Archives par mot-clé : Lu

(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne

(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne, les presses du réel, octobre 2022, 592 p.

Compte rendu par Catherine Dufour

[Télécharger ce compte-rendu en PDF]

Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme publiée en 1945 décrétait que le surréalisme, désormais inactuel, touchait à sa fin. Ce point de vue fit longtemps autorité, malgré l’activité ininterrompue du mouvement des années 1940 jusqu’à sa dissolution officielle en 1969 par Jean Schuster, et même bien au-delà. La somme inédite réunie par Olivier Penot-Lacassagne a choisi de s’intéresser à ce surréalisme d’après-guerre, longtemps négligé, qui connut toutefois un regain d’intérêt critique dans les années 2000. Les vingt-quatre contributeurs de l’ouvrage rendent justice à plus de sept décennies d’histoire d’un mouvement envisagé à l’international et mis en relation avec les grands bouleversements de l’Histoire.

Les articles sont organisés chronologiquement, scandés par divers documents (tracts ou lettres d’époque, témoignages ou jugements contemporains) qui font revivre un surréalisme réévalué à l’aune de son (in) actualité. Le lecteur est amené progressivement à se demander si, au-delà d’une mondialisation mercantile qui le crédite parfois d’une trompeuse actualité, le surréalisme ne revêt pas une autre actualité intemporelle, authentique et subversive. L’absence de chapitres est un choix éditorial qui tend sans doute à rendre compte d’une approche sans rigidité ni dogmatisme, ouverte à l’éclectisme des regards portés sur un surréalisme protéiforme. Par désir de synthèse, mon compte rendu rétablit néanmoins des repérages temporels et des titres thématiques, au risque de trahir un peu l’esprit d’un ouvrage foisonnant.

ANNÉES 1940 : activité du surréalisme sous l’Occupation / exil et retour de Breton

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Paris-New York, New York-Paris. Allers et retours surréalistes ») étudie comment, pendant la guerre, Breton et les nombreux artistes européens émigrés à New-York ont tenté de maintenir vivant l’esprit du surréalisme, malgré divers obstacles, dont le critique d’art Clément Greenberg ne fut pas le moindre, à cause de sa sévérité vis-à-vis d’une peinture surréaliste dévaluée comparativement à l’abstraction avant-gardiste.

Pendant ce temps, en France, le groupe de « La Main à plume » agissait contre l’Occupant. Léa NICOLAS-TEBOUL (« La Main à plume, 1940-1944 : renouveau du surréalisme dans la France de l’Occupation ? ») commente les activités et publications du groupe, dont Dotremont fut une figure essentielle. En juillet 1943, La Main à plume adresse une Lettre à Breton1, qui n’arrivera jamais à son destinataire. Celle-ci rendait compte d’une volonté de maintenir l’exigence surréaliste, loin des « déroulades de Messieurs Aragon, Éluard et Cie » et des « bêlements des agneaux mystiques ».

Un second article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE (« L’esprit du surréalisme ») présente le point de vue new-yorkais de Breton dans ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942), selon lequel le surréalisme serait encore la plus haute ambition émancipatrice pour l’avenir. Message difficile à entendre dans la France occupée… Au retour de Breton, en 1946, se pose la question cruciale de la nouvelle place du surréalisme. Le tract « Rupture inaugurale » de 1947, rédigé par José Pierre et approuvé par 52 signataires, tente de faire le point sur les relations entre surréalisme et politique depuis 1935. Mais un nouveau paysage intellectuel se dessine, incarné par des revues issues de la clandestinité comme L’Heure Nouvelle (1945-1946) d’Adamov, qui n’adhère plus au mythe idéaliste de Breton, ou Troisième Convoi (1945-1951), à laquelle participent Artaud et Bataille, et qui prétend remanier le surréalisme de fond en comble. Avec Bataille, ennemi de l’intérieur, la négativité s’impose comme valeur première d’un surréalisme qui devait désormais prendre en compte une conscience mutilée dans un monde en ruines. Artaud, qui en incarnait « l’ultime éclat et le naufrage », adresse en mars 1947 une Lettre à André Breton, violemment hostile au surréalisme « émasculé ». Blanchot pour sa part, de 1945 à 1947, ne se reconnaissait ni dans les publications du mouvement (Ode à Charles Fourier, Liberté est un mot vietnamien) ni dans l’exposition Le surréalisme en 1947.

Anne FOUCAULT (« L’expérimental contre l’ésotérique. Dissidence du surréalisme révolutionnaire, 1947-1948 ») se consacre à la dissidence de l’éphémère Surréalisme révolutionnaire qui, dans le sillage de La Main à plume, contestait la ligne idéaliste de Breton et ses amis pour renouer avec le marxisme dialectique des années 1930. De cette mouvance, représentée notamment par Dotremont, Magritte, Nougé, ou Noël Arnaud, naîtra CoBrA qui, intéressé par les expériences sensorielles du quotidien, préparait l’Internationale situationniste d’Asger Jorn, porteuse d’un héritage du surréalisme dont elle s’émanciperait progressivement.

Le tract Haute Fréquence (1951) marque une étape importante. La nouvelle équipe, incarnée en particulier par Jean-Louis Bédouin et Jean Schuster, œuvre pour une humanité « guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation ». C’est l’heure où s’expriment de nouvelles avant-gardes qui, bien que se référant toujours à l’héritage surréaliste, cherchent à s’en dégager, comme le Lettrisme. Frédéric ALIX (« Pour une nouvelle conquête du concret. Le Lettrisme d’Isou contre le surréalisme ») relate la naissance tapageuse de ce mouvement, en 1946, sous la houlette d’Isidore Isou qui voulait en finir avec les rêveries surréalistes. Son Homme Nouveau brandissait une rationalité conquérante destinée à encadrer les nouvelles formes de l’art et de la poésie, sous gouvernance de la lettre, du corps et des cris.

Anne FOUCAULT nous décrit l’effort de petites revues (« Quelques revues dans les proches marges du surréalisme, 1944-1948) » qui, entre la fin de la guerre et l’immédiat après-guerre, ont, à leur façon, tenté de faire vivre un surréalisme en quête de redéfinition. Ces publications mineures se nomment Fontaine, Les Quatre Vents, Le Clair de terre, La Révolution dans la nuit ou Qui vive. Mais Bataille a des ambitions plus hautes pour sa propre revue, Critique (1946), qui aspire à un surréalisme animé par une liberté supérieure à celle de Sartre, un surréalisme de « l’être » non assigné aux œuvres, un surréalisme qui soit « pure pratique d’existence » comme disait Blanchot.

C’est à Fabrice FLAHUTEZ (« Quelques batailles du surréalisme, 1945-1959 ») qu’il revient de faire le bilan du surréalisme divisé d’après-guerre. En 1945 Benjamin Péret publiait Le Déshonneur des poètes, un pamphlet dirigé contre L’Honneur des poètes d’Éluard, recueil de poésie patriotique, communiste et bien-pensante. Sartre annonçait la fin du surréalisme dans Situation de l’écrivain en 1947. Pourtant, cette même année, la grande exposition conçue par Breton et ses amis, Le surréalisme en 1947, connaissait un grand succès, malgré l’ascension de la peinture abstraite. La voix d’Isou, qui essaya jusqu’en 1949 de se rendre sympathique à Breton, fut bientôt recouverte par les dissidents de l’Internationale lettriste (1952) qui voulaient « dépasser » un surréalisme compromis avec la société de consommation et l’Université.

ANNÉES 1950 : le surréalisme confronté au communisme, à Sartre, Camus, Blanchot, et au situationnisme

Le tract « Haute Fréquence », en mai 1951, marque la prise en main du surréalisme par une nouvelle équipe composée de Jean-Louis Bédouin, Gérard Legrand, Jean Schuster, André Pieyre de Mandiargues, etc., qui militent pour un surréalisme engagé dans son époque et une humanité « guérie de toute transcendance, libérée de toute exploitation ». Suivront d’autres tracts aux titres évocateurs : « Déclaration préalable » en 1951, « Au tour des livrées sanglantes ! » et « Hongrie, Soleil levant » en 1956. Blanchot, Breton, Dionys Mascolo et Schuster signent en 1959 une « Enquête auprès d’intellectuels français » contre le putsch d’Alger du 13 mai 1958. Mais Sartre, Camus, Blanchot et les situationnistes font entendre des voix qui peu à peu s’imposent.

Jeanyves GUÉRIN, (« Une chapelle littéraire de l’après-guerre. Le surréalisme vu par Sartre ») traque les références satiriques au surréalisme dans les romans et essais de Sartre et Beauvoir. Sartre blâme le surréalisme en tant qu’idéologie petite bourgeoise narcissique, mystique et peu engagée. Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948) il défend la prose, qui signifie le monde, contre la poésie, dont se réclament les surréalistes. Jeanyves Guérin reproche au philosophe de minimiser l’importance du mouvement. Sartre devait certes nuancer son jugement, mais pour l’heure il voulait assurer sa place dans les institutions (Gallimard, NRF, CNE, PC) tandis que le système des réseaux, qui avait jadis profité à Breton, fonctionnait moins bien. La question du communisme et la guerre d’Algérie allaient creuser l’écart entre surréalisme et existentialisme…

La sensibilité anticoloniale des années 1950 sous-tend l’article d’Anaïs MAUUARIN (« L’invention du monde, 1952. Les ‘’arts primitifs’’ sous l’œil des cinéastes surréalistes ») qui compare deux films : Les Statues meurent aussi (1953) d’Alain Resnais et Chris Marker et L’Invention du monde (1952) de Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin. Dans ce dernier, un moyen-métrage onirique au service d’une conception universelle du mythe et d’une fascination pour le primitif, l’anticolonialisme est loin d’être flagrant, ce qui en fait sa faiblesse par rapport au film de Resnais qui interrogeait le regard des cinéastes, le statut de l’objet muséal, et lisait le mythe comme construction colonialiste.

Christophe BIDENT (« L’expérience surréaliste de Maurice Blanchot ») analyse la complexité des relations de Blanchot avec les surréalistes, dont il retient deux points essentiels. Le premier est le paradoxe qui fit dire à Blanchot que le surréalisme, par son échec même, avait mis en lumière les vraies questions posées à l’écrivain, dont celle du langage qui se dérobait au Sujet, dans une perspective quasi lacanienne. Le deuxième point concerne la question politique, que Blanchot, tout en se référant au marxisme, posait en termes kojéviens proches de la « négativité sans emploi » de Bataille. Christophe Brident commente les écrits de Blanchot sur Breton, Leiris, Bataille et sur le trio Char, Michaux, Artaud. Dans les années 1950 Blanchot s’engage aux côtés de Breton, Mascolo, Schuster. Dans les années 1960, théorisant « l’absence de livre », il fait l’éloge de l’apport théorique du surréalisme. Le surréel, qui provoquait un champ magnétique, était proche du neutre, de « l’homogène » de Bataille, ou du « lisible » de Barthes. Commentant des romans de Blanchot (Thomas l’obscur), Brident montre que la quête esthétique et existentielle vers « la présence pure » et le « mouvement infini » qui animait son écriture était semblable à l’expérience surréaliste selon Breton.

JeanYves GUÉRIN (« Camus et le surréalisme : malentendus et incompréhension ») fait un relevé des échanges, points communs et incompréhensions qui ont rythmé la relation entre Breton et Camus. L’article multiplie les références prises dans des articles de revues, des conférences, des correspondances, des œuvres. Il montre comment ces deux hommes, qui avaient tous deux des affinités libertaires, n’ont jamais été véritablement amis, et se sont souvent mal compris, notamment sur la notion de révolte, qui a occasionné une polémique à rebondissements. L’homme révolté (1951) de Camus n’était certes pas celui de Breton… Et Breton n’aimait pas que Camus, qui ne connaissait que partiellement son œuvre, juge les surréalistes ou leur ancêtre Lautréamont. Il se sentait très éloignée de la pensée mesurée du philosophe. Les deux hommes ont malgré tout partagé certaines causes.

Reste le situationnisme (1957) dont Anna TRESPEUCH-BERTHELOT retrace l’itinéraire (« Les surréalistes face à des héritiers tapageurs. Dans l’antichambre lettriste de l’Internationale situationniste »). Debord et ses amis, influencés par le surréalisme puis le lettrisme, ont croisé le collectif CoBrA (1948-1951) d’Asger Jorn et Constant. Prônant la dérive psycho-géographique (une variante de la déambulation urbaine surréaliste), l’automatisme, la controverse, le scandale, ils renièrent cependant les surréalistes pour leur désengagement de la cause révolutionnaire, leur ésotérisme et leur sentimentalisme. Les situationnistes voulaient en découdre avec le capitalisme, le technicisme et le consumérisme des Trente Glorieuses.

ANNÉES 1960 : la révolte gronde, Front noir / La Brèche / La NRF et Breton / Mai 68 / Tel Quel, Change, Opus international

Les années 1960 sont celles d’une sensibilité croissante des surréalistes aux questions politiques. Les tracts s’insurgent contre la société de consommation, contre le stalinisme, et soutiennent les révolutions mondiales. Les titres, encore une fois, parlent d’eux-mêmes : « Déclaration sur le Droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (1960), « Tranchons-en » (1965), tract qui accompagnait l’exposition L’Écart absolu, « Le Paysan du Tout-Paris » (1967) contre Aragon, « Pour Cuba » (1967), « La plate-forme de Prague (Paris-Prague avril 1968). Le surréalisme se sent renaître en soutenant le Viêtnam, Che Guevara, le Black Power. Sa fin officielle est pourtant proche, actée par « Le Quatrième Chant » (Le Monde, 4 octobre 1969) dans lequel Schuster, leader autoproclamé du groupe surréaliste après la mort de Breton en 1966, en prononce la dissolution, tout en esquissant une succession possible au « surréalisme historique », qui « ne saurait s’identifier au Surréalisme éternel ».

Dans une communication de 2019, Louis JANOVER (Front Noir, 1963-1967) explique les enjeux de sa revue (animée par Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Georges Rubel, etc.) favorable aux conseils ouvriers insurrectionnels contre le « communisme de parti » et fidèle au surréalisme de Breton, d’Artaud ou du Grand Jeu. Une longue « Lettre ouverte au groupe surréaliste » parue dans le numéro 1 de Front Noir en 1963 attaquait Schuster pour avoir trahi le mouvement et s’être compromis avec une gauche française qui oubliait Trotski.

Marie-Paule BERRANGER (« La Brèche, 1961-1965. ‘’Nous n’avons pas fini d’avoir raison’’ ») nous parle de La Brèche qui, succédant à Bief (1958-1960), vit le jour sous la direction de Breton et reposa essentiellement sur Robert Benayoun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster. Portée à la fois par la pensée analogique et le fouriérisme, cette revue accordait une large place aux images. Marie-Paule Berranger décrit en détail chacun de ses numéros et présente ses collaborateurs, dont un nombre important de femmes. Elle dégage les centres d’intérêt qui renvoient au surréalisme des origines. Politiquement la revue était réactive aux grands débats du temps (la guerre d’Algérie).

Émilie FRÉMOND (« Ce concert est trop beau », NRF n°172, avril 1967) analyse le numéro de la NRF consacré à André Breton et au mouvement surréaliste, peu de temps après la mort de l’écrivain. Hommages et témoignages s’y mêlent, de façon quelque peu confusionnelle. Certes Breton et le surréalisme y sont critiqués, mais l’ensemble est malgré tout hagiographique. Car Breton, contributeur de la Nouvelle NRF, était devenu un monument de l’histoire littéraire, qui cadrait bien avec le classicisme d’une revue peu sensible à l’actuel

Jérôme DUWA (« ‘’Pas de pasteurs pour cette rage !’’ : les surréalistes et l’événement 68 ») questionne la position inconfortable des surréalistes en mai 68. Le tract du 5 mai, dont le titre de Jérôme Duwa reprend la formulation, exprimait leur aspiration de toujours vers les « convulsions définitives ». Mais la jeunesse s’insurgeait contre un système dont ils avaient été les alliés objectifs car, de la première guerre mondiale à la révolution castriste, ils s’étaient contentés de prises de position verbales. Pour analyser leurs hésitations entre le recul critique et l’engagement effectif aux côtés de la jeunesse, Jérôme Duwa convoque Brecht, W. Benjamin, Blanchot, Leiris, etc. et met en perspective le rôle de l’intellectuel face à l’Histoire. Il conclut avec Mascolo que la prise de distance critique pouvait très bien contribuer au démantèlement du décor idéologique dans lequel se pensait le « vieux monde ».

Dans l’après 68, le surréalisme est confronté à deux revues dominantes, Tel Quel et Change, tandis qu’Alain Jouffroy dans Opus international en 1967 veut rester surréaliste.

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Le surréalisme à l’épreuve de Tel Quel ») suit pas à pas les relations entre les surréalistes et la revue Tel Quel (1960-1982). Sous l’influence de Blanchot, de Foucault et Derrida, d’Artaud et de Bataille, puis Barthes, Genette et Todorov, les telquéliens déclarent la mort à la littérature traditionnelle, à l’idéalisme de la pensée analogique, au psychologisme freudo-jungien. La langue désormais ne signifie pas mais se signifie, l’humain est pris dans un réseau de signes qui le signifient. Dépassé, le surréalisme se tourne vers des philosophes susceptibles de le régénérer, Fourier et Marcuse, qui inspirent l’exposition L’Écart absolu en 1965. L’Archibras de Jean Schuster, qui succède à La Brèche en 1967, se veut fidèle au surréalisme historique et appelle à l’engagement pour les révolutions du Tiers Monde. Cette même année Tel Quel publie le manifeste « Programme » qui inaugure une « rupture textuelle » (Sollers) aux antipodes des idéaux de Schuster. Tel Quel accuse le surréalisme d’obscurantisme et les surréalistes accusent Tel Quel de formalisme. En mai 1968 les telquéliens se tiennent à distance du trio Marx-Mao-Marcuse. Le couple Artaud/Bataille devient leur arme. Quand, après la dissolution du surréalisme, Alain Jouffroy tente une relance, sa « sauce néo-surréaliste » est combattue par Tel Quel, ce qui engendre des polémiques sans fin, tandis que le telquélisme s’oriente vers un maoïsme inconditionnel.

Issue d’une scission de Tel Quel, la revue Change (1968-1983) est fondée par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud et Maurice Roche. Juliette DRIGNY (« Change et le surréalisme ») analyse cette revue vouée au « mouvement du change des formes » ou « transformationnisme ». Proposant une autre lecture d’Artaud et Bataille, elle se revendique de ce surréalisme fondamental dont Mai 68 était imprégné. La diversité de ses intervenants rompt avec le schéma du groupe uni autour d’un chef. Le surréalisme fascine Jean-Pierre Faye en tant que société secrète. « Ruptures » et « aléatoire » sont les maîtres mots de sa revue, de même que « hasard objectif », automatisme, inconscient, folie, révolution du langage. Mais la rigueur de Change, qui a rencontré le formalisme de Jakobson et le Cercle de Prague, n’est pas en phase avec le romantisme surréaliste. La folie y est envisagée sous la double autorité de la linguistique et de l’antipsychiatrie. L’inconscient n’est plus celui de Charcot ou Freud, mais celui de Foucault et Lacan. La grammaire générative de Noam Chomsky y joue un rôle central. Des liens se nouent toutefois entre Change et le surréalisme pour soutenir le surréalisme de Prague contre la répression de 1968. Change, à cause de son formalisme excessif, aura peu de postérité.

Dominique DROUET-BIOT (« Opus international : le pas de côté d’Alain Jouffroy pour une ‘’recharge’’ surréaliste ») nous ramène au surréalisme par le biais d’Opus international. Sa thèse est qu’Alain Jouffroy, membre du collectif fondateur de cette revue publiée à partir de 1967, en même temps que L’Archibras de Schuster, s’en servit pour revivifier le surréalisme. Exclu par Breton en 1948, Jouffroy, qui gardait pour lui une admiration sans faille, développa une intense activité éditoriale pour faire connaître son mouvement. Dominique Drouet-Biot guide nos pas dans plusieurs numéros de cette revue où coexistent des surréalistes de la première heure avec des figures plus contemporaines. Jouffroy aimait l’éclectisme, la nouveauté, l’internationalisme, plaidait pour l’automatisme et le rêve, s’intéressait aux rebelles, à Godard, à Artaud et Bataille… Entre le rejet du surréalisme et sa sacralisation, il optait pour une position conciliante et pour la reconnaissance des surréalistes de l’ombre (Rodanski) ou des surréalistes contemporains. Mais il suscitait de nombreuses polémiques : c’était un « exclu », un hérétique qui prétendait réconcilier Aragon et Breton, le passé et le présent, et qui aspirait au leadership d’un mouvement dont le chef officiel était Schuster. Il était accusé d’être récupérateur et confusionniste et sa revue, enrichie de nombreuses reproductions, était perçue comme une revue d’art.

ANNÉS 1970 : le surréalisme étasunien / le surréalisme féministe / le surréalisme et Lacan / Coupure / Vaneigem

Effie RENTZOU (« Brève histoire critique du surréalisme aux États-Unis ») propose un panorama de la réception du surréalisme aux États-Unis, des années 1930 jusqu’à nos jours, à partir des grandes expositions qui firent date, des études universitaires, des revues ou tendances du marché de l’art. Dans les années 1980 fleurissent les études d’inspiration structuraliste, psychanalytique, sémiotique, féministe. Les approches transversales des cultural studies et le multimédia changent le regard porté sur le surréalisme, qui du petit cénacle parisien et masculin d’avant-guerre s’était élargi à un surréalisme globalisé, tous supports confondus, genré et ouvert aux différences culturelles. Des colloques et expositions récents confirment ces tendances, irriguées par les lectures postcoloniales, post-humanistes, écologistes, politiques et un travail d’archives qui ne cesse de s’enrichir.

On oublie souvent que, parallèlement au surréalisme de l’exil, il y eut aux États-Unis un authentique groupe surréaliste, étudié dans un article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE dont le titre (« Poetry Matters ! Notes sur le surréalisme étasunien, 1966-2020) est un clin d’œil à l’actuel Black Lives Matter. Ce groupe vit le jour dans les années 1960, sous la bannière de Franklin et Penelope Rosemont, à Chicago. L’article étudie notamment les interactions avec la Beat Generation de ce surréalisme de combat qui, influencé par Marcuse, l’École de Francfort, les luttes anticoloniales, la contre-culture, soutint les luttes ouvrières et s’engagea de façon très radicale pour la cause des Noirs.

Consacré à la critique féministe du surréalisme, l’article de Katharine CONLEY (« ‘’La femme cachée ‘’ : gynocritique du surréalisme ») remonte à l’essai fondateur de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité (1971), pour nous introduire dans l’univers de la « gynocritique » étasunienne des années 1970, qui s’intéressa aux femmes surréalistes en tant qu’artistes et non plus seulement comme muses ou objets de désir. Cette gynocritique s’insurgeait contre le culte bretonien de « la femme enfant ». Katharine Conley commente plusieurs études de féministes américaines mettant en évidence le caractère androcentré de nombreuses œuvres surréalistes. Les publications recensées entrent en résonance avec les débats sur l’écriture féminine menés en France par Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray. L’article se conclut sur la place des femmes dans quelques expositions récentes et sur l’état des publications actuelles de la critique féministe anglo-saxonne.

Audrey Lasserre (« Le surréalisme en héritage : en tête 100 femmes s’entêtent ») prolonge ce débat. Son titre est une référence au célèbre roman-collage d’Ernst, La Femme 100 têtes (1929) et au titre d’un numéro spécial des Temps Modernes, « Les femmes s’entêtent » (1974), auquel contribuèrent une quarantaine de femmes du MLF. L’article rappelle que les courants féministes des années 1970 se sont divisés autour de la notion de « différentialisme » féminin, opposée à la conception marxiste universaliste de l’égalité entre homme et femme. Inspirée par la révolution érotique de Marcuse, Xavière Gauthier alla jusqu’à forger le concept de « femellitude », antinomique de la notion de « féminité » qui charriait toutes sortes de stéréotypes. Elle élargit la liberté sexuelle à l’homosexualité, oubliée des premiers surréalistes, et aux perversions. Il apparaît que les féministes sont allées parfois plus loin que les surréalistes dans les domaines de l’art et de l’écriture, qui les ont si souvent exclues…

S’il est en congruence avec le lacanisme triomphant des années 1970, l’article de Jacqueline CHÉNIEUX-GENDRON (« Résonances entre surréalisme et psychanalyse, dans l’avant et l’après-guerre. Jacques Lacan, Guy Rosolato, André Breton ») porte essentiellement, dans une première partie, sur la « porosité de pensée » entre André Breton et Jacques Lacan dans les années 1930-1932. Par textes et œuvres interposés, Jacqueline Chénieux-Gendron montre comment chacun a servi de « grille de lecture » à l’autre, et comment ce dialogue a favorisé chez Breton une nouvelle conception d’un psychisme inconscient, structuré comme un langage, et d’une écriture poétique qui n’était plus une « écriture automatique » articulée avec la pensée du premier Freud, mais, en accord avec la « seconde topique », un « travail automatique » que Lacan l’avait aidé à concevoir et à formuler. L’article montre aussi comment, dans plusieurs textes de Breton, les influences freudiennes ont été médiées par la thèse de Lacan sur la paranoïa (1932). Une deuxième partie est consacrée au psychanalyste Guy Rosolato qui, à l’ère du structuralisme dominant, continuait à juger essentielle l’influence de Breton, Picabia ou Artaud.

Dans un entretien réalisé par Anne Foucault, Alain JOUBERT, peu avant sa mort en 2017 (« L’improbable rencontre du pouvoir politique et du surréalisme »), relate les raisons de sa rupture avec Schuster, trop proche du communisme. Déplorant, comme Breton en 1952, les manœuvres staliniennes préjudiciables au surréalisme, Joubert nuance toutefois le propos : les excès d’Aragon ne devaient pas faire oublier le surréalisme sacré de Jules Monnerot, ni le surréalisme hétérodoxe de Georges Bataille. Il rappelle qu’une troisième voie du surréalisme (après Marx et Rimbaud) avait été annoncée par Breton dans sa Conférence de Yale (1942) : « changer la réforme de l’entendement humain ». On pouvait donc concilier poésie et politique, ce que confirmait la lecture de Marcuse. Grâce à Fourier, Breton avait réhabilité un impératif omis par Marx : le Désir. Après avoir désavoué l’exposition tape-à-l’œil organisée par Patrick Waldberg en 1964, Joubert exprime sa nostalgie des scénographies subversives des grandes expositions E.R.O.S (1959) ou L’Écart absolu (1965) qui, faisant dialoguer Fourier et Marcuse, proposaient une « tentative de dépassement » poétique de la critique de la société de consommation.

Jérôme DUWA analyse la revue Coupure (« Par-delà le surréalisme historique : comment faire COUPURE, 1969-1972 ») animée principalement par José Pierre, Gérard Legrand, Jean Schuster. Cette revue, directement issue de la dissolution du groupe surréaliste, pensait acter une « coupure » définitive avec le mot « surréalisme »… qui serait remise en question par la publication, en six ans, du Bulletin de liaison surréaliste (1970-1976). La mise en page de Coupure suscitait le dépaysement visuel par des montages de « coupures » de presse, des citations anciennes ou actuelles, des associations de textes et d’images inédits, des détournements, etc. Les « sophistications de la maquette » s’accordaient parfaitement avec l’insertion de contenus révolutionnaires. Ce « convoi de rêves sans destination » reprenait à son compte le désordre créateur de mai 68. Le soutien d’activistes maoïstes condamnés à la prison, qui valut un procès à Schuster, était un signe de cette radicalité qui, finalement, renvoyait à l’esprit subversif du surréalisme historique. Mais Coupure cessa ses activités en 1972, à cause d’une impossible relance de cette énergie propre au surréalisme.

Fabien DANESI (« Seul le silence est efficace ») commente l’Histoire désinvolte du surréalisme (1977) de Jules-François Dupuis, pseudonyme de Raoul Vaneigem, ex-membre de l’Internationale situationniste. Vaneigem déplore que le surréalisme ait été récupéré par la société capitaliste, ce que Debord disait déjà dans La Société du spectacle en 1967. Le surréalisme était réformiste, idéaliste et bourgeois plus que révolutionnaire. Seules la rage de Benjamin Péret (Je ne mange pas de ce pain-là, 1936) et celle d’Antonin Artaud trouvaient grâce aux yeux de Vaneigem, adepte de la définition de la poésie par Lautréamont : « renverser le monde » par une « totalité du langage ». Fabien Danesi dévoile les affinités inconscientes de Raoul Vaneigem avec l’imaginaire surréaliste et souligne quelques-uns de ses aveuglements doctrinaires. Une note sur le livre de Vaneigem, rédigée par le surréaliste VINCENT BOUNOURE (« A propos des chiennes cocasses ») vient critiquer méchamment les situationnistes qui, pas plus que les surréalistes, n’ont pu échapper à l’emprise de la société de la consommation et du spectacle.

Des ANNÉS 1970 à AUJOURD’HUI : points de vue très contemporains, pour le meilleur ou pour le pire : Michel Deguy / BHL / Jean Clair / Régis Debray / Emilie Frémond, Yves Bonnefoy / Julien Blaine.

Michel DEGUY (« L’insignifiance qui nous menace… »), dans un entretien de 2019 avec Olivier Penot-Lacassagne, s’en prend à ce surréalisme dévalué qui « finit dans les vitrines d’Hermès » ou « dans la boutique farce-et-attrape du Mardi-Gras ». Le mot surréalisme, employé à tout bout de champ, est devenu insignifiant, alors que le surréalisme désigne le « dernier âge du grand romantisme européen »… dont le projet de changer la vie avait hélas échoué. Le surréalisme français avait pris fin en 1947, contrairement au surréalisme tchèque ranimé par la flamme révolutionnaire. Les tentatives de relève après la guerre ont été dérisoires. Méditant sur le grand œuvre de la poésie auquel Breton avait participé, Michel Deguy rend un hommage particulier à Paul Celan qui « fait césure » dans la médiocrité contemporaine des petits ressentis exprimés « comme ça vient » pour avoir un air surréaliste…

Un extrait de Bernard-Henri LÉVY (Le surréalisme, « ce cauchemar des lettres ») pris dans un chapitre de ses Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels (1991) rend compte de son acharnement contre le « terrorisme » des avant-gardes et le « fanatisme » des surréalistes. Mais Annie LE BRUN, dans Qui vive (1991) se moque de ses amalgames et raccourcis, de ses comparaisons entre Nadja et Pol Pot, entre les surréalistes et les Khmers rouges, de son attitude « grand-guignolesque », de ses contrefaçons semées de « bourdes et de fausses interprétations ».

Hugo DANIEL (« Le symptôme Jean Clair. Sur une lecture problématique du surréalisme ») commente l’essai non moins ridicule de Jean Clair : Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes (2003). Il déjoue point par point les contresens, les faux historiques et la mauvaise foi d’un critique atrabilaire qui associe le surréalisme au fascisme, au nazisme, au stalinisme, à la pornographie et le rend responsable de la démoralisation civilisationnelle qui a conduit aux attentats du 11 septembre ! Hugo Daniel note que Jean Clair attaque l’hérésie marxo-freudienne des surréalistes et leur intérêt pour l’antipsychiatrie, oubliant que, dans leur approche de la folie, les surréalistes, en phase avec les plus grands philosophes du siècle (Foucault), ont contribué à une rupture épistémologique décisive.

Régis DEBRAY dans quelques extraits de L’Honneur des funambules. Réponse à Jean Clair sur le surréalisme (Paris, L’Échoppe, 2003) fait au contraire un vibrant éloge du surréalisme, pour son hétérogénéité, sa capacité de contagion et de résurgence, son abolition des dualismes au profit de l’imaginaire, ses prises de position en faveur des opprimés et contre les religions. Les surréalistes ont voulu faire de la poésie et de l’art une manière de vivre et ont rejeté la société du rendement et du loisir asservissant.

Émilie FRÉMOND enfin propose un article très érudit (« Le Surréalisme dans un salon. Du fantastique domestique à la domestication du rêve ») sur les recherches de designers modernes et contemporains désireux d’insuffler dans l’urbanisme, le mobilier et les objets du quotidien, la valeur subversive de Dada, du surréalisme ou du situationnisme. L’article remonte au design fonctionnel et utilitariste qui s’était emparé des utopies avant-gardistes dès les années 1930, pour ensuite les commercialiser et les reproduire à l’échelle industrielle (voir la Chaise Léda de Dali ou le Lit-cage de Max Ernst). Mais la Révolution peut difficilement habiter le salon bourgeois… Émilie Frémond regrette que le design actuel supposé avant-gardiste participe en réalité du gigantesque bazar mondialisé de l’art contemporain. Elle conclut toutefois par une exception : le design radical d’Ugo La Pietra, qui entretiendrait d’authentiques affinités avec les utopies de Magritte ou du Tzara de Grains et issues (1935)…

Un texte d’Yves BONNEFOY (« André Breton à l’encan : vulgaire ») publié dans Le Monde, le 5 février 2003, à l’annonce de la vente aux enchères de la collection Breton, exprime sa tristesse et son dégoût vis-à-vis de la « la vulgarité de cette entreprise de style grand magasin », qui éradiquait « jusqu’au souvenir de ce qui est aimant et libre ».

Julien BLAINE clôt l’ouvrage (« Je n’ai jamais affirmé ma position envers le surréalisme ») par une lettre-poème à Olivier Penot-Lacassagne, datée du 19 décembre 2018, qui évoque les avant-gardes dont il se réclame, taxant le surréalisme de « récupération académique de Dada », exceptés Artaud ou des précurseurs de génie comme Cravan, et rendant hommage à la célèbre définition de Breton : « Automatisme psychique pur par lequel… ».

On ne peut que féliciter l’ouvrage recensé d’avoir fait revivre un surréalisme longtemps jugé inactuel, méprisé ou étudié de façon disparate. Il apparaît, au fil des articles, que ce surréalisme a vécu au rythme de l’Histoire, traversé par des courants souvent conflictuels, enrichi de sa confrontation avec de nouveaux écrivains ou artistes et des avant-gardes émergentes. Il a influencé parfois souterrainement nos manières de vivre (le design) et dialogué avec les revendications très actuelles de culture ou de genre. Soumis, encore aujourd’hui, aux diatribes de quelques pamphlétaire inactuels, il a été légitimement célébré, depuis les années 2000, par de grandes expositions (Londres, New York, Paris). Ses exigences fondamentales ne cessent d’être actuelles pour ceux qui croient encore pouvoir changer la vie / changer le monde…

Mars 2023


  1. Les titres des tracts et documents reproduits dans le livre recensé, partiellement ou en totalité, figurent en caractères gras, comme les titres d’articles.

La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

par  Branko Aleksić

[Télécharger cet article en PDF]

L’Institut de littérature moderne de Belgrade a récemment édité la monographie de Bojan Jović, Avangardni mit Čaplin (2018), qui mérite d’être signalée. A partir du moment où Tristan Tzara déclare que Chaplin a adhéré au mouvement dada (1919), son personnage entre dans les expériences polyphones d’artistes de l’avant-garde, qui se font l’écho parlant du film muet avec le petit vagabond au destin discontinu. Bojan Jović reproduit en pleine page la dédicace manuscrite d’Ivan Goll sur un exemplaire de son poème turbulent Chapliniade :

« à Tristan Tzara / poète balkano-américaino-européen / sombre frère de ce Charlot / 1 janvier 1921 »1.

Jović a compulsé aussi les découvertes de Deux fantaisies humoristiques pour Charlie Chaplin de Pierre-Henri Cami, sorties aux éditions Kickshaws, La Charité-sur-Loire en 190 exemplaires numérotés (2004), et du scénario pour un film animé cubiste, que Fernand Léger a proposé sans succès à Chaplin, connu seulement au début du XXI siècle (de l’héritage de Leger, in : Chaplin et les Images, NBC éditions, 2005).

Tandis que les études précédentes, comme celle de Norbert Aping, « Charli Chaplin in Deutschland 1915-1924 : Der Tramp kommt ins Kino », Marbourg, 2014, se sont limitées à rechercher l’influence de Chaplin dans un secteur restreint, Bojan Jović montre les manières différentes dont toute l’avant-garde européenne a utilisé le potentiel sémantique et esthétique du personnage. Tour à tour « primitif » (pour Henri Michaux), « anarchiste » (aux yeux d’Iris Barry, 1926 ; critique et théoricienne du cinéma, compagne de l’artiste vorticiste Wyndham Lewis), épique et humanitaire dans la Chapliniade d’Ivan Goll, le personnage de « Charlot sentimental » (poème d’Aragon, 1918 – dans les deux revues, Cinéma de Delluc et Nord-Sud de Reverdy, mais aussi les allusions dans Anicet ou le panorama (1921), est réinventé dans les travaux plastiques, enquêtes collectives (le numéro spécial Chaplin de la revue Disque vert 1924), mais aussi repensé dans les études théoriques comme celle de Soupault (éd. Plon, 1931) et de Viktor Šklovski (« Littérature et cinéma »). Au profit de cette théorisation, Bojan Jović cite aussi une version de l’essai de W. Benjamin, « L’œuvre de l’art en l’âge de reproduction » (Druckvorlage : Benjamin-Archiv, Ms 1011), et ne néglige aucun aspect de ce va et vient entre le nouvel art du cinéma et les autres arts. Celui du style de vie n’est pas le dernier. Le mythe Chaplin déteint sur la vie privée de l’acteur-artiste, et le groupe surréaliste se lève à sa défense dans le sordide affaire de son divorce américain avec Lita Grey (La Révolution surréaliste n° 9-10, 1927). Le manifeste a le titre anglais : « Hands off Love », puisque trois écrivains américains le cosignent – Paul Horreman, Eliot Paul, et Eugène Jolas, éditeur de Transition qui a présenté la variante tronquée du manifeste. Entre autres, le manifeste-protestation cite de la déposition de l’épouse de Chaplin, qu’il « a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées ». Les surréalistes autour de Breton exigent, ironiquement, « le secret professionnel pour les femmes mariées », et se soulèvent contre les « droits les plus arbitraires » dans le mariage conventionnel. A la suite de son divorce (22-VIII-1927), Chaplin est devenu « un sacripant et un Vilain Monsieur » (les majuscules sont du groupe surréaliste) ; Lita Grey lui a fait mener « une vie de chien ». Or, City Lights – « Les Lumières de la ville », comédie dramatique américaine réalisée par Chaplin en 1931, a fait changer l’opinion au groupe surréaliste belgradois. Ðorđe Jovanović, à l’aile gauche du groupe, proteste dans la revue Nadrealizam Danas i Ovde – « Le Surréalisme Aujourd’hui et Ici », n° 1/1931, que ce film sonore dégrade Charlot en clown bourgeois et invalide complètement le manifeste « Hands off Love » par lequel l’ont honoré les surréalistes en 1927…

L’examen exhaustif de Bojan Jović de « la phénoménologie du Petit Vagabond » (titre du 1ᵉʳ chapitre), passe par les canaux de médias différents – film, dessin, caricature, poèmes et textes, jusqu’aux marges des journaux – les canulars. Le personnage irradie l’imaginaire et la culture populaires avec une telle puissance qu’on peut parler d’un tournant dans les rapports de l’art et du politique. Chaplin est apte à faire la satire du bouffon nazi moustachu dans le film Grande illusion (1940). Mais bien avant cette satire mortelle d’Adolf Hitler, à la suite des dadaïstes allemands (Der Dada n° 3/1920, proteste contre l’interdiction des films de Chaplin en Allemagne), les caricaturistes allemands et tchèques accaparent Chaplin pour le représenter s’attaquant à Joseph Goebbels, ministre de propagande nazie (« Rire au nez de Goebbels inimitable », p. 82) et la caricature tchèque du journal Die Simplicissimu, documentée p. 229 (« Mussolini : Chaplin hraje diktátory » – «Chaplin joue au dictateur Mussolini »). Le paradoxe que Chaplin n’a pas eu l’oreille ni le goût pour la poésie moderne, comme il l’écrit dans son Autobiographie en évoquant sa rencontre avec le poète Hart Crane, ajoute du piquant aux travaux de cette « usine de Charlot » qu’ont ouvert les artistes modernes. Le beau livre de Bojan Jović – 345 pages abondamment illustrées (et pour les raisons de droits de reproduction difficilement traduisible). L’auteur a eu raison d’insister: la vie et l’œuvre de Charlie Chaplin représentent le thème commun et probablement unique, presque incontournable, pour les représentants importants des mouvements vorticiste, expressionniste, dadaïste, futuriste, excentrique, constructiviste, et surréaliste.

Branko Aleksić
20 février 2023


1. Henri Béhar a prêté une attention particulière à la participation de Chaplin aux expériences artistiques de Tzara, qui voit pour la première fois les films de Charlot à Zürich dès 1918 (H. Béhar, « Chaplin et Dada », article paru dans l catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes, au Musée de Nantes, octobre 2019-février 2020), accessible sur sa page personnelle: http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?s=charlot.

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste par B. Aleksic

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste. Ed. Plein chant, coll. « La font secrète », XIX. Bassac, 2022, 92 p., 15 €

Marianne Ivsic (dite Ivšić, née Nikolić à Belgrade, en 1919, morte à Paris en 1995), artiste, à l’époque de la contestation révolutionnaire étudiante en 1968, a signé un tract de protestation, qu’Alain Segura juge comme « un des plus beaux tracts de Mai 68 ». Elle se prévalait de son amitié avec André Breton et Benjamin Péret, ce qui intimidait le groupe de jeunes anarchistes et situationnistes. Le livre de souvenirs enfouis de Segura rapporte les faits méconnus des relations entre Guy Debord et Marianne : il l’a appelée « la dernière surréaliste ». Elle se préférait en Anonyme du XXe siècle. Mais les lignes du pouvoir sont en fuite : arts, pensées, mode de vie – tout est englobé dans le projet d’Alain Segura de ressusciter les fantômes d’anciennes photographies, et de donner le nom au passé. L’écriture sensible, très réflective, découpe les tranches de l’archéologie de l’époque effervescente de Mai 68, où l’auteur avait dix-sept ans. Marianne devait déterrer avec un marteau et une scie les solives et les poutres des demeures extravagantes parisiennes qu’elle choisissait pour atelier, et où elle recevait le cercle d’amis poètes et artistes. Joe – – projette un monument éphémère à Charles Fourier, Segura lit les pages de son roman Don Juan, qui restera inédit… Selon Marianne, l’atelier du 42, rue Galande abrite pour quelque temps André Breton, menacé par la bombe que le commando de l’OAS a déposée dans sa boîte à lettres, au 42 rue Fontaine.

Le texte principal de ce livre a été présenté dans la revue A contretemps en mai 2011. Le livre entier a été propulsé en orbite à l’instigation de deux amis anarchistes serbes, Relja Knežević et Aleksa Golijan, l’un historien, l’autre traducteur, qui projettent un livre de documents et de poèmes inédits de Marianne, auxquels est dédié le volet « Vingt ans après ». Le titre de l’avant-dire, « Explosante fixe », fait allusion à la définition de la Beauté que Breton donna jadis dans L’Amour fou. Marianne cite Breton qui, lassé des expositions de peinture, disait avec l’ironie : « C’était beau… » Il parait évident que pour exprimer l’univers de Marianne on a besoin non seulement d’une Saison… de Rimbaud avec « Being beautiful », mais aussi de l’explosante fixe de Breton. On conclut qu’il y a des beautés et des beautés plus difficiles, elles sont, plus fixes elles restent en mémoire. C’est le cas du livre rimbaldien d’Alain Segura en souvenir de Marianne Ivsic.

12 février 2023
Branko ALEKSIĆ

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020 par C. Dufour

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020

compte-rendu par Catherine DUFOUR

[Télécharger « Montage et assemblage » C. Dufour en PDF]

Recherches en Esthétique est la revue du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP), dirigée par le professeur Dominique Berthet1. Publiée en Martinique depuis 1995, elle rassemble autour d’un même thème de nombreux articles produits par des artistes ou théoriciens du domaine des arts plastiques, de l’esthétique, de la littérature, des arts du spectacle, de la photographie, du cinéma, etc. Chaque numéro consacre une place importante aux artistes contemporains, de la Caraïbe notamment, ce qui lui confère un intérêt particulier. Ce numéro 25, paru en janvier 2020, au format A4, compte 272 pages richement illustrées en noir et blanc et un cahier de reproductions en couleur. Les 37 pages de notes de lectures substantielles qui complètent les articles portent sur des ouvrages récents en relation avec les questions traitées, sur le cinéma notamment.

La revue comprend six sections. La première est un tour d’horizon théorique des pratiques de collage, montage et assemblage. La seconde envisage le cas spécifique du montage dans le cinéma soviétique et chez Hitchcock. La troisième aborde des domaines aussi inattendus que la pâtisserie, la « sape » congolaise, le sampling, les luttes et danses du Sénégal et du Brésil. La quatrième et la cinquième approfondissent les univers de quelques artistes, du Sénégal, de France et du Québec (IV), puis de Martinique, Guadeloupe et Cuba (V). La dernière enfin est un panorama de la XIII biennale de La Havane (2019), assorti d’une étude approfondie de deux artistes exposants.

COLLAGE, MONTAGE, ASSEMBLAGE

Après son éditorial de présentation, Dominique Berthet s’entretient avec Marc Jimenez2 (« Hiéroglyphes du futur »), qui juge nécessaire de questionner le montage et l’assemblage dans le contexte de la création contemporaine et de la mondialisation. Cet entretien témoigne d’une volonté de décentrage de pratiques artistiques longtemps considérées comme exclusives de la modernité européenne. Accordant une place de premier plan aux Caraïbes d’aujourd’hui et à une approche politique « décoloniale » de la création, la revue, tout en s’inscrivant dans le sillage des idéaux avant-gardistes européens, a vocation à les réinterpréter ou les contester.

Cet entretien pose plusieurs questions, de définition d’abord : en quoi montage et assemblage se distinguent-ils ? qu’ont-ils en commun avec le collage ? Le « montage » est un terme ordinaire dans le domaine du cinéma qui, par découpage et recomposition, produit toujours une forme achevée, fût-elle placée sous le signe de l’hétérogénéité. L ’ « assemblage » désigne le processus de mise en œuvre du montage et suppose une remise en cause du réel et de l’harmonie classique.

Berthet et Jimenez sont amenés inévitablement à aborder les grandes polémiques de philosophie esthétique suscitées par la pratique du montage, culminantes dans la sphère marxiste de la fin des années 30. Le titre de l’entretien, « Hiéroglyphes du futur », est un hommage à Ernst Bloch, génial précurseur d’une contemporanéité artistique qui ne pouvait se penser qu’en termes de fragments et de dislocations. Mais Bloch a été vivement contesté par Lukács, chantre d’un « réalisme » étayé par l’idée hégélienne de totalité et hostile aux « montages » des avant-gardes, jugées « décadentes ». Pour Walter Benjamin au contraire, l’œuvre d’avant-garde, issue d’une modernité en crise, ne pouvait être que divisée. En cela il était proche d’Adorno, qui souscrivait, comme Bloch, au principe d’une œuvre envisagée comme « reconfiguration de fragments épars ». Mais ni Benjamin ni Adorno ne partageaient l’idéalisme de Bloch et sa croyance en une fonction utopique du montage, procédé qu’ils rattachaient plutôt à une conception de l’histoire comme catastrophe…

Berthet et Jimenez rappellent que l’assemblage se développe surtout dans la seconde moitié du XX siècle, ce dont témoigne l’exposition The Art of Assemblage (MoMA, 1961) que Marc Jimenez n’hésite pas à qualifier d’origine de l’art « contemporain ». Le fragment, le discontinu, le chaos s’imposent, dans le sillage des dada-surréalistes (Ernst, Hausmann, Hannah Höch, Man Ray), relayés par les murs de Mai 68, les détournements des situationnistes, puis des designers, plasticiens, publicitaires et artistes du numérique. Collages et assemblages sont encore très vivants aujourd’hui : voir les greffes de peaux d’Orlan, le terrifiant Ruan de Xiao Yu (un assemblage transgénétique dans le formol), les collages photographiques de JR contre les politiques migratoires, la fresque de Pascal Boyart, La Liberté guidant le peuple 2019, solidaire des « gilets jaunes ».

Jean-Marc Lachaud (« Collages, montages, assemblages… Vers une esthétique de la non-cohérence ! ») rappelle que les cubistes, futuristes, dadaïstes, ont tous pratiqué le collage dès les années 1910, et commente à son tour l’exposition décisive de 1961. Le mot « assemblage » à cette époque prend le pas sur le mot collage, pour faire surgir la diversité des procédés et des matériaux utilisés. La démarche est souvent démiurgique : il s’agit d’arracher au monde des morceaux de réalité, de tailler dans l’existant, de fouiller les entrailles du réel pour imaginer un monde différent, onirique, surréaliste, fantasmatique, inscrit dans une volonté délibérée de ne pas dissocier art et vie grâce aux nombreux matériaux (y compris le vivant) et corps de métiers sollicités. L’assemblage devient la nouvelle façon de créer, qui remplace la peinture et la sculpture. Très concret, il contredit la pureté abstraite prônée par Clement Greenberg. De nouveaux objets sont inventés pour « passionner le monde », comme jadis les objets surréalistes, mais, issus de la société de consommation, ils ne peuvent en omettre une composante essentielle : le déchet, utilisé déjà par Schwitters. La non-cohérence n’est pas l’incohérence, c’est une nouvelle cohérence entre équilibre et déséquilibre, dans laquelle le regardeur a un rôle à jouer.

Pour approfondir les procédés de montage et d’assemblage, qui nient la mimésis et l’esthétique classique de la représentation, Dominique Berthet (« Montage et assemblage : une esthétique du choc ») accorde une place de choix aux cinéastes de l’avant-garde soviétiques, grâce auxquels le montage a mérité le statut de « concept » (cf. Dominique Chateau, Contribution à l’histoire du concept de montage. Kouléchov, Poudovkine, Vertov et Eisenstein, 2019). Refusant de copier le monde pour pouvoir le recréer, le montage disjoint ce qui est joint et inversement, produit des écarts et des rythmes inattendus entre des fragments, ce qui caractérise l’œuvre d’avant-garde. Différent du collage aléatoire, le montage est révolutionnaire car il produit des « réalités augmentées » à la hauteur des grandes secousses politiques de son temps.

Berthet revient sur les querelles entre penseurs de la sphère marxiste. Pour Lukács, le montage est inapte à remettre en cause le capitalisme et à rendre compte dialectiquement des rapports de forces sociaux et de la réalité objective. Pour Brecht au contraire, l’ébranlement de la fonction sociale de l’art par le montage et sa faculté de « nettoyage » du réalisme préparent la Révolution. Pour Adorno il n’y a pas d’esthétique révolutionnaire sans rejet d’un sens illusoire – qui résulterait du rapport fond/forme – au profit d’un sens restauré par une forme disloquée, résistant à un réel aliéné.

Berthet envisage les différentes facettes du fragment. Synonyme de manque, d’inachèvement, il est doté cependant d’une énergie propre. La force transgressive du montage, révélée au XX siècle, atteint au XXIᵉ une extension inédite grâce à la génétique, la robotique ou l’informatique…

Pour Christian Ruby (« Montage de part et d’autre ») c’est la notion même de « public » qui, de façon assez inattendue, est le résultat d’un « processus de montage », dont l’auteur s’attache à observer « les splendeurs et les misères » au fil de l’Histoire, en fonction des représentations dominantes ou des besoins de légitimation des institutions. Le public n’est ni une essence ni une forme unifiée.

En même temps que l’art cherche à s’exposer, le public devient au XVII siècle le baromètre de la réception de l’œuvre, en des lieux dédiés (théâtre, opéra), réservés à des communautés spécifiques.

Les élites parfois se sentent autosuffisantes en matière d’esthétique, parfois au contraire elles se définissent par rapport à un public jugé, selon les cas, actif et éducable, ou méprisable et passif. Les utopies de Schiller ou Kant ont tenté une troisième voie, celle d’un public capable de réguler ses contradictions internes.

Les approches sociologiques récentes rétablissent malheureusement des critères essentialistes : le public est bon ou mauvais (le « grand public »). Mais on ne peut souscrire à une telle négation d’un « public-montage » attesté, plus près de nous, par les provocations des avant-gardes (la « gifle au goût du public » de Maïakovski). La reconnaissance du « non-public » (la masse qui n’a pas accès à la culture) dans le manifeste de Villeurbanne (1968) a été une étape importante du processus. La « querelle de l’art contemporain », les arts de la rue, le spectacle vivant en immersion confirment l’existence de forces hétérogènes qui traversent un « public » en tension avec l’Art, à l’opposé de l’idéal kantien d’universalité du goût.

Artiste ayant vécu entre la France et la Martinique, Sentier (« Le tragique dans l’assemblage ») définit l’assemblage à partir du concept d’apeiron par lequel Anaximandre désignait l’informe, le principe originel de toute chose, l’indéfini, l’illimité, étroitement lié à l’Un, hantise de l’Antiquité et axe souterrain de l’assemblage, stable en apparence mais instable par essence. Son indétermination spatio-temporelle ouvre à tous les possibles d’un Réel sans cesse menacé. Il s’oppose à l’art traditionnel qui prétendait figer les forces antagonistes inhérentes à la création (Gilbert Simondon), les contenir grâce au cadre du tableau, à la sculpture en ronde-bosse, à la précision du socle ou au dessin sous vitre. L’assemblage peut s’effondrer à tout moment, par retrait d’un de ses fragments reliés au hasard chaotique de l’univers. Il n’est pas étonnant que les dadaïstes et surréalistes l’aient pratiqué, à une époque où les valeurs et certitudes scientifiques et philosophiques, corrélées aux monstruosités de l’Histoire, vacillaient. Le « bricolage » de Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage en est également une incarnation.

Sentier remarque que les assemblages de nombreux artistes (Beuys, Louise Bourgeois, Ana Mendieta, Tomas Hirschhorn, etc.) sont engagés politiquement et témoignent d’une sensibilité anticoloniale. Antonio Negri et Michael Hardt valorisent le collectif et la multitude, en adéquation avec la pratique de l’assemblage. L’assemblage refuse d’achever, c’est-à-dire de tuer. Il condamne la supériorité du tout sur la partie. Le manque, le lacunaire y sont valorisés. Il parle de l’intolérable et de la « logique du pire » (Clément Rosset) contre toutes les harmonies mensongères.

MONTAGE ET ASSEMBLAGE DANS LE CINÉMA

Si la pratique du montage par les cinéastes de l’avant-garde russe est d’une richesse incomparable, c’est qu’elle a tenté de se nourrir de théorie. L’article de Dominique Chateau (« Montage : un concept léniniste ») est un va-et-vient entre les écrits de Lénine, lecteur de Hegel, Marx et Engels, et les prises de positions des cinéastes soviétiques. Le montage quasi « gestaltiste » d’Eisenstein doit beaucoup à la dialectique hégéliano-marxiste, prônant le heurt entre des fragments qui prennent sens par leur emplacement dans une suite. Le Kinoglaz (Ciné-Œil) de Dziga Vertov propose une relecture du monde grâce aux « intervalles », ces écarts entre deux images successives dans un même plan, obligeant le spectateur à des « sauts dialectiques » révélateurs du décalage entre réalité et représentation.

Malgré leurs désaccords, Eisenstein et Vertov accordent tous deux une importance primordiale au dynamisme des images et au mouvement, par fidélité à un hégélianisme qui considérait le devenir et la transformation comme les processus essentiels du Réel. Leur conception du « mouvement » ne se réduisait pas au « rythme » de l’image mouvante du cinéma américain des débuts du XX siècle (Edwin S. Porter), mais recherchait un « dépassement dialectique » par le montage.

Aspirant à un cinéma révolutionnaire, les cinéastes russes n’ont pas fait allégeance au réalisme socialiste. Eisenstein était partisan d’une « auteurité » singulière – La Grève c’était de l’art – et Vertov était hostile à toute vulgate stérilisante. Tous deux ont trouvé dans les écrits léninistes un soubassement théorique à leur pratique, et les arguments dialectiques d’une résistance à une idéologie qui devenait totalitaire.

L’article de Bruno Péquignot (« Montage / assemblage : dialectique vs mécanique ») prolonge le précédent en approfondissant les théories de Dominique Chateau. La distinction entre « montage » et « assemblage » se calque parfaitement sur celle que fait Marx entre matérialisme classique et matérialisme dialectique. Transposées dans l’univers du cinéma, les oppositions binaires et mécaniques du matérialisme classique seraient du côté d’un « assemblage » réduit à un simple collage dans une continuité narrative. Or le « montage » d’Eisenstein recherche un « saut qualitatif », analogique de la transformation hégéliano-marxiste de la quantité en qualité et apte à désorganiser la logique ordinaire, à la dialectiser par la puissance du choc, en une sorte de distanciation brechtienne. Le montage n’est pas une « somme » mais un « dépassement ». Le tout « rétroagit » sur les parties, en vertu du « principe d’organicité » énoncé par Kouléchov.

Le montage est donc aux antipodes de la « théorie du reflet » du réalisme socialiste, niant l’être en perpétuel devenir (Héraclite) et « le processus éternel du mouvement, de la naissance des contradictions et de leur résolution » (Lénine).

Analysant les processus de « déconstruction » du célèbre Psycho (1960), Sébastien Rongier (« It’s all in your imagination », Alfred Hitchcock, « Sublime Psycho ») montre comment Alfred Hitchcock a su tirer parti des leçons de montage des avant-gardistes russes pour assouvir ses propres objectifs (La Mort aux trousses). Hitchcock excellait dans l’art de mettre en abyme les relations spectateur / auteurs comme Dziga Vertov qui, dans L’Homme à la caméra (1929), avait révélé les ficelles du montage. Hitchcock maniait à merveille les techniques de distanciation pour tromper l’attente du spectateur. Rien de tel que le procédé de « démontage publicitaire » de la bande-annonce, dans laquelle le cinéaste nous propose une visite des lieux du crime…

Le moment crucial est la célèbre scène du meurtre sous la douche. Choc et sidération, fascination et terreur, horreur et jouissance sont au rendez-vous de ce moment digne du « sublime » kantien et de son « surgissement » inouï. Mais si chez Kant il s’agit de phénomènes de la Nature, chez Hitchcock l’horreur surgit au cœur de la banalité. Le sublime selon Kant produit un « plaisir négatif » qui induit un jugement. Cela s’applique à la scène de la douche : ce qui n’aurait pas dû advenir, ce qui ne devrait susciter que dégoût est perçu inéluctablement comme un « montage », dont le spectateur ressent le vertige et dont il décompose intellectuellement les procédés, en une indéniable jouissance esthétique.

Hitchcock a contourné la censure hollywoodienne en faisant « voir » ce qu’il ne fallait pas voir. Au point que la « mise en désastre » ne concerne pas seulement le crime sous la douche mais représente la première anticipation, visuelle et populaire, d’une violente crise de société en gestation.

MONTAGE, ASSEMBLAGE ET DIVERSITÉ

Hélène Sirven (« Esthétique des pièces montées d’Antonin Carême, assemblages délicieux ») nous régale de l’univers fabuleux d’Antonin Carême (1783-1833), fondateur de la haute gastronomie et véritable architecte de la pièce montée de luxe, très prisée des cours de toute l’Europe. Ses « montages » culinaires insensés et ses installations de tables s’inspiraient de ses voyages et de son immense culture, du classicisme antique et de la décoration égyptienne jusqu’aux jardins anglais ou exotiques…

L’art contemporain s’est souvenu de cet art du montage éphémère, comparable à un spectacle onirique tout en étant un memento mori transformé en performance participante. Par son esthétique de l’instabilité, Carême n’ignorait pas la fragilité des mondes. Ses pièces montées représentaient une élévation avant « la digestion puis la disparition des délices et des vanités ».

D’autres artistes se sont exercés à la création culinaire, d’Arcimboldo au contemporain Saverio Lucariello. Daniel Spoerri a été l’un des plus talentueux artistes monteurs et assembleurs du gastronomique.

L’article de Laurette Célestine (« L’univers de la sape : art de l’assemblage vestimentaire ou art de vivre ? ») nous entraîne sans transition dans l’univers de la sape. Tout y est bon pour se fabriquer les assemblages les plus audacieux de grandes marques et d’accessoires de luxe, par la débrouille s’il le faut (échanges, marché noir, recyclage). La sape a sa langue spécifique, ses jeux de mots, ses surnoms pittoresques, ses joutes verbales, toute une mythologie parodique.

Est-elle née avec la friperie européenne d’Afrique de l’Ouest ? Descend-elle des dandys français du XIXᵉ siècle ou des « teddy boys » endimanchés des milieux populaires anglais (Manuel Charpy) ? Est-elle apparue avec le retour des combattants congolais de la première guerre mondiale ? Ou dans les années 50, quand des Congolais ayant étudié à Paris ouvraient des boutiques « existentialistes » avec des habits griffés ? Ou encore dans le quartier de Bacongo à Brazaville lors des folkloriques années 70 ?

La sapologie témoigne de la violence coloniale et des désirs d’émancipation identitaires. Les sapeurs se sont opposés à Mobutu. La dissidence de ces exclus a produit « une créolisation de la mode occidentale » (Alain Mabanckou).

La sape perdure en tant que révolte, malgré les critiques qu’elle subit. A Paris les sapeurs sont à Château Rouge, à Barbès, dans les boîtes de nuit, mais aussi de plus en plus dans les banlieues. Les églises évangéliques les accueillent un peu partout. Au Congo ils essaiment dans les villages. Ils sortent des frontières, du fait des migrations, et intègrent les femmes. La sape devient planétaire. C’est une culture qui réactualise les mythes, un art de vivre politique et non violent étendu à d’autres arts.

Steve Gadet (« Le Sampling ou l’art de l’échantillonnage dans la culture hip-hop : assemblage ou vol ? ») est enseignant-chercheur en civilisation américaine à l’Université des Antilles et rappeur immergé dans la culture hip-hop, qui concerne la danse, la musique, les arts visuels (graffitis), le DJing (techniques des DJ) et le rap.

Le sampling (l’échantillonnage) est un assemblage de fragments sonores hétéroclites insérés par les beatmakers dans des œuvres existantes. Il est né dans le Bronx des années 70, où les artistes, condamnés à la débrouille, se passionnaient pour l’emprunt, la transgression, le détournement. Enlever ses lacets, mettre sa casquette ou son jean à l’envers, exhiber des griffes de luxe malgré sa pauvreté, détourner le sens des mots : toutes ces idées ont été réinvesties dans la mode et la haute couture.

Cet art a été souvent mal jugé à cause de sa supposée facilité, de ses profits extravagants dans les années 80, de ses guerres de propriété intellectuelle et de ses procès (Copyright Criminals de Benjamin Franzen, 2009).

En fait, le sampling malmène la culture dominante en réduisant l’écart entre créateurs et consommateurs – tout le monde peut créer à partir de la boîte à rythme – et exacerbe de façon menaçante l’intérêt pour une culture noire américaine méconnue.

La presse musicale populaire, la grande industrie culturelle, bon nombre de musiciens et de critiques n’ont pas bien compris les subtilités de cet art pris pour du plagiat… alors qu’il descend d’Andy Warhol et d’une esthétique maîtrisée du collage.

Edu Monteiro (« Parangolaamb ») nous décrit la lutte sénégalaise (« laamb » en wolof), ce rituel magique de la tradition africaine, devenu un véritable sport national. Les lutteurs sont recouverts de vêtements (manteaux, housses) et accessoires (colliers, cornes, serpents, têtes de chèvres, cuir) qui forment des « assemblages » extravagants dotés de pouvoirs surnaturels. Aujourd’hui hautement médiatisée et urbanisée, la laamb, pratiquée dans les plus grands stades, se perpétue dans les villages les plus reculés. La ladja de Martinique et la capoeira du Brésil sont des réminiscences diasporiques de ces luttes qui ont pour fonction, grâce à la transe, de capter l’invisible.

Edu Monteiro tisse des rapprochements entre la laamb et les Parangolés de l’artiste brésilien Hélio Oiticica, ces couches de vêtements aux matériaux, couleurs et textures variés, souvent pauvres, semblables aux accoutrements des sorciers, danseurs et combattants africains, ce qui valut à Oiticica d’être désavoué par l’anti-africanisme de la dictature militaire (1964). Ces assemblages s’accordaient tout à fait avec la favela et la samba, née à de Rio de Janeiro au XIX siècle et héritière des percussions des esclaves africains.

Inspiré par Rauschenberg, Jasper Johns et Dubuffet, Oiticica ne s’est pas contenté de repenser des formes : ses Parangolés convoquaient l’ensemble de la culture et incitaient à la fusion du spectateur-acteur avec « le potentiel primitif de la vie ». Cet « anti-art » allait plus loin que les tentatives des avant-gardes occidentales de réintroduire du mythe (Breton) dans l’étroitesse du monde intellectuel et bourgeois.

PRATIQUES MONTAGISTES ET ASSEMBLAGISTES (SÉNÉGAL, FRANCE, QUÉBEC)

Babacar Mbaye Diop (« Daouda Ndiaye, un artiste dans la transversalité des formes d’expression ») rend hommage à un artiste très célèbre du Sénégal. Formé à l’art-thérapie, Daouda Ndiaye crée dans un esprit de développement personnel. Il coordonne de grands projets environnementaux, utilisant le recyclage et la récupération dont il est un adepte fervent. Habitué aux collectes de papiers, bouteilles, tissus, goudron, filets, plastiques, objets usagés, il les métamorphose par le dessin, le collage, la photo ou les installations. Les objets et matériaux les plus incongrus figurent dans ses assemblages : grigris ou vieilles chaussures, fragments de moteurs ou de télévision rouillés, disques grattés, cartons d’emballage, roseaux, et ainsi de suite… L’expérience jubilatoire de l’assemblage prime sur la réalisation d’une forme.

L’auteur distingue deux tendances dans l’assemblage contemporain : celui qui agence des objets ou des matières choisies pour leur histoire, leurs significations diverses, sans préjuger du résultat ; et celui qui part d’une idée précise de création et choisit des objets en rapport avec cette idée. Daouda Ndiaye pratique les deux méthodes.

Dans le premier cas il fait surgir les potentialités, l’instable et le provisoire, le gâchis de la société de consommation (la série des Consommables). Mais il transforme et sculpte aussi le papier récupéré pour concevoir le projet « 100 papiers » et la gigantesque Muraille des sans-papiers (2000), ou des flèches de chasseurs massaï en hommage au passé de l’Afrique…

Heiner Wittmann (« Du montage-livre aux assemblages mobiles de Michel Sicard, poète et plasticien ») nous fait pénétrer dans les livres d’artistes de Michel Sicard. Berlin palimpseste (1994) fait apparaître la ville comme « espace de stratification » dans un univers d’effacement et d’oubli.

Sicard est passé des concepts de dispositifs empruntés à Deleuze et Lyotard à la création sur matériaux vivants, tissus ou déchets. À partir de 2004 il produit en duo avec Mojgan Moslehi. L’exposition « Signes et Flux » (2008) joue sur l’érosion, la fluctuation, l’impossibilité de l’image à se fixer. Le thème du corps absent domine dans la série Corps spectral, compositions de peinture et vêtements découpés et vides, mus par une sorte de tornade. C’est le monde de l’aléatoire, du hasard et de la catastrophe (Paul Virilio), un « univers dystopique ». La langue des astres (2004) est un livre non feuilletable dont la déconstructivité inspirera d’autres installations « écartelées » comme Notes de brouillard (2017).

Ensuite viennent des assemblages mobiles, « sculptures de papiers flottants » qui jouent « des chevauchements, des superpositions, des coulures » (24 heures de pluie), des tableaux noirs qui « font bouger l’écriture » (Darkroom, 2016), des œuvres nourries de « dark energy », à la frontière de la peinture et de la physique, ou d’impermanence (Remanence). Le « montage/collage recto-verso » est censé rendre sensible une réalité obscure du passé, (The Hidden Face of the Moon).

On renvoie aux explications quelque peu hermétiques qui accompagnent la « non-œuvre » du duo d’artistes présentée dans une « non-exposition » (« Enfermement », Saint-Denis, 2019) pour parler de « disséminations, tremblements, ruptures », de « tourbillon de possibilités, virtuelles ou vivantes », lisibles en termes sartriens de « rien, sinon un « pullulement de ceci » !

L’artiste plasticien Bernard Paquet (« Monter la peinture à la recherche d’un milieu ») nous introduit beaucoup plus concrètement dans les secrets de fabrication d’une série d’œuvres réalisées entre 1987 et 1995. Le dispositif initial se compose d’une toile peinte tendue au mur et d’une série de documents personnels, tous de forme rectangulaire, librement disposés sur une table. Les documents viennent s’intégrer à la toile peinte, formant une grille aux démarcations régulières, éloignée de l’unité illusoire de la peinture traditionnelle comme de l’assemblage chaotique.

L’artiste s’intéresse plus au montage, sans principe préétabli, qu’au projet lui-même. Il raconte comment chaque document vient se placer sur la toile, géométriquement, mais aussi selon le principe des associations libres du « séparer pour mieux joindre, réunir pour mieux dissocier ».

La grille de l’artiste n’est pas celle de Dürer, qui sert de trame à une œuvre qui, une fois finie, fait disparaître les sutures, contrairement à la sienne. Elle se différencie aussi de la grille de Rosalind Krauss, cette structure régulière emblématique du modernisme. Sa grille joue sur des liaisons tâtonnantes sans cesse différées, dans une jubilation qui anticipe celle du regardeur. L’harmonie de la peinture hollandaise fait place aux sauts expérientiels, aux échanges de transparences et d’opacités, aux visions multiples.

Une dynamique centrifuge/centripète s’opère entre le fragment et le tout selon les priorités du regard. Cohésion et morcellement, ouverture et fermeture, dedans et dehors, vide et plein ne s’opposent plus. Comme Merleau-Ponty, Paquet constate que « si les choses empiètent les unes sur les autres, c’est parce qu’elles sont l’une hors de l’autre ». La toile est un « mi-lieu » qui « adoucit les déchirures inhérentes à la diversité », un plan visuel « pré-linguistique » et « transcatégoriel », un « entre-deux » d’émotions indicibles qui permettent à l’artiste de « s’assembler ».

MONTAGE ET ASSEMBLAGE EN CARAÏBE

Pour Frédéric Lefrançois (« Assemblage du paradigme proto-esthétique aux Amériques »), le paradigme proto-esthétique des Amériques est né avec le « traumatisme fondateur » de 1492, qui a posé les bases d’une « déterritorialisation de l’esthétique », d’une « chaosmose » (Guattari), d’une « pensée comme hétérogenèse » (Éric Alliez). Du choc des mondes, analysé ici de façon très documentée et érudite, devait naître cette sensibilité « composite et tectonique » qui caractérise l’esthétique du Nouveau Monde : puzzle, mosaïque, kaléidoscope, « hybridité éruptive » toujours remaniée à partir de fragments, dont l’existence même trouble la pensée de la « raison organisatrice » et de l’unité, chaque fragment étant en lui-même un microcosme. Édouard Glissant, à l’aide des métaphores du Tout-Monde et du rhizome, a réfléchi inlassablement aux passerelles, métissages, tissages et assemblages rendus possibles par les chocs incroyables, tremblements de terre naturels et séismes historiques à l’origine d’une modernité singulière. Entre esthétique occidentale (Baumgarten, Hegel) et sensibilité décoloniale, « légataire » de la proto-esthétique transaméricaine », cette nouvelle modernité s’incarne par exemple dans les étranges « assemblages transhistoriques » hybrides du Jamaïcain Colin Garland ou les installations en apparence chaotiques de la série Entrechocs de Valérie John.

Pour Scarlett Jésus (« Réflexions sur les notions de montage et d’assemblage à propos de quelques œuvres de trois artistes : Sébastien Jean, Eddy Firmin et Florence Poirier-Nkpa ») le montage artistique est une recomposition libre qui n’a rien à voir avec la « chaîne de montage » qui ajuste des pièces détachées pour réaliser un produit fini. Le montage digne de ce nom est « susceptible à son tour d’engendrer de nouveaux assemblages » et de rendre de la grandeur à des éléments méprisés.

Scarlett Jésus décrit une œuvre sans titre (2012) du Haïtien Sébastien Jean, faite d’éléments collectés au hasard mais triés à dessein : sommier à ressorts, tôle endommagée, volant de voiture, fil de fer, planches, aluminium. Du savant assemblage de ces fragments émerge une silhouette sombre encagée ou crucifiée. Le vaudou rôde. La pensée mythique de Lévi-Strauss revit dans les étranges compositions (les bris-collage) de l’artiste.

Scarlett Jésus s’intéresse ensuite aux Egoportraits d’Eddy Firmin, des assemblages parodiques qui mettent en scène la « ruse de l’intelligence » des descendants d’esclaves, « bidouillant » avec les moyens du bord. Ses moulages de tête déclinés à l’infini sont des chefs-d’œuvre d’errance imaginative, d’humour décapant anti-occidental, sans crainte du trivial ni du mauvais goût.

Florence Poirier-Nkpa à Saint-Martin réalise des « avatars », images de synthèse obtenues à partir d’éléments de son propre visage greffés sur les portraits numériques d’autres individus. Ses chimères transgenres, qui se métamorphosent inévitablement, sont souvent inquiétantes, comme son NoName#21 (2018) avec ses trois têtes emboîtées inidentifiables.

L ’ « esthétique du brouillage » questionne l’identité, l’altérité et le genre, au nom d’une « créolisation » en devenir.

Christian Bracy (« Articulations, désarticulations, reformulations ») s’approprie les mots « culture » (Lévi-Strauss), « crise du sens », « désajustement » pour défendre une conception politique de l’art. Les œuvres doivent rendre compte des chocs subis par l’artiste dans l’après-Auschwitz (Adorno), confronté au seul matériau brut et à une toile qui « n’est plus fenêtre » (Alberti, XVᵉ siècle) « mais surface » (Françoise Monnin).

L’auteur applique ses observations à cinq artistes guadeloupéens contemporains. Antonio Roscetti crée à partir de dessins spontanés réélaborés indéfiniment à l’aide du numérique et de matières hétérogènes. Michel Rovelas travaille « aux frontières du chaos », à la recherche d’une unité perdue. Daniel Dabriou, « photographe-auteur », produit des assemblages légendés de phrases détournées. Les dessins et les images de « corps-monuments » de Béliza Troupé mêlent la terre, l’eau, les textiles, les médecines traditionnelles, pour célébrer les autochtones amérindiens et leurs « afro-descendants ». Stanislas Musquer associe inspiration picturale haïtienne et emprunts à des livres d’heures du Moyen Âge chrétien ou à des planches anatomiques (Des parcelles de peaux noires sur la peau blanche, 2018).

L’art est-il métaphysique comme le prétendait Malraux ? Christian Bracy, à la suite de Nathalie Obadia (Géopolitique de l’art contemporain, 2019), réfléchit de façon plus terre à terre aux promesses de l’art mondialisé. Sa conclusion est pessimiste : les œuvres émancipées ne trouvent pas toujours d’interlocuteurs, car les pays du Sud restent tributaires des univers économiques et symboliques médiatisés des pays du Nord.

Dans son entretien avec Sophie Ravion d’Ingianni (« Hétérogénéité, discontinuité, assemblages et collages dans l’œuvre d’Hugues Henri »), Hugues Henri désavoue les assemblages « post-modernes » vides de sens. Et s’il compare ses « lambiscopes » (des objectifs vissés à des coquillages du Pacifique, les lambis) aux « téléphones-homards » de Dali, ludiques et poétiques, la plupart de ses œuvres sont engagées. Son installation Balseros de La Méduse (2019), outre l’allusion à Géricault, n’offre aucune difficulté d’interprétation : c’est un assemblage de gilets de sauvetage, valises, mâtures de bois, couvertures de survie, l’une enveloppant un mannequin peint en acrylique terre de sienne, le regard vide et les dents blanches. Il en va de même pour Opinion publique européenne qui réunit des dessins de personnages munis de lunettes 3D, des mannequins la tête en bas et des maquettes d’immeubles ceints de ferraille et surmontés de fausses caméras vidéos. Guerre civile – Guerre si visuelle (1995) parodie le martyre de Saint-Sébastien par ses empalements de machines à écrire, d’ordinateurs éventrés par des tiges métalliques, ses composants électroniques et panneaux mimant des logiciels. Les montages vidéos d’objets médiatiques transformés en armes matérialisent le « leurre virtuel » de Paul Virilio.

L’artiste tient à se différencier de Braque et Picasso, de l’Arte Povera et du Nouveau Réalisme. Il préfère se revendiquer de Rodtchenko et El Lissitzky, ou d’Eisenstein quand il décrit ses photomontages numériques d’Amérindiens, dont les parures de plumes circulaires coïncident avec les roues d’une machine à vapeur, dénonçant ainsi la dispersion des derniers Kalinagos de Guadeloupe à l’arrivée des machines de l’industrie sucrière. Son assemblage-colonne AMERIKKK FIRST, de 2016, est un message antiraciste explicite contre l’élection de Donald Trump.

Martine Potoczny (« Assemblage, montage et métamorphoses : regards croisés sur les pratiques de Christophe Mert (Martinique) et de Kcho (Cuba) »), qui s’est entretenu avec Mert et Kcho dans leurs ateliers, reconnaît dans leurs œuvres « ouvertes » (Umberto Eco) des affinités avec Schwitters. L’artiste martiniquais Serge Hélénon ajoute que celles-ci répondent aux spécificités de l’assemblage caribéen, conditionné par une culture de la survie et une société d’économie primitive.

Christophe Mert a grandi en bord de mer dans un ancien lieu d’habitation amérindienne. Objets ramassés dans le sable, coquillages, vieux bois, rebuts rejetés sur la plage de son enfance, déchets arrachés aux « encombrants » et aux décharges sauvages le mènent nécessairement à l’assemblage. Il malmène le bois des palettes ou les bidons de fer arrivés par bateaux. Il les démantèle, les brûle, les détruit sur place avant de créer. La tôle récupérée ici et là, les restes de rails et de wagons utilisés pour transporter la canne vers les usines sucrières parlent d’épaves humaines. Mert recrée à partir de « bribes et de morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (Florence de Mèredieu).

Son atelier est un invraisemblable bric-à-brac d’objets et matériaux accumulés sur un sol qu’il nomme « assemblage chaos » ou « magma créatif », et sur lequel poussent ses totems géants, ses Guérisseurs d’âmes en ferraille et petit électroménager, semblables aux vieux guerriers de Chamoiseau. Ses Atoumo (2013) sont des panneaux en bois brut et tôle imbriqués, écaillés, blessés, scarifiées et rouillés. Un système d’éclairage y dévoile des paroles, des visages et des présences…

Né dans une île au large de Cuba, Kcho appartient à la génération des artistes de 1990 hantée par l’isolement, la migration, la navigation et l’exil. Lui aussi pratique la collecte et l’appropriation : branches sèches, feuilles de palmier, filets, terre noire et rouge de Cuba, morceaux de quais, de pontons, de barques trouées, de cordes, rames, hélices, bouées et autres rebuts de la mer. Ses « embarcations loufoques », « surréalistes », à la fois bateaux, voitures ou maisons, sont démembrées et recomposées. El David est une gigantesque sculpture flottante. Le monumental El Pensador, interprétation cubaine sans cesse remaniée de Rodin, assemble des matériaux et objets de la terre et de la mer. Selon Emmanuel Guignon, l’œuvre de Kcho équivaut à « un naufrage ».

DOSSIER 13ᵉ BIENNALE DE CUBA

L’article de Lise Brossard (« Sept jours à la 13 Biennale de La Havane ») propose une déambulation illustrée dans les différents lieux d’exposition de la 13ᵉ Biennale d’art contemporain de La Havane d’avril-mai 2019, « La Construcción de lo Posible », dont la diversité et l’inventivité des œuvres émerveille. Utopie, engagement, participation des habitants, mondialisation, croisement des cultures du passé et d’aujourd’hui, mémoire des tragédies en sont les maîtres-mots.

Lors de cette biennale, deux artistes ont particulièrement impressionné Anne-Catherine Berry (« Montage et assemblage chez Richard-Viktor Sainsily Cayol (Guadeloupe) et Juan Roberto Diago Durruthy (Cuba) : un acte de résistance et de déconstruction ») qui tous deux ont recours à des fragments « collés, cloués, agrafés, cousus, emboîtés, attachés », symboliques d’une perte de totalité,

Grands Crus 2.0, de Richard-Viktor Sainsily Cayol, est une installation lumineuse de fûts de rhum, tiges métalliques et lampes à LED. Les défauts du bois, volontairement visibles, évoquent le vieillissement du rhum, la culture de la canne, l’esclavage de l’homme noir et le commerce « triangulaire » (comme le socle de l’installation). Les piques de métal, symboles de l’ordre occidental, donnent aux barils un air de poissons armés ou de poupées vaudou. Le fût métaphorise les tortures du corps noir et l’enrichissement des colons.

Les peintures, sculptures ou installations de Juan Roberto Diago Durruthy expriment les blessures de l’espace cubain, passées (la traite) et contemporaines (la crise économique des années 90, le réaménagement du socialisme, l’émigration de masse, l’afflux des touristes). Resistiendo en el tiempo (Résister dans le temps) est une sorte de conteneur, un montage d’éléments rouillés, une imbrication de pièces de structures différentes, une mosaïque colorée laissant apparaître des vides. Autant de variations que d’ « identités brisées, recomposées et plurielles ». Le métal représente Ogún, dieu de la guerre et du renouveau dans la mythologie yoruba. C’est une peau qui garde les cicatrices laissées par le feu de la forge, symbole de souffrance et de régénération. Les points de soudure ou de couture et le bois calciné renvoient aux blessures de l’esclavage et à l’art africain des scarifications. Ciudad quemada (Ville brûlée) est un agencement de boîtes en bois brûlé semblables aux habitats précaires de l’île et de tous les migrants du monde…

Paraphrasant Césaire l’auteur conclut que l’art est une arme non-violente contre la violence de l’Histoire.

CONCLUSION

De la lecture de cette revue ressortent des définitions claires des concepts de montage et assemblage, et relativement homogènes, avec quelques nuances précieuses selon les auteurs. Les présentations d’œuvres des sections III à VI sont riches en rêveries, utopie et poésie, et fortes d’une quête d’identité à restaurer. La dimension métaphorique immédiate des assemblages décrits relaie l’abstraction théorique des parties I et II, mais tous les articles sont émaillés de références historiques, philosophiques ou esthétiques, souvent très récentes.

Le cosmopolitisme revendiqué fait écho aux aspirations des premières avant-gardes, même si « l’art global » (contesté vivement par un des auteurs au moins) n’est plus l’internationalisme des débuts du XX siècle… On ne peut s’empêcher de penser que la biennale de La Havane ressemble beaucoup à celles d’autres grandes capitales…

Mais preuve est faite que le montage et l’assemblage sont des pratiques absolument contemporaines, illustrées par la richesse exceptionnelle de la production caribéenne, qui ne se prive pas, tout en puisant aux sources européennes, de les « créoliser » ou de les tourner en dérision au nom d’une révolte « décoloniale ».

Le plus émouvant est sans doute l’allusion, dans plusieurs articles, à une source « primitive » du montage, puisqu’à Zurich en 1918 Dada se voulait « nègre » avant tout, entre danses et tambours furieux de Huelsenbeck et masques de Marcel Janco, ces assemblages de matières pauvres, porteurs, comme les œuvres décrites ici, d’un potentiel de contestation de l’ordre dominant.

Février 2021

  1. Dominique Berthet est directeur du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques, critique d’art, professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane et chercheur associé au Laboratoire d’Esthétique Théorique et Appliquée de l’Université Paris 1.

2. Marc Jimenez, très ancien collaborateur de la revue, est auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain, professeur d’esthétique à l’Université Paris 1 et directeur du Centre de Recherche en Esthétique.

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires,

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires, vol. 47.3, automne 2016, sous la direction de Laure Michel et Anne Tomiche, Université Laval, 2018. 

Compte-rendu par Catherine Dufour

[Télécharger cet article en PDF]

Le volume 47.3 de la revue d’Études littéraires consacre un dossier à Fureur et Mystère (1948) de René Char, qui rassemble des textes écrits de 1938 à 1947, réunis après la guerre en cinq recueils : Seuls demeurent (1945), Feuillets d’Hypnos (1946), Les Loyaux adversaires, Le Poème pulvérisé et La Fontaine narrative (1947).

Engagé dans les maquis et refusant toute publication pendant la durée de la guerre, René Char semblait entériner l’incompatibilité entre l’action sur le terrain et l’action par la poésie, « dérisoirement insuffisante ». La lecture approfondie de Fureur et Mystère incite cependant à nuancer de telles affirmations. Les questions abordées au fil des articles permettent de cerner les caractéristiques d’une poésie résistante qui refuse de se dire « poésie de la Résistance ». Il y est question notamment des relations entre l’action et le verbe, du recours au silence poétique et à l’obscurité, du choix des formes (prose, feuillets, aphorismes), du rôle joué par la figure de Sade.

Ce dossier est complété par une analyse de La Case du commandeur d’Édouard Glissant et un entretien avec Le Clézio, suivi d’un article sur son écriture « sismographique », qui prolongent, à leur façon, la question de l’engagement en littérature.       

Bertrand Marchal, « L’action et le verbe dans Feuillets d’Hypnos »

La confrontation entre les « loyaux adversaires » (allusion au titre du troisième recueil de Fureur et Mystère) que sont « l’homme d’action » et « l’homme du verbe » sert de long préambule à B. Marchal, étayé par une étude serrée de l’Argument inaugural de Seuls demeurent et des métaphores, bibliques ou agropastorales, qui caractérisent ces deux protagonistes. Il en ressort que les opposer serait un contresens et que leur contradiction n’est pas de nature « hégélienne », mais « héraclitéenne ».

La suite de l’article s’organise autour des trois principes qui structurent cette dualité action/verbe : la suspension de la parole, l’éthique de l’action et l’invention d’une « poéthique ».

L’action clandestine suppose une « traversée du désert de la parole », qui renvoie à l’exode biblique. Le poète est un enfant (in-fans : celui qui ne parle pas encore). Le tarissement de la Sorgue est une image privilégiée de cette suspension. Mais Hypnos veille dans la nuit comme la Madeleine à la veilleuse de Georges de la Tour.

Une « éthique de l’action », qui se réfère au stoïcisme, remplit la place laissée vide par la suspension du verbe. Le « retour sur soi » poétique prépare à l’action, qui doit se réduire à l’essentiel, par « élagage de soi » et apprentissage de la liberté contre tous les déterminismes, darwiniens, marxistes ou freudiens.

La « poéthique » a pour mission de concilier l’action avec l’ascèse « du plus haut silence ». Le poète est tour à tour élagueur de branches mortes, aiguilleur, sourcier, boulanger de la « nouvelle eucharistie », berger nomade chef de maquis, antithèse des fermiers sédentaires (les généraux d’Alger).

La poésie de la Saison en enfer des années 1943-1944 est « en avant » (Rimbaud). Incarnée, elle ne doit pas céder au mysticisme. Elle est renaissance après une douloureuse « régression prénatale » : Char ne se prénommait-il pas René ? La poésie est vérité vivante et non soleil dénaturé comme la croix gammée. C’est une « infante » (féminin d’enfant ») en deçà de la parole. Mais elle n’est pas triomphale : elle dit « à voix basse » le langage de la sensation contre l’abstraction, de l’évidence subjective, de l’imagination. Elle irrigue l’action et ouvre l’horizon d’une espérance païenne, tandis que la « fécondité paradoxale de la nuit » prend à rebours les ténèbres hitlériennes. L’ange, ou la Femme du Prisonnier de Georges de La Tour, sont des allégories privilégiées de ce mystère métapoétique : la poésie est au « service énigmatique » de l’homme, non par son hermétisme, mais par l’hommage qu’elle rend au mystère même de sa condition.

Olivier Belin, « La “’voix d’encre”’ de René Char. Poésie et silence dans Fureur et Mystère »

L’article d’Olivier Belin complète celui de Bertrand Marchal par l’étude de la multiplicité des configurations du silence dans Fureur et Mystère. Il montre comment René Char fait « chanter le silence », repense le « mutisme éditorial » du poète et analyse les caractéristiques d’une « poésie asymptotique du silence ».

Le silence est un acte poétique à part entière. La parole doit être laissée un moment en suspens avant d’être relayée par l’action. La poésie de Char est aux antipodes de celle d’Aragon, épopée, « bel canto » ou « carmen ». Si le silence et la « parole entravée » sont constitutifs d’une certaine poésie moderne, chez Char ils témoignent d’une violence consentie pour échapper à la rhétorique et à la gratuité des images. Le silence est résistance contre la propagande nazie, mais aussi contre le bavardage littéraire.

Le « mutisme éditorial » de Char n’a pas été aussi radical que le veut la légende : le poète en 1940 propose à Gallimard une mouture de son premier recueil, qui est refusée, et ce n’est que peu à peu qu’il renonce à toute publication. L’intensification des combats de l’été 1943 n’autorise de toute façon que des notes hâtives, des bribes de parole arrachées par Hypnos, frère jumeau vigilant de Thanatos, à la parole bâillonnée. Les métaphores de l’incendie et du bélier illustrent la « fureur » de la plume.

Le silence a plusieurs visages. Il peut être hébétude, sidération, ou fragmentation de l’écrit dans les Feuillets d’Hypnos. Le mutisme de Saint-Just apprenant sa condamnation à mort est une réappropriation victorieuse de soi par le silence. Le recueillement sacré de l’homme ou de la « renarde », qui communient avec la nature, soulage de l’asphyxie ambiante. La parole murmurante est empreinte de religiosité, comme celle de l’ange, mais sans connotation chrétienne. À l’aurore ou au crépuscule, on croise parfois la silhouette d’une femme-fée, « héritière rurale et provençale de la passante baudelairienne et de la magicienne surréaliste », dont il serait sacrilège de troubler le mutisme recueilli. L’expérience érotique sublime la communion silencieuse avec la nature.

Aucun culte de l’ineffable toutefois dans l’écriture de Char : le silence est le préalable d’une parole authentique, la poésie est le « non encore formulé », le refus de la forme figée. La poésie résistante est « parole inchoative », parole d’enfance, parole émergente. La « voix d’encre » ne parle jamais qu’à « l’asymptote du silence ».

Mais à l’inverse le silence peut être cri, paroxysme et « fureur blanche », « gorge nouée par l’innommable, qui hésite entre le hurlement et le mutisme ». Il est parfois l’intensité visuelle des yeux, seuls capables de crier. Ou au contraire, chez Georges de la Tour, le halo d’une veilleuse intérieure.

Dans tous les cas il est politique et poétique, non pas privation, mais promesse de parole, non pas « absence de langage », mais attente de l’« inconnu de tout langage ». Le mutisme poétique est un art de la guerre conforme aux préceptes de Sun Tzu et des arts martiaux plus qu’à la tradition occidentale de la guerre, malgré le nom de résistance du combattant Char (Alexandre).

Laure Michel, « Obscurité de René Char »

Char s’est toujours défendu du reproche d’hermétisme poétique. Laure Michel préfère d’ailleurs parler d’obscurité plutôt que d’hermétisme, terme réservé à une acception philosophique. Après avoir analysé les particularités d’un contrat de lecture poétique qui présuppose l’obscurité, elle étudie les particularités stylistiques qui en résultent et propose un guide de lecture de la poésie de Char.

La question de l’obscurité ne se posait pas dans les premiers recueils de Char, tant le cercle restreint de ses lecteurs était acquis à l’idée du mystère inhérent à la poésie. Elle ne se manifeste qu’au lendemain de la Résistance, à la lecture de Fureur et Mystère, en même temps que progresse l’idée d’une poésie pour tous (Eluard). L’obscurité de Char ne coïncide pas pour autant avec un hermétisme élitiste à la manière de Mallarmé ou Valéry.

L’inspiration surréaliste est encore perceptible dans Fureur et mystère, mais Char tend à s’en éloigner, prenant congé également de l’agressivité verbale de ses débuts, influencée par Sade. Une poésie de l’échange amoureux apparaît, propice à la communication, bien qu’encore tributaire d’un certain ésotérisme, d’un cryptage amoureux à la manière d’Eluard, et de la tradition du merveilleux de la rencontre. Laure Michel relève la présence dans de nombreux poèmes d’une dimension cosmique, biblique, voire gnostique, d’un désir de déchiffrement du sens caché du monde. Les figures du mystère (l’ange, la passante) sont fréquentes dans les Feuillets d’Hypnos et la thématique des correspondances y est représentée, détournée cependant de sa signification première, car la poésie ne se limite plus à la connaissance, mais prépare l’avenir.

Mais pourquoi traduire par l’obscurité les mystères du monde ? C’est, répond Laure Michel, parce que l’obscurité dévoile en questionnant. Le symbole, le mythe ou l’énigme au cœur de l’activité poétique sont garants d’un sens indéfiniment ouvert.

L’obscurité est également reliée à l’action, car elle combat une autre obscurité : les ténèbres du nazisme. C’est la nuit des maquis, la nuit d’Hypnos, le clair-obscur et la bougie de Georges de la Tour, ennemie du soleil totalitaire des nazis. La nuit recèle tous les possibles, comme le noir des alchimistes.

Si toute poésie par définition cultive les écarts, dans Feuillets d’Hypnos le référent sans cesse affleure, mais ne suffit pas toujours à la clarté des énoncés, perturbée par le choix inattendu des formes ou l’absence d’un référentiel commun à tous les lecteurs.

Laure Michel montre bien que chercher à élucider le sens des nombreuses métaphores et figures énigmatiques, parfois triviales en apparence, parfois déguisées en maximes, mènerait à une impasse. En ce sens, l’obscurité de Char a encore quelque affinité avec le surréalisme. Plus intéressante cependant est la cohérence qui se tisse au gré des mots aimés du poète et de leurs significations spécifiques : l’amande, le torrent, la source, la fontaine, le velours, le givre, etc.

L’obscurité peut venir de la complexité sémantique et syntaxique des poèmes en prose comme de la brièveté des feuillets, des ellipses, des ruptures d’isotopie, des parataxes.

Cette « langue étrangère » nécessite un commentaire patient et ouvert. Mais l’essentiel c’est l’émotion, privilégiée par Char lui-même.

Laure Michel conclut sur la nécessité d’entrer avec confiance dans l’obscurité poétique, de se familiariser avec elle, sans fascination, et de mobiliser l’héritage poétique collectif pour l’apprivoiser.

Anne Gourio, « Le poème en prose, forme de la “’contre-terreur”’ »

Anne Gourio s’est intéressée à la place majeure du poème en prose dans Fureur et Mystère.

Un bref historique de cette forme en fait apparaître le caractère « incertain », symptôme de la crise moderne d’après Valéry. Chez René Char, elle cultive une « exaltante alliance des contraires ».

Après avoir replacé le poème en prose dans la logique d’ensemble de l’œuvre, et de Fureur et mystère en particulier, Anne Gourio tente de qualifier son lyrisme particulier et de comprendre ce qu’il nous dit de l’action.

Force est de constater que le poème en prose, qui s’impose dans la période surréaliste de Char comme débordement onirique, ne prend toute son ampleur qu’à partir de Seuls demeurent, précisément quand le poète s’éloigne du surréalisme. Au contact de la Résistance, il devient plus « massif » et correspond à ce que le poète nomme « le combat de la persévérance ».

Le poème en prose domine dans les sections I et III de Fureur et Mystère, celles de la « compacité résistante » ; la section II (Feuillets d’Hypnos) lui préfère en général le « tranchant » du fragment. C’est pourtant l’analyse détaillée d’un poème en prose de cette section (feuillet 141) et de sa métaphore du vallon ouvert sur l’espoir d’une « contre-terreur », qui conduit Anne Gourio à assimiler la structure même de Fureur et Mystère à un vallon, dont les sections I et III seraient les bords, et les Feuillets d’Hypnos le creux. De cette analyse elle dégage les pistes interprétatives nécessaires à la lecture de l’ensemble des poèmes en prose des sections I-III (l’espace vivifiant et créateur de la contre-terreur contre le précipité étouffant de la menace nazie) et met en évidence une double opposition formelle : prose/vers, poème en prose/aphorisme.

René Char a fait du vers un usage différent selon les époques : lyrique et harmonieux à l’époque surréaliste, il se disloque ensuite et devient heurté. Puis il évolue vers le chant ou la chanson. Dans Fureur et mystère, le poème en prose, hostile au prosaïsme baudelairien, propose un « lyrisme en mineur », qui mélange les procédés traditionnels de la musicalité (refrains, anaphores, scansion, rimes internes, invocations) avec des procédés d’atténuation du lyrisme : ruptures de ton, évocations concrètes de la nature – à l’inverse de l’onirisme surréaliste ou des hideuses métaphores du nazisme. La poésie tend au dépouillement et rejette les « légendes régressives » et le merveilleux. Char privilégie l’espace du sensible, les gestes simples du quotidien, la mémoire individuelle. Ces thématiques s’entrelacent dans les poèmes en prose : dans la section I ce sont la beauté de l’espace naturel, le quotidien, les gestes de l’artisan ; dans la section III, les motifs végétaux, les liens au passé, les éléments, la nuit, les inscriptions dans la pierre.

L’usage atypique de l’imparfait inchoatif exprime les promesses de l’avenir patiemment recherchées dans le passé, dont la résurgence de Fontaine de Vaucluse est le symbole.

Ancré dans l’imaginaire de la terre et de la mémoire, le poème en prose s’organise souvent autour d’un homme ou d’un lieu, et refuse la temporalité du « grand récit national ». La narration en pointillés, les ruptures induisent la présence, l’incantation, l’appel à l’action. Le déréférencement offre au lecteur la possibilité d’une recréation active du monde. En filigrane se tisse un « récit latent », dont la « lampe végétale » ou la chandelle de Georges de la Tour constituent des images séminales véhiculant une « contre-utopie ». À rebours du sens unilatéral que semble imposer l’Histoire se construit dans l’ombre une « résistance souterraine ».

Construits souvent en deux parties autour d’un point de basculement et de ruptures stylistiques, les poèmes en prose qualifient l’action : ils disent le passage d’un état ancien à un nouvel état, tandis que les finales performatives semblent préfigurer la reconquête. Mais la valeur prescriptive propre à l’aphorisme est toujours atténuée : par le flou référentiel, la polyphonie des voix et des énonciations, et le recul recherché par rapport aux événements.

Char indéniablement fuit le style « cocardier » : le poème en prose est allégé malgré la gravité du propos. Les nombreuses occurrences du motif de l’apesanteur traduisent le refus de toute morale édictée, au nom d’une conception nietzschéenne de la liberté. N’obéissant qu’à ses propres règles, cette forme coïncide avec une « morale du soulèvement, de l’autonomie, du dépassement ». Les ressources propres à la poésie y atténuent le sérieux de la sentence, tout en maintenant intacte l’énonciation d’une éthique de la révolte. Hostile à toute résolution des contraires, le poème en prose vit de mystère, d’ambiguïté et d’hybridité.

S’il a marqué l’entrée dans la modernité par refus d’un ordre, ici, paradoxalement, il tend à un équilibre dans le chaos du monde et annonce une contre-terreur « en creux ».

Jean-Michel Maulpoix, « “’Toi nuage passe devant”’. L’écriture résistante de René Char » 

Le mot « résistance », terme inaugural dans l’œuvre de Char dès 1927, n’est pas synonyme d ’ « engagement », car le poète voit plus avant que l’intellectuel qui s’exprime sur la scène publique. La poésie est au contraire « dégagement », indépendance et vision d’avenir.

Elle est à la fois « proximité » du réel et « éloignement ». Résister c’est se tenir « à l’écart ». C’est combattre dans les maquis, mais c’est aussi produire une écriture « résistante », difficile d’accès contrairement à celle d’Aragon ou Eluard. Pas de grandiloquence héroïque, pas de lyrisme national.

Les Feuillets d’Hypnos, souvent brefs et fragmentaires, coïncident avec une disponibilité malmenée par les événements. L’épopée, la satire ou le pamphlet, genres traditionnellement consacrés à la guerre, en sont exclus. La poésie, comme l’action combattante, doit trouver ses propres règles. Feuillets d’Hypnos est un art poétique.

Le poème n’est ni plainte, ni consolation, ni « charme », ni divertissement, ni maniérisme, ni quête d’un sacré galvaudé, ni rhétorique gratuite. La poésie est un faire qui, travaillant avec la résistance de la langue, produit des « accès de sens » comparables à des « accès de fièvre », fulgurants, aphoristiques.

L’écriture résistante s’organise autour de trois motifs : l’action, instinctive comme celle de l’animal, du chasseur ou du stratège, la mission en quête de sens, et l’insoumission à tout ordre, politique ou poétique.

Le mot « fureur » reflète la violence dans la guerre et l’écriture. « Furor » en latin désigne la colère, la passion amoureuse, l’inspiration poétique. Chez Char, les trois sont liées, nourricières et destructrices à la fois.

Pour porter cette fureur, les mots se font silex, ils sont « repères éblouissants » ou au contraire rêveurs, obscurs, inquiétants. Lieu d’une expérience resserrée, l’écriture doit être précise et efficace comme les tirs du maquis. Mais elle se déploie aussi en « extension », adoptant toutes les formes et toutes les énonciations possibles. La dureté, les antagonismes, l’insécurité l’emportent. Les métaphores fluides, le lyrisme musical n’y ont pas leur place. Les Feuillets d’Hypnos ce sont des notes rapides, intermittentes comme l’action, ajustées à elle, au plus précis, au plus bref. Parallèlement sont revendiquées, dès le texte liminaire, les plus hautes exigences morales pour l’avenir.

Volontiers injonctive l’écriture énonce les commandements de l’éthique combattante et poétique. Elle s’adresse au lecteur, en signe de fraternité. Elle est sentence, aphorisme métaphorique ou énigme de la pythie. Les métaphores de la combustion ou du passage sont fréquentes. La vitesse, la discontinuité, la condensation, l’explosion inattendue produisent un poème « pulvérisé » – « gerbe d’étincelles » ou « essaim d’abeilles » – qui contraste avec l’écoulement paisible de la Sorgue…

Fureur et Mystère décline plusieurs formes de temporalité. Le temps long de la guerre, dont les cinq grandes sections suivent la chronologie, se conjugue avec des instants saillants, pris dans leur « immédiateté ». La sensibilité du combattant et la grande Histoire se rencontrent. Il y a enfin le temps de la nature, vaste, tenace, tranquille, permanent. La guerre plus que jamais permet aux hommes de communier avec la terre des origines.

L’action poétique instaure un nouveau rapport au monde selon trois instances : « l’attention » opposée au divertissement, le « témoignage » qui laisse des traces et énonce des vérités, enfin « l’avertissement » qui voit loin. Mais le regard visionnaire est haut et large : il refuse la vengeance et les vains honneurs patriotiques.

La poésie de Char est solidaire d’une poignée d’hommes réunis dans un paysage bien localisé du Vaucluse, à la fois champ de bataille et refuge. La nature complice se personnifie et souffre. Le poète préconise un engagement « terrestre », sensoriel et païen malgré sa soif d’infini. La présence silencieuse, pure, précaire est exacerbée par l’idée de la finitude. Les villageois, bergers, artisans, vagabonds, cueilleuses de mimosas, « princes » de la terre, sont les défenseurs d’une nature et d’un monde menacés, et le poète est le « conservateur des infinis visages du vivant ». L’homme qui lutte est double, lucide et souffrant, assoiffé, mais espérant indéfiniment, apte à transformer la défaite en victoire.

J.-M. Maulpoix conclut en commentant l’image du « nuage de résistance », déjà utilisée en 1927, ce nuage de fumée qui va devant, signe d’un feu poétique salvateur. L’écriture, disait Char en 1929, est « de la respiration de noyé », qui se débat dans l’irrespirable, mais dispense l’oxygène régénérateur. Résister est une épreuve qui peut compter sur de solides appuis : le paysage de Provence, ses habitants, les poètes, les philosophes et les peintres, Georges de la Tour et sa Madeleine à la veilleuse. La « présence » poétique est essentielle, incarnation de « la vraie vie » selon Rimbaud. La résistance porte l’idée, « physiquement éprouvée », que cette vie a un sens. C’est à ce titre que Char la déclare « invulnérable ».

Éric Marty, « Hypnos avec Sade »

La figure de Sade, dont Éric Marty cite plusieurs occurrences cryptées, s’invite dès la première page de Fureur et Mystère. Mais l’auteur cherche à l’arracher aux poncifs qui la guettent. Il est vrai que cette référence, lieu commun du XXe siècle, résonne dans Feuillets d’Hypnos comme une provocation, dans le contexte de la barbarie nazie et au regard de l’engagement du poète, décrit en exergue du recueil comme « la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs ».

L’article d ’ Éric Marty consiste essentiellement en une analyse approfondie du feuillet 210, consacré à ce personnage infréquentable, exclu de la poésie de la Résistance et cantonné dans des œuvres à la marge de l’horreur historique, de Bataille et Breton en particulier (1942-1943).

L’allusion au seigneur criminel dans le feuillet 210 prend la forme significative d’une parenthèse, dans laquelle Char se souvient d’un charbonnier affirmant que la Révolution avait purgé la contrée d ’ « un certain Sade » égorgeur de jeunes filles. De son exégèse Éric Marty conclut que le seigneur criminel, deux fois exclu de la région, par la Révolution et par la Résistance, est réintégré par le poète sur le terrain des combats… avec une incontestable empathie ! Magistrale provocation contre la doxa résistante ! Refusant de ne considérer cette réhabilitation que comme le « méchant pied de nez d’un ancien surréaliste », et s’appuyant sur l’étude stylistique d’un « flottement généralisé du sens », Éric Marty analyse cette provocation comme l’implication personnelle de Char dans un procès, instruit contre Sade et contre lui-même, au nom de leur ambiguïté criminelle, exprimée dans la première phrase du feuillet par la métaphore de la « verrue ». Char reprendrait donc à son compte les condamnations portées par les idéologues de le Résistance contre les poètes de la nuit. La confrontation entre le mensonge du charbonnier (Sade n’a pas tué) et la vérité du désir du Marquis, qui suscite l’enthousiasme du poète, permet de faire la lumière sur une vérité plus profonde : le désir sadien n’a pas besoin de crime pour exister. Le charbonnier, d’une « avarice montagnarde » – allusion au dogmatisme de 1791 ? – ignorerait tout de la logique lacanienne du désir « discordantiel » et incarnerait les politologues obtus de l’époque. La sexualité de Sade est interprétée par Éric Marty comme une allégorie de l’écriture, qui permet de dire, en toute innocence, les désirs légitimement reconnus, fussent-ils criminels. Le feuillet 174 semble lui donner raison en prenant le parti du « mal, non dépravé, inspiré, fantasque » contre « l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien ».

La référence à Sade du feuillet 210 n’est donc pas anecdotique : elle nous conduit, par un travail de mémoire dans l’espace des combats et dans le temps, à contredire le doute émis en début de feuillet sur la validité de l’action. Le flou énonciatif et sémantique de la parenthèse, l’entremêlement du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, du politique et de l’érotique, créent une rupture qui, dépourvue de volonté dialectique de résolution, produit un nouveau registre de discours « provisoirement sans clôture », déjouant les faux semblants de la fausse ou de la mauvaise conscience, et s’accordant avec le nom de Sade.

Dans cet article comme dans l’ensemble du dossier, ce sont des analyses textuelles très précises et détaillées qui mettent à jour les répercussions concrètes de la guerre sur une écriture en affinité avec la stratégie des maquis. Les mises à distance énonciatives, formelles (le poème en prose) et figurales (le personnage de Sade) témoignent d’un désaccord avec toute poésie dogmatique de la Résistance. Obscurité, silence, suspension du verbe, travail souterrain d’une parole opprimée, paradoxale et ouverte, en constituent les éléments tactiques. La fureur et le mystère sont les attributs d’Hypnos, divinité héraclitéenne du feu et de l’énergie créatrice, mais aussi de la nuit protectrice, promesse de Renaissance contre les ténèbres.

ANALYSE

Yasmina Sévigny-Côté, « Narrativité et réécriture de l’Histoire dans le roman La Case du commandeur d’Édouard Glissant »

Dans La Case du commandeur Édouard Glissant a mis le récit de fiction au service d’une réécriture de l’histoire antillaise. Il est évident, dès l’incipit, que le véritable narrateur c’est le peuple – corps divisé à l’image du territoire insulaire des Antilles – dont la dispersion a causé une perte de la mémoire, qui se reconstitue peu à peu au fil d’une narration éclatée. Pour dégager la spécificité de « l’acte de synthèse » qu’accomplit le roman aux prises avec « l’hétérogène », Yasmina Sévigny-Côté se réfère aux analyses de Paul Ricœur dans Temps et récit.

La première étape de « l’acte de synthèse » se nomme chez le philosophe « préfiguration de l’expérience temporelle du sujet », c’est-à-dire expérience du temps dans son obscurité et son hétérogénéité. La narrativité discursive, sorte de mosaïque, permet de figurer l’oubli. Une multiplicité d’histoires relate une multiplicité de destinées, à des époques et dans des lieux divers, avec des retours et des similitudes qui disent une amorce de cohérence. La première partie tente de remonter le cours de quatre générations, jusqu’aux débuts de l’esclavage, mais la mémoire défaillante ne trouve pas toujours les mots pour exprimer la douleur. Un cri irrationnel y supplée, proféré dès l’incipit, « Odono », qui scande le récit.

Le roman s’interrompt à la « Mitan du temps » pour commenter sa propre expérience et tenter d’en défaire l’opacité obsédante.

La seconde partie est constituée de bribes de passé remontant peu à peu à la conscience. On saute de l’une à l’autre, « sur le mode de l’étoilement ». Des souvenirs ressurgissent, témoins d’une Histoire omise par les manuels scolaires.

Pour déjouer l’amnésie collective et traquer le passé occulté, la narration se mue en fouille archéologique. La troisième partie est consacrée à Marie Celat, en quête obstinée du vent furieux charrié par la traite. Avide de « traces », la recherche progresse dans l’espace géographique, les époques, les générations, au rythme des contes et légendes des Antilles. Cette nouvelle Histoire est racontée par une polyphonie de voix, dont celle du narrateur. La rage des questions explique l’abondance des formes hypothétiques. L’adresse du narrateur au lecteur, commentant la narration en train de se faire, produit un métatexte.

Une configuration singulière de l’Histoire se dessine alors, deuxième étape du processus défini par Ricœur, grâce à la « mise en intrigue » qui synthétise l’expérience du sujet par des récits enchâssés et une mise en abyme d ’ « histoires cassées », dont la voix collective reconstitue les morceaux.

La Case du commandeur a choisi la subjectivité sensible contre la prétention d’objectivité de l’Histoire mensongère des colonisateurs. Le désordre de la mémoire orale, imaginante et multiple, s’oppose à l’Histoire officielle écrite et ordonnée. Seule la poétisation de la langue, dont Yasmina Savigny-Côté étudie en détail les figures, permet en effet de dire le traumatisme.

Le peuple pourra désormais se reconnaître dans le récit fondateur qui émerge, autorisant les projections individuelles vers l’avenir. La reconfiguration collective, qui fait intervenir le lecteur, constitue la dernière étape du processus de synthèse défini par Ricœur. « Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit ».

ENTRETIEN

Xu Jun (Université de Zhejiang), « L’aventure poétique : un dialogue avec J.M.G. Le Clézio sur la création littéraire »

Lors de l’un de ses séjours à l’Université de Nanjing (2015-2016), Le Clézio eut l’occasion de s’entretenir avec Xu Jun, et de revisiter avec lui l’ensemble de son parcours.

L’entretien s’ouvre sur l’évocation de la grande rupture existentielle des années 1980 qui éloigna momentanément l’écrivain de l’écriture pour le rapprocher d’un peuple de la forêt. Cette rupture coïncidait avec une prise de distance vis-à-vis du « nouveau roman » et des jeux formels de l’avant-garde – hormis les audaces antiacadémiques des Anglo-saxons, Joyce, Dos Passos, Kerouac, Ginsberg ou Pound – et avec un retour à la simplicité du conte, de la nouvelle et du roman, à une écriture en quête d’immédiateté « cratyléenne », en harmonie avec la richesse des mythes panaméens.

Le Clézio évoque l’Ancien Monde de l’encre et du papier et la croyance mallarméenne en un Livre absolu, entretenue par une lignée d’écrivains qui voulaient concilier l’héritage occidental avec la pensée zen, comme le fit aussi Michaux, aventurier du silence et admirateur de la peinture orientale et de sa poésie du vide.

Le Clézio naquit donc à la littérature entre les obsessions langagières des avant-gardes et le silence de John Cage, dont il put approfondir l’expérience auprès des Amérindiens, loin de la cacophonie du web. A partir de ce moment son écriture fut essentiellement en recherche d’équilibre. L’oralité y joue un très grand rôle, ainsi que la polyphonie linguistique et culturelle, en résonance avec celle des modernes, Pound, Joyce ou Sarraute. La littérature, singulière et riche en même temps de toutes les influences du monde, est une contribution à l’Histoire non officielle de l’humanité, inscrite dans le sillage de ceux que les Chinois appellent les « Grands Maîtres ». Comme Édouard Glissant, Le Clézio récuse les hiérarchies culturelles au nom d’une œuvre ouverte, poétique, préexistant à toute forme, et politique, au sens large du terme.

Le mélange des genres cher à l’écrivain est-il quête d’absolu, de déconstruction, d’un dialogisme à la façon de Bakhtine, d’un métissage stylistique ? Aux questions de Xu Jun Le Clézio répond qu’il a toujours refusé les cloisonnements, comme l’avaient fait la littérature expérimentale et le cinéma, jusqu’à l’excès. Mais c’est la mondialisation qui a mis fin aux débats d’autorité : tout est permis aujourd’hui dans le roman, qui évolue avec les techniques et les réseaux. La multiplicité des voix est la grande richesse du monde contemporain, dont ce « genre bâtard » participe. Mais peut-être ne sera-t-il pas éternel ? Le roman traditionnel anglo-saxon semble pourtant bien s’accorder avec les contraintes de la « mondialisation »…

À ce stade du dialogue, Xu Jun interroge la place des arts dans l’œuvre de Le Clézio, qui explique que son écriture est passée de l’expression imagée (graphiques, symboles, dessins) à une plus grande intériorisation. Le romancier, contrairement au poète qui vise la perfection, est un « bricoleur », et le roman est toujours imparfait, inachevé. Le temps est fini de la « culture de bronze », détrônée par la « culture de l’éphémère », du document malléable, de la consommation et de l’oubli. Et ces deux cultures sont « irréconciliables »… Le livre total c’est la toile ; à la littérature il reste la paille, les bribes, le glanage, les rêves perdus, les synesthésies, la sensation du vivre.

Quand Xu Jun sollicite des précisions sur les dessins qu’on voit dans ses œuvres (dessins sur la peau, constellations, dessins d’enfants) et sur le paysage urbain qu’il affectionne, quasi cubiste, Le Clézio répond qu’écrire et dessiner ont toujours été une même chose depuis un certain dessin de son enfance, premier témoin de son amour de l’écriture. Souvent encore il dessine des carnets pour écrire, parfois inclus dans ses récits. La poésie c’est regarder et dessiner une montagne, jusqu’à devenir soi-même montagne, comme l’enseigne la littérature des Tang. Le Clézio apprécie la peinture orientale plus que la peinture occidentale – avec des exceptions comme le cubisme – souvent individualiste, marchande, peu sensible au vide.

La littérature a des points communs avec toutes les musiques du monde. Le « rythme » est essentiel, rythme du cœur et des cycles de la nature, du cosmos, de la lune, du féminin. L’écrivain décrit l’émotion qu’il ressentait à écouter sa mère pianiste, imaginant dans sa musique de magnifiques histoires. Au lycée il inventa la « polyphonie sympoétique », sorte de poème simultané à plusieurs voix, dont il transposa les recherches dans le roman.

Le Clézio raconte enfin son apprentissage, dès l’enfance, grâce à un écran improvisé et à des petites bobines bricolées avec des bouts de pellicule, de « la grammaire du cinéma », de ses techniques, de son regard spécifique, et de ses ambiances, qui lui furent très précieuses pour apprendre l’écriture. Mais le cinéma c’est aussi l’intimité magique de la salle obscure, semblable à la complicité laborieuse qui se noue avec un lecteur de roman, très éloignée de l’« incantation collective » propre à la poésie ou au théâtre. Revenant sur le terrorisme intellectuel de sa jeunesse, Le Clézio dit avoir préféré la liberté jubilatoire de Salinger, de Godard et de la nouvelle vague. La « caméra-stylo » c’était la spontanéité, la liberté touche à tout, à l’époque du premier maoïsme, du bouddhisme zen, et de sa découverte de Michaux et Lautréamont. À ses débuts, il s’immergea dans les grands cinémas américain et japonais, Ozu notamment, et cofonda même une revue, Pyramide. Cette époque d’écriture et de cinéma mêlés fut celle de la parution de grandes œuvres : Géants, L’Inconnu sur la terre, La Guerre.

Simon Levesque, « L’écriture sismographique de J.M.G. Le Clézio (1963-1975) : vers une politique leclézienne de la littérature »

Simon Levesque analyse la dimension indexicale (ou indicielle) de la langue de Le Clézio entre 1963 et 1975, corrélée avec la question politique. Son approche n’est pas une étude sociologique du positionnement de l’écrivain, mais un repérage, dans son discours, d’une théorie de « l’écriture-action ». L’auteur s’appuie notamment sur un de ses articles, « Le sismographe » (1970), véritable manifeste pour une écriture réaliste à visée éthique, fondée sur un langage en adéquation avec le monde.

La référence au sismographe vient de Michaux, qui, comme Le Clézio, rêvait d’une langue non circonscrite à la seule fonction de communication. Tous deux traquaient, au cœur même du langage commun, une langue archaïque oubliée, non utilitaire, dans laquelle les mots fusionnaient avec le monde, une langue qui était danse, nage, vol, mouvement. L’extase matérielle (1967) de Le Clézio considérait cette langue comme « un être en soi », tandis que la « poiesis » de Michaux participait de la création divine du monde. De telles conceptions allaient bien sûr à l’encontre de la sémiologie saussurienne et du structuralisme des années 1960, notamment de la théorie de l’arbitraire du signe, qui rendait impossible toute idée de continuité, et a fortiori d’unité, entre la langue et le monde.

Dans la langue poétique, les mots, par leur présence matérielle, sont la réalité des choses. Ils ne s’adressent pas à l’intellect, mais aux sens. Faits de chair, de sang et d’affects, ils s’enracinent dans « l’ethos ». L’écriture poétique n’a plus dès lors de fonction de représentation, elle est « indexicale » : elle agit dans le monde, elle est un « acte moral ». L’introduction au Procès-verbal (1963) plaidait déjà pour un « roman effectif », qui agirait physiquement sur le lecteur et l’obligerait à adopter un regard nouveau, une vie plus intense, plus consciente.

L’écriture ainsi conçue est un « réalisme » de l’en deçà des mots, fruit d’un travail ardu comme le réalisme prôné par Lukacs. Car la réalité n’est jamais donnée… comme l’atteste l’obscurité des premiers écrits de Le Clézio.

La main qui écrit est le sismographe enregistreur des « tremblements » du monde, depuis le séisme originel de la création, et l’écriture n’en est que « le signal ». L’écrivain allume un « filament de tungstène qui vient de loin, va ailleurs ». C’est le langage de la forêt ou de la « poésie libérée », de Rimbaud, Artaud, Lautréamont…

Mais l’écriture, comme la Révolution, est aussi fondation d’une communauté nouvelle, adhésion aux rites collectifs. Elle est semblable au chant rituel des sorciers du Mexique et du Panama où Le Clézio a séjourné. C’est une incantation, parfois à la limite du lisible, et une « médecine ».

Le sismographe est la métaphore d’une « écriture morale », d’un réalisme actif en adéquation avec le monde, d’une poésie indexicale qui traverse le corps de l’écrivain pour transmettre les vibrations du monde à un lecteur bouleversé. Rites et mythes peuvent alors circuler librement parmi les hommes.

Yasmina Sévigny-Côté, Le Clézio et Simon Levesque ont proposé une analyse de l’écriture traversée par les souffles du monde, poétiques et politiques, et par des expériences existentielles, personnelles et collectives, qui agissent sur elle et la transforment. C’est à ce titre qu’ils ont toute leur place dans ce numéro des Études littéraires consacré à la poésie résistante de René Char.  

 

 

 

 

 

Soirée Dada organisée par la revue Souffles

Compte-rendu de la Soirée Dada organisée par la revue Souffles
aux Frigos (Paris XIIIe), le 30 janvier 2017

Jean-Yves Samacher
(alias Scato d’Urtic)

 Philippe Tancelin, Mme Muchnik, José Muchnik, Chrisophe Corp
© Francisco Calderon

Dada, non non, cent ans après sa naissance, le mouvement Dada n’est pas mort ni enterré ; car en période grise comme en période de crise, Dada ressuscite, Dada récite, Dada résiste, Dada rit, Dada crie, Dada maudit, Dada psalmodie, Dada chante, Dada danse, Dada joue, Dada trotte, Dada galope, Dada court, Dada flotte, Dada roule, Dada vole… bref, Dada vit et respire la pleine santé ! Comment ce mouvement antidogmatique pourrait-il d’ailleurs ne pas garder la forme lorsque le monde marche à ce point sur la tête ? Plus que jamais, Dada conserve toute son actualité. Voilà sans doute pourquoi (anti) commémorations en l’honneur de Dada ou de Tristan Tzara se poursuivent et se succèdent, depuis 2016 – année de naissance du mouvement – avec toujours autant de souffle, nous offrant de belles occasions de contrecarrer la folie ambiante, ou de l’exorciser par le rire comme par la fête.

Chaleureuse et régénératrice, telle fut la soirée en hommage à Dada organisée par la revue Souffles dans les Frigos du XIIIe arrondissement, à l’initiative d’Élisabeth Morcellet, le lundi 30 janvier 2017. Par son éclectisme, ses performances et son ambiance joyeuse, ne reproduisait-elle pas un peu de l’atmosphère des soirées qui, au début du XXe siècle, se donnaient au Cabaret Voltaire ? Elle réussit en tout cas à inverser le cours du temps, probablement l’un des objectifs sous-jacents des spectacles Dada[1].

Élisabeth Morcellet
© Francisco Calderon

Avant même l’amorce du récital, un appel fut effectué par un chauffeur de salle professionnel en la personne d’Alain Snyers. Outre qu’il permît de vérifier la présence des poètes, artistes, critiques, emmerdeurs et autres empêcheurs de tourner en rond, cet appel faisait œuvre de salubrité publique en réveillant l’esprit de l’assistance, en lui rappelant les vertus de bien mal se conduire.

Transition toute trouvée pour Chrisophe Corp qui, par son poème introductif, soulignait que « Résister, c’est exister ». De fait, on n’a jamais fini de résister à la bêtise ambiante, à l’autorité arbitraire comme à l’hypocrisie morale…

 

© Jean-Pierre Petit

Puis un trio de voix sublimes (Catherine Jarrett, José Muchnik et Philippe Tancelin) inonda les Frigos par un florilège de poèmes néo-dada, issus du numéro 252/253 de la revue Souffles. Tout commença par un Caca barytonant, car Dada aime les glissements de lettres (et de l’être), suivi de quelques Dada chantés, clamés, vrillés, trillés ou ânonnés, en fonction des dispositions intestines de chacun. C’est alors que du limon noir et obscur de l’urinoir duchampien surgirent, dans un ordre aussi imprévu qu’aléatoire, des fadas, des lunes, des femmes nues, des soleils, des prairies, des tranchées, des obus, Dieu, l’ONU, l’océan, la mer, un chaos cataclysmique…

Mais tout cela n’aurait presque rien voulu dire et se serait révélé pure vanité, sans le rappel de quelques maximes du Nécessaire à Dada d’après l’antiphilosophe Monsieur Aa alias Tristan Tzara, à même de remettre les idées en chair et le chaos en place :

« Dada est le caméléon du changement rapide et intéressé. Il se transforme – affirme – dit en même temps le contraire – sans importance – crie – pêche à la ligne. »

« Dada est le bonheur à la coque et nous les dadaïstes, nous sommes sortis trop cuits de ses œufs. »

En état d’urgence, ne jamais se départir de son Nécessaire à Dada.

Au premier entracte, Alain Snyers, régulant le flot des poèmes aqueux tout en signalant la proximité de la Seine, insista sur les consignes à suivre en cas d’inondation : « Au besoin, montez sur les chaises, si le niveau monte trop haut, égouttez l’eau ! », etc. « Écoutez l’eau ? », me suggéra fort judicieusement ma voisine…

© Jean-Pierre Petit

Très compétent dans son domaine, Max Horde nous proposa alors cinq méthodes pour tracer des « lignes invisibles », passe-temps qui, au vu du haut niveau de technicité déployé, a dû l’occuper pendant plusieurs années de sa vie. On dit même qu’il aurait traversé intégralement la ville de New York en suivant une seule ligne imaginaire. Sur les méthodes de réalisation de ces lignes, cependant, nous ne dévoilerons rien ici. Point, à la ligne.

© Jean-Pierre Petit

Autre numéro hors normes : les tours magiques de Sébastien Bergez, qui fit preuve d’une rare maestria : il téléporta André Breton, fit apparaître des cœurs à barbe, quintupla la taille d’un Manifeste Dada, scia en deux Tristan Tzara et fit se plier en quatre Arthur Cravan… À moins que ce ne fût l’inverse. Mais peu importe. Car qui ne croit pas aux métamorphoses ne saurait être Dada.

Puis Richard Piegza, Ana Kuczynska, Max Horde, Philippe Tancelin et Élisabeth Morcellet réalisèrent de concert un vibrant hommage au poète et artiste Bruno Mendonça, dans une performance intitulée Le Tapis volant à la mémoire de Bruno M., confrontant l’univers onirique des Mille et Une Nuits à la réalité tragique du jeu d’échecs et des courses de motos. Au final, dans un vacarme extatique, des roues en bois, comme s’extrayant de la Tête mécanique de Raoul Hausmann ou des oneilles d’Ubu, sortirent de la route… pour atteindre les jambes du public.

Le chauffeur de salle nous informa-t-il à ce moment-là des consignes de prudence autoroutières ou des consignes anti-incendie ? Difficile à dire.

Mais ce qui est sûr, c’est que de dadastrophe en dadastrophe nous parvînmes bientôt au poème super-rebondissant d’Hugo Ball, Ball, Ball, originalement sous-titré, au comique du cinéma muet franc hommage, mage, mage, mage.

Puis, saluant la foule, Élisabeth Morcellet, en digne héraut de la soirée, héroïne duchampienne, apparut en majesté sur son équidé badin. Dans un silence peuplé de flammes, la Dame à dada fendit l’air de quelques coups de cravache. La foule du public, étendards en main, attendait l’avènement du souffle dadasophique originel, à en perdre haleine. C’est alors que retentirent les paroles oraculaires, sur un air d’opéra de 1691 emprunté à Henry Purcell : « DADA DADA… DouDou DouDou… Papa Pipi Panpan Roro… Zaza… Zizi… ZINZIN… OHOHOH EH EH EH… » Ainsi, le Cold song ding dong fit se conjoindre les temps (1691-1916-2016 et 2017 !), et se coaguler, dans l’avènement renouvelé du Génie né encore à la tété, les esprits néo-Dada[2].

Après un tel acmé, l’esprit de contradiction exigea qu’une fête de foire s’emparât de la salle, et que le public se mette à danser aux accents simultanés de la guitare de Jean-Pierre Grosperrin et de la balalaïka de Wladimir Vostrikoff. Clin d’œil, peut-être, aux révolutionnaires russes qui, en 1916, portaient encore ce vent de libération qui désormais, hélas, ne semble plus qu’un rêve dilué.

Enfin, l’heure tournant le dos aux Frigos, le chauffeur de salle, plus enflammé que jamais, remercia les poètes, les artistes, les ressorts, les tire-bouchons, les tourne-disques, les fers à repasser, les rats, les ours blancs, les arcs-en-ciel… et j’en passe.

Ultime épreuve, ultime tour surnaturel de la soirée, les assistants-participants au spectacle furent invités par Max Horde à traverser un mur – car impossible n’est pas Dada. « Bravo. Vous venez de traverser un mur invisible. Les murs invisibles sont les plus difficiles à franchir », indiquait le tract distribué au public, dans le plus pur esprit Dada. Certains dirigeants du monde, prisonniers de leurs miradors intérieurs et obnubilés par la construction de murailles réelles, feraient bien d’en prendre de la graine…


[1] C’est pourquoi, dans mon compte-rendu, l’ordre chronologique des interventions de la soirée du 30 janvier 2017 ne sera pas forcément respecté.

[2] Après la rédaction de ce compte-rendu, Élisabeth Morcellet m’a fait parvenir un canevas de performance évoquant une autre interprétation, plus sombre et fortement ancrée dans l’actualité, de sa Croisadamor. Néanmoins, par amour du suspense, je la laisserai enveloppée dans sa chape de mystère et ne prononcerai que cette unique phrase : « Votez Dada ! »

De Tristan Tzara à Ghérasim Luca …

De Tristan Tzara à Ghérasim Luca : Impulsions des modernités roumaines au sein de l’avant-garde européenne

Nicole MANUCU, De Tristan Tzara à Ghérasim Luca : Impulsions des modernités roumaines au sein de l’avant-garde européenne, Paris, Honoré Champion, 2014, 260 p. « Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée ».
Recension par Valentina Karampagia

   Dans ce dense essai, suivi d’une riche bibliographie, l’auteur tente de caractériser soigneusement la place de la littérature roumaine du XXe siècle dans l’espace européen, en suivant le fil des avant-gardes roumaines et de la façon dont elles résonnent dans le paysage littéraire français de l’avant et de l’après-Guerre. L’auteur se penche sur le cas de deux poètes roumains d’expression française, qui ont laissé une trace – étrange, étrangère, inclassable – dans la littérature française moderne : Tristan Tzara et Ghérasim Luca.

     Une question traverse de part en part cette étude historico-esthétique, pouvant résumer à elle seule le paradoxe de ce kaléidoscope ou jeu de forces qu’est l’Europe et qui s’énonce ainsi : « comment un espace aussi petit, perçu comme démuni et arriéré, devient le lieu, où épisodiquement, la nouveauté et la modernité s’inventent aussi ? ». Cette question pourrait se poser, au fond, aussi bien dans le cas d’autres littératures nationales de la « périphérie » européenne. Elle est d’une forte actualité dans un espace complexe, comme celui de l’Europe, où l’autre face des passerelles entre économies, cultures et langues est l’opposition entre centre et périphérie.

   Cette question, Nicole Manucu la traite en deux temps : dans un premier temps, elle s’essaie à problématiser la définition des termes « modernité » et « avant-garde », en soulignant leur complexité, leurs emboitements et dissociations et les catégorisations inadéquates dans lesquelles elles figent, souvent, l’art. Tout cela est ancré dans un continent argumentatif profondément historicisé et contextuel : la Roumanie du Dada et du Surréalisme, présentée comme une terre tenaillée entre tradition et innovation, appartenance à la nation et ouverture à l’Europe, langue unitaire d’un passé latinisant et idiomes pluriels de diverses populations et minorités. L’auteur soutient que la tentative de la Roumanie du début du XXe siècle de « récupérer son retard » par rapport à l’Occident « civilisé », engendrera une confrontation intense entre spécificité locale et libéralité transnationale, qui marginalisera indistinctement les forces vives de la tradition. Ces forces vives, les avant-gardes littéraires roumaines les réhabiliteront dans la langue, prouvant par-là, leur insituable lien à l’histoire et à la notion même de modernité. Effectivement, si moderne signifie « être de son temps », les avant-gardes roumaines autour de la revue Urmuz, le Cabaret Voltaire, la revue 75 H.P. et Tristan Tzara, ainsi qu’autour des peintres comme Victor Brauner et Jacques Hérold ou du « Groupe des cinq » et des écrivains et peintres surréalistes comme Ghérasim Luca, Gellu Naum et Dolfi Trost, défient cette identification à l’air du temps, étant précisément non–identifiables, parce qu’à la fois en avance et en retard ; en avance par l’accueil des nouvelles esthétiques européennes, et plus particulièrement françaises, et en retard par le repeuplement de l’art savant par des caractéristiques d’art populaire. Le dialogue avec le surréalisme français, le gout prononcé pour la francophonie qui donnera lieu, dans les cercles avant-gardistes roumains, à la rédaction de textes directement en français, participent de cette identité hétérogène de la modernité roumaine, comme le démontre l’auteur.

   Dans un deuxième temps, l’étude se centre sur une approche interprétative de poèmes de Tristan Tzara et de Gherasim Luca, deux écritures différentes et singulières en elles-mêmes, dans lesquelles se télescopent quelques-uns des traits de l’avant-garde roumaine du XXe siècle : affranchissement des frontières nationales, cosmopolitisme, contestation des usages balisés du langage et des institutions. Si une distance certaine sépare chronologiquement et stylistiquement l’écriture des deux auteurs, elle n’est aucunement effacée dans l’analyse de Nicole Manucu, qui fait précisément de cette distance la marque significative de l’aspect inclassable des avant-gardes roumaines. Tzara et Luca, poètes qui ont choisi d’écrire dans leur langue d’accueil, le français, s’arrachant à leur terre d’origine et aux représentations qui lui étaient propres, développent dans la langue française un rapport subversif au langage et, par-là même, au monde. En cela, comme le signale l’écrivaine, l’auteur de « la pensée se fait dans la bouche » rencontre celui de « théâtre de bouche », tous deux entrevoyant dans la plasticité du langage, le véritable vecteur de la pensée.

     En dissociant la réelle modernité opératoire dans l’écriture de Tzara de l’assignation « moderne » des manuels scolaires et des encyclopédies, Nicole Manucu s’attache à revivifier la dimension non canonique de l’œuvre du fondateur de Dada, en montrant que ces discours qui légitiment son travail finissent par le décontextualiser, le figer et le priver même de son sens premier : un rapport étrange à la modernité qui est dans une continuité créative avec la tradition. Quant à Gherasim Luca, l’auteur souligne de façon sensible et en dialogue constant avec ses poèmes, le parti-pris de cette écriture performative : mettre en branle l’aspect phonique, phonétique et sémantique de la langue, déployer son infinie capacité de transformation, creuser sa matérialité pour faire émerger « l’in-vu », « l’in-su » et « le non-entendu » et « retourner la puissance des poèmes contre le plomb des discours ». Ces interprétations qui entendent dans la langue de Luca le désir d’habiter le monde autrement, sont accompagnées d’une présentation de poèmes inédits provenant de la bibliothèque Jacques-Doucet. Ainsi, en rapprochant ces deux déracinés du sol et de la langue maternelle, Tristan Tzara et Gherasim Luca, Nicole Manucu s’essaie à cerner la propension des avant-gardes à penser le langage comme une expérience de métamorphose de soi et des conceptions de l’autre, comme une transgression de ce qui est donné d’avance.

   Dans sa conclusion, l’auteur revient sur ses intentions, à savoir distinguer la modernité – en tant que notion quantitative et historique – de l’avant-garde, en tant que notion qualitative et esthétique, souligner leurs éventuels recouvrements et leurs dissonances et surtout esquisser le portrait singulier des avant-gardes littéraires roumaines, qui, loin du « modèle hiératique de l’Occident », nous parlent encore aujourd’hui, en traversant le temps, de ce qu’il ne faut jamais oublier : le besoin de ré-habiter les langues.

[Télécharger cet article]

CC