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Entretien Gabrielle Buffet-Picabia sur les origines de Dada en France

Entretien Gabrielle Buffet-Picabia sur les origines de Dada en France

 

Gabriele Buffet-Picabia à 102 ans

« Entretien de GBP à l’Association pour l’étude de Dada et du surréalisme, enregistré en mars 1964 dans les locaux de LANCO par Henri Béhar sur Grundig 625.

L’entretien est conduit par Yves Poupard-Lieussou. Les intervenants occasionnels ayant omis de se nommer, il n’est plus possible de les identifier plus de cinquante ans après.

Le vaguemestre serait reconnaissant à tout auditeur susceptible de reconnaître la voix d’un familier. »

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[Gabriele Buffet-Picabia à propos de la création de Dada]

En mémoire de Marie Wilson-Valaoritis

De Ioanna Papaspyridou

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« Une minute de silence surréaliste » : c’est ainsi qu’un journal grec intitulait son article consacré à Marie Wilson-Valaoritis qui s’est éteinte le 17 octobre 2017 à Athènes à l’âge de 95 ans. Une vie consacrée à l’art, une vie et une œuvre que peu de gens connaissent actuellement, même les Grecs, même les habitants de Kolonaki, quartier coquet de la capitale athénienne où avait résidé depuis plus de vingt ans Marie Wilson, épouse du grand écrivain surréaliste grec, peut-être le dernier survivant de ce mouvement, Nanos Valaoritis.
Cette grande dame du surréalisme est née le 4 août 1922 à Cedarville, ville californienne. Son grand-père était pasteur et sa grand-mère l’épouse délicate d’un prêtre qui collectionnait des objets indiens, fabriqués à la main . Marie a fait ses études au Collège de Sacramento en se spécialisant dans l’art, puis a obtenu une bourse pour poursuivre ses études au Collège Mills pendant les années 1942 – 1944. C’est là qu’elle a obtenu une licence en Beaux-arts. Après la fin de ce cycle d’études, elle a déménagé à Los Angeles où résidait la sœur de son grand-père et y a travaillé dans une usine de fabrication d’armes.
Peu après, elle a obtenu une nouvelle bourse, pourtant donnée à condition qu’elle travaille en tant qu’enseignante au Collège Mills, alors qu’elle poursuivait parallèlement ses études à l’Université Berkeley en Californie. Elle a aussi travaillé en tant qu’enseignante d’art au gymnase de Sacramento pendant deux ans, puis a donné des cours à des étudiants d’universités périphériques au musée d’Oackland.

Jusqu’à cette époque-là, sa formation en peinture (ou, si l’on veut, aux Beaux-arts en général) ne peut être caractérisée que comme conventionnelle. Or, tout va changer pour elle, quand elle rencontrera Jean Varda, qui deviendra son mécène. Grec expatrié, aventurier, Varda avait travaillé à Paris avec des artistes tels que Georges Braque et Joan Miro. Alors que les artistes de l’époque – qui rompaient avec les formes et la symétrie – ne savaient pas comment enseigner (ils montraient juste leurs tableaux et disaient « fais-le comme ça »), Varda possédait tout le bagage artistique et lui a inculqué les principes de l’art moderne.

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Marcel Lecomte, surréaliste appliqué dans la discrétion

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Une exposition et une publication rappellent à Bruxelles le souvenir de Marcel Lecomte, acteur discret du surréalisme en Belgique, écrivain, poète, critique d’art, auteur notamment de L’Homme au complet gris clair et de Le Carnet et les Instants

Alain Delaunois 

La place de Marcel Lecomte (1900-1966) au sein du surréalisme en Belgique et d’autres mouvements d’avant-garde, est l’une des plus particulières qui soit : à 18 ans, il fréquente déjà le poète et graveur dadaïste belge Clément Pansaers, auteur du Pan-Pan au Cul du Nu Nègre. Un peu plus tard, par son entremise, Lecomte publie un premier recueil chez Paul Neuhuys à Anvers. Puis se retrouve, avec Paul Nougé et Camille Goemans, l’un des trois signataires des tracts de Correspondance (1924-1925), avant d’en être éjecté sèchement, car trop enclin à faire œuvre littéraire aux yeux de Nougé. Dès 1922, Lecomte a rencontré René Magritte, qui illustre son recueil Applications en 1925, et que Lecomte accompagnera, malgré une période de brouille, dans tout son parcours de peintre et d’éditeur de revues. Préoccupé de taoïsme et de pensée chinoise, pétri de spiritualité et d’occultisme, tout comme des différentes tendances de l’art moderne, l’écrivain (Nougé ne s’était pas trompé) s’est également approché des œuvres de Léon Spilliaert, René Guiette, Henri Michaux, Rachel Baes ou Jane Graverol. Il est encore tout juste là pour repérer le devenir d’un certain Marcel Broodthaers. Il a donné quantité d’articles et de chroniques sur la littérature et les arts dans un nombre impressionnant de publications belges – outre une série d’articles de politique internationale, avant-guerre dans Le Rouge et le Noir, et après-guerre, au quotidien populaire La Lanterne, davantage faut-il dire, pour des raisons alimentaires que pour ses compétences d’analyste politique. Et l’on pourrait poursuivre, en soulignant qu’il était dès les années 1930 suffisamment proche de Jean Paulhan pour que ce dernier le publie dans la N.R.F., et préface encore en 1964 son livre de récits Le Carnet et les Instants

En dépit d’un titre qui semble plus racoleur que nécessaire (Les alcôves du surréalisme…), l’exposition consacrée à Marcel Lecomte par les Musées royaux des Beaux-Arts, à Bruxelles, réussit à situer assez justement, par le recours à des chapitres groupant œuvres et documents, le parcours tout en réseaux multiples de cet homme aussi méconnu qu’atypique. Figure discrète au sein du surréalisme belge, qu’il ne parvint jamais tout à fait à quitter et dont il évite les polémiques, Lecomte fut souvent remarqué (et moqué) pour son physique ingrat, et pour son verbe d’une lenteur toute cérémonielle. L’écrivain surréaliste Irène Hamoir (et compagne de Louis Scutenaire), dans l’une de ses nouvelles de La Cuve infernale, l’a à peine transformé, sous le personnage de Marcel Marquisat, « qui portait droit la tête, le regard hautain, le regard papal, dominant le groupe ou l’individu ». Lecomte est également au centre d’une célèbre peinture « pétrifiée » de Magritte, Souvenir de voyage (1955), que l’on peut voir aujourd’hui au Moma de New York. L’exposition propose de nombreuses archives intéressantes, et pêchées à bonne source puisque l’auteur de L’Accent du secret termina sa vie comme lecteur-rédacteur de fiches et notices au département des archives des Musées royaux des Beaux-Arts. Une fonction qui convenait bien à cet inlassable curieux, un lettré à l’ancienne plongé dans le bain de la modernité, soucieux de dénicher en toute œuvre, plastique ou poétique, le caractère de sa « spectralité ».

La publication qui entoure cette exposition ajoute, elle aussi, de l’intérêt au projet. Concocté par Philippe Dewolf, chercheur minutieux à qui l’on doit déjà la redécouverte des chroniques littéraires et artistiques de Lecomte (chez Labor, Les Voies de la littérature, en1988 et Le Regard des choses, en 1992), ce livre-catalogue est enrichi d’une belle iconographie, ainsi que d’une série de textes de Lecomte, et de lettres, pour certaines inédites, adressées par Magritte à Lecomte, de 1923 à 1966. Au gré des pages, l’on croise de nombreux complices, plus ou moins proches de Lecomte selon les périodes, de l’aventure surréaliste en Belgique : Magritte évidemment, Louis Scutenaire, Irène Hamoir, Paul Colinet, le photographe Georges Thiry. Mais Lecomte est décidément homme à chercher la synthèse des éléments, parfois même diamétralement opposés (ainsi collabore-t-il au Journal des Poètes de P.-L. Flouquet, honni par Mariën et Magritte). Paul Aron, dans un texte consacré à l’unique numéro de la revue Réponse (1945), souligne pour sa part comment Lecomte avait réussi à constituer, dans sa quête d’une « expérience magique » de l’écriture, un recueil de contributions disparates, animées par ce que Lecomte nommait « une critique interne élaborée ». « Au-delà de toutes les contradictions, écrit Paul Aron, jetant des ponts entre Bruxelles et Paris, entre le mysticisme chrétien et le merveilleux laïc du surréalisme, seul Marcel Lecomte pouvait organiser leur improbable rencontre. »

 

Marcel Lecomte. Les alcôves du surréalisme. Textes de Paul Aron et Philippe Dewolf, lettres de René Magritte, préface de Michel Draguet. Cahier n° 22 des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 144 p., 20 euros.

Exposition jusqu’au 18 février 2018 aux Musées royaux des Beaux-Arts, rue de la Régence, 3, 1000 Bruxelles.

 

 

Aux sources romantiques allemandes du surréalisme

Aux sources romantiques allemandes du Surréalisme

Georges BLOESS

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Remonter jusqu’aux sources romantiques allemandes du surréalisme ? Je remercie vivement Henri Béhar de m’avoir entraîné dans cette aventure. Pourtant, quel défi ! Une succession d’épreuves. Jugez plutôt :

  • un territoire immense à explorer, qui s’étend sur près d’un siècle, se prolonge jusqu’à l’opéra wagnérien
  • mais qui a fait déjà l’objet d’innombrables études, parmi lesquelles figure la somme inégalée d’Albert Béguin, L’Âme romantique et le Rêve, dont c’est le 80e anniversaire[1]. Qu’ajouter à ce volume qui n’a pas pris une ride ? N’a-t-il pas clos le débat une fois pour toutes ?
  • Enfin et surtout : le paradoxe d’une possible filiation entre romantisme allemand et surréalisme ! L’ambition surréaliste est de contribuer à la révolution politique et sociale, de continuer partout le combat libérateur d’octobre 1917 – et sans compromis aucun ! Or le romantisme allemand apparaît profondément, viscéralement conservateur, il est même l’initiateur, l’inventeur de la révolution conservatrice qui va, pour longtemps, plonger l’Europe dans la terreur après 1815. Ces faits, le fin connaisseur de l’Histoire qu’est André Breton n’en ignore rien, et ne cherche pas à les écarter. « Ultra-réactionnaire », c’est ainsi qu’il parle de Novalis, le maître à penser du romantisme, dans son Introduction aux contes bizarres d’Achim von Arnim, rédigée en 1933[2].

Romantisme allemand et Surréalisme, ces deux mouvements semblent bien se situer aux antipodes l’un de l’autre.

Et pourtant ! Ces remarques débordent d’enthousiasme, avouent une véritable fascination pour cette période qu’André Breton qualifiera, à maintes reprises, de « magique ». C’est-à-dire : son irrationalité même fait son attractivité. Et c’est tout le problème.

Elles sont multiples, presque innombrables, les traces d’un souvenir du romantisme allemand, non seulement chez Breton, mais dans l’ensemble du mouvement surréaliste. En dresser l’inventaire ? Tâche aussi vaine que fastidieuse. Mieux vaut se placer au cœur de cette relation conflictuelle et passionnée, et tenter de résoudre la contradiction dont André Breton est prisonnier.

Car il fait en même temps preuve d’une intuition visionnaire : cette irrationalité revendiquée par les romantiques est révélatrice, est créatrice ! De quoi, précisément ?

Tout d’abord de ressources individuelles. André Breton l’exprime ou le laisse entendre en bien des occasions : le romantisme allemand donne naissance à l’individu, à son irréductible singularité.

Cependant, cette singularité fait éclore du même coup des singularités plurielles par l’intensité des relations personnelles qu’elle suscite ; apparaissent ainsi des amitiés encore inconnues dans l’histoire culturelle, échappant à toute logique ; elles s’élargissent en constellations quasi amoureuses, où des jeunes femmes – Bettina von Arnim, Caroline von Günderode notamment – brillent d’un éclat tout particulier.

À travers de telles personnalités se révèle une puissance féminine qu’André Breton admire, dont il est déjà marqué et qu’il célèbre dans cette Introduction…, lui consacrant plusieurs pages.

On devine ce qui, pour le fondateur du mouvement surréaliste, fait événement, constitue une rupture dans le romantisme allemand : il croit pouvoir y contempler une humanité reliée, sublimée par des accidents magiques, véritables sources de créativité. D’où leur forte résonance sur la communauté amicale que forme le Surréalisme ; d’où, aussi, l’écho du romantisme allemand dans la secousse tellurique que représente, pour Breton, la rencontre avec Nadja.

Je formule cette hypothèse : le romantisme allemand offre un éclairage en profondeur sur le Surréalisme, il le travaille, en opère quasiment la radiographie, si j’en crois ces lignes d’André Breton dans Le Surréalisme et la Peinture II, écrites en 1941[3] : « La lumière fervente qui baigne Henri d’Ofterdingen ou Aurelia… ». Il convient donc d’interroger, bien plutôt qu’une identité fortuite entre des « leitmotivs », une dynamique, un génie commun entre ces deux mouvements ; un même chemin, qui nous conduit, des lumières de la Raison à la nuit d’une Sur-rationalité, et à partir de celle-ci, à une lumière d’une tout autre nature, apportant la révélation d’un savoir supérieur, régénérant l’humanité dans la pratique universelle de la poésie.

Tentons de vérifier cette hypothèse à partir de ce texte fondateur du romantisme qu’est Heinrich von Ofterdingen, et de quelques œuvres de Caspar David Friedrich, véritables interprétations visuelles du roman de Novalis, dont ce peintre est l’exact contemporain.

I. Heinrich von Ofterdingen, roman d’un voyage

Cette trajectoire qui nous conduit du jour jusqu’au crépuscule, nous fait traverser la nuit pour nous placer soudain face à une lumière éblouissante, résume un voyage. C’est en effet dans cette tradition typiquement germanique que se situe le récit de Novalis. Il reprend le motif cher au roman dit « de formation ». Une éducation digne de ce nom se fait à l’école de la vie, l’apprentissage s’effectue à travers l’usage du monde, et donc d’abord sur la route ; il peut suivre le rythme joyeux et entraînant qui inaugure, chez Schubert, le cycle de la Belle Meunière, ou adopter l’allure funèbre du lugubre Voyage d’Hiver.

C. D. Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de brume, 1818

On serait tenté de voir, dans le Voyageur au-dessus de la mer de brume, peint par C. D.Friedrich en 1818, l’aboutissement de cette aventure. À lui seul, il pourrait résumer la trajectoire, la « geste » romantique. Certes le personnage est sensiblement plus âgé que ne l’a jamais été Novalis – celui-ci s’était éteint, avant même de parvenir à la trentaine, se laissant volontairement consumer après la disparition, en 1796, de sa jeune fiancée Sophie von Kühn. Quoiqu’insurmontable, ce deuil fut pourtant le point de départ d’une inspiration philosophique et poétique prodigieuse, dont notre roman marque le point culminant. La mort de Sophie n’est donc pas une fin, mais un commencement – on ne peut s’empêcher de songer qu’André Breton a sensiblement le même âge que Novalis au moment de rédiger Nadja, et que la mystérieuse disparition de son amie est, pour André Breton également, la source d’un jaillissement créateur.

Quant au Voyageur peint par C.D.Friedrich, il n’est pas identifiable avec certitude, même s’il est permis de soupçonner qu’il s’agit d’un autoportrait : il nous tourne le dos. Se détourne de nous, comme de toute société humaine ; il a parcouru des sentiers hostiles pour ne dialoguer qu’avec l’immensité. C’est un manifeste de rupture. Dans l’espace culturel germanique de cette époque, le guide spirituel est, de l’avis unanime, Wolfgang Goethe, dont le Wilhelm Meister, en ses deux étapes, les années d’apprentissage, suivies des Années de voyage, enseigne qu’une individualité a pour mission de trouver sa vocation, puis de s’inscrire dans un milieu social où il exerce utilement ses talents. Rien de tel chez C.D.Friedrich. Son héros est seul, le sommet qu’il a gravi marque un point ultime, un arrêt devant l’abîme. Pareillement chez Schubert, certains silences paraissent moins constituer de simples pauses techniques que suggérer la contemplation muette d’un gouffre.

Sublime spectacle en effet que cette brume qui crée la confusion : s’agit-il d’un océan, d’un massif montagneux ? Chez Novalis également, le jeune Heinrich – qui a entrepris un grand voyage à travers la Silésie sur les instances de sa mère, car elle le trouvait trop porté à la rêverie –, est partagé entre crainte et émerveillement à la vue d’un tel paysage : « au seuil d’un monde lointain (…) Il était sur le point de plonger dans le bleu de ces flots »[4].

Chez Friedrich, le personnage ne semble pourtant pas perdre toute maîtrise de soi. Le chaos paraît maîtrisé par l’artiste. La construction géométrique installe le voyageur au sommet d’un triangle, elle fait de lui le centre, le point de convergence d’un faisceau de formes – masses brumeuses ? Lignes de crête montagneuses ? – qu’il accueille en son cœur ; un échange harmonieux entre l’individu et l’univers semble s’accomplir.

Il n’en va pas toujours ainsi : parfois l’univers peut prendre le dessus, réduire l’élément humain à une trace insignifiante : par exemple dans Le Moine au bord de la mer de 1810 – cette mer couleur d’encre faisant davantage penser au fleuve Lethe de l’imaginaire grec –, ou encore dans Paysage de montagne avec arc-en-ciel, datant de la même année. Semblables visions nous rapprochent davantage des exilés et des apatrides qui, dans certains Lieder de Schubert, vont telles des épaves, traînant leur triste mélopée.

Pareillement chez Novalis apparaît un pèlerin qui semble avoir inspiré le talent visionnaire de C. D. Friedrich :

« Il avait à présent atteint la montagne où il espérait trouver le but de son voyage. Espérait ? Il n’espérait plus rien. L’épouvante et le désespoir le poussaient à rechercher les effroyables sensations de la montagne (…) Il était épuisé, mais calme. Au moment de s’asseoir, il ne vit rien encore (…) Une splendeur semblait s’étendre devant ses yeux. Il voulut répandre toutes ses larmes vers le lointain, afin de ne laisser aucune trace de son existence. »[5]

Ces paysages sont-ils le reflet de ces drames, ou les provoquent-ils plutôt, pour les mener jusqu’à leur paroxysme ? Peu importe. Il y a un drame plus profond, plus essentiel : c’est celui qui soumet ces paysages à l’épreuve du Temps. Dans ses manifestations les plus imposantes – plaines, reliefs, monts, forêts, gorges étroites, gouffres vertigineux, ce sont les cycles de cette Nature qu’à chaque fois le peintre nous fait contempler ; il en étudie les phases, selon les heures du jour, les variations lumineuses ou saisonnières.

C. D. Friedrich, Felsenlandschaft im Elbsandsteingebirge, 1823

il s’attarde à souligner les fêlures, les fractures ou au contraire la lente érosion.

C. D. Friedrich, Abtei im Eichwald, 1810

Il rêve longuement sur les ruines ; celles des châteaux, des abbayes, même celles des massifs rocheux, qu’il confond délibérément avec certains monuments des âges héroïques. Avec Novalis, il partage une nostalgie des temps anciens où, à l’image de la Nature, l’humanité se montrait unie par des liens plus forts[6]. Sans doute la construction du roman lui a-t-elle servi de modèle : confrontation constante entre passé et présent, entrecroisement des strates des temps anciens et des époques immémoriales, entre celles de l’action et du souvenir, voire du réel et de l’imaginaire. Le moteur du roman ne loge-t-il pas précisément dans ce songe inaugural d’Heinrich qui, dans son sommeil d’adolescent, a aperçu une fleur bleue merveilleuse qu’il poursuivra ensuite sans relâche dans sa vie éveillée ? Remarquons au passage que le récit de la rencontre d’André Breton avec Nadja se place, lui aussi, sous le signe d’un rêve : « J’ai toujours rêvé de rencontrer, la nuit dans un bois, une femme belle et nue… »

Confusion entre veille et sommeil, rêve et vie consciente, chez Novalis elle sert à égarer le lecteur, et à faire douter Heinrich de son identité. N’est-il que lui-même, en son âge actuel, ou serait-ce plutôt son avatar des temps anciens qui à travers lui continue à exister d’une seconde vie ? Dès lors son voyage devient un voyage à l’envers, franchissant les étapes de diverses réincarnations, chacune marquant un pas dans sa quête de lui-même. Chez Goethe c’est tout le contraire : Wilhelm Meister n’a pas à se connaître, il lui suffit de devenir, par ses œuvres au sein d’une collectivité. À l’image des Saisons de Haydn, dont l’argument résume la conception du Classicisme allemand : c’est la mélodie généreuse d’une nature à travailler autant qu’à célébrer, en parfaite harmonie avec une humanité unie dans la joie au rythme des moissons, de la chasse, des vendanges et des fêtes. Cette tonalité est absente des compositions de Schubert, et il n’en subsiste rien sur les toiles de C. D. Friedrich : la Nature n’est plus à cultiver, mais à contempler, dans une posture de recueillement mélancolique. Presque toujours ces êtres contemplatifs sont seuls, et leur méditation les renvoie à eux-mêmes, à leur destinée, à leur identité incertaine. « Qui suis-je ? » L’auteur de Nadja pose lui aussi cette question, après avoir été, comme Novalis, fortement ébranlé par une rencontre qui a changé le cours de sa vie en y laissant un vide immense.

II. Vers « l’espace intérieur du monde » (Rilke)

La Nature, miroir de notre personne ? Il deviendrait alors assez vain de parcourir le monde : « Nous ne cessons de cheminer dans le monde extérieur. L’univers n’est-il donc pas en nous ? C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux. C’est en nous, et nulle part ailleurs que nous le trouverons », énonce Heinrich au cours d’un dialogue.

Caspar David Friedrich, Riesengebirgslandschaft, 1835

 Exploration de cet « intérieur du monde » et quête de sa réalité intime vont désormais aller de pair chez Novalis. Après avoir gravi un versant escarpé et « foulé un sol pierreux couvert de mousse », un de ses personnages atteint une prairie, y aperçoit une ouverture qui lui semble « le commencement d’un dédale taillé dans le rocher » ; s’y engageant, il finit par pénétrer dans un vaste espace voûté. C.D.Friedrich, en ses évocations de failles, de crevasses, d’abîmes, se fait l’interprète des visions du poète ; chez lui la montagne semble parfois se soulever sous nos yeux, telle une vague, suggérant une animation souterraine. Et il n’est pas rare d’apercevoir chez lui un être fantomatique se risquer dans une anfractuosité rocheuse, à la recherche d’une grotte, et de nous entraîner vers un bien étrange spectacle. Chez Novalis cette exploration s’avère plus fructueuse encore, elle parvient à débusquer un esprit de la grotte, en la personne d’un vieil ermite, rescapé des croisades, témoin des temps héroïques ; ayant surmonté l’épreuve de la perte d’êtres chers, il se consacre désormais, explique-t-il à ses visiteurs, à la « contemplation intérieure ».

Simple fantaisie poétique que cette exploration ? Elle s’apparente davantage à une démarche de Connaissance, elle possède la rigueur d’un Savoir[7]. Elle se situe à l’intersection de trois territoires : entre celui de la pensée philosophique, celui de la science et celui de la pure expérience (cette dernière se divisant en deux aspects, l’expérimentation par méthode ou par transmission entre les générations, « Erfahrung », et le vécu personnel, intime, incluant aussi la création artistique, « Erlebnis »). Ainsi lorsqu’au cours du roman, Heinrich fait la rencontre d’ouvriers mineurs, c’est en homme averti que parle Novalis : son statut d’ingénieur des mines l’autorise à joindre à l’imagination du poète l’information précise du technicien. Il y a certes quelque emphase dans sa manière de faire l’éloge des mineurs de les nommer « seigneurs de la terre », de les placer à rang égal avec les poètes. Mais en réalité, l’ingénieur laisse ici libre cours à son intuition visionnaire, il acquiert la conviction qu’il y a une vie de la Terre, parfaitement ignorée des savants au siècle dit « des Lumières ». Novalis nous apporte cette bonne nouvelle : loin d’être matière inerte, notre planète se comporte comme un organisme doué d’imagination, et la Nature, à travers ses créatures, nous parle en une langue riche en symboles. Il n’est pas jusqu’à la plante qui ne s’exprime en un langage muet ; Novalis écrit dans sa Première Hymne à la Nuit[8] qu’elle est « pensive » (« sinnend », et non pas « denkend »). Et bien qu’elle soit inerte, la pierre elle-même n’est, selon lui, pas dénuée d’existence.

Certes, un tel savoir n’est accessible qu’à de rares individus. Savoir du versant nocturne de la vie, donné aux êtres solitaires qui errent dans les paysages de C.D.Friedrich. À nous de les distinguer, de les déchiffrer plutôt, car ils n’ont pas toujours apparence humaine : ils peuvent nous apparaître sous la forme de quelque « arbre solitaire » par exemple – et donc détenir certains secrets, notamment abriter l’âme d’une jeune fille décédée, puis la libérer des liens de la mort lorsqu’un jeune homme – dont Heinrich semble la réincarnation – vient pleurer sous ses branchages la perte de sa bien-aimée.

III. Une traversée des ténèbres

La mort ? Elle n’est que trop familière aux romantiques en général – il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce point, qui appartient au domaine de la sociologie de l’art et de la littérature. Elle est constamment présente chez Friedrich ; elle se fait douce, dangereusement caressante chez Schubert ; chez Novalis, elle est un objet de nostalgie :

Descendons au sein de la Terre, fuyons l’empire de la lumière, les coups violents et les morsures des souffrances sont le signe d’un joyeux départ. Dans la barque étroite, nous atteindrons rapidement aux rives du paradis.[9]

En quittant son enveloppe physique pour s’élever à son état « supra-sensible » (übersinnlich), ne rejoindra-t-il pas Sophie, sa fiancée spirituelle ? De même que ses Hymnes à la Nuit, ce cantique résonne de cet appel, dont le roman constitue le développement raisonné.

C. D. Friedrich, Mondaufgang am Meer, 1822

Friedrich, lorsqu’il évoque la mort, la pare volontiers de ses attributs les plus lugubres : visions de tombes fraîchement creusées, portails de cimetières, dont un jeune couple hésite à franchir le seuil, mais se distingue à peine de la brume couleur de deuil qui enveloppe la scène. Représentations somme toute encore extérieures. Elles ne livrent pas l’essentiel : pour la plupart des romantiques allemands, la mort est commencement, naissance ; elle se situe, non à la fin, mais au début d’une autre vie, d’une « vie intérieure ». Ici le roman emprunte le détour du symbole et du mythe pour célébrer cette vie inconsciente, source d’un savoir supérieur, placé sous la protection de l’astre lunaire ; il donne ainsi toute sa force à une symbolique maternelle.

C. D. Friedrich, Man und frau in betrachtung, 1824

Plus d’une fois chez C.D.Friedrich, la lune occupe le centre de la toile, contrairement à toute vraisemblance : pour la contempler, les humains n’ont pas à lever les yeux, on les voit plutôt incliner la tête. Ainsi la lune devient un cœur, sa lumière diffuse une énergie fécondante[10] et cette nuit nous est propice, elle a, comme l’espère le poète, « pour nous peut-être quelque complaisance »[11].

Serait-elle cette divinité mère que, dans le chaos de leurs sottes rivalités, les dieux antiques ont autrefois menée à sa destruction ? Novalis suppose que ses cendres furent par la suite recueillies, mêlées à un breuvage puis absorbées par ses descendants, afin de féconder une génération nouvelle et rendre vie à l’univers tout entier. En cela il reprend à son compte la pensée théosophique de Jakob Boehme : la nature visible doit mourir pour faire place à la Nature éternelle, invisible.

Ainsi la Mère – mais déjà, aux yeux des romantiques, la plus jeune des fiancées – posséderait-elle le pouvoir de médiation entre le monde naturel et l’univers spirituel ; c’est elle qui donne naissance au poète. Rien de surprenant dès lors si, chez Friedrich, nous la voyons, baignée d’une lumière surnaturelle au crépuscule – serait-ce le moment de son immolation ? – ou, dans la vie la plus ordinaire, s’élever avant de disparaître au tournant d’un escalier ; en figurant cette ascension, le peintre se révèle visionnaire.

C’est cette même lumière qui rayonne dans une œuvre à destination religieuse et qui, de ce fait, a provoqué la colère des institutions : une crucifixion devant décorer l’autel d’une chapelle est plantée au milieu des sapins. Le Fils aurait-il été fécondé par la Terre ? Inacceptable ! D’autant que les rayons censés magnifier cette vision prennent leur source, non dans les cieux, mais dans les profondeurs. D’instinct, C. D. Friedrich a interprété justement le mythe forgé par Novalis. En effet, sous les traits du Rédempteur, du Sacrifié, c’est bien un prophète nouveau qui se dresse ici ; celui qui possède le Savoir issu des ténèbres, le Poète, celui à qui il est enfin accordé de contempler la fleur bleue ; par sa bouche parle une Nature divinisée.

Ph. O. runge, Grand matin,1809

On ne saurait mieux résumer ce triomphe de la poésie que ne l’a fait Philip Otto Runge en 1809, dans ce testament que figure son Grand Matin. Divisée en panneaux, la toile annonce d’emblée une volonté de représentation simultanée ; dans sa dynamique, elle réunit deux mondes, terre et ciel, deux états de l’humanité, l’enfance et la destinée[12]. Le nouveau-né est fils de la Nature, il est l’élu vers lequel ses frères inclinent des corolles. Au cœur du tableau : la femme, mère, médiatrice ; plus haut, la fleur, presque transparente dans la lumière surnaturelle, tandis que les amours célèbrent par leur chant l’harmonie cosmique rétablie. La rencontre entre les arts, conforme à la pensée esthétique de Novalis, achève d’exprimer un désir de béatitude éternelle.

Utopie romantique, utopie surréaliste : fécondité d’un rêve

L’utopie d’une humanité réconciliée, régénérée par la magie de la poésie – c’est-à-dire de l’avènement de l’individu dans sa voix singulière et libératrice pour chacun –, cette utopie ne s’est pas réalisée. Novalis n’aura connu ni l’immense fortune de sa pensée ni la sauvagerie des guerres qui ont déferlé sur l’Europe, toujours au nom de la liberté ; ni non plus le climat de Terreur Blanche qui a suivi, tandis qu’en sous-main se préparait l’essor industriel et avec lui, un nouvel asservissement.

L’Histoire aurait-elle eu le dernier mot, en réduisant à néant le rêve romantique ? Ce serait oublier le cheminement souterrain de ce rêve : depuis la philosophie de l’Inconscient de Carl Gustav Carus débouchant sur la pensée et la pratique clinique de Carl Gustav Jung (l’héritage se transmettant par les prénoms eux-mêmes) jusqu’au Surréalisme (tout contribue à rapprocher André Breton bien davantage de Jung, même s’il ne le mentionne jamais, que de Freud). À travers tous ces esprits, l’Idéalisme magique de Novalis reste vivant, et avec lui la merveille de la Rencontre, capable de changer le cours d’une destinée, de restaurer le sens de l’existence.

À la fleur bleue de Novalis répond la Nadja de Breton ; elle aussi est la médiatrice introduisant à l’Autre Monde ; peut-être la Révolution a-t-elle le visage de Nadja.

À l’horizon : la foi en la puissance du rêve, nullement réductible à un fantasme, mais langage d’un Inconscient authentiquement créateur[13]. Ce ne sera pas trahir Max Ernst que de déclarer : « La Nuit, la Révolution ».

Paris, novembre 2017


[1]Première édition : Paris 1937, rééd. Paris, José Corti 1991.

[2] In : Point du Jour, Paris 1970, p. 115sq.

[3] Paris 1965, édit. Gallimard, rééd. 2002, p. 101.

[4] Novalis, Heinrich von Ofterdingen, traduction Marcel Camus, Paris 1940, édit. Aubier-Montaigne p.92.

[5] Ibid., p. 356.

[6] De cette conception découle une philosophie de l’Histoire, à laquelle l’œuvre de Novalis a largement contribué.

[7] J’emprunte ce terme au titre de l’imposante étude consacrée par Georges Gusdorf au mouvement romantique européen en ses deux volumes : Fondements du savoir romantique (Paris, édit. Payot 1982) et Du néant à dieu dans le savoir romantique (Payot 1983).

[8] Paris 1943, traduction Geneviève Bianquis, édit. Aubier-Montaigne p.76.

[9] Ibid., Geistliche Lieder I, Sehnsucht nach dem Tode , p. 112.

[10] La langue allemande met la lune au masculin (« der Mond ») ; cependant les poètes la nomment souvent de son nom féminin latin Luna (Herder, Die Meere, et Heinrich Heine en plusieurs occasions). Elle conjugue donc, dans l’imaginaire germanique, le masculin et le féminin, la faculté de féconder et celle de recueillir.

[11] Cf Première Hymne à la Nuit, o.c. p. 78. Entendons ce mot dans son sens le plus fort : il s’agit d’une véritable parenté ; cet astre contient une partie de nous-mêmes, la lune est, pour parler avec J.Boehme, notre « corps astral ».

[12] Elle rappelle l’hypothèse goethéenne de la « plante originaire » qui renfermerait toutes les étapes du développement des formes existantes. Le nouveau-né est à la fois germe et promesse d’un avenir radieux, il contient en puissance cette fleur Bleue épanouie.

[13] C’est en quoi André Breton s’oppose résolument à Freud, en développant encore dans Les Vases communicants (Paris, Gallimard 1955) sa propre conception du rêve et en lui attribuant une capacité de « mise en mouvement ».

 

Les Rendez-vous de l’APRES à la Halle Saint-Pierre et les journées d’étude en 2018

                           Rencontres en surréalisme 

                                     organisées par Françoise Py

 à la Halle Saint-Pierre les samedis 18 novembre et 2 décembre 2018  et chaque deuxième samedi de janvier à juin 2018

 Horaires précisés pour chaque séance
 Dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Etude du Surréalisme (L’APRES)
Accueil par Martine Lusardy

Samedi 18 novembre (10h30 – 18h) : Journée d’étude sur les langages du surréalisme
animée par Henri Béhar et Françoise Py

10h30 – 12h15 : Assemblée Générale de l’APRES ouverte à tous.

14h – 15h : Georges Bloess : Les sources romantiques allemandes du surréalisme.

15h – 15h50 : Table Ronde avec divers intervenants dont Henri Béhar, Georges Bloess, Françoise Py, Gabriel Saad et Maryse Vassevière.

15h50 – 16h40 : projection du film de Dominique Rabourdin, Chez Max Schoendorff, 18’, Luna Park Films, 2017.

Présentation par le réalisateur. Débat.

16h45 – 17h45 : Concert : tradition orale et transe : Alessio Penzo, piano électrique et Antonio Serafini, cornemuse.

Samedi 2 décembre (15h30 – 18h) : Hommage à Andrée Barret.

Présentation de l’œuvre poétique par Jacques Chatain et Louis Dalla Fior.

Lectures par Charles Gonzales, écrivain, acteur, metteur en scène.

Cythare (Santûr) par Yvan Navaï, compositeur.

Table ronde avec Andrée Barret, Jacques Chatain, Louis Dalla Fior et Françoise Py.


Deux événements par Charles Gonzales marquent ce premier trimestre de l’année 2018.

  • Charles Gonzales se produit tous les lundis du 8 janvier au 30 avril à 19h au Théâtre de poche, 75 bd du Montparnasse, dans un spectacle-performance intitulé : Charles Gonzales devient Camille Claudel (1h10)
    Charles Gonzales, écrivain, comédien et metteur en scène, auteur d’un très bel essai sur Artaud, Récit d’une noce obscure (La Feuille de thé, 2013, pratique un véritable « théâtre de la cruauté ». Dans ce spectacle, où il est à la fois l’unique acteur, l’auteur et le metteur en scène, il incarne Camille Claudel, dans l’esprit d’Artaud et du théâtre nô. C’est une véritable performance scénique sur la folie en proie à l’enfermement et à l’incompréhension. Il s’agit pour le comédien, à travers les lettres de Camille, de  » donner voix à l’ombre de cette femme ensevelie dans le silence, faire résonner son corps à l’air libre du théâtre jusqu’au bout de son âme, jusqu’au bout de l’absence ». De ce spectacle qui fut donné au Festival off d’Avignon, Mathilde La Bardonnie a écrit dans Libération : « Un solo de théâtre en forme de miracle, un cadeau bouleversant ».
  • Charles Gonzales met également en scène « La Voix humaine » de Cocteau, tous les lundis et mardis à 19h30, de janvier à mars, au Théâtre de la Contrescarpe, 5 rue Blainville, Paris,5e. Dans ce spectacle où Yannick Roger joue seule, participent musique, son et vidéo et, à l’image, Monique Dorsel. La pièce de 1930 de Cocteau, dans une mise en scène totalement actuelle, nous paraît vraiment contemporaine. Cocteau notait, à propos de « La Voix humaine »:«Non seulement le téléphone est parfois plus dangereux que le révolver, mais aussi son fil méandreux pompe nos forces et ne nous donne rien en échange. J’ai écrit cet acte comme un solo de voix humaine pour une actrice (ou cantatrice).»

Vous retrouverez Charles Gonzales à la Halle Saint-Pierre, (presque) chaque deuxième samedi du mois, dans les rencontres en surréalisme animées par Françoise Py où il nous fait l’amitié de dire et d’incarner les textes.

Samedi 13 janvier (15h30 – 18h) : Surréalisme et philosophie par Georges Sebbag : Raymond Roussel, Michel Foucault et Gilles Deleuze. Lectures par Charles Gonzales.

Table Ronde  avec Georges Sebbag, François Leperlier, Françoise Py, Monique Sebbag.

Samedi 10 février (15h30 – 18h) : Daniel Sibony : l’objet temps et le temps sans fil.
Suivi d’un dialogue avec Georges Sebbag. Lectures par Charles Gonzales.

Dimanche 4 mars (15h – 18h) : Hommage à Marie-Christine Brière (1941-2017), poète 

« La poésie de Marie-Christine Brière est un mélange de réalisme autobiographique baroque et de surréalisme par l’image déferlante, dépaysante, à bout portant » écrivait Jean Breton qui publia ses premiers poèmes aux éditions Saint-Germain des Prés.

Dans le cadre du Printemps des poètes un hommage sera rendu à Marie-Christine Brière, avec la participation de Christophe Dauphin, Alain Breton, Françoise Py et Françoise Armengaud, auteure de Du rouge à peine aux âmes. La poésie de Marie-Christine Brière, essai à paraître en 2018 aux éditions Librairie-Galerie Racine. Projection d’un film documentaire : Marie-Christine Brière, Albigeoise, féministe et poète, écrit sur un scénario de Françoise Armengaud avec Denise Brial et Catherine Kriegel (production Atalante, 60’). Christine Planté, universitaire et écrivaine, évoquera les difficultés rencontrées encore aujourd’hui par les poètes femmes. Charles Gonzales, comédien, metteur en scène, écrivain et poète, lira des poèmes de Marie-Christine Brière.  Intermèdes musicaux : Béatrice Boisvieux et Lisa Burg.

Samedi 10 mars (10h30 – 18h) : Journée d’étude sur Endre Rozsda animée par Henri Béhar et Françoise Py

Avec Patrice Conti, François Lescun, Claude Luca Georges, Alba Romano Pace et David Rosenberg.

Journée organisée par Henri Béhar, José Mangani et Françoise Py dans le cadre de l’APRES (Association Pour la Recherche et l’Etude du Surréalisme)

Matin : 10h30 – 12h30
Ouverture.

10h40 : Projection du film de Pierre-André Boutang, Anne Le Doeuff et David Rosenberg : Endre Rozsda, la peinture, la vie, Arte-Métropolis, 20’.

11h : Claude Luca Georges : Abstraction et présence du monde chez Endre Rozsda.

Après-midi : 14h-18h

David Rosenberg : Endre Rozsda, une vie dans la peinture.

François Lescun : Rozsda et la musique.

Patrice Conti : Rozsda et la figure de Proust.

Alba Romano Pace : Endre Rozsda, peintre du mystère.

Verre de l’amitié suivi d’un vin d’honneur dans l’atelier de l’artiste, Bateau Lavoir, Place Emile Goudeau, Métro Abbesses.
Contact : Françoise Py : 06 99 08 02 63.

Samedi 14 avril (15h30 – 18h) : Giovanna, poésie, peinture et performances.

Introduction par Françoise Py, présentation par Jacqueline Chénieux-Gendron et Georges Sebbag. Lectures par Giovanna de ses Poèmes et aphorismes (1989 – 2015), préface de Jacqueline Chénieux-Gendron, ed. Peter Lang, 2017.

Projection du film de François Luxereau, Giovanna, naissance d’une œuvre, (27’), José Pierre, CNRS, 1988.

Table ronde avec Giovanna, Jacqueline Chénieux-Gendron, Jean-Michel Goutier, Françoise Py et Georges Sebbag.

Samedi 12 mai (10h30 – 18h) : Journée d’étude sur les Langages du surréalisme animée par Henri Béhar et Françoise Py

10h30 – 11h30 : Pierre Taminiaux : Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard.

11h30 – 12h30 : Valeria Chiore : Gaston Bachelard et le surréalisme : Lautréamont, Albert Flocon, Octavio Paz.

14h – 15h45   : Le caractère performatif du langage surréaliste roumain par Wanda Mihuleac :

  •  François Poyet (membre du groupe lettriste) performance participative avec le public autour d’un texte inédit d’Isidor Isou.
  •  Performance  par Ioana Tomsa avec le texte Cabaret Dada de Matei Visniec.
  •  Projection du film Go avec un groupe d’artistes roumains : Wanda Mihuleac, Iosif Kiraly, Dan Mihaltianu,     Theodor Graur et Marilena Preda Sanc.
  •  Performance par Bonnie Tchien Hy (directrice du « cabaret des performances », Paris), Guy Chaty & Urmuz.

16h – 17h30 : Gellu Naum, pohète surréaliste roumain.
Table ronde animée par Michel Carassou avec bastian Reichmann (son traducteur en français), Petre Releanu, Nicolas Trifon et Marina Vanci-Perahim.

Récital : Jacques-Marie Legendre et Philippe Raynaud. Verre de l’amitié.

Les trois Journées d’étude sont organisée avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Samedi 9 juin (15h30 – 18h) Monique Sebbag : Quatre femmes de tête : Claude Cahun, Leonor Fini, Meret Oppenheim et Toyen. Lectures par Charles Gonzales.


Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers.
Entrée libre.

Archinard, une mystification ?

Archinard, une mystification ?

par Jean-Paul Morel

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« Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien,
ouvrier, peintre, acrobate,  acteur,
Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur […]
Je suis toutes [ces] choses […] Que faire ? »
Maintenant, n° 2, juill. 1913, « Hie ! »

« L’Art, l’Art, ce que je m’en fiche de l’Art ! Merde, nom de Dieu ! »
Maintenant, n° 3, oct.-nov. 1913, « Oscar Wilde est vivant ! »

« Édouard Archinard, probablement pseudonyme d’Arthur Cravan, peintre, né à la fin du XIXe siècle, peut-être à Genève. Peut-être mort au front durant la Première Guerre mondiale. XIXè-XXè siècles. Français. Peintre de scènes de genre, paysages animés. Postimpressionniste. » : c’est dans ce style elliptique – habituel chez lui quand il manque d’informations – que le Bénézit [i] enregistre ce mystérieux Archinard. À peine avait-il été ajouté, par la plume d’André Salmon [ii] (pour sa deuxième édition en 1949), ces quelques précisions « stylistiques » : « On connaît peu de détails sur la vie de ce peintre. […] Bien que puisant ses thèmes dans la réalité quotidienne, il s’écarte aussi bien de la pure imagination que d’une traduction littérale. Sa couleur, très personnelle, ne recherche que l’harmonie, sans aucun souci de vérité. Son dessin, d’une liberté totale, évoque la rapidité d’exécution de la technique de la fresque. » Tout au plus avait-on pu relever qu’une exposition de ses œuvres (40 très exactement) avait été organisée à la galerie Bernheim-Jeune à la veille de la Première Guerre, – du 16 au 28 mars 1914, et sans doute à l’instigation de Félix Fénéon, son directeur artistique –, catalogue à l’appui, publié – intégré dans son Bulletin n° 4 (14 mars 1914, p. 1-9), – mais simple listing des œuvres exposées, sans texte de présentation, avec toutefois 6 précieuses illustrations N & B.

Fabien Avenarius Lloyd, tel que né, avait déjà opté, on le sait, pour le pseudonyme d’Arthur Cravan pour le lancement de sa revue Maintenant en 1912 : « Arthur », en hommage manifeste à l’indiscipliné (et indisciplinable) Rimbaud ; « Cravan »(s), du nom du village de naissance de sa longue (et patiente !) compagne « Renée » – une belle jeune femme de trente ans [iii], disent les commentateurs, qu’il aurait raptée au critique d’art Gustave Coquiot… Mais pourquoi aussi, et en sus, « Archinard » ?

Il ne fallait pas être grand clerc pour y lire une anagramme d’« anarchie », au « d » près ; mais avec un brin de plus de sagacité, il suffisait de remonter à une expression très prisée des caricaturistes dans leurs critiques des Salons, expression elle-même détournée d’une expression datée fin XVIIIe, « c’est du lard ou du cochon ? » [iv].

Cela dit, Arthur se réfère lui-même à un pasteur d’origine alsacienne, Charles Archinard (Wesserling/Alsace, 1819 – Chailly/Suisse, 19 déc. 1905), devenu directeur et professeur au Collège cantonal de Lausanne à partir de 1864, et qui eut l’heur d’inaugurer les nouveaux bâtiments, rue du Valentin, en 1879 [v]. Et c’est effectivement là que Fabian Loyd fit ses premières classes [vi].

Mais peut-être faut-il aussi y voir un trait d’humour de Cravan. Faisait alors les « Une » de la politique (et de la politique coloniale), un certain Louis Archinard, issu d’une famille protestante du Havre (Le Havre/Seine-inf., 11 fév. 1850 – Villiers-le-Bel/Seine-et-Oise, 8 mai 1932), qui venait d’être promu général de corps d’armée et s’était illustré comme « pacificateur » du Soudan français (l’actuel Mali), au prix notamment d’un horrible carnage aux dépens des Bambaras en avril 1890. De 1881 à 1914, il franchit sans mal tous les grades de la Légion d’honneur ; et on lui doit, semble-t-il, un Manuel d’instruction pratique sur l’escrime et les duels, Calais, Impr. des Orphelins (sic ! ça ne s’invente pas !), 1900.

Mais revenons à l’Art, dont il dit à plus d’une reprise l’avoir en détestation. Quel est ce « un de mes amis, Édouard Archinard », qui, dans son compte rendu du Salon des Indépendants de 1914, règle son compte à Maurice Denis [vii] ? Est-ce le même qui, au même moment, et avec la complicité sans aucun doute de Félix Fénéon, expose 40 de ses toiles à la galerie Bernheim-Jeune, 15, rue Richepance ?

Signalons déjà que, sans citer nommément son auteur, Guillaume Apollinaire dira, de la « brochure vendue à la porte des Indépendants », « <avoir> goûté le savoureux pamphlet » [viii]. Et voici maintenant les rares témoignages que nous avons pu relever de l’exposition Bernheim dans la presse de l’époque :

Gil Blas, n° 18538, 16 mars 1914, p. 4, non signé [sans doute Louis Vauxcelles, responsable de la rubrique]

« Les Arts

Exposition Edouard  Archinard – C’est aujourd’hui que s’ouvre, à la Galerie Bernheim jeune, l’exposition des œuvres de ce jeune peintre dont la manière n’est point toujours sans rappeler – d’après la photographie tout au moins – celle de Picasso ou de Bonnard.

Le catalogue, présenté avec goût et sobriété, contient le n° 4 du sagace et charmant Bulletin de M. Félix Fénéon. »

La Renaissance, politique, littéraire et artistique, 2ème année, n° 12, 21 mars 1914, p. 25, signé Robert Hénard

« Galerie Berhneim-Jeune – Exposition E. Archinard. – Que dire des peintures de M. Archinard ? Des formes vagues, inexistantes, dans des milieux plus vagues encore… trente à quarante ébauches d’une tonalité généralement rougeâtre, roussâtre… Et cela s’appelle : “C’est l’heure exquise” [n° 12], “L’air était doux comme de l’eau tiède” [n° 15], “En passant vite” [n° 37], etc. Passons ! »

[Une publicité pour l’exposition figure à la page 32.]

Der Cicerone : Halbmonatsschrift für die Interessen des Kunstforschers und Sammlers, Leipzig : Klinkhardt und Biermann, 6ème année, Heft 9, 6 mai 1914, p. 336, signé « O.G. » [soit, Otto Grautoff, son correspondant à Paris]

« Ausstelllungen. Pariser Frühjahrsausstellungen.

Bernheim-Jeune veranstaltete eine Ausstellung von Edouard Archinard, einem mittelmässigen Eklektiker. »
/« Expositions. Expositions du printemps à Paris.
Bernheim-Jeune a organisé une exposition d’Edouard Archinard, un médiocre électique. »

Difficile d’être plus laconique !

On sait, grâce aux Souvenirs d’André Level [ix], que Cravan a pas mal fricoté dans le milieu de l’art, courtier pour le même André Level précisément, également pour Charles Malpel, haut défenseur de l’art moderne installé à Toulouse [x], et qu’il envisagea même d’ouvrir sa propre galerie, sous le nom de « Galerie Isaac Cravan ». Entreprise demeurée sans lendemain, mais dont subsistent au moins deux placards publicitaires :

« GALERIE ISAAC CRAVAN
du 2 500 % !
SPÉCULATEURS ! Achetez de la Peinture
Ce que vous paierez 200 francs aujourd’hui
Vaudra 10.000 francs dans 10 ans. »

Plus éclairant sur ses choix esthétiques :

« GALERIE ISAAC CRAVAN
Modigliani                            Italien
Hayden                                  Polonais
Rivera (champion du cubisme)      Espagnol
Van Dongen (L’Hollandais veillant)             Hollandais »

Mais quid du peintre, qui fait bien partie des titres dont il se targue ? Faut-il prendre le risque d’un inventaire ? d’autant que notre homme aime à se déguiser, et que les titres donnés aux œuvres qu’on peut ou non lui attribuer, ressemblent plus à une improvisation décidée à la veille d’un accrochage qu’à une réelle volonté d’identification des tableaux. Risquons-le néanmoins.

Comme l’a exposé Bernard Heidsieck dans un des rares catalogues consacrés à son œuvre [xi], ont pu être recensées sous la signature d’Edouard Archinard, 4 toiles, datées « Nice, 1914), “fiables”, provenant de la collection Félix Fénéon et léguées par lui au médecin qui l’avait soigné à Valescure en 1939, le Dr Émilie Janicot [xii]. Un autre “Archinard” aurait transité par le peintre Émile Compard, cadeau aussi de Félix Fénéon, également daté “Nice, 1914”, légué par sa fille Brita, sculptrice, épouse du sculpteur Alberto Guzman, à Bernard Heidsieck.

Sous la signature de “Robert Miradique” est réapparue à la vente de la Bibliothèque Bernard Loliée, en avril 2016 [xiii], une aquarelle comportant au dos l’attestation suivante : “50 cts. /Cette aquarelle est de Robert Miradique, un des nombreux pseudonymes d’Arthur Cravan, de son vrai nom Gerald Lloyd. Je la lui ai payée ‘cash’ 50 centimes en janvier 1914. /Blaise Cendrars/1937” [xiv].

Picador 1914

Reste (et ça n’est pas un moindre reste !) la question des 40 toiles exposées en mars 1914 à la galerie Bernheim-Jeune, auxquelles il faut ajouter 2 toiles présentées sous la même signature, dans la même galerie, à l’occasion d’une exposition collective, du 1er au 11 mai 1917. Des toiles dans l’ensemble de facture fort différente, et qui font douter Maria Lluïsa Borràs de leur authenticité [xv].

Cheval 1914

Alors, mystification, sinon escroquerie, montée de concert entre Arthur Cravan et Félix Fénéon ? On ne peut s’empêcher de penser, dans le domaine artistique, à Frenhoffer, peintre imaginé de toutes pièces par Balzac [xvi], ou mieux encore, à Jusep Torres Campalans, peintre dit catalan – biographie et œuvres imaginées et créées non moins de toutes pièces par le critique d’art Max Aub [xvii].

Retrouvons donc maintenant les toiles…

Jean-Paul Morel – avril 2017

C’est l’heure exquise, 1914

L’ Allée aux roses 1914


[i] Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et de tous les pays, créé par Emmanuel Bénézit en 1911, dernière édition Gründ, 1999, 14 vol.

[ii] André Salmon s’étendra un peu plus dans ses Souvenirs sans fin, 2ème époque (1908-1920), Gallimard, 1969, XIV – “Éloge d’un grossier personnage”, p. 215-220, sans toutefois évoquer le peintre.

[iii] Elle figure de fait à l’état-civil de Cravans (Charente-inférieure), sous les nom et prénom d’Alphonsine Bouchet, née le 22 août 1880, fille de tailleur et tailleuse de pierre.

[iv] L’espagnol semble, comme l’italien, s’être limité à cette transcription “no ser ni carne ni pescado”.

[v] Cf. Charles Archinard-Roman, “Le collège cantonal : notice historique lue le 26 août 1879, jour de l’installation du collège au Valentin”. À noter qu’on y enseignait aussi l’escrime et l’équitation.

[vi] Voir “Davel – Inventaire des archives cantonales vaudoises” (inventaire en ligne).

[vii] “L’Exposition des Indépendants”, Maintenant, n° 4, mars-avril 1914 : 30ème Salon de la Société, qui eut lieu au Quai d’Orsay-Pont de l’Alma, du 1er mars au 30 avril 1914. On a naturellement, et à juste titre, comparé cet article aux articles donnés par Félix Fénéon à la revue anarchiste Le Père Peinard en 1893, en particulier à la “Balade chez les artisses indépendants” parue dans les numéros 212 et 213 des 9 et 16 avril 1893 (repris par John Halperin, in O.P.Q.C., Genève-Paris, Librairie Droz, tome I, 1970, p. 222-228)

[viii] Guillaume Apollinaire, “La critique des poètes”, Paris-Journal, 5 mars 1914 (repris in Gallimard, Pléiade, t. II, 1991, p. 671-673 – ici, p. 673).

[ix] André Level (1863-1947), Souvenirs d’un collectionneur, Paris, Alain C. Mazo, 1959. L’initiateur, on le sait, de l’opération “La Peau de l’Ours”.

[x] Charles Malpel (1874-1926), Notes sur l’art d’aujourd’hui et peut-être de demain, Paris, Bernard Grasset/Toulouse, Privat, 1910, 2 vol. À la veille de la Première Guerre, il avait également ouvert une galerie dans la capitale, au 15, rue Montaigne.

[xi] Arthur Cravan : poète et boxeur, catalogue de l’exposition organisée par Marcel Fleiss en sa Galerie 1900-2000, 8, rue Bonaparte, Paris VI, du 7 avril au 5 mai 1992, Terrain vague/Galerie 1900-2000, 1992, p. 69-70. Et ajoutons ici : Arthur Cravan, le neveu d’Oscar Wilde, catalogue de l’exposition organisée au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, du 18 nov. 2005 au 26 fév. 2006, sous la dir. d’Emmanuel Guigon, Musées de Strasbourg, 2005.

[xii] S’en est trouvée l’héritière sa fille, Françoise Janicot, épouse de Bernard Heidsieck.

[xiii] Vente Sotheby’s – Paris/ Me Binoche & Giquello, 76, rue du Fbg St-Honoré, Me 27 avril 2016, lot n° 425. Acquise pour 30 000 Euros (37 500 avec les droits). Merci à Jean-Paul Goujon pour ces précisions.

[xiv] Est-ce à cela que se réfère Blaise Cendrars lorsqu’il écrit : “En 1936, un jour de purée que j’avais ma chambre d’hôtel à payer, avenue Montaigne, j’ai vendu à Matarasso, le marchand d’autographes de la rue Bonaparte, tout ce que je tenais d’Arthur Cravan : papiers, lettres, aquarelles, l’ébauche d’un grand poème resté inédit et la collection complète et rarissime de sa revue Maintenant”. Henri Matarasso, expert en matière de Rimbaud, était installé depuis 1935 au 72, rue de Seine ; avec Cendrars, la mémoire n’est jamais sûre…

[xv] Cf. Maria Lluïsa Borrà, Arthur Cravan : une stratégie du scandale, Jean-Michel Place, 1996.

[xvi] “Le chef-d’œuvre inconnu. Conte fantastique”, 1ère éd. en feuill., L’Artiste, 31 juill. 1931, p. 319-323 et 7 août 1831, p. 7-10. Signalons au passage que c’est à Pablo Picasso qu’Ambroise Vollard confiera l’illustration de sa propre édition de l’ouvrage en 1931.

[xvii] Max Aub, Jusep Torres Campalans (1886-1956), Gallimard, 1961 – publié avec la complicité d’André Malraux. Lequel a obtenu droit de cité dans l’Encyclopédie des farces et attrapes et des mystifications, de François Caradec et Noël Arnaud, J.-J. Pauvert, 1964, p. 382-383. Une exposition, Jusep Torres Campalans, Ingenio de la Vanguardia, a été réalisée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid, du 13 juin au 23 août 2003, catalogue sous la dir. de Paloma Martín Llopis, Madrid, 2003.

Gilles Brenta l’impossible

 

GILLES BRENTA L’IMPOSSIBLE

par Dominique Rabourdin

                                                                                             06 Septembre 2017

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   À Christine       

Gilles Brenta  est né le 29 novembre 1943 à Uccle, en Belgique. Son père souhaite l’orienter vers la carrière diplomatique. Il préfère peindre, dessiner et fuit l’université pour fréquenter l’atelier du peintre Maurice Boel. Il réussit le concours d’admission à la très sélective École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre, où il rencontre en 1967 sa future femme, Christine Wendelen. C’est une période d’apprentissage où il est furieux, où il invente tout, où il ne lit pas. Le premier écrivain à l’intéresser sera, après, Witold Gombrowicz. Il écrit un peu, des poèmes, en publie, est acteur au Living Theater, à Bruxelles et Amsterdam, et dans quelques films, commence à exposer et travaille comme décorateur pour le théâtre et le cinéma.

À La Cambre il s’est lié avec un étudiant en architecture, Yves Bossut, peintre et ami d’enfance de Tom Gutt, le chef de file, depuis la fin des années 50, du petit groupe de jeunes gens engagés dans un surréalisme violent, un surréalisme de combat. En 1973, il expose à la galerie Aquarius. Sa peinture est l’une des plus déroutantes et des moins esthétisantes que l’on connaisse. Gutt lui achète plusieurs tableaux. C‘est le début de leur amitié.

Gutt admire avant tout Paul Nougé, l’homme qui écrit à André Breton, dès 1929 : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous, dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent ». Du « surréalisme belge », Nougé est la référence absolue, celui qui le premier proclame l’importance de Magritte, en refusant de ne voir en lui qu’un un simple « peintre », donc cesse de s’y intéresser quand il est rattrapé par le marché de l’art : la pire des trahisons. Gutt est lié de profonde amitié avec certains des anciens compagnons de Nougé et Magritte, Louis Scutenaire, Irène Hamoir et Marcel Mariën et leur fait rencontrer Gilles. Il a 30 ans quand il rencontre ces « grands personnages », devient leur ami, participe à leurs entreprises, à leurs publications, aux mêmes revues, Phantomas, Les lèvres nues, Le Vocatif… L’histoire du surréalisme en Belgique est celle d’une succession de rencontres, un fil continu. La « leçon » de Nougé – et avant lui, déjà, celle de Jacques Vaché : « Nous n’aimons ni l’Art ni les artistes » – passe par Scutenaire, Mariën, Gutt, jusqu’à Brenta, qui jamais ne s’est considéré ni ne se considérera comme « peintre » ou « artiste ». « On le voit surtout ne pas peindre », admire Gutt qui, à partir de 1976, l’expose à la Galerie La Marée, à Bruxelles. « Des tableaux chausse-trappes », remarque Irène Hamoir. Il travaille par séries, à intervalles parfois longs, sans jamais faire de concessions, toujours dans une totale liberté. Contrairement à Magritte, pour qui les titres sont déterminants, il se refuse systématiquement à en donner à ses œuvres, pour les préserver de toute tentative d’interprétation. Tom et Claudine Jamagne Gutt, Louis Scutenaire et Irène Hamoir, Marcel Mariën, Jean Wallenborn, Michel Thyrion, André Thirion, Gaston Puel  et Bernard Noël préfacent ses expositions. Gilles illustre leurs livres, et parfois les édite, à l’enseigne, créée avec Christine Wendelen, des Trois petits cochons,

Poète, collagiste, peintre, dessinateur, sculpteur ET forgeron, maçon, menuisier, tourneur sur bois, Gilles Brenta  sait tout faire. Ill travaille de plus en plus comme décorateur, pour la publicité et la télévision – Télé-Chat, avec Roland Topor et Henri Xhonneux, 234 épisodes entre 1983 et 1985. Il produit et réalise des documentaires, Le Jeu des figures, sur Denis Marion, Le défilé des toiles, sur les peintres « pompiers » (avec Claude François) et en 2001 (avec Dominique Lohlée), L’ami fantastique, trois journées avec Noël Arnaud, le film où il va le plus loin, qui deviendra un véritable film culte. Arnaud avait exposé chez lui, à Pen du Tarn, les très impressionnants tableaux de la série L’Étendue des Dégâts. Leur complicité est forte. Ils réalisent plusieurs livres ensemble.

En 1993, Christine et lui découvrent sur les hauteurs de l’Aveyron un petit hameau de tailleurs de pierres et d’éleveurs de brebis, L’Hôpital. Il aurait pu dire, comme André Breton dans l’éblouissement de Saint-Cirq-La-Popie : « J’ai cessé de me désirer ailleurs ». Ils décident de quitter Bruxelles et d’y vivre. Ils passent des années à le réhabiliter et l’embellir. L’étendue des travaux – L’Hôpital comprend sept bâtiments laissés à l’abandon – constitue un défi à sa mesure. IL devient au fil des années un lieu étonnant où il fait bon vivre, avec sa « Mairie », une « salle de bains municipale », une maison au nom de chacun de ses deux enfants, Julie et Loup, une « salle des fêtes André Breton », une « Place Louis Scutenaire », une « rue Dada », une « Fontaine Irène Hamoir », un « parc Tanguy » et beaucoup de livres. L’ancienne étable est transformée en « Bar du lendemain » (en référence au roman de Ribemont-Dessaignes). Tom Gutt, Christine et Gilles y éditent un journal, l’Écho du Var et de l’Aveyron réunis, « quotidien d’art et de poésie ne paraissant pas le dimanche », 373 numéros de 1997 à 2002.

Il peint de temps en temps, invente des objets. Son choix de vivre à l’écart le tient éloigné de l’actualité artistique, dont il ne se soucie guère, mais ses œuvres sont régulièrement montrées dans des expositions anthologiques sur le surréalisme belge. En 2008 Roger Roques, l’animateur de la librairie – galerie Loin-de-l’œil, à Gaillac, lui permet de réaliser mieux qu’un accrochage : l’installation d’un Petit Musée Brenta  qui rassemble ses peintures, dessins, sculptures, objets, films, et publications. Ce qui pouvait sembler hétéroclite montre sa cohérence. En 2015 la même galerie expose ses Sabotages : le sabot de bois des paysans devient le personnage d’une saga en 32 épisodes et se transforme au gré de son imagination en avion, en bateau, en moulin à vent, en chausson de danse, en violon, en cheval de Troie, en dinosaure, en gladiateur sorti d’un tableau de Chirico  pour vivre de fabuleuses et jubilatoires aventures. Un tour de force.

La maladie ne lui permet pas de continuer à travailler. Il meurt le 21 juillet 2017.

Il était membre de l’Association des amis de Benjamin Péret. Comme souvent ses amis belges, il plaçait Péret très haut, plus haut que Breton. Il avait beaucoup en commun avec lui : la révolte, l’amour de la poésie, la constante imagination, la rudesse apparente, la générosité, la fidélité en amitié. En 1925, Pierre Naville avait consacré un bel hommage (1) à celui qui était, pour ses proches, « Benjamin l’impossible » :

« Péret, quant à lui, ne collectionnait pas les hommages, les marques de déférence ou les cris d’admiration. Il ne respirait pas les promesses ; plutôt un déjà météore infrangible ; Breton m’avait d’emblée invité à voir en lui toute autre chose qu’un écrivain à la recherche d’un public ; plutôt un être qui voulait en découdre sans tarder ; sans souci de sa personne. Il avait en effet, plutôt que tous autres, le sens de l’imprévu, de l’attaque, de l’objectif, de l’obstacle à vaincre […] Dans ces années où la bêtise et la vulgarité semblent avoir la main mise sur les poètes, on compte les hommes dont la destinée cache autre chose qu’une carrière honorable… »

Que de tels mots puissent, il me semble, s’appliquer ainsi à Gilles Brenta, donne une haute idée de l’homme incapable du moindre compromis, absolument intègre et magnifiquement libre que nous saluons avec respect et admiration.

1 ; Publié par Philippe Soupault dans La Revue Européenne, repris dans son livre de mémoires, le Temps du surréel et en préface au tome 2 des Œuvres complètes de Péret.

 

 

La spontanéité poétique chez Tzara

La spontanéité poétique chez Tzara

Marius Hentea

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Que peut-on apprendre d’un philosophe contrarié ?

À quoi nous ont-elles servi les théories des philosophes? Nous ont-elles aidé à faire un pas en avant ou en arrière? Où est « avant » où est « arrière » ? … Ce que nous voulons maintenant c’est la spontanéité. Non parce qu’elle est plus belle ou meilleure qu’autre chose. Mais parce que tout ce qui sort librement de nous-même sans l’intervention des idées spéculatives, nous représente1.

Dans cette intervention donnée à Weimar en 1922 et qui fait office d’oraison funèbre du mouvement Dada, Tristan Tzara désigne la spontanéité comme élément central du mouvement Dada, comme il le faisait dans son fameux manifeste de 1918. Par ailleurs, il affirme en 1923 :

Dada a été une aventure purement personnelle, la matérialisation de mon dégoût. Peut-être a-t-il eu des résultats, des conséquences. Avant lui, tous les écrivains modernes tenaient à une discipline, à une règle, à une unité. … Après Dada, l’indifférence active, le je m’enfoutisme actuel, la spontanéité et la relativité entrèrent dans la vie2.

Une des contributions les plus célèbres de Tzara à la littérature, « Pour faire un poème dadaïste », consiste en une série d’instructions détaillées qui ressemblent à une recette : découper un article de journal, mettre les mots ainsi découpés dans un chapeau et les en ressortir un par un pour assembler un poème qui, au final, « vous ressemblera3 ». Ce jeu de hasard produit un résultat « spontané », si l’on tient compte de l’étymologie du terme, issu du latin sponte, qui signifie « par soi-même, selon sa propre volonté » et qui est proche de spondeo, qui signifie « garantir, s’engager à » mais aussi de pendo (« peser »), tous partageant la racine indo-européenne spen (à l’origine du verbe anglais to spin, qui signifie « faire tourner »). Ces étymologies ne sont pas anodines : quand Tzara demande au poète de recopier « consciencieusement » les mots, il sous-entend que le résultat obtenu par le fruit du hasard doit être respecté et non modifié pour correspondre à une esthétique préétablie.

Cependant la spontanéité en tant que doctrine poétique reste problématique, d’autant que ce n’est certainement pas le premier terme qui vient à l’esprit pour décrire la poésie de Tzara, qui n’a jamais écrit de poésie spontanément, et encore moins en appliquant sa fameuse recette. En fait, ce qu’il sous-entend en proposant la manière la plus arbitraire qui soit d’écrire un poème, c’est que toutes les doctrines poétiques reviennent à la même chose. Même dans un poème simultané comme « L’Amiral cherche une maison à louer », Tzara soigne la composition et adapte avec précision la tonalité du discours qu’il met dans la bouche des différents personnages (Janco sur un mode mélodique et Huelsenbeck plus pompier). Quant aux soirées organisées par Dada, elles donnaient certes une impression de chaos et de tumulte, comme le résume Tzara lui-même à propos de la Soirée Tristan Tzara à la Zunfthaus zur Meisen en juillet 1918 : « Manifeste, antithèse thèse antiphilosophie, Dada Dada Dada Dada spontanéité dadaïste dégoût dadaïste rires poème tranquillité tristesse la diarrhée est aussi un sentiment guerre les affaires élément poétique4 ». Cependant, ce type d’événement faisait l’objet d’une organisation rigoureuse, au point que d’autres dadaïstes se plaignirent du fait que toutes les soirées répétaient inlassablement la même formule.

Pour en revenir à la recette de Tzara, intéressons-nous à ce qu’il entend par « le poème vous ressemblera5 », idée également présente dans la citation en début du présent article, quand Tzara affirme que « tout ce qui sort librement de nous-même sans l’intervention des idées spéculatives, nous représente ». L’idée que la spontanéité « ressemblera » au lecteur et/ou au poète potentiel est capitale en ce qu’elle permet de comprendre pourquoi la spontanéité tint une si grande place dans la théorie poétique de Tzara à partir des années Dada et jusqu’à la fin de sa vie. On pense par exemple à l’essai critique le plus conséquent de Tzara sur la poésie, « Essai sur la situation de la poésie », paru dans l’édition de décembre 1931 de la revue Le Surréalisme au service de la révolution : Tzara y sous-entend que la « poésie-moyen d’expression » est reliée au « penser dirigé » et affirme que la « poésie-activité de l’esprit » est quant à elle le produit du « penser non dirigé », qui consiste en « un enchaînement, en apparence arbitraire, d’images : il est supra-verbal, passif, et c’est dans sa sphère que se placent le rêve, le penser fantaisiste et imaginatif ainsi que les rêveries diurnes6 ». Si Tzara emprunte à Carl Jung la catégorisation « penser dirigé / penser non dirigé », on en trouve déjà l’application en poésie dans les attaques de Dada sur l’organisation des sens et le rationalisme de la « poésie-moyen d’expression », qui entrave la spontanéité et réduit le langage à une expression à fin sociale.

Les catégories qu’utilise Tzara impliquent une certaine simplicité : « il n’y a que deux genres … le poème et le pamphlet7 », affirme M. Aa. Cependant, « Essai sur la situation de la poésie » ne saurait être réduit à un simple exposé théorique : il s’agit également d’une tentative pour comprendre l’émergence d’un certain type de poésie à travers des épisodes historiques, ce qui conduit Tzara à dater de la période romantique les débuts de la poésie-activité de l’esprit. Pour Tzara, la poésie n’est pas tant une forme littéraire qu’un mode d’être, comme en atteste ce regard rétrospectif sur Dada :

Le langage, sous l’angle des rapports humains, a été pour Dada un problème et un constant souci. À travers cette activité tentaculaire et dispersée que fut Dada, la poésie est harcelée, insultée et méprisée. Une certaine poésie, il faut le préciser, la poésie-art, basée sur le principe que la beauté est statique. Dada lui opposait un état d’esprit qui, malgré son anti dogmatisme de principe, était en mesure de démontrer que tout est mouvement, constant alignement sur la fuite du temps.

Si Dada n’a pas su se dérober au langage, il a cependant constaté les malaises que celui-ci provoquait et les entraves qu’il mettait à la libération de la poésie. La désorganisation, la désorientation, la démoralisation de toutes les valeurs admises étaient pour Dada d’indiscutables directives. Le dégoût et la spontanéité devinrent les principes directeurs de la création artistique. Pour Dada, la poésie n’a pas de fin en soi8.

Ainsi, pour Tzara, la poésie n’est pas une fin en soi : elle vit tant qu’elle tisse un lien intime avec un public et un contexte social plus larges. On note également chez Tzara un désir de supprimer les frontières entre différents types de création artistique, en insistant sur le fait que la poésie est partout : « Il est parfaitement admis aujourd’hui qu’on peut être poète sans jamais avoir écrit un vers, qu’il existe une qualité de poésie dans la rue, dans un spectacle, n’importe où9 ». En d’autres termes, la poésie réside dans « la vie quotidienne » et non dans « la beauté statique et immuable10 ». Ce sont l’individualisme et l’esprit de compétition qui caractérisent la société capitaliste moderne qui ont éloigné la poésie de la vie elle-même, et les poètes ont eu tort de penser que les innovations formelles, qui restent superficielles, pouvaient passer outre cet état de fait.

Si les réflexions ci-dessus s’en tiennent à une vision relativement abstraite de la spontanéité poétique, la notion prend toute son ambivalence si l’on considère que le corpus poétique le plus significatif de Tzara fut produit dans une seconde langue, qu’il n’a maîtrisée qu’à l’âge adulte. Enfant et jeune adolescent, Tzara fut exposé à un certain nombre de langues, parmi lesquelles le roumain, sa langue maternelle, le yiddish, que ses coreligionnaires parlaient dans les rues de sa ville natale de Moinești, l’hébreu, langue d’instruction au même titre que le roumain dans la première école qu’il fréquenta, des langues modernes comme le français, l’allemand et l’italien, sans oublier les lettres classiques en latin et grec. Le français était à l’époque la langue de choix pour les élites roumaines. Ainsi, Benjamin Fondane observe que la Roumanie n’était, intellectuellement, « qu’une province du paysage français11 », qui avait besoin de la culture française pour passer « de la vie instinctive, presque inconsciente de l’esprit, à la vie de l’intelligence12 », comme l’écrit un intellectuel roumain de la fin du siècle dans une thèse de doctorat pour l’École Normale Supérieure. Les bulletins scolaires du jeune Tzara le révèlent cependant meilleur germaniste que francisant (certaines années, il obtint tout juste la moyenne à ses examens de français).13 À l’Université de Bucarest, il suivit un cours de littérature italienne moderne, dont il ne passa en revanche pas l’examen final, convaincu que le professeur les avait insultés, lui et un de ses camarades.14 À Zurich, c’est en allemand (et non en dialecte suisse-allemand, par contraste avec les habitants du cru) que Tzara communiquait avec les autres dadaïstes. Si le multilinguisme faisait partie intégrante du mode de fonctionnement de Tzara et constituait une des caractéristiques des textes et des performances dada, il manquait toutefois à Tzara un réservoir d’associations linguistiques inconscientes (ou spontanées ?) en français dans lequel puiser, ce qui fait de la spontanéité linguistique un horizon quasi-inatteignable. Si la majeure partie de la poésie de Tzara en langue roumaine porte les traces de l’influence française (le poème « Soră de Caritate » tire par exemple directement son titre des « Sœurs de Charité » de Rimbaud, et l’on trouve des strophes entières en français dans d’autres poèmes de Tzara), le français était une langue étrangère qu’il avait consciemment apprise et que son cerveau avait classée dans un espace séparé :

la maison aux narines d’or

est remplie de phrases correctes15

Si le poème constitue une critique des maisons bourgeoises, les archives de la Bibliothèque Doucet comportent un certain nombre de documents datant de la période zurichoise dans lesquels on constate que Tzara avait recopié des « phrases correctes » françaises. Ces mots et expressions, constitués en listes et mis de côté pour être utilisés plus tard, ont sans doute particulièrement frappé Tzara. Le format de la liste, avec des éléments a priori disjoints, que ne raccorde entre eux aucune syntaxe, semble avoir inspiré plusieurs poèmes de Tzara, parmi lesquels « Raccroc », dont voici un extrait particulièrement révélateur du mode de fonctionnement pseudo-spontané de l’écriture poétique de Tzara :

le larynx homme seul

au regard fixe

mets sur la fleur

l’accent circonflexe16

En l’absence de ponctuation et de cohérence syntaxique, les différents éléments sémantiques et grammaticaux du poème peuvent être compris et composés ou recomposés à l’envi par le lecteur : l’ambiguïté autour du mode (indicatif ou impératif) et du sujet de la forme verbale « mets » permet de construire des images qui disent toutes quelque chose de la création poétique elle-même : le larynx (organe littéral de la parole) est-il la métonymie de cet homme seul au regard fixe, variation sur la figure stéréotypée du poète romantique, qui contemple un champ de fleurs (des jonquilles, au hasard, pour reprendre le topos de Wordsworth) ? Qu’en est-il de l’ornementation de la fleur par l’accent circonflexe ? Doit-on y lire une volonté de transformer la nature par le verbe ou une simple variation ludique sur des mots français qui ont frappé, par leur étrangeté même, l’imagination du poète roumain ? Ces questions restent bien sûr ouvertes, mais si l’on regarde l’ensemble de la poésie dada de Tzara, l’impression qui s’en dégage ne trahit pas tant la spontanéité qu’un désordre « désorganisé » de façon calculée et consciente.

À l’origine de l’intérêt de Tzara pour la spontanéité, on trouve sans aucun doute l’idée que celle-ci constitue la seule manière d’échapper à une culture devenue mortifère, malade, malsaine, comme le dit Hugo Ball :

Notre cabaret est un geste. Chaque mot qui y est parlé et chanté y dit au moins ceci : que cet âge de l’humiliation n’a pas réussi à gagner notre respect. Et que possède-t-il qui pourrait être respectable ou admirable ? … Les massacres grandioses et les exploits cannibales ? Notre bêtise spontanée et notre enthousiasme pour l’illusion les détruiront17.

Hors de question, dès lors, d’écrire selon des règles imposées par les tenants d’une culture morte. Il faut que l’écriture surgisse librement du corps même du poète, comme l’affirme Tzara dans un entretien avec René Crevel : « J’ai toujours pensé que l’écriture était, au fond, sans contrôle, qu’on eût ou non l’illusion de ce contrôle, et j’ai même proposé en 1918 la spontanéité dadaïste, qui devait s’appliquer aux actes de la vie18 ». C’est un ménage littéral des restes de cette culture morte que propose Tzara dans son Manifeste de 1918 (« balayer, nettoyer » sont des termes qu’il emploie), dans lequel la « spontanéité dadaïste » est posée en principe fondateur de Dada au même titre que le « dégoût ». La spontanéité comme le dégoût sont ancrés dans la corporalité, et toutes les références que fait Tzara à la spontanéité sont intimement liées au dégoût et réaffirment la primauté du corps, soit dans les mains qui découpent l’article de journal ou qui secouent le chapeau, soit dans l’idée que la spontanéité est quelque chose qui « coule librement », soit dans l’action même de balayer. Le lien entre spontanéité, dégoût et corporalité saute aux yeux la première fois que Tzara applique sa recette mot-papier-ciseaux devant un public parisien lors du Premier Vendredi de Littérature le 23 janvier 1920. Quand Tzara monte sur scène pendant la seconde moitié de la soirée, il applique sa recette à un discours prononcé à l’Assemblée par Léon Daudet, député d’extrême-droite et corédacteur de l’Action française. Spontané en apparence, le geste est parfaitement calculé pour mettre en scène le corps étranger (Tzara) qui met en pièces, littéralement, la rhétorique nationaliste de Daudet. Tzara avait compris que c’était son propre corps qui capterait l’attention du public. Plutôt que de penser la spontanéité comme principe poétique abstrait, Tzara la relie intimement à la réaction du corps face aux déformations et aux difformités de la culture. Ce corps-là n’est pas sans lien avec un contexte social plus large : dans son essai de 1931, Tzara rejette toute idée d’autonomie poétique en affirmant que « l’œuvre dite d’art, à toute époque, reflète un fait historique qui est engendré par les rapports sociaux et économiques19 ».

Cet accent mis sur le corps physique mais également sur le contexte social plus large nous ramène aux années de formation du jeune Tzara, et nous conduit à nous interroger sur la discipline sociale qui s’est appliquée au corps de Tzara pour s’intégrer à une ou plusieurs cultures. Que peut-il rester de spontané quand il s’agit de s’intégrer à une culture qui se définit elle-même par opposition à d’autres cultures perçues comme dominantes ? Que faire alors de la spontanéité au sein d’un champ culturel qui peine à se définir lui-même ? Que signifie pour un poème le fait d’être considéré comme une émanation du corps du poète plutôt qu’un corpus linguistique ?

S’il est bien une donnée centrale dans l’enfance de Tzara, c’est qu’il est né (et fut identifié comme) juif. Même en appartenant à une famille non pratiquante (son père s’enregistra comme « athée » quand il obtint son passeport dans les années 1920) et en parlant le roumain à la maison, être né juif n’en impliquait pas moins une large gamme de conséquences administratives, juridiques et culturelles. Moins qu’une appartenance religieuse choisie (et dans le cas de Tzara et de sa famille, même sans allégeance spirituelle), la judaïté est considérée comme une caractéristique raciale : il suffit que le « corps » soit considéré comme juif pour que l’État le dépossède des droits et privilèges de la citoyenneté. En 1896, année de naissance de Tzara, seuls trois des enfants nés dans une famille juive de Moinești étaient citoyens roumains ; les autres, comme Tzara, n’étaient « sous la protection d’aucun État étranger20 ». En d’autres termes, des corps flottants, sans attaches, ou en tout cas pas attachés à un État unique. Cependant, cette absence d’attaches n’apportait pas non plus de véritable liberté, étant donné que le fait d’être ainsi isolé du corps social dominant entraînait une certaine vulnérabilité. En Roumanie, un appareil législatif très contraignant empêchait à l’époque les non-citoyens (et donc, les juifs) d’acquérir des biens fonciers à la campagne ou de fréquenter les écoles publiques gratuites, entre autres mesures discriminatoires. Des pogroms eurent lieu, dont certains près de Moinești, et la révolte des paysans de 1907 (pendant laquelle près de 10 000 personnes furent tuées par les autorités) a pour origine l’insatisfaction causée par un gestionnaire agricole juif (le grand-père de Tzara gérait lui aussi une exploitation forestière). La croissance démographique rapide de la minorité juive était source de tensions, notamment à cause de sa concentration en ville (dans un pays à la population encore rurale à 90 pourcent) et de la spécificité culturelle du « peuple du livre » dans un pays caractérisé par l’illettrisme de masse. Un des sentiments populaires à l’époque était que les juifs urbains étaient « étrangers à la culture de la terre » et donc qu’ils avaient pas la capacité de représenter correctement la culture roumaine « authentique21 », essentiellement paysanne. L’influent journal littéraire Convorbiri literare alla jusqu’à affirmer que « l’infiltration étrangère » constituait « le problème capital de l’histoire contemporaine22 » roumaine. A. C. Cuza, professeur à l’Université de Iași, à l’Est du pays, ne mâcha pas ses mots non plus : « Éliminer les juifs du domaine de la culture – voilà la question existentielle pour nous23 ». La revue Critica, éditée par des juifs, fit d’ailleurs remarquer qu’une « muraille » de « haine désarmante24 » s’était dressée entre la culture roumaine et les écrivains juifs.

Ainsi, il était quasiment indispensable pour les auteurs juifs roumains de dissimuler leur identité pour toucher un public plus large. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que Samuel Rosenstock eût adopté un pseudonyme international comme Tristan Tzara. Dans « Sœur de Charité », il joue en quelque sorte à ne pas être juif :

Je suis le chrétien orthodoxe

Je suis couché dans mon lit et je me demande s’il faut beau dehors

Ma souffrance est ordonnée par rangées

Divisées en images qui deviendront pensées

Cette nuit si elle était pareille à celle d’hier

Je vais pleurer doucement dans mon oreiller, peut-être vais-je mourir et

souffrirai25

La conclusion du poème (l’image du poète transformé en une sorte de Hamlet qui sanglote en silence dans son oreiller) démontre que cette conversion est impossible. En d’autres termes, on pourrait dire que les premières tentatives du jeune poète pour se libérer par son art ont été gâchées par sa conscience du fait que l’idéal poétique parnassien ne pouvait en aucun cas s’appliquer à un jeune juif en Roumanie, car sa production poétique serait toujours lue au regard d’une politique culturelle odieuse niant tout statut aux juifs de Roumanie, et en premier lieu celui de citoyens roumains. La première incursion de Tzara dans le domaine de la culture lettrée (la revue Simbolul, qu’il créa au lycée avec Marcel Janco et Ion Vinea), fut traitée de « ridicule » et même « franchement odieuse » par le magazine à tendance nationaliste Viața romaneasca : « Il y a là un manque de solidarité humaine, une étrangeté [instrăinare] coupable… une forme d’abandon moral dont nous, dans ce pays, ne voulons pas croire qu’ils puissent être excusés par l’originalité26 ». Ce ne sera pas la dernière fois que Tzara est accusé d’être un étranger qui cherche à porter atteinte à l’intégrité d’une culture nationale : le terme instrăinare, formé à partir du mot străin, qui signifie « étranger », désigne le fait de devenir étranger. Mais c’est précisément ce type de controverse que les jeunes éditeurs de Simbolul semblaient rechercher : le premier numéro de la revue publia un article signé par Emil Isac (qui débuta sa carrière dans une revue hongroise) déclarant fièrement sa propre décadence et attaquant violemment l’intellectuel le plus en vue de l’époque et saint patron des nationalistes, l’historien Nicolae Iorga27. Tzara se montrait donc déjà prêt à attiser la polémique au nom de l’art, art qui plus est politisé dès le début et solidement ancré dans un contexte de débats culturels houleux. Ici la spontanéité et l’originalité sont supplantées par le besoin de créer le scandale ; cependant le résultat final ne fut lu qu’à travers le prisme du corps physique (juif ou hongrois) des créateurs.

Autre facette de la spontanéité corporelle à cette époque : l’autonomie culturelle. La présence des juifs en Roumanie était considérée à ce point comme un problème parce qu’elle était reliée à une autre question plus large : comment un petit pays sous-développé et caractérisé par un illettrisme généralisé pouvait-il se créer une culture propre ? Si en Europe occidentale le modernisme est associé à l’aliénation de l’artiste par rapport à la société ainsi qu’à une distance et un sentiment de supériorité nés de la démocratie de masse et de l’économie de marché, en Roumanie la littérature était nécessairement politique car la culture elle-même était politisée. Comme le note A.C. Cuza : « Les nations n’existent qu’à travers leur culture28 ». Quant à Nicolae Iorga, il écrit dans Sămănătorul : « Il faut qu’une nouvelle ère culturelle commence pour nous. Il le faut, sans quoi nous mourrons29 ». Ce type de déclaration conduisit un critique littéraire à commenter ainsi les enjeux démesurés de la politique culturelle : « La culture et l’acculturation sont devenues les piliers d’une politique toute entière, une panacée potentielle pour tous les problèmes sociaux et nationaux30 ». Dans « Sœur de Charité », un Tzara sarcastique écrit : « Mon cœur s’élève, et je lis un livre de sagesse31 ». Même si ces enjeux et leur dramatisation semblaient ridicules aux yeux d’un jeune poète, il n’en reste pas moins que la littérature et la critique littéraire ne se contentaient pas à l’époque de refléter la société, mais constituaient des agents actifs de changement social, créant ainsi une dynamique curieuse dans le champ littéraire roumain, où tout texte était systématiquement instrumentalisé par les uns ou les autres. En d’autres termes, aucun texte ne pouvait se lire seul, et tous les appels à libérer la littérature de la tyrannie du social (dont Tzara n’a pas pu manquer d’avoir connaissance tant certains de ces manifestes étaient virulents, préfigurant ainsi à certains égards la période Dada) étaient eux-mêmes totalement ancrés dans la grille nationale de signification culturelle de la littérature.

Un des arguments-clés avancés par tous les participants au débat pendant cette période est que les modèles culturels étrangers ont fini par étouffer tout ce qui est roumain, rendant toute contribution spontanée ou originale impossible, non seulement en littérature, mais également dans tous les aspects de l’organisation sociale. On peut ainsi lire en 1905 dans un magazine de Bacău :

Nous les Roumains, nous nous contentons de faire tout ce que font les autres. Ainsi nos lois, nos professions libérales et nos commerces ne sont que des imitations des autres. Nous ne faisons rien de neuf de nous-mêmes. Nous n’avons pas tiré profit de notre expérience et nous l’avons ignorée. Nous n’avons cherché qu’à imiter et nous valorisons tout ce qui est imitation parce que cela provient d’autres, qui sont plus intelligents que nous : les étrangers. Voilà une croyance erronée et très dommageable pour l’innovation roumaine.32

En d’autres termes, aucune originalité n’est possible si l’on suit un modèle établi par d’autres. Voilà un point sur lequel s’accordent tous les participants à la Kulturkampf : les conservateurs considérant que tout modèle étranger, en particulier français, étouffe la culture nationale, tandis que même les modernisateurs sont prêts à admettre que les modèles étrangers ont besoin d’être adaptés au contexte roumain.

Malgré le fait que la culture était à bien des égards une culture de deuxième main, entièrement importée de l’étranger et donc dépourvue d’autonomie, il existait des innovateurs qui recherchaient l’originalité à tout coût. En 1908, le premier numéro de la revue Revista celorlalți (« La revue des autres »), qui comprenait notamment un article sur Lautréamont (à une époque où ses textes étaient difficiles à trouver en France), appelait à « l’abandon des formules que nous avons apprises de nos anciens » pour aller vers « ce qui est nouveau, étrange, bizarre même33 ». Pour certains critiques, ce type de déclaration est problématique :

Nous avons trop joué avec les formules esthétiques. Nous avons estimé qu’il suffisait d’emprunter un dogme à un artiste ou un penseur et de le lancer comme une nouveauté dans ce pays, parce qu’à ce moment-là, par un coup de baguette magique ou par génération spontanée, des poètes, conteurs, dramaturges et romanciers, toute une littérature enfin naîtraient de cette formule nouvelle34.

Ici la spontanéité est liée à une « formule nouvelle » qui inspirerait toute une école littéraire, mais avec l’inconvénient de finir par se transformer en dogme. C’est sans doute la raison pour laquelle Tzara a toujours catégoriquement refusé que le mouvement Dada se résume à une série de codes, de maximes ou de principes et qu’il a insisté pour que Dada reste un « état d’esprit », ou, pour le dire à sa façon, que les vrais dadaïstes étaient fondamentalement anti-dada. Si l’on a pu entendre dire ici ou là que Tzara était en vérité le plus influençable de tous les membres du Cabaret Voltaire, il avait en vérité déjà été exposé aux pressions diverses et variées de la vie littéraire à Bucarest. Et en Roumanie, les écoles littéraires bénéficiaient d’un prestige social certain, et faisaient l’objet de vives critiques de la part des amis proches de Tzara. Dans un article de mars 1914 sur le simultanéisme, doctrine qui viendrait à jouer un rôle important dans le dadaïsme de Zurich, Ion Vinea, ami proche de Tzara, affirme ainsi que les mouvements littéraires sont hostiles à l’art, qui ne devrait être affaire que « d’individualisme » et de « talent35 ». Tel était également le point de vue d’un autre collaborateur de Simbolul, Emil Isac, qui écrit que « le Futurisme n’est pas la maladie de Marinetti seul ; c’est la maladie de toute la littérature contemporaine. Aujourd’hui, il n’y a en littérature aucun respect pour l’individualité, parce qu’elle a été remplacée par de la promotion et des « écoles » … la conscience de l’artiste disparaît, parce qu’à sa place apparaissent les mouvements X ou Y36… »

« La pensée se fait dans la bouche » : avec cet aphorisme, Tzara témoigne du lien organique chez lui, entre corporalité (le seul siège possible de la spontanéité ?) et création poétique. Cependant, impossible d’ignorer le contexte culturel et politique qui a informé la formation intellectuelle du jeune Tzara. Dans la Roumanie de sa jeunesse, la spontanéité poétique était canalisée de force, dans le contexte roumain, pour créer des écoles littéraires. Elle surgissait à partir d’une esthétique préétablie, de la même manière que les textes littéraires émergeaient à partir de modèles cultures préexistants. Si Tzara abhorrait ces schémas, il n’en avait pas moins un double désir pour Dada : être à la fois l’expression de la spontanéité individuelle de l’artiste et se constituer en mouvement artistique. C’est pourquoi Dada, pour Tzara, n’a jamais pu être ni défini ni entravé, comme il l’écrit dans « Les Dessous de Dada » : « Un jour ou l’autre on saura que avant Dada, après Dada, sans dada, envers dada, pour dada, contre dada, avec dada, malgré dada, c’est toujours dada37 ». Le dadaïsme était donc indéterminé et infiniment variable, en ce qu’il réagissait à une culture répugnante aussi bien qu’il la transformait tout en se transformant lui-même.

Traduit par Elise Trogrlic

1 Tristan Tzara, « Conférence sur Dada », Œuvres Complètes, éd. Henri Béhar (Paris, Flammarion, 1975-1991), 1 : 421.

2 « Tristan Tzara va cultiver ses vices », OC, 1 : 624.

3 « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer », OC, 1 : 382.

4 « Chronique zurichoise 1915-1919 », OC, 1 : 565.

5 « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer », OC, 1 : 382.

6 « Essai sur la situation de la poésie », OC, 5 : 16.

7 « Prosélyte à prix fixe », L’Antitête, OC, 2 : 268.

8 « Essai sur la situation de la poésie », OC, 5 : 18, 20.

9 « Essai sur la situation de la poésie », OC, 5 : 9.

10 « Essai sur la situation de la poésie », OC, 5 : 12, 9.

11 Cité dans Ovid S. Crohmălniceanu, Evreii în mișcarea de avangardă Românească, ed. Geo Șerban (Bucarest: Editura Hasefer, 2001), p. 56.

12 Pompiliu Eliade, De l’influence française sur l’esprit public en Roumanie (Paris : Ernest Leroux, 1898), p. 11.

13 Sur l’éducation institutionnelle de Tzara, voir mon article « The Education of Samuel Rosenstock, or How Tristan Tzara Learned His ABCs », Dada/Surrealism, vol. 20 (2015) : web.

14 Cet épisode fait l’objet d’un traitement détaillé dans la biographie de Tzara que j’ai écrite, TaTa Dada: The Real Life and Celestial Adventures of Tristan Tzara (Cambridge: MIT Press, 2014).

15 « Un beau matin aux dents fermées », OC, 1 : 217.

16 « Raccroc », OC, 1 : 234.

17 Hugo Ball, Flight Out of Time: A Dada Diary, ed. John Elderfield, trad. Ann Raimes (Berkeley and Los Angeles : University of California Press, 1974), p. 61.

18 René Crevel, « Voici Tristan Tzara et ses souvenirs sur Dada », Les Nouvelles Littéraires, 25 octobre 1924, p. 5.

19 « Essai sur la situation de la poésie », OC, 5 : 21.

20 Voir Direcţia Judeţeană Bacău a Arhivelor Naţionale, inventar Stare Civila (Moinești), vol. 2 (1896).

21 A.C. Cuza, Naţionalitatea in artă: Principii, fapte, concluzii: Introducere la doctrina naţiponalistă-creştină, (Bucarest: Editura Cartea Romȃnească, 1927), pp. viii-ix.

22 « Insemnări privitoare la istorie culturii romȃneşti », Convorbiri literare, mars 1910, p. 1.

23 Cuza, Naţionalitatea in artă, p. 103.

24 « Chestia evreiasca », Critica, 10 avril 1910, 2.

25 « Sœur de Charité », OC, 1 : 60.

26 Cité dans Constantin Ciopraga, Literatura română între 1900 şi 1918 (Bucarest: Editura Junimea, 1970), 122-3.

27 Emil Isac, « Protopoii familiei mele », Simbolul, no. 1 (25 octobre 1912), pp. 2-4.

28 Cuza, Naţionalitatea in artă, p. 4 (c’est l’auteur qui souligne).

29 Sămănătorul, 18 mai 1903, cité dans Z. Ornea, Sămănătorismul, 2ème éd. (Bucarest : Minerva, 1971), p. 67.

30 Ornea, Sămănătorismul, p. 33.

31 OC, 1 : 60.

32 « Lipsa de inițiativă a Români », Răsăritul : Revistă pentru popor și școala, octobre 1905, p. 105.

33 Cité dans Geo Şerban, « Préludes à l’avant-garde chez les Roumains », Euresis : Cahiers Roumains d’Études Littéraires, nos. 1-2 (1994), p. 13.

34 Dimitrie Karnabatt, « Poezia Noua », Seara, 18 octobre 1910, p. 1.

35 Ion Vinea, « O Școala nouă: Simultaneismul, » Facla, 1 March 1914 ; dans Publicistică literară, éd. Constantina Brezu-Stoian (Bucarest : Editura Minerva, 1977), p. 109.

36 Emil Isac, « Probleme », Noua Revistă Romȃnă, 29 septembre 1913, p. 237.

37 OC, 1 : 588.

L’oro del tempo contro la moneta dei tempi… par Paola Dècina Lombardi

Compte-rendu du livre de Paola Dècina Lombardi, L’oro del tempo contro la moneta dei tempi. André Breton, Piuttosto la vita, Castelvecchi Editore, Roma, 2016, pp.410.

par Anna Lo Giudice.

[Télécharger ce compte-rendu]

Ce livre n’est pas une biographie d’André Breton, mais un portrait moral du fondateur du plus important Mouvement d’avant-garde du siècle passé  : le Surréalisme. Breton « Chercheur de l’or du temps » contre « la monnaie des temps », livre passionné et passionnant, par certains traits touchant, n’a pas un caractère strictement académique, mais il est sérieux et approfondi  ; écrit à la lumière de la correspondance inédite, enfin révélée cinquante ans après la mort de l’auteur.

Recherche in progress que celle de Breton, pendant laquelle l’or du temps prend des aspects variés, mais répondant toujours à un problème identitaire  : l’incipit de Nadja, le « Qui suis-je  ? » strictement lié au « Comment vivre la vie  ? ». C’est à travers la vie, glorifiée dès le début à plusieurs reprises que Breton peut découvrir et établir son identité  : une vie qui est voyage, expérience. Une expérience qui reflète non seulement sa formation littéraire, mais peut-être encore plus sa formation médicale psychiatrique avec la découverte fondamentale que la condition de pathologie mentale véhicule une forte potentialité lyrique. C’est auprès du Centre neurologique de la Salpétrière, à Paris, que Breton assiste à l’expérimentation de l’écriture automatique avec l’équipe de Babibski, un des assistants de Charcot.

Ce livre débute avec une interrogation (à laquelle vont suivre bien d’autres) sur l’actualité de Breton et de son Mouvement  ; tout le développement, bien argumenté, essaie d’y répondre. La vraie vie, à laquelle on accède par la surréalité, est une sorte d’actualisation du mythe de l’Âge d’or, comme nous indique le film surréaliste de Luis Buñuel, L’âge d’or contre « la boue du temps monétisé », inspiration même de ce livre de Paola Dècina Lombardi. Étiologie du temps de l’innocence, de la merveille, abondance, paix, justice et donc bonheur. Poursuite de la satisfaction du désir, espoir dans le changement alimenté par l’or de l’intériorité. Nouvel humanisme contre « le peu de réalité  ».

Retraçant les différentes étapes de cette recherche, l’auteur met l’accent sur le rôle politiquement engagé de Breton, tout en ne négligeant pas, comme déjà annoncé, sa formation et sa production, à commencer par le rapport privilégié qu’il a avec Paul Valéry, enfin clarifié grâce à l’accès à leur correspondance. André adolescent (sa rencontre avec Valéry date de 1914) s’identifie avec l’anticonformisme et la révolte contre la bourgeoisie des poètes symbolistes. Mais c’est surtout la fougue iconoclaste et antilittéraire de M. Teste qui le pousse à vouloir connaître l’auteur de cette intense prose. L’esprit anarchique symboliste accompagnera le fondateur du Surréalisme sa vie durant et ce n’est pas un hasard si à ses funérailles les anarchistes de France voudront participer avec une couronne de roses rouges, afin de rendre hommage à l’homme fougueux et généreux qui les a représentés le long du siècle.

Révolte est le diktat de cet adolescent qui se prépare à vivre prêt à risquer le tout pour le tout, initié par le poète lui indiquant le chemin de la grande « révolte de l’esprit ». Paul Valéry se revoit lui-même, tel auprès de son maître jamais oublié Stéphane Mallarmé. C’est ainsi qu’il accueille l’aspirant poète avec la générosité et l’honnêteté intellectuelles qui l’ont toujours distingué, malgré son inclination à ne pas faire de prosélytes. Valéry n’apprendra pas seulement à Breton les secrets de la technique poétique, mais l’aidera concrètement à trouver un emploi dans le monde culturel, pour subvenir à ses besoins matériels, cherchant en même temps à se faire l’intermédiaire entre les parents d’André, qui rêvaient pour leur fils d’une carrière bien établie de médecin. Avec l’auteur de La Jeune Parque, Breton parle du fonctionnement de l’esprit, des rêves, en apprenant aussi à être exigeant avec soi-même.
Valéry à ce moment-là est en train d’écrire le poème qui le rendra célèbre et le fera sortir du silence public tant apprécié par Breton. Perplexe devant les alexandrins de La Jeune Parque, il sera encore plus perplexe devant son idole qui opte pour la mondanité. D’ailleurs, comme Paola Dècina Lombardi le souligne, n’hésitant pas à mettre en relief les contradictions et les défaillances de Breton, il ne s’est pas montré à la hauteur de la générosité amicale de Valéry. Il s’affranchira bientôt de sa présence paternelle, car il réalise que leur vision de la modernité est fort différente. Quand, en 1925, Valéry est élu à l’Académie française, la rupture est définitive. C’est à ce moment-là que – j’ajoute personnellement ce détail qui ne figure pas dans le livre – Breton vend les missives valéryennes. Ce sera une grande douleur pour celui qui est devenu le poète officiel de la troisième République. Valéry, qui a cru à l’amitié en tant que valeur fondamentale de l’existence, se sent cruellement blessé.

Breton montre un intérêt précoce pour la peinture, confirmé par la rencontre avec Apollinaire. Dans le livre de Paola Dècina Lombardi nous trouvons des descriptions détaillées des différentes expositions surréalistes et de tous ses peintres. Apollinaire non seulement fait connaître à Breton le Cubisme et l’Art nègre, mais lui révèle une dimension nouvelle de la critique d’art, la nécessité de sortir de l’oubli les auteurs injustement oubliés et la bibliophilie. À partir de là, Breton se forme un goût sûr qui lui sera utile même pour son nouvel emploi auprès du couturier-collectionneur Jacques Doucet.

L’été 1918, Soupault lui fait découvrir Lautréamont « beau comme le monde  », qui lui fournira des points de repère essentiels pour la création de la poétique surréaliste. C’est avec ce même Soupault qu’il s’essaie pour la première fois à l’écriture automatique recueillie dans Les Champs magnétiques (1919). Il s’agit, comme il la définit lui-même, en faisant le bilan de son Mouvement dans les Entretiens avec André Parinaud, du premier ouvrage surréaliste  : se confier entièrement à la spontanéité et sonder les profondeurs de l’inconscient pour en tirer le métal précieux, l’or. L’or est en effet associé à la poésie et à la créativité, résultat d’une révolte qui concerne la logique et le langage traditionnels. C’est la première étape du « Chercheur d’or »  : Breton sait qu’il poursuivra désormais un idéal de vie sans compromis ni fléchissements. Dans une lettre à Doucet, il déclare s’intéresser à la question morale, aux moralistes et en particulier à Vauvenargues et à Sade, ne se doutant pas encore qu’il allait devenir un des principaux exégètes du Divin Marquis. Il attribue à la morale un rôle de conciliation. Grâce à la rencontre foudroyante, en 1916, avec Jacques Vaché, il découvre en lui l’incarnation du « Chercheur d’or » et la révélation de l’humour. Ensemble ils projettent une Anthologie de l’humour noir, qui ne sera réalisée qu’à la fin des années « 30 (Vaché entre-temps est décédé) et qui ne sera éditée qu’en 1945. La pratique de l’humour, à la façon de Flaubert, aurait servi non seulement à dénoncer l’hypocrisie, mais à la neutraliser.

Paola Dècina Lombardi analyse finement toutes les œuvres fruit de l’exaltante aventure spirituelle d’André Breton, réduisant l’importance de son adhésion au dadaïsme de Tristan Tzara. En 1921, le Procès Barrès coïncide avec le début de son éloignement progressif de Dada. Breton opte pour la positivité. Le premier Manifeste de 1924 déclare choisir la vie, la vraie vie qui passe par la surréalité. Changer la vie  ? C’est bien possible ! Ce premier manifeste est conçu comme une nouvelle Déclaration des droits de l’homme.

Les textes automatiques de Poisson soluble (1924) indiquent la possibilité de découvrir dans chaque chose le signe de l’amour. La femme est la clef de voûte d’un univers de bonheur. Dans L’Union libre (1931), Breton voit réalisé, grâce à la conjonction amoureuse, le dépassement des contraires (mythe de l’androgyne) et même dans ce cas le rôle privilégié est attribué à la femme. Son corps, avec sa flore enchanteresse, devient alors l’espace idéal à habiter. La femme comme source d’émotion, refuge et espoir. Même espoir donc dans l’amour qui seul donne un sens à la vie  : L’Amour fou (1937). Arcane 17 (1944-1947) prolonge la célébration de la femme. Inspiré par celle qui deviendra sa troisième femme, Élisa  : la femme reste la source de lumière, de merveille, de bouleversement qui permet d’accéder à la surréalité. Toutefois, la glorification de l’amour, comme de la vie avait débuté avec son premier chef-d’œuvre, Nadja (1928), que Paola Dècina Lombardi définit «  le seul roman de Breton  ». Déclaration que j’ai trouvée choquante, connaissant non seulement le mépris de Breton pour ce genre littéraire, mais sa plus totale non-considération, dès le début. Il me semble qu’on ne peut même pas parler d’anti-roman, puisque pour Breton le roman n’existe pas  ; impossible donc de faire quelque chose contre l’inexistant. Il fait, plutôt, dans ce livre, la chronique d’une rencontre où la fiction est complètement abolie, exception faite pour quelques omissions compréhensibles. La transparence devient le mot-clef. Les protagonistes ne sont nullement des personnages, mais des individus réels, désignés par leur propre nom. Réels sont aussi les lieux décrits avec un surcroît de vérité dont témoignent les photos, qui font partie intégrante du texte. Le livre s’écrit au jour le jour et magiquement se confronte avec des événements provoqués, dans une certaine mesure, par l’écriture elle-même. Étape essentielle dans la recherche de comment réaliser la surréalité, si ce n’est à travers le véritable amour rencontré par et grâce à l’écriture de ce même texte.

La situation politique, économique et sociale des années » 30 impose un engagement plus déterminé et devient une étape fondamentale de notre « Chercheur d’or ». Breton se demande dans quelle perspective diriger la révolution surréaliste pour garantir la justice sociale dans le plus total respect de la pensée et l’autonomie de l’art. Le communisme soviétique côtoyé à partir de 1927 par Breton et d’autres surréalistes a été une expérience décevante. C’est, en partie, à ce genre de question qu’essaie de répondre le Second Manifeste, avec des tons plus durs et plus agressifs par rapport à la joie initiatique et l’espoir du premier Manifeste. À propos de la difficulté qu’éprouve Breton à se retrouver dans une coalition ou un parti, Paola Dècina Lombardi se demande si ce n’est justement son attitude anarchiste de fond, qui ne lui consent pas de renoncer à son autonomie individuelle. À partir de là, l’auteur examine la participation surréaliste aux principaux événements politiques de l’époque, à commencer par le Congrès de l’Aear, en juin 1935.

En avril 1938, grâce à Saint-John Perse, le Ministère des Affaires étrangères confie à Breton une mission « culturelle » au Mexique. Il pourra ainsi connaître Trotski, Diego Rivera et sa femme Frieda Khalo, qui deviendra, comme chacun sait, un célèbre peintre surréaliste. La dissidence de Trotski l’attire pour différentes raisons, lui qui avait aimé non pas le Marx du Capital, mais celui des premiers écrits. On se demande alors s’il n’a pas été un peu naïf à l’égard de ce personnage, auquel il a attribué des idées libertaires qui ne lui appartenaient pas complètement. Toutefois, ensemble, sans que Trotski ne figure, et avec Rivera, il rédige le Manifeste pour un Art libre.

En pleine guerre, en août 1943, sort Le Surréalisme encore et toujours avec des inédits de Breton et Péret, des dessins de Picasso, Tanguy, Magritte, Brauner, Dalì. Au printemps 1941, Breton avait quitté l’Europe pour se réfugier aux États-Unis, faisant une étape à la Martinique en compagnie de Lévi-Strauss et de Masson. Avec ce dernier il écrit un dialogue créole, Martinique charmeuse de serpents, cependant, ce qui compte le plus, c’est la rencontre avec le poète et directeur de la revue Tropiques, Aimé Césaire qui lui transmet le sentiment de la « négritude » et renforce sa prise de conscience sur les abus du colonialisme. L’arrivée à New York n’est pas aussi exaltante  : le dynamisme productif de ce continent, l’abandon de la  part de l’ondine de L’Amour fou, Jacqueline Lamba, sa deuxième femme, qui emporte avec elle son enfant adoré, Aube, ne facilitent pas son intégration. L’arrivée de Marcel Duchamp en juin 1942, la présence à ses côtés de Matta et surtout la rencontre avec Élisa lui évitent une crise dépressive et seront source d’une inspiration renouvelée.

Le 25 mai 1946, Breton est de retour en France. Son idéal libertaire et égalitaire, qui ne suffoque pas l’individualisme, trouve son incarnation en Charles Fourier, auquel il consacre une Ode. Dans le recueil Poèmes (1945-1948), dont le titre indique l’essentialité atteinte, il confirme que la poésie de la vie est le vrai or du temps. Breton a raison  : le Surréalisme n’est pas mort, car son retour en France continue de susciter différentes attaques et polémiques. Entre octobre 1956 et le printemps 1959 Breton, avec Jean Schuster, lance une nouvelle revue, Le Surréalisme même, qui se concentre sur l’actualité politique et sociale dénonçant des arrestations arbitraires, perquisitions, gardes à vue d’intellectuels qui ont pris parti pour l’indépendance algérienne, etc. Breton, en effet, suit attentivement et soutient avec vigueur le Comité des Intellectuels contre le prolongement de la guerre. En même temps, il ne néglige pas les luttes ouvrières et les objecteurs de conscience. La dernière des grandes expositions surréalistes date du 15 décembre 1961, y participent des artistes provenant de dix-neuf pays et qui témoignent de l’irradiation du Mouvement dans le monde entier. Et, pour terminer son dernier livre, L’art magique, Breton a besoin de la collaboration de Gérard Legrand. Partant de l’art préhistorique, véhicule de la magie, on arrive au Surréalisme avec « la magie retrouvée  ». C’est l’histoire d’une « introspection dans les profondeurs de l’esprit  » et c’est aussi la dernière étape de l’héroïque recherche bretonienne de l’or du temps.

Dans ce remarquable travail de Paola Décina Lombardi, le paragraphe assez détaillé consacré aux films surréalistes ne mentionne pas le dernier chef-d’œuvre de Luis Buñuel, paru en 1977, cet obscur objet du désir. Il me plaît de le rappeler. Le grand cinéaste a voulu conclure son parcours artistique avec un dernier acte de foi dans le Mouvement de sa jeunesse avec un film, qui est son testament et qui reprend tous les tropes non seulement surréalistes, mais bretoniens  : tout d’abord le désir le plus profond et caché, « obscur  » justement, la fatalité de la rencontre, la femme enfant, la beauté convulsive, Mélusine, la misère du travail, l’aberrante normalité, le rêve, la fureur des symboles, le hasard objectif, le démon de l’analogie, la puissance de l’imagination, bref l’Amour fou. De même, étant donnée l’importance de la correspondance inédite présente dans le texte, j’aurais mis plus en relief le nom du destinataire des missives ainsi que la date. J’aurais aussi ajouté à la riche bibliographie les œuvres de Breton. On regrettera les nombreuses coquilles et la répétition de la même citation sur l’éros dans les pages 335 et 337.

Lecture d’autant plus importante puisque le livre de Paola Dècina Lombardi est basé non seulement sur de la correspondance inédite, mais aussi sur les interviews par elle effectuées au cours des années. Elle a en effet rencontré quelques témoins de l’extraordinaire aventure bretonienne  : Devarennes, André Masson, Michel Leiris, Alain Jouffroy, Aube Breton,  Enrico Baj, Jean Schuster, last but not least Elisa Breton. Ce livre, dont même les titres des sous-chapitres sont évocateurs (42, rue Fontaine  ; les séances fantastiques, fascination et risque  ; la poésie qui résiste, etc.) n’est pas une exégèse d’André Breton, car l’auteur se pose des questions, comme nous l’avons déjà souligné et notamment aussi sur la misogynie (bien que la femme soit glorifiée dans les écrits) non seulement de la part du fondateur du Mouvement, mais aussi de la part d’autres compagnons de route. De même, Paola Dècina Lombardi fait ressortir les contradictions comportementales de Breton, dans la sphère privée comme dans la gestion du Mouvement. Il est vrai, cependant, que le portrait du grand homme qu’a été André Breton ne serait sans elles ni complet ni authentique. L’auteur complète ce beau portrait moral en faisant ressortir l’attitude tendrement paternelle de Breton à l’égard de sa fille. D’ailleurs, en exergue figure un passage d’une interview d’Aube. Attitude attentive, aimante, mais aussi sévère et fortement pédagogique. Ce qui est encore plus touchant c’est que ce père si différent des autres a surtout tenu à transmettre à son enfant la beauté et la merveille de la vie. En somme, je peux affirmer que ce livre est passionnant, élevé et noble autant que le portrait tracé. Il nous offre la belle image suggérée par Alexandrian évoquant l’entrée triomphale de Breton, dans une salle de conférences, à son retour en France  : « un fauve majestueux  ».

 

À la recherche d’un nouveau langage par Hans T. Siepe et réponse de Anne Szulmajster-Celnikier

À la recherche d’un nouveau langage : réflexions et pratiques surréalistes
Hans T. Siepe :

[Télécharger les articles]

(Paris, 25 mars 2017)
La communication a repris et résumé les arguments exposés dans les chapitres

2.2. RÉFLEXIONS SUR LE LANGAGE ET RENOUVELLEMENT DU LANGAGE
2.3. JEUX DE MOTS DANS LE SURRÉALISME
2.4. LA CROYANCE DANS LES MOTS : LES PROVERBES COMME JUSTIFICATION DES MOTS
de mon livre Der Leser des Surrealismus. Untersuchungen zur Kommunikationsästhetik / Le Lecteur du Surréalisme. Problèmes d’une esthétique de la communication que l’on peut lire facilement en ligne grâce à l’initiative d’Henri Béhar pour une traduction française :

http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/wp-content/uploads/2014/10/6.-Siepe_BAT.pdf


Réponse à l’intervention de Hans Siepe
Halle St Pierre, 25. III. 2017

Pour Mélusine

                                 Anne Szulmajster-Celnikier (Linguiste, Collège de France ; EPHE-INHA)

1e Remarque : À propos des vers d’Apollinaire cités en exergue de l’exposé 

Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire
Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
Qu’on les fait encore servir à la poésie

 Pour certains esprits enclins au paradoxe, ou pour un poète révolutionnaire ouvrant des voies nouvelles, tel Apollinaire, il peut être tentant de ne voir des langues anciennes que leurs facettes de vieilles lunes. Plus que les langues mortes comme le sanskrit, l’hébreu ou le latin, plus que les langues en péril ou en déshérence, telles que le yakoute, ou le kawaskar, c’est en réalité l’usage quotidien des langues et leur versant figé, routinier, standardisé, usé en somme, qui est visé sans doute ici, par métaphore. Et l’on ne peut que rejoindre le poète.

Néanmoins, afin de rendre justice à la capacité créative et stimulante des langues anciennes, il peut sembler opportun de rappeler quelques faits saillants, peu connus ou oubliés.

Car parmi les langues aussi bien anciennes qu’actuelles, il existe une sphère cryptique, que l’on subdivisera en trois types, susceptibles d’éveiller l’intérêt du poète :

  • les langues ésotériques, religieuses, transcendantales
  • les langues crypto-ludiques, de cohésion
  • les langues de défense et de protection

Citons ici 3 illustrations assez saisissantes de la première catégorie (1) tirées des langues anciennes.

  1. L’écriture énigmatique de l’Égypte pharaonique

Cette tradi­tion était attestée en marge d’une écriture officielle dès la fin de la XVIe dynastie sur des stèles ou statues de tombeaux et de temples ou encore sur des carapaces de scarabées[1] . Cette cryptographie, royale ou privée, usant de façon particulière et détournée l’écriture hié­roglyphique officielle pour des formules funéraires ou encore des maximes, semble avoir eu alternativement deux fonctions: soit l’intention du cryptographe était d’empêcher la compréhension d’un texte qui devait rester secret (réservé à la connaissance de certains bénéficiaires privilégiés et des desservants les plus quali­fiés du culte), ce dernier adjurant ceux qui savaient le transcrire en clair de ne pas le lire à haute voix, de peur qu’il puisse être entendu ; soit, et c’est là que réside l’originalité égyptienne (qui trouvera son écho dans la seconde illustration plus bas), le but du cryptographe était au contraire d’inciter les visiteurs à lire son texte en le présentant sous forme d’énigme (l’Égypte en a traditionnellement le goût) afin d’exciter sa curiosité par un effet de surprise. II s’agissait d’un jeu d’écriture, nullement gratuit, car l’arbitraire du signe était étranger à leur conception. En fait, la répétition et la monotonie des formules funéraires avait fini par rendre le public indifférent, et ce procédé de remotivation du signe était censé le sortir de l’apathie. L’écri­ture en question se présente soit comme entièrement secrète, soit sous forme de mélange de cryptographie et d’écriture en clair.

Les procédés utilisés sont: la suppression de segments de signifiants (par acrophonie), l’adjonction de signifiants, la per­mutation, ou encore le renversement de signifiants, la substitution partielle ou totale de signifiants ou de signifiés. Au sein de cette dernière, on recense l’usage d’archaïsmes ou de valeurs secondaires, le large recours aux variantes, l’invention de combinaisons nou­velles, plus rarement l’introduction de chiffres auxquels est attri­buée la valeur phonétique du nom de l’objet qu’ils représentent ou symbolisent, et l’omniprésence du rébus (l’attribution à un signe de la valeur phonétique du nom de l’objet qu’il représente ou symbolise) déjà exploité dans la langue officielle.

Ex. de permutation  (note 8a, p. 41. N.B. : à droite: écriture claire; à gauche: écriture cryptique).

La tentation des cryptographes est celle de l’énigme parfaite : un groupement de signes offre en clair un sens facile et accep­table, mais fallacieux, car seule la lecture cryptographique est vraie.

Ainsi, une phrase protocolaire et banale telle que : « aimé (mr(y)) de ses concitoyens (n-t-(yw)~fi, loué (hs(y)) des gens de son nome » (ce dernier fragment en clair) se cache, par le biais du rébus, sous une phrase décrivant une scène d’amour: « un homme cares­sant le menton d’une femme » (mr(w)), « la possession de cette femme » (ny), « un harpiste assis auprès du lit » (hs(w)) (note 8d, p. 205, découvert sur la tombe 17 de Béni-Hassan).

Cette mani­pulation raffinée du son et de l’image, tout en demeurant ancrée dans une pensée religieuse et une conception du monde, revêt ainsi une fonc­tion spéciale, et use de procédés familiers des poètes.

  1. Les écrits kabbalistiques

Les écrits kabbalistiques[2], pour leur part, véhiculent, sur une période de plus de 1 500 ans, tout un pan mystique, ésotérique et théosophique du judaïsme. Kabbale, qui signifie littéralement « tradition » est en fait l’un des multiples termes désignant ce mouvement, son enseignement et ses adhérents. Le Talmud parle des « secrets de la Torah », de « grand mystère » et des « maîtres du mystère » (déjà l’Ecclésiaste mentionnait la « sagesse secrète » et les Manuscrits de la Mer Morte les « secrets merveil­leux »). Ces textes mettent en place toute une symbolique de la langue, de l’écriture, et de la numérologie sur base alphabétique, fondée sur le rôle capital des lettres et des chiffres dans la Créa­tion (la doctrine des Séphirot nous apprend que les 10 nombres primordiaux et les 22 lettres de l’alphabet hébraïque sont les élé­ments spirituels de la Création). Ils se fondent sur une lecture mystique du Pentateuque (c’est le terme « mystère » qui est employé), trois autres niveaux de lecture étant requis, constitués du littéral, de l’allégorique et de l’herméneutique. En parallèle avec la tradition égyptienne, le texte se trouve sacralisé dans son contenu comme dans son support. Dans ces systèmes de pensée, explorer l’écriture, c’est explorer la réalité et agir sur elle : le code reflète la nature spirituelle de l’univers, l’arbitraire du signe, principe fondamental des langues, est inconcevable. Par ailleurs, l’on retrouve cette même double fonction de la cryptographie, car deux tendances s’opposent : celle de pratiques ésotériques, réservées à des initiés cantonnés dans des cercles étroits et fermés, et celle, au contraire, d’un désir d’ouverture. Dans le second cas, cette écriture et sa lecture avait pour but d’attaquer une concep­tion trop littérale du Judaïsme, une négligence d’application des Commandements, au moyen d’une focalisation sur la valeur suprême et le sens secret de chaque mot de la Torah, et par une incitation à la méditation, à l’expérience extatique qui, à certaines époques, étaient en déclin. En somme, comme dans le cas égyptien, une sorte de remotivation du signe est en œuvre. Le caractère quasi-hypnotique des figures kabbalistiques accom­pagnées d’écrits n’est d’ailleurs pas sans rappeler la cryptographie « thématique » des Égyptiens (où l’on s’est ingénié à juxtaposer, par le truchement du rébus, des signes évoquant, sans précisé­ment l’écrire, un thème subliminal particulier frappant l’inconscient). Au sein des multiples systèmes et approches de la Kabbale, ont éclos des langues secrètes complètes ou fragmentaires, en crypto­graphie pure ou bien mélangées avec l’écriture en clair, avec intru­sion ou non de la numérologie.

Elles usent de 3 procédés essentiels. 1) La suppression, ex. les idées de Luria, kabbaliste du XVIe siècle, impri­mées au départ sous forme abrégée; les idées des Hasidim, pié­tistes juifs du XVe siècle, fondées sur les Noms sacrés et secrets de Dieu et de ses anges, apparaissant sous forme acronymique ; le recours au style allusif, elliptique et énigmatique, forme de sup­pression mais au niveau de la phrase, comme dans le Livre de la Création, traité cosmologique élaboré entre le IIe et le Ve siècle, ou dans certains écrits contemporains du Livre du Zohar, Xe siècle). 2) La permutation[3]  (de lettres, de noms et de chiffres), ex. adjonctions et permutations de voyelles appliquées au nom de Dieu, le Tétragramme consonantique imprononçable, qui est une forme particulière de tabou (s’écartant un peu du sens polynésien et premier du terme). 3) La substitution : celle-ci s’opère là encore surtout sur le Nom divin qui compte jusqu’à 72 attributs à l’origine, puis substituts[4] et sur celui des anges, procédé qui permettait de donner un sens à beaucoup de ces noms qui en étaient d’abord dépourvus ; notons que dans les Manuscrits de la Mer Morte, le Tétragramme apparaît en graphie archaïque); par le biais du changement de langue : ex. certains textes écrits en pseudo-araméen obscur et archaïque, parce que sorti de l’usage courant, à la manière du Zohar ; plus près de nous,  on peut citer le cas (encore en vigueur aujourd’hui) des chansons para-liturgiques issues du patrimoine yidiche, d’inspiration kabbalistique, trilingues et. en alternance de codes hébreu-yidiche-russe ; ces dernières sont suscep­tibles de se présenter, comme dans l’un des exemples égyptiens, sous forme d’énigme-rébus, permettant de transformer, le cas échéant, au moyen de la désar­ticulation de l’énoncé et de sa réanalyse, une banale et libertine phrase russe en phrase hébraïque pieuse, par l’inter­médiaire du yidiche faisant, en l’occurrence, office de commen­taire :

Ex. russe katarina maladitsa pajdi syuda « Catherine, ma belle, viens un peu par ici » est réanalysé en hébreu katarina male ditsa poydiso shaday « une secte de chants (les Hasidim) pleins d’allégresse tu as libéré, Seigneur! » au moyen du yidiche vos meynt men « que signifie cela? ».

Dans le cas de la Kabbale comme dans le cas précédent, il y a manipulation du son et de l’image, remplissant une fonction précise, mais néanmoins inscrite dans un système de pensée global et partagé.

  1. C) Le verlan indo-iranien

La troisième illustration, intermédiaire entre cette catégorie de crypto-langues et la suivante, est celle, posée à titre d’hypothèse, d’une ancienne langue secrète : le verlan indo- iranien [5]. Il semble qu’elle ait été le propre de groupes de chas­seurs, comme on en rencontre par exemple chez les Sibériens ou les Tcherkesses. Les traces qui nous en sont parvenues se manifestent à travers les noms d’animaux féroces (le sanglier, le lion, le tigre et le loup), le nom d’une arme mythique, et enfin celui d’une transe de type chamanique.

Les procédés utilisés sont ceux de la permutation (syllabique) et de la substitution (de signifié, ex. « le loup » devenant « le jeune homme », avec emprunts occa­sionnels à d’autres langues).

Donnons en annexe, juste à titre indicatif, quelques caractéristiques des langues secrètes de type 2) et 3)

Bien que le propos soit ici focalisé sur les langues anciennes, au sein de la première catégorie (1), jetons tout de même un bref regard sur la créativité des deux autres catégories de langues cryptiques (2) et (3), qu’elles appartiennent au passé ou au présent. Car les mêmes procédés de permutation, adjonction, suppression et substitution s’y déploient, dans toute leur variété et subtilité.

La sphère des langues crypto-ludiques (2), très pléthorique, inclut  par exemple le javanais de Java, naguère adopté et adapté en Occident, capturé au passage par Raymond Queneau dans ses Exercices de style et par le mouvement Oulipo, sans oublier Louis Aragon dans Blanche ou l’Oubli, par le biais de son héros linguiste Geoffroy Gaiffier observant le jacter cérémonial ou krama de Java (p. 44). Mais furent attestées aussi (ou le sont encore) le Guchiyama – permutation du patronyme Yamaguchi – une langue de musiciens  japonais ; le Cockney anglais, célèbre sous-catégorie des Rhyming Slangs ; le Zéral, langues des Polytechniciens, le Loucherbem des bouchers de la Villette ; le parler des bardes en berbère marocain, parmi d’autres ; et, plus près de nous, la langue des jeunes Français, Allemands, ou Italiens porteuse de verlans particuliers, pour ne mentionner que ces cas…

La sphère plus fermée des crypto-langues de protection et de défense nécessite, quant à elle, des conventions plus élaborées, véritables clés, voire doubles clés, pour résister au décryptage sauvage. Citons la langue des Zeks décrite par Soljénitsine – à savoir celle des z/k déportés des Goulags –  et sa sous-catégorie à l’usage des truands nommée « langue cannibalesque » ; citons encore les multiples langues des Lagers  (camps) nazis, ou celles des ghettos, telles que celle émanant de l’historien Juif polonais Emmanuel Ringelblum, pratiquant l’alternance des codes (code switching et code mixing trilingue) dans Ecrits du ghetto ; et mentionnons enfin, parmi bien d’autres, tous les parlers carcéraux, de galériens ou autres mafias étendus sur la planète.

Ces quelques illustrations mettent en évidence l‘ingéniosité de sujets parlants ou de groupes humains, en diachronie comme en synchronie, qui se situent hors du champ proprement poétique : l’on y découvre que le tissu sonore et visuel est utilisé de manière marquée, détournée, insolite afin de mystifier, hypnotiser le non-initié, par une focalisation sur le matériau même. La lutte contre l’arbitraire du signe, la remotivation du signe, la toute puissance du signifiant se manifestent au même titre que dans l’activité poétique, avec des stratégies comparables. « L’expérience magique avec les mots », « le détournement du mot », « le découpage de la stéréotypie »,  évoqués brillamment par Hans Siepe au cours de son exposé, se déploient ici aussi. Ainsi, les vieilles lunes, semble-t-il,  ne sont pas encore éclipsées…

2e Remarque : La syntaxe, un niveau de langue un peu oublié

La passionnante conférence de Hans Siepe a mis le focus sur le lexique et la sémantique, sur « le détournement du mot », « le renoncement provisoire au sens », sur « le torpillage de l’idée plus qu’une nouvelle syntaxe », etc. Dans cette « révolte contre les conventions », il faut reconnaître en effet que la syntaxe, ossature de la phrase, est moins souvent affectée, bousculée, au travers des écrits surréalistes. Et pour cause : lorsque le noyau dur de la langue est attaqué, le risque d’hermétisme s’accroît.

Une des exceptions notables à ce constat est à rechercher dans l’œuvre d’Aragon, où la phrase elle-même se construit et se déconstruit au sein d’un véritable laboratoire d’expérimentation et de trouvailles. Si l’on considère notamment Blanche ou l’Oubli, romain plusieurs fois mentionné au cours de l’exposé, on y découvrira une transgression généralisée des normes en usage à tous les niveaux de la langue, syntaxe inclue. Ce n’est pas un hasard si le héros du roman, Geoffroy Gaiffier, à l’image d’Aragon, est un linguiste polyglotte et traducteur. L’auteur du roman ne déclarait-il pas d’ailleurs lui-même, avec un brin de provocation : « Je piétine la syntaxe parce qu’elle doit être piétinée : c’est du raisin » (Traité du style, Paris, Gallimard, 1928, p. 28).

Citons quelques échantillons de ce raisin syntaxique piétiné :

Maintenant pareil aux étoiles, hier comme désormais, demain sans précédent. Je dis la même chose que ma tu et nous pierre dans le vide au moins d’il fleurit (p. 422, éd. Folio)

La première phrase nominale n’est pas asyntaxique. La seconde, en revanche, est totalement transgressive à partir de « pierre «  jusqu’à « fleurit » : pierre n’est pas apposé à ma tu et nous ; au moins ne peut se construire avec d’, et d’il fleurit n’est pas en usage. Pour comprendre le sens de cette phrase, il faut avoir recours au contexte (avant et après), ce qui présente peu de difficulté au lecteur et permet l’innovation expressive.

Pas à lui ressembler, ne m’est nécessaire d’avoir, de ces mains-ci, étranglé mon bonheur  (p. 580)

L’ordre des mots est perturbé, au-delà de la licence poétique, puisque Pas à lui ressembler ne se rattache pas au reste de la phrase, il s’agit d’un énoncé tronqué, qui se rattache à ce qui précède. De manière iconique, cet ordre est bousculé sous l’empire d’un choc émotif (entre la peur et l’angoisse) du personnage, imitant en quelque sorte la panique qui l’assaille, avec ses hoquets successifs, dans une scène d’étranglement. L’expressivité a eu largement raison de la syntaxe, tout en n’obstruant pas la compréhension de la phrase.

Le roman fourmille de phrases de ce type, suivant fréquemment une syntaxe de l’oral, constituée de fragments d’énoncés, d’interruptions et de reprises, sous forme de dialogues réels ou fictifs. Celui qui définissait le surréalisme comme un briseur de chaînes est le romancier dont les dialogues brisent la chaîne parlée :

Vous disiez, ce n’est pas un roman d’anticipation. Quoi ? Ah oui. Non, ce n’est pas. (p. 15)


[1] Pour les informations de cette section, voir Étienne Drioton, Essai sur la pictographie privée de la fin de la XVIIIe dynastie, Revue d’Égyptologie, I, 1-2, Paris, Société française d’Égyptologie, 1933, 50 p ; L’écriture énigmatique du Jour et de la Nuit, in A. Piankoff, Le Livre du Jour et de la Nuit, Le Caire, Institut français d’Archéologie Orientale, 1942, 2e partie, p. 99-121 ; Un cryptogramme relatif aux souffles de vie, Ægyptologische Studien, Berlin, Akademie-Verlag, 1955, p. 44-50 : Une figuration cryptographique sur une stèle du Moyen-Empire, Revue d’Égyptologie, I / 3-4,  p. 203-229.

[2] La documentation relative à cette section est à rechercher à Kabbalah, in Encyclopaedia Judaica, Jerusalem, Keter Publishing House, vol. 10, p. 489-654 ; Golem, Ibidem, vol. 7, p. 754-756 ; G. Sholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1950, La Kabbale et sa symbolique, Paris, Payot, 1966.

[3] Ce type de permutation a conduit à des conduites magiques telles que la création du Golem, être artificiel devenu légendaire, né de l’usage de Noms sacrés de certaines combinaisons de lettres ; le Golem attribué au Maharal de Prague fut le plus célèbre ; ces pratiques magiques, en marge du judaïsme officiel et à la limite de l’hérésie – puisque seul Dieu a le pouvoir de créer – apparurent dans des périodes troublées,  de pogromes notamment.

[4] Parmi eux, notons eyn sof « il n’y a pas de fin », « infini », devenu  historiquement un nom, précédé d’un  article ; précisons au passage que eyn « antonyme de yesh « ce qui existe », ne signifie pas pour autant « néant », « rien », « vide » : car identifier Dieu à ce qui existe aurait une connotation panthéiste. De sorte que eyn , dans la Kabbale, prend un sens neuf.

[5] Voir Alain Christol, Un verlan indo-iranien ?, in Lalies, Actes des sessions de linguistique et de littérature (Aussois, 29 août-3 septembre 1983), Paris, Pens, 19, p. 57-64.

Livraison du Mélusine n°XXXVII-L’or du temps, André Breton, cinquante ans après

Livraison de la revue Mélusine n°XXXVII
L’or du temps – André Breton – cinquante ans après

© André Breton, ancienne collection Elisa Breton

L’or du temps – André Breton – cinquante ans après.
Cinquante ans après quoi ?
Après la célèbre décade de Cerisy, consacrée au surréalisme, sous la
direction de Ferdinand Alquié, suivie à distance par André Breton. Après
son décès, tandis que se manifeste sa présence on ne peut plus actuelle.
Loin de dresser la chronique des manifestations ou la bibliographie
des travaux qui lui ont été consacrés depuis 1966, loin de toute idée de
commémoration ou d’anniversaire, et même si l’on ne peut y échapper
momentanément, les contributions ici recueillies tentent de dégager les
raisons et les moyens de cette notoriété persistante et même croissante,
tant par les idées qu’il a mises en place, la forme et l’esthétique de
son expression, les déplacements théoriques et pratiques auxquels il a
procédé sur la connaissance et l’art de son temps.
Au-delà de cette cartographie d’ensemble, ces études nouvelles
projettent sa devise libertaire sur les cinquante années passées, en
s’appuyant sur ses propres conceptions philosophiques, en prenant
exemple sur un comportement qui cherchait chaque jour à concilier
l’amour, la poésie, la liberté dans un même souffle.


Collborations de : Henri BÉHAR et Françoise PY, Georges SEBBAG, Hans
T. SIEPE, Jean-Michel DEVÉSA, Stamos METZIDAKIS, Violaine WHITE, Patrice
ALLAIN, Daniel BOUGNOUX, Thomas GUILLEMIN, Alessandra MARANGONI,
Alexandre CASTANT, Bruno DUVAL, Misao HARADA, Jean ARROUYE, Pierre
TAMINIAUX, Stéphane MASSONET, Sophie BASTIEN, Elza ADAMOWICZ,
Sébastien ARFOUILLOUX, Jean-François RABAIN, Jean-Claude MARCEAU,
Gabriel SAAD, Masao SUSUKI, Cédric PÉROLINI, Noémie SUISSE, Alain
CHEVRIER, Constance KREBS, Wolfgang ASHOLT.

[Télécharger la table des matières du Mélusine 37]

Numéro disponible sur le site des éditions l’Age d’homme
www. lagedhomme.com

« Lingua » ‒ Signe, mythe, grammaire et style dans l’œuvre de Carl Einstein

« Lingua » ‒ Signe, mythe, grammaire et style dans l’œuvre de Carl Einstein

par Klaus H. Kiefer

Je crains que nous ne puissions nous défaire de Dieu, car nous avons encore foi
en la grammaire…
Ich fürchte, wir werden Gott nicht los, weil wir noch an die Grammatik glauben…
Friedrich Nietzsche : Crépuscule des idoles / Götzen-Dämmerung

[Télécharger cette communication au format PDF]

1. Crise du langage

Carl Einstein (1885-1940) s’intéresse très tôt aux problèmes linguistiques ce qui ne surprend pas puisque dès la fin du siècle la « crise du langage » était dans l’air, soit qu’on s’inspire de Friedrich Nietzsche, de Hugo von Hofmannsthal (la fameuse « Lettre de Lord Chandos » [« Ein Brief »]) ou de Fritz Mauthner, soit qu’on éprouve le conflit de communi-cation entre générations, l’explosion du savoir, l’avènement des mass média etc. en personne.[1] La décadence des certitudes et des valeurs demanda des solutions créatrices. Le chapitre III du roman de jeunesse de Carl Einstein, « Bébuquin ou les dilettantes du miracle » (« Bebuquin oder Die Dilettanten des Wunders ») dont les quatre premiers chapitres furent d’abord publiés en 1907 sous le titre de « Monsieur Giorgio Bébuquin » (« Herr Giorgio Bebuquin »),[2] contient un passage un peu paradoxal où l’auteur conçoit déjà le problème du signe in nuce. Son porte-parole est Nabuchodonosor (all. Nebukadnezar) Böhm. Celui-ci représente un intellectuel épicurien (bohémien, d’où son nom), une sorte de mentor ‒ plus tard, on aurait peut-être dit « surmoi » ‒ de Bébuquin ; il disparaît et renaît pourtant dans un vase de cognac, pareil au « Vase d’or » (« Der goldne Topf ») d’E.T.A. Hoffmann.[3] Böhm critique tous ceux qui n’ont jamais compris ce qu’est un bon tableau : c’est là leur défaut. Ce sont des lycéens qui manquent de concentration et qui n’arrivent donc jamais à dépasser ne serait-ce qu’un seul concept ‒ et c’est justement le concept que je nie. Le concept est autant un non-sens que la chose. On ne se débarrasse jamais des combinaisons. Le concept veut aller vers les choses, et moi, c’est exactement l’inverse que je veux. (BW, 23)

Diese Leute haben nie ein gutes Bild begriffen, [;] da steckt ihr Fehler. Das sind unkonzentrierte Gymnasiasten, die deswegen über einen Begriff nicht herauskommen [hinauskommen] und gerade den leugne ich. Der Begriff ist gerade so ein Nonsens wie die Sache. Man wird nie die Kombination los. Der Begriff will zu den Dingen, aber gerade das Umgekehrte will ich. (BA 1, 21 ~ BA 1, 98)

Cet intérêt philosophique remonte aux années scolaires. Au lycée humaniste, Einstein (qui passa le bac en 1904) était fasciné par l’allégorie idéaliste de la caverne de Platon,[4] mais il faudra discuter plus tard si tout ce que l’autobiographe des années trente rappelle à propos du langage de l’enfant est authentique. De toute façon, dans sa critique contemporaine du « Bébuquin », Kurt Hiller décrit l’auteur comme « un jeune homme qui a absorbé la quintessence de l’état des choses spirituelles de son temps et qui veut progresser » (tradK = « [ein] junger Kerl, welcher die Quintessenz des geistigen Tatbestands seiner Zeit intus hat und weiter will » [CEM, 52] ; ill. 1).

Ill. 1 : Max Oppenheimer : Einstein, 1912

Il ne s’agit pas ici d’analyser tous les « cocktails de la spéculation » (BA 3, 181) ‒ et de l’alcool ‒ que les protagonistes du roman dégustent à gogo.[5] Cependant, la citation de Böhm est bien nette. Böhm déteste les déductions qui partent d’une idée abstraite ou d’un concept,[6] même s’il est défini de façon « claire et distincte », car c’est par les mots et leur logique[7] que la civilisation s’impose. Böhm veut rebrousser chemin et ‒ adepte d’Ernst Mach ‒ créer des « signes » à partir des choses, plus précisément des éléments, des sensations. C’est pourquoi il préfère le « tableau » (« Bild »)[8] au « concept » (« Begriff »), plus généralement les moyens d’expression de la peinture à ceux du langage, parce que les perceptions optiques d’après Mach sont des « sensations » (« Empfindungen ») élémentaires.

Einstein est encore loin d’être le critique d’art qu’il sera plus tard, « une sorte de Caruso dans sa spécialité » (tradK = « eine art Caruso in seiner spezialitaet » (Einstein, auto-ironique, à Ewald Wasmuth 1932 [DLA]), et les tableaux qu’il connaît ne sont pas encore de nature « cubiste » (cf. BA 1, 81, 93, 99).[9] Böhm, d’un ton professoral, déplore la circularité de « chose » et « concept », « Sache » et « Begriff », qui sont « combinés », pendant qu’en même temps Ferdinand de Saussure se concentre sur le signe linguistique dont les deux éléments, « concept » et « image acoustique », seraient « intimement uni et s’appellent l’un l’autre ».[10] Le dadaïste Hugo Ball pour qui « Bébuquin » était « déterminant »[11] découvre le « jeu » entre « chose » et « concept »  d’où résulte parallèlement l’idée de l’arbitrarité chez Ferdinand de Saussure: « Pourquoi l’arbre ne peut pas s’appeler Pluplusch, et Pluplubasch, s’il a plu ?  Et pourquoi faut-il qu’il ‘s’appelle’ absolument ? » (tradK = « Warum kann der Baum nicht Pluplusch heißen, und Pluplubasch, wenn es geregnet hat? Und warum muß er überhaupt etwas heißen? »)[12] Malheureusement, ni le mystique Ball, ni plus tard les écrivains surréalistes n’avaient de compétence théorique.[13] Ceci n’est pas une critique, mais un fait et un problème méthodologique. Les créateurs sont des « essayistes » au sens littéraire du terme. L’interprète qui explique et corrige arrive toujours post festum.

2. Évolution ‒ révolution ‒ destruction

Au cours de la Grande Guerre et la révolution de Berlin, Einstein ne réfléchit pas sur le langage qui lui sert d’instrument politique et satirique. Passons son rôle Bruxellois au conseil des soldats (Soldatenrat) lesquels il incite à la révolte du haut d’un balcon de l’Hôtel de Ville ; Max Ernst en était le témoin.[14] Peu de temps après, Einstein tint une oraison funèbre, jugée ‒ rien d’étonnant ‒ agressive par la presse libérale et de droite, à l’enterrement de Rosa Luxemburg (ill. 2).[15] Il édite avec George Grosz la revue révolutionnaire « Le Sérieux sanglant » (tradK = « Der blutige Ernst ») qui « fouette les parasites [de la guerre et de l’après-guerre] jusqu’au sang » (tradK = « peitscht die Schädlichen bis aufs Blut » [W 2, 392] ; ill. 3).

Ill. 2 : Acht-Uhr-Abendblatt (Berlin), 13 juin 1919

 

Ill. 3 : Carl Einstein u. Georges Grosz : Der blutige Ernst, 1919

Après la défaite de Spartakus, Einstein poursuit sa carrière d’écrivain et de critique d’art et élabore en peu de temps deux principes fondamentaux:

(1) La découverte de la sculpture nègre et l’avènement du cubisme qu’il observe de tout près le convainc que l’artiste n’est pas obligé d’imiter, mais qu’il est libre de créer : « Répéter ou inventer ‒ il fallait se décider. » (K 3MS, 95 = « Wiederholung oder Erfindung ‒ man wollte sich entscheiden. » [K 1, 56]). C’est ce que Guillaume Apollinaire avait proclamé depuis longtemps. Le soutien qu’Einstein apportr à l’avant-garde atteint pourtant des dimensions philosophiques ; il crée une véritable utopie de l’homme créateur. Fini donc toute métaphysique soit platonicienne, soit judéo-chrétienne qui pourtant hantent Einstein et ses protagonistes, car comment remplir l’énorme vide que les dieux et les idées absolues ont délaissé ? Dans sa fameuse lettre à Daniel-Henry Kahnweiler en 1923 dont il voulait se servir comme manifeste plus tard ‒ intention bloquée par le premier manifeste du surréalisme, Einstein (ill. 4)[16] ‒ constate :

[…] des histoires comme la perte de la parole, ou la dissolution d’une personne, ou bien la désunification [dissociation] du sentiment du temps. C’est-à-dire, pour commencer, des thèmes simples […] C’est que j’avais commencé de faire, en 1906, dans « Bebuquin », d’une façon incertaine et timide. Les travaux des « cubistes » m’avaient confirmé dans l’idée qu’il est possible d’apporter des transformations dans les nuances de la sensation ; c’est probablement, en dépit de tous les discours, la seule chose intéressante. (EKCM, 49)

[…] Geschichten wie, Verlieren der Sprache, oder Auflösung einer Person, oder Veruneinigung [sic] des Zeitgefühls. Also zunächst mal einfache Themen […]. Solche Dinge hatte ich im Bebuquin 1906 unsicher und zaghaft begonnen. Die Arbeiten der « Kubisten » waren mir eine Bestätigung, dass eine Umnüancierung der Empfindung möglich ist: wahrscheinlich trotz allen Geredes, das einzig interessante. (EKC, 140)

Ill. 4 : Lettre à Daniel-Henry Kahnweiler (« Kahnweilerbrief »), retouchée après 1924

« La perte de la parole » fait bien sûr allusion à Lord Chandos et la « dissolution d’une personne » à Ernst Mach (« Le moi ne peut être sauvé. » = « Das Ich ist unrettbar. »),[17] mais je limite mon commentaire provisoire à ce mot bizarre de « désunification » (Veruneinigung ») qui en allemand non plus n’est pas du bon usage. Par cela; Einstein introduit la quatrième dimension (le temps) dans la composition du roman, et de façon plus radicale que le récit traditionnel avec son passé simple, son futur etc. C’est pourquoi le « double moi » (« Doppel-Ich »)[18] de Böhm-Bébuquin est mort et vivant à la fois. Et avec le décès final de son héros éponyme, le « Béb-bouquin » se termine de son propre chef : « Terminé. » (BW, 92 = « Aus. » [BA 1, 130]).[19]

(2) En écrivant sur l’art d’avant-garde « cubiste » au cours des années vingt, Einstein insiste toujours sur l’avantage des arts plastiques sur la littérature, comme était sa première intuition de 1907 : « Les littérateurs boitent vraiment lamentablement à la remorque de la peinture et de la science avec leur lyrisme et leurs petites suggestions de cinéma. » (EKCM, 48 = « Die Litteraten hinken ja so jammerhaft mit ihrer Lyrik und den kleinen Kinosuggestionen hinter Malerei und Wissenschaft her. » [EKC, 139]),[20] écrit-il en 1923 encore dans sa lettre à Kahnweiler. Einstein, en effet, prend l’ut pictura pœsis d’Horace au sens trop littéral, s’en inspire et valorise ses confrères suivant ce principe. En 1931, il reconnaît, il est vrai, que les poètes surréalistes essaient d’« exprimer une suite immédiate de signes » (K 3MS, 202 = « die unmittelbare Zeichenfolge auszusprechen » [K 3, 126]) ‒ donc ils sont tout près des sensations[21] ‒, mais il objecte : « Toutefois, les poètes n’osaient pas encore rejeter la contrainte de la grammaire. » (K 3MS, 202 = « Allerdings wagten die Poeten noch nicht, die Bindung der Grammatik abzuwerfen. » [K 3, 126 ; cf. FF, 234]) La grammaire, c’est la réglementation imposée, le non-authentique. Pour Einstein, « écriture automatique » ou « psychogramme », terme qu’il préfère, et « grammaire » sont incompatibles. Pendant qu’il n’abjure jamais sa foi en l’homme créateur, des doutes concernant l’analogie des arts se glissent de plus en plus dans sa pensée.

Après tout, la question se pose : dans quelle mesure, Einstein a-t-il connu les nombreuses expériences linguistiques des surréalistes ? Comme Hans T. Siepe l’a montré[22], il y a pas mal de techniques surréalistes qui manipulent, voire détruisent le langage. C’est l’héritage de Dada. Cependant, Einstein n’apprécie pas les innombrables jeux de mots ; apparemment, pour lui la phonétique ne fait pas partie de la grammaire. Comme on verra plus loin, dans ses propres ouvrages, Einstein travaille plutôt à la morphologie (néologismes) et à la syntaxe, où la langue française est plutôt rigide. D’après Clément Pansaers, dadaïste et ami d’Einstein, celui-ci considère Dada comme un « calembour qui pette trop longtemps »[23]. Parmi les surréalistes, Einstein approuve le Grand Jeu de Benjamin Péret en tant que « l’entreprise la plus audacieuse » (K 3Me/St, 202 = « mutigste Arbeit » [K 3, 126]) ,[24] mais ne nomme jamais p. ex. le « Glossaire » de Leiris qu’il connaît pourtant de près. Dans les notes de « BEB II » le nom d’Aragon apparaît une seule fois. Cité deux ou trois fois, Breton (B II, 37-39), classé « tribun » ou « chef » (W 4, 172), n’est soumis qu’à une critique idéologique :
type bret[on], révolutionnaire lyrique visionnaire pour salons chics et marchands d’art. ROSENBERG ET BRETON PAR EXEMPLE, élevage du révolutionnaire privé ou jeudi lunch révolutionnaire chez le Vicomte avec présentation des génies. (tradK)

type bret[on], lyrisch visionaerer revolutionaer fuer teure salons und kunsthaendler. ROSENBERG UND BRETON PAR EXEMPL[E], die zuechtung des privatrevolutionaers oder donnerstags revolutionaeres lunch beim Vicomte mit vorfuehrung der genies. (B II, 37)

C’est trop peu pour une étude comparative de deux poétiques différentes, et sous cet angle, il faut prendre au sérieux la réflexion qu’Einstein note dans son journal, le 18 février 1933 :

je vois que je vais devenir de plus en plus seul, juif, parlant allemand, en france. juif sans dieu et sans connaissance de notre passé ; parlant allemand, mais au contraire de mes compatriotes germanophones, décidé à ne pas laisser sombrer la langue allemande de façon paresseuse et fatiguée. en France, c’est-à-dire sans lecteurs. dès maintenant, je vais dialoguer chaque jour brièvement avec moi-même puisque je suis totalement séparé d’hommes et de livres germanophones depuis longtemps. je ne serai jamais chez moi dans la poésie française, car je rêve et raisonne en allemand. donc, je suis condamné par Hitler à rester pour toujours étranger sans domicile. (tradK)

ich sehe, immer mehr werde ich allein sein, jude, deutschsprechend, in frankreich. jude ohne gott und ohne kenntnis unserer vergangenen zeit, deutschsprechend, doch gewillt die deutsche sprache nicht wie meine landsleute und gleichzüngige faul und müde versacken zu lassen. in frankreich, d.i. ohne leser. ich werde jetzt jeden tag mich kurz mit mir unterhalten ; denn seit langem bin ich von gleichsprachigen menschen und büchern gänzlich abgeschnitten. nie werde ich in französischer dichtung zu hause sein; denn ich träume und sinniere deutsch. also nun bin ich durch Hitler zu völliger heimatlosigkeit und fremdheit verurteilt. (AWE, 26 ; c’est moi qui souligne, KHK)

Sans entrer dans les détails de la perte de la langue maternelle qui lui manque dès 1929 comme « un morceau de pain » (« ein Stück Brod [sic] »), comme il écrit le 21 janvier de ladite année à Ewald Wasmuth (DLA), revenons au problème de départ central. Pourquoi « objet » et « grammaire » sont-ils les ennemis préférés d’Einstein dans sa phase cubiste ? Dans l’« Art du 20e siècle » il définit l’objet « comme vecteur des conventions » (K 3MS, 98 = « Träger der Übereinkünfte » [K 3, 50]).[25] Pour l’avant-garde, l’imitation de l’objet est donc tabou, mais sa destruction totale, p. ex. dadaïste ou suprématiste (ill. 5), amène un danger : la tabula rasa, c’est-à-dire

Ill. 5 : Kasimir Malévitch : Carré blanc sur fond blanc, 1918

il n’y a plus de tableau du tout. Einstein entrevoit l’impasse de son argumentation et se contente d’un compromis, d’une « dé-construction » (si l’on veut) ‒ à la longue pas tout à fait satisfaisante : « Le vécu de la forme est une critique de l’objet […]. » (K 3MS, 98 = « Formerlebnis ist Kritik am Gegenstand […].» [K 3, 59] ; c’est moi qui souligne, KHK). Dans son long poème « Entwurf einer Landschaft » (« Dessin d’un paysage ») publié en allemand (!) en 1930 par les éditions de la Galerie Simon (donc Kahnweiler), son indignation contre les tableaux vides de Malévitch, Lissitzky et d’autres résonne toujours : « Des cadres volent en éclats à cause du vide » (tradMIt, 259 = « Rahmen splittern vor Leere » [BA 3, 73]).[26] Einstein considère l’objet comme « haïssable », mais irremplaçable (ce qui vaut, on verra plus tard, aussi pour le sujet) encore à d’autres égards, philosophique et politique : (1) L’objet appartient au « monde extérieur à la Descartes et Kant » (tradK = « Kantisch Descartische Außenwelt » [W 4, 434]), scission (« Spaltung ») désuète d’après Einstein (qui imagine un rapport fonctionnel, voire « batailleur » [W 4, 182] entre les anciens combattants de la philosophie occidentale, le sujet et l’objet), et (2) ‒ il appartient à la bourgeoisie : « Le bourgeois est la paraphrase d’un milieu objectif, il est constituant, rapport entre objets. La destruction du bourgeois est justifiée pour sauver le dynamisme [historique, vital]. » (tradK = « Der Bürger ist eine Umschreibung gegenständlichen Milieus, er ist Bestandteil, Beziehung zwischen Gegenständen. Die Zerstörung des Bürgers zur Rettung des Dynamischen ist gerechtfertigt. » [W 4, 148]). La radicalité de cette déclaration destinée à une revue russe en 1921, mais non publiée, n’est pas révisée, mais précisée quelques années plus tard : La convention et la constitution de l’objet ne sont pas possibles sans communication. « La rigidité des choses est avant tout provoquée par des habitudes de langage […]. » (K 3MS, 99 = « Die Starrheit der Dinge wird vor allem durch die sprachliche Gewöhnung bewirkt […]. » [K 3, 59]). C’est donc la grammaire qui est responsable du statu quo des choses. Quel idéalisme ![27]

La destruction de la grammaire se réalise le plus facilement dans les textes courts, p. ex. les poèmes. Comme Einstein n’apprécie ni les jeux dadaïstes et surréalistes, ni les « parole in libertà » du futurisme, qu’est-ce qu’il fabrique donc lui-même ? En 1917, il publie un poème dans la revue « Die Aktion » : « L’Arbre meurtrier » (« Tötlicher Baum »). Le texte apostrophe (vv. 3, 14) un soldat déchiré par une grenade et étranglé par un fil de fer barbelé (v. 1 : « quere Masche » cf. Maschendraht/Stacheldraht) dont le corps fragmenté couvre un arbre déraciné ‒ une vue fréquente, représentée par des photographes et des artistes comme par exemple Otto Dix (ill. 6), et Einstein a vu cela lui-même, cela ne s’invente pas:

Ill. 6: Otto Dix : Zerfallender Kampfgraben, 1924[28]

A nos fins, il suffit de citer quelques vers du « Tötlicher Baum » (= « Arbre meurtrier » [tradK])  ‒ le texte est intraduisible :

1   Glasig Zerstücken zerrt tauben Hals in quere Masche.
Gefetzter schwert blättrige Luft.
[…]
14   Griffe gegabelt jammern dir den Ast.
Aufwirft Haß in kantenen Rauten.
[…] (BA 1, 259)

Le style einsteinien ressemble assez à la « Wortkunst » d’August Stramm.[29] Karl Kraus accuse, cependant, l’auteur d’une « insolence au visage du langage » (tradK = « Frechheit ins Angesicht der Sprache » [W 1, 402 ; cf. l’autocritique d’Einstein FF, 116 ]).[30] En effet, la cohérence relative à un sujet percepteur des textes lettristes de Stramm y manque, donc on pourrait considérer le poème multi-perspectiviste d’Einstein comme « cubiste » (v. 15 : « rhombes anguleuses » !), mais la désignation ne sert à rien, car finalement, le poème, n’imite-t-il pas cette « autre destruction des objets » (tradK = « andere Zerstörung der Objekte » [K 1, 75]) par la Grande Guerre, glorifiée par bien des artistes ? Ce fanatisme de la « déformation » évoque des parallèles bizarres. Fernand Léger écrit à sa fiancée Jeanne Lohy le 28 mars 1915 : « A tous ces ballots qui se demandent si je suis ou je serai encore cubiste en rentrant, tu peux leur dire que bien plus que jamais. Il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l’envoie aux quatres points cardinaux. »[31]

3. Fétiche et signe

Le jeune Einstein s’était tourné vers la critique d’art parce que l’artiste, peintre ou sculpteur, travaille avec un « matériau plus docile, plus prompt » (K 3MS, 376 = « in willigerem, flinkerem Material » [K 1, 171]) que le langage figé par la grammaire pour trouver des expressions adéquates modernes. De surcroît, le langage lui apparaît assez « sali » (tradK = « etwas sehr versaut » [GGA]) comme il écrit à George Grosz en 1927. L’avant-garde du début du siècle, c’était donc la peinture « pure ». Ce tournant iconique[32] se diversifie dans la seconde moitié des années vingt. D’une part Einstein était obligé à suivre le « protée » Picasso (K 1, 69) qui ne se contentait plus de décomposer le motif, et de surcroît le surréalisme se manifesta en 1924 ; d’autre part Einstein se mit à analyser les unités élémentaires de ce qui se passe en général. Paul Bouissac a parfaitement raison : « Dada and Surrealism undoubtedly put ‘semiosis’ in focus »,[33] mais aucun des artistes et intellectuels contemporains n’était autant « à la pointe» de l’avant-garde pour comprendre ce changement de paradigme si bien que Carl Einstein.[34]

Il est étonnant qu’Einstein, fervent partisan du cubisme, soupçonnait dans l’œuvre de Paul Klee quelque chose de nouveau dès le début des années vingt. Grâce à la magie du conte de fée ‒ c’est l’idée d’Einstein[35] ‒ Klee était capable de créer des objets jamais vus, et non seulement de décomposer des objets conventionnels (ill. 7).[36] Donc, c’est Klee qui sort Einstein du cul de sac où « l’anéantissement de l’objet » (K 3MS, 98 = « Vernichtung des Objekts » [K 3, 59]) en dernière conséquence du cubisme l’avait conduit. Au contraire du dadaïsme et suprématisme, les surréalistes partent, eux-aussi, du merveilleux pour trouver du nouveau.

Ill. 7 : Paul Klee : Grenzen des Verstandes, 1927

Enfin, Einstein qui dès sa « Sculpture nègre » (Negerplastik)[37] de 1915 s’occupait des arts et des mythes africains eut la chance de découvrir un artiste moderne capable de créer au moins une mythologie moderne personnelle (« private Mythologie » [K 1, 142]).[38] En général, Einstein constate dans l’« Art du 20e siècle » pour la seconde moitié des années vingt: « On se détachait enfin de la phase négative de la destruction de l’objet. » (K 3MS, 352 = « Endlich löste man sich aus der negativen Phase der Objektzerstörung. » [K 3, 211]).

Il est difficile de saisir par quelle « activité structuraliste » Einstein conçut le signe comme unité fondamentale dont découle « la primauté des signes » (tradK = « Primat der Zeichen » [FF, 260]) dans tous les domaines et dans toutes les réflexions einsteiniennes jusqu’aux derniers écrits. Etait-il influencé par Nietzsche qui avait déjà écrit dans « La volonté de puissance » (« Der Wille zur Macht ») : « Sujet, objet, un agent de l’action, le « faire » et ce qu’il fait, tout cela distinct : n’oublions pas qu’il s’agit là d’une simple sémiotique qui ne signifie rien de réel. »[39] (= « Subjekt, Objekt, ein Täter zum Tun, das Tun und das, was es tut, gesondert : vergessen wir nicht, daß das eine bloße Semiotik und nichts Reales bezeichnet. »).[40] L’influence d’Ernst Cassirer, dont Einstein avait suivi quelques cours à université de Berlin et dont la « La philosophie des formes symboliques » (« Philosophie der symbolischen Formen ») commença à paraître, vol. 1 : « Le langage » [« Die Sprache »] 1923 et vol. 2 : « La pensée mythique » [« Das mythische Denken »] 1924, est documentée par la correspondance d’Einstein avec Fritz Saxl (WIA), collaborateur d’Aby Warburg et de Cassirer. Une référence indirecte fait croire qu’Einstein a au moins feuilleté le « Cours de linguistique générale » de Ferdinand de Saussure dans sa traduction allemande de 1931,[41] mais Einstein ne s’intéresse pas seulement à l’analyse scientifique de la langue, mais aussi et même davantage à l’usage des signes poétiques et esthétiques « au sein de la vie sociale »,[42] c’est-à-dire à leur fonction « performative » qui, d’après Georges Sorel, crée des « mythes sociaux » prêts pour l’action (« Mittel zur Tat » [FF, 43]). Or, le seul signe capable de « faire » est le fétiche ‒ dans une culture animiste (ou « biblique ») bien entendu. Einstein n’avait pas discuté la puissance magique du signe en tant que fétiche[43] dans la première partie de sa carrière ethnologique, il avait préféré la puissance « déconstructrice » de la peinture au langage congelé dans le « frigidaire de la grammaire » (« frigidaire der Grammatik » [BA 3, 83] ; ill. 8) comme je l’ai montré.

Ill. 8 : Gaston-Louis Roux : « Frigidaire der Grammatik », 1930[44]

Einstein fait un virage radical lorsqu’il comprend enfin la puissance poétique du langage qui résulte de l’arbitrarité du rapport entre signifiant et signifié : « L’écriture n’imite pas les faits et les choses, elle les évoque par des signes étrangers à l’aspect des choses etc. » (W 4, 252) Bref : « Le mot est signe […]. » (tradK = « Das Wort ist zeichenhaft […]. » [FF, 236]), et ce mot est la parole magique chère aux poètes romantiques qui fait « chanter le monde » (Eichendorff ). Voilà la cause secrète qui fabrique les fictions – pourtant « l’absence de tout contrôle exercé par la raison »(OCBr, 1,328)[45] fait aussi naître des monstres…

Notons en passant que les observations sémiotiques d’Einstein ne se trouvent pas seulement dans les dossiers de « BEB II », mais aussi dans « Georges Braque » et la « Fabrication des fictions »[46] et ailleurs, donc dans un contexte qui comprend la fin des années vingt et les années trente.[47] Pendant qu’il « irrationnalise » le signe, Einstein, en une réaction complémentaire, élabore une notion de style comme « régulateur » ou « contrôle » social (W 4, 374 ; FF, 50). Le jeune auteur avait détesté n’importe quel style justement parce que le style « fixe » l’épanouissement de la poésie. On reconnaît derrière cette opposition respectivement complémentarité entre arbitrarité et conformité le couple Nietzschéen « dionysiaque » et « apollinien » ou bien « métamorphose » et « tectonique » de Wölfflin. « Les combinaisons grammaticales de la phrase correspondent à peu près aux différentes formes tectoniques dans les arts plastiques. » (tradK = « Die grammatikalischen Satzverbindungen entsprechen ungefähr den tektonischen Typenformen der Kunst. » [FF, 234]).

En plus de l’œuvre de Klee, c’est sans doute la conception surréaliste du rêve ‒ inspirée par Freud ‒ qui avait poussé Einstein vers la conception créatrice du signe[48]. Il l’applique aux travaux de Braque qui entre au début des années trente dans une phase de figuration plus libre, « mythologique ». Ce n’est pas par hasard que l’artiste choisit « La Théogonie » d’Hésiode pour inspiration,[49] puisque cette « histoire de la création et de la naissance des dieux, se veut aussi métaphore de la création artistique »,[50] (Ill. 9) et Carl Einstein est grand lecteur d’Hésiode en ce moment…

Ill. 9 : Georges Braque : La Théogonie ‒ Héraclès, 1932

Einstein en inclut sept gravures dans sa monographie « Georges Braque » ‒ qui n’est pourtant pas « un livre sur Braque » (tradK = « kein buch ueber braque »)[51] ‒, et il faudrait une véritable monographie pour discuter le rapport intime du critique et de l’artiste. Il suffit ici de mettre en relief ce que j’avais désigné comme « poétologisation de la peinture ».[52] Einstein proclame en 1931/32: « […] peindre signifie désormais faire de la poésie; car c’est en faisant de la poésie qu’on crée de la réalité. »  (GBMK, 90 = « […] Malen nun heißt ein Dichten ; denn dichtend erschafft man Realität » [BA 3, 326]). La contribution d’Einstein aux « Cahiers d’Art » de 1933 nomme Braque « poète »  (« Dichter » [BA 3, 246])[53] et, pareillement, il parle de la « poésie » de Klee (« Kleesche Dichtung » [K 1, 142]). Ainsi, il réduit art et littérature de nouveau[54] à un même principe : le symbole, le signe, sans pourtant élaborer une philosophie comme Ernst Cassirer. Et bien qu’il confesse à Ewald Wasmuth dans une lettre du 11 mars 1931 : « En somme je crois que l’art plastique n’a rien du tout à faire avec la littérature » (tradK = « Im grossen Ganzen glaube ich überhaupt, dass bildende Kunst gar nichts mit Literatur zu tun hat […] » [DLA]) ‒ et cette résignation paradoxale dans le contexte n’est pas isolée ‒, Einstein écrit dans le catalogue de l’exposition « Georges Braque » qu’il avait préparée pour son ami du 9 avril – 14 mai 1933 à la Kunsthalle Basel : « Il [Braque] créa une grammaire de formes inventées, une syntaxe variable, dont la texture et l’intégration deviennent de plus en plus riche. » (tradK = « Er [Braque] schuf sich eine Grammatik erfundener Formen, eine variable Syntax, und immer reicher wird sie verwebt und verbunden. »).[55]

Quelle « dialectique » qui passe de la grammaire, ennemi n° 1 de la poésie, à la grammaire poétique de la peinture et qui croise l’évolution du postulat « ut pictura poesis », modèle « cubisme », à la résignation : « parler et peindre sont deux choses absolument distinctes » (GBZi, 15 = « Sprechen und Malen ‒ jedes hat seine eigene Art » [BA 3, 255]),[56] tout en proclamant le règne d’une « poésie universelle » dans tous les beaux-arts. En effet, l’avant-garde est un système très dynamique, et quant à Einstein : le système n’est pas son fort. Pour parler avec les propres mots de l’expert : Le critique « boite vraiment lamentablement à la remorque » (EKCM, 48) de la production artistique libre ‒ sans parler de l’évolution historique ‒ bien que le critique d’art puisse l’influencer ‒ en faisant lui aussi de la littérature (au second degré).

4. « Requiem pour le Moi »[57]

Les efforts d’Einstein pour une définition du signe s’intensifient quand l’ethnologue Einstein pratique un test sur soi-même, c’est-à-dire quand l’écrivain devient autobiographe.[58] On ne sait pas ce qu’est devenu le projet de « l’ethnologie du Blanc » dont Einstein parle à l’occasion d’une interview de 1931.[59] N’est-ce qu’un projet illusoire ou bien un livre sous presse à la Nouvelle Revue Française, mais disparu dans les turbulences du départ d’Einstein pour l’Espagne et de son arrestation après le retour ‒ son épouse Lyda avait caché ses manuscrits chez Georges Braque en toute hâte ?[60] En tout cas, Einstein avait poursuivi son plan de terminer « Bébuquin » depuis longtemps.[61] Ruiné par la crise économique, il note le 18 février 1933 :

Je veux me souvenir de moi, puisque les gens m’ont oublié. La dernière réponse qui m’accompagnait continuellement, était le tic tac martelant de ma montre, afin d’acheter du papier, je l’ai vendue. […] Dès qu’elle est partie, un silence merveilleux règne au bord du fleuve [la Seine] où je suis assis. (tradK)

ich will mich meiner erinnern, da die menschen mich vergessen haben. die letzten Antworten, die mich begleiteten, waren die Hackgeräusche meiner Uhr, um Papier zu haben, verkaufte ich sie. […] seitdem sie weggegangen ist, ist es wunderbar still am fluss, wo ich sitze. (AWE, 26)

Le « pacte autobiographique » complexe de « BEB II », enraciné dans l’exile,[62] a été étudié plusieurs fois.[63] Je mets ici l’accent sur l’apprentissage du langage du jeune Béb ‒ thème « lingua » (ill. 10)[64] ‒, quel que soit le nom il portera plus tard (Laurenz etc.).

Ill. 10 : Carl Einstein : Extrait de « BEB II »

Cela ne surprend pas que les qualités du protagoniste « mythomane » (K 3MS, 351 = K 3, 210) correspondent assez à l’enfant prodige Paul Klee et à l’enfance « néolithique » de Jean Arp (BA 3, 170-174) puisqu’il ne s’agit pas de recherches empiriques que, par exemple, Jean Piaget entreprend en même temps sur « le langage et la pensée chez l’enfant ».[65] Einstein utilise des souvenirs fragmentés de sa jeunesse à Karlsruhe comme matériau pour les modeler suivant ses idées ethnologiques et sémiotiques ultérieures.[66] Le langage enfantin crée une cosmologie mythique. Le petit Œdipe conjure le couteau pour tuer le père (B II, 8). Heureusement, le signe flottant est arrêté par les parents et les maîtres d’école qui « colonisent » l’enfant sauvage (B II, 19). C’est avec le mot « foutu » (tradK = « kaput » [sic] [(B II, 8]) que le narrateur commente l’alphabétisation, et avec « cou cassé » (tradK = « Genickbruch » [AWE, 19]) le baccalauréat. Pendant que la narration de la cosmogonie est très riche en personnages, images et épisodes, par contre la scission de « sujet » et « objet » est présentée de façon courte et abstraite. Toutefois, on peut découvrir trois coupables de cette « tragédie des enfants » (tradK = « Kindertragödie » [B II, 19]) : le langage des adultes qui est plus fort, les lois physiques qu’on apprend à l’école et la philosophie. Celle-ci est concentrée sur l’idéalisme de Platon et son allégorie de la caverne (« hoehlenmaerchen » [sic] [B II, 9]) que ni Béb ni ses professeurs ne comprennent.

De quelle manière Kant entre en jeu, lui qui est responsable de « l’une des principales falsifications de la philosophie » (GBKo, 53 = « eine der Grundfälschungen der Philosophie » [BA 3, 293]) parce qu’il avait « établi l’équilibre entre l’objet et le sujet » (BW, 27 = « [weil er] Gleichgewicht zustande brachte zwischen Objekt und Subjekt » [BA 1, 99]), là-dessus « BEB II » se tait,[67] mais c’est justement « Bébuquin » (d’où j’ai pris la citation précédente) qui prend la relève de la narration parce que le protagoniste est enfin arrivé dans le milieu académique et artistique de Berlin où il rencontre d’éminents interprètes de Kant tels Georg Simmel, Alois Riehl et d’autres avec les citations desquels Bébuquin jongle comme un maître de conférence furieux (« wildgewordener Privatdozent » [Kurt Hiller, W 1, 501]). « BEB II » dans ses chapitres « enfance » est la « préhistoire » au plein sens du terme de « Bébuquin ». Le problème pourquoi l’opposition de « sujet » et « objet » (« [d]ie Entgegensetzung von ‘Subjekt’ und ‘Objekt’ »)[68] qu’Ernst Cassirer salue comme progressif et émancipatoire est ressenti par Einstein comme tragique ne peut pas être traité à fond ici. D’une part, le « moi », catégorie grammaticale par excellence du sujet, lui est « haïssable » autant que l’objet comme nous savons déjà,[69] d’autre part son ego ne supporte que brièvement l’intégration dans une communauté, soit communiste, soit capitaliste.[70]

Par l’intermédiaire des arts qui profitent de l’arbitrarité du signe et du rêve, Einstein espère l’emporter sur la fonction « meurtrière » du langage qui étouffe l’individu ‒ « si Béb parle, les morts s’y mêlent » (tradK = « wenn Beb spricht, die toten sprechen mit » [B II, 8]) ‒, mais le « grand récit » n’est pas en vue qui pourrait remplacer le judéo-christianisme désastreux par une sorte d’animisme bienheureux ‒ quel exotisme soit dit en passant ! En fait, Einstein ne dispose que d’un concept formel du mythe, pas tout à fait vide de sens, mais tous les mythèmes associés manquent de totalité. Par contre l’état totalitaire[71] en a plein… Dans la « Fabrication des fictions » Einstein se résigne : « Les poètes primitifs mettaient l’accent sur la collectivité […]. Le primitivisme moderne met l’accent sur la subjectivité ; leurs [productions] ne correspondent pas à une réalité vécue par tous. » (tradK = « Die Primitiven dichteten kollektivbetont […]. Die moderne Primitive ist subjektiv betont ; ihre [Figurationen] entsprechen keiner allgemein erlebten Realität. » [FF, 115]) Une renaissance de la culture européenne par l’« unité du style artistique à travers toutes les manifestations de la vie d’un peuple »,[72] conjurée par Nietzsche, ne fut pas réalisée par l’avant-garde trop hétérogène. La confiance d’Einstein en la force magique du fétiche « poésie », soit littéraire, soit plastique, s’écroule. Artistes et intellectuels se révèlent comme de simples « féticheurs », le fétiche, sortilège « romantique » d’autrefois, n’est plus que « grigri » superstitieux (BA 3, 286, 306). Einstein se rappelle bien l’idée de « l’imposture des prêtres » (FF, 211) du siècle des Lumières. Jamais autocritique a été si forte, voire suicidaire, si claire ‒ de sorte qu’on se demande : pourquoi pas plus tôt ?

Le dernier commentaire d’Einstein en ce qui concerne le rapport entre grammaire et politique se trouve dans son discours commémoratif à l’occasion de la mort de Buenaventura Durruti fin 1936 :

Durruti, cet homme extraordinairement concret, ne parlait jamais de lui, de sa personne. Il avait banni de la grammaire le mot préhistorique « je ». Dans la colonne Durruti, on ne connaît que la syntaxe collective. Les camarades apprendront aux littérateurs à renouveler la grammaire dans le sens collectif.[73]

Durruti, dieser außergewöhnlich sachliche Mann, sprach nie von sich, von seiner Person. Er hatte das vorgeschichtliche Wort « ich » aus der Grammatik verbannt. In der Kolonne Durruti kennt man nur die kollektive Syntax. Die Kameraden werden die Literaten lehren, die Grammatik im kollektiven Sinn zu erneuern. (BA 3, 520)

Ne demandons pas trop de cohérence dans des milliers de notes éparses et dans un passé très agité. En Espagne, Einstein (ill. 11) avait déjà dépassé son « intervalle romantique »,[74] sa foi en le pouvoir des arts

Ill. 11 : Carl Einstein, 6 mai 1938

de transformer la société était tombée en ruine, mais début 1938 (EKC, 106), il n’avait pas encore perdu tout espoir. Après la victoire contre le fascisme, il voulait rentrer et ‒ « faire des bouquins solides, loin de tous les penchants des modernes et des bien pensants de tous les avant-gardes, des livres durs et comiques » (EKC, 107 = « paar ordentliche Bücher schreiben, fern aller Vorlieben der Modernen und Wohlmeinenden aller Avantgarden, Bücher hart und komisch » [tradK]) ; comme exemple, il pense à « Gulliver’s Travels, « Don Quichotte », « Bouvard et Pécuchet », et il ajoute à ces noms illustres dans une lettre à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Peut-être Bébuquin ‒ s’il est terminé. Sinon, cela ne valait pas la peine. Peut-être que je suis mégalo, mais je ne parle que d’intention, pas de réussite. Le diable emporte le métier. » (tradK = « Vielleicht Bebuquin ‒ wenn er fertig ist. Sonst hat es sich auch nicht gelohnt. Vielleicht bin ich grössenwahnsinnig aber ich spreche nur von Absicht nicht Gelingen. Der Teufel hole das Metier. » [CEA, 398])


Abréviations et sigles des œuvres de Carl Einstein

AWE = Avantgarde ‒ Weltkrieg ‒ Exil. Materialien zu Carl Einstein und Salomo Friedlaender/Mynona, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. – Bern – New York : Peter Lang 1986 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 8)
BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin: Fannei & Walz, vol. 1 : 1907-1918, 1994, vol. 2 : 1919-1928, 1996, vol. 3 : 1929-1940, 1996
B II = Notes pour « BEB II » ; le chiffre après la virgule ne désigne pas la page, mais le dossier ; cela dans l’ordre avant la réorganisation malheureuse du fonds Carl Einstein par Carsten Wurm (« Findbuch » 2002)
BW= Carl Einstein : Bébuquin ou les dilettantes du miracle, précédé d’une lettre de Franz Blei à l’auteur et suivi d’une lettre de l’auteur à Daniel Henry Kahnweiler, traduction et postface par Sabine Wolf, s. l. : les presses du réel 2000 (coll. L’écart absolu)
CEA = Carl-Einstein-Archiv, Akademie der Künste Berlin ; les chiffres après la virgule correspondent au « Findbuch »
CEM = Carl Einstein-Materialien [Bd. 1] : Zwischen Bebuquin und Negerplastik, éd. par Rolf-Peter Baacke, Berlin : Silver & Goldstein 1990
DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach
EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : André Dimanche 1993 (EKCM si la traduction est de Meffre)
FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris
FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, Introduction de Helmut Heißenbüttel, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H. : Rowohlt 1973
FML = Freud Museum, London
GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre, trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003
GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour – London : Anton Zwemmer – New York : Erhard Weyhe 1934 (XXe siècle, vol. 7)
GGA = George-Grosz Archiv, Akademie der Künste, Berlin
K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts. Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Propyläen Verlag [Ullstein] 1926, 1928, 1931 (2e et 3e éd. revues et augmentées)
K 3MS = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle, traduction d’après la 3e éd. 1931 par Liliane Meffre et Maryse Staiber, Arles : Actes Sud 2011
OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988
OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)
tradK = trad- par Klaus H. Kiefer
tradMit = trad. par Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002
W 1, 2, 3, 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 1 : 1908-1918, éd. par Rolf-Peter Baacke; Bd. 2 : 1919-1928, éd. par Marion Schmid, vol. 3 : 1929-1940, éd. par Marion Schmid et Liliane Meffre, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien: Medusa et Fannei & Walz 1980, 1981, 1985, 1992
WIA = Warburg Institute Archive, London


Illustrations

Ill. 1 : Max Oppenheimer : Einstein (1912), Frontispice, ca. 13 x 10 cm, in : Carl Einstein : Bebuquin, Berlin-Wilmersdorf : Verlag der Wochenschrift « Die Aktion » 1917 (Aktions-Bücher der Aeternisten, vol. 5)

Ill. 2 : Acht-Uhr-Abendblatt (Berlin), 13 juin 1919, p. 2 (coupure)

Ill. 3 : Carl Einstein et Georges Grosz : Der blutige Ernst, n° 4 (1919) : Die Schieber (couverture)

Ill. 4 : Kahnweilerbrief (retouchée après 1924), Galerie Louise Leiris, p. 11 (coupure)

Ill. 5 : Kasimir Malévitch : Carré blanc sur fond blanc (1918), huile sur toile, 79,4 x 79,4 cm, Museum of Modern Art, New York

Ill. 6 : Otto Dix : Zerfallender Kampfgraben (1924), gravure, 35,3 x 47,5 cm, in : Expressionisten. Sammlung Buchheim, Feldafing : Buchheim Verlag 1998, n° 553

Ill. 7 : Paul Klee : Grenzen des Verstandes (1927), crayon, huile, aquarelle sur toile, 56,2 x 41,5 cm, in : Paul Klee : Leben und Werk, éd. par Zentrum Paul Klee, Bern, Ostfildern : Hatje Cantz 2012, p. 199, Pinakothek der Moderne, München

Ill. 8 : Illustration III (sans titre), ca. 21 x 18 cm, in : Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Editions de la Galerie Simon 1930

Ill. 9 : Georges Braque : Héraclès [illustration II], gravure sur cuivre, 20,6 x 16,4 cm, in : Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour – London : Anton Zwemmer – New York : Erhard Weyhe 1934 (XXe siècle, vol. 7), p. 12

Ill. 10 : Carl Einstein : Extrait de « BEB II » (CEA)

Ill. 11 : Carl Einstein, photographie anonyme, in : Meridià (Barcelone), 6 mai 1938, p. 4 (coupure)


Notes


* Remarque préliminaire : Je cite les traductions françaises des textes d’Einstein avant l’original, même si elles n’atteignent que rarement la force du style « cubo-expressioniste » de l’auteur dont je garde aussi l’orthographe assez irrégulière. Les lettres d’Einstein citées, souvent non ou seulement partiellement publiées, seront imprimées et commentées dans une édition intégrale que je prépare ; je me contente ici d’indiquer les archives.

 

[1] Cf. Antonius Weixler : Poetik des Transvisuellen. Carl Einsteins « écriture visionnaire » und die ästhetische Moderne, Berlin et Boston : de Gruyter 2016 (spectrum Literaturwissenschaft, vol. 53), pp. 83 sqq.

[2] J’attire l’attention sur la genèse simultanée du « Bébuquin » et des « Demoiselles d’Avignon » qui tous les deux s’approchent de l’« art absolu » ‒ « s’approchent » puisque la peinture de Picasso, issue d’une anecdote de bordel, se fige à un certain moment de l’abstraction (cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler: Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145) et le protagoniste einsteinien d’après Gottfried Benn (dans une lettre à F. W. Oelze du 31 mai 1944) « avait encore pas mal de choses à faire » (tradK = « musste noch allerhand betreiben » [CEM, 79]).

[3] Einstein adore E.T.A. Hoffmann (cf. sa lettre à Tony Simon-Wolfskehl, 25 janvier 1923 [CEA, 389]) ; une allusion au « Vase d’or » cf. BA 1, 106 = BW, 4 : « serpentina alco[h]olica » !

[4] Le platonisme joue un rôle important dans l’œuvre entier d’Einstein, voir « Bébuquin », « Der unentwegte Platoniker » (tradK = « L’inébranlable Platonicien »), « BEB II » etc. La métaphysique Platonicienne « de haut en bas », donc déductive, est responsable de son « terrible traumatisme de l’absolu » (B II, 19) ; Einstein, avec les paroles de Böhm (citées en haut), veut créer une esthétique « de bas en haut » à partir des éléments et des sensations suivant Ernst Mach qui, pourtant, fut considéré comme « philosophe » de l’impressionnisme. Des deux « solutions » de ce « problème », « totalité/monumentalité » ou « primitivisme/cubisme », Einstein choisit la deuxième, son ami de jeunesse Arnold Waldschmidt la première. Celui-ci (comme Arnold Breker) décora le Reichsluftfahrtministerium (Ministère de l’Aviation du Reich) à Berlin 1937 de reliefs.

[5] La citation, il est vrai, ne se trouve que dans la suite du « Bébuquin » « Schweißfuß klagt gegen Pfurz in trüber Nacht » (~ « Pied infect se plaint de Pet dans la nuit sombre » [tradK], publié dans la revue « Front » [La Haye], décembre 1930, pp. 53-61), mais déjà dans le premier roman les expressions analogues ne manquent pas : « On continuait à boire, l’alcool parlait comme Dieu par la bouche des prophètes. » (BW, 43 = « Man trank weiter, der Alkohol redete wie Gott aus dem Munde des Propheten. » [A 1, 107]) = Mais l’alcool n’est qu’« remède de dilettante » (BW, 39 = « Hier [Absinth] ein Mittel des Dilettanten. » [BA 1, 105]).

[6] Il faut tenir compte du fait que le jeune auteur philosophe n’est pas très exact dans sa terminologie.

[7] C’est une illusion méthodologique de la linguistique que l’ensemble du lexique, de la syntaxe, de la grammaire etc. tout ce que Ferdinand de Saussure appelle « la langue » soit vide de valeurs ; en bref : la linguistique camoufle une éthique.

[8] La traduction de « Bild » par « tableau » cache une ambiguïté de l’allemand. « Bild » est plus vaste et implique l’image linguistique, la métaphore ; pourtant, le poète Einstein déteste la métaphore, la paraphrase, l’anecdote. Béb veut devenir « direct sans détour » (« direkt ohne Umweg » [B II, 40 ; cf. AWE, 12]). Donc Böhm (et avec lui le jeune auteur) commet une erreur logico-grammaticale de mettre l’objet concret « le tableau » au même niveau que l’abstrait « le concept ». Ce n’est que plus tard qu’Einstein va exploiter la flexibilité poétique du langage.

[9] Bien sûr, les signes iconiques fonctionnent de la même façon dans toutes périodes, mais l’art non-imitatif intensifie la conscience de leur fonctionnement.

[10] Ferdinand de Saussure : Cours de linguistique générale, éd. par Charles Bally et Albert Sèchehaye, édition critique préparée par Tullio Mauro, Paris : Payot 1976 (Payothèque), p. 99.

[11] Cf. Hugo Ball : La fuite hors du temps. Journal 1913-1921. Préface de Hermann Hesse, trad. par Sabine Wolf, Monaco : Editions du Rocher 1993, p. 39 : « ‘Les Dilettantes du miracle’ de Carl Einstein indiquaient la voie. » (= Die Flucht aus der Zeit, Luzern : Josef Stocker 1946, p. 13 : « Carl Einsteins ‘Die Dilettanten des Wunders’ bezeichneten die Richtung. »).

[12] Ball : Eröffnungs-Manifest, 1. Dada-Abend, Zürich, 14. Juli 1916, in : Dada Zürich. Texte, Manifeste, Dokumente, éd. par Karl Riha et Waltraud Wende-Hohenberger, Stuttgart : Reclam 1992 (RUB 8650), p. 30 ;cf. Kiefer : Spül müt mür! ‒ Dadas Wort-Spiele, in : id. : Die Lust der Interpretation, pp. 177 sqq.

[13] C’est le paradoxe de Raphaëlle Hérout (L’imaginaire linguistique du surréalisme, in : wp/wp-content/uploads/2016/12/Imaginaire-linguistique-HEROUT.pdf, pp. 1-18) de vouloir construire une théorie linguistique du surréalisme révolutionnaire en partant de déclarations de bonne volonté sans peu de pratique, en particulier chez Breton. Je la cite : « ‘Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses !’ demande Breton, tout en précisant qu’il maîtrise parfaitement la syntaxe. » (p. 10).

[14] Cf. Werner Spieß : Max Ernst. Les Collages, inventaire et contradictions, trad. par Eliane Kaufholz, Paris : Gallimard 1984, p. 23 : « Dans la seconde semaine de novembre, à Bruxelles, il avait pu entendre un discours prononcé par Carl Einstein sur la Grand-Place : ‘Losqu’il eut fini j’allai vers lui et lui serrai la main’. » (ibid., p. 460, note 126 : « Déclaration faite à l’auteur. »).

[15] Cf. Dirk Heißerer : Einsteins Verhaftung. Materialien zum Scheitern eines revolutionären Programms in Berlin und Bayern 1919, in : Archiv für die Geschichte des Widerstands und der Arbeit, n° 12 (1992), pp. 41-77, ici p. 53.

[16] Les additions manuscrites significatives sont : au-dessus de ligne 2 : « et son fond subconscient » et en bas de la page  : « Réalisme surréaliste spirituelle [sic] » ; cf. Kiefer : Carl Einsteins Briefe ‒ Stilistik und Philologie, communication pour Carl-Einstein-Kolloquium, Karlsruhe : Carl Einstein Re-Visited : L’actualité de sa langue, de sa prose et de sa critique d’art / Die Aktualität seiner Sprache, Prosa und Kunstkritik, 2 février 2017, Museum für Literatur am Oberrhein u. 3- 4 février, Zentrum für Kunst und Medien.

[17] Ernst Mach : L’analyse des sensations. Rapport du physique au psychique, trad. par F. Eggers et J.-M. Monnoyer, Nîmes : Jacqueline Chambon 1996, p. 27 = Die Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen. Mit einem Nachwort v. Gereon Wolters, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1985 (1ière éd. 1886), p. 20. Einstein se déclare assez proche d’Ernst Mach (EKC, 144), mais il continue : « [Mach] ne prend pas du tout la langue en considération. Et c’est justement parce que tout commence avec la langue que je voulais écrire l’histoire d’un homme, et certes pas celle d’un ‘intellectuel’, qui ressent, face à ses expériences, la langue morte comme quelque chose qui tue vraiment. » (EKCM, 54 = « [Mach, der] garnicht die Sprache in Betracht zieht. Und gerade weil die Sache bei der Sprache anfängt, wollte ich die Geschichte eines Mannes schreiben und zwar keines ‘Intellektuellen’, der die tote Sprache wie eine wirklich tötende Sache empfindet gegenüber seinen Erlebnissen. » [EKC, 144]).

[18] Max Dessoir : Das Doppel-Ich, Leipzig : Günther 1886 (2e éd. augmentée); cf. aussi Fritz Mauthner : Beiträge zu einer Kritik der Sprache, vol. 1 : Zur Sprache und zur Psychologie, Frankfurt/M. – Berlin – Wien : Ullstein 1982 (Ullstein Materialien; 1ière éd. 1906), pp. 665 sqq.

[19] Cf. Kiefer : Äternalistisches Finale oder Bebuquins Aus-Sage. Carl Einsteins Beitrag zur Postmoderne, in : Neohelicon, année 21 (1994), n° 1, pp. 13-46.

[20] On peut supposer qu’Einstein pense aux poèmes comme p. ex. « Alaunstrasse in Dresden » de Ludwig Meidner qui imite le dynamisme de la ville moderne (« vitesse » !) par un travelling des perceptions (in : Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts. Von den Wegbereitern bis zum Dada. Mit einer Einleitung von Gottfried Benn, Wiesbaden : Limes 1974 (5e éd.), p. 205.

[21] Par cette quasi-simultanéité, suivant l’enseignement du « Laocoon » de Lessing, les arts poétiques s’approchent des arts plastiques toujours préférés par Einstein.

[22] Cf. Hans T. Siepe : Le lecteur du surréalisme. Problèmes d’une esthétique de la communication, trad. par Marie-Anne Coadou, Préface de Henri Béhar, Paris 2010 (coll. Les Pas perdus), in : http ://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/wp-content/uploads/2014/10/6.-Siepe_BAT.pdf. A l’occasion des Rencontres en surréalisme, organisées par Françoise Py, à la Halle Saint-Pierre, Paris, le 25 mars 2017, la contribution de Siepe (A la recherche d’un nouveau langage : réflexions et pratiques surréalistes) et la mienne se complétèrent de façon idéale.

[23] Einstein, cité par Clément Pansaers : Dada et moi, in : id. : Bar Nicanor et autres textes Dada, éd. par Marc Dachy, Paris : Lebovici 1986, pp. 199-208, ici p. S. 203.

[24] Cf. Michel Collomb : Dévorer, éjecter, recycler : la logique primitive de Benjamin Péret (étude non encore publiée) : « Benjamin Péret, parmi ceux qui constituèrent le noyau dur du groupe surréaliste, fut certainement le plus constant dans l’effort pour mettre en concordance sa vie avec l’idée de révolution. » « Le Grand jeu » est dédié à André Breton.

[25] Dans la première comme dans la dernière édition de l’« Art du 20e siècle », les notions centrales d’Einstein sont les mêmes quoiqu’il y ait des variantes importantes entre 1926 et 1931.

[26] Cf. K 3, 190 = K 3MS, 319.

[27] Dans sa célèbre définition de l’« Aufklärung », Kant avait cité la locution latine (dont l’origine n’est pas important dans notre contexte)  : « Caesar non est supra grammaticos » (cf. Kiefer : Zur Definition aufklärerischer Vernunft. Eine kritische Lektüre von Kants « Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung? », in : id. : « Die famose Hexen-Epoche » – Sichtbares und Unsichtbares in der Aufklärung. Kant – Schiller – Goethe – Swedenborg – Mesmer – Cagliostro, München : Oldenbourg 2004 [Ancien Régime, Aufklärung, Revolution, vol. 36], pp. 39-52 ) ; chez Einstein la grammaire elle-même est le dictateur.

[28] Otto Dix : Zerfallender Kampfgraben (Tranchée de tir se décomposant), du cycle « Der Krieg » (« La Guerre ») 1924, in : Expressionisten. Sammlung Buchheim, Feldafing : Buchheim Verlag 1998, n° 553.

[29] Cf. August Stramm : Die Dichtungen. Sämtliche Gedichte, Dramen, Prosa, éd. par Jeremy Adler, München et Zürich  : Piper 1990 (Serie Piper, vol. 980), pp. 89, 93 sq., 102 : « Sturmangriff », « Schlacht », « Patrouille » etc.

[30] Gottfried Benn, ami d’Einstein, choisit le poème pour son anthologie célèbre, « Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts » (p. 226); cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[31] Léger, cité in : Georges Bauquier : Fernand Léger – Vivre dans le vrai, Paris : Maeght 1987, p. 74 (tradK = « All diesen Trotteln, die sich fragen, ob ich Kubist bin oder noch sein werde, wenn ich zurückkomme, kannst du sagen : mehr als jemals. Es gibt nichts Kubistischeres als einen Krieg wie diesen, der dir einen Mann mehr oder weniger ordentlich in mehrere Stücke zerlegt und in alle vier Himmelsrichtungen verteilt. »).

[32] Cf. Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Wilhelm Fink 2003.

[33] Paul Bouissac : Semiotics and Surrealism, in : Semiotica. Journal of the International Association for Semiotic Studies/Revue de l’Association Internationale de Sémiotique, vol. 25, n° 1-2 (1979), pp. 45-58, ici p. 55.

[34] C’est pourquoi je l’ai nommé « maître penseur du surréalisme » in : Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », in : « Der Surrealismus in Deutschland (?) ». Interdiszipliäre Studien, éd. par Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster : MV Wissenschaft 2016 (Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität, série 12 : Philologie, vol. 17), pp. 49-83, ici p. 60.

[35] Cf. la lettre d’Einstein à Tony Simon-Wolfskehl, 1923, où il appelle Klee « Märchenknabe » (CEA, 399) ce qui veut dire d’une part « garçon féerique », d’autre part « enfant prodige ».

[36] Einstein reproduit « Limites de la raison » (= Grenzen des Verstandes) (1927) dans K 3, 540 en blanc et noir ; cf. Paul Klee und die Surrealisten, éd. par Michael Baumgartner et Nina Zimmer, Berlin : Hatje Cantz 2016.

[37] Cf. Einstein : Les arts de l’Afrique. Présentation et traduction par Liliane Meffre. Légendes des œuvres et notes établies par Jean-Louis Paudrat, Arles : Jacqueline Chambon 2015 (Actes Sud).

[38] Cf. FF, 67, 115 et ailleurs qui justement critiquent le manque de dimension collective chez l’artiste moderne.

[39] Friedrich Nietzsche : Œuvres philosophiques complètes, vol. 14 : Fragments posthumes (début 1888 – début janvier 1889). Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris : Gallimard 1977, p. 57.

[40] Nietzsche : Der Wille zur Macht. Versuch einer Umwertung aller Werte. Ausgewählt und geordnet v. Peter Gast unter Mitwirkung v. Elisabeth Förster-Nietzsche. Nachwort v. Walter Gebhard, Stuttgart : Alfred Kröner 1996 (13e éd. revue; 1ière éd. 1906) (Kröners Taschenausgabe, vol. 78), p. 428 (n° 634). C’est cette édition qu’Einstein devrait avoir connu; cf. Nietzsche : Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Bänden, éd. par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, München : dtv et Berlin et New York : de Gruyter 1980, vol. 13 : Nachgelassene Fragmente 1887-1889, p. 258.

[41] Cfl. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Wilhelm Fink 2016, pp. 105-120, ici p. 119. Pourquoi la traduction allemande, le livre était disponible en France dès 1916 ? Il l’a peut-être acheté lors de sa visite à Berlin en 1931.

[42] Saussure : Cours de linguistique générale, p. 33.

[43] Einstein se méfie du terme : « On peut difficilement décider si le Nègre croit qu’il utilise une statue ou bien si le fétiche exerce une fonction, par sa propre vertu en quelque sorte. » (tradM « La sculpture africaine », in : Les arts de l’Afrique, p. 208 = « Man kann schwer entscheiden, wann der Neger glaubt er benutze ein Bildwerk oder der Fetisch übt gewissermaßen selbständig eine Funktion aus. Diese Empfindungen mögen oft ineinander übergehen. » [BA 2, 83]). Pour ma définition du fétiche en tant que « pragmème » cf. Kiefer : Die Lust der Interpretation, pp. 16 et 142 sqq. L’une des principales falsifications de la linguistique moderne (cf. GBKo, 53) est l’abstraction de la langue de la fonction fétiche du langage (de tous les média). Je crois que les occidentaux ont honte d’être soumis à un usage « primitif » du signe à chaque acte de communication ; cf. aussi Kiefer : Kant als Geisterseher, in : id. : « Die famose Hexen-Epoche », p. 37 sq. Kant camoufle l’animisme qui fait (ou devrait faire) fonctionner son « impératif catégorique » par une comparaison avec une loi naturelle.

[44] Ill. 2 : Illustration III in : Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Editions de la Galerie Simon 1930, s. p. en face du vers « Zerfiele das Wort / Wir atmeten enteist » (BA 3, 75 qui ne respecte pas la composition originale, tradK = « Si le verbe se brisait / Nous respirerions dégelés »). Le titre est associé par Einstein qui ironise le « tohu-bohu romantique » (tradK = den « romantischen Wirrwarr » [lettre à Ewald Wasmuth, le 11 mars 1931, DLA]) des illustrations.

[45] Einstein pratique ce principe irrationnel dès « Bébuquin » : « Immer ist der Wahnsinn das einzig vermutbare Resultat. » (BA 1, 129 = « La folie est toujours le seul résultat probable. » [BW, 88]).

[46] Comme dans le cas de « Georges Braque » Einstein était obligé de faire traduire ses travaux afin de les publier après 1933 ; donc le titre français est authentique, mais la traduction n’a pas été faite ou a disparu. Cf. la lettre d’Einstein à Fritz Saxl, deuxième moitié du mai 1935 (WIA).

[47] Une raison de plus pourquoi il n’est pas logique de postuler une rupture entre une phase « subjectiviste » et « matérialiste » ; mais la thèse d’Heidemarie Oehm est dépassée depuis longtemps.

[48] Cf. Kiefer : Carl Einstein et le surréalisme ‒ entre les fronts et au-dessus de la mêlée (Bataille, Breton, Joyce), in : http ://melusine-surrealisme.fr/wp/?p=2069. La réception einsteinienne de la psychanalyse est tardive, mais dans sa lettre à Sigmund Freud du 8 mars 1930 il lui affirme « quelle influence immense [ses] travaux avaient exercé sur la jeunesse intellectuelle ici » (tradK = « welch ungeheuren Einfluss [seine] Arbeiten auf die geistige Jugend hier ausgeübt haben » [FML]).

[49] Le marchand d’art Ambroise Vollard avait proposé à Braque d’illustrer un livre poétique de son choix. Le choix de Braque de s’inspirer d’Hésiode était inattendu ‒ et l’influence de la part d’Einstein, spécialiste de mythologie et connaisseur d’Hésiode (cf. index BA 3), évidente ! Les deux amis passaient beaucoup de temps ensemble à Paris et à Varengeville.

[50] http://www.musee-lam.fr/wp-content/uploads/2011/06/theogonie_FR1.pdf. Les seize gravures terminées avant la mort de Vollard ont été exposées au Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille, 7 juin – 28 août 2011. Le musée ignore visiblement le rôle que joue Carl Einstein dans la production de « Théogonie ».

[51] Einstein à Ewald Wasmuth, 1932 (DLA). Einstein reproduit la gravure « Héraclès » dans GBZi, 12 = GBKo, 22.

[52] Gérard Durozoi et Bernard Lecherbonnier (Le Surréalisme. Théorie, thèmes, techniques, Paris : Larousse 1972 [coll. Thèmes et textes], p. 196) parlent de « poétisation » qui est plus élégant, mais j’insiste sur le fait qu’il s’agit du discours théorique d’Einstein, et non de la pratique elle-même ; pour plus de détails, une éventuelle influence d’Aragon, cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins. Ein Beitrag zur Theorie und Geschichte der europäischen Avantgarde, Tübingen : Niemeyer 1994 (Communicatio. Studien zur europäischen Literatur- und Kulturgeschichte, vol. 7), pp. 449 sqq.

[53] Einstein : Braque der Dichter, in : Cahiers de l’Art, année 8 (1933), n° 1-2, pp. 80-82 ; trad. par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach « Braque le poète » (in : Avant-Guerre, n° 2 [1981] : Sur l’art, pp. 9-14).

[54] Au début, le modèle (absurde) était la peinture, la « pictura » horatienne. Aussi le deuxième paradigme d’Einstein, le signe poétique, est loin du « nominalisme » surréaliste ; cf. Siepe : Le lecteur du surréalisme, pp. 52sq.

[55] Einstein : Introduction (sans titre) in : Georges Braque, Kunsthalle Basel, 9. April – 14. Mai 1933. In memoriam Emanuel Hoffmann [catalogue], pp. 5-7, ici p. 5. Cette citation est préfiguré dans K 1, 76  : « Er [Braque] schuf sich eine Grammatik erfundener Formen, eine kanonische Syntax. » Einstein corrige « kanonisch » (« canonique ») par le contraire « variabel » (K 3, 101) puisqu’en 1926 il n’avait pas encore compris.

[56] La traduction récente est moins radicale : « parler et peindre ‒ chacune de ces activités a sa manière propre. » (GBKo, 15). Nonobstant Einstein avait autorisé son traducteur contemporain.

[57] TradK = « Totenbuch des Ich » (B II, 17); on ne peut pas utiliser « livre des morts » [du moi] qui serait pourtant moins catholique et plus égyptien, mais avec un deuxième complément.

[58] Cf. le chapitre « Ethnologie im Selbstversuch » in : Kiefer  : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, pp. 467 sqq.

[59] B. J. Kospoth : A New Philosophy of Art, in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5.

[60] Cf. Sibylle Penkert  : Carl Einstein. Beiträge zu einer Monographie, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht 1969 (Palaestra, vol. 255), p. 18.

[61] Cf. Einstein à Tony Simon-Wolfskehl, 1923 : « Den zweiten Teil Bebuquin mache ich fertig ‒ wenn wir zusammen sind. » (CEA, 409 = « Je vais terminer la deuxième partie du Bébuquin dès que nous serons ensemble.» [tradK]).

[62] Einstein projette sa situation d’écrivain exilé dans la prophétie fatale d’une tireuse de carte d’un Lunaparc à Karlsruhe  : « Je te [Béb] vois tout seul et abandonné assis dans une mansarde dans un pays étranger et tu mourras de tes rêves paralysants » (tradK = « ich sehe dich [Beb] ganz allein und verlassen in einer mansarde in einem fremden land und du wirst an deinem laehmenden träumen sterben » [B II, 19]).

[63] Cf. Marianne Kröger : Das « Individuum als Fossil » ‒ Carl Einsteins Romanfragment « BEB II ». Das Verhältnis von Autobiographie, Kunst und Politik in einem Avantgardeprojekt zwischen Weimarer Republik und Exil, Remscheid : Gardez! 2007 (Komparatistik im Gardez!, vol. 5) qui discute tous les approches essentiels. Je souligne le fait que « BEB II » n’est pas une autobiographie de Carl, mais une biographie romancée de Béb qui n’est pas « individuum » dans le sens classique, mais dans le sens de Nietzsche « dividuum » moderne (Nietzsche : Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Bänden, vol. 2 : Menschliches, Allzumenschliches, p. 76 = «Humain, trop humain. Introduction et notes par Angèle Kremer-Marietti, trad. par Alexandre Marie Desrousseaux et H. Albert, Paris : Le Livre de Poche 1995 [Classiques de la philosophie], p. 84 ), type instable dans lequel Einstein se reflète comme Bébuquin aurait pu le faire, s’il ne s’était détourné du labyrinthe de miroirs « afin d’éviter toute réflexion sur sa personne » (BW, 11 = « um allen Überlegungen über die Zusammensetzung seiner Person vorzubeugen » [BA 1, 92]).

[64] « Lingua. / Kind wie Eli sprechend spielt ‒ die dann absterbenden maerchen ‒ » (tradK = « Lingua. / l’enfant joue en parlant comme Eli ‒ par cela les contes de fée meurent »). Eli (ou Eli Coingule etc.) est une figure des rêves de Béb qui pourtant, lui, fait la même expérience négative du langage « rationnel » qui arrache l’enfant de son « âge de contes merveilleux » (tradK = « Märchenalter » : cf. Charlotte Bühler : Das Märchen und die Phantasie des Kindes, Leipzig : Barth 1918).

[65] Jean Piaget : Le langage et la pensée chez l’enfant. Etudes sur la logique de l’enfant, Neuchchâtel u. Paris : Neuchchâtel et Paris : Delachaux & Niestlé 1976 (9e éd.; 1ière éd. 1923).

[66] Le texte oscille fort entre « vérité » et « poésie/fiction » ; p. ex. dans « BEB II » la bande de Béb a peur de la comète de Halley (B II, 9 et 19) qui n’était visible que d’avril à mai 1910 en Allemagne ; Einstein avait alors 25 ans (cf. sa lettre à Emilie Borchardt, 1910 (Schweizerisches Institut für ägyptische Bauforschung und Altertumskunde, Le Caire).

[67] Kant est aussi pour Hugo Ball « l’ennemi numéro un » (Ball : La Fuite hors du temps, p. 39 = « der Erzfeind » [Die Flucht aus der Zeit, p. 14]).

[68] Ernst Cassirer : Philosophie der symbolischen Formen, vol. 2 : Das mythische Denken, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1977 (1ière éd. 1924), p. 209. Le chapitre « Die Herausbildung des Selbstgefühls aus dem mythischen Einheits- und Lebensgefühl » (ebd., pp. 209 sqq.) = « L’émergence du sentiment de soi à partir du sentiment mythique de l’unité et de la vie » (in : La philosophie des formes symboliques, vol. 2 : La pensée mythique, trad. par Jean Lacoste, Paris : Les éditions de Minuit 1972 [Coll. Le sens commun], p. 207) pourrait servir de titre à tout ce qu’Einstein écrit à propos de langage et cosmogonie dans « BEB II ».

[69] Einstein est lecteur de Pascal à plusieures reprises et, de toute évidence, prend le philosophe au sérieux.

[70] Cf. AWE, 21 sq. ; cf. aussi la lettre d’Einstein à André Gide en 1923 : « une grande maison d’édition m’a demandé de diriger la maison. Peut-être que j’accepte. » (FJD). Il n’accepta point, et il prit aussi ses distances envers un engagement au Bauhaus (cf. ses lettres à Tony Simon-Wolfskehl 1923, particulièrement CEA, 412).

[71] Je ne discute pas ici comment les Nazis ont construit leur « mythe du 20e siècle » (Alfred Rosenberg) – qui était sans aucun doute efficace (non seulement à cause des sections d’assaut [SA]), de sorte que Breton et Bataille pensent à profiter des mêmes mécanismes, en particulier de « l’aspiration fondamentale des hommes […] au fanatisme » (OCBr 2, 499 et OCBa 1, 382). En composant « surréalisme » et « fascisme » ils conçoivent l’idee fatale d’un « surfascisme » (OCBr 2, 1665). La discussion du mythe cher aux surréalistes, y inclus Einstein, et aux national-socialistes reste à approfondir.

[72] Nietzsche : Considérations inactuelles I : David Strauss, l’apôtre et l’écrivain, in : Fragments pothumes (Eté 1872 – hiver 1873-1874). Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. par Pierre Rusch, Paris : Gallimard 1990, p. 17-89, ici p. 22. Je cite le passage prophétique et ambigu de Nietzsche en entier : « La civilisation, c’est avant tout l’unité du style artistique à travers toutes les manifestations de la vie d’un peuple. Mais le fait de beaucoup savoir et d’avoir beaucoup appris n’est ni un instrument nécessaire ni un signe de la civilisation et, au besoin, s’accorde parfaitement avec son contraire, la barbarie […]. » (= « Kultur ist vor allem Einheit des künstlerischen Stiles in allen Lebensäußerungen eines Volkes. Vieles Wissen und Gelernthaben ist aber weder ein nothwendiges Mittel der Kultur, noch ein Zeichen derselben und verträgt sich nöthigenfalls auf das beste mit dem Gegensatze der Kultur, der Barbarei […]. » [Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Bänden, vol. 1 : Unzeitgemäße Betrachtungen I, p. 163]). Einstein poursuivit l’idée d’unité stylistique et culturelle dès son voyage en Egypte en 1910 (cf. sa lettre à Emilie Borchardt, 1910 : « in Ihrem land bekam ich die strengste und vollkommenste anschauung von stil, künstlerischer tradition und gesamtkultur. » [tradK = « c’est dans votre pays que j’eus la plus sévère et parfaite vision de style, tradition artistique et culture totale. »]). Bien qu’il reconnaisse la supériorité du « protée » Picasso, il lui préfère finalement Braque ; cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 321.

[73] Liliane Meffre a traduit ce paragraphe la première, in : id. : Carl Einstein et la problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Berne et al. : Peter Lang 1989 (Contacts. Sér. III  : Etudes et documents, vol. 8), p. 134, et in : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, p. 295 ; elle constate déjà « des lacunes » dans la traduction qu’elle suppose d’Augustin Souchy. Grâce à Marianne Kröger qui mit le texte français original à ma disposition, j’ai pu préciser qu’Einstein a omis juste le deuxième paragraphe dans son allocution radiophonique (en allemand ou français ‒ personne ne le dit), ou bien les éditeurs l’ont supprimé puisque cette réflexion grammaticale sophistiquée apparaît déplacée dans le contexte politique ; cf. Einstein : La colonne Durruti, in : Brochure éditée par les Services Officiels de Propagande de la C.N.T. – F.A.I. Avenida Buenaventura Durruti, 32 Barcelone (Espagne), Seix y Barral, Empresa colectivizada, Barcelona – España (Prix : 1 fr. 50), pp. 18-20.

[74] Cf. Kiefer : Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

Soirée Dada organisée par la revue Souffles

Compte-rendu de la Soirée Dada organisée par la revue Souffles
aux Frigos (Paris XIIIe), le 30 janvier 2017

Jean-Yves Samacher
(alias Scato d’Urtic)

 Philippe Tancelin, Mme Muchnik, José Muchnik, Chrisophe Corp
© Francisco Calderon

Dada, non non, cent ans après sa naissance, le mouvement Dada n’est pas mort ni enterré ; car en période grise comme en période de crise, Dada ressuscite, Dada récite, Dada résiste, Dada rit, Dada crie, Dada maudit, Dada psalmodie, Dada chante, Dada danse, Dada joue, Dada trotte, Dada galope, Dada court, Dada flotte, Dada roule, Dada vole… bref, Dada vit et respire la pleine santé ! Comment ce mouvement antidogmatique pourrait-il d’ailleurs ne pas garder la forme lorsque le monde marche à ce point sur la tête ? Plus que jamais, Dada conserve toute son actualité. Voilà sans doute pourquoi (anti) commémorations en l’honneur de Dada ou de Tristan Tzara se poursuivent et se succèdent, depuis 2016 – année de naissance du mouvement – avec toujours autant de souffle, nous offrant de belles occasions de contrecarrer la folie ambiante, ou de l’exorciser par le rire comme par la fête.

Chaleureuse et régénératrice, telle fut la soirée en hommage à Dada organisée par la revue Souffles dans les Frigos du XIIIe arrondissement, à l’initiative d’Élisabeth Morcellet, le lundi 30 janvier 2017. Par son éclectisme, ses performances et son ambiance joyeuse, ne reproduisait-elle pas un peu de l’atmosphère des soirées qui, au début du XXe siècle, se donnaient au Cabaret Voltaire ? Elle réussit en tout cas à inverser le cours du temps, probablement l’un des objectifs sous-jacents des spectacles Dada[1].

Élisabeth Morcellet
© Francisco Calderon

Avant même l’amorce du récital, un appel fut effectué par un chauffeur de salle professionnel en la personne d’Alain Snyers. Outre qu’il permît de vérifier la présence des poètes, artistes, critiques, emmerdeurs et autres empêcheurs de tourner en rond, cet appel faisait œuvre de salubrité publique en réveillant l’esprit de l’assistance, en lui rappelant les vertus de bien mal se conduire.

Transition toute trouvée pour Chrisophe Corp qui, par son poème introductif, soulignait que « Résister, c’est exister ». De fait, on n’a jamais fini de résister à la bêtise ambiante, à l’autorité arbitraire comme à l’hypocrisie morale…

 

© Jean-Pierre Petit

Puis un trio de voix sublimes (Catherine Jarrett, José Muchnik et Philippe Tancelin) inonda les Frigos par un florilège de poèmes néo-dada, issus du numéro 252/253 de la revue Souffles. Tout commença par un Caca barytonant, car Dada aime les glissements de lettres (et de l’être), suivi de quelques Dada chantés, clamés, vrillés, trillés ou ânonnés, en fonction des dispositions intestines de chacun. C’est alors que du limon noir et obscur de l’urinoir duchampien surgirent, dans un ordre aussi imprévu qu’aléatoire, des fadas, des lunes, des femmes nues, des soleils, des prairies, des tranchées, des obus, Dieu, l’ONU, l’océan, la mer, un chaos cataclysmique…

Mais tout cela n’aurait presque rien voulu dire et se serait révélé pure vanité, sans le rappel de quelques maximes du Nécessaire à Dada d’après l’antiphilosophe Monsieur Aa alias Tristan Tzara, à même de remettre les idées en chair et le chaos en place :

« Dada est le caméléon du changement rapide et intéressé. Il se transforme – affirme – dit en même temps le contraire – sans importance – crie – pêche à la ligne. »

« Dada est le bonheur à la coque et nous les dadaïstes, nous sommes sortis trop cuits de ses œufs. »

En état d’urgence, ne jamais se départir de son Nécessaire à Dada.

Au premier entracte, Alain Snyers, régulant le flot des poèmes aqueux tout en signalant la proximité de la Seine, insista sur les consignes à suivre en cas d’inondation : « Au besoin, montez sur les chaises, si le niveau monte trop haut, égouttez l’eau ! », etc. « Écoutez l’eau ? », me suggéra fort judicieusement ma voisine…

© Jean-Pierre Petit

Très compétent dans son domaine, Max Horde nous proposa alors cinq méthodes pour tracer des « lignes invisibles », passe-temps qui, au vu du haut niveau de technicité déployé, a dû l’occuper pendant plusieurs années de sa vie. On dit même qu’il aurait traversé intégralement la ville de New York en suivant une seule ligne imaginaire. Sur les méthodes de réalisation de ces lignes, cependant, nous ne dévoilerons rien ici. Point, à la ligne.

© Jean-Pierre Petit

Autre numéro hors normes : les tours magiques de Sébastien Bergez, qui fit preuve d’une rare maestria : il téléporta André Breton, fit apparaître des cœurs à barbe, quintupla la taille d’un Manifeste Dada, scia en deux Tristan Tzara et fit se plier en quatre Arthur Cravan… À moins que ce ne fût l’inverse. Mais peu importe. Car qui ne croit pas aux métamorphoses ne saurait être Dada.

Puis Richard Piegza, Ana Kuczynska, Max Horde, Philippe Tancelin et Élisabeth Morcellet réalisèrent de concert un vibrant hommage au poète et artiste Bruno Mendonça, dans une performance intitulée Le Tapis volant à la mémoire de Bruno M., confrontant l’univers onirique des Mille et Une Nuits à la réalité tragique du jeu d’échecs et des courses de motos. Au final, dans un vacarme extatique, des roues en bois, comme s’extrayant de la Tête mécanique de Raoul Hausmann ou des oneilles d’Ubu, sortirent de la route… pour atteindre les jambes du public.

Le chauffeur de salle nous informa-t-il à ce moment-là des consignes de prudence autoroutières ou des consignes anti-incendie ? Difficile à dire.

Mais ce qui est sûr, c’est que de dadastrophe en dadastrophe nous parvînmes bientôt au poème super-rebondissant d’Hugo Ball, Ball, Ball, originalement sous-titré, au comique du cinéma muet franc hommage, mage, mage, mage.

Puis, saluant la foule, Élisabeth Morcellet, en digne héraut de la soirée, héroïne duchampienne, apparut en majesté sur son équidé badin. Dans un silence peuplé de flammes, la Dame à dada fendit l’air de quelques coups de cravache. La foule du public, étendards en main, attendait l’avènement du souffle dadasophique originel, à en perdre haleine. C’est alors que retentirent les paroles oraculaires, sur un air d’opéra de 1691 emprunté à Henry Purcell : « DADA DADA… DouDou DouDou… Papa Pipi Panpan Roro… Zaza… Zizi… ZINZIN… OHOHOH EH EH EH… » Ainsi, le Cold song ding dong fit se conjoindre les temps (1691-1916-2016 et 2017 !), et se coaguler, dans l’avènement renouvelé du Génie né encore à la tété, les esprits néo-Dada[2].

Après un tel acmé, l’esprit de contradiction exigea qu’une fête de foire s’emparât de la salle, et que le public se mette à danser aux accents simultanés de la guitare de Jean-Pierre Grosperrin et de la balalaïka de Wladimir Vostrikoff. Clin d’œil, peut-être, aux révolutionnaires russes qui, en 1916, portaient encore ce vent de libération qui désormais, hélas, ne semble plus qu’un rêve dilué.

Enfin, l’heure tournant le dos aux Frigos, le chauffeur de salle, plus enflammé que jamais, remercia les poètes, les artistes, les ressorts, les tire-bouchons, les tourne-disques, les fers à repasser, les rats, les ours blancs, les arcs-en-ciel… et j’en passe.

Ultime épreuve, ultime tour surnaturel de la soirée, les assistants-participants au spectacle furent invités par Max Horde à traverser un mur – car impossible n’est pas Dada. « Bravo. Vous venez de traverser un mur invisible. Les murs invisibles sont les plus difficiles à franchir », indiquait le tract distribué au public, dans le plus pur esprit Dada. Certains dirigeants du monde, prisonniers de leurs miradors intérieurs et obnubilés par la construction de murailles réelles, feraient bien d’en prendre de la graine…


[1] C’est pourquoi, dans mon compte-rendu, l’ordre chronologique des interventions de la soirée du 30 janvier 2017 ne sera pas forcément respecté.

[2] Après la rédaction de ce compte-rendu, Élisabeth Morcellet m’a fait parvenir un canevas de performance évoquant une autre interprétation, plus sombre et fortement ancrée dans l’actualité, de sa Croisadamor. Néanmoins, par amour du suspense, je la laisserai enveloppée dans sa chape de mystère et ne prononcerai que cette unique phrase : « Votez Dada ! »

Yves Laloy et le surréalisme

Yves Laloy et le Surréalisme

Renée Mabin

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Choisir une œuvre du peintre Yves Laloy comme icône de la peinture surréaliste semble tenir du paradoxe. Cet architecte catholique n’a jamais en effet adhéré au mouvement, ni même participé à ses réunions ou signé un tract ou une déclaration collective. D’autre part, pour une bonne part abstraite, son œuvre part de formes géométriques, lignes, triangles et cercles colorés. Cependant, c’est bien l’un de ses tableaux qu’André Breton a reproduit sur la couverture de l’édition de 1965 du Surréalisme et la peinture : Les petits pois sont verts, les petits poissons rouges. Comment expliquer la haute estime dans laquelle Breton tenait cette œuvre ? Son émotion est immédiate au premier regard, en 1958, à un moment où, marqué par son expérience américaine, il s’intéresse à de jeunes artistes qu’il vient d’exposer à la galerie A l’étoile scellée, dont il a assuré la programmation. Constamment présentée lors des expositions collectives du Surréalisme, la peinture d’Yves Laloy crée en effet, par le tracé de l’architecte, un monde imaginaire qui rappelle celui des primitifs. De plus, en jouant avec le langage, cet homme de rupture a vraiment rencontré l’univers surréaliste.

C’est Geo Dupin qui a fait connaître à André Breton la peinture d’Yves Laloy. Sœur d’Alice Rahon, qui a épousé le peintre Wolfgang Paalen, Geo Dupin ouvre en 1952 une petite galerie que les surréalistes nomment A l’Etoile scellée. Breton y montre des œuvres de Max Ernst et Man Ray, mais aussi celles de medium comme Crépin ou de jeunes abstraits lyriques proches du critique Charles Estienne. En 1958, Yves Laloy a abandonné l’architecture pour la peinture et vit à Paris où sa femme, Jeanne Beauregard, tient un hôtel aux environs des Folies Bergère. C’est elle qui rencontre Geo Dupin, devenue après la fermeture de sa galerie, la collaboratrice d’Inna Salomon à la galerie La Cour d’Ingres, située 17 quai Voltaire, où sont exposés des artistes surréalistes comme Herold et Lam, Cardenas et Camacho. Geo Dupin n’hésite pas à présenter, fin juin 1958, quelques toiles d’Yves Laloy à André Breton. Celui-ci est saisi par un tableau de grandes dimensions, une explosion colorée réalisée pour une fête sur le thème du carnaval de Rio, Le grand casque. Sa femme et lui achètent aussitôt chacun un tableau. En septembre, ils dînent avec Geo chez les Laloy et son impression se confirme : les œuvres qu’il découvre « sont encore plus extraordinaires que celles qu’ils connaissaient[1] ». Cette fascination est à elle seule l’évidence d’un art surréaliste[2]. Breton décide d’exposer l’artiste dès le 7 octobre à la Cour d’Ingres et rédige pour le catalogue une préface qui trouve place dans l’édition de 1965 du Surréalisme et la peinture. Il semble en effet que l’œuvre de Laloy ait pour lui une signification particulière, si l’on en croit José Pierre qui parle d’événement[3].

Or cette œuvre est singulière, puisque l’artiste compose selon trois styles différents, sans que l’on puisse vraiment établir de chronologie. Le premier est une abstraction géométrique rigoureuse et rythmée en une écriture linéaire d’angles et de cercles répétés. Le second crée une sorte d’univers sous-marin qui semble être le lieu de toutes les métamorphoses, et qu’André Breton qualifie d’ « inframonde où gravite des êtres hybrides[4] ». Le troisième est constitué par des œuvres figuratives aux formes simplifiées où s’insère le langage. Breton admire tous ces aspects qu’il décrit dans sa préface à l’exposition de 1958, puisqu’il possède des tableaux de chaque catégorie et même un paysage cancalais exécuté par Laloy à ses débuts[5]. Il trouve donc à cette œuvre des qualités particulières, puisqu’il refuse un art figuratif qui prétend imiter la nature, et que les surréalistes s’opposent à l’Abstraction qui dans les années 1950 occupe une place centrale dans le monde de l’art parisien.

Cette adhésion s’explique d’abord par la date de la rencontre d’André Breton avec Yves Laloy. L’expérience américaine joue un rôle sur les choix de Breton, désormais plus nuancé face à l’Abstraction. Il ne faut pas oublier qu’il est sensible à la peinture de Kandinsky depuis son arrivée en France en 1933. Mais aux États-Unis, il a lié amitié avec Arshile Gorky et sympathisé avec Mondrian. De retour en France, il a donc accepté le rapprochement, suggéré par le critique Charles Estienne, avec l’Abstraction lyrique et exposé à la galerie A l’Etoile scellée de jeunes artistes de cette mouvance, comme Jean Degottex ou Marcelle Loubchansky. Il a par ailleurs découvert dans les médailles gauloises exposées avec Lancelot Lengyel un décor de courbes proches de l’Abstraction. Mais le combat entre Abstraction géométrique et Abstraction lyrique ne l’intéresse pas. Breton refuse la plasticité pure et se réclame de ceux qui expriment « un esprit, c’est-à-dire aussi bien de Kandinsky que de Mondrian[6] ». Ce qui séduit André Breton, c’est justement cette capacité de Laloy à mettre en œuvre deux tendances contraires, un vocabulaire de formes courbes proches de celles de Kandinsky, que l’on retrouve dans Le grand casque ou La couronne, et des tracés géométriques qui lui rappellent ceux des Indiens Navajos. La pluralité des styles de Laloy n’est donc pas un obstacle pour Breton qui privilégie, non la technique picturale et l’esthétique, mais l’exploration des puissances  irrationnelles de l’esprit.

  Sans titre, vers 1953-1954, collection particulière.

André Breton voit dans les géométries répétitives de Laloy l’expression d’un paysage mental, ce que confirme une lettre du peintre à ses parents : « Ma peinture repose sur un dessin linéaire : ce sont des traits qui composent un labyrinthe parcouru par un fil d’Ariane qui est le fil de la pensée. Dans ce labyrinthe, je me perds et je me sauve [7]». L’artiste se laisse guider par des formes qui se multiplient et qui l’entraînent, dans une quête personnelle qui est avant tout spirituelle. Lorsqu’ André Breton compare ces tableaux aux peintures sur sable exécutées par les Indiens Navajos, il ne s’agit pas seulement d’une ressemblance formelle, mais d’une démarche comparable à celle de primitifs en harmonie avec les esprits de la nature.  » L’intérêt de Breton pour les masques amérindiens n’est pas récent : il exprime sa conception d’un art libéré de la rationalité gréco-romaine. Aux Etats-Unis, il a rendu visite aux Indiens Hopi et Zuni et acheté des poupées Katchina ornées de géométries symboliques. L’art surréaliste doit retrouver cette vision qui est celle du primitif, mais aussi celle de l’enfant, du medium et du malade mental. C’est cet œil libéré que Breton reconnaît à Yves Laloy, en reliant ses œuvres à celles des Indiens, mais aussi aux gravures néolithiques de Gavrinis.

Mais Yves Laloy n’est ni un autodidacte, ni un naïf. Il a appris le dessin à l’École d’architecture. Il élabore ses tracés d’une manière rigoureuse, sur papier quadrillé à l’aide des instruments de l’architecte, té et équerre, et peint à plat sur une table des motifs sans relief. Ses toiles gardent un lien avec cette formation, puisqu’Alain Jouffroy y voit les plans d’une ville imaginaire. Laloy a aussi appris la couleur en regardant les œuvres des peintres modernes, comme Matisse, Braque ou Dufy, lors de ses promenades dans les galeries parisiennes, et surtout anciens, en découvrant Fra Angelico lors d’un voyage en Italie, et Le Greco en Espagne. En fait, Yves Laloy a détourné le langage formel de l’architecte, pour en faire l’instrument d’une création picturale. En effet, il a commencé à exercer son métier dans le cabinet rennais de son père Pierre Jack où il supporte mal les contraintes d’une pratique qui obéit aux commandes publiques, puisque son père est chargé de la construction des postes de la Sarthe, la Mayenne et la Bretagne[8]. Mais son refus est plus profond. La connaissance de l’art ancien lui prouve l’inanité de ses efforts dans le domaine de la création en architecture [9]: il se sait incapable de parvenir à la perfection des bâtisseurs de l’antiquité gréco-romaine ou égyptienne. Une «tempête intérieure » finit par le conduire à l’abandon de son métier, à la rupture avec son père, et au choix de la peinture.

Il ne fait pas pour autant table rase de son apprentissage, tout en sachant pertinemment que ce langage formel n’a plus pour objet le réel. Le dessin géométrique, abandonnant  la construction concrète, par la répétition des formes, permet un jeu gratuit, un peu à la manière des assemblages des medium qui créent ainsi des architectures imaginaires. « La scie des forêts triangulaire », les lignes parallèles, les rangées de points lumineux, peuvent évoquer « les palais, les aérodromes ou les enseignes lumineuses d’une « Jérusalem idéale [10]» ». Mais il n’y a chez Laloy aucun désir de recréer une architecture de rêve. L’utilisation du cercle et de la ligne lui permet de prendre une distance par rapport au modèle extérieur, de créer des personnages à l’aide d’un tracé destiné aux bâtisseurs, pour explorer l’intériorité : Un tableau où l’on reconnaît un buste féminin, un cœur, une main et des poissons, s’intitule Mère intérieure. La toile évoque la maternité mais par l’homophonie et la présence de poissons, est aussi une métaphore de la mer. Yves Laloy peintre s’est donc approprié le dessin de l’architecte qui lui permet toutes les métamorphoses.

Non seulement il libère le tracé géométrique de son objet, mais il le subvertit par la couleur. Ses premières œuvres figuratives restent dans des camaïeux de vert et de gris, dans ses paysages de Cancale, de gris et de brun dans Le peintre et son double, dont les personnages jumeaux s’étirent comme des portraits du Greco, paysages états d’âme, lors de la crise que constitue l’abandon de son métier. Dès l’autoportrait LSKCSKI qui représente l’artiste en moine sombre portant sur la tête un chapeau publicitaire pour du chocolat, une distance se creuse entre le double et le peintre : un petit clown coloré semble sortir du cerveau de cet être tragique, un esprit farceur qui retourne les lettres, joue avec la phonétique comme Marcel Duchamp lorsqu’il transforme la Joconde, (CSKI / C’est exquis) montre sa fantaisie par la couleur, le jaune, le vert et le rouge. Désormais le peintre va lui laisser libre cours dans ses tableaux et s’exprimer dans un langage très coloré.

LSK CSKI 1950, collection particulière.
(Autoportrait)

La rupture est totale dans sa vie, lorsqu’il quitte le cabinet rennais de son père pour s’installer à Paris avec sa femme et son fils[11]. Dans l’œuvre, elle est perceptible, dès 1950, alors qu’il vit encore dans la maison familiale, rue des Viarmes à Rennes. La couleur explose dans un décor de grandes dimensions pour un bal masqué sur le thème du carnaval de Rio. Les formes deviennent abstraites, dans le jaillissement puissant du Grand casque qui suggère en même temps l’ébranlement qu’il a ressenti et l’ivresse d’une libération. André Breton a été sensible à la violence jubilatoire de ce tableau qui exprime par la fête « un drame de toute acuité ».  «  Laloy est de la race des hommes de rupture » souligne Alain Jouffroy[12]. De fait, les départs se succèdent. En 1955, il quitte Paris seul pour un périple à bicyclette à travers l’Espagne, le Maroc, l’Egypte, jusqu’à la frontière israélienne où il est pris pour un espion. C’est un itinéraire au bout de lui-même, une quête spirituelle dans le désert. L’effort physique dans un paysage sans bornes semble lui être nécessaire. Dès 1961 en effet, il repart, en mer cette fois, pour une campagne de pêche à Terre Neuve partageant la rude vie des marins qui tranchent le poisson. Deux autres campagnes suivent, en immersion dans le monde de la mer qui l’attire depuis l’enfance. La nature reste d’ailleurs présente dans son œuvre, animaux fantastiques, ondulation des vagues, poissons symboliques.    Enfin, en 1965, il part pour l’Amérique, reste deux mois à Lima, se rend ensuite en Colombie, à Bogota, puis à New-York.

Le Grand casque ou Les Cathédrales  1951-1952,
collection particulière.

Cette fuite vers les lointains est l’expression d’un refus des compromissions sociales, du règne de l’argent, d’une indifférence au commerce de l’art, alors que des galeristes comme Carl Laszlo, Miklos Von Bartha à Bâle et Arturo Schwartz à Milan s’intéressent à son œuvre. C’est dans cette lutte intérieure dans une nature aride que naît une œuvre précieuse, comme la résine du pin solitaire battu des vents décrit par le philosophe breton Jules Lequier qu’évoque André Breton[13]. Au-delà de toute idéologie, de toute technique picturale, Yves Laloy est donc de ce fait un artiste surréaliste. Il participe à toutes les expositions collectives de cette période, Eros en 1959-60 à la galerie Cordier à Paris, Surrealist intrusion in the enchanter’s domain, D’Arcy Galleries à New York en 1960-61, Exposition internationale du surréalisme, galerie Arturo Schwartz à Milan en 1961 et L’Écart absolu, galerie de l’œil à Paris, en 1965. L’échange est réel entre Laloy qui remercie « son ami Breton » sur une toile et le poète qui lui dédicace un exemplaire de l’Art Magique : « A Yves Laloy qui fut pour moi la révélation de l’année 1960 et des autres[14] ».

Dans ce contexte surréaliste, l’œuvre de Laloy évolue dans un sens inattendu. En parallèle à ses tableaux abstraits, le peintre crée de petits personnages simplifiés, généralement à partir d’éléments géométriques. Ils sont souvent désarticulés et tout en eux, torse, sexe, pieds, devient visage, grâce à de petits cercles que nous identifions comme des yeux. A un moment où les surréalistes jouent au jeu de l’Un dans l’autre, Laloy, sur un mode apparemment naïf, montre les ambiguïtés de la représentation, la capacité du dessin à figurer en même temps homme et taureau, poisson et vague. Le tableau choisi par Breton pour illustrer la couverture du Surréalisme et la peinture en est sans doute le meilleur exemple. Les deux cercles colorés et leurs poissons sont-ils deux visages, deux aquarium, deux petits pois ? Le titre ajoute à la confusion. Sous l’apparence d’un constat : Les petits poissons rouges, les petits pois sont verts, il renforce l’énigme à l’oral, puisque «  pois sont » et « poissons » se prononcent de la même manière. Légumes et poissons se mêlent dans l’irréalité de la couleur. En définitive, ces deux cercles ne sont-ils pas aussi les yeux du peintre créateur ?

Yves Laloy introduit donc le langage dans la peinture. Il a toujours aimé écrire et a rédigé un roman aujourd’hui perdu et un volumineux traité sur la beauté qu’il a en vain cherché à publier. Mais à partir des années 1960, l’écriture s’invite dans la peinture. Les mots ne se libèrent pas en signes picturaux comme chez Miro. Ils restent le plus souvent un texte calligraphié à la manière de Magritte. Ainsi, curieux écho à Poisson soluble d’André Breton, une citation de Catherine de Sienne en minuscules soigneusement calibrées ondule sous un poisson jaune et bleu : Le poisson est dans la mer et la mer est dans le poisson. Dans les tableaux de Magritte, les mots perturbent notre adhésion à la représentation d’objets nettement identifiables, comme une pipe ou une pomme. Chez Laloy, ils nomment des formes géométriques, des signes simplifiés : un cercle rouge, des courbes roses et vertes deviennent ainsi un Oiseau-vague. Le titre oriente notre vision, mais de manière indirecte, parce que Laloy joue avec le langage, comme dans sa propre vie. Lorsqu’André Breton lui demande une notice biographique, il se raconte au travers d’une suite de calembours et de jeux de mots comme dans ce passage qui prend comme fil conducteur les sens propre et figuré des couleurs : « J’ai beau être rouquin, si j’écris ma vie, cela me ferait rougir. Il est bon de rire, mais pas de rire jaune. Cependant je l’avoue, j’en ai vu de toutes les couleurs .C’est ce qui m’a détourné vers la peinture [15]»

Mais le texte écrit sur le tableau est à première lecture mystérieux. Lorsqu’un visage bleu marine dont l’œil est un poisson, avec un nez noir vu de face et un nez jaune vu de profil, s’intitule  A la fass on de pis que sot », il faut prononcer le message pour rétablir l’orthographe et  son sens malicieux : «  A la façon de Picasso ». Comme Raymond Queneau dans ses romans, Laloy écrit parfois phonétiquement, ce qui introduit le son dans le tableau. Dans les années d’après-guerre, les surréalistes s’intéressent à la langue des oiseaux, cette poésie sonore des cabalistes. Mais les jeux de mots enfantins de Laloy comme « quand i z’ ont bu laids saouls rient dansent », calqué sur le proverbe « quand le chat n’est pas là les souris dansent » rappellent davantage les plaisanteries plates de Rrose Sélavy inventées par Marcel Duchamp, parce qu’ils sont fondés sur le hasard des rapprochements phonétiques. Ces titres écrits sur la toile, ralentissent notre compréhension. 3 pairs sonnent en Dieu ne se comprend qu’à l’oral : « trois personnes en Dieu ». Le titre nous suggère donc d’identifier trois cercles brun et noir sur fond bleu nuit à une image inattendue de la Trinité, donnant profondeur aux tracés géométriques. Les mots semblent capables de métamorphose comme les objets : la signature de Laloy elle-même devient « la loi » ou « là l’oie ». Des dessins simplifiés se chargent alors d’une signification plurielle où les contraires peuvent s’unir, comme dans le titre : Le Mal est mon seul bien.

Ainsi Yves Laloy a échappé à une existence toute tracée pour créer par la peinture un univers imaginaire surprenant. Les rythmes aigus de ses tracés géométriques témoignent des tensions intérieures qui ont accompagné sa démarche. Sa confrontation avec les grands espaces désertiques et les étendues maritimes, ne l’a pas conduit à un exotisme de surface. A la recherche de puissances spirituelles dans la nature, il a pu rejoindre les voies des peintures sur sable des Indiens d’Amérique. Il échappe en effet à l’esprit cartésien qui est celui de sa formation par le graphisme de ses personnages et leurs étranges pouvoirs, l’ambiguïté de ses titres fondée sur le hasard des jeux phonétiques, l’humour enfantin. Dans sa proximité avec le Surréalisme, ce solitaire a donc poursuivi une œuvre originale qui a séduit André Breton parce qu’elle était regard sur le monde inconnu qui était en lui.


[1] Lettre à Aube, 11  septembre 1958, Catalogue raisonné de l’œuvre d’Yves Laloy, Suzanne Nouhaud Duco, Skira, 2014, p. 26.

[2] « Pour André Breton, la peinture surréaliste ne commençait à apparaître comme telle que dans la mesure où elle le fascinait, où elle le troublait, où elle ébranlait le fond de sa pensée davantage que toutes les autres », Alain Jouffroy, XXe siècle n° 38, nouvelle série, 34e année, juin 1972, p. 21.

[3] Les petits pois sont verts, les petits poissons rouges par José Pierre. Catalogue Yves Laloy, Musée des Beaux-Arts de Rennes, 29 janvier-2 mai 2004, p. 66.

[4] Préface de l’exposition de 1958 à La Cour d’Ingres.

[5] Catalogue André Breton 42 rue Fontaine, Hôtel Drouot, Paris 2003, t. 2, p. 109-110.

[6] L’Art magique André Breton, édition Phébus-Adam Biro, Paris, 1991, p. 85.

[7] Lettre à ses parents, Yves Laloy, Catalogue raisonné, p. 42.

[8]  Pascal Laloy, Catalogue raisonné, op. cit., p. 19.

[9]  Yves Laloy, lettre à André Breton, Catalogue du musée de Rennes, op. cit., p. 25.

[10] Alain Jouffroy, Catalogue du Musée de Rennes, op. cit., p. 70.

[11] « Mon père qui s’appelait Pierre comme l’abbé, étant architecte comme l’était aussi mon grand-père, je me devais de prendre la suite. » Lettre à Breton, Catalogue raisonné, op. cit., p 11.

[12] Alain Jouffroy, op. cit.

[13]  Préface de l’exposition de 1958, Le Surréalisme et la peinture, André Breton, Gallimard, Paris, 1965, p. 254.

[14] Archives familiales, lettre à destinataire inconnu.

[15] Lettre à Breton, op. cit.

L’imaginaire linguistique du surréalisme

L’imaginaire linguistique du surréalisme

Raphaëlle HÉROUT

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On a coutume de présenter le surréalisme comme un mouvement culturel qui s’est créé autour d’une réflexion importante sur le langage : c’est ce qui apparaît dans cette citation bien connue de Breton qui retrace l’impératif auquel répondait la création de ce mouvement :

[i]l est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé, a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage […] De quoi s’agissait-il donc ? De rien moins que de retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte. Il importait pour cela de les soustraire à leur usage de plus en plus strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir.[1]

Le but de cette communication sera de tirer quelques fils à partir de ces assertions pour voir comment les surréalistes ont mis à l’épreuve des intuitions et pensées sur le langage, qui n’ont pas nécessairement été théorisées, mais qui ont été éprouvées poétiquement, intuitions et pensées qui sont le fondement même de ce qu’on appelle, depuis Foucault, « l’ordre du discours ». Selon l’hypothèse de Foucault, nous sommes dans une société du discours et cette société produit des procédures d’assujettissement visant à surveiller les discours produits. Dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France, il explique que :

dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. [2]

Ce que je voudrais montrer, c’est que c’est cette même conception politique du fort potentiel de toute parole qui informe la poétique surréaliste : il s’agit bien, par la création poétique, d’échapper aux procédures de contrôle des discours.

Plus particulièrement, si l’ordre nous intéresse, c’est bien pour le désordre qu’il rend possible, nous essayerons donc d’appréhender les tenants et aboutissants de cette « opération de grande envergure portant sur le langage » dans son rapport à l’ordre et au désordre ; le langage étant compris à la fois comme une institution sociale (le langage est un espace de partage) mais aussi comme le lieu de cristallisation de toutes les représentations qui informent la pensée. Nous verrons comment les surréalistes ont joué de la transgression des normes langagières pour conférer au langage la fonction d’opérateur principal d’un bouleversement de l’ordre social.

Quel est ce secret du langage ? Comment insuffler de la vie à un langage en perdition ? Comment est affirmé le lien à l’émancipation et enfin, de quelle nature est ce « pouvoir » des mots ? Ces questions, fondamentales pour l’étude du surréalisme, en constituent « l’imaginaire linguistique » que l’on comprend, grâce aux travaux d’A.M. Houdebine, comme le

rapport du sujet à la langue, la sienne et celle de la communauté qui l’intègre comme sujet parlant-sujet social ou dans laquelle il désire être intégré, par laquelle il désire être identifié par et dans sa parole ; rapport énonçable en termes d’images, participant des représentations sociales et subjectives, autrement dit d’une part des idéologies (versant social) et d’autre part des imaginaires (versant plus subjectif).[3]

Et l’imaginaire, chez Houdebine, fait référence à l’imaginaire selon Castoriadis, pour qui l’imaginaire est l’élément structurant originaire, sans lequel aucune société ne saurait exister. A partir des aspirations poétiques et émancipatrices des surréalistes, et avec les outils théoriques des pensées politiques de Castoriadis et Foucault principalement, il s’agira, aujourd’hui, d’esquisser une cartographie de leur imaginaire linguistique et d’en étudier les répercussions sur leur pratique poétique et sur la façon dont cette pratique poétique est pensée comme étant en prise directe sur la transformation souhaitée de la société.

Pour commencer ce panorama de l’imaginaire linguistique du surréalisme, on évoquera tout d’abord ce qui est à la base de toute activité de langage : à savoir les mots, dans leur façon de signifier et dans leur rapport aux choses. Les mots qui ne sont pas, pour les surréalistes, contrairement au titre de Leiris, « sans mémoire » ; ils convoient avec eux toute la tradition qui les a utilisés, tout un passé qui les a usés, toute une morale qui les a dénaturés : « [l]e devoir, et encore et toujours : le devoir. Très vite, le mot lui paraît suspect, très vite haïssable. »[4]

Cette suspicion, on la retrouve chez tous les surréalistes, et c’est elle qui fait que le sens et la fonction des mots va être interrogés :

Oui, nous étions au lendemain d’une guerre horrible. Il ne nous paraissait guère possible de nous servir des mots que nous entendions dans la bouche des Tartuffes, qu’ils appartinssent à l’industrie lourde ou à cette abjecte police politique de provocation et de mouchardage qui prenait avec Daudet et Maurras ce masque philosophique et littéraire, plus hideux encore que la chaussette à clous et les grosses moustaches du roussin sans malice.[5]

Non seulement, les mots sont pervertis par ce passé, mais ils sont présentés comme étant la matière première de la pensée : on pense avec les mots dont on dispose, et le problème survient rapidement lorsque l’on se rend compte que les mots, s’ils étaient bons à penser l’époque passée, ne sont plus suffisants pour penser et vivre vraiment l’époque en cours. C’est là le grain de sable dans l’engrenage pourtant bien huilé de la reproduction des discours qui apparaît dès les premiers textes surréalistes : l’idée qui ressort dans ces textes est que les mots qui sont disponibles pour ces poètes ne les satisfont pas :

J’ai vécu dans l’ombre d’une grande bâtisse blanche ornée de drapeaux et de clameurs. Il ne m’était pas permis de m’échapper de ce château, la Société, et ceux qui montaient le perron faisaient sur le paillasson un affreux nuage de poussière. Patrie, honneur, religion, bonté, il était difficile de se reconnaître au milieu de ces vocables sans nombre qu’ils jettent à tort et à travers aux échos.[6]

La référence à l’environnement qui a vu naître le surréalisme est évidente, ce qui est intéressant ici c’est que la dénonciation passe par les mots, les « vocables sans nombre ». Ce sentiment se retrouve chez Breton :

Le dit et le redit rencontrent aujourd’hui une solide barrière. Ce sont eux qui nous rivaient à cet univers commun. C’est en eux que nous avions pris ce goût de l’argent, ces craintes limitantes, ce sentiment de la « patrie », cette horreur de notre destinée.[7]

La critique porte bien sur le vocabulaire et plus précisément sur la façon dont le vocabulaire va constituer un pan du réel, dessiner la réalité, constituer un état de fait. Mais l’état de fait du quotidien des surréalistes ne leur convient pas, à la patrie, à l’argent, l’honneur, la religion, ils veulent substituer leurs valeurs d’élection :l’amour, la liberté, le rêve, le désir…

On trouve un exemple parmi tant d’autres chez Leiris :

C’était une rose énorme qui s’ouvrait comme une explosion de paroles, quand les gestes ne suffisent plus à démontrer l’amour et que par suite leur armature physique doit nécessairement se prolonger dans une armature imaginaire de pensées et de mots.[8]

Contre « l’univers commun », il y a l’univers imaginaire, l’univers verbal des surréalistes qui choisissent de réorienter l’emploi des mots vers quelque chose de plus réjouissant. Face à ces aspirations, les valeurs héritées contribuent à une véritable restriction des possibles, elles brident l’homme et favorisent non seulement une sorte d’auto-censure (on ne peut dire ou penser que ce qu’il est possible, en l’état, de dire ou de penser), mais aussi une sorte d’auto-mutilation puisque c’est l’être dans sa chair qui va être restreint, bridé. Cela apparaît chez Breton, dans ses entretiens avec André Parinaud

il n’avait été question, durant les années précédentes [avant 1914], que de briser tous les cadres fixes, que de promouvoir la plus grande liberté d’expression : qu’allait-il en advenir par ce temps de baillons sur toutes les bouches, sinon de bandeaux sur tous les yeux ? (Breton A, et Parinaud A, [1952], 1996 : p.30)

A ces images s’ajoute celle de Péret, pour qui la langue de la communication utilitaire  est une langue « émasculée » :

Pour ces hommes, la poésie perd fatalement toute signification. Il ne leur reste plus guère que le langage. Leurs maîtres ne le leur ont pas ôté, ils ont trop besoin qu’ils le conservent. Du moins l’ont-ils émasculé pour le priver de toute velléité d’évocation poétique, le réduisant au langage dégénéré du « doit » et de l’ « avoir ».[9]

Le fait que la langue, par son vocabulaire précisément, soit perçue comme une force d’aveuglement et de silence est un des poncifs surréalistes, et c’est ce qui donne corps au désir de s’émanciper des ces unités linguistiques qui vont entraver la pensée. Pour Crevel par exemple, les mots « sont à la fois des programmes électoraux, des étalons de valeurs morales, des monnaies d’échange, »[10].

Toute la critique du vocabulaire est présente dans cette courte proposition, avec à la fois la manipulation idéologique, la représentation de la société bourgeoise bien-pensante avec sa morale, et le thème du langage comme monnaie, mais bien sûr qui est une fausse-monnaie, une monnaie démonétisée puisque les mots ont subi une « inflation verbale » qui a dénaturé en les réduisant leurs capacités expressives. Ce thème de la fausse monnaie est très présent chez Crevel, on le retrouve aussi dans son roman Les pieds dans le plat :

Si les profiteurs n’aiment pas toucher au bas de laine, entamer le magot, (connais-tu le pays où fleurit l’avarice) ils sont, par contre, prodigues de belles paroles (connais-tu le pays où fleurit l’éloquence ?). Des mots, toujours des mots, des mots qui ont perdu toute valeur. On est en pleine inflation verbale. Cette fausse monnaie à peine fabriquée, son effigie prometteuse, déjà, s’encrasse. Ses traits s’effacent. Avec ce qui en demeure, on ne saurait reconstituer un visage. En parler bourgeois, rien n’a plus de sens, ne veut plus rien dire, ou plutôt n’a de sens, ne veut dire que par grimaçante, odieuse antiphrase.[11]

C’est précisément en réaction à cela que les surréalistes vont vouloir renouer avec un langage authentique, expressif, un langage qui ne soit pas un cache-misère, mais au contraire, qui puisse réellement appréhender intensément le réel.

Donc les mots, on l’a vu, ne suffisent pas à dire le monde : ils ne suffisent pas non plus à dire le sujet, l’être. C’est une topique chez Artaud : « Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états » écrit-il, entre autres phrases qui éprouvent la béance du sujet dans son impossibilité à se sentir exister dans la langue.

C’est aussi quelque chose dont on peut lire la trace dans L’immaculée conception, dans le dernier texte de la rubrique « L’homme » : « la mort » : Breton et Eluard écrivent, non sans ironie :

Je vais terriblement mieux. Les vains mots qu’on m’avait mis dans la bouche commencent à produire leur effet. Mes semblables me quittent. La main dans la crinière des lions, je vois l’horizon trompeur qui va une dernière fois me mentir. Je profite de tout et de ses mensonges en forme d’épluchure et de ce petit tour qu’il fait en passant toujours par chez moi. Rien ne me sert si bien que lorsqu’il me rencontre.[12]

Ce « je vais mieux » est absolument inquiétant, Si le sujet « va mieux », c’est qu’il n’est plus en conflit. On met donc des mots dans la bouche comme on prescrit des antidépresseurs, ou comme on faisait à l’époque des séances d’électrochocs, comme on fait taire un symptôme qui traduit une singularité socialement inacceptée. C’est précisément cette fonction qui va être refusée : celle des mots qui sont comme une médication donnée pour aller mieux, pour rentrer dans le rang, celle des mots vont être ce qui va lisser, aplanir tout ce qui peut censément sortir du cadre.

En cela, les mots sont aliénants, si on accepte la définition que Castoriadis donne, à partir de Lacan :

L’essentiel de l’hétéronomie – ou de l’aliénation, au sens général du terme – au niveau individuel, c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir. […][13]

Ce qui correspond donc ici aux « vains mots » imposés, mots qui font affirmer au sujet qu’il va mieux. Mais la suite de la citation de L’immaculée conception montre bien que la mission de ces « vains mots » n’est pas tout à fait remplie. Et c’est là où le langage va pouvoir être émancipateur, lorsqu’il permet de mettre à distance le discours qui s’est infiltré :

L’autonomie devient alors : mon discours doit prendre la place du discours de l’Autre, d’un discours étranger qui est en moi et me domine : parle par moi.[14]

Il y a donc une grande conscience de cette aliénation par le langage, et en même temps, puisque les surréalistes sont poètes, il y a également une confiance dans les possibilités de changer la donne ; on le voit chez Tzara par exemple, chez qui on retrouve les « vains mots » :

Mais, quand dans l’âme des vains mots brûle une nouvelle signification, à travers le désœuvrement d’une nature de plumes surgissent quelques courts oiseaux qui s’immobilisent avec insistance aux bords mêmes du précipice humain. [15]

On perçoit dans cette citation de Tzara, à la fois l’élan créateur qui peut donner lieu à un renouveau, à une régénérescence du langage et par le langage, mais également le danger qu’il y a à manipuler ainsi les mots, à jouer avec les nouvelles significations qui, changer le lien habituel des mots à leurs choses, peuvent faire entrevoir un certain précipice. Mais il n’y a pas d’action sans prise de risque, et ce risque, les surréalistes le prennent et l’appellent de leurs vœux :

A ce point en tout cas commence la pensée ; qui n’est aucunement ce jeu de glaces où plusieurs excellent, sans danger. Si l’on a éprouvé fût-ce une fois ce vertige, il semble impossible d’accepter encore les idées machinales à quoi se résume aujourd’hui presque chaque entreprise de l’homme. Et toute sa tranquillité.[16]

La tranquillité et l’impunité ne peuvent plus, dans la pensée surréaliste, se camoufler derrière un langage rassurant , au contraire : « les mots ont fini de jouer ». Leur entreprise poétique va être de redonner sens aux mots : soit, donner « plus de sens », de manière intensive, soit de manière extensive : avoir plus de sens pour dire le monde et donc pour le vivre.

Redonner sens aux mots, c’est aussi faire en sorte qu’ils soient vraiment signifiants et qu’ils ne soient pas que les ossements d’une pensée fossilisée, contrairement aux « mots apathiques » qu’invoque Char : « Ô mots trop apathiques, ou si lâchement liés ! Osselets qui accourez dans la main du tricheur bienséant, je vous dénonce. »[17] Char les dénonce précisément parce que, apathiques, ils ne peuvent pas rendre compte du réel, du « grand réel » qui est le seul à valoir d’être vécu. Ces mots apathiques, on les retrouve chez Artaud dans une de ses célèbres diatribes :

Oui voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent leurs rétrécissements spirituels.[18]

Le problème est donc que le « Grand réel » et les « rétrecissements spirituels » sont constitués des mêmes mots. Pour ne pas rétrecir le grand réel, il y a donc deux options, soit inventer de nouveaux mots, « [offrir] un mot qu’on ne trouve pas dans le larousse »[19], ce qui est relativement peu fait dans le corpus surréaliste, soit changer l’usage que l’on fait du langage. C’est là je pense une des originalités du surréalisme : tous ces écarts linguistiques que l’on connaît, les détours vers l’impossible de langue sont crées et donnés à lire dans le but d’opérer un renouvellement des usages langagiers pour libérer non pas les mots, Breton s’en défend bien (réf. Futurisme) ni le langage, mais le sujet parlant, ce qui apparaît de manière explicite dans les propos d’André Breton  :

Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.[20]

On connaît la critique de l’étymologie, celle de Crevel

A la psychanalyse de l’univers, de quel secours pourrait être la linguistique, si cette science, s’agît-il de langues mortes, savait, pour rester ou plutôt pour devenir vivante, remettre au point du temps qui fut le leur, ces familles de mots, dont, en vérité, elle se contente d’ouvrir les sépulcres, à seule fin de donner à s’extasier sur des cadavres rien que cadavres. Qu’il entre tant soit peu de dialectique dans l’étude des dialectes (et qu’on ne m’accuse pas de jouer sur les mots, quand, au contraire, je joue mots sur table), et le classique jardin des racines grecques et latines, au lieu de faire penser à un dépositoire d’affreux chicots, se repeuplera de ces membres vivants qui vont dans la terre chercher la nourriture des arbres et des plantes, et permettent ainsi, leur maturité aux fruits, à ces grains d’orge dont Engels, dans l’Anti-Dühring, constate que des milliers sont écrasés, bouillis, mis en fermentation et finalement consommés.[21]

Critique dans laquelle on trouve, autre poncif du surréalisme, la métaphore vitaliste du vocabulaire qui germe en opposition donc aux mots-épaves que déplore Breton. Cette critique de l’étymologie, on la trouve aussi dans l’étude plus documentée de Paulhan, « L’illusion de l’étymologie ». [22]

Sur cette critique de l’étymologie, je n’insisterai pas davantage, je vais passer à la deuxième partie de ma présentation, plus centrée cette fois sur la syntaxe. Breton parle donc d’une « syntaxe utilitaire ». Qu’est-ce qu’une syntaxe utilitaire ? C’est celle qui répond aux besoins utilitaires de la pensée dominante.

Peu à peu se décomposent
Les alphabets ânonnés
De l’histoire et des morales
Et la syntaxe soumise
Des souvenirs enseignés [23]

La syntaxe soumise précise l’image du langage avili, c’est l’ordre qui permet à toute pensée d’être canalisée, d’entrer dans une proposition, d’être communément admis et compris. C’est un cadre normatif que fait que toutes les pensées vont devenir phrase, selon un modèle appris. C’est justement contre cette syntaxe que les surréalistes vont déployer des efforts d’ingéniosité, pour la dévoyer, pour montrer qu’elle n’est qu’un possible parmi d’autres, pour tenter de saper les fondements non pas du langage en tant que tel, mais bien plutôt ceux des institutions qui détiennent le pouvoir de dire ce qui est bien ou mal en matière de discours, donc ceux qui édictent les normes, qui définissent le bien parler dont le corollaire évident est : le bien penser. Il faut donc affronter la raison grammaticale et chercher d’autres ordres possibles.

Cette syntaxe que mentionne Breton correspond elle-même à un ordre institué, c’est-à-dire que contrairement à ce qu’on a pu laisser croire, la syntaxe n’est aucunement un ordre naturel qui correspondrait au mouvement de la pensée, et en ce sens les déclarations de Breton rejoignent parfaitement des analyses comme celles que fera plus tard Françoise Gadet :

L’ordre de la langue ? Rien d’autre que l’ordre politique dans la langue. Une incessante surveillance de tout ce qui – altérité ou différence interne – risque de mettre en cause la construction artificielle de son unité et de renverser le réseau de ses obligations. Là-dessus, diverses positions politiques ont pu trouver à se fixer : dans une défense paranoïaque de la langue, ou dans une fascination à l’égard du « bon sauvage », censé détenir comme un privilège le pouvoir de briser l’ordre le la langue.[24]

Et on sait à quel point la pensée sauvage a passionné les surréalistes, et a fourni un modèle de libération de l’expression. Dans cette citation de F. Gadet, on remarque que, ce que Foucault explique pour l’ordre du discours se retrouve au niveau de la phrase : l’ordre de la phrase a une fonction régulatrice, de la circonscrire, d’empêcher tout débordement, de prévenir toute intrusion des affects. C’est donc un accompagnement très encadré de la pensée.

Cette idée d’un ordre « politique », on la trouve explicitement sous la plume de Breton en 1935, dans « Position politique de l’art aujourd’hui »  :

Il s’agissait de déjouer, de déjouer pour toujours la coalition des forces qui veillent à ce que l’inconscient soit incapable de toute violente éruption : une société qui se sent menacée de toutes parts comme la société bourgeoise pense, en effet, à juste titre, qu’une telle éruption peut lui être fatale.[25]

La métaphore de l’éruption, liée à la fois aux forces telluriques, et au jaillissement d’une intériorité, est récurrente dans l’esthétique surréaliste ; ici elle montre bien cette idée d’un inconscient jugulé qui ne doit surtout pas poindre sous peine d’entraîner avec lui toutes les constructions qui veillent à endiguer les manifestations de toute singularité.

On voit donc que le cadre normatif de la langue prévient tout jaillissement, toute éruption de l’inconscient dans la chaîne verbale et  dans la société. Ce qui est intéressant car cette image de l’inconscient comme bouillonnement intérieur, comme magma, renvoie aussi « lalangue », de Lacan, lalangue en un mot. Ce magma, on le retrouve également chez Castoriadis : il décrit la langue comme un magma qu’un sujet parlant va organiser pour créer des significations. Un magma n’est pas un chaos, c’est ce dont on peut extraire des organisations en nombre indéfini, et même infini ; ce qui explique que la production du sens n’est pas réductible à une simple combinatoire logique :

Et c’est parce que le magma est tel, que l’homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu’il n’est pas épinglé à jamais par des signifiés univoques et fixes des mots qu’il emploie – autrement dit que le langage est langage. […] Une signification n’est rien « en soi », elle n’est qu’un gigantesque emprunt.[26]

Il est donc possible d’ « emprunter » d’autres manières de produire des significations, d’explorer les chemins de traverse des relations signes-sens, et cela pour s’affranchir d’une pensée héritée, pour quitter les sentiers par trop balisés du déjà-dit, déjà-pensé et s’engager pour l’émergence d’une pensée nouvelle, propre à envisager de nouveaux objets de pensée, délestée des poids morts de la tradition.

Cette question de la signification devient donc centrale à partir du moment où est ressentie, et exprimée, l’idée que l’ordre normal de la phrase, du discours est un centre organisateur qui a vocation à neutraliser la portée potentiellement dangereuse, et même inquiétante de la parole. Face à cela, à cette sensation d’être tenu dans une discipline aliénante, la force de riposte va être l’imaginaire et la poésie.  Par ces deux moyens, il s’agit de se réapproprier la langue, de la faire sortir de son cadre normatif, d’explorer les possibles qu’elle contient en puissance. Donc il s’agit de rester dans la langue, mais de faire des pas de côté pour sortir des tracés pré-établis, pour tenter de nouvelles structurations syntaxiques, parfois même en « piétinant la syntaxe » comme le dit Aragon, sans vraiment le faire, pour tenter de nouvelles associations sémantiques, pour dissocier ce qui est toujours associé et tenter de provoquer des rencontres dans la langue, de faire surgir des étincelles.  « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! » demande Breton, tout en précisant qu’il maîtrise parfaitement la syntaxe. Mais maîtriser parfaitement, ce n’est pas obéir aveuglément, c’est aussi savoir que l’on peut ne pas se laisser enfermer dans une voie d’expression, et pouvoir envisager d’autres possibles expressifs.

L’affirmation du lien d’incidence des mots sur les choses est au coeur de l’imaginaire linguistique des surréalistes : les mots sont l’interface entre le monde et la pensée, puisque nos perceptions sont dépendantes des mots. Ce qui est en jeu, dans le rapport entre ce qui est dit et ce qui pourrait être dit, avec un autre ordre, c’est donc l’appréhension du réel – qui doit rentrer dans les catégories linguistiques dont nous disposons, si ces catégories sont trop étriquées, c’est la vie même qui va en être impactée. Il y a donc un ordre des phrases qui peut s’avérer plus fécond que l’ordre classique :

On feint de ne pas trop s’apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l’homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie.

On est donc là au cœur du rapport au langage : il faut repenser la mécanique des phrases afin justement que ce ne soit plus une mécanique neutre qui structure et objective rationnellement la pensée, mais que la phrase soit le fruit d’un acte de pensée. L’expression poétique va alors chercher d’autres structurations du discours que ce que le langage commun propose, elle va chercher à révéler le point d’inflexion qui permet le passage d’une langue de communication générale à une langue singulière.

On trouve quelques exemples d’ordre des mots perturbés chez Desnos, notamment deux exemples qui se ressemblent :

Le buvard fatigué de saigner dans les poèmes de deux générations d’imbéciles, l’encrier, la fenêtre, tout n’est-il pas logique et asservi à des fins limitées. Cependant j’ai vaincu la lassitude. Je n’ai perdu aucune de mes illusions ou plutôt je n’ai perdu aucune de ces précieuses réalités nécessaires à la vie. Je, je et je vis et désire et aime.[27]

Râle, à quoi bon les cris, la bave et le salpêtre

Un sommeil de mangeaille et de pourpre renaître

Tu, vous, les autres, nous, clames, clamez, clamons,[28]

Le procédé consiste à mettre de la distance entre le sujet et le prédicat, et potentiellement à créer une incertitude quant à l’attribution de l’un à l’autre. Ce qui a, comme effet, comme on le lit chez Leiris, d’ « entraîner les conjugaisons dans ses replis cachés de vrille »

Dès qu’il eut atteint une vitesse pleine et uniforme, il se mit à osciller sur sa base puis, brusquement, il bascula complètement et s’enfonça dans le sol, entraînant geôliers, condamnés et conjugaisons dans ses replis cachés de vrille.[29]

Et en cela, la conjugaison peut aussi sortir de son « mécanisme logique », comme on le voit chez Desnos, Prévert, ou Luca par exemple

Tu me suicides, si docilement
Je te mourrai pourtant un jour.
Je connaîtrons cette femme idéale
et lentement je neigerai sur sa bouche
Et je pleuvrai sans doute même si je fais tard, même si je fais beau temps
Nous aimez si peu nos yeux
Et s’écroulerai cette larme sans
raison bien entendu et sans tristesse.
sans.
Ceux qui pieusement…

Ceux qui copieusement…

Ceux qui tricolorent

Ceux qui inaugurent

Ceux qui croient

[…]

Ceux qui grignotent

Ceux qui andromaquent

Ceux qui dreadnougtent

Ceux qui majusculent

Ceux qui chantent en mesure

Ceux qui brossent à reluire

je te flore
tu me faune

je te peau
je te porte
et te fenêtre
tu m’os
tu m’océan
tu m’audace
tu me météorite

je te clé d’or
je t’extraordinaire
tu me paroxysme

Où sont changées les relations des sujets à leurs verbes, analyse à l’oral.

Ce problème de l’ordre des mots, ordre grammatical, on le retrouve chez Queneau, qui a été fortement marqué par la lecture des ouvrages de Vendryès, et qui le cite textuellement

«  [En chinook[30]] pour dire : l’homme a tué la femme avec un couteau, la phrase sera du type : lui elle cela avec || tuer homme femme couteau… Tout ce qui précède le tiret que nous avons introduit dans la phrase ne comprend que les indications grammaticales, [« en quelque sorte un résumé algébrique de la pensée »], les morphèmes ; les sémantèmes [ « les données concrètes »]sont données après. Ne nous étonnons pas trop d’une structure aussi singulière. Le français parlé connaît des tours qui sont très voisins de celui-là. On entend dire dans le peuple : Elle n’y a encore pas || voyagé, ta cousine, en Afrique. Ou Il l’ati jamais || attrapé, le gendarme, son voleur ? (p.102-103).)[31]

Là clairement ce n’est pas pareil, mais ça participe de la même réflexion sur le possible sentiment d’étrangeté au sein même de sa langue. Et la mise à l’épreuve de ce sentiment d’étrangeté est en soi générateur de nouveautés poétiques qui montrent que l’activité de langage peut s’accomplir avec une liberté que l’on n’éprouve pas dans le langage courant.

Si on parle d’imaginaire linguistique, c’est aussi parce qu’il s’agit, par un autre usage du langage, de tout porter atteinte à la fonction instrumentale qui lui est traditionnellement dévolue, de refuser sa valeur d’échange neutre, régulée, pour mettre l’accent sur les affects censément engagés dans tout acte expressif – affects qui sont jugulés par les normes, et qui font fi de la logique. Le surréalisme a donc bien été libérateur dans sa façon d’affronter la doxa, dans sa volonté de briser les automatismes de lecture et d’écriture, dans tout ce qu’il a mis en œuvre pour « réveiller » les possibilités d’expression.

Là encore, on retrouve Foucault lorsqu’il affirmait que « – le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. »[32]

L’idée de faire entendre une voix singulière se situe, bien sûr au niveau de l’histoire littéraire en filiation et en réaction avec d’autres écritures, mais l’originalité fondamentale du surréalisme, il me semble, ne tient pas tant à l’émergence d’un style qu’à la volonté de créer des zones de résistance poétiques qui prennent à rebours la langue normale, la raison grammaticale, d’affirmer un contre-pouvoir langagier, pour enrayer la reproduction des pensées toutes faites.

Gramsci qui, sur bien des points, est très proche de Breton, malgré l’absence apparente de contact entre eux, expliquait que

La grammaire normative écrite présuppose donc toujours un « choix », une orientation culturelle, c’est-à-dire qu’elle est toujours un acte de politique culturelle nationale[33]

et je pense qu’il en va de même des recherches poétiques surréalistes : elles présupposent un choix, celui de l’insubordination qui s’attache à ne pas considérer la langue comme un donné brut, mais comme un possible, qui coexiste avec d’autres possibles qui seraient à actualiser. On peut lire cela chez Artaud par exemple, lorsqu’il évoque sa relation d’apprentissage avec les mots :

Je suis, paraît-il, un écrivain.

Mais qu’est-ce que j’écris ?

Je fais des phrases.

Sans sujet, verbe, attribut ou complément.

J’ai appris les mots,

ils m’ont appris des choses.

A mon tour je leur apprends une manière de nouveau comportement.

Que le pommeau de ta tuve patin

t’entrumêne une bivilt ani rouge,

au lumestin du cadastre utrin.

Cela veut dire peut-être que l’utérus de la femme tourne au rouge, quand le Van Gogh le fou protestataire de l’homme se mêle de trouver leur marche aux astres d’un trop superbe destin.

Et ça veut dire qu’il est temps pour écrivain de fermer la boutique,

et de quitter la lettre écrite pour

la lettre.[34]

Ce nouveau comportement, c’est le fait de « parler surréaliste à volonté », et c’est bien ce qui se joue dans les recherches langagières, les pratiques poétiques : faire entrer dans le cadre de la langue ce qui reste normalement incommunicable, ce qui est hors-langue, on pourrait dire ob-langue, comme on a de l’ob-scène, ce qui reste au ban des discours normaux, et en tant que tel, porte préjudice au sujet-parlant, privé de la réalisation physique, par la parole, de sa pensée, amputé d’une part de sa parole.

Les surréalistes cherchent donc à esquiver cela, à échapper à ce contrôle de la production discursive qui est aussi un contrôle de la raison sur le discours. En cela, la syntaxe correspond à l’appréhension logique de la parole, et on sait quel sort est fait à la logique. D’ailleurs Tzara va imaginer une « syntaxe de l’imperfection logique » :

Comme « Je m’appelle maintenant tu », la phrase : « Il était cerisier » prévoit l’éclosion et la possible volupté d’une syntaxe de l’imperfection logique érigée en un système dont les données ne sont pas moins concrètes que celles du pigeonnier connu mais où les fuites du temps loisible et de l’objet désigné – toute l’excrémentielle notion de l’espace sans laquelle on ne saurait accoupler l’idée de dieu à celle d’infini mathématique – posséderaient la fréquence des plus agréables promenades et des plus exquis artifices de la métaphore.[35]

Il s’agit donc d’engager un nouveau rapport au langage qui soit contre toute routine expressive, « [l]e langage peut et doit être arraché à son servage »[36] affirme Breton, car le servage langagier, la langue dressée, éduquée, le « bien parler », institutionnellement régis, agissent comme une force unifiante et régulent, par canalisation des possibles, pensées et affects. Il y a donc une hégémonie culturelle – au sens de Gramsci – du « bien parler », de la grammaire normative, qui permet une langue commune, mais surtout qui maintient la mainmise de pratiques linguistiques dont la légitimité est remise en cause. Gracq, dans son très bel ouvrage sur Breton, parle de la « supériorité de la pensée consciente […] sur la pensée caporalisée par les concepts et remise au pas des règlements logiques. »[37]

C’est donc avec une pleine conscience d’une domination linguistique que les surréalistes vont tenter de perturber les usages de la langue commune en ce qu’elle est l’emblème d’un embrigadement idéologique :

Le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste. Dans la mesure où il lui est indispensable de se faire comprendre, il arrive tant bien que mal à s’exprimer et à assurer par là l’accomplissement de quelques fonctions prises parmi les plus grossières. [38]

Mais le langage ne se cantonne pas à cela,

S’il est indiscutable que l’invention du langage, produit automatique du besoin de mutuelle communication des hommes, tend d’abord à satisfaire ce besoin de relation humaine, il n’en est pas moins vrai que les hommes empruntent pour s’exprimer une forme toute poétique dès qu’ils ont réussi, d’une manière purement inconsciente, à organiser leur langage, à l’adapter à leurs nécessités les plus pressantes et ont senti toutes les possibilités qu’il recèle. En un mot, aussitôt satisfait le besoin primordial auquel il correspond, le langage devient poésie.[39]

Précisément parce que devenir poésie, c’est sortir de l’ordre « normal » du discours, c’est inventer son discours, en être le maître et non plus l’esclave. C’est ce rapport au langage qui permet la corrélation « poète donc révolutionnaire », et qui fait de la poésie l’exercice d’une pensée qui confine à la liberté.

Sur ce point on retrouve l’opposition que propose Françoise Gadet entre une « langue blanche », comme on dit un examen ou un mariage blanc, c’est-à-dire qui ne porte pas à conséquence ; c’est donc l’emploi machinal, reflexe, du langage, le langage sais la conscience du sujet, le langage qui fait l’économie de la pensée et de l’engagement du sujet dans sa parole ; et une langue « rouge » une langue qui implique son sujet parlant, une langue dans laquelle et par laquelle on puisse créer sa pensée. La langue surréaliste est donc la langue de la pensée libre, c’est aussi la langue qui permet d’affirmer cette liberté : on se rappelle du mot d’ordre de Breton :

chacun doit être libre d’exprimer en toutes circonstances sa manière de voir, doit être en mesure de justifier sans cesse de la non-domestication de son esprit. [40]

La domestication c’est donc à la fois la socialisation et la réduction à un modèle unique d’expression ; et à l’inverse, ce qui n’est pas domestiqué, c’est ce qui est resté sauvage, qui a donc gardé une énergie instinctive. Outre l’idée de non-domestication, ce qui est constitutif de l’imaginaire linguistique des surréalistes, c’est l’affirmation du lien entre la langue et la pensée. C’est un des poncifs surréalistes : la langue véhicule une « vision du monde », et en changeant quelques éléments de la langue, on peut modifier notre vision du monde, nos représentations. Il y a donc possibilité d’intervention de l’un sur l’autre et de l’autre sur l’un.

 

Mais, ce qui est communément éprouvé, c’est qu’il y a plus à dire que ce que l’on dit avec le langage commun, et ce surplus doit trouver une façon d’exister dans la langue. C’est ce qu’on peut lire notamment chez Artaud, lorsqu’il explique qu’il va falloir faire de la place, mentalement, pour des pensées nouvelles :

Ces forces informulées qui m’assiègent, il faudra bien un jour que ma raison les accueille, qu’elles s’installent à la place de la haute pensée, ces forces qui du dehors ont la forme d’un cri. Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est cela, moi, que j’appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair. [41]

Et on sait combien sa langue est travaillée, même torturée par ces cris qui sont comme des jaillissements pulsionnels au sein d’un système régulé. Nous voyons clairement, dans cet extrait, la façon dont l’énergie créatrice, qui est une énergie physique qui passe par le cri et la chair, peut ne pas entrer dans le moule de la langue. Quand les « forces informulées » se confrontent au manque de mots, la pensée ne peut donc pas se former : « Je suis imbécile, par suppression de pensée, par mal-formation de pensée, je suis vacant par stupéfaction de ma langue. »  nous dit Artaud. Il y a donc une étrangeté au langage qui peut devenir une étrangeté à soi, on lit chez lui la trace laissée par des mots absents, des mots manquants, qui le privent, dans sa parole donc dans son être.

Le pouvoir des mots est tel qu’il entrave le sujet dans son être même, ce qui rend évidente l’impérieuse nécessité de forger, d’instituer des formes d’expressions qui permettent d’étendre les possibles expressifs. Si chez Artaud, c’est l’angoisse qui domine, ce sentiment de dissolution du sujet par non-adéquation du langage et de l’esprit se retrouve chez Breton :

Il ne tient peut-être qu’à nous de jeter sur les ruines de l’ancien monde les bases de notre nouveau paradis terrestre. Rien n’est encore perdu, car à des signes certains nous reconnaissons que la grande illumination suit son cours. Le péril où nous met la raison, au sens le plus général et le plus discutable du mot, en soumettant à ses dogmes irrévisibles les ouvrages de l’esprit, en nous privant en fait de choisir le mode d’expression qui nous desserve le moins, ce péril, sans doute, est loin d’être écarté. Les inspecteurs lamentables, qui ne nous quittent pas au sortir de l’école, font encore leur tournée dans nos maisons, dans notre vie. Ils s’assurent que nous appelons toujours un chat un chat et, comme après tout nous faisons bonne contenance, ils ne nous défèrent pas obligatoirement à la chiourme des asiles et des bagnes. N’en souhaitons pas moins qu’on nous débarrasse au plus vite de ces fonctionnaires…[42]

Pour conjurer ce sort, le travail poétique consiste à faire bouger le cadre rigide de la langue pour y accueillir ces pensées hors-normes, inédites. C’est dire qu’il y a bien un sentiment de dépossession, de perte de soi par l’effet soit d’expressions manquantes, soit d’un vocabulaire hétéronome à sa propre conscience, l’enjeu de l’imaginaire linguistique des surréalistes sera donc de reprendre les pleins pouvoirs de la parole, pour parvenir à une parole en nom propre.

C’est donc un autre accès au sens qui se construit, à partir d’anomalies créant des conflits interprétatifs dont le traitement cognitif génère de la signification, mais une signification autre, qui soit consciente de l’écart qui sépare ou du lien qui unit signifiant et signifié. Là où les normes langagières et linguistiques stabilisent la communication, l’usage poétique, surréaliste du langage va réinvestir les éléments de base de la langue, pour en faire un usage propre qui soit véritablement réfléchi, et qui ne relève pas du réflexe, de l’emploi machinal, mais qui, au contraire affirme puissamment le lien entre les mots et les choses et cherche dans le langage les moyens d’émancipation et de réappropriation des moyens mêmes de la pensée.

Avec cette idée des retrouvailles avec les facultés d’un langage libéré, langage qui est à portée de mot ou à portée d’imagination, nous voyons bien que la langue dessine et peut redessiner les contours du réel, elle est comme un sens, elle permet de percevoir le monde. On comprend donc pourquoi les créations surréalistes ont eu à cœur de donner corps à l’étrange, de créer des zones de turbulence langagière propres à déstabiliser le discours normal, à révéler une certaine part de la vie de l’esprit, qui est plus riche, plus libre, plus exaltante que l’ordinaire vie consciente.

C’est là où l’on peut affirmer que l’imaginaire linguistique du surréalisme joue à deux niveaux : libérer l’usage du langage pour libérer l’esprit de tout les sujets parlants des carcans moraux étayés par nos représentations héritées et laisser la place pour l’émergence de nouveaux possibles ; et libérer les sujets parlants eux-mêmes du poids de la norme, de l’uniformisation d’une société bien policée, d’une pensée unique. On comprend donc que l’affirmation de la non-domestication de l’esprit, dans son rapport à la subversion des cadres formels préétablis des normes linguistiques soit pensé en prise directe sur la transformation de la société. Le langage poétique, en déroutant le lecteur, va instiller les germes d’une autre réalité possible, une réalité où les valeurs chères aux surréalistes vont pouvoir s’exprimer, une réalité où « [les contraires] cessent d’être perçus contradictoirement », pour reprendre la formule de Breton.

Autrement dit, le langage peut être un moyen ou un outil pour refuser les règles du jeu de la pensée dominante, bornée dans un type de représentation. Là encore on retrouve Castoriadis lorsqu’il expliquait que :

C’est une chose de dire que l’on ne peut choisir un langage dans une liberté absolue, et que chaque langage empiète sur ce qui « est à dire ». C’est une autre chose, de croire que l’on est fatalement dominé par le langage et qu’on ne peut jamais dire que ce qu’il vous amène à dire. Nous ne pouvons jamais sortir du langage, mais notre mobilité dans le langage n’a pas de limites et nous permet de tout mettre en question, y compris même le langage et notre rapport à lui.[43]

 

C’est précisément cette intuition qui va donner au poète des moyens d’action, là où le cadre normatif de la langue prévient tout jaillissement, toute éruption imprévue. Entre une certaine fixité nécessaire à l’échange, à ce qu’il y ait du commun partagé entre les locuteurs, et une expression fixe, préétablie, qui balise la pensée et entrave l’émergence de nouveaux possibles de langue, il y a bien une solution de continuité, qui permet, poétiquement, de nier les ordres tout faits. Ainsi, tout ce qui organise le sens, tout ce qui impose une ligne de conduite est mis en crise par les surréalistes, le travail poétique sur la langue va créer les conditions de l’émergence d’un sens nouveau, en butte à l’hégémonie culturelle du discours normal, hégémonie dont la fonction est régulatrice. Face à cela la langue du surréalisme va permettre le jaillissement d’une parole incontrôlée, incontrôlable, va permettre des percées novatrices dans la langue dans un véritable défi lancé à la pensée : celui de son autonomie.

[1]     Breton A., Du Surréalisme en ses œuvres vives, [1955], in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2008, p. 19.

[2]     Foucault M., L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1999, p. 10‑11.

[3]     Houdebine-Gravaud A.-M., L’imaginaire linguistique, Paris, l’Harmattan (Langue & parole), 2002, p. 10.

[4]     Ernst M., « Notes pour une biographie », [1959], Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 12.

[5]     Aragon L., Pour expliquer ce que j’étais, Paris, Gallimard, 1989, p. 64.

[6]     Aragon L., Une vague de rêves, [1924], Paris, Seghers (Poésie d’abord), 2006, p. 10.

[7]     Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », [1924-1925], Point du jour, [1934], Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992, p. 275.

[8]     Leiris M., Aurora, [1946], Paris, Gallimard (Collection L’Imaginaire), 1973, p. 44.

[9]     Péret B., Le déshonneur des poètes, [1945], Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 23.

[10]   Crevel R., Le Clavecin de Diderot, [1932], in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Éd. du Sandre, 2014, p. 731.

[11]   Crevel R., Les pieds dans le plat, [1933], Œuvres complètes, Tome II, Paris, Éd. du Sandre, 2014, p. 587.

[12]   Éluard P. et Breton A., L’Immaculée conception, [1930], Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, p. 313.

[13]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 139.

[14]   Ibid.

[15]   Tzara T., Grains et Issues, [1935], in Oeuvres complètes 3 : 1934 – 1946, Paris, Flammarion, 1979, p. 50.

[16]   Aragon L., Une vague de rêves, op. cit., p. 9.

[17]   Char R., Recherche de la base et du sommet, [1955], Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1995, p. 766.

[18]   Artaud A., La Révolution Surréaliste, n°3, avril 1925, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, p. 129.

[19]   Tzara T., Œuvres complètes 1 : 1912-1924, Paris, Flammarion, 1975, p. 133.

[20]   Breton A., « Les mots sans rides », Les Pas perdus, Oeuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1988, 1798 p., p. 284.

[21]   Crevel R., Le Clavecin de Diderot, [1932], in Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 731.

[22]   Paulhan J., « L’illusion de l’étymologie », Les Cahiers de la Pléiade, XI, hiver 1950-1951, p. 108‑130.

[23]   Éluard P., Poésie ininterrompue, [1946], in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1968, p. 43.

[24]   Gadet F., La langue introuvable, Paris, Maspero (Théorie), 1981, p. 28.

[25]   Breton A., Position politique du surréalisme, [1935], OC II, op. cit., p. 438.

[26]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, op. cit., p. 333.

[27]   Desnos R., Oeuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 1999, 1394 p.

[28]   Ibid. p. 1223.

[29]   Leiris M., Aurora, [1946], op. cit., p. 66.

[30]   Le chinook est une langue amérindienne du nord-ouest des EU.

[31]   Queneau R., Bâtons, chiffres et lettres, [1950], Paris, Gallimard, 1994, p. 15.

[32]   Foucault M., L’Ordre du discours, op. cit., p. 23.

[33]   Gramsci A., Gramsci dans le texte, Paris, Editions sociales, 1975, p. 679.

[34]   Artaud A., « Textes écrits en 1947 », Œuvres, op. cit., p. 1516.

[35]   Tzara T., Personnage d’insomnie,  [1934], Œuvres complètes 3 : 1934 – 1946, Paris, Flammarion, 1979, p. 175.

[36]   Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », [1924-1925], Point du jour, [1934], OC II, op. cit., p. 275.

[37]   Gracq J., André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, Paris, Corti, 1982, p. 179.

[38]   Breton A., Manifeste du Surréalisme, [1924], Oeuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1988, 1798 p., p. 334.

[39]   Péret B., Le déshonneur des poètes, [1945], op. cit., p. 23.

[40]   Breton A., Position politique du Surréalisme, [1935], OC II, op. cit., p. 413.

[41]   Artaud A., Œuvres, op. cit., p. 146.

[42]   Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », Point du jour [1925], OC II, op. cit., p. 278.

[43]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, op. cit., p. 176.

L’ACTE SURRÉALISTE LE PLUS SIMPLE

L’ACTE SURRÉALISTE LE PLUS SIMPLE

par François NAUDIN

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L’idée d’un Raymond Queneau « révolutionnaire » est difficile à imaginer. Non qu’il faille voir en lui un adversaire du progrès social (il se montre proche des humbles et sensible à leurs vicissitudes) ; non qu’il faille le compter au nombre des bien-pensants (il est très franchement du côté opposé) ; il n’est ni tiède ni timoré, mais il est discret et effacé. Un « révolutionnaire » se conçoit mal sans une dose de provocation, d’agressivité, de militantisme, de véhémence ; chez Queneau, rien de tout cela. Il l’a pourtant signée, Queneau, la proclamation d’août 1925[1] flétrissant la guerre coloniale de l’Espagne et de la France alliées pour pourchasser Abd El Krim dans les montagnes du Rif, et cette proclamation s’intitulait La Révolution d’abord et toujours. Alors ? Inconscience et fougue de la jeunesse ? Fanfaronnade ? Inadvertance ?

Rien de tout ça : licencié en philosophie, le Queneau de vingt-deux ans s’est conçu, s’est voulu partisan de la révolution, celle qui venait de balayer le pouvoir impérial en Russie afin d’implanter le socialisme sur l’ancien territoire des tsars : aucune autre révolution ne pouvait à l’époque rivaliser avec celle d’Octobre.

Révolutionnaire, c’est entendu, mais quelle espèce de révolution ? Est-ce celle que décrivent Marx et Engels en esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, [retraçant] l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.[2]

Queneau pourvoira, pendant son séjour sous les drapeaux, à l’indispensable réflexion autour de la notion de « révolution » et toutes les implications de pareil bouleversement en termes de coût social, humain et moral. Il ne peut souscrire à un mouvement qui exigerait un bain de sang pour changer la vie. Dans l’opinion du surréaliste enzouavé qu’est Raymond Queneau, il est cependant indispensable d’en finir avec les institutions, les privilèges, les égoïsmes qui ont entraîné la guerre, que le zouave conçoit comme scandale absolu. Il lui faudrait découvrir quelle action simple et non-violente suffirait à produire, dans la France d’après le conflit et toutes choses égales d’ailleurs, une révolution complète et essentielle. La révolution surréaliste est certainement la réponse, mais en quoi, au juste, consiste-t-elle ?

Une étude récente et approfondie de la pièce Les Mamelles de Tirésias, de Guillaume Apollinaire, m’a amené à réfléchir sur le terme « surréaliste » dont le poète qualifie son drame. En matière culturelle, le réalisme s’entend comme un mouvement littéraire et artistique de la seconde moitié du XIXe siècle. Ses représentants estimèrent que l’artiste, peintre ou romancier, devait imiter le plus fidèlement possible la réalité, représenter le réel sans l’idéaliser. C’est à ce phénomène que pensait Guillaume Apollinaire quand, avec la complicité de Pierre Albert-Birot, il choisit de sous-titrer sa pièce « drame surréaliste ». Il s’en explique dans les termes suivants :

On tente ici d’infuser un esprit nouveau au théâtre
Une joie une volupté une vertu
Pour remplacer ce pessimisme vieux de plus d’un siècle
Ce qui est bien ancien pour une chose si ennuyeuse
[…]
Non pas dans le seul but
De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet[3]

Paroles qui confirment l’intention d’Apollinaire de dépeindre la réalité le plus fidèlement possible et sans l’idéaliser, selon les visées du réalisme, mais de le faire superlativement. Or, le surréalisme, tel qu’entendu par les trois combattants en permission (Aragon, Breton et Soupault) qui assistèrent au drame le 24 juin 1917, constitue bien une tentative d’ajouter (sur-) un supplément de [rêve, ferveur, enthousiasme, exaltation, couleur, poésie…] à la réalité quotidienne (-réalisme) : changer la vie, la tirer vers le haut.

Entre 1925 et 1929, le nom de Queneau ne figure en tête d’aucune plaquette de vers ni au bas d’aucun tableau, mais il a signé maints textes (articles, récits de rêve, critiques) publiés par La Révolution surréaliste et s’est solidarisé avec les diverses proclamations politiques, sociales et culturelles dont le mouvement était prodigue : il fut un surréaliste actif et convaincu.

Puisqu’il est ici question des « langages » du surréalisme, un petit détour historique s’impose. Dès l’arrivée au pouvoir des bolchéviks (1918), la langue russe avait été largement réformée, plusieurs lettres rares faisant doublon avaient été remplacées par le signe le plus usuel ; le signe dur final des mots masculins au nominatif singulier était supprimé. A partir de 1919, l’Europe redécoupée par les traités de Versailles et d’à peu près toutes les communes de la banlieue sud-ouest de Paris est animée par des initiatives oubliées ces temps-ci. En 1919-1920, la résurrection des états baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) comme de la Pologne et de la Finlande entraîne l’officialisation de leurs idiomes respectifs, jusqu’alors noyés dans l’empire russe ; il en va de même pour le tchèque, le slovaque et les langues slaves du sud (yougo-slaves) dégagées de l’empire austro-hongrois ou de l’empire ottoman. L’Etat libre d’Irlande, dès 1920, entend rediffuser l’irlandais dans toute l’île. A peine arrivé au pouvoir (1922), Staline lui-même, dans l’immensité de l’URSS, impose que toutes les langues locales, parlers sibériens, dialectes caucasiens et ainsi de suite soient recensés, transcrits en alphabet cyrillique et dotés de grammaires, lexiques, dictionnaires. Un peu plus tard, en 1928, Kemal Ata Turk exige que l’alphabet latin devienne le véhicule de l’anatolien (turc vulgaire), aux lieu et place de l’alphabet arabe.

Depuis 1925, avec le groupe surréaliste, puis en-dehors de lui à partir de 1929, Queneau cherchait l’idée, cherchait cette solution révolutionnaire susceptible de changer la vie. Cette recherche l’avait porté « aux confins des ténèbres » (son expression) à la poursuite chimérique de déviants ayant fait œuvre littéraire. Quête stérile en ce qui concerne la révolution ; quête dont les meilleurs résultats lui donneront matière à composer Les Enfants du Limon, en 1938. Lorsqu’en compagnie de Janine son épouse, Queneau arrive en Grèce à l’été 1932, l’est européen bruit de toutes les initiatives linguistiques mentionnées plus haut, mais le royaume hellène est pour sa part en proie à la diglossie. La katharevousa ou langue « pure » est, à l’époque, seule enseignée dans les écoles, et la démotique, langue du peuple (chacun a reconnu le radical « demo- » dans démotique), est la langue que parlait tout le monde. L’affaire ne sera résolue qu’en 1976 (!) par adoption de la démotique comme langue nationale officielle. Vous savez tous par exemple que le vin rouge était étiqueté « οἶνος ἐρυθρός » et se prononçait « κόκκινο κρασι » : a-t-on idée ?

En Grèce, Queneau commença par se perdre dans de prétendues traductions, depuis l’anglais (il avait emporté An Experiment with Time, de John W. Dunne[4], aux fins de traduction), depuis le français du XVIIe siècle (il confessera qu’il fut tenté de traduire Le Discours de la méthode, de René Descartes, en « français contemporain »), mais de son propre aveu, se laissa « tomber dans le bain romanesque[5] ». Cette notion de « traduction » d’un français vieux de trois siècles à celui que les gens causent aujourd’hui, cette diglossie grecque dont il mesure la féroce et niaise fatuité (la culture, la science, sont réservées aux « zélites » comme l’on dit ces jours-ci) font dans sa tête leur petit bonhomme de chemin.

Le remue-ménage linguistique autour de la France n’a pas ému le moins du monde les membres du groupe surréaliste, convaincus « comme tout le monde » de la suprématie française en tous domaines (Quelle que soit l’église ou la chapelle, la France en est la fille aînée, à jamais). L’existence de ramifications du surréalisme dans de nombreux pays, notamment des nations tout récemment constituées comme la Tchécoslovaquie, est prise par les Français comme manifestation d’allégeance au « génie » (d’autres disent « l’universalité ») de leur langue.

A la réflexion, et rétrospectivement, le mouvement surréaliste est très français, et même, très parisien. Ses membres se sont tous suffisamment appliqués à l’école, quel que soit le niveau final atteint, pour n’éprouver aucune difficulté à utiliser l’orthographe la plus correcte même quand leur écriture est strictement « automatique ». Les surréalistes s’expriment dans exactement la même langue que Loti, Barrès et France, français écrit étroitement assujetti aux prescriptions les plus académiques parce que, s’il en était autrement, les métaphores osées seraient peu compréhensibles et prêteraient le flanc à des accusations d’incohérence ou de maladresse ; je donnerai plus tard un exemple de ce genre d’interprétation. Le mouvement, dans son acception littéraire qui ne tarda pas à prendre le pas sur toutes les autres potentialités, s’inscrit dans l’élan suscité depuis trois quarts de siècle par Gautier, Bloy, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Jacob et Apollinaire de libération de la métaphore et de banalisation de l’absurde. Il n’est nullement envisagé de porter la révolution au sein de la langue même : paix à l’orthographe, paix au vocabulaire et longue vie à la syntaxe.

De son côté, Queneau ne peut faire semblant d’ignorer les phénomènes linguistiques autour de lui. Il en résulte qu’à ses yeux, l’utilisation du français tel qu’on l’écrit ne va pas de soi. Il a pu mesurer, entre l’automne 1914 et fin 1918, la différence entre l’Inn’gliche for zeu baccalauréat et ce que dégoisaient les Tommies du corps expéditionnaire en transit par Le Havre ; il a tenté de s’initier à divers idiomes morts ou vivants (égyptien hiéroglyphique, hittite, arabe…) ; il a été « bon » en latin et en grec antique au cours de ses humanités ; par la suite, il a lu Le Langage[6] de Joseph Vendryès et en a médité les leçons, mais encore, il a commencé de pratiquer Joyce dès 1922[7] en lisant The Portrait Of the Artist As a Young Man, puis la traduction d’Ulysses en français à parution en 1929. Enfin, il a lu Guénon et, par son intermédiaire, pris connaissance de la fort longue tradition scripturale chinoise et les réformes qui l’ont accompagnée.

Les premiers caractères apparaissent en -1530, trois mille ans avant l’édit de Villers-Côtterets. En -212 (année de la prise de Syracuse par les troupes romaines) par exemple, Li Si, premier ministre de Qin Shihuang, accomplit une réforme radicale de l’écriture chinoise et en rendit les tracés obligatoires. La destruction des anciens écrits fut ordonnée, quitte à exécuter aussi leurs propriétaires en cas de récalcitrance. L’empereur étant adepte du taoïsme, il en profita pour persécuter les confucéens. Le sancang, catalogue de caractères de Li Si, en comportait trois mille trois cents dont la forme s’imposait dans l’ensemble de l’empire. Par la suite, assez régulièrement, survinrent des améliorations de l’écriture dont la plus récente a été ordonnée par Mao Zedong : prenant explicitement exemple sur Qin Shihuang, le Grand Timonier a lui aussi un peu massacré les lettrés qui étaient soupçonnés de tenter de s’opposer à ses réformes. En Chine, les réformes de l’écriture et incendies de bibliothèques sont chaque fois des actes fondateurs au sens politique du terme.

Puisqu’il vient d’être question de brûler des livres, qu’il soit rappelé ici que non seulement Adolf Hitler se rendit ignominieusement coupable de ce genre d’exaction, mais juste avant lui, les autorités « morales (!) » étazuniennes et britanniques jugèrent utile de vouer Ulysses aux flammes. Ceci pour souligner, auprès de qui n’en serait point convaincu, que l’écriture, le livre, la littérature, la poésie sont de nature insoumise, insurrectionnelle, voire – et nous y voilà – révolutionnaire.

Constatant que les plus véhémentes hardiesses des surréalistes en matière justement de poésie n’ont, sur la vie qu’il s’agit de changer, qu’une influence à peine fluette, pour ne pas dire négligeable, Queneau envisage, dès 1937 (c’est ainsi qu’il présente la chose) une réforme du français écrit tellement étendue qu’elle équivaut à une refondation. Quand, plusieurs années plus tard, son schéma parvient au public (le petit public des critiques parisiens…), il en déchaîne les vitupérations. Le corps du délit tient dans les simples mots que je vous livre sur l’écran Haro sur le Queneau !

La première cause d’indignation contre la proposition de Queneau provient de la confiance que son auteur semble professer dans le discernement des locuteurs et lecteurs du français. Ces derniers, dans la vie, risquent d’opérer un impayable – ou tragique – amalgame entre un vase d’usage épulaire ou le matériau dont ce récipient est fait, un invertébré platode ou nématode, une préposition de direction, un élément constitutif de la poésie, une nuance du spectre visible et une fourrure d’appellation héraldique. Par bonheur, l’Acadéfraise y a mis bon ordre : chaque fois qu’un Français prononce le son [vèr], il l’épelle mentalement pour être bien sûr de dire ce qu’il prétend dire. Queneau suppose, et l’on mesure à cette aune le degré de présomption de la supposition, que le lecteur d’un texte quelconque serait en mesure, sans l’assistance de l’orthographe académique, de comprendre par exemple que [vèr], dans « Le Rayon vert », ne désigne ni un -rà-pied, ni un -de-terre, ni un -de-huit-pieds, ni un fond de blason, ni une direction, mais un paradis, un galant, un -de-gris, un feu, un pré bref, une portion du spectre électromagnétique de longueur d’onde comprise entre cinq cents et cinq cent cinquante nanomètres. Vous me direz que « Le Rayon », qui fait office de contexte, appelle le spectre, qui est rayonnement. Bon. Mais « Pantoufle de verre », hé ? Il y a même de pédants exégètes pour argüer qu’il ne s’agirait pas d’oxyde de silicium mais de support de mobilier héraldique : les pieds dans les écus… Vous murmurez : « métaphore surréaliste » ? Oui, en rafales : nous y sommes.

Dans la proposition de Queneau de substituer un néofräsè au français traditionnellement orthographié, le deuxième élément d’extravagance, pardon, de scandale, consiste à demander aux Français de renoncer au mandarinat. Or, cette institution, bien qu’elle soit occulte, est très solidement implantée, surtout parmi les « de souche »

mettant l’orthographe à tous les mots,
une orthographe très bien[8]

qui se font gloire de leur maîtrise de la langue écrite par rapport aux défaillances des « autres » : les parvenus, les cancres, les laissés-pour-compte, les ouvriers, les péquenauds, les sous-développés, les migrants : tous des sots en trois lettres pour ignorer la nuance entre cuisseau et cuissot. L’orthographe permet de départager immédiatement le pauvre, le miteux, le zonard du junomme-très-bien. Le diplôme n’y changera rien : la non-conformité aux conventions de l’Acadéfraise suffit. Cela devient moins vrai ces temps-ci, mais jusqu’en 1970-1980, c’était encore la règle. Or, le finaud distingueur entre bonne et piètre orthographe est celui-là même qu’André Breton condamne parce qu’il

n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir […] avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur[9] […]

Un exemple tiré de Queneau rendra la chose plus explicite. Soit un concierge nommé Saturnin Belhôtel. Cet homme, pour des raisons aussi honorables que celles de tout chacun, se souhaite à la fois écrivain et philosophe. Il écrit la première phrase de son œuvre :

L’ouazo sang vola[10].

Il n’est pas besoin de poursuivre : l’image surréaliste (car c’en est une, et une belle !) est dissimulée, dézinguée, bousillée par l’orthographe impérialiste qui n’admet pas le larcin du fluide vital par le volateur mais exige que ce dernier prenne son essor, parce que c’est comme ça et pas autrement. Si, mettons, Desnos ou Péret avaient écrit la phrase, nul ne se serait aventuré à mettre en doute que le sang avait été dérobé. Mais, puisque le romancier met en scène un concierge et que dans ce mot, il y a cierge, alors il ne peut s’agir que d’une calamiteuse ignorance de l’orthographe. Surréaliste, l’on a beau avoir lu Ducasse et approuvé la proposition selon laquelle

La poésie doit être faite par tous. Non par un[11],

la sentence reste un vœu pieux, une de ces bonnes intentions dont est pavé l’enfer. Queneau ne l’entend pas de cette oreille.

Toutefois, ni une rationalisation de l’orthographe pour la rendre plus conforme à ce qui se parle, ni une remise à niveau de l’écrit pour en finir avec l’élitisme des nantis ne constitue l’essentiel de la quête de Queneau en matière de langue écrite. Ces deux propositions ont pourtant une solide composante sociale qui ne saurait déplaire à ceux des surréalistes qui embrassèrent avec ferveur le stalinisme, non plus qu’à ceux qui bientôt gagneront les rivages de la profession littéraire dans ce qu’elle a de plus conformiste.

Queneau propose, avec sa refondation de la langue écrite, un changement de la vie qui commencerait par améliorer considérablement celle des enfants, des écoliers. Tout désireux qu’ils furent de changer la vie, les surréalistes n’ont rien tenté pour modifier le sort des moutards et moutardes. Queneau, en revanche, s’en préoccupe : il a décrit son enfance dans Chêne et Chien ; il a narré les errements de l’adolescence de Théo Nautile dans Le Chiendent et surtout, il a fait surgir à l’avant-scène l’enfant Zazie. Jeune chêne ou chien écolier du Havre, lycéen solitaire puissamment écrasé d’ennui par son environnement du lotissement de Magnific Vista, cambrousarde à la découverte de Paris ont subi tous trois les malédictions de la condition scolaire. Enfants, nous aussi y sommes tous passés : nous avons déployé d’énormes efforts pour apprendre l’orthographe ; nos instructeurs n’ont épargné ni insultes, ni humiliations, ni châtiments pour nous l’inculquer. Et puis, même les parents les mieux intentionnés infligent à leur tour à leur progéniture les avanies de l’orthographe. Reprenons l’exemple des six avatars de [vèr] : verre ver vers vert vers vair. Inexorablement l’esprit pervers des instituteurs, dont le principal souci consiste à « faire chier les mômes » ainsi que si justement le dénonce Zazie[12], les a poussés à donner des leçons de brouillamini au prétexte d’« homonymes », mixés, pour que le chaos soit plus ample, avec les « synonymes ». Ceux qui ont su se dépatouiller (avec l’aide des parents, le plus souvent) peuvent ambitionner un avenir de ministre ; les autres feront d’excellents manœuvres. Les surréalistes, et même les staliniens parmi eux, n’ont pas relevé cet aspect de discriminant social de la langue écrite, et ont encore moins compris le parti qu’ils pourraient tirer d’une transgression flagrante de la diglossie nationale.

La troisième caractéristique du néofräsè est celle qui a le plus intéressé Queneau et le plus enragé ses détracteurs : le néofräsè est « marrant ». En toute rigueur, cet aspect du langage proposé par Queneau est le moins surréaliste : sans être des bonnets-de-nuit comme tant de leurs frères de plume, les surréalistes n’ont pas particulièrement brillé par la drôlerie de leurs écrits. Faut-il rappeler que Jacques Prévert, grand utilisateur de cocasserie, de narquoiserie, de burlesque, d’inénarrable bref de comique en général a été chassé du mouvement en 1929 ? Il n’est pas impossible de sourire, voire parfois de rire franchement à la lecture d’André Breton, mais ces épisodes sont rares et l’ambition de leur auteur n’est certes pas de généraliser pareilles dispositions. Dali est extravagant, oui, mais porte au sérieux même dans ses délires les plus poussés. J’avoue ne pas assez connaître les autres membres du groupe pour y distinguer les rieurs. Queneau, pour sa part, a pris d’entrée de jeu le parti d’en rire et s’y tient sans discontinuer.

Pourquoi n’y a-t-il pas de comique surréaliste ? Pourquoi les multiples langages du surréalisme ne comportent-ils pas un rameau rigolo ? Il est vrai que la poésie française n’a guère, traditionnellement, de composante comique, sinon des textes parodiques ou grivois. Héritiers, quoi qu’ils en disent, bien plus des symbolistes et des romantiques que de Lautréamont ou Jarry, les surréalistes sont demeurés dans le solennel. Autant Lautréamont et Jarry savent manifester de verve, autant ceux qui se revendiquent d’eux en sont parcimonieux jusqu’à l’abstinence.

Pour avoir essayé la mise en œuvre d’une orthographe profondément réformée, transcrivant les tics verbaux et impropriétés du langage oral ordinaire des crocheteurs contemporains du Port-aux-Foins, Queneau a découvert la vis comica de la chose et s’en est prévalu. Il en a même fait un de ses outils favoris dans sa panoplie stylistique. Incidemment, on écrit vis comica et on prononce, en hexagonal, umwr.

Il messiérait de confondre le néofräsè de Queneau avec d’une part, les jargon de Dubuffet ou paralloïdre d’André Martel comme d’autre part avec ce que je viens de désigner comme « hexagonal ». Ce dernier, dérivé savantasse et snobinard du français, consiste en l’enchaînement ininterrompu de locutions préfabriquées semées d’expressions à prétention anglo-saxonne. Le vocabulaire, assimilable à un lexique professionnel, y est très limité. L’hexagonal est d’usage courant à la radio ; les politiques de tous bords le pratiquent avec une rare dextérité. Ses diverticules météorologique et sportif usent du même fonds commun, avec quelques tournures spécifiques. Cette langue est le sommet apical de ce que détestaient les surréalistes : une concaténation « nonne-stop » de métaphores fourbues devenues clichés du genre « après avoir revu sa copie, X…, jusqu’à maintenant candidat l’eau-coste, a tiré son épingle du jeu pour entrer dans la cour des grands : résultat des courses, y a pas photo, il est qualifié pour participer à la primaire ».

Publiés au milieu du siècle dernier, les textes en jargon de Jean Dubuffet[13] constituent assurément une tentative d’aspect très quénien. Ces outrances sont un peu en avance sur les audaces les plus flagrantes de Queneau. Céline, à qui Dubuffet a présenté son jargon pour adoubement, aurait dit-on jugé « ya du labeur » – ce que leur auteur n’a pas pris pour un compliment et n’en était certainement pas un. Céline est mentionné par Queneau dans ses investigations autour de la transcription de ce qui se cause, ne serait-ce que pour souligner que l’apparence du naturel, de l’authentique, nécessitait énormément de « labeur » qu’il convenait ensuite de dissimuler. Le naturel reconstitué se doit de sembler naturel pour être naturel.

Le régent André Martel a de son côté inventé une langue poétique à son propre usage, qu’il appelle le paralloïdre. Il ne s’agit ni d’une tentative de parler prolo (comme l’on peut craindre qu’en a usé Dubuffet) ni d’une proposition de réforme, mais d’une adaptation du français à un chatoiement, à une labilité, à une onctuosité qui font défaut à la langue ordinaire. Martel use de janotismes, de télescopages, de concrétions. L’objectif n’est nullement d’imiter un quelconque langage parlé, mais une expressivité immédiate de l’écrit. Le paralloïdre exige, pour une meilleure compréhension, que l’on déclame le texte, ce dernier fait alors flamboyer sa mélodie, son euphonie, en titillant simultanément plusieurs acceptions possibles de ses mots inventés (d’où l’expression de chatoiement utilisée plus haut). Ni dans son intention, ni dans son usage (nul n’a fait usage du paralloïdre depuis que son papapafol est décédé), la langue poétique du Martelandre ne se compare au néofräsè de Queneau.

Je n’ignore pas les multiples propositions de super-langues à visées poétiques[14] (celle du « Grand Combat », d’Henri Michaux[15], notamment qui ont été formulées ça et là, mais elles me sont moins familières que le jargon dubuffetien ou le paralloïdre : je doute, de toutes façons, qu’elles se comparent au néofräsè.

Queneau a posé les lignes directrices de ce dernier en 1937, dans un texte demeuré inédit jusqu’aux années 1950[16] : la coïncidence entre les dates du jargon de Dubuffet et cette publication mérite d’être soulignée. De même, les conversations entre Queneau et Georges Ribemont-Dessaignes sur les déficiences du français écrit ont eu lieu en 1950, tandis qu’un exposé plus ample et théorique sur le néofräsè a été présenté par Queneau à la Sorbonne en 1955. Tout cela, même la conception initiale en 1937 d’une refondation du français sur la base du parler quotidien, est largement postérieur à la rupture entre Queneau et le surréalisme.
Et pourtant…
Si l’objectif consiste à « changer la vie » – l’expression se trouve, dans ces termes même, chez Breton, chez Péret (référence et révérence faites à Rimbaud) – s’il y a lieu de

retrouver le secret d’un langage dont les éléments cess[…]ent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte, comme l’écrit Breton dans Du surréalisme en ses œuvres vives[17], alors l’idée de Queneau prend des allures de démarche fondamentale, de tout premier pas dans cette direction. Car enfin, écrire a o u circonflexe t et prononcer « w » relève assurément de l’épave à la surface d’une mer morte, ou les mots n’ont pas de sens.

Les opuscules en jargon existent ; les livrets en paralloïdre existent aussi, mais il y a gros à parier que l’ensemble de textes le plus long écrit en néofräsè vient de défiler devant vos yeux pour illustrer mes propos. Illustrer, bien illustrer, comme le sont les manuels à l’usage des enfants des écoles puisqu’il est démontré qu’un bon dessin vaut mieux qu’un long discours. Vous n’avez pas de chance : vous avez aussi le long discours. La démonstration qu’offrent ces illustrations n’est pas aussi gratuite qu’il y paraît : ceux d’entre vous qui ont fait l’effort de tenter de lire se sont retrouvés dans la situation de qui apprend à déchiffrer, étape initiale avant la lecture de la langue maternelle ou d’une langue étrangère. Or, une fois déchiffré, certes, c’est du français. Simultanément, vous avez éprouvé l’aspect de codage que revêt l’écrit, puisque son référent, la langue parlée, est extérieur. La transcription que je présente n’est pas foncièrement différente de celle à laquelle vous êtes accoutumés, c’est seulement un autre code, un code simplifié. En l’intériorisant, vous avez oublié que l’orthographe est elle aussi un code. Certains ont même pu relever que le mode de codage que j’ai adopté diffère légèrement de la manière dont Queneau s’y prend. Ces différences, simples détails, ont pour origine la nécessaire adaptation du néofräsè à un clavier ordinaire d’ordinateur, en version azerty. Je reconnais en outre m’être directement rendu à la seconde étape envisagée par Queneau, celle qui est la plus exhaustive et radicale.

Il n’en reste pas moins qu’à l’évidence, Queneau s’est soustrait à un bel avenir de fou littéraire en ne publiant en néofräsè ni un roman, ni un conte, ni même une ou deux pages de démonstration (ce qu’il a fait avec sa « Traduction en joycien »). Le quenophile doit se consoler avec le seul « Doukipudonktan ? ». C’est sur cette pentasyllabe monophasée que mes efforts vont se concentrer, en conclusion de mon topo. Je laisse de côté les nombreux autres télescopages de même ordre, parce que « Doukipudonktan ? » est emblématique de la façon dont Queneau a détourné à la fois son idée refondatrice et ses aspirations révolutionnaires en faveur de sa virtuosité d’écrivain. C’est par cet incipit qu’est advenu le scandale ; c’est par lui qu’aurait pu s’amorcer la révolution.

Il me souvient avoir déjà décrit la scène suivante, mais j’éprouve à l’évoquer un tel plaisir que je vais la présenter de nouveau, avec tous les détails.

Un meussieu très bien, un de ceux qui mettent l’orthographe à tous les mots, une orthographe très bien, François Mauriac par exemple, trouve sur son bureau un volume de la Collection Blanche de la NRF/Gallimard. La couverture annonce : Raymond Queneau (notre homme fronce le nez : il n’ose pas penser : « Tous les égouts sont dans la nature », parce que, bien-pensant, il ne pense qu’en français conformiste)/ Zazie dans le métro/ roman. Heureusement que lui, il n’est pas édité par Gaston Gallimard ! Enfin (soupir), il ouvre, arrive au début et

Doukipudonktan ?

lui éclate en plein dans la… physionomie ; il chancelle comme qui aurait eu le ventre à hauteur du canon. Tout, tout, absolument tout en lui se révulse : ses préjugés de classe, ses valeurs de la droite et du centre, son complexe de supériorité de Bordeaux cru bourgeois (tout le monde ne peut être premier cru classé), son christianisme professionnel, ses humanités accomplies, sa dictée de Mérimée sans faute, son éternelle mention « bien », ses voyages en première classe, sa ferveur gaulliste, son vingt-deuxième fauteuil à l’Acadéfraise (le fauteuil des flics), jusqu’à son hormosessualité refoulée, tout vous dis-je, tout en lui ne fait qu’un tour. Et on ose appeler ça « roman », comme les précieuses études des turpitudes provinciales, textes exquis comme cadavres que pond notre homme !  Il ne peut articuler ni même concevoir « gnia d’quoi se la prendre et se la mordre », car de toutes façons, les moyens lui font défaut.

Je récapitule et explique. Queneau en use, avec sa pentasyllabe monophasée initiale, ainsi qu’en usèrent le concours de potaches et Jarry leur condisciple quand ils firent proférer par le Père Ubu, à l’acte premier, scène première itou, premier mot, LE mot. Dès lors dans Zazie dans le métro comme dans Ubu roi, les audaces subséquentes, éparses dans le texte, agissent comme des rappels de l’énormité inaugurale, comme des rimes pour ainsi dire, bien que nulle part dans le roman, la formule primitive ne soit répétée (à l’opposé de la clausule zazique, dont le rôle est de refrain, contrepartie humaine des versets réitérés du perroquet Laverdure). Le dérangement (dans le cas des académiciens, l’indisposition) causée par l’interrogation de tonton Gabriel exige que le lecteur s’attache au pied de la lettre, qu’il déchiffre au lieu de parcourir de façon cursive, si d’aventure Queneau avait caché d’autres monstres de ce genre dans son texte. L’on conçoit bien, dans ces conditions, pourquoi Queneau n’a pas TOUT écrit en néofräsè : il a remarqué à juste titre que

Unfoua kon sra zabitué, saira tousel,

et il s’ensuit que l’important est que le lecteur ne devienne pas habitué.

Dans ces conditions, l’utilisation des irruptions du néofräsè dans certains romans (et dans quelques poésies) de Queneau relève non du manifeste pour une refondation de la langue française écrite, mais bien plutôt (et c’est là que ressurgit le surréalisme) d’une sorte de métaphore, une métaphore au-delà de la métaphore traditionnelle. L’idée de Queneau selon laquelle il n’existe pas de différence fondamentale entre poésie et roman trouve ici une démonstration de plus. Bien entendu, la stricte orthodoxie surréaliste est complètement opposée à ce genre de notions, mais tout de même, si la métaphore doit effectivement être tendue à l’extrême, Queneau obtient une tension impressionnante.

Semblable au paratonnerre qui draine à soi les fulgurances de la foudre, le « Doukipudonktan ? » a donc réussi à concentrer toute la fureur exaspérée de tous ceux que Breton voyait « ventre à hauteur du canon » de l’arme dont on commet les actes surréalistes les plus simples. Il n’en manque pas un seul. La plus offusquée ne manqua pas d’être la bande des quarante, tous farouchement décidés à préférer, pour le français, l’embaumement plutôt que l’affranchissement. Les intentions stylistiques de Queneau seront expliquées bien plus tard, par Jean-Charles Chabanne, lors du colloque Raymond Queneau et les langages en 1982. Malheureusement nul n’a été hardi au point d’oser à son tour, dans un style différent, user du néofräsè.

Vous me permettrez de retracer, très sommairement, le cadre historico-politique dans lequel Queneau s’est envisagé révolutionnaire. Benito Mussolini et Joseph Staline (1922), Antonio Salazar (1932), Adolf Hitler (1933), Francisco Franco (1939, mais il a fait parler de soi plus tôt) et je sais que j’en omets quelques autres, envahissent la scène politique de leurs pays respectifs et de l’Europe en général. Les gouvernements démocratiques se montrent impuissants à épargner à leurs peuples les retombées de la rupture entre Breton et Queneau, qui déclencha la « crise de Vingt-Neuf » à Wall Street et aux Etats-Unis d’abord, puis un peu partout. C’est alors que Raymond Queneau conçoit une proposition révolutionnaire, qui ne consisterait à rien moins que refonder le français écrit, ce qui ne saurait manquer de se répercuter dans la nation entière et partout où s’étend son rayonnement. Pareille révolution serait complètement pacifique et complètement bouleversante, et nul ne peut prétendre savoir où elle s’arrêterait.

Toute ressemblance entre ce que je viens de décrire et les circonstances ou impuissances constatées en cette deuxième décennie du XXIe siècle serait purement fortuite.
Quant au programme politique portant refondation du français…
Chiche !


[1]    On peut la lire sur le site andrebreton.fr

[2]    Karl Marx et Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste. (1847) Innombrables éditions.

[3]    Guillaume Apollinaire. Les Mamelles de Tirésias, Œuvres complètes, t. 1.

[4]    John W. Dunne.  An Experiment with Time.

[5]    Raymond Queneau. Odile in Œuvres complètes vol. II et Bâtons, Chiffres et Lettres

[6]    J. Vendryès. Le Langage, introduction linguistique à l’histoire. Paris, La Renaissance du livre, 1921

[7]    V. Florence Géhéniau. Queneau analphabète / Répertoire alphabétique de ses lectures de 1917 à 1976. A Bruxelles, chez l’auteur, 1992. Queneau ne lira Ulysses en langue originale qu’en1933.

[8]    Raymond Queneau. « Haute société ». Le Chien à la mandoline, in Œuvres complètes, vol. 1, page 197

[9]    André Breton. Second Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes vol. 1, page 783.

[10]   Raymond Queneau. Le Chiendent in Œuvres complètes, vol. 2.

[11]   Isidore Ducasse. Poésies …..

[12]   Raymond Queneau. Zazie dans le métro in Œuvres complètes, vol 3.

[13]   Jean Dubuffet.  Ler dla canpane, par Dubufe J., Anvouaiaje, par in ninbesil avec de zimaje, Labonfam abeber, par inbo nom, l’ensemble recueilli enfin dans  Pukifekler mouinkon nivoua, par Dubuffe Jan, fascicules élaborés entre 1948 et 1950.

[14]   Voir à cet effet Stéphane Mahieu, Le Phalanstère des langages excentriques, collection Biloba, Ginkgo éditeur, 2005

[15]   Henri Michaux, « Le Grand Combat », in Qui je fus recueilli dans L’espace du dedans. Paris, Gallimard, 1998.

[16]   Raymond Queneau. Bâtons, Chiffres et Lettres. Paris, Gallimard NRF, 1950 ; réédition coll. Folio, n°247, 1965. Pages 13 à 26.

[17]   André Breton.

Les Rendez-vous de la Halle Saint-Pierre 2017

Rencontres en surréalisme  2017

          organisées par Françoise Py
à la Halle Saint-Pierre chaque quatrième samedi
de janvier à juin 2017

                                      De 15h30 à 18h sauf le 25 mars (10h30-18h)

          dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme (APRES)  Accueil par Martine Lusardy

Les rencontres de l’Association

Journée d’étude sur les langages du surréalisme

Samedi 28 janvier

Victor Brauner, peintre alchimiste.

Projection de deux films de Fabrice Maze sur Victor Brauner : Le Grand illuminateur et La Mythologie herméthique
(2 x 50’, Seven Doc, collection Phares). Table ronde avec le réalisateur et Patrick Lepetit.

Patrick Lepetit est ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Poète, collagiste et essayiste, il a publié Rituel d’une fascination (2007), Déclaration d’incandescence (2011) et Surréalisme et ésotérisme (2008) aux Éditions Rafael de Surtis ainsi que  Le Surréalisme, parcours souterrain aux éditions Dervy, en 2012 et Inner Traditions en 2014.
Samedi 25 février 

Hommage à  Alain Jouffroy

Carte Blanche à Wanda Mihuleac.  

Performance de Sylvie Crussard  sur un texte d’Alain Jouffroy. Avec la participation du peintre Takesada Matsutani (du groupe Gutaï), de Denis Parmain, comédien, d’Isabelle Maurel, chorégraphe, d’Ioana Tomsa, performeuse, de Philippe Di Betta, saxophoniste.

Nous entendrons des poèmes d’Alain Jouffroy lus par lui, sur une musique du compositeur Horia Surianu.

Table Ronde avec Fusako Jouffroy, Didier Ottinger, Pascal Letellier, Jean-Clarence Lambert, Didier Schulmann

Renaud Ego, Wanda Mihuleac et Françoise Py.

Samedi 25 mars 10h30-18h : Journée d’étude sur les Langages du surréalisme

animée par
Henri Béhar et Françoise Py

10h15-11h15 : Hans Siepe : À la recherche d’un nouveau langage : réflexions et pratiques surréalistes.

11h15-12h15 : Klaus H. Kiefer : Lingua : signe, mythe, grammaire et style dans l’œuvre de Carl Einstein.

12h15-13h15 : Valeria Chiore : André Breton et Bachelard.

Pause
14h30-15h30 : Agnes Horvath : Lajos Vajda, peintre et dessinateur hongrois dans l’entre deux guerres.

15h30-16h30 : Stefania Kenley : Submersions urbaines à vue d’oiseau

 Pause

16h45 -18h : Marcel Eglin et Sylvie Hoppe : violon klezmer  (première partie).

   Marcel Eglin et Françoise Vincent : poésie et chansons (seconde partie).

Journée d’étude organisée avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Samedi 22 avril (sous réserve)
L’œuvre poétique d’Andrée Barret, lue et présentée par Jean-Louis Jacopin. En présence du poète.

Samedi 6 mai 2017
Le surréalisme et l’Oulipo
journée d’étude dirigée par Henri Béhar et Françoise Py

Matin : 10h30-12h30

Modérateur : Henri Béhar

Alain Chevrier : Les moments préoulipiens de Robert Desnos.

Marcel Bénabou : Dans les marmites du langage : postérité du « langage cuit ».

 Après-midi : 14h-17h45

Modérateur : Françoise Py

Jacques Jouet : Les poèmes forcés de Robert Desnos.

Christophe Reig : dialogue avec Marcel Bénabou

Pause

Enrique Seknadje : À propos de l’Oucipo (Ouvroir de Cinématographie Potentielle).

Table Ronde : Henri Béhar, Jacques Jouet, Alain Chevrier, Françoise Py, Marcel Bénabou, Enrique Seknadje, Maryse Vassevière et Gabriel Saad.

17h45 -19h15 : Projection

Exceptionnellement à l’INHA, salle Vasari, 2 rue Vivienne, Paris. métro Bourse, Pyramide ou Palais Royal.

Avec le concours de l’APRES (Association Pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme) et  de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Intervenants :
Henri Béhar, professeur émérite à Paris 3, professeur associé à Paris 8, Jacques Jouet, écrivain et plasticien, membre de l’Oulipo depuis 1983, Alain Chevrier, chercheur indépendant, Françoise Py, maître de conférences à Paris 8, Marcel Bénabou, professeur émérite à  Paris 7, membre de l’Oulipo depuis 1969, Christophe Reig, PRAG à l’université de Perpignan, Enrique Seknadje, maître de conférences en cinéma à Paris 8, Maryse Vassevière, maître de conférences émérite à  Paris 3, Gabriel Saad, professeur émérite à Paris 3.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Samedi 27 mai
de 15 h 30 à 18 h,
auditorium de la Halle Saint-Pierre.
Réservation conseillée :
01 42 58 72 89

Le poète André Verdet (1913-2004), depuis les brèves affinités surréalistes jusqu’aux amples méditations cosmologiques.

Présentation de l’œuvre d’André Verdet par Françoise Py et Charles Gonzales.

 Projection de André Verdet, résistant et poète, film de Denise Brial d’après un scénario de Françoise Armengaud,  Atalante Vidéos, 2014, 45’.

– André Verdet et ses amis peintres : Picasso, Braque, Matisse, Léger, Chagall, par Carole Pinay, historienne d’art,  vice-présidente de l’Association des amis d’André Verdet.

Lectures de poèmes par Charles Gonzales, écrivain, comédien et metteur en scène.

– André Verdet, poète du cosmos et poète de l’Animal-frère, par Françoise Armengaud, philosophe
« verdétologue », vice-présidente de l’Association des amis d’André Verdet.

Présentation du livre de Françoise Armengaud « Guetter suivre vivre ». Mondes d’André Verdet, Éditions du Petit Véhicule, 2017.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Samedi 24 juin : « Le temps sans fil » par Georges Sebbag.

A l’occasion de la parution d’André Breton 1713-1966 / Des siècles boules de neige et de Breton et le cinéma (Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2016), Georges Sebbag apportera un éclairage à ce concept-clé. Le temps sans fil des surréalistes sera confronté aux microdurées d’aujourd’hui.

Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers. Entrée libre.

Les Langages du surréalisme (journée du 10 décembre 2016)

                     Samedi 10 décembre 2016

Les Langages du surréalisme
journée d’étude dirigée
par Henri Béhar et Françoise Py

Matin : 10h30-12h30

Modérateur : Henri Béhar
Raphaëlle Hérout : L’Imaginaire linguistique du surréalisme
François Naudin
: Raymond Queneau ou l’acte surréaliste le plus simple

Après-midi : 14h-16h20

Modérateur : Françoise Py
Jean-Maurel : La surprise : Nietzsche et De Chirico
Enrique Seknadje : La Dimension surréelle des films de Marco Bellochio

Table Ronde :

Raphaëlle Herout, François Naudin, Jean Maurel, Enrique Seknadje, Maryse Vassevière et Gabriel Saad.

16h30-17h40

Poésie et musique : textes de Jean-Loup Philippe, harpe celtique par John Garlic.

17h40-18h30

Verre de l’amitié.


Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, 75 020 Paris, métro Anvers ou Abbesses.

Avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Intervenants :
Henri Béhar, professeur émérite à Paris 3.
Raphaëlle Hérout, doctorante MRSH, université de Nantes.
François Naudin, docteur Paris 3, chercheur indépendant.
Françoise Py, maître de conférences en arts plastiques, paris 8.
Jean Maurel, professeur émérite en philosophie, université Paris 1.
Enrique Seknadje, maître de conférences en cinéma, université Paris 8.
Maryse Vassevière, maître de conférences, Paris 3.
Gabriel Saad, professeur émérite, Paris 3.
Jean-Loup Philippe, écrivain, metteur en scène, comédien.

Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940

Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2016, 314 p.

Compte rendu de Léa Buisson

[Télécharger l’article Lea-Buisson_Fiction en PDF]

Le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin, 1900-1940, codirigé par Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas, par la teneur même de son titre éloquent, exprime d’emblée les enjeux qui seront traités au fil de ses trois cents et quelques pages. Le substantif « fictions » se rapporte bien évidemment au principe de « genre », d’abord en tant que catégorie littéraire (et artistique), mais fait également écho à la question – centrale à l’ouvrage – du gender, le choix du pluriel soulignant judicieusement le foisonnement de leurs possibilités respectives. L’entrée dans le XXème siècle ainsi que les répercussions du premier conflit mondial impliquent bon nombre de transformations à l’échelle sociétale, le bouleversement des mœurs et le « renversement des rôles » (p. 8) qui s’ensuivent ayant pour conséquence l’émancipation de la femme européenne – et américaine, dans une certaine mesure –, qui n’aura de cesse de se réinventer dans la vie et en son miroir déformant, l’œuvre d’art. Selon Virginia Woolf, l’évolution d’une société, capable d’affecter une existence, devait nécessairement être accompagnée d’un renouveau de son pendant artistique, la « fiction moderne » (p. 7-8). Entre ici en jeu la notion de « modernisme », dont la conceptualisation est par définition plurielle, de quoi témoigne une fois de plus le titre de ce livre – son contenu s’attache d’ailleurs à démontrer cette multiplicité, et de façon convaincante, en choisissant d’éclairer principalement la part féminine de ce courant esthétique. Un modernisme au féminin, donc, qui se caractérise notamment par une réévaluation du fonctionnement biparti des identités sexuées et sexuelles, favorisant un « positionnement identitaire de l’entre-deux » (p. 12), où les propriétés masculines et féminines se chevauchent et s’interpénètrent jusqu’à atteindre, délibérément, une confusion tout à fait profitable sur le plan esthétique. En effet, les jalons temporels sélectionnés pour cet ouvrage (1900-1940) encadrent un créneau historique de « renouvellement formel et thématique » (p. 11) du récit moderniste, renvoyant à celui du corps social, particulièrement en ce qui a trait à l’élaboration du personnage et de la narration. De la Belle Époque à l’entre-deux-guerres, le nouveau siècle a été témoin de l’éclosion d’une identité féminine inédite que l’on a par la suite qualifiée de « femme nouvelle[1] », une figure définie par son insoumission et son implication dans l’espace public. Il est de ce fait possible d’établir un parallèle entre les spécificités innovantes de la poétique moderniste et la révolution sexuelle qui va ébranler, par le biais de ce nouveau genre, les soubassements d’une société depuis trop longtemps sclérosée. « Figure d’aboutissement des changements apportés vers la fin du XIXème siècle, la femme nouvelle appartient à la fois aux champs social et littéraire, puisqu’elle symbolise les valeurs du (re) nouveau » (p. 12).

Scindée en quatre parties que l’on peut lire de façon indépendante ou complémentaire, cette publication cherche à mettre en lumière la diversité des approches d’une problématique identitaire – qu’elle soit sexuée ou sexuelle – en cours de reconstruction, surtout dans le domaine littéraire, tout en portant une attention particulière à la production visuelle et plastique de la période étudiée. Après une introduction claire, richement illustrée et habilement menée, le premier chapitre du collectif, « Contours : modernismes littéraire et artistique », ouvre la voie à la réflexion en explorant et en s’employant à circonscrire le concept même de modernisme. Les deux chapitres subséquents, « Reconfigurations du personnage féminin » et « Confusions identitaires », ont pour ambition de passer en revue un échantillonnage représentatif de la pluralité des identités nouvelles qui jalonnent les fictions modernistes, s’attachant à illustrer le « brouillage des frontières » (p. 19) qui les travaille et met à mal tout aussi bien les notions de genre/gender que les catégories artistiques et médiatiques usuelles. Clôturant cet éventail de modèles non conventionnels, le dernier chapitre du livre, intitulé « Expérimentations modernistes », entend examiner plusieurs cas particuliers d’innovations formelles propres au courant moderniste, afin de « démontrer que l’hybridité du gender s’accompagne souvent d’une hybridation des genres littéraires et artistiques » (p. 19).

Une guerre de terrain : pour une nouvelle géographie féminine

À l’orée du XXème siècle, les rôles déterminants à jouer dans la sphère publique et, par extension, dans celle de l’art, n’ayant au cours de l’histoire presque jamais été attribués aux femmes, ces dernières, alors qu’elles commencent progressivement à prétendre à un renversement de leur statut et à la prise en charge de responsabilités et de comportements initialement réservés aux hommes, se dotent d’une stratégie qui consiste à revendiquer des droits nouveaux en cherchant à s’introduire dans l’espace public. Souvent contraintes d’évoluer en marge des lieux où s’exerce la culture, elles vont, empruntant des chemins variés, tenter de se délimiter une place qui leur appartient en propre dans une géographie auparavant prohibée. Bridget Elliot et Jo-Ann Wallace ont façonné un terme pour rendre compte de ce phénomène inédit, parlant d’« (im) positionings[2] », le préfixe « im » placé à dessein entre parenthèses pour exprimer « l’idée de positionnement volontaire » dans le champ de la culture : « Ce mot valise signale donc à la fois leur positionnement et les stratégies déployées pour s’imposer dans le milieu culturel. » (p. 17) Plusieurs des auteures et artistes dont il est question ici sont caractérisées par ce type de tactique, car, en vue de leur émancipation, les femmes se doivent d’être des « guerrières » (p. 278) qui se battent pour défendre leur liberté et conquérir de nouveaux territoires, en première ligne celui de la parole, comme le souligne l’étude d’Amélie Paquet sur Natalie Barney et la figure de l’amazone : « l’économie des moyens » procédant de l’aphorisme duquel celle-ci fait usage « s’oppose aux verbiages de ses ennemis, qui abusent de l’espace de parole[3] disponible pour insister sur leur privilège » (p. 273). L’instinct de survie féminin, en termes d’occupation de l’espace, requiert dès lors une aptitude à rendre plus vaste un territoire – initialement trop étroit –, parce qu’investi efficacement. De plus, apposer ses propres mots sur soi et le monde revient à ne pas se laisser définir par la grammaire androcentrique et hétéronormée du pôle masculin dominant. La prise de parole se manifeste également par le biais d’une conquête dans la fiction produite par Renée Vivien, Pascale Joubi s’employant à démontrer que l’un de ses recueils de nouvelles, La Dame à la louve (1904), relève d’une volonté de « réappropriation des clichés et des stéréotypes » (p. 214) produits par une littérature exclusivement tournée vers la pensée masculine. La cartographie parisienne n’offrant qu’un frauduleux reflet du culte saphique, la poétesse britannique opérera intrépidement dans le champ de la fiction, là « où elle aura le pouvoir de reconfigurer l’Île de Lesbos au gré de son imagination » (p. 212). Partant, la libération de la femme s’exprime et s’effectue souvent via l’occupation d’un territoire. Il s’agit, comme le signale Marc Décimo dans sa présentation de la « folle littéraire » Émilie-Herminie Hanin et de son autobiographie paranoïaque (Super-Despotes, 1934), de « faire et de faire sa place au soleil dans le monde des hommes » (p. 216), ou, selon Irene Gammel – qui s’inscrit dans la pensée de Bourdieu –, de « se faire un nom » (p. 76), ce qui revient à « faire exister une nouvelle position au-delà des positions occupées, en avant de ces positions, en avant-garde[4] ».

Répudiation des normes : le mariage n’est plus une terre d’élection

Cependant, se faire un nom peut signifier garder le sien propre en refusant catégoriquement de s’en remettre à l’institution du mariage. Sophie Pelletier, analysant deux romans[5] de la Belle Époque « à vocation didactique » – leur fonction première était d’expliquer aux jeunes filles comment se comporter en cas de célibat –, relève l’évolution progressive de la façon dont on perçoit la femme seule, au tournant du siècle. La vieille fille mise à l’écart, inspirant habituellement la pitié, se mue en une « célibataire épanouie, affranchie et fière » (p. 115), capable de prendre son destin en main et de s’assumer pleinement en s’emparant du « pouvoir du savoir au féminin [qui] doit être investi dans l’action et la création » (p. 122), par exemple par le biais de l’écriture d’un journal intime, genre à la faveur duquel peut se construire un « discours prônant des remaniements, un repositionnement » (p. 123). Émilie-Herminie Hanin, mentionnée ci-dessus, optera pour le célibat afin de ne pas mettre en péril l’héritage familial, en l’occurrence la découverte paternelle du « Calendrier perpétuel » (p. 219). Il va sans dire que cette liberté matrimoniale lui permettra aussi – et surtout – de consacrer toute son énergie à la défense et illustration d’un génie créatif qu’elle croit unique : « Elle s’est choisie parmi divers possibles identitaires ceux que la société de son temps valorise : être peintre (sse), être inventeur(e) et être auteur(e) » et « s’emploie à dénombrer ses propres qualités dans un livre autobiographique » (p. 216). Marc Décimo attire notre attention sur l’inégalité fondamentale, relevant de critères socio-économiques, entre les « fous littéraires » et leurs homologues féminines, car, produisant essentiellement des œuvres à compte d’auteur, cette activité nécessite pour elles d’être de riches veuves ou bien des célibataires aisées : « Parce que, avant 1907, une femme mariée ne peut pas disposer librement de son salaire. » (p. 222) Cette résistance aux « assignations normatives que leur impose la société en matière de mariage, de maternité » (Marie-Claude Dugas, p. 105) est semblablement partagée par Natalie Barney et Renée Vivien, la première en promouvant le modèle de l’amazone qui exclue l’homme de son territoire et « visit [e] [ses] voisins lorsqu’elle désir [e] se reproduire » (p. 277), la seconde en rejetant fermement toute forme de commerce amoureux entre personnes de sexe opposé, en raison d’une fatale incompatibilité : « pour une femme, l’enfer sur terre équivaut à vivre un amour hétérosexuel en étant dominée par un homme ; le paradis, s’épanouir dans un milieu gynocentrique où seul l’amour saphique a droit de cité. » (p. 209)

Le corps : « siège de performance » de l’artiste moderniste

Passant en revue les différents lieux que tentent de s’approprier les artistes appartenant à ce nouveau paradigme féminin, nous ne laissons pas d’être frappés par l’étroitesse qui leur est commune. Ces territoires à conquérir étant parfois absents de toutes les cartes originairement tracées par l’homme, il faut impérativement être imaginative afin de se créer un vibrant trésor de « zones blanches » inexplorées. Et toutes les ruses sont bonnes. Alors que l’espace public ne leur offrait que peu de points d’ancrage pour échafauder une œuvre, la baronne Elsa et Florine Stettheimer, nous explique Irene Gammel, faisant de leur propre corps le territoire de leur art, « investi [ssent] toutes deux les lieux de l’avant-garde new-yorkaise » des années 1910 en s’investissant dans « l’esthétique du vêtement (et son détournement) », qui se révèle un « moyen de construction d’une subjectivité s’exprimant en dehors des conventions sociales » (p. 64). Irene Gammel rappelle que le modernisme a été jalonné par l’élaboration de plusieurs courants de pensées relatifs à la « mode », ce substantif étant d’ailleurs inclus dans celui qui nous intéresse ici, la « modernité » : « La mode et la modernité, comme l’ont observé Baudelaire et Benjamin, sont fixées dans la temporalité et impliquent d’abord et avant tout les notions de nouveauté et de transitoire. » (p. 69) Le travestissement ainsi que d’autres formes d’excentricités vestimentaires ont donc permis la construction et la diffusion d’identités nouvelles, qui contrevenaient, bien entendu, aux modèles normés du genre et de la sexualité. Le terrain d’élection de ces procédés artistiques inédits étant le corps même de l’artiste, les frontières habituelles qui séparent l’art de la vie s’en voient sérieusement brouillées (p. 82).

La littérature « middlebrow » : un modernisme féminin à grande échelle

Ayant par conséquent exploré, pour ainsi dire, l’infiniment petit (le corps), les femmes modernistes se tournent également vers l’infiniment grand, soit la « culture de masse », spécialement à travers la littérature « middlebrow », qualifiée de la sorte en anglais pour désigner des romans faciles d’accès, « ciblant un lectorat “moyen”, qui offre [nt] le plaisir d’une histoire captivante tout en abordant des thèmes pertinents pour les lecteurs » (p. 51). Diana Holmes, dans une étude portant sur Daniel Lesueur, Marcelle Tinayre et Colette, observe un net contraste entre les productions modernistes féminine et masculine : en effet, le « modernisme au féminin » (p. 52) se caractérise moins par l’innovation formelle que par une tendance à « capter et cartographier » (p. 53) la réalité d’une époque, principalement en créant des héroïnes de papier représentatives du modèle de la « femme nouvelle », évoqué précédemment. Diana Holmes propose deux arguments probants pour expliquer cette tendance. Premièrement, il apparaît que la modernité n’est pas semblablement expérimentée en fonction du genre de l’artiste : un scepticisme à l’endroit du progrès l’emporte pour les hommes, tandis que les femmes y voient la promesse d’un avenir meilleur. Deuxièmement, le facteur socio-économique est, une fois de plus, déterminant, les écrivaines ne disposant pas des mêmes ressources matérielles que leurs pairs masculins, en plus du manque de crédibilité lié à leur sexe : « L’accès des femmes à la publication passe donc souvent par la petite porte de la littérature “mercantile”, qu’elle soit populaire ou moyenne, car dans ces cas les éditeurs s’inquiètent moins du statut social de leurs auteurs que de leur capacité à plaire au grand public et à réaliser des ventes élevées. » (p. 52-53) Dans son article sur « L’ambivalence du personnage féminin dans les romans populaires de la Belle Époque », Fanny Gonzalez met en exergue la pluralité de cette catégorie littéraire, insistant sur la « multiplicité de [ses] possibles » (p. 127), car, loin d’être uniquement stéréotypé ou conventionnel, le genre est au contraire fluctuant et laisse un vent de progrès s’immiscer dans ses pages. Le mode industriel de production du roman populaire a un résultat pour le moins ambivalent : démocratisant la diffusion de ses ouvrages, il facilite la propagation des conceptions avant-gardistes tout en « dupliqu [ant] les schémas narratifs, créant ainsi des tropes qui donnent aux hommes et aux femmes un rôle social précis » (p. 137).

Déjouer les attentes en inversant les positions

Les artistes féminines de la période étudiée ont donc recours à des stratégies diverses pour prendre possession de territoires initialement occupés par les hommes, s’en inventant parfois de nouveaux, mais les modalités de cette occupation de l’espace se traduisent aussi par l’adoption d’une démarche symétriquement opposée, soit l’évacuation des positions traditionnellement échues au genre féminin, à commencer par celle de la femme-objet, contemplée et convoitée par l’homme. Analysant deux romans de Colette, Chéri (1920) et La Fin de Chéri (1926), Vanessa Courville fait état d’un bouleversement des « divisions binaires du masculin et du féminin », qui découle singulièrement de l’ascendant qu’exerce le personnage de Léa sur Chéri, son jeune amant : « L’approche singulière du regard repositionne les rôles sexués traditionnels en posant l’homme comme la chose vue et le corps sans subjectivité. » (p. 196) Un phénomène similaire est observable dans l’étude que nous propose Anne Reynes-Delobel du portrait de Tanja Ramm conçu par Man Ray, Hommage à D. A. F. de Sade (1930), qui déplace les rapports d’autorité en présentant dans son œuvre un « signifiant féminin [qui] n’y est pas seulement manipulé, mais manipule les fantasmes de l’artiste (consentant) et du spectateur » (p. 237) Il en est de même pour plusieurs des photographies de la compagne du peintre et photographe américain, Lee Miller, qui témoignent d’une réflexion sur « la fétichisation du signifiant féminin et sa mise sous cloche » permettant « de le remettre en question en termes de transparence, de consommation et de valeur » (p. 240). L’artiste, ayant recours à une esthétique de la rupture qui met en scène « l’expérience intérieure de la perte » (p. 239), se libérera progressivement de sa fonction passée de modèle et de muse pour renaître en photographe à part entière : « En refusant de se laisser davantage objectifier […] et en s’emparant du médium pour, à son tour, objectiver sa subjectivité et favoriser son passage dans la réalité, Miller éprouvait son autonomie individuelle à l’aune de sa liberté créatrice. » (p. 239) Cette conquête d’un territoire qui s’incarne dans une inversion du regard a pareillement cours dans Meshes of the Afternoon (1943), le film de Maya Deren que nous présente Sylvano Santini : « la femme, chez Deren, n’est pas l’objet d’un regard, n’est plus une muse, mais s’affirme d’emblée comme regard et vision, comme artiste et cinéaste. » En repensant la façon dont les mécanismes de la perception se manifestent sur la pellicule, Deren renouvelle la tradition du film surréaliste et « indique consciemment la place qu’elle occupe dans le monde » (p. 92).

Conflits intérieurs : dédoublement de l’ethos féminin moderniste

Si l’objectif des auteures et artistes dont traite ce collectif repose la plupart du temps sur la « conquête de l’espace public et du domaine de l’expression artistique » (p. 34), il est important de signaler qu’un certain nombre de contradictions travaillent leurs œuvres. Dans un article qui amorce la réflexion théorique et conceptuelle de l’ouvrage, Andrea Oberhuber, alors qu’elle examine les écrits manifestaires de la déconcertante Valentine de Saint-Point, rappelle que l’équation entre modernisme et avant-garde ne va pas pas toujours de soi : « Il arrive que des fictions modernistes se trouvent sous-tendues, comme le montre le cas saint-pointiste, par une lame de fond résolument antimoderne. » (p. 47) Sans égaler la radicalité des propos antiféministes à caractère fasciste de l’arrière-petite-nièce de Lamartine, la femme de lettres connue sous le pseudonyme de Rachilde est à l’origine d’un paradoxe qu’il est intéressant de mentionner. En effet, alors que les héroïnes de ses romans sont symptomatiques des « mutations du féminin » (p. 111) et d’une évolution des mentalités au courant de la Belle Époque, Rachilde surprend par la teneur de ses chroniques sexistes qui vont à rebours des revendications exprimées dans ses fictions. Cependant, Marie-Claude Dugas affirme que, « [m]algré l’intransigeance de ses propos, l’indépendance de Rachilde ainsi que son appropriation de certains droits et rôles réservés aux hommes lui confèrent des qualités attribuées aux femmes nouvelles » (p. 109). Dans le même ordre d’idées, Patricia Izquierdo constate un déséquilibre entre la posture tenue par Lucie Delarue-Mardrus dans l’espace public – par exemple dans certaines de ses interventions dans les journaux – et la volonté d’émancipation de ses personnages féminins, « comme si la médiation romanesque libérait sa parole » (p. 141). Elle explique cette antinomie par un phénomène de « double bind » (p. 145) s’instaurant dans la psyché de l’auteure, et qui résulte d’un écartèlement produit par l’incompatibilité entre son statut d’écrivain dans la sphère littéraire et sa condition féminine : « Les deux ne sont conciliables à l’époque qu’à la condition de refuser toute implication clairement féministe et toute revendication forte liée à son sexe. » (p. 145-146) À cela vient s’ajouter l’impossibilité pour Lucie Delarue-Mardrus de rendre publique son orientation sexuelle, ne révélant son lesbianisme qu’en 1938, alors qu’elle publie son autobiographie (p. 147). Patricia Izquierdo insiste donc sur la nécessité de prendre en considération l’intégralité des textes de cette écrivaine complexe « afin de comparer ses ethos et de mettre en lumière sa véritable éthique » (p. 151).

Le positionnement inter du modernisme

Les frictions posturales observées par plusieurs des contributrices ne sont que l’une des conséquences de la conjoncture particulière, corollaire du passage d’un siècle à l’autre, où les « points de tension entre ancien et nouveau » (p. 20) sont légion. Dans le corpus étudié ici, l’une des œuvres les plus caractéristiques de cette distorsion se trouve être Monsieur Ouine (1943) de Georges Bernanos, dans laquelle l’auteur exprime par des voies détournées sa perception catastrophiste de la modernité : « non pas une simple évolution des mœurs […], mais une complète déstabilisation de l’ordre ancien, qui voit la civilisation courir à sa perte sur le mode d’une terrifiante hystérie collective. » (p. 157) Yves Baudelle avance que, malgré la vocation pamphlétaire d’un roman qui fustige l’échec d’une civilisation à prévenir le démantèlement inexorable des modèles genrés usuels (p.161), Bernanos apporte sa pierre à l’édifice (à venir) des gender studies en « esquissant une archéologie explicative des nouvelles codifications de genre » (p. 162).

Emblématique d’une période transitoire de reconfiguration des modèles anciens, l’œuvre[6] de Claude Cahun qu’analyse Alexandra Arvisais l’est aussi, puisqu’elle laisse apparaître une tension entre la tradition littéraire de la fin du XIXe siècle – avec l’influence notable du symbolisme – et les courants picturaux récents comme l’Art nouveau, de même qu’entre la conception ancestrale d’un sujet unifié et la mise en crise de la notion d’identité, généralement reliée à la modernité. « [L] ivre hybride à la position inter » (p. 252), Vues et visions articule des esthétiques hétérogènes en usant d’un « procédé du double » qui a la vertu d’offrir un « espace où s’insèrent de nouvelles f (r) ictions littéraires et visuelles » (p. 258). Alexandra Arvisais a forgé le concept de « partage » pour particulariser ce qui sous-tend l’hybridation constitutive de la production cahunienne : « Son esthétique prône ainsi le partage, car elle prend plaisir à brouiller les frontières, déjà poreuses, par le biais du dédoublement. » (p. 261) En outre, ce désir de se soustraire aux conventions artistiques, considérées comme obsolètes, d’un temps désormais révolu mais qui tarde à épouser les ardeurs d’une jeunesse en quête de changement, est aussi le fait du roman de Mireille Havet, Carnaval (1922), dont Patrick Bergeron nous livre une critique inédite, insistant sur l’originalité d’une « œuvre trépidante de modernisme et à la facture plus ouvragée qu’il n’appert à la première lecture » (p. 291). À l’intersection d’influences décadent-symbolistes et d’une esthétique audacieuse qui réévalue les normes romanesques, Carnaval est symptomatique, à en croire Patrick Bergeron, du « nouveau Mal du Siècle » (p. 289) propre à une jeune génération irréparablement marquée par la Grande Guerre.

Renaître en une fleur de lotus

En définitive, le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin : 1900-1940 propose une « réflexion sur la mobilité des identités genrées » (p. 25), dont la richesse et la diversité exemplifient à merveille la fécondité du renouveau esthétique et thématique propre à ce créneau de l’histoire de l’art qu’est le modernisme, de surcroît lorsqu’il est travaillé par les tensions du masculin-féminin. Jean-Pierre Montier, nous proposant une interprétation insolite mais pointue du pseudonyme derrière lequel se cache l’écrivain Louis Viaud (alias Loti), met bien en évidence « l’épaisseur supplémentaire à l’analyse d’une œuvre » (p. 42) qu’apporte, selon Andrea Oberhuber, la pensée du gender. En effet, « loti » est la forme latine pluriel de « lotus », et, simultanément nom de plume et patronyme fictif de personnage, cette appellation est par conséquent le « symbole d’une identité sexuelle trouble : cette fleur étant hermaphrodite (elle contient étamines et pistil), elle incarne en quelque sorte le mythe littéraire du “troisième sexe” » (p. 184).


[1] New Woman, ou encore Neue Frau. Pour plus d’informations sur ce concept, les codirectrices nous orientent vers les travaux de W. Chadwick et T. T. Latimer (The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars, New Brunswick-New Jersey-Londres, Rutgers University Press, 2003).

[2] B. Elliot et J.-A. Wallace, citées par les codirectrices (p. 17) : Women Artists and Writers : Modernist (Im)Positionings, Londres-New-York, Routledge, 1994, p. 16.

[3] Nous soulignons.

[4] Pierre Bourdieu, cité par Irene Gammel (p. 76) : « La production de la croyance [contribution à une économie des biens symboliques] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, février 1977, p. 39.

[5] Marthe Brienz (1909) d’Émilie Arnal et Vieille fille tu seras ! (1912) d’Antoinette Montaudry.

[6] Claude Cahun, Vues et visions, dessins de Marcel Moore, Paris, Éditions Georges Crès & Cie, 1919.

La période de formation de Man Ray…

La période de formation de Man Ray. Histoire culturelle, technique et idéologie. Bases pour son concept esthétique et cinématographique

 Ana PUYOL LOSCERTALES
Docteur en Histoire de l’Art, membre de A.I.C.A International.

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 Puyol

La période de formation de Man Ray. Histoire culturelle, technique et idéologie.
Bases pour son concept esthétique et cinématographique

INTRODUCTION

            Résumé de Thèse, dirigée par le Professeur Agustin Sánchez Vidal, et par Amparo Martínez Herranz, Docteur en Histoire de l’Art, soutenue à l’Université de Saragosse le 18 septembre 2015.

            Cette Thèse de doctorat a pris comme point de départ une recherche menée pendant ma formation doctorale à l’Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, et coordonnée par Patrick de Haas et Nicole Brenez, ainsi que l’ensemble des informations obtenues après plusieurs séances de recherche dans les divers départements du CNAC Georges Pompidou, avec l’accord de Jean-Michel Bouhours et Alain Sayag, et grâce aux riches fonds documentaires, photographiques, cinématographiques et des arts plastiques du centre, en rapport avec Man Ray, auxquels j’ai eu accès.

            L’établissement de conclusions comme résultat de la période de travail développée à Paris, a constitué m’a incitée à déplacer le centre d’attention de cette Thèse aux Etats-Unis. Man Ray était né à Philadelphie, et sa vie et sa production se sont déroulées dans la Côte Est nord-américaine, connue par sa grande activité. Quand il est arrivé à Paris, à l’âge mûr, la base conceptuelle de son œuvre était déjà configurée et matérialisée en un ensemble de chefs d’œuvre, vrais clés pour la lecture de ses créations dans tous les champs qu’il a explorés au long de sa trajectoire.

            En conséquence, cette Thèse analyse la portée de ce que nous appelons la période de formation de Man Ray, qui se produisit entre sa naissance en 1890, et son déménagement à Paris, en 1921. Cependant ces dates ne s’imposent pas comme des limites, mais comme des bornes pour la confluence d’une série d’éléments constitutifs de son discours artistique: l’histoire culturelle et biographique, le contexte idéologique et philosophique, et les traces de toute une révolution technique, scientifique, et industrielle, ayant lieu dans une zone paradigmatique comme la Côte Est du continent américain. Dans la convergence de tous ces points de repère, se situe le point de force générateur de la pensée et du langage artistique de cet auteur.

            L’adoption de ce point de vue comme vecteur pour valoriser les productions et la personnalité créative de Man Ray, s’est imposée avec une nécessité retentissante pour situer cet artiste dans l’Histoire de l’Art et du Cinéma, ceci étant le but principal de cette Thèse. Pour ce faire, il a fallu dépasser la restriction au champ de la photographie, et son cadre d’action au Surréalisme le plus programmatique et tardif, deux pôles qui ont donné lieu aux visions fragmentées, sans une perspective intégrale de son œuvre, dont une vision unitaire, d’ensemble, manquait fortement.

            Man Ray a toujours soutenu son identité originelle comme pionnier de Dada, un phénomène qui a éclaté à New York, animé par les précoces singularités de Marcel Duchamp, Francis Picabia, Elsa Von Freytag-Loringhoven, et même par la première femme de Man Ray, l’anarchiste et intellectuelle belge Adon Lacroix (Donna Lecoeur), dont l’influence exercée sur Man Ray est, comme il a été démontré, indéniable.

            De plus, il faut souligner que l’origine de l’activité indissoluble de cet artiste comme peintre, poète, constructeur d’objets, photographe, essayiste, théoricien de l’art, ou comme directeur de mauvais movies, a eu lieu en Amérique du Nord, dont l’ambiance féconde avait comme une de ses particularités les plus significatives l’entrelacement des utopies du possible avec le pragmatisme de la technique.

CONCLUSIONS

            *Histoire culturelle : L’identité de Man Ray se révèle en 1912, suite aux efforts d’intégration de la famille en Amérique du Nord. Son identité originale (Emmanuel Radnitsky) est liée au périple de ses parents, émigrants arrivés en Amérique au cours des années 1880 à cause de l’agitation régnant dans l’Empire Russe. Les éléments biographiques ou la littérature d’auteurs comme Dostoievski ou Evreinov marquent le patrimoine culturel de l’artiste et sa réflexion autour du hasard, du pouvoir latent des objets, du processus de dévoilement ou de la valeur attribuée à la photographie comme manifestation de l’image optique.

            La condition politique du père, insoumis et exilé, a une incidence directe sur le processus d’idéologisation de Man Ray, qui échappe au service militaire et au recrutement pendant la Première Guerre Mondiale. La fuite du père vers l’Amérique est également motivée par la persécution dont il est victime en raison de sa condition culturelle et religieuse. Man ray réaffirme d’ailleurs ses origines juives au travers du bar mitzvah, et intègre sa connaissance de la doctrine, des coutumes et des livres sacrés à son discours artistique.

            Les origines du père, Melach Radnitsky, déterminent les conditions de son arrivée et de son établissement sur la Côte Est, comme la plupart des immigrants venus d’Europe de l’Est afin de travailler dans le secteur du textile. Les œuvres produites par Man Ray, ou encore sa conception du cinéma, reflètent la fragmentation et la sériation propres au domaine du textile, ainsi que sa familiarité avec la figure du mannequin, l’uniforme et la fabrication des apparences.

            L’entassement des immigrants dans les usines de la côte new-yorkaise entraîne la consolidation de certaines organisations anarchistes et d’extrême gauche. Man Ray grandit dans un milieu propice à développer ce type d’idéologies. Il rejoint ces mouvements sociaux dès la première partie du XXème siècle à travers le Ferrer Center, qui va jouer un rôle primordial dans sa volonté artistique. Cet épisode apporte une certaine idiosyncrasie à sa période de formation que nous nous devions d’analyser et de mettre en rapport avec le premier mouvement Dada, qui secoue New York dans les années 1910 et 1920.

            *Fondements politiques et idéologiques : Man Ray arrive au Ferrer Center suite à un double élan politique et artistique, de manière indissociable. L’aspect politique est lié à son histoire familiale, et se traduit par un modèle de pensée associant son individualisme prononcé à sa volonté de transformation sociale et vitale.

            L’aspect artistique est intimement lié à ces aspirations. Ces liens sont renforcés par des artistes anarchistes comme Georges Bellows ou Robert Henri, qui laissent une trace indélébile dans sa réflexion, son questionnement permanent, la négation d’une réalité univoque, le rejet de la mimêsis, et sa sympathie pour l’anarchisme individualiste.

Ce positionnement de Man Ray autour des arts naît de son expérience précoce au Ferrer Center, dont l’alma mater, Emma Goldman, s’affiche contre les ismes et en faveur de la symbiose entre l’art et la vie. Les théories de Stirner, Kropotkin, Whitman ou Thoreau, Emma Goldman ou Adolf Wolff influencent fortement son apprentissage philosophique et littéraire, ainsi que son intérêt pour l’exaltation de la liberté et le pouvoir du désir prôné par le Marquis de Sade, point d’union entre pensée, art et idéologie.

            Le Ferrer Center constitue l’épicentre de toute une réflexion critique autour du développement de la machine et de la technique, ce qui est lié à la situation socio-économique de Man Ray et de sa famille. A l’encontre de l’impact négatif de la mécanisation sur la vie quotidienne, les théories répandues dans l’entourage du centre, exemplifiées par Kropotkin, redirigent celle-ci vers une vision positive et créative, garante de liberté, de par son intégration avec l’homme. Ce raisonnement se retrouve dans le Dada new-yorkais, qui mise sur la rupture des limites de la machine et l’explosion de ses possibilités. La libération du possible dans l’univers technique et de l’objet, en tant que matériau d’un nouvel art révolutionnaire, vise sur le terrain social à dépasser une réalité donnée pour en construire d’autres. Man Ray, grâce à sa connexion avec le pragmatisme Américain, et sa vision de l’utopie comme un enchaînement de potentialités, issue de sa culture et idéologie, joue un rôle fondamental qu’il était prioritaire de définir, car il va personnifier cette tendance au sein du Dada.

            Man Ray prend part à la colonie artistique créée par des anarchistes à Ridgefield, afin de concevoir de nouveaux cadres, libres, autogérés et en harmonie avec la nature. Une explosion d’alternatives génératrices de nouvelles propositions, en lien avec l’objectif de régénération d’idées du Dada et la construction de réalités-autres, tant au niveau esthétique et culturel qu’au niveau de la réalité sociale ou politique. Tel est le véritable sens de la tabula rasa. Man Ray soutient cette pratique libertaire, et c’est dans ce contexte que sa théorie des arts progresse, tant sur le terrain idéologique qu’esthétique, contre l’art conçu comme une représentation, en favorisant le support comme lieu de gestation de réalités alternatives.

Dans sa perspective d’utopie, Man Ray relie raison et poésie, pragmatisme et désir, idéal social et pratique créative, vers l’acceptation d’un individu nouveau. Dans son cas, il correspond à son histoire familiale, son idéologie, la réalité d’un pays technicisé, influençant fortement son œuvre plastique et cinématographique. L’influence sur l’artiste de certains auteurs d’utopies projetées ou imaginaires, militants politiques, et de la littérature pseudo-scientifique et d’anticipation, de créateurs d’univers poétiques et linguistiques tels qu’Alfred Jarry ou Raymond Roussel se révèlent d’une grande influence.

            *Technique et machine : Man Ray élabore un langage qui expose l’insertion de la machine dans la vie, dans l’imaginaire, en configurant une esthétique nouvelle intégrée au processus artistique par le biais de l’aérographie ou de la rayographie, qui dévoilent des associations d’idées dans de nouveaux contextes. L’artiste place ainsi la machine au centre même de la création, ce qui se manifeste particulièrement dans son œuvre cinématographique. Dans cette équation, l’homme se réapproprie son entourage et le statut de créateur, une parodie de la fonction génératrice divine, une imitation de l’inventeur, le Grand Horloger, dépassant ainsi la machine. Les œuvres de Man Ray et du premier Dada sont des réflexions philosophiques et conceptuelles de grande richesse, dont le contenu et la forme, mêlant sarcasme et ingéniosité, donnent toujours plus d’identité à la critique de sa raison d’être au monde, dépassant la simple re-présentation, afin d’envisager la production des univers régis par différentes lois comme principale activité. Cette dynamique est liée à une construction poétique de la réalité au-delà de la logique, uniquement possible à partir de la création artistique, où l’homme peut reprendre sa place après avoir été déplacé, transformé et fragmenté par diverses techniques. Ce processus s’est matérialisé grâce à la création de machines célibataires. La machine, cette fille née sans mère, est libérée de sa servitude utilitaire et productive, dans les domaines infinis du hasard, tout comme l’homme devenu son esclave. Ainsi, la fragmentation connaturelle à l’objectif productif de la chaîne de montage devient une finalité imaginative avec l’assemblage, le collage et le montage filmique. Cette proposition essentielle est accueillie au sein du Dada avec précaution. Man Ray, le seul Américain d’origine du noyau dur new-yorkais, va jouer un rôle primordial dans la conceptualisation de cette tendance.

             *Bases esthétiques : Man Ray s’introduit progressivement dans le domaine de la création plastique suite à son exploration intellectuelle sur le lien entre l’art et la vie, le questionnement de la mimêsis, et les portées du phénomène de la vision.

            En 1913, l’auteur s’éloigne des présupposés naturalistes, et abandonne le concept de réalité-modèle, s’orientant vers un art pleinement conceptuel. Il fait ensuite de la réalité un ingrédient de ses œuvres, en intégrant des papiers réflecteurs dans ses collages. Il va au-delà des propositions cubistes en incluant la réalité environnante et dynamique à son œuvre. Il inclut par la suite des objets de nature industrielle, produits de la machine privés de fonction, conformément à l’environnement technicisé et son projet de symbiose entre art et technique. Mais la connexion avec la vie même se révèle au travers de phénomènes scientifiques comme l’électromagnétisme, la quatrième dimension, le développement de l’optique ou les études de l’analyse du mouvement, en fusion avec les matériaux proprement artistiques. Ainsi, la littérature pseudo-scientifique et d’anticipation se font un remarquable écho dans les œuvres de Man Ray, dont la production est indissociable des contenus littéraires qui vont lui servir d’ossature philosophique et critique, d’auteurs américains, ainsi que les ouvrages littéraires les plus progressifs d’auteurs européens comme Baudelaire, Mallarmé, Ducasse ou Villiers de L’Isle-Adam, qu’il découvre grâce à Adon Lacroix en 1914.

            L’incorporation de mécanismes entraîne la création d’œuvres artistiques au moyen de machines, de l’aérographe jusqu’aux dispositifs de photographie ou cinéma, dont il réussit même à se passer. Avec la rayographie, Man Ray conçoit des images optiques sans intermédiaires, l’objet imprime sa présence au moyen du faisceau lumineux, comme un acte de la pensée. Il s’agit d’images potentielles, des traces de présences, des univers possibles.

La galerie d’art gérée par Alfred Stieglitz permet à l’artiste d’enrichir son discours philosophique autour de la photographie et de l’image. Les théoriciens habitués de l’endroit deviennent des référents pour Man Ray, notamment Benjamin de Casseres, Marius de Zayas ou Alvin Langdon Coburn, qui trouvent également un écho remarquable au sein du Dada américain.

L’automatisme de l’image produite par la caméra, son statut non décoratif, et la nature mentale de ses réalisations, dans un pays où la portée de la machine et de la technique est impérative, constituent un pilier de la précoce remise en question des arts chez Man Ray. La photographie renforce sa vision révolutionnaire de l’objet comme la matérialisation par l’image de ces univers alternatifs libérés, qu’il érige face à la crise du monde et à la crise des objets, réflexion brûlante chez les avant-gardistes historiques.

            Man Ray fait partie de ceux que l’on pourrait qualifier d’inventeurs de machines merveilleuses, de domaines du possible, d’idées conçues comme des portraits de l’esprit. Il fusionne domaines littéraire, scientifique et artistique, donnant un élan aux concepts pour qu’ils rejoignent la surface, pour faire d’eux des possibilités faisables. Il leur confère un statut de réalité de par leur impact sur le support, ou leur manifestation cinématographique dynamique.

            *Cinéma et concept : Le cinéma implique un progrès important vers la conception d’images par des moyens mécaniques, dont la finalité est une création poétique. C’est pour cette raison que Man Ray introduit dans ses films les œuvres artistiques propres à son univers, projetées en continu, les rendant ainsi éternelles. Il réaffirme sa filmographie comme une œuvre d’art globale, intégrant des techniques photographiques pour traiter la pellicule, dans une contamination interdisciplinaire de media qui donnent un élan à sa théorie artistique. Pour Man Ray, le cinéma va constituer un instrument de recherche autour du statut de la vision, selon une esthétique du concept utilisant la matérialisation sous forme d’image optique, en tant qu’essence d’un processus intellectuel.

            Ses films recueillent l’ensemble de ses référents littéraires, culturels, idéologiques, ainsi que l’association d’éléments disparates de Lautréamont, les jeux de langage de Jarry ou de Roussel, le jeu technique de Villiers de l’Isle-Adam et les structures du récit sadien. L’essence poétique se manifeste ainsi sous la forme d’une pensée évoluant dans le domaine du possible.

            En dernier lieu, son œuvre cinématographique crée un espace intellectuel, siège de nouveaux univers sous forme d’utopies peuplées d’images optiques, qui attentent au vide représentatif et imitatif. Le cinéma agit en tant que locus où l’utopie se transforme en réalité au moyen de la technique. A travers elle, Man Ray va envisager l’utopie comme une possibilité autonome et indépendante, négligeant cependant la dépendance au réel.

L’artiste parvient à ce genre aux États-Unis, tout comme Duchamp, en tant que dispositif pour mener des recherches autour de la nature optique, non-rétinienne des images, la quatrième dimension et la machinerie du désir comme langage. Il va continuer dans cette voie à Paris. Avec la cinématographie, Man Ray s’érige comme créateur de premier ordre ayant su traduire les lignes d’action du premier Dada.

            La transcendance de Man Ray dans l’Histoire de l’Art et du Cinéma doit être comprise et analysée à partir de sa période de formation aux États-Unis, car elle comprend les engrenages qui donnent un sens à la complexité d’un auteur pour lequel une nouvelle analyse s’avérait impérative. Cette nouvelle perspective se base sur l’importance de l’univers des idées (en tant qu’idéologie et réflexion) en symbiose avec le cadre créatif (tant au niveau de sa recherche individuelle que de la confluence avec le Dada originel), afin de créer l’ossature conceptuelle qui constitue le fondement de sa production.