le rapproche des
voyantes « seules gardiennes du Secret. Je parle du grand Secret, de l’Indérobable » (« Lettre aux voyantes »,
La Révolution surréaliste, n°5, 15 octobre 1925). C’est aussi la raison qui l’a poussé à fréquenter, avec ses amis, Mme Sacco, voyante, 3 rue des Usines, à Paris. Crédulité, naïveté surprenante de la part d’un esprit si aigu, on est surpris de la leçon qu’il tire des propos de la devineresse, induits par la boule magique, allant jusqu’à lui prédire une belle carrière dans la politique !
Heureusement pour nous, et pour la création artistique en général, il n’en fit rien, préférant consacrer ses loisirs à la cueillette de l’agate, considérée comme une variété du cristal.
C’est parce qu’à ses yeux elle est encore hors des circuits monétaires et boursiers que Breton s’est intéressé à l’agate, objet de toutes ses rêveries. Ce en quoi il l’oppose à la perle, privilégiant sa simplicité, son aspect naturel, car sa quête est une fin en soi. Dans un texte
essentiel de 1957, « Langue des pierres », il expliquera sa passion pour la collecte des pierres par leur symbolisme, et leur signification universelle, bien connue du populaire.
L’agate intervient dans de nombreux poèmes, où elle est parfois dénommée « pierre de lune », désignant plus précisément l’agate nébuleuse à reflets. Plus tard, elle deviendra l’emblème de
l’image surréaliste, fruit de la trouvaille : « À la grisaille croissante des œuvres réfléchies et ‘‘construites’’, ce fut le premier geste du surréalisme d’opposer des images, des structures verbales toutes semblables à ces agates. Avec quelle patience, quelle impatience nous les cherchions nous-mêmes et quand il s’en présentait – car il s’en présenta – comme nous les retournions et comme aussi nous en étions insatiables, attendant toujours plus de la prochaine
que de la dernière. Et nous savions aussi que l’agate mentale, non plus que physique, n’a chance de s’offrir seule, qu’elle aime, qu’elle
nécessite la compagnie de plus modestes cailloux. »

La cueillette des agates était le principal but de son voyage en Gaspésie avec Elisa, moment qu’il évoquera à nouveau dans son essai de 1957, avec le sentiment d’avoir atteint le paradis :
« Il m’est advenu d’éprouver la même sensation sur une plage de la Gaspésie où la mer jetait et souvent reprenait avant qu’on eût pu les atteindre des pierres rubanées transparentes de toutes couleurs, qui brillaient de loin comme autant de petites lampes. L’an dernier, à
l’approche, sous la pluie fine, d’un lit de pierres que nous n’avions pas encore exploré le long du Lot, la soudaineté avec laquelle nous ‘‘sautèrent aux yeux” plusieurs agates, d’une beauté inespérée pour la région, me persuada qu’à chaque pas de toujours plus belles allaient s’offrir et me maintint plus d’une minute dans la parfaite illusion de fouler le sol du paradis terrestre. »
La découverte de l’agate le met dans un état d’émerveillement absolu, semblable à celui qu’il a éprouvé en découvrant justement le village de Saint-Cirq-Lapopie, comme si la partie englobait le tout ; comme si un petit galet ouvrait de lui-même au macrocosme.
Déjà, en mai 1936, l’agate figurait au nombre des « objets surréalistes » à l’exposition de la galerie Charles Ratton. Elle deviendra l’objet d’une quête éperdue, tant sur les rivages
atlantiques de Gaspésie que sur les bords du Lot, pour finir dans le cabinet du collectionneur.
Pour le poète, opposé au scientifique, une simple agate est d’abord objet de rêverie, réservoir d’images dynamiques. À bien y réfléchir, la quête des pierres, au hasard des filons, n’est pas différente de l’inscription des pratiques aléatoires dans la peinture moderne, explique-t-il dans le même article. Raison pour laquelle cette pierre intervient, parmi bien d’autres, pour qualifier la peinture de Brauner comme celle de Matta.
L’analyse d’une telle passion lui fait en rechercher la raison fondamentale dans la philosophie médiévale (prolongée dans le romantisme allemand) plus que dans l’alchimie. C’est que les
pierres portent la signature de l’univers, elles sont naturellement marquées pour signifier quelque chose : « Les rubans internes de l’agate, avec leurs rétrécissements suivis de brusques déviations qui suggèrent des nœuds de place en place, à l’instant où pour la première fois nous les parcourons du regard, nous semblent mirer dans un espace électif notre propre ‘‘influx nerveux”. »
C’est à Percé même, dès 1944, qu’il écrira que les agates les plus chétives suggèrent une ouverture sur l’harmonie universelle, la rencontre du microcosme et du macrocosme en une seule et même chose : « Il y a là fusion et germe, balances et départ, compromis passé entre le nuage et l’étoile,
on voit le fond comme a toujours rêvé l’homme. Ce n’est qu’une goutte, soit, mais d’elle on passe de plain-pied à la conception hermétique du feu vivant, du feu
philosophal. Le secret de son attraction, sa vertu ne pourraient-ils tenir à ce qu’en elle et en sa 
multiplicité même circule, sous un grand poids d’ombre, l’image du ‘‘sperme universel’’ » ?
Lesté de cette charge émotionnelle, constamment en quête de ce point de l’esprit où s’annulent les contraires, il découvre, comme par enchantement, ce village magique du Lot.
*
Contrairement à ce que laisse entendre son très beau texte relatant sa découverte de SaintCirq-Lapopie, cela ne s’est pas produit tout à fait par hasard, puisque bien des démarches, des discussions, des prises de parole, l’y ont conduit. En effet, s’agissant du lieu où il aurait aimé vivre, en dehors de Paris et du sirop des rues, qu’il avait bien du mal à quitter, il n’aurait pu être question de Lorient, où demeuraient ses parents, et où il s’est rendu au moins une fois par
an jusqu’à leur décès, ville qu’il n’aimait pas du tout, se réjouissant même des ruines produites par les bombardements alliés en 1945, qui lui faisaient l’effet d’un Braque de la première période. Pourquoi n’aurait-il pas tenté de se fixer sur les gorges du Verdon, près de ce
fameux « point sublime » qu’il magnifiait autant qu’il le magnétisait ?
Il a mainte fois évoqué la demeure idéale, où aurait pu s’installer le groupe surréaliste, château inaccessible, plutôt fait pour y accueillir les héroïnes de Sade, et toutes les architectures rêvées, où l’on ne saurait vivre. Et que dire des ensembles projetés par
l’imaginaire fouriériste, décidément trop contraignants ? De fait, la maison idéale, même s’il l’a entrevue avec le Palais du facteur Cheval ou la Kiwa des Indiens Hopis, chambre rituelle et sacrée où l’on entre par le haut, restera toujours une curiosité, bleu d’architecte plutôt que construction à vivre. Si l’on met à part ces rares exemples, il n’existe, à ma connaissance, aucune demeure où il ait souhaité vivre, si ce n’est un château près de Vernon, dans l’Eure, qu’il visita au début de son premier mariage, dont il rend compte dans une lettre à Simone. Il n’en a jamais parlé publiquement, si ce n’est, de manière très allusive, dans le
Manifeste du surréalisme. Tout se passe comme si Breton manquait d’air, au sens physique du terme,
partout où il passait. Symptôme de l’asthme dont il devait souffrir à la fin de sa vie ?
Allégorie précise de l’espace ouvert indispensable au poète, le seul à la dimension de sa rêverie ? Où la maison qui, de la cave au grenier, pourra loger, sinon susciter tout son imaginaire ?
*
Lorsque s’achève la Deuxième guerre mondiale, par l’éclatement de la bombe atomique jetée sur Hiroshima le 6 août 1945, André Breton adhère immédiatement aux propos d’Albert Einstein sur le péril nucléaire et recherche un moyen de parvenir à une véritable paix universelle. En février 1948, dans
La Lampe dans l’horloge, remué par le coup de Prague qui livre la Tchécoslovaquie aux soviétiques, il annonce son adhésion personnelle à « Front
humain », le regroupement mondialiste de Robert Sarrazac, qui se veut à l’écart des partis traditionnels, et il prend part, le 30 avril, salle des Horticulteurs, à la première réunion publique de cette organisation, qui bientôt s’intitulera « Citoyens du Monde ». Énonçant les symptômes du mal qui se développe à nouveau depuis la fin de la guerre, parmi lesquels le stalinisme n’est pas le moindre, Breton ne voit d’éradication possible que dans la résolution
de l’antagonisme opposant, de temps immémorial, les
gouvernés aux gouvernants. Une solution serait à chercher du côté de l’occultiste du XIXe siècle Saint-Yves d’Alveydre qu’il prétend réhabiliter (non sans aplomb, sachant le rôle joué par ses disciples dans le régime de
Vichy), et, au-delà, dans le
Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Il approuve Robert Sarrazac, dont il apprécie la démarche et la personnalité, et soutient son appel à l’élection d’une Assemblée constituante mondiale, en vue des États-Unis du Monde. Il espère que la France, d’où sont partis tant de grands mouvements d’émancipation, saura donner le signal. À partir de ce moment, il soutient l’action publique de Garry Davis, même lorsqu’elle est
contestée par certains de ses amis surréalistes.
Ancien militaire, animateur de l’école des cadres de la Résistance, Robert Sarrazac est l’un des fondateurs du mouvement des Citoyens du Monde. À l’encontre des partis reconstitués, il défend l’idée de mondialisme, supranational. Breton dit de lui : « Ce prolongement, cet épanouissement de la pensée de la résistance dans le temps qui devait la suivre, c’est chez lui, c’est chez ses camarades de Front humain et chez eux seuls que je les ai trouvés… ».
Le 19 novembre 1948, Citoyens du monde décide de troubler l’Assemblée Générale des Nations Unies, qui siège au Palais de Chaillot. Garry Davis commence à lire son adresse.
Aussitôt ceinturé par la police, il est immédiatement relayé par Sarrazac qui achève le discours. La presse internationale se fait l’écho de l’incident, en mentionnant les personnalités qui soutiennent cette organisation, dont Camus et Breton. Par la suite, l’organisation des Nations Unies est mise en demeure par Citoyens du Monde de clarifier sa capacité d’intervention en faveur de la paix mondiale. Son secrétaire général précise alors que son « rôle n’est pas d’organiser la paix mais de la maintenir quand les États l’auront organisée ».
Son destin est alors scellé, comme le fut celui de la Société des Nations.
Breton s’éloignera du Mouvement, mais il conservera toute son amitié à Robert Sarrazac. Et c’est ainsi qu’il le rejoindra à Cahors, déclarée première ville citoyenne du monde, les 24 et 25 juin 1950. Ce sera le point de départ du mouvement des villes jumelées. Breton y prend la parole en ces termes : « Être venu de Paris à Cahors, […] c’est être passé d’une sorte de temps maudit… à un temps, sinon régénéré, du moins qui porte en lui le germe bien vivant de sa 
régénération ». À cette occasion, il découvre Saint-Cirq Lapopie, où il prendra toute disposition pour vivre, au moins une partie de l’année.
*
Nous avons suivi tour à tour le fil poétique puis le politique menant à ce haut lieu où souffle l’esprit. Pourtant, ne croyez pas que nous ayons abandonné le troisième fil qui court tout au long de l’exposition, celui que tient cette autre Ariane qu’est Mélusine selon Breton. On a écrit bien des romans sur cette fée issue de l’imaginaire médiéval et des intérêts patrimoniaux de la maison des Lusignan, sans trop y regarder de près, confondant le plus souvent la sirène
et la serpente. Le manuscrit d’
Arcane 17 s’orne à la page 27 du collage d’un fragment arraché au Petit Larousse contenant cette notice « MÉLUSINE : fée que les romans de chevalerie et les légendes du Poitou représentent comme l’aïeule et la protectrice de la maison des Lusignan. » En dépit de sa localisation au cœur de l’ouvrage, on doute que cette notice ait pu être le générateur des pages consacrées à la fée dans le récit.
Un autre texte, rédigé à New York par le surréaliste érudit Kurt Seligmann à la demande de Breton se trouvait dans la collection de ce dernier. Il résumait la
Mélusine de Jean d’Arras,
indiquait l’origine scythe de la fée bâtisseuse, son ambition servie par Raymondin, sa prophétie-malédiction, l’engagement exigé de son époux de ne jamais la regarder le samedi,
etc. Là encore, en dépit de la précision, on ne trouve pas les caractéristiques dont Breton s’emparera pour faire de sa fée l’emblème de la femme perdue et retrouvée.
De fait, Breton connaissait la légende poitevine (si peu bretonne) vraisemblablement depuis son enfance. Certains lecteurs, peu regardants et ne distinguant pas l’ondine de la femme serpent, croient la voir sortir de l’eau dans le cinquième rêve de
Clair de terre. Plus explicitement, Nadja se donne des airs de Mélusine et se représente graphiquement et physiquement sous les traits de la fée. Il affirme à son sujet : « Je l’ai même vue chercher à
transporter autant que possible cette ressemblance dans la vie réelle, en obtenant à tout prix de son coiffeur qu’il distribuât ses cheveux en cinq touffes bien distinctes, de manière à laisser une étoile au sommet du front. » (
Nadja) Autant dire qu’ils ont tous deux une idée bien précise du portrait du personnage mythique, ne faisant référence à la dualité qui la compose que dans sa représentation figurée. Encore est-elle une sirène à la queue nouée dans le dessin de Nadja ! On ne sera pas surpris de trouver quelques éléments du mythe dans les poèmes de Poisson soluble et davantage dans L’Air de l’eau, recueil inspiré par Jacqueline Lamba, l’ondine de L’Amour fou. Mais, là encore, c’est la sirène qui domine la transformation féminine, ou, si l’on veut, la Mélusine avant le cri, sœur de l’ondine de La Motte Fouqué.
Or, dans le récit de Jean d’Arras, le mari, mu par la jalousie, enfreint son serment et surprend


Mélusine au bain. Il voit sa queue de serpent. Elle pousse alors son premier cri et s’envole par la fenêtre.
C’est après cette étape que Breton la décrit dans
Arcane 17, ouvrage entièrement placé sous son invocation. Plus exactement, le poète rêve à partir du paysage des Laurentides qu’il a sous les yeux en écrivant, au Québec : « Mélusine après le cri, Mélusine au-dessous du buste, je vois miroiter ses écailles dans le ciel d’automne. Sa torsade éblouissante enserre maintenant par trois fois une colline boisée qui ondule par vagues selon une partition dont tous les
accords se règlent et se répercutent sur ceux de la capucine en fleur.» (
Arcane 17) Et plus loin : « Mélusine, c’est bien sa queue merveilleuse, dramatique se perdant entre les sapins dans le petit lac qui par là prend la couleur et l’effilé d’un sabre. Oui, c’est toujours la femme perdue, celle qui chante dans l’imagination de l’homme mais au bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée. »
En un lyrique poème en prose, scandé par la reprise de la formule «Mélusine après le cri… »,
Breton dit, en des termes quasi religieux (mais toujours dépourvus de transcendance), son espoir, le jour-même de la Libération de Paris, de voir la femme reprendre ses pouvoirs perdus, revivre au contact des puissances terrestres : « je ne vois qu’elle qui puisse rédimer cette époque sauvage. C’est la femme tout entière et pourtant la femme telle qu’elle est aujourd’hui, la femme privée de son assiette humaine, prisonnière de ses racines mouvantes
tant qu’on veut, mais aussi par elles en communication providentielle avec les forces élémentaires de la nature. »
Interviendra alors le second cri de Mélusine, de la femme délivrée, dans un espace utopique :
« Le second cri de Mélusine, ce doit être la descente d’escarpolette dans un jardin ou il n’y a pas d’escarpolette, ce doit être l’ébat des jeunes caribous dans la clairière, ce doit être le rêve de l’enfantement sans la douleur. Mélusine à l’instant du second cri : elle a jailli de ses hanches sans globe, son ventre est toute la moisson d’août, son torse s’élance en feu d’artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux ailes d’hirondelle, ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri, aveuglantes à force de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche hurlante ». Sans surprise, on entend ici les termes utilisés par Breton pour chanter la femme anonyme, innommée, de
L’Union libre. À cette différence près qu’il a su désormais la reconnaître, en la personne d’Elisa que, dans le troisième temps du récit, il transforme en femme-enfant, tout en expliquant les raisons de cette élection : « Je choisis la femme-enfant
non pour l’opposer à l’autre femme, mais parce qu’en elle et seulement en elle me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de vision dont on refuse obstinément de
tenir compte, parce qu’il obéit à des lois bien différentes dont le despotisme masculin doit 
empêcher à tout prix la divulgation. De la tête aux pieds Mélusine est redevenue femme. Il faut être singulièrement aveugle pour ne pas voir ici le renoncement de l’homme à sa toute puissance et qualifier ladite femme de servile, alors qu’elle éclaire le chemin de liberté, qu’elle redonne tout espoir à son partenaire tout en reprenant goût à la vie, qu’elle est la
révélation ici et maintenant.
Breton savait fort bien qu’on ne décrète pas le mythe, aussi s’est-il contenté de le ressusciter, de lui redonner son actualité, en empruntant les traits accumulés par ses prédécesseurs, Nerval, Jarry, et tant d’autres, en inversant les éléments les plus négatifs pour chanter la lumière du désir, de l’amour et de la paix retrouvée.
*
Comme dans la vie d’André Breton, l’aspiration à la transparence se heurte à divers obstacles, la présente exposition a dû intégrer les œuvres du peintre symboliste Henri Martin, saint patron de ce Musée. Deux solutions s’offrent alors au visiteur : les contourner en fermant les yeux, ou bien les contempler en cherchant ce qui peut d’elles se concilier avec le parcours proposé jusqu’à présent.
Certes, le surréalisme n’a pas ménagé son prédécesseur immédiat dans la succession des courants artistiques, le symbolisme. Breton le reconnait, mais à qui la faute ? demande-t-il à son intervieweur : « La critique de notre temps est très injuste envers le symbolisme. Vous me dites que le surréalisme ne s’est pas donné pour tâche de le mettre en valeur : historiquement, il était inévitable qu’il s’opposât à lui, mais la critique n’avait pas à lui emboîter le pas. C’était à elle de retrouver, de remettre en place la courroie de transmission. » (
Entretiens)
Pour ma part, j’y vois comme un phénomène de hasard objectif, la rencontre avec le fondateur du surréalisme dans un même lieu, non pas des fresques qui ornent les galeries de la Sorbonne, peintes par Henri Martin, que Breton a dû voir lorsqu’il fréquentait cet
établissement pour obtenir son premier diplôme universitaire, et qui sont loin d’être sans valeur, mais du moins des tableaux de la même manière. Mais il faut aller plus loin, et se dire que le surréalisme est naturellement issu du symbolisme, comme son continuateur et son
négateur. En termes hégéliens, on dirait qu’il est la négation de la négation, c’est-à-dire sa transformation. Après le réalisme, le symbolisme comme négation, et enfin le surréalisme comme contestation du précédent, restauration du premier terme, lui-même transformé. Je ne parle pas seulement du surréalisme belge, qu’une mémorable exposition nous fit voir sous cet angle, mais de toute la production littéraire et picturale de ce mouvement. Qui a défendu passionnément Mallarmé, Rimbaud et même Huysmans et Germain Nouveau, sinon André Breton ? qui a le mieux parlé des tableaux de Gustave Moreau, d’Odilon Redon et aussi de 
Filiger (sur lequel il a poursuivi l’enquête initiée par Jarry), sinon le même poète mué en critique d’art ? Défense de la nécessité intérieure contre la nécessité extérieure, obsession de la transparence contre tous les obstacles, la démarche est toujours la même, reprise avec ténacité depuis Jean-Jacques Rousseau.
C’est à dessein que j’ai repris au sujet d’André Breton le titre d’une étude de Jean Starobinski s’appliquant à Jean-Jacques Rousseau, tant ils me semblent avoir parcouru, à des époques différentes, dans un même souci d’unité du corps et de l’esprit, le même chemin vers la
liberté.

Henri BEHAR


Bibliographie d’Henri Béhar sur André Breton :
Les Pensées d’André Breton, (avec la collaboration de Maryvonne Barbé et de Roland
Fournier), Lausanne, L’Âge d’homme, 1988, 362 p. « Bibliothèque Mélusine »
André Breton ou le surréalisme même. Études réunies par Marc Saporta avec le concours
d’Henri Béhar, éd. L’Age d’Homme, 1988, 200 p. « Bibliothèque Mélusine »
André Breton le grand indésirable, (1990), Paris, Fayard, 2005, 542 p.
André Breton,
Arcane 17, fac-similé du manuscrit original, édition préparée et présentée par
Henri Béhar, Paris, Biro éditeur, 2008 (édition de luxe en 2 volumes sous coffret, l’un
contenant le fac-similé, 18 x 23,5 cm, 48 pages, quadrichromie ; l’autre : « D’un poème
objet » et la transcription par HB, le texte d’André Breton, 18 x 23,5 cm, 240 pages, noir) ;
édition courante en un volume relié 17,5×24 cm, 254 p. + D ill.
Dictionnaire André Breton, sous la direction d’H.B., Paris, Classiques Garnier, coll.
« Dictionnaires et synthèses », 2012, 1049 p.
Le Surréalisme par les textes (avec Michel Carassou), (1984), Classiques Garnier, 2014,
314 p.
Histoires littéraires, Dossier André Breton (dir. H.B.), 2013, n° 53, 192 p.