Échanges avec le Japon, A littérature-action n° 9, oct.-déc. 2020

Échanges avec le Japon, A littérature-action n° 9, oct.-déc. 2020, Marsa Publications Animations, 212 p.1

Compte-rendu par Catherine DUFOUR

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Le n° 9 de la revue internationale A littérature-action, coordonné par Martine Monteau, critique d’art, et Atsuko Nagai, professeure à l’Université Sophia de Tokyo et auteure de nombreuses études sur le surréalisme, inscrit sa première partie sous le signe de la Rm3 Route Mondiale Saint-Cirq-Lapopie / Tokaido.

La deuxième partie, Études, lectures, regards… est une mosaïque éclectique d’études par / sur des auteurs et artistes français (la sculptrice Simone Boisecq), anciens ou contemporains (Louis Chardoune / Geneviève Briot), et des publications du monde entier (surréalisme arabe, œuvres de l’antillais Daniel Boukman, de l’algérien Mohammed Dib, du mauritanien Beyrouk), etc. La vocation de la revue est « transculturelle », anticoloniale, féministe (Renée Vivien / Dits du désir au féminin) et engagée (Jean-Michel Devésa et les « gilets jaunes »).

La troisième partie, Création-monde, propose de nombreuses créations originales, textuelles ou graphiques, issues de tous horizons, de la poésie québécoise aux écrits d’adolescents d’un quartier déshérité de Limoges.

C’est la première partie, Rm3 Route Mondiale Saint-Cirq-Lapopie / Tokaido, consacrée aux échanges passés et présents avec le Japon, qui m’intéressera ici. Elle comprend un cahier Surréalisme au Japon, suivi de deux chapitres consacrés à des artistes contemporains, Échanges Japon / Occident et L’artiste Takeshi MOTOMIYA.

Les éditoriaux d’Atsuko NAGAI et Martine MONTEAU, et de Laurent DOUCET, Depuis Saint-Cirq-Lapopie et la revue A littérature-action, la Route mondiale de la Paix passe par le Japon, retracent les échanges avec le Japon qui, depuis 2015, ont jalonné la préparation du présent cahier. Faut-il rappeler que Laurent Doucet, co-directeur avec Marie Virolle, ethnologue, de la revue A littérature-action, est aussi président de l’association La Rose impossible qui œuvre pour la réhabilitation de l’ancienne maison d’André Breton à Saint-Cirq-Lapopie, et instigateur de la Rm3 (Route mondiale n°3), imaginée entre ce village et le Japon pour relayer l’utopie de la première route mondiale de la paix ouverte en 1950 entre Cahors et Saint-Cirq-Lapopie (« Route sans frontières n°1 », photos p. 6). D’un voyage au Japon en 2015, Laurent Doucet ramène un long poème, Japon. Midaré à l’extrême de l’Occident, dont Atsuko Nagai propose une traduction en japonais dans le chapitre Échanges Japon / Occident. Quelque temps après, Kanji Matsumoto, un des plus grands érudits japonais du surréalisme, visite la maison du Lot et permet de retrouver l’ancien emplacement du café de Cahors où Breton rencontrait Toyen… Pour témoigner de son intérêt pour le surréalisme, Matsumoto offre à ses hôtes une publication des conférences d’Annie Le Brun prononcées au Japon à l’occasion du centenaire de la mort d’André Breton, et la première traduction en japonais du livre de Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien de tout (Gallimard, 2015), évoquant notamment ses années parisiennes dans l’entourage de Breton. Atsuko Nagai, invitée en 2018 dans la maison de Saint-Cirq-Lapopie, y prononce une communication sur le surréalisme au Japon. C’est à cette occasion que, dans la foulée d’un projet de création d’une nouvelle route mondiale à destination de l’Amérique du Sud, envisagé par des artistes en résidence à Saint-Cirq-Lapopie sous l’égide du surréalisme argentin, surgit l’idée de créer la Rm3.

Au-delà de l’anecdote, ces événements témoignent de l’intensité des échanges qui ont toujours existé entre les avant-gardes japonaises et occidentales. L’éditorial de Laurent Doucet établit une résonance symbolique entre Les Pierres de forme (1941), une toile du peintre surréaliste Gentaro Komaki inspirée par les dôsojin, ces pierres ancestrales placées à des carrefours pour déjouer l’influence des mauvais démons, et les bornes de la « Route sans frontières ». Confisqué par la police fasciste japonaise, le tableau de Komaki fut recréé par son auteur en 1950, à l’époque où André Breton, participant à un rassemblement des Citoyens du Monde, découvrait Saint-Cirq-Lapopie. Un hasard objectif relierait-il l’œuvre de Komaki à la Langue des pierres (1957) de Breton et à cette « minéralogie visionnaire » synonyme d’un souffle poétique disséminé à travers le monde ?

SURRÉALISME AU JAPON

Ce cahier, Illustré par des reproductions d’œuvres précisément commentées, prolonge deux publications antérieures, coordonnées par Martine Monteau et Atsuko Agai : Soleils Levants (2014), numéro spécial de la revue Passage d’encres, et le dossier Le Surréalisme au Japon (2016) paru dans le numéro XXXVI de la revue Mélusine.

Le lien du surréalisme avec le Japon est de nature particulière, du fait des spécificités de la culture et de l’art japonais, enracinés dans l’univers des rêves, de l’inconscient, et d’un bouddhisme zen associé au principe de non-contradiction. Le présent dossier s’attache à le démontrer en analysant le travail de divers artistes.

Dans TAKIGUCHI et MIRÓ : un échange fertile, Françoise NOVARINA-RASLOVLEFF décrit la minutie du travail mené en commun par le peintre Juan Miró et le poète Takiguchi, artiste majeur du surréalisme au Japon. Pratiquant l’automatisme de 1927 à 1931, il traduit Le Surréalisme et la peinture de Breton en 1930 et publie en 1936 le poème JOAN MIRÓ, dans une anthologie éditée à Tokyo en collaboration avec Breton et Éluard. Lors de la rétrospective Miró de Tokyo en 1966, il publie un deuxième poème en hommage au peintre, AVEC DES ÉTOILES DE MIRÓ. Dans un chapitre de sa monographie sur Miró consacré aux relations du peintre avec le Japon, Jacques Dupin insiste sur cet accord entre poésie et peinture qui le rapproche de la tradition orientale. Miró et Takiguchi échangent poèmes et dessins et leur correspondance aboutit à deux livres notoires, Proverbes de la main (1970) et En compagnie des étoiles (1978).

L’article suit pas à pas la correspondance des intéressés et leur collaboration parfois laborieuse. Miró en effet se montre extrêmement exigeant dans la réalisation du livre, conçu comme « une sculpture taillée dans le marbre » (p. 13) et non comme un simple recueil de poèmes illustrés. Pour le réaliser, il souhaite s’inspirer de la calligraphie japonaise. Takiguchi lui envoie des poèmes courts, très proches du Haïku. Le résultat final, qui a nécessité trois ans de tâtonnements, associe un dessin calligraphique simple et dense à une poésie « d’une belle architecture » (Miró, p. 15). Le grand format en longueur évoque le kakémono japonais (Takiguchi, p. 15). En compagnie des étoiles, édité à Tokyo, donne lieu à des années de négociations encore plus difficiles. Mais le résultat, un « iconotexte » (p. 21) plié en accordéon, est exceptionnel. Les dessins s’harmonisent parfaitement avec la calligraphie verticale du poète. L’ensemble du lexique de Miró (personnages-pictogrammes, traits, éléments du corps, de la nature et du cosmos) est présent dans « cet espace déplié », rythmé par de riches couleurs primaires. Le « conflit entre l’instant et la durée, le visuel et le discursif » (p. 21) est aboli.

Takigushi se passionne en fin de vie pour Duchamp, créant des œuvres manifestement inspirées de lui, To and From Rrose Sélavy (1968), livre-objet montré à Paris lors de l’exposition Duchamp au Centre Pompidou (1977) ou The Oculist Witnesses (1977), un multiple tridimensionnel, réalisé en collaboration avec l’artiste plasticien Kazuo Okasaki. L’article Sur Shuzô TAKIGUCHI : la direction de l’index retranscrit un entretien entre Kazuo OKAZAKI et Toshinori KUGA – qui se remémorent leur collaboration avec Takiguchi – et le chercheur Nobuhiko TSUCHIBUCHI. Dans le long poème de Takeguchi dédié à Okazaki, qui clôt l’article, on reconnaît plusieurs allusions aux œuvres « assorties dans une boîte » (p. 31), à la mode duchampienne…

C’est à Dali qu’on songe en regardant les reproductions des peintures de Hamao Hamada (p. 38). Yoshiteru KUROSAWA en donne les trois clefs de lecture dans Hamao HAMADA : temps narratif, décoration scénique et esprit ludique. Très impressionné par l’Exposition internationale du surréalisme de 1937 à Tokyo, Hamada s’oriente de façon décisive vers le surréalisme, à la suite de Takiguchi. Ses paysages et scènes oniriques sont proches cependant davantage des affiches de cinéma et de leur trame narrative que des représentations molles ou psychanalytiques de Dali. Les artifices de la scène de théâtre ou de la projection cinématographique, le goût du dispositif y triomphent, libérant trucages, images doubles, humour. Visions, onirisme, capacité imaginaire latente font de cet artiste un authentique surréaliste. Sa conférence Le surréalisme et moi (1975) témoigne d’un grand désir de liberté dans une époque répressive. Le surréalisme japonais est à ses yeux synonyme de « parodie, satire, sophistication, humour noir, plaisanterie, attitude fumiste ou nébulosité », de « grotesque » même (p. 34), voire d’excrétion, ce qui est attesté par son article TOUT-À-L’ÉGOUT (1939). Son écriture est de la plus pure veine surréaliste, comme on le perçoit dans ces quelques phrases : « Mon cœur jeté crache de l’eau, de l’eau coagulée / Le poil vert des aisselles commence à se flétrir » (p. 35).

Mobilisé en 1944, l’artiste est envoyé en Mandchourie. De retour à Tokyo en 1949, il fonde en 1953, avec des dessinateurs et photographes, un groupe de créations expérimentales très investies dans les arts publicitaires. Son univers rappelle parfois celui des marionnettes tchèques. En 1970, une journaliste a publié une description de la maison d’Hamada, un « nid d’objets » : un « mannequin sans tête à l’ombre d’un platane, vêtu d’un filet de pêche, des dépouilles de cigales semées depuis sa poitrine jusqu’au bas de son vêtement », mille mains semblables à celles d’un bouddha surgies du cœur d’un autre mannequin, des poupées poussiéreuses flottant dans l’ombre, un « Satan au corps de fil de fer », un « homme de papier, un couteau dans la poitrine », une Niké grecque « faite de déchets de métal fondu », une lampe-insecte, etc. (p. 37) Cet espace abandonné aurait pu être une de ses plus belles œuvres, parmi ses productions très variées, tableaux, photos, objets, dessins, signes d’un sens à donner à la vie.

Les Photos-dessins et collages d’EI-KYU analysés par Shogo OTANI font penser à Man Ray. Mais cette comparaison fréquente a exaspéré l’artiste jusqu’à la dépression, tant elle niait la spécificité de ses expérimentations. Ses photo-dessins, inaugurés en 1936 avec Raison du sommeil, diffèrent en effet des photogrammes de Moholy-Nagy ou des rayogrammes de Man Ray. Aux objets placés sur la plaque photographique, Ei-kyu ajoutait des pochoirs de dessins découpés, produisant des structures complexes et des surimpressions multiples. De ses manipulations de la plaque sensible résultaient des images violentes : crocs menaçants enserrant un cadavre de chat, main sortant d’un œil. Les collages réalisés à partir de 1937, dont la série des Réel, disent la quête d’une autre réalité, explicitée en 1937 dans son article Sur la réalité. Ceux qui sont reproduits ici exhibent, par exemple, le visage découpé d’une actrice, des parties de corps morcelées ou des réunions aberrantes d’organes. La présence inquiétante de l’œil, toujours maltraité, fait penser à Bataille et à la tête coupée d’Acéphale (1936). L’œil inséré entre des jambes écartées (L’Œil, 1936) renvoie même de façon troublante à l’Histoire de l’œil (1928). Pourtant Bataille n’était encore pas connu au Japon à cette époque, malgré sa fréquentation amicale d’Okamoto Taro à Paris. Air du temps, hasard objectif, affinités souterraines ? Quoi qu’il en soit, Ei-kyu et Bataille partageaient sans se connaître le même scepticisme vis-à-vis d’une pseudo-rationalité et aspiraient à ce bas « réel » qui hante la revue Documents (1929). Shogo Otani insiste sur le fait que Ei-kyu n’a pas été « influencé » par les surréalistes, mais qu’il a inventé un monde qui, de facto, le rapprochait des surréalistes.

L’article de Tomoyo SHIMUZU, Le « style de tableau bouddhiste » chez Gentaro KOMAKI… une forme du surréalisme au tournant de l’histoire du Japon, nous décrit un jeune peintre qui, hanté depuis son enfance par une aspiration à l’absolu, passionné de littérature et de philosophie et concerné par les mouvements sociaux, s’était créé dès les années 30 un univers de formes primordiales et sexuelles. Vivement impressionné par la peinture surréaliste occidentale découverte à l’Exposition de la Confédération des artistes d’avant-garde Paris-Tokyo (Kyoto, 1933), et surtout par Tanguy et Ernst, il s’intéressa alors à la psychanalyse. Peindre à la manière surréaliste fut pour lui une autoanalyse, un moyen d’explorer les couches profondes de sa personnalité. Sans formation académique, il assouvissait ainsi une pulsion, plus qu’il ne cherchait à explorer un style pictural. Un tableau de cette époque, La généalogie d’une race (1937), en a toutes les caractéristiques : entremêlement de visions nocturnes, formes en gestation, métamorphoses. En 1941 tout bascule, des artistes sont arrêtés pour leur implication dans l’avant-garde. Mais Les Pierres de forme, tableau censuré et perdu, sera récréé sous le titre de Dôsojin (1950), accentuant les formes sexuelles et blasphématoires des pierres de routes symboles du désir inconscient.

Entre 1941 et 1947, à l’heure où la répression anti-surréaliste incite la peinture à revenir aux traditions religieuses, Komaki, qui s’est passionné entre-temps pour le bouddhisme, le shintoïsme et les édifices religieux, de Kyoto notamment, la ville par excellence des temples et de l’art classique où il réside, se convertit alors au tableau « de style bouddhiste », de connotation nationaliste / pacifiste en temps de guerre. Mais ses tableaux (Image de Bosatsu [Bodhisattva] qui flottent dans l’air) détournent les codes du bouddhisme dont ils semblent s’inspirer. Les ombres peintes sur La Kannon à onze têtes (1943), qui évoquent les bouddhas ciselés du temple Kasagi, suggèrent la cruauté sociale et le subconscient douloureux du peintre. Cette inspiration bouddhiste ou shintoïste des années 40 interprétait la spiritualité japonaise dans le sens de l’irrationnel subjectif et de l’inconscient social, tout en restituant quelque chose du Japon mythique broyé par Hiroshima. Elle conciliait les aspirations populaires à la paix avec l’expression des tourments cachés de l’être.

On n’en finirait pas de parler de la présence du bouddhisme dans la peinture d’avant-garde japonaise. J’en profite pour signaler que la question particulière des affinités entre le dadaïsme et le mysticisme oriental a été largement documentée2.

Ikumi WATANABÉ, chercheur spécialisé dans l’étude du surréalisme, auteur dans le numéro XXXVI de Mélusine d’un article sur « la découverte des références au zen chez André Breton » et dans le n° 38 des Lettres françaises d’un « André Breton et le zen » (2018), affine ici sa problématique : André BRETON et un dialogue zen sur le « précieux » : notions préliminaires à une étude sur l’interprétation du zen chez André Breton. Il compare un dialogue traditionnel entre deux bonzes japonais, sur la non-existence du sacré et la prééminence du vide, avec un dialogue zen plusieurs fois mentionné par Breton. A la question posée au moine Sozan Daishi sur ce qu’il y avait de plus « précieux » au monde, celui-ci répondait dans L’Art magique (1957) : « N’importe quoi. Une charogne, la tête d’un chat mort. » Dans un passage précédent, Breton convoquait Léonard de Vinci et Cosimo, l’un conseillant aux peintres de puiser leurs sujets dans « les images accidentelles des vieux murs », l’autre dans les crachats des malades. « Le message automatique » (1933) se référait lui aussi aux imperfections triviales des murs décrépis, objectives car elles existaient en dehors du sujet, mais subjectives car elles soumettaient la création au désir. Plus que celle de l’imagination, la question soulevée par Breton, dans ces différents textes, était celle du rapport entre sujet et objet. La relation non contradictoire entre le monde et le moi était au final éclatante. Léonard de Vinci apparaît encore dans L’Amour fou (1937) : tout ce que l’homme veut savoir est écrit « en lettres de désir » sur l’écran du hasard objectif, potentialisé par les fantasmagories des murs. Le chat mort du bonze équivaut donc aux taches du mur et aux crachats, déplaçant la fausse question du « précieux » vers le désir du sujet.

Il y a néanmoins une grande différence entre les bonzes traditionnels et Breton, qui a extrait de leur dialogue les nouveaux signifiants du hasard objectif, propices à un imaginaire et à un désir de changer le monde récusés par le zen, au nom du renoncement aux illusions et de la passion du vide. Watanabé conclut en montrant comment l’interprétation du zen par Breton est circonscrite par les sources dont il disposait et les implicites culturels.

Le dossier Surréalisme au Japon se termine par un hommage à Vera Linhartova, référence incontournable du surréalisme japonais, comme l’atteste son Dada et le surréalisme au Japon3 de 1987. L’article de Hervé-Pierre LAMBERT, Vera LINHARTOVA : de l’exil à la culture japonaise, nous permet de mieux connaître cette historienne d’art et poétesse tchèque, auteure d’une prose « méditative, hermétique, inclassable » (Kundera), qui s’exila en France au moment de l’invasion soviétique de 1968, et y approfondit sa connaissance des cultures chinoise et japonaise. Hantée par l’exil et le nomadisme culturel, elle publie en 1974 un essai sur le peintre Joseph Sima, membre du groupe d’avant-garde pragois Devětsil, émigré en France en 1921. L’imaginaire de Sima, en résonance avec le taoïsme et le bouddhisme chàn, faisait écho à ses propres affinités avec la culture japonaise et l’idée de vision intérieure. Les recueils de Vera Linhartova publiés de 1974 à 1996 (Twor, Portraits carnivores, Mes oubliettes), en français, révèlent un univers « orientalisant » (p. 61) et une sensibilité à l’impermanence et à la vibration des choses.

Dans les années 80, elle se consacre au surréalisme japonais. Ses essais, La peinture surréaliste au Japon.1925-1945 puis Dada et le surréalisme au Japon, énoncent une identité entre poésie et peinture commune au surréalisme et à la tradition japonaise. Des « affinités profondes » existent entre les artistes japonais et les dada-surréalistes. Linhartova note toutefois l’asymétrie entre un Japon avide, dans les années 1925-1930, de traduire les surréalistes français et de s’en inspirer, et un surréalisme parisien qui, à la même époque, ne s’intéressait guère au surréalisme japonais. L’exposition Japon des avant-gardes 1910-1970 à Beaubourg en 1986-1987, dont elle fut une des commissaires, tenta, mais un peu tard, de compenser ce manque.

Linhartova consacre un chapitre de son essai de 1987 à Takahashi Shinkishi, pionnier du mouvement dadaïste dans les années 1920, et dresse un panorama du dadaïsme japonais et de ses différentes tendances, modernistes, « surréalistes », ou orientées, comme le dadaïsme berlinois, vers l’activisme politique et l’art prolétarien (Murayama Tomoyoshi dans les années 1923-1926). Je précise que le dadaïsme japonais est aujourd’hui bien connu, notamment grâce à l’essai Dada au Japon de Marc Dachy4 publié en 2002, et aux chapitres sur le sujet figurant dans le catalogue de l’exposition Dada du Centre Pompidou5 de 2005 et, cette même année, dans l’ouvrage collectif Dada circuit total6.

Le nihilisme de Shinkishi, devenu star de la poésie zen dans les années 60, est facile à rapprocher de la pensée négative du bouddhisme chàn, importé au Japon par l’école Rinzai. Son premier texte dadaïste s’intitule d’ailleurs Dada-butsu-mondô [Dialogue de dada et du Bouddha]. Dangen wa dadaisuto [Sans réplique, le dadaïste] compare « l’abnégation » du Bouddha, qui affirme que « tout est tout », à DADA, qui « dit oui et non à tout, sans appel. » Les commentaires du Manifeste Dada 1918 par Takigushi, dans Dada yori shururearisumu e [De Dada au Surréalisme], texte fondamental de 1929, vont aussi dans ce sens.

Une autre grande référence est le peintre et poète Koga Harue, étudiant en bouddhisme et auteur d’un premier surréalisme japonais assez indépendant du mouvement parisien. Linhartova montre que c’est grâce aux avant-gardes que cet artiste a pu renouer avec les tendances profondes de l’art japonais refoulées par le modernisme. Elle cite le peintre surréaliste Fukuzawa Ichizô, pointant en 1937 les similitudes entre le haïku de l’école Danrin et l’indifférence dadaïste, entre l’intérêt surréaliste pour l’objet et les pierres posées dans les bassins de l’époque Muromachi, entre l’absolu des surréalistes et celui du zen. A la même époque, le peintre Kitawaki Norobu analysait les analogies entre le cadavre exquis et le haikai renku, sorte de poème collectif.

Linhartova est reconnaissante aux peintres japonais d’avoir su utiliser le surréalisme occidental comme catalyseur d’un retour à la poésie japonaise ancienne, sans s’enfermer dans un dogme. Sur un fond blanc – écrits japonais sur la peinture du XIᵉ au XIXᵉ siècle (1986), une anthologie d’illustrations et de textes traduits et commentés, approfondit sa réflexion sur le surréalisme japonais par une recherche des fondements théoriques de l’art japonais. Elle oppose les périodes où l’art a été conçu comme pratique spirituelle à celles où il ne fut que divertissement et souligne le grand mérite de l’enseignement chàn, puis zen, d’avoir mis l’accent sur le processus créateur, synonyme d’éveil, au détriment du résultat concret. En 1999, Linhartova publie Dôgen : La présence au monde, un choix de quatre chapitres du Shôbôgenzô de Dôgen (XIII siècle), encore très incomplètement traduit à l’époque. Le moine zen y défend de nouveau la primauté de la vision intérieure sur les formes picturales…

ÉCHANGES AVEC LE JAPON

Cette deuxième section est consacrée aux relations entre artistes japonais contemporains et création occidentale.

Françoise Nicol interroge L’énergie de Tsukui TOSHIAKI, peintre et sculpteur diplômé de l’école des Beaux-Arts de Tokyo, qui s’installe en France en 1963 et crée, entre Paris et Tokyo, aux côtés de son épouse, philosophe et poétesse. Ses œuvres sont déchiffrables en fonction de cette « énergie » qui se nomme ki en japonais (souffle, puissance des éléments et de l’esprit) et energeia en grec ancien (force en action). L’artiste entretient un rapport essentiel avec la nature, sa vitalité interne et sa force de destruction, en accord avec la tradition artistique japonaise. Mais l’énergie émane aussi de l’acier de ses sculptures, rompant avec la tradition du bois des temples de Kyoto. Il en résulte des peintures, sculptures et installations qui combinent la nature avec la pierre (tempera sur papier avec des pierres) ou le métal (cages insérées dans le végétal). Cette double inspiration, naturelle et industrielle, est perçue comme non contradictoire, en vertu des principes fondamentaux du taoïsme. Les sculptures métalliques et végétales sont traversées par des forces vives (attraction, répulsion, métamorphoses, équilibre-déséquilibre, décalage). Les installations pérennes de l’artiste intègrent le végétal dans les espaces publics, à grande échelle dans les 3000m2 du parc Nogi de Tokyo, incitant les visiteurs à interroger leur rapport à la nature et au nouvel espace créé. Dans le parc du musée d’Ōhara à Kurashiki, un dialogue interculturel s’instaure entre les tubes d’acier en faisceaux de l’artiste et une statue de Rodin.

Motoko NAKAMURA, historienne d’art née à Paris et vivant à Tokyo, analyse les œuvres de Marta Pan – sculptrice française d’origine hongroise – installées au Japon (Marta PAN et le Japon). Ses « sculptures flottantes », représentatives de l’abstraction organique, s’accordent avec « la vision japonaise du monde flottant » (p. 80) et l’impermanence incarné par l’ukiyo-é (« image du monde flottant »), mouvement artistique de l’époque d’Edo appliqué surtout aux estampes. Sortes d’îles en harmonie avec l’art des jardins japonais, les sculptures de Marta Pan renvoient aussi au ma hongrois, la « notion spatiotemporelle de l’entre-deux » (p. 81). L’auteure de l’article analyse les interpénétrations culturelles subtiles qui jouent avec la complémentarité symbolique des couleurs (le rouge et le vert), la combinaison traditionnelle des espaces, profanes ou sacrés, dans les jardins des temples, et exaltent le silence et le bruit de l’eau, la pureté et la simplicité de l’esprit shintoïste. En même temps, ces œuvres correspondent à une conception moderne de l’espace public.

Deux extraits de L’Ami japonais (2020) de Marc PETITJEAN (La rencontre / L’Autre) nous racontent le Japon à travers les rencontres de l’auteur, photographe et documentariste. Un rendez-vous a lieu notamment avec Kunihiko Moriguchi, dans l’ancien hôtel Okura de Tokyo, chargé d’histoire et d’architecture occidentale/orientale. Moriguchi est le créateur d’étonnants kimonos, ornés de motifs géométriques, disposés parfois en trompe-l’œil pour ressembler aux papiers carrés (shikishi) utilisés pour la calligraphie de poèmes ou de dessins. Une cérémonie du thé est l’occasion d’évoquer, de façon très savante, l’art des bols anciens, des jardins, les couleurs fondamentales – le noir et le blanc – aux significations si différentes des nôtres. Le bouddhisme zen n’est pas loin…

L’article de Shungo MORITA, Quand le papillon s’envole d’une carafe – l’enjeu de l’atelier de lecture de poésie française au Japon, soulève une question passionnante : comment un étudiant japonais en poésie française moderne peut-il comprendre des textes dont la syntaxe, selon l’expression d’Aragon, « est piétinée comme le raisin » (p. 91) ? Chercheur en poésie française contemporaine, et auteur d’une thèse récente sur Henri Meschonnic à l’Université Sorbonne Nouvelle, Morita ouvre son article sur un extrait de l’Introduction au discours sur le peu de réalité de Breton, visant à prouver que la poésie n’a d’autre sens qu’elle-même et qu’il est vain de vouloir l’interpréter. Or cela est bien difficile à entendre pour des étudiants japonais curieux de poésie française et confrontés à des textes si hermétiques, si polysémiques, que la question du pourquoi des mots devient un casse-tête existentiel ! Mais au final, remarque Morita, les tâtonnements linguistiques affolés de ces lecteurs, pas très aidés par l’usage fébrile des dictionnaires, ne les transforment-ils pas en démiurges d’une langue en train de se faire, ce qui est l’essence même de la poésie ?

Impressions du Japon (2016), les gravures de Dominique LIMON, peintre, sculpteur et éditeur à l’Isle-sur-la-Sorgue, viennent ponctuer avec une grande justesse (p. 66, 93, 94) l’idée, présente dans plusieurs articles, de l’identité entre peinture et poésie au Japon

L’ARTISTE TAKESHI MOTOMIYA

Cette dernière section rend hommage à Takeshi MOTOMIYA, artiste multidisciplinaire né à Tokyo et vivant à Barcelone depuis 1986. Atsuko NAGAÏ propose une traduction de L’Alpiniste & le Peintre, un texte de l’artiste qui compare ses émois devant la toile blanche à ceux de l’alpiniste levant les yeux vers une cime inexplorée proche du divin. Puis elle décrit La « Manufacture » de Barcelone, située au pied du Mont Tibidabo. Cet atelier, dont l’appellation a une connotation artisanale, ressemble à un chantier de charpentier, à une crypte ouverte sur l’infini, à un hangar à bateaux offert au vaste monde…

Martine MONTEAU prolonge ce portrait (Takeshi MOTOMIYA, méditer) par une description du travail de l’artiste, appliquant sur des panneaux de bois, comme Tapiès et Barcelò aux côtés desquels il a pratiqué la gravure, des pigments naturels destinés à se transformer en lumière et en textures diverses. Au Japon les choses ont une âme. Les œuvres de Motomiya sont « sobres, silencieuses, morandiniennes » (p.99), figurant d’éphémères apparitions de figures humaines ou dévoilant des objets simples et symboliques, au seuil de l’invisible. Son invitation à la méditation sur les traces et usures du temps n’exclut ni l’abîme, ni les Enfers. Mais le Réel achoppe sur un « espace du visible » (p. 99) qui souvent nous protège d’un exil menaçant. Le sacré, les passerelles vers un ailleurs et la relecture des mythes (grecs, bibliques, etc.), reflétés par les titres, vibrent au gré des couleurs saturées ou contrastées, des mandalas chamaniques et bouddhiques, des transformations de la Roue mystique, des interprétations symboliques données à notre temps…

CONCLUSION

Ce numéro de la revue A Littérature-action nous a convaincus des liens profonds entre l’art japonais et l’art d’occident, surréaliste ou contemporain. Avec Dada c’est la part du vide, inhérente au bouddhisme zen, qui établit la passerelle. Avec le surréalisme c’est celle du rêve, émanant de l’ancienne peinture japonaise en écho avec l’inconscient psychanalytique. Quant à la part de révolte commune à ces deux mouvements, elle s’est inscrite, différemment selon les époques et les artistes, dans un contexte japonais souvent troublé ou répressif. L’art contemporain, dans une version certes plus « globalisée », rejoue la même partition : remise en question des frontières, entre les pays et les cultures (la sculpture japonaise ultra-contemporaine et Rodin), les styles (le ma hongrois et les sculptures flottantes), les arts (poésie et gravure) et les éléments (nature et acier). Cette partition est une ode à l’esprit transculturel revendiqué par la revue.

1On peut commander cette revue sur le site www.revue-a.fr ou par mail à marsa@free.fr

2On pourra se référer en particulier au chapitre très complet « Dada and mysticism : influences and affinities » de Richard Sheppard, in Dada spectrum : the dialectics of revolt, edited by Stephen C. Foster, Rudolf E. Kuenzli, 1979, p. 91-113.

3Dada et surréalisme au Japon (1987), Publications orientalistes de France, textes choisis, traduits et présentés par Vera Linhartova.

4Dada au Japon, PUF, 2002, 225 p.

5JAPON, in DADA, catalogue dirigé par Laurent Le Bon, p. 540-543.

6JAPON LEVANT, in Dada circuit total, dossier coordonné par Henri Béhar et Catherine Dufour, L’Âge d’homme, 2005, p. 445-458. L’article de Fumi Tsukahara, « Dada, Mava, Néo Dada. Histoire abrégée du dadaïsme japonais et de ses environs » (2005) est accompagné d’une traduction du premier manifeste dada japonais de Takahashi Shinkichi, « L’affirmation est dadaïste » (1921), et d’une chronologie du dadaïsme japonais de 1929 à 1970.