Textes
d' Erik Satie
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Numérik Satie
 

Nous présentons ici l’intégralité des textes que le compositeur Érik Satie a publiés sous son nom dans des revues [1] . Les écrits signés d’un pseudonyme, comme Satie les affectionne (François de Paule, Sire des Marches de Savoie, Virginie Lebeau, Swift, etc.), et ceux dont l’attribution à Satie reste problématique ne sont pas présentés ici. Cette édition a été établie d’après les publications originales, en respectant l’usage de la ponctuation, si singulier, du compositeur. Sans signaler son appartenance à Dada ou au surréalisme, ces textes témoignent de ses liens avec les acteurs des deux mouvements [2].

La particularité de l’écriture de Satie est de rassembler sous un même titre des textes publiés dans différentes revues, constituant ceux-ci en séries malgré le temps important qui les sépare parfois : « Cahiers d’un mammifère », « Mémoires d’un amnésique », etc. Reprenant ces divers titres, nous regroupons donc les écrits en cinq grandes sections :

« Observations d’un imbécile (Moi) » publiées dans l’Œil de veau en 1912. Nous rattachons à ces « Observations » une note sur Ambroise Thomas publiée deux mois auparavant dans la même revue.

« Mémoires d’un amnésique », notes de nature autobiographique, écrites dans les trois dernières années de la Revue musicale S.I.M., entre 1912 et 1914, dont le titre est repris en 1924 pour un dernier extrait dans Les Feuilles libres.

« Cahiers d’un mammifère », série d’écrits polémiques en réaction à l’actualité, publiés dans diverses revues d’avant-garde, dont certaines sont proches de Dada, entre 1921 et 1924 : L’Esprit nouveau, Le Cœur à barbe, Création, 391 et Le Mouvement accéléré.

Chroniques musicales parues dans Les Feuilles libres, de Macel Raval en 1922 et 1923. L’une d’entre elles, consacrée à Stravinski, porte le titre « propos à propos ».

Divers écrits publiés entre 1895 et 1924.

TOUT EN FONTE

La parution des écrits de Satie sous forme de séries au titre allusif : « observations », « propos », « mémoires », « cahiers », qui prennent place dans les revues en tant que rubriques, ou sont unies par leur titre à une suite d’autres textes, fait apparaître la discontinuité de ces textes qui restent en définitive les fragments d’une chronique plusieurs fois entreprise et jamais achevée. Pourtant, c’est par la nature fragmentaire tout autant que par leur brièveté que se manifeste un projet d’écriture commun à ces textes, qui dépasse l’écriture autobiographique, on en trouve les manifestations dans les autres textes contemporains. C’est pourquoi nous rattachons aux séries de textes proposées divers écrits parus à la même époque.

Dans cette œuvre écrite, la discontinuité n’est qu’un aspect, parmi d’autres. On pourrait ainsi relever un certain nombre de traits stylistiques constitutifs de l’écriture de Satie, comme la prééminence du « je » de l’énonciateur dans le discours, le goût du calembour par détournement de formules conventionnelles : « Laissons-le se mordre les doigts à grands coups de grosse caisse sur le derrière de la tête. » [3] , la présence de thèmes répétés ‑ et ici, comment ne pas établir un parallèle avec la musique ? Un esprit de recherche systématique est à l’œuvre, dans lequel l’humour, qui ne s’affirme jamais comme tel, montre le refus des conventions, ainsi lorsque Satie pousse certains raisonnements jusqu’à l’absurde. Pour le compositeur belge surréaliste André Souris, Satie témoigne d’une réflexion de précurseur sur ce qui peut rendre le langage le plus efficace : son œuvre est « en marge du concert » [4] , elle est plongée dans la vie. Loin d’être accidentelle, la discontinuité est au contraire le lieu d’un questionnement des formes, d’une protestation contre les formes de l’art. Dada est proche.

Dans un manuscrit de 1955, André Breton a soin de souligner la cohérence des écrits de Satie, qu’il considère comme un ensemble littéraire :

Je regrette d'autant plus d'avoir compris trop tard, après sa mort, l'être de haute exception qu'il fut et qu'un rideau d'épines – sa malice, ses tics étudiés – me voilait. Tout ce que rapportent de lui Robert Caby et Pierre-Daniel Templier est pour me le faire aimer sans mesure. Le passage du XIXe au XXe siècle n'a déterminé aucune évolution d'esprit aussi captivante que celle de Satie. Tendue entre ces deux points extrêmes, les mystiques et Platon, durant trente ans la fatalité de l'esprit moderne a été de faire vibrer cette corde à l'unisson de celles de son compatriote Alphonse Allais et, plus encore, d'Alfred Jarry. Nulle plus haute école de liberté à l'égard de toutes les conventions, nul sourire plus espiègle et, en fin de compte, si poignant par dessus le gouffre intérieur, de l'espèce la plus noire, duquel s'échappe la nuée de ces dessins et inscriptions calligraphiées en pleine solitude – « Tout en fonte », à la fois si drôles et si inquiétants – qui attendent depuis longtemps un inventaire complet et une analyse rigoureuse.[5]

Phrases lapidaires, elliptiques, bons mots, sentences, autant de formes que prend chez Satie la pensée aphoristique. Breton la désigne comme « la nuée de ces dessins et inscriptions ».

Comme toute forme brève, les écrits de Satie se caractérisent par la fermeture. Ce discours clos par nature assigne des bornes à l’expression. La forme brève se veut la réalisation d’un accomplissement rhétorique. Toutefois l’écriture par fragments est aussi une image de la dislocation, de l’impossibilité d’une unité. Ces dernières peuvent être intentionnelles comme dans le collage plastique cubiste, ou source de rencontres, comme dans les jeux surréalistes. La liberté des formes prises hors de leur contexte et prenant un sens nouveau par leur « dépaysement » est à mettre en parallèle avec l’usage du lieu commun par Satie.

L’écriture par fragment suppose une exclusion, un passage au second plan, de l’auteur. La meilleure image du vide (« le gouffre intérieur », dit Breton) est le fragment. Le fragment est une image de l’absence. Il produit un effet de disparition du sujet écrivant. Le langage s’affirme comme non individuel. Ainsi les fragments de Satie dessinent une œuvre qui reste dans l’inachevé. Toutefois, ce morcellement figure finalement une unité. Les sept fragments des « Mémoires d’un amnésique », par exemple, se suffisent en soi. Ils montrent le refus de résorber les significations dans une résolution, une « fin ». Le fragment est l’image d’une dispersion, le projet d’écriture global s’est perdu en route, pourrait-on dire, mais en définitive cette écriture morcelée symbolise l’instabilité de toute parole. En refusant de se soumettre à un système sémantique clos, le langage de Satie revendique la modernité d’une œuvre ouverte.

Sébastien Arfouilloux



[1] Deux articles qui demeurent inaccessibles pour l’instant n’ont pas été repris. Depuis le début de cette mise en ligne, les textes des deux conférences en Belgique ont pu être ajoutés.

[2] Pour une analyse circonstanciée des rapports de Satie avec Dada et le surréalisme, nous renvoyons à notre thèse, conservée à la maison de la recherche de l’Université Paris 4. ARFOUILLOUX, Sébastien, La musique, entre pratiques et théorie littéraire, de Dada au surréalisme / sous la direction de Pierre Brunel, thèse de doctorat, discipline : littérature comparée, soutenue le 23 mai 2007, Université Paris IV–Sorbonne, école doctorale III, Littératures françaises et comparée, 496 f.

[3] SATIE, Érik, « Chronique musicale », Les Feuilles libres, Vème année, n° 31, mars-avril 1923, p. 42.

[4] SOURIS, André, La Lyre à double tranchant : écrits sur la musique et le surréalisme / présentés et commentés par Robert Wangermée, Sprimont : Conseil de la Musique de la Communauté française de Belgique ; Mardaga (Musique-musicologie), 2000, p. 114.

[5] BRETON, André, [Erik Satie] [manuscrit autographe], Paris : s.n., 1955, 1 f. Reproduit sur le site André Breton, 42 rue Fontaine, [en ligne], Paris : Association L’Atelier André Breton, 2002. Reproduction en fac simile au format jpg, disponible à l'adresse <http://www.atelierandrebreton.com>. (Page consultée le 1 er mai 2008). (Porte la mention « Paris, 16 juin 1955 ».) Repris dans BRETON, André, Œuvres complètes, tome 4 : écrits sur l’art, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 544), 2008, p. 1139.


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