Accueil du site Cahiers Mélusine Lu Infos Astu Sommaire des Textes
La Rue
Télécharger ce numéro

La polémique Breton-Camus au sujet de L’Homme révolté, a fait long feu. Elle s'était  poursuivie dans plusieurs livraisons de l’hebdomadaire Arts à partir du 12 octobre 1951. Mais ce que l’on connait moins, c’est ce numéro spécial du périodique La Rue, confié aux surréalistes, réfutant les arguments d’Albert Camus sur la révolte, notamment à propos de Lautréamont. Il a été scanné en mode image par Lucrezia Mazzei, doctorante à l’Université de Bari (où elle prépare une thèse, sous la direction de M. le Professeur Bruno Pompili, sur le Surréalisme de la seconde après-guerre mondiale), mis en mode texte par Henri Béhar, et révisé par leurs soins conjoints.

Mise en ligne: Sophie Béhar

Éditeur responsable: Henri Béhar


RÉVOLTE SUR MESURE

LA RUE

Spécial

À « L’HOMME RÉVOLTÉ » D’ALBERT CAMUS UNE RÉPONSE SÉRIEUSE S’IMPOSAIT.

LA RUE A DONC MIS CE MUMÉRO DOUBLE À LA DISPOSITION DU MOUVEMENT SURRÉALISTE QUI L’A ENTIÈREMENT RÉDIGÉ ET COMPOSÉ.

 

RÉVOLTE SUR MESURE

Gérard LEGRAND

Mesure pour rien

— Veux-tu dire — qu’au démon

il faille aller ?

Il faudrait, en effet, que les fervents

…………………………………….

… Et tous les jours seraient

La fête.

HOLDERLIN.

(Poèmes de la folie.)

On traduit le plus souvent un vers célèbre de l’Antigone de Sophocle par quelque expression résolument optimiste, de ce genre :

« Nombreuses sont les merveilles mais rien n’est plus merveilleux que l’homme. »

alors que le texte grec roule sur un mot qui peut signifier monstre ou terrible, et désigne originellement tout objet d’étonnement. Aussi bien le chœur impartial énumère-t-il ensuite de l’homme les prouesses techniques mais aussi les défaillances morales.

Ce propos n’est pas si loin qu’il pourrait d’abord y paraître de ceux que suggère L’Homme révolté d’Albert Camus. Nous sommes en effet, tout au long de cet ouvrage, mis en présence d’un gauchissement analogue de la pensée, mais étendu à des régions entre toutes salubres, à des

9
cimes dont l’air libre n’a pas fini de préluder aux avalanches qui scandent l’émancipation progressive de l’humanité. À vrai dire, ce gauchissement peut d’abord sembler procéder de l’ignorance autant que de la mauvaise foi. De toute évidence, Albert Camus ne connaît guère l’œuvre de Sade que par l’entreprise d’annexion du chrétien Klossowski, — Sade qu’il traite d’ailleurs (p. 60) de souteneur et de « cynique en politique ». Est-il besoin de répéter que les « contradictions successives » qu’il se plaît à relever dans une œuvre essentiellement volcanique sont d’abord le fruit des persécutions dont Sade fut victime ? Si nous possédions les 120 journées de Sodome intégrales et dans leur ordre primitif, peut-être apparaîtrait-il, à risquer une hypothèse, que Juliette couronnait cet ensemble dont elle passe pour n’être qu’un fragment… Mais Juliette n’est pas un récit purement négatif comme la Philosophie dans le Boudoir, leitmotiv des commentateurs eunuques. Juliette s’achève sur le triomphe significatif, comme par hasard précédé d’une « résurrection » romanesque, d’une femme, la Durand, l’empoisonneuse à qui Juliette avouait : « Je suis étonnamment glorieuse d’être liée avec une femme comme toi. Maîtresses toutes deux des jours de l’univers entier, il me semble que notre réunion nous rend supérieures à la nature même. » Image de la mort foudroyante et totale, la Durand est aussi l’image de la vie absolue, de la réintégration des sexes : seule des grandes héroïnes de Sade, elle est en effet invertie de par sa constitution physiologique ; et son avènement est préparé par une série de destructions où les hommes ne figurent que comme des comparses. Qu’en face de cette nature qui finit toujours par faire disparaître les êtres exceptionnels « de la scène du monde, comme s’évanouit ordinairement tout ce qui brille sur la terre », Sade ait dressé de préférence un hermaphrodite à indice féminin, prouve amplement

 

10
que ce n’est pas la haine de la femme qui l’anime (1), mais un pressentiment éperdu de ce que sa véritable libération peut apporter de progrès moral à l’humanité. Libre (si l’on peut dire) à Albert Camus de déclarer néanmoins Sade un « homme de lettres parfait » quelques pages après l’avoir précautionneusement qualifié d’écrivain secondaire. « Le Marquis de Sade, car il ne voulait pas être dérangé, alla s’assurer que la porte de son cachot était bien fermée. Elle était verrouillée de l’extérieur à double tour. Il tira le loquet intérieur, qu’il avait obtenu de la complaisance du gouvernement, revint s’asseoir à sa table et se remit à écrire. » (Jean Ferry.)

Nous qui admirons Sade « avec tant d’ingénuité », nous sursautons avec la même ingénuité quand M. Camus déclare que la morale de Saint-Just est une morale « bourgeoise ». (Interview de la Gazette des Lettres, mars 1952.) la morale bourgeoise nous semble en effet reposer sur le culte de la propriété, contre laquelle Saint-Just s’est élevé plus nettement qu’aucun des amis de Robespierre, tant dans les notes du carnet rouge qu’on retrouva après sa mort que dans une œuvre plus modérée : son manifeste électoral, l’Esprit de la Révolution, dont j’extrais ces quelques lignes : « Le droit civil est le système de la propriété. Le croirait-on, que l’homme se soit assez éloigné de cet aimable désintéressement qui semble être la loi sociale de la nature, pour honorer cette triste propriété du nom de loi naturelle ? Êtres passagers sous le ciel, la mort ne nous avait-elle point appris que loin que la terre nous

 

(1) Thèse soutenue par Simone de Beauvoir dans quelques numéros récents des Temps Modernes (« Faut-il brûler Sade ? »). Que pensent de ce dernier titre les existentialisants qui ont jadis protesté contre une enquête stalinienne interrogeant : « Faut-il brûler Kafka ? ». Ou bien l’auteur de Tous les hommes sont mortels s’ouvre-t-elle à l’humour !

 

11
appartint, notre stérile poussière lui appartenait à elle-même ? ». Par ailleurs, la morale bourgeoise se caractérise par la chiennerie sexuelle où le scepticisme et le christianisme trouvent également leur compte. S’il est un point où Saint-Just peut passer pour précurseur, c’est celui-là : « Chez les peuples vraiment libres, les femmes sont libres et adorées… L’amour est la recherche du « bonheur (2)… L’homme et la femme qui s’aiment sont époux ». Il est vrai que M. Camus parle aussi d’une « soumission mystique » de Saint-Just au peuple, lors du 9 thermidor : — le peuple, c’était donc Vadier, Pache, Amar, Tallien, et Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, ces deux derniers dénoncés nommément dans le discours interrompu de Saint-Just ? Quand on eût enterré cette victime résignée, l’on referma le cimetière et l’on grava au-dessus de la porte ce seul verbe : Dormir. La Révolution était finie ». (Emmanuel Aegerter.) Camus n’a pas lu Saint-Just, — ou l’a oublié.

André Breton a, en quelques lignes (3) pulvérisé les invraisemblables assertions de Camus au sujet de Lautréamont. Il me paraît inutile d’y revenir, sinon pour préciser qu’au lieu de nous apparaître comme une hardiesse « toujours impossible à l’homme seul », la témérité de « se déclarer innocent » en pleine connaissance de soi justifie le passage confondant des Chants aux Poésies. Lautréamont-Stavroguine (p. 112) et Lautréamont-Fantasio (p. 114) relèvent de la cuistrerie. Loin d’être une entreprise d’évasion de soi-même et de retour pur et simple au chaos, l’œuvre de Lautréamont consiste à avoir épousé, en fran-

(2) On sait que pour Saint-Just, le bonheur « idée neuve en Europe » en dépit des railleries de Camus (p. 161) — à une époque où la morale reposait sur le péché — est le grand moteur éthique.

(3) André Breton, Sucre jaune, dans Arts, n° 328.

 

12
chissant les limites de l’espace et du temps, le mouvement perpétuel de dissociation et. de refusion qui devait préparer l’avènement d’une « nouvelle race d’esprits », et à avoir ainsi assumé pour son propre compte toute la grandeur de la revendication humaine. Mais celui qui, dans « un effort pour comprendre son temps », consacre à Freud une demi-page insignifiante, devait nécessairement s’imaginer que l’homosexualité par avance symbolique de Maldoror était un « crime », — pourquoi pas un péché de jeunesse ?

Admirons au passage comment, avant de porter de l’eau sale au moulin à plâtre de MM. Caillois et Étiemble, en déclarant qu’il y a du mystère dans la démission de Rimbaud comme il y a « du mystère dans la banalité qui vient à ces brillantes jeunes filles que le mariage transforme en machines à sous et à crochet » (p. 116), Camus simplifie Baudelaire en le réduisant à son dandysme. On peut saisir à cette occasion sur le vif le procédé de dégradation par mutilation et camouflage qui caractérise presque toutes les analyses de l’Homme révolté  : moines byzantins brûlant les poèmes de Sappho, jésuites du XVIII e siècle badigeonnant les fresques gothiques. De Baudelaire, de ses graves hantises. Camus ne retient que la hantise du miroir. Il néglige ses avertissements rageurs et répétés. Il fait litière de la suspicion où tout lecteur doit tenir, pour son outrance même, un appareil frénétique (ça et là parodié : cf. Le coucher de soleil romantique) dont vampirisme et satanisme ne sont que l’envers d’une médaille étonnamment blonde et patinée, la nostalgie paradisiaque de la santé, de la pureté, — où Baudelaire sombrera pour l’avoir crue chrétienne, non sans l’avoir libérée à travers tant de prosaïsmes et d’archaïsmes volontaires :

13

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital…
J’aime le souvenir de ces époques nues
Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues…
Du fond de son réduit sablonneux le grillon,
En les voyant passer, redouble sa chanson :
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures…

Concluons : Camus n’a pas lu les poètes, — ou les a oubliés.

Il va sans dire que lorsqu’un pareil traitement est infligé à des œuvres dont le retentissement (pour ne surpasser en rien l’importance que nous attachons à Rimbaud ou à Lautréamont) s’est affirmé par des moyens plus rigoureusement philosophiques et à l’aide d’une armature logique, Camus se voit contraint à des mutilations encore plus graves quantitativement. Il ne considère en Hegel que le précurseur de Marx, à l’aide d’une fixation illusoire de la dialectique « maître-esclave » arrachée aux prémisses métaphysiques et au cadre général de l’idéalisme. Sans nul doute Camus ignore-t-il que ce faisant, il rénove une tradition solidement implantée dans l’enseignement universitaire français. Celui-ci, en effet, consacrant dans ses manuels une demi-page en caractères fins à l’ensemble de l’océan hégélien, déverse à chaque chapitre un tonneau de la fange de Bergson, avant de réduire le rôle de Heidegger, Jaspers, etc.. dans l’évolution de la phénoménologie, à une référence sur les infiltrations germaniques dans la pensée française (4) — pour la plus grande gloire de quelques épiciers de Saint-Germain-des-Prés. Dans ces conditions, on se demande à quel titre Camus morigène-t-il pour ses conceptions étroitement nationalistes celui qui, même dans

(4) Sic, éditions récentes du Manuel classique de P. Cuvillier.

14
un ouvrage aussi discutable que les Leçons sur la philosophie de l’histoire, a tenu à préciser : « Le religiosité, la moralité d’une vie bornée… à des situations peu nombreuses et toutes simples ont une valeur infinie, la même que la religiosité et la moralité d’une intelligence tout à fait cultivée et d’une existence riche par l’étendue des relations et des actes. Ce centre intérieur, cette simple région du droit de la liberté subjective, foyer de la volonté, de la décision et de l’action, contenu abstrait de la conscience, où se trouvent enfermées la culpabilité et la valeur de l’individu reste intact, et échappe entièrement à la bruyante clameur de l’histoire universelle, non seulement aux modifications extérieures et temporelles, mais aussi à celles-là même qu’apporte avec elles la nécessité absolue du concept de liberté » (5). Plus loin, Hegel précise que « la seule réconciliation possible de l’esprit avec l’histoire » gît dans le cours du développement de l’idée de liberté « qui n’est qu’en tant que conscience de la liberté ». Il nous a paru préférable de souligner ce dernier membre de phrase. Concluons : Camus n’a pas lu Hegel, — ou l’a oublié.

Il a, par contre, assurément lu Nietzsche. Mais il se tient à son égard dans une attitude équivoque : d’une pensée qui s’est voulue « accentuation de tous les contrastes et de tous les abîmes » il ne retient que la période des ponts coupés. De la partie d’échecs, particulièrement déconcertante, qu’a poursuivie Nietzsche, partie sans frein, toute en zigzags et en brouillage de traces, il ne conserve que le point périlleux où Nietzsche crut mettre mat l’homme moderne. Il y a là une contradiction flagrante. Pas plus que nous ne saurions considérer comme un « effondre-

(5) Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, éd. française 1D37, tome I, p. 44 ; tome II, p. 238-239.

 

15
ment » la folie qui nous donne la lettre du 6 janvier 1889 (ni la folie de Nerval nous donnant Aurélia, ni la folie d’Hölderlin nous restituant les secrets lourds et transparents, la vertigineuse limpidité des belles saisons), nous ne pouvons savoir gré à Camus de s’écrier : « Nous devons être les avocats de Nietzsche » après avoir réduit l’auteur d’’Aurore à la Volonté de puissance.

Ici se pose une question particulièrement délicate. — C’est notamment à propos de Nietzsche que Camus tente d’annexer à son entreprise la pensée grecque, et surtout celle des Pré-Socratiques. Or, à l’exception d’Héraclite, cette pensée est généralement considérée avec méfiance par les courants les plus aventureux de l’esprit moderne, tant en raison de la postérité funeste qui lui est apparue avec Aristote, qu’en mémoire de l’inévitable nuage de poussière que soulève toute exhumation dans ce domaine, où l’humanisme scolaire se croit en terrain conquis, et a substitué au réel son panorama de tableaux noirs sans miroitements et de cartes murales décolorées. De la pensée grecque, Camus se classe précisément parmi les tenants de la pire conception qu’on puisse avoir, et je m’étonne que M. André Billy, par exemple, qui frétillait d’aise à l’idée que l’Homme révolté rendît un son chrétien, n’ait pas également salué en son auteur un héritier… disons d’Anatole France. Il ne me paraît donc pas vain de préciser comment, en faisant endosser au « génie grec » sa conception de la mesure (nous y arrivons !) Camus le trahit. Naguère (6), le fasciste Robert Brasillach croyait déceler dans les Vers dorés attribués à Pythagore un « donquichottisme surhumain sous une sagesse à la Sancho Pança ». La proportion de Don Quichotte et de Sancho Pança que peuvent comporter dans l’esprit de Camus Héraclite, Empédocle,

(6) Anthologie de la poésie grecque (Stock).

 

16
les Éléates, pour ne rien dire du Platon du Timée, ne m’inquiète pas davantage. Mais il m’a semblé préférable, si possible, le lecteur de l’Homme révolté sache que le mythe eschyléen de Prométhée (p. 44) est interprété hors de ses origines sociales et littéraires, ce qui le fausse complètement (7). Que de même l’allusion au jeu héraclitéen (p. 97), si elle est empruntée à l’auteur de l’Origine de la Tragédie, repose sur un contresens : le « Jeu » d’Héraclite n’est pas « une force sans but », c’est la modalité selon laquelle « Dieu » — l’éternel adolescent —

« crée » l’Univers, ou plus exactement le renouvelle :

« L’Eternel est un enfant qui joue, qui pousse des pions sur un damier ». H y a là une conception, radicalement différente de l’éternel retour nietzschéen, de l’éternité saisie dans l’instant, par à-bonds, telle qu’elle est intuitivement décelable selon Spinoza et constamment vécue par Lautréamont. De ci de là, Camus fait appel à « la Grèce » en général pour réhabiliter la « divine mesure » socratique — et maurrassienne, — au mépris de tout ce qui chez ses penseurs recommande la démesure, aussi bien dans la théorie de l’expression :

Ce qui est juste peut bien être dit même deux fois (Empédocle)

que dans la perception pré-freudienne de l’inconscient :

Les frontières de l’âme, tu ne saurais les atteindre, aussi loin que, sur toutes les routes, te conduisent tes pas… (Héraclite)

que dans la vue structurelle la plus pessimiste qu’on ait eue de notre espèce :

La race des hommes nés de la nuit et des femmes aux larmes abondantes (Empédocle).

(7) Cf. Léon Sêchan, Le Mythe de Prométhée, Presses Universitaires, 1951.

 

17
La démesure à laquelle s’oppose Némésis, borne du soleil et du devenir, c’est le désir humain de s’égaler aux dieux : là gît le ver qui rongera la culture antique, quand, les dieux définitivement identifiés au Destin — auquel d’abord ils étaient soumis, — l’optimisme cicéronien l’emportera sur le délire magique et le refus de la vie civique, tel que l’illustrèrent à la fois Cyrénaïques et Cyniques. Encore faut-il tenir compte du substrat ethnique de pareilles conceptions (8). Némésis est aussi la Grande Déesse qu’aperçoit Parménide au sein des couronnes concentriques d’ombre et de flamme.

Plus généralement, on peut dire qu’à l’extrême pointe de la pensée grecque, la liberté est pensée en fonction de fatalité : l’homme libre est celui qui connaît la volonté des puissances qui mènent l’univers. L’homme se distingue de l’univers par sa possibilité de se connaître soumis au destin, qui n’est pas le hasard. C’est ainsi qu’un tombeau romain nommera fatales (Corpus inscript. Lat. XIV, 2553) l’ensemble des hommes. On est loin du fatalisme mahométan ou de la prédestination puritaine. Au contraire, à l’extrême pointe de la pensée moderne, là où l’homme retrouve le contact avec la nature, la nature tout entière, jour et nuit, non mutilée par les soins de M. Camus, la fatalité est repensée en fonction de liberté : c’est « la fatalité de bonheur » de Rimbaud, le hasard objectif. Il n’est pas douteux que la réapparition d’un indéterminisme partiel ressemblant fort au déterminisme antique longtemps nié parce que les forces naturelles n’y étaient pas l’objet de lois mais de symboles, dans la physique moderne, soit appelé à hâter une réduction au moins méthodologique de ces deux attitudes. Si j’ai cru devoir insister sur ce point, c’est que

(8) Cf. P.M. Schühl, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, 1934.

 

18
nulle part Camus ne définit cette mesure au culte de laquelle il nous convie. Est-ce le rythme modelé sur le frémissement même de la nature, tel qu’il s’est incarné aux yeux des poètes et des occultistes dans le mythe d’Orphée, surhumain dompteur de tigres, qu’écoutaient les chênes, et qui savait donner un style à ce qui d’abord ne participe que de la pesanteur (fût-ce le rocher de Sisyphe !) :

Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent au poids nouveau qui vers l’azur délire.

Si je cite ce tercet, ce n’est pas parce que son auteur (9) s’est ultérieurement dédit, et que Camus semble passer lui aussi de l’orgueil au conformisme, c’est qu’il me paraît, non sans élégance préciser ce qu’à jamais il entrera d’irrationnel dans le lyrisme même ordonné : ainsi à l’échelle microscopique les mouvements des ultra-virus cristallisables mettent au défi la notion commune de minéral. Non, ce que Camus entend par mesure, ce n’est pas puissance du nombre et de l’élan, ce n’est pas ce don de Prométhée entre tous précieux, la parole assujettissant déjà l’univers à l’homme véritable, l’homme issu du désir :

He gave man Speech and Speech Created Thought
Which is the mesure of the Universe.

(Shelley.)

Pour Camus il existe une « limite qui est inséparable de la nature humaine », qui doit corriger « l’égarement révolutionnaire » (sic p. 362). À quoi bon le moindre mouvement de rébellion, dans ce cas, puisqu’en fin de compte une barrière pré-existante s’abattra sur la route ? De la même encre réactionnaire était l’enseignement des éco-

(8) Paul Valéry, Album de vers anciens.

 

19
nomistes libéraux, qui professaient l’existence de lois économiques « naturelles et inéluctables » (Leroy-Beaulieu).

Ici éclate d’ailleurs la contradiction centrale de l’Homme révolté, contradiction impensable en termes antinomiques et qui par conséquent ne saurait être surmontée. Camus part d’un point de vue ouvertement métaphysique : sa conception de l’homme est toujours fondée sur l’absurde existentiellement appréhendé. Mais le passage de l’absurde à la valeur lui paraissant impossible et pourtant nécessaire (la liberté est une valeur morale, non un simple sentiment) il se voit contraint d’en passer par une définition étroitement rationaliste de la valeur, celle de Lalande : « le plus souvent un passage du fait au droit, du désiré au désirable (en général par l’intermédiaire du communément désiré) ». Sans se préoccuper de savoir si par hasard le désir lui-même considéré comme valeur ne serait pas de nature à ruiner cette définition (10), il lui est impossible de donner de la liberté une approximation qui la mette à l’abri de la critique kantienne et post-kantienne. Et d’écrire avec une hypocrite mélancolie : « La critique (marxiste) des valeurs formelles ne pouvait épargner l’idée de liberté » (p. 287). Aussi, loin de déboucher sur une conception métaphysique de la liberté et de la révolte qu’elle informe (en termes scholastiques), Camus achève son livre sur une notion imprécise, une sorte de morale de la solidarité fondée sur les idéaux les plus vagues : communion avec la terre à travers l’interprétation erronée que nous avons vue de la pensée méditerranéenne (on croirait entendre Jean Giono), « syndicalisme » (lequel ?) et vie communale, avec bourgmestre et évêque probablement. « Je me révolte donc nous sommes », esquissant comme une conciliation de Descartes et de

(10) Cupiditas hnmanse potentise memura, dit Spinoza. 20

 

Sartre, pouvait-il mener à mieux ? Si Camus cite avec raison une phrase de Tolain, futur communard : « Les êtres humains ne s’émancipent qu’au sein des groupes naturels », pourquoi est-ce à nous de répéter que de ces groupes, le plus urgent à réinstaurer dans sa dignité, même si durant des siècles il a été travesti et bafoué, s’appelle le couple ?

C’est ainsi que nous ne jugeons nullement M. Camus qualifié pour saluer à l’occasion « l’amour » (p. 127) tel que le surréalisme continue de le magnifier. N’en déplaise aux belles âmes spécialistes de la philanthropie abstraite, le comportement de Rambert dans La Peste, ce journaliste qui devine qu’il n’est peut-être au monde « que pour aimer une femme » à la folie, et se résigne à ne pas tenter l’impossible pour la rejoindre, est assombrissant. Car enfin, si le docteur Rieux se consacre aux pestiférés en tant que médecin, la morale de La Peste ne dépasse pas le niveau d’une « tranche de vie » professionnelle. S’il agit en tant que porte-parole de l’auteur, la contagion de son dévouement, m’inquiète : l’individu Rambert a mieux à faire qu’à rester près de lui. « Certes », dit Camus en louant L’Amour fou, « une mesure manque encore ici ». Qu’il se rassure : elle manquera toujours. La passion ne peut composer. Éclair dévoilant à chaque passage les profondeurs des vallées ancestrales et les audaces des sommets :

L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair

Tant qu’elle dure

Défend toute échappée sur la misère du monde (11),

(11) André Breton, Sur la route de San Romano.

 

21
Payés pour savoir que la révolte ne se satisfait pas à coup d’améliorations techniques ou hygiéniques de détail (comme dans les monarchies Scandinaves sans doute, Albert Camus !) nous n’en refusons pas moins le dilemme imbécile proposé par R.-M. Albérès dans un récent article du Figaro Littéraire : notre révolte n’est pas abstraite, et dans la mesure où elle s’incarne dans l’amour, tout homme peut entreprendre d’en sentir l’aile rafraîchir son front, même si le travail et sa « dignité profonde » (sic, p. 258) courbe sa nuque sous un gantelet de fer. Il est vrai que l’individu ne doit pas signifier grand’chose de clair pour Albert Camus, sans quoi il n’aurait pas tracé de Stirner ce haineux portrait, où la théorie essentielle des « corps  » opposés à la société inexistante, mais par définition susceptibles de se reconnaître et de s’unir selon un processus qui ne laisse pas de rappeler l’utilisation des passions dans le cosmos fouriériste, est escamotée pour réduire l’Unique à « l’égoïsme des étoiles  » (12).

La révolte, notre révolte, ne souffre pas de mesure. Réaffirmons qu’elle est un postulat, — ce que Hegel a laissé prévoir avec énergie : « La nature de l’esprit se « reconnaît à sa parfaite opposition… C’est pour chacun l’objet d’une croyance immédiate que l’esprit possède parmi d’autres qualités la liberté. Mais la philosophie nous enseigne que toutes les qualités de l’esprit ne subsistent que grâce à la liberté, qu’elles ne sont toutes que des moyens en vue de la liberté, que toutes cher-

 

(12) Il est vrai que l’humanisme classique, celui des dressages d’homme au lycée, à l’église ou au gymnase, et auquel Camus se rattache bon gré mal gré, ne saurait pardonner à Stirner de l’avoir définitivement dénoncé par une autre métaphore astrale : « Je suis un homme absolument comme la terre est une étoile. Il serait aussi ridicule d’imposer à la terre d’être une étoile véritable que de me charger de lamission d’être un homme véritable ».

 

22
chent et produisent seulement celle-ci. C’est une notion de la philosophie spéculative que la liberté est ce qu’il y a uniquement de vrai dans l’esprit. » C’est en son nom que nous devons dénoncer chez Camus l’inconséquence de prémisses métaphysiques n’aboutissant qu’à des considérations éthiques ou soi-disant telles. Nous n’en finirons pas de sitôt de brandir cette alternative au-dessus du cortège des penseurs somnolents en marche vers le mausolée de la jeunesse : la liberté ou la mort, — et pourquoi pas : la liberté contre la mort. C’est en son nom aussi que je tiens à rendre hommage aux réponses groupées au chapitre VII du petit volume récemment paru sous le titre : La Révolte en question. La colère dont elles accablent la tentative de « normalisation » de la révolte commise par Camus procède d’une volonté de rébellion inconditionnée contre les fondements mêmes du conformisme auquel Camus apporte une aide inattendue. « La liberté absolue » n’est en effet pas « la destruction de toute valeur » imaginée par Jean Grenier. Elle porte un contenu positif, et dont, laissant de côté ses modalités d’action sociale, nous ne pouvons que répéter les aspects de déblaiement : ruine de la notion de vie courante — dont il est vrai qu’elle est donnée, mais pour être perdue et non méritée ; union toujours plus authentique des sexes ; enfin (car nous ne craignons pas l’utopie) mort de la mort, entrevue par Feuerbach et déjà réclamée voici quelque vingt-cinq ans par André Breton : « Il est évident que la première proposition : Tous les hommes sont mortels, appartient à l’ordre des “sophismes” ». Il ne serait que de considérer la vie, non plus en fonction de la mortalité, peur commencer à la considérer en fonction d’une éternité convulsive, « explosante-fixe » à la quête de laquelle l’homme se lancerait. Encore certains signes donnent-ils à penser que non seulement l’idée de la mort, conditionnement de toutes les religions et de toutes les Politiques totalitaires, subit une

 

23
crise, mais que la mort physique elle-même n’est peut-être pas le phénomène inéluctable qu’on croyait (13).

Si Camus ne s’était pas figé dans l’obsession d’une humanité misérable et fatalement « limitée » (le pessimisme des anciens avait une autre allure), eût-il donné des « lendemains qui chantent » une version non-stalinienne en parlant de « notre renaissance » ? (celle de l’Europe gâteuse — et sans Merlin l’Enchanteur parce qu’imaginaire, et sans Novalis parce que romantique allemand — ? celle de la France, pourquoi pas ?). Rien, au départ, n’empêchait que l’homme se donnât une vie conforme à sa véritable image, démesurée, lyrique et cependant non-pathétique, telle qu’elle semble à Camus le comble de la banalité dû au « désir de paraître » (p. 107) :

« L’homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses. Il n’est pas imbécile. Il n’est pas ver de terre. C’est le dépositaire du vrai, l’amas de certitude, la gloire, non le rebut de l’univers. S’il s’abaisse, je le vante. S’il se vante, je le vante davantage. Je le concilie. Il parvient à comprendre qu’il est la sœur de l’ange.

« Il n’y a rien d’incompréhensible. » (Lautréamont.) Évidemment, la Weltansehaung de l’absurde n’est pas faite pour aider à la pénétration d’une pensée de cet ordre… Rien cependant n’empêchera que l’homme se donne ainsi la vie sur la terre, la terre que pour ma part, je me refuse à ne nommer, comme Camus (qui pourtant

(13) Pour mesurer à quel point ce qui peut passer pour un rêve insensé s’inscrit dans la perspective historique, biologique et psychanalytique d’une évolution « raisonnable », on lira l’ouvrage d’un marxiste indépendant, Edgar Morin : L’Homme et la mort dans l’histoire. (Correa, 1951).

 

24
proteste contre l’historicisme au nom de la nature) que « la terre douloureuse… la terre cruelle ». Il a cru bon de terminer en évoquant Ithaque. Il tombe ici lui-même au piège de l’histoire, car Ulysse n’y rentra que pour conter ses périls, — ou bien, si les peuples heureux sont dépourvus d’histoire, auraient-ils le privilège du roman ? Je plaisante… Mais il y a une suite à tout ceci, que chantèrent les Cycliques, les Tragiques dans des œuvres perdues, et Lycophron dans son admirable Alexandra de nacre noire :

Ulysse vieillit auprès de Pénélope acariâtre qui regrette ses galants. L’arc tendu, les rivaux massacrés, le peuple soumis, le héros se sent soudain pris du désir de savoir comment il mourra, lui qui, vivant, descendit aux Enfers. L’oracle lui répond : « de la main de ton fils ». Ulysse exile Télémaque. Et voici que débarque à Ithaque un pillard, un inconnu affamé. Il blesse les serviteurs du vieux roi, qui finalement engage lui-même la lutte… Grièvement atteint, Ulysse lui demande son nom et son identité : il est Télégone, le fils que jadis Ulysse eut de Circé ou de Calypso. La grande magicienne née du soleil et de la mer étoilée, tisse toujours dans sa grotte de miroirs le vêtement cosmique qui eût assuré au héros l’immortalité. Mais pour avoir préféré ses moissons, son « honneur » et ses habitudes à la chance insensée que lui offrait l’amour d’en finir avec toute la « condition humaine », Ulysse périt sous les coups de son double impatient, — du « fantôme » de jeunesse absolue qui en chacun de nous, brûle d’assumer la structure jusqu’à nouvel ordre démentielle et cependant cohérente de l’univers et de l’esprit.

 

25
<Saint-Just>

Adrien DAX

Vessies et lanternes de la révolte

Il peut paraître surprenant qu’un homme en vienne à s’interroger sur la révolte aussi longuement que Camus. Ne pourrait-on penser qu’elle est, à la limite, une nécessité vitale précédant tout choix délibéré, toute prise de conscience ? Elle s’éprouve sans le moindre besoin de démonstration quant à sa légitimité. Elle est d’ordre affectif comme l’Amour, dont on ne saurait disserter hors d’un apaisement qui, à lui seul, pourrait rendre sceptique sur les aptitudes requises, non pour en parler, certes ! mais pour le vivre. Sans doute est-il une « révolte » qui n’est pas la Révolte et contre laquelle on ne peut que se révolter ; mais où peuvent conduire ces jeux de mots, si ce n’est à entretenir la plus suspecte confusion sur un comportement qui se passe bien de toutes ces subtilités.

Avancer que « l’art exalte et nie en même temps, que l’artiste ne peut tolérer le réel ni s’en passer » reste du domaine des généralités dont on ne juge qu’à l’usage. Dans l’Homme révolté (1) ces aphorismes tendraient à introduire un parallèle — voire à établir une réelle analogie — entre la révolte et l’art. L’idée est en elle-même

(1) IV. « Révolte et Art ».

 

29
des plus séduisantes et l’on pourrait être tenté d’y souscrire. Toutefois, envisager l’art sous l’angle de ce rapprochement paraît devoir conduire à de légitimes réserves. Si la révolte n’est pas sans le refus, il ne saurait en être de même pour l’art dont le « non » — si l’on tient absolument à l’y voir formulé — ne paraît décidément pas de la même nature.

Pour nous en tenir au domaine plastique, on conviendra qu’il serait abusif d’évoquer un prétendu refus de la création à propos de quelques corrections subjectives, apportées par l’artiste, dans la représentation du monde extérieur. Celles-ci ne révèlent pas toujours une nouvelle manière de saisir le réel, le plus souvent elles ne semblent témoigner que d’un sens particulier des règles techniques ou esthétiques qui président à tel ou tel art. Si, par exemple, l’Odalisque de M. Ingres se trouve, par le gracieux allongement de son dos, pourvue d’une vertèbre supplémentaire, il faut bien reconnaître que cette liberté anatomique relève plus d’une recherche d’harmonie linéaire, qu’elle ne signale une revendication où le corps réel de la femme serait mis en cause. Ici, il n’est d’ailleurs qu’un prétexte, le peintre aurait pu en trouver d’autres tout aussi propices à l’affirmation de ses principes esthétiques. On peut même aller jusqu’à penser que ce prétexte pourrait être pris hors des apparences naturelles et qu’il puisse se réduire — comme en témoigne l’art abstrait — à un simple thème géométrique. Mais même à cette extrémité, l’artiste accepte d’abord les nécessités de son art et s’il « refuse » ou « consent » ce n’est jamais qu’à travers elles.

L’appréciation de l’œuvre suppose d’abord que ses règles soient admises, que l’on entre en quelque sorte dans le jeu qu’elle propose. Ainsi l’accent se trouve mis sur un certain « faire », celui-ci même auquel se réfère la plus banale définition de l’art. La trace de la main que, dans sa volonté

 

30
de perfection, la statuaire antique ne laissait pas apparaître se voit parfois attribuer une importance significative. Le coup de ciseau du sculpteur, les habiles maladresses du trait ou de la couleur chez le peintre, tout ce qui constitue la facture de l’œuvre, tend, en la distinguant d’un objet naturel, à signaler le caractère subjectif de la démarche dont elle est l’aboutissement. Le côté sensible de l’œuvre n’existe que pour l’esprit, le cadre du tableau, le soc le de la statue sont bien des frontières entre deux mondes différents. L’artiste peut nier ou retoucher à loisir, sa création ne prête à vivre que mentalement. Pour si parfaite que soit la statue de la Corée grecque, évoquée par Camus, on se demande quel « amant frustré par l’Amour » pourrait y trouver un attrait qui ne suppose au préalable une sublimation de ses désirs. C’est-à-dire, en définitive, l’acceptation de sa frustration et aussi le consentement à une consolation d’un autre ordre que la possession matérielle. Même en accordant un large crédit à une touchante fable mythologique, on pourrait penser que les baisers les plus passionnés n’éveilleraient qu’un phantasme hallucinatoire, à qui il manquerait certainement — tant peuvent être grandes les exigences du désir — quelques-unes de ces imperfections physiques, indiscutables signes de vie, dont Swift tenait grief à Coelia. Ce n’est que l’apparence du sensible qui est restituée à l’art, encore n’est-elle offerte qu’à un seul sens à la fois, alors que le désir porte sur la matérialité concrète de l’objet.

Le style éternise ce qui ne dure pas, mais il consacre aussi une rupture avec le vivant, la volonté de généralisation dont il témoigne conduit déjà à une abstraction. Il est assez symptomatique de constater le discrédit dans lequel est tenue l’imitation trop fidèle du monde naturel. Elle ne Ta pas sans une équivoque que la stylisation a le bon goût d’éviter. Certaines sculptures de l’Espagne et de l’Italie baroques — entre autres les effrayantes cires de Gaetano

 

31
Zumbo, où la chair s’irise de toutes les couleurs de la pestilence — posent des problèmes que le visiteur du Musée Grévin sent confusément. Le besoin bien peu justifiable du seul point de vue de l’esthétique qui trouve ici à se satisfaire n’est peut-être pas sans rapport avec une tendance primitive de l’homme, à ne pas distinguer le semblant de la réalité, la statue de l’être qu’elle représente. Les superstitions relatives aux images et l’habitude universelle de prêter une âme aux formes plastiques sont bien connues. Le trouble que ces œuvres entretiennent est surtout dû au fait qu’elles soulignent, en raison même de leur exactitude, une impuissance fondamentale de l’art : celle d’animer réellement ses créations. Ici, l’art n’est plus qu’un artifice.

Sans doute l’apparence des choses à laquelle se limitent les prétentions de l’art ne peut être tenue pour une illusion que si elle est confrontée avec un monde extérieur déjà déterminé par un point de vue pragmatique. L’œuvre peut contribuer, dans la mesure où elle propose de nouveaux rapports, entre l’homme et le milieu naturel, à modifier ces mêmes vues utilitaires. Mais de nouvelles manières de voir ne sont révélées que très rarement par les intentions esthétiques, tant il semble qu’à travers la variété des démarches personnelles les artistes restent soumis à l’objectivation d’un réel préalablement admis. L’art conduit presque toujours à un monde clos où la beauté n’est qu’un rêve et celui-ci ne se donne pas pour autre chose. Camus, qui tenait à être renseigné sur le contenu de la révolte, ne manque pas de la mesurer aux impasses de l’art. Elle est alors eette impossible « exigence métaphysique de l’unité » et le plus surprenant est bien de voir figurer, dans les exemples proposés pour étayer cette aberration, des hommes et des oeuvres qui sont les seuls à avoir tenté d’échapper aux facilités habituelles de l’expression. Par quels abus d’une confuse métaphore

 

32
« l’océan élémentaire de Lautréamont » peut-il voisiner avec la « rhétorique des remparts » de Lucrèce ? Pour « les parapets de Rimbaud », on se contente de comprendre à demi-mot… mais que peuvent être ces « châteaux terrifiants » de carnaval où « l’orage de fleurs » évoque des festivités bien connues. L’inconséquence que cette image douteuse prétend faire apparaître dans le Surréalisme n’est-elle pas en contradiction avec un chapitre précédent où l’auteur prêche avec la barbe de Francis Jammes et ne semble pas douter alors qu’un revolver puisse être pris pour un bouquet. La perspective débouche sur la prison, la nation retranchée, le camp de concentration et l’on craindrait trop de comprendre que ces univers de verrous sont une conséquence inévitable du « règne de l’homme » ! On comprend qu’après ce déploiement de pompes funèbres Camus ne tarde pas à obliquer vers la fiction romanesque où incontestablement il est plus à son aise. Ici, les mensonges de l’art sont permis et il est admis que ce qui n’a pas été vécu peut toujours se raconter. Pour couronner ce sépulcre de la révolte, une sordide histoire de piano muet, qui plaira certainement au plus implacable des geôliers, nous éclaire sur la nature des consolations de l’art.

Ce n’est pas réduire la révolte à son seul aspect social que d’attendre de ses divers courants — puisqu’on les distingue dans « l’Homme révolté » — qu’ils convergent d’abord sur un même nœud de chaînes. Que pourrait être une révolte métaphysique qui ne trouverait aucun écho dans le domaine des faits ? Se dresser contre la condition d’homme impose, avant tout, si l’on tient à rester sans équivoque sur le plan de la révolte, le refus de l’étatd’esclave.

Le chant de l’homme opprimé peut être beau, mais il n’est trop souvent qu’une consolation et celle-ci est tou-

 

33
jours permise, sinon proposée par ceux qui ont intérêt à lui voir oublier ses entraves. L’hostilité que les réformateurs sociaux et les révolutionnaires ont pu marquer à l’endroit de l’art tient surtout aux mensonges qu’il accrédite dans une société où l’espérance d’une évasion conséquente est constamment démentie. Ainsi certains côtés ascétiques de la révolte sociale peuvent se justifier. Pour ceux qui au xix e siècle souhaitaient la libération du peuple russe et faisaient à la cause qu’ils défendaient le sacrifice de leur vie, l’importance du morceau de fromage passait sans doute avant celle du poème, fût-il de Pouchkine. Cette vue, pour si désespérée qu’elle puisse apparaître, condamne plus une structure sociale, où les exigences élémentaires de la vie ne sont pas assurées, qu’elle ne conteste la légitimité de la poésie. Un ordre d’urgence qui ne dépend que d’un état de fait est seulement signalé entre des besoins humains. Peut-être aussi faut-il voir là l’expression d’un certain scepticisme quant au rôle de l’art dans l’émancipation de l’homme, mais cette attitude n’est pas aussi générale que Camus voudrait nous le faire croire à travers des exemples dont le seul choix permettrait d’entretenir des doutes sur son objectivité. L’art met malgré tout l’accent sur les séductions de la vie, même dans ses aspects les plus banalement décoratifs il affirme un réel besoin de l’homme. Ceux qui se sont préoccupés d’assurer son bonheur, comme ceux qui ont tenté de la libérer, ne pouvaient en méconnaître l’importance.

Campanella, qui pourtant reste le moins prodigue de fantaisie si l’on en juge par la sobriété des costumes solariens, tous uniformément blancs et dont, sérieusement, il comptait vêtir les Calabrais libérés de l’inégalité sociale, décrit dans sa Cité du Soleil des temples merveilleux aux coupoles cosmiques éclairées de lampes d’or. De même les musées, les palais, les litières de cristal et les fabuleux trésors alchimiques de la Bonsalem de Bacon révèlent les

 

34
goûts fastueux de la Nouvelle Atlantide. Quant à Fourier, le travail devient dans sa société une fête perpétuelle et les descriptions architecturales auxquelles il se complaît, les jardins qu’il évoque, sont bien faits pour donner une idée féerique du décor Harmonien ; « Le luxe est le premier but de l’attraction », affirme-t-il, et décrivant un Séristère, il nous assure qu’il sera « aussi séduisant que le sont au premier de l’an les chapelles sucrées des confiseurs ». Son ambition de transformer le milieu naturel, de réduire ou d’augmenter la taille des animaux, d’en créer des espèces nouvelles, si elle relève plus spécialement de l’anticipation scientifique, n’en retrouve pas moins un des vieux rêves de l’Hermétisme où un tel Art pouvait sans abus de langage, être qualifié de Royal.

Les mouvements révolutionnaires, s’ils sont amenés à rejeter les formes d’expression artistiques de la société à laquelle ils s’opposent, semblent tout de même en favoriser de nouvelles. Le goût de l’art antique qui, à travers les délires archéologiques de Piranesi commence à s’imposer dans la seconde moitié du xviir siècle, trouve à satisfaire, avec la peinture de David et de son école — dans un sens orienté, il est vrai, vers une certaine rigueur spartiate — les besoins d’expression de la première république. Une transformation du décor architectural et des arts appliqués, qui connaîtra son épanouissement au temps de l’Empire, s’ébauche à ce moment. L’architecte Ledoux, certainement inspiré par les idées de Restif de la Bretonne, conçoit une immense maison de plaisir où — à l’exemple des églises dont le plan affecte la forme d’une croix — un thème phallique conditionne la distribution des divers éléments de l’édifice.

D’une manière plus nette, la Révolution russe cherche à sa naissance son expression dynamique dans les mouvements novateurs de l’art. Le chaos des premiers décors

 

35
constructivistes de Meyerhold, les architectures irrationnelles de Lissitzky et de Tchernikhov dominées par la poésie inhumaine des anticipations industrielles, le futurisme de Maïakowsky, exaltent les triomphes du prolétariat.

Une réelle convergence peut être enregistrée entre les diverses manifestations de la révolte. L’apparition du créateur artistique, déclenche dans la communauté sociale des réactions d’auto-défense comparables à celles qui se produisent au sein d’un organisme vivant à l’introduction d’un corps étranger. Une certaine stabilité mentale se trouve menacée et l’hostilité dans laquelle sont tenus les novateurs les amène à rejoindre le mouvement révolutionnaire de leur temps. Sade siège à la section des Piques, les frénétiques du romantisme sont à côté du peuple dans l’insurrection, Courbet est membre de la Commune et préside au déboulonnement de la colonne Vendôme, au début du fauvisme les peintres affirment des sentiments anarchistes. Cette rencontre paraît se faire d’une manière spontanée, sans poser d’insolubles problèmes de comportement, les novateurs de l’art sont bien ce que Maïakowsky appelait « les compagnons de route de la Révolution ».

Ce n’est que lorsque le mouvement insurrectionnel se fige, qu’il consent à limiter ses aspirations à des possibilités tactiques dont l’appréciation semble appartenir à un collège d’augures infaillibles que la Révolution entend 1 imposer ses mots d’ordre aux artistes. « — Alors comme on dit — l’incident est clos — la barque de l’Amour s’est brisée contre la vie courante — (1) et il est des suicides qui témoignent assez de toute la grandeur des espoirs déçus.

 

(1) W. Maïakowsky.

 

Des fenêtres s’ouvrent sur la mort, des potences se dressent, des disparitions obscures sont signalées. À travers l’art soviétique et le réalisme socialiste, on sait à quelles désespérantes extrémités ont pu conduire les exigences trop étroitement utilitaires du marxisme. Cet horizon peu rassurant — mais la révolte ne saurait être jugée à ces écrasements momentanés — est sans doute des moins favorables pour aborder les vues sur l’art du matérialisme dialectique. Sans prétendre les admettre dans leur aspect schématique, celles-ci ne peuvent malgré tout être trop facilement récusées. Elles attirent d’abord l’attention sur les manifestations concrètes de l’activité artistique et présentent ainsi le grand mérite de poser les questions de l’art hors des facilités de l’abstraction et des brumes métaphysiques. Il faut bien convenir que toutes les définitions de l’art qui nous sont proposées, qu’elles soient philosophiques, théologiques ou techniques, ne tendent, en définitive, qu’à réduire, dans un sens ou dans un autre, la portée d’une œuvre particulière. Au delà du fait de l’œuvre, le « Beau », que l’on ne manque pas d’invoquer à propos de l’art, prête à toutes les confusions. Il se morcelle en une infinité d’aspects souvent contradictoires et n’échappe pas, tant dans ses diverses conceptions que dans ses degrés d’appréciation, à de multiples contingences dont il est difficile de l’abstraire. Les œuvres ne révèlent le plus souvent qu’un consentement décevant aux idées esthétiques ou morales d’une société déterminée. S’ils sont loin d’être les seuls agissants et si leur influence ne peut être tenue pour strictement inéluctable, les facteurs sociaux ont tout de même une importance qui ne paraît pas à négliger.

Dans une société où les préoccupations de l’homme restent avant tout dominées par les nécessités de la vie matérielle, l’œuvre d’art ne trouve qu’une audience restreinte. Objet de luxe, son appréciation est surtout réservée à une infime minorité d’individus, esthètes ou favorisés de la

37
fortune, disposant de la culture et des loisirs. Sans doute, le fait aurait en lui-même bien peu d’importance et il serait vain de vouloir l’isoler d’un ensemble de contraintes autrement plus graves, s’il n’était déjà le symptôme d’une inquiétante mutilation mentale. A l’encontre de nos sociétés évoluées, les communautés primitives présentent presque toujours l’exemple d’une totale diffusion de l’art à travers les classes ou les castes. Tel objet pourtant usuel de la Nouvelle-Guinée, bol ou pipe, telle bobine de tisserand africain, tel vase péruvien, témoignent d’un besoin de beauté d’autant plus émouvant que les conditions de vie des hommes qui l’ont affirmé étaient souvent des plus précaires. Même si la comparaison entre des civilisations différentes n’est acceptable qu’avec beaucoup de réserves, il semblerait bien qu’un réel pouvoir de création artistique, commun à tous les hommes, n’ait pu résister au raidissement des contraintes économiques imposées par une évolution sociale fondée sur le seul profit.

Les problèmes conjugués de la Révolte et de l’Art paraissent s’éclairer d’une même lumière et l’on comprend mal que Camus puisse trouver dans l’hégélianisme révolutionnaire une condamnation de l’art. Dire que la beauté sera vécue et non plus imaginée est bien, en dehors de toute "vaine question de formalisme, redonner à l’art une ambition qu’il n’ose plus formuler tant il a pu prendre le parti de ses inconséquences et se satisfaire modestement des impasses où il s’étiole. Il est vrai que du haut d’une « pensée de Midi • », qui prétend faire la part des choses et celle du feu, un tel espoir relève peut-être de ces démesures de la révolte que Camus entend condamner. A rencontre de cet équilibre rassurant où l’art continuerait à fournir à la révolte de trop faciles exutoires. le Surréalisme qui n’est réductible à aucune conception esthétique ne se propose rien d’autre que d’éprouver le réel dans sa totalité, pour, enfin, le restituer à l’homme.

 

38
< Portrait de Charles Baudelaire>

Jean SCHUSTER

La mesure et la grâce

« Devant le sentiment de l’ébranlement de toutes choses, ne rien faire qu’attendre tranquillement et aveuglément l’écroulement du vieil édifice plein de fissures et attaqué dans ses racines et se laisser écraser par l’échafaudage croulant est contraire à la sagesse autant qu’à la dignité. »

(HEGEL : « Uber die neuesten Verhaltnisse Wurtembergs. »)

S’il advient qu’un jour la pensée occidentale doive rendre des comptes à quelque instance dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’aura avec sa débitrice que des rapports agressifs, il lui sera tenu à charge la spoliation de certains pouvoirs dont l’exercice assurait l’unité des aspects contingents et merveilleux de la vie. À l’aube du règne humain, tout porte à croire que le comportement social et le comportement moral de l’individu n’étaient que le seul et même dérivé d’une fonction mentale à structure mythique qui permettait simultanément la préhension et la compréhension du monde extérieur. Semblable fonction, de par son essence commune à tous les hommes puisque, sans préjudice d’aliénations extraordinaires, le phénomène de perception est dénominateur commun, ren-

 

41
dait également commune la représentation mentale et provoquait ainsi la floraison de mythes collectifs sous le signe desquels la recréation perpétuelle de l’imagination par le plaisir et du plaisir par l’imagination n’aurait pas manqué d’entraîner l’homme vers les cimes les plus hautes qu’il se puisse concevoir.

Il convenait, pour asseoir le concept de catégories, de s’attaquer immédiatement à cette fonction-base et de n’en laisser subsister que les composantes, la représentation mentale étant définitivement séparée de la perception. Du coup, la structure mythique était faussée dans ses effets, sinon dans ses causes. Le mythe (on pourrait en donner une définition toute fractionnelle en disant que c’est ce vers quoi tend constamment l’inconscient collectif) se résorba dans un système dogmatique qui gardait toutes les apparences mythiques ; le judéo-christianisme put détourner à son profit les désirs collectifs les plus profonds grâce à l’inanité des symboles. Tant que ceux-ci tenaient à l’humus mental par des racines qui faisaient corps avec eux, tant que l’homme, pour le moindre de ses désirs, trouvait un écho cosmique, tant que la vie et la poésie étaient une, rien ne semblait devoir interrompre le développement de l’humanité. Le judéo-christianisme utilisa les symboles à des fins transcendantes. L’erreur eût été de les désubstancialiser en les isolant et de l’homme et de l’univers externe, comme tenta de le faire plus tard le rationalisme. On se contenta de les priver de leur immanence, de river l’homme à la divinité par leur intermédiaire. L’énergie mythique était axée sur les mêmes objets, mais au lieu de revenir sur ses propagateurs pour leur faire franchir une nouvelle étape de leur devenir, elle débouchait sur une mystification dont nous ne nous sommes pas encore relevés.

Du concept de catégories, découla l’analyse à perte de vue des ressorts affectifs et mentaux et l’érection de mura

 

42
infranchissables entre le conscient et l’inconscient, le rêve et la réalité, la raison et la passion… L’homme, contraint, à vivre plusieurs vies , devint une proie plus facile pour les morales d’asservissement. Le primat d’une catégorie sur une autre régit les rapports sociaux d’après la loi du pluS fort ou, ce qui revint au même, du plus habile, du plus intelligent.

On aura, je pense, élucidé une grande part des problèmes qui nous agitent aujourd’hui lorsqu’on pourra déterminer les raisons pour lesquelles l’homme s’est donné un jour un maître. Si l’on en croit Fabre d’Olivet, le chef ne fait son apparition dans l’histoire que longtemps après celle des premiers groupes organisés. C’est de cette période intermédiaire, pré-patriarcale, chatoyante de mythes dont nous ne pouvons que deviner les reflets, que tout révolté se réclame, consciemment ou non.

L’esprit révolté est une sédimentation ; à partir d’un sol net de perversions sociales, il est dépositaire de toutes les volitions, de toutes les luttes, qui, à travers les siècles, se sont donné pour tâche de restituer à l’homme sa liberté. C’est dire qu’il est d’emblée en quête d’un mythe nouveau où viendront se fondre les désirs de tous les temps et de tous les lieux et se perdre à tout jamais les vestiges des civilisations révolues. C’est dire aussi qu’il n’a ni commencement ni fin, qu’il est dans son essence d’être révolté et que sa seule mesure est la somme de ce que l’imagination et le désir humains peuvent embrasser.

Ces considérations préliminaires me paraissent indispensables pour dégager la révolte du cadre dans lequel on tente de l’enfermer aujourd’hui. M. Albert Camus vient de publier un long essai intitulé « L’Homme révolté ». Nous n’avons pas la place ici d’offrir un compte-rendu analytique et critique de cet ouvrage ; un tel labeur exigerait pour le moins autant de pages qu’il en comporte

43
puisque, du point où nous sommes sur le plan général de la connaissance et compte tenu des apports décisifs des XVIII e et XIX e  siècles poétiques et philosophiques, il n’est guère de paragraphes de « L’Homme révolté » qui ne relèvent du faux témoignage, de l’interprétation tendancieuse ou de l’incompréhension pure et simple.

Qu’on sache cependant que la révolte doit se justifier par rapport à un droit non défini et que, pour ce faire, elle doit être mesurée. Cette thèse constitue les prémisses du livre et l’on peut supposer, avec André Breton, que la longue analyse historique et la conclusion ont été réalisées en fonction de ces prémisses.

La révolte consciente est non seulement facteur d’un bouleversement des structures existantes mais aussi dépositrice d’une morale à venir. C’est en ce sens que parler de justifications à propos de la révolte équivaut à doter celle-ci d’une seule charge négative qui ne se reconnaîtrait que dans les cendres de ce qu’elle aurait incendié. Le problème ne comporte toutefois que deux solutions : ou l’on justifie la révolte en fonction de ce qu’elle vient d’abattre et nous ne ferons pas l’injure à M. Camus d’avancer que c’est ce qu’il entend, car ceci est absurde, ou bien en fonction de ce qu’elle va déterminer et dans ce cas, l’homme épris de justice qu’est M. Camus justifie à son tour habilement le fameux précepte qui, de Saint Ignace aux staliniens, sanctionne toutes les trahisons, tous les dénis de justice.

Mais si l’auteur de « l’Étranger » demande à l’homme révolté de se justifier, c’est avant tout pour lui procurer des juges ; des juges pour Brutus, pour Saint-Just, pour Blanqui. César, Louis XVI, Thiers sont morts ! Qu’à cela ne tienne ! Grâce à certaine loi bien connue en psychanalyse, ils trouveront quelque héritier, romancier de préférence et jouissant d’une notoriété d’impartiale clair-

 

44
voyance, qui se donnera pour but de « légitimer » les actes de révolte.

Il entre dans les desseins de quelques littérateurs de ce temps d’avilir tout ce qui, par delà le carcan des systèmes et la démagogie des mots d’ordre, demeure vivant, spontané, libre au cœur des hommes qui se sont juré de tout mettre en œuvre pour « transformer le monde » et « changer la vie ». Pour ceux-ci, révolte et histoire se confondent et s’il faut à tout prix user d’un vocabulaire de tribunal, disons qu’une tradition de la révolte, à laquelle vient se recharger leur volonté encore intacte de ne pas accepter, est la seule et la plus belle justification de l’histoire. Une fois pour toutes, « le héros n’est pas le maître qui possède un grand nombre d’esclaves, mais l’esclave qui lutte pour qu’il n’y ait plus de maîtres » (1).

Un phénomène inclassable comme la révolte, de type généralement instinctif et de toutes façons passionnel, n’a que peu de rapports avec ce qu’il est convenu d’appeler le droit. La notion de droit est limitative (même dans le meilleur des cas, lorsqu’on dit que l’homme a tous les droits) et, en tout état de cause, inséparable de son antithèse la notion de devoir. L’homme révolté n’a que faire d’un droit abstrait dont la plus saine représentation ne parvient pas à diriger le regard au delà des murs d’une prison. Il se dresse contre l’univers, non pour réclamer la fin d’un abus mais pour abolir un état de fait, non pour demander l’application de quelques points de juridiction mais pour exiger la liberté totale et pour tous.

La révolte est simultanée à la prise de conscience de la condition d’esclave qui résulte du choc de la réalité interne (désirs) et de la réalité externe (codification des

(1) Hegel.

 

45
rapports entre les hommes, éthiques du devoir). S’il est vrai qu’il existe une limite dans l’ordre des prétendus devoirs à partir de laquelle l’esclave s’insurge ouvertement contre le maître, taire passer cette limite pour génératrice de révolte ne résiste pas à l’examen. La révolte est en deçà (latente) et au delà (manifeste). Elle ne saurait être un état quantitativement proportionnel à la rigueur de quelques impératifs mais la condition même de qui cherche constamment l’amélioration du sort humain.

M. Albert Camus ne nous fera pas avaler de double-décimètres. L’esclavage, dit-il, comporte des degrés ; en regard de cette gradation, le mouvement oppositionnel se doit de participer lui aussi d’une pesée originelle qui déterminera la vigueur de sa manifestation ; la révolte sera dynamiquement égale à ce contre quoi elle lutte ; en conclusion, toute révolte qui se veut plus ample, plus profonde que la structure qu’elle va renverser renforce proportionnellement cette structure et indique ainsi le goût de l’asservissement. Une telle dialectique, qui semble être la clé de quelques théories d’économie politique des moins contestables, ne peut nullement se transposer sur un plan supérieur, celui, par exemple, d’une économie sensible et morale. À force de donner des limes à ongles aux bûcherons, on finit par se faire tailler les doigts à coups de hache par sa manucure attitrée.

En dernière analyse, on voit que dans cet « effort pour comprendre son temps », l’auteur n’a fait que reprendre à son compte l’hypothèse du bon maître, du bon père, du bon patron.

Il nous plaît fort qu’il s’indigne à propos de l’exécution de Louis XVI et il nous plaît plus encore que sa fameuse limite coïncide avec le règne de Louis XVI, parce que le 21 janvier 1793 démontre que bonté et faiblesse ne sont

 

46
point qualités de roi, que tout s’efface devant la seule condition d’être roi, car « on ne règne pas innocemment ».

Mais ce qui effraie surtout M. Camus, ce n’est pas la mort du roi, c’est la portée symbolique qui s’y rattache. Un tel effroi n’a d’ailleurs rien de nouveau, il est exactement dans la ligne de la pensée réactionnaire des cent cinquante dernières années. La tête de Louis XVI roulant sous l’échafaud, c’est tout le système patriarcal atteint dans ses œuvres vives. N’en déplaise à M. Camus et par la même occasion à M. Klossowski, on n’a pas guillotiné dieu, vue de l’esprit transcendante, mais le Père, symbole immanent. Et cela suffisait puisque ce dieu est, pour toutes les religions monothéistes, l’exutoire et le paravent des Instincts de domination patriarcale des prêtres et de soumission filiale des adeptes.

Anéantissons au passage cette idée de la mort de dieu, savamment repêchée de l’attirail nietzschéen par quelques chrétiens rusés et sur laquelle M. Camus ne s’est pas fait faute de sauter. Elle implique à la fois l’existence de ce dieu et celle de l’état de conscience qui s’y rapporte. S’il s’agissait uniquement de rendre compte de la disparition de cet état de conscience, il fallait transformer la formule en « mort de l’idée de dieu » (2). Un postulat initial aussi grossier n’avait de chances de faire son chemin qu’en reposant sur une ambiguïté entre dieu-phénomène organique et dieu-état de conscience (3). En effet, les deux acceptions, prises séparément, sont, d’un point de vue

(2) Sade n’avait-il pas prévu ce guet-apens intellectuel en écrivant : « Il faut détruire à tout jamais l’idée de Dieu ». (Français, encore un effort si vous voulez être républicains !) C’est moi qui souligne.

(3) Pour habile qu’elle soit, la contusion ne saurait faire plus longtemps illusion lorsqu’on remarquera qu’entre la première et la deuxième formule il y a passage de l’absolu au relatif.

 

47
chrétien, inadmissibles. Dans le cadre de son entreprise de réduction du blasphème et de la négation absolue en affirmation (nier dieu c’est encore l’affirmer, paraît-il), l’Église se devait de favoriser la diffusion d’un sophisme qui, sans attenter au dogme en raison de son ambigüité, était de nature à susciter dans les milieux qui lui étaient extérieurs (et apparemment hostiles) des vocations nouvelles.

La disparition objective de cet état de conscience et même son existence sont d’ailleurs des plus problématiques. À qui fera-t-on croire que le dieu de tout ce qui compte au XIX e  siècle, pour inassimilable qu’il soit à la divinité chrétienne, peut passer pour un état de conscience ? Quel rapport y a-t-il entre l’état de conscience de Hegel et son dieu, simple artifice comme chacun sait ; entre l’état de conscience de Lautréamont et son dieu qui dissimule, à mon avis, les traits de François Ducasse. Quant au dieu de Fourier, de Fabre d’Olivet, de Hugo, il ne peut faire de doute qu’il soit le cosmos et plus précisément le signe idéal de la matière et le signe matériel de l’idée. (Il semble bien qu’avec Fourier un premier coup sérieux soit porté à l’antinomie matérialisme-idéalisme.)

À partir de cette absence divine et soudaine, le « penseur de midi » construit je ne sais quel révolté nostalgique, le regard perdu vers l’image d’un dieu, lacérée par les forces du mal et qu’il convient de reconstituer au plus vite. Sur une telle pente, on ne s’arrête pas de sitôt ; aussi, substitue-t-on à l’odieuse notion de péché originel celle de responsabilité originelle. L’homme, conscient de cette responsabilité, ne tendra plus vers la grâce, mais vers l’innocence.

M. Camus essaie ainsi de rénover, par endroits, le vocabulaire chrétien. Peut-être aurait-il eu des suiveurs parmi ceux qui, tout en étant les rares à ne pas courber l’échiné.

 

48
se laissent parfois abuser par le prestige des mots, si le parfum d’encens, comme l’écrit judicieusement un plumitif dont j’ai oublié le nom, n’était plus fort que celui de toutes les fleurs de rhétorique.

Regrettons que l’homme qui passait pour l’un des seuls à entretenir, au sein de cette époque de misère, la vacillante lueur de l’honnêteté intellectuelle, mette soudain ses capacités au service du conformisme. Il fallait, bien sûr, pour que le coup réussisse, que le choix se portât sur un tel homme.

Mais le piège a été dénoncé en temps voulu (4). Il ne restera de M. Albert Camus que deux ou trois volumes que de pâles vieillards rangeront dans leur bibliothèque, entre les œuvres complètes de Joseph de Maistre et les Fables de La Fontaine.

(4) V. « Sucre jaune », par André Breton, dans « Arts » du 12-10-51 et le dialogue Breton-Patri dans « Arts » du 16-11-51.

49
<Arthur Rimbaud, bois>

Benjamin PÉRET

Le Révolté du dimanche

L’homme social naît de la révolte. En se révoltant, l’homme affirme sa qualité, son essence supérieure au reste de la nature, sa capacité de gérer son destin (puisqu’il révèle sa volonté de choix en rejetant un état antérieur) et offre la seule garantie qu’il puisse donner — sa vie — pour que la vie sociale soit. Cette révolte, Camus le dit, est un non et un oui. Non, à l’injustice et à l’oppression et ce non, de son grondement, domine le oui encore faible de la justice et de la liberté. Cependant, cette révolte n’est pas apparue soudainement, champignon de rosée à l’aube de l’homme social ; il a fallu que cet homme parcourût un long chemin dans le dédale souterrain de lui-même. Il s’est, à droite et à gauche, heurté aux superstitions, a trébuché sur la routine, roulé dans les gouffres des religions, car il ne pouvait s’appuyer sur aucune pensée sociale puisqu’il n’était pas encore cet homme social que la révolte éveille, mais seulement sur son intuition d’homme se cherchant dans les ténèbres de son esprit, que justement la révolte va entreprendre de dissiper. Dans ce souterrain, qui le conduit du troupeau à l’éveil social, l’homme désespéré n’a trouvé qu’un profond ressentiment contre ce qui l’écrase. De quel usage lui sera-t-il ? Il n’en sait rien, mais instinctivement et à tout hasard, il s’y tient. Il a raison car sur le plan affectif où il est alors totalement situé, il n’a rien autre à sa disposition. En effet, si la révolte naît d’une situation intolérable qu’il s’agit

 

53
d’abolir, elle repose sur un complexe affectif animé par le ressentiment. Cependant, c’est dans la mesure où ces états seront surmontés ou tendront à l’être que la révolte naîtra, puisque le ressentiment n’aboutit, en ligne droite, qu’à la vengeance. L’éclatement de la révolte marque donc le moment où ces états sont dominés ou tendent à l’être, où la vengeance est sublimisée, en un mot, elle marque le passage au plan affectif individuel au plan collectif où l’homme se révèle un être social, même si la révolte ne s’exprime que par un acte individuel, puisque cet acte traduit ou a l’ambition de traduire une aspiration collective consistant, avant tout, d’ans le rejet d’une situation génératrice de révolte. À son tour, ce refus comporte divers éléments : condamnation de l’injustice faite à l’homme, aspiration à une situation exempte de cette injustice, à la liberté. L’esclave veut abolir l’esclavage, le prolétaire veut abolir le prolétariat, l’un comme l’autre attentant à la justice et à la liberté, mais sous cette exigence, gît une nouvelle aspiration qui n’a pas encore trouvé la possibilité de se manifester, bien qu’elle soit l’âme même de la révolte : l’égalité. « Tu n’es qu’un homme comme moi, pas plus que moi, dit l’esclave au maître, le prolétaire au capitaliste (dira un jour l’ilote de la contre-révolution stalinienne au policier du N.K.V.D.), je suis ton égal. » La révolte implique donc une triple aspiration : justice, liberté, égalité ; mais des trois revendications, une seule, l’égalité, garantit la viabilité des deux autres, bien que, dans la révolte, elle soit plutôt implicite que formulée. Cette révolte, en effet, gravite initialement dans un climat imprécis, un monde aux limites floues où l’affect s’élance vers la conscience. Elle est en quelque sorte un compromis entre la passion rejetant l’injustice et la conscience aspirant â l’égalité. C’est pourquoi la révolte vise avant tout à abolir la situation contre laquelle elle s’élève, sans envisager, de prime abord, d’y rien substituer. Elle ne peut

54
donc pas aboutir à une subversion de la situation qui l’a engendrée mais, dans le meilleur des cas, à son atténuation. Encore celle-ci ne pourra-t-elle être obtenue temporairement que si la révolte est assez puissante pour l’imposer et inciter l’oppresseur à des concessions auxquelles elle se tiendra tant qu’il la craindra.

Lorsque Dreux-Brézé disait à Louis XVI, « ce n’est pas une révolte, mais une révolution », il exprimait d’un seul coup toute la distance qui sépare l’une de l’autre. La révolte, en effet, ne veut explicitement que la cessation de l’état qui l’a engendrée, mais ne sait pas ce qu’il y a lieu d’y substituer et même si un état différent peut être substitué à celui qui la motive. La révolution, en échange, donne un but à cette révolte, sans lequel elle ne peut rien. Au terme négateur de la révolte, elle accouple le terme positif d’une affirmation : pas d’oppression, pas d’injustice, mais liberté par l’égalité. La révolution est donc une révolte supérieure, une révolte qui a gardé son moyen passionnel en se donnant un but conscient et le révolutionnaire est un révolté qui a mûri, puisqu’il sait non seulement ce qu’il veut supprimer, mais ce qu’il cherche à faire éclore. Camus a donc raison de dire : « Le révolutionnaire est en même temps un révolté ou alors il n’est pas révolutionnaire ». Il faudrait même dire qu’il n’y a pas de révolutionnaire qui ne soit révolté et celui qui se prétend dépourvu d’esprit de révolte n’est qu’un bureaucrate en puissance, un contre-révolutionnaire en réalité. Toutefois, lorsqu’il ajoute aussitôt « mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolte », il tombe dans une de ces contradictions dont son livre est émaillé. Il montre d’abord par là qu’il ne sait pas ce qu’il dit car un révolté, un révolutionnaire ne peut pas se faire « policier et fonctionnaire » sans perdre de ce fait sa double qualité de révolté et révolutionnaire. Cette contradiction, comme beaucoup d’autres, provient de ce que Camus, après avoir

55
défendu la révolte stérile du terroriste qui succombe à son attentat, met la révolte à plat-ventre, puis entreprend de justifier la position qu’il lui impose. Ses laudateurs l’ont fort bien compris ; c’est pourquoi on les trouve sur tout l’éventail politique de la réaction, de Staline à de Gaulle, de L’Aurore à Action, en passant par Le Figaro. Cette unanimité révèle mieux que n’importe quelle analyse, si complète soit-elle, le caractère réactionnaire du livre de Camus. Si Camus s’est trompé (en admettant qu’il se soit trompé), la réaction a vu clair : d’ordinaire, elle loue un ouvrage dans la mesure où les idées qui y sont exprimées viennent renforcer ses positions. Lénine, dont on peut, à juste titre, sans lui retirer en rien sa qualité de révolutionnaire, contester aujourd’hui de nombreuses conceptions, s’inquiétait, chaque fois qu’il recevait quelque approbation d’un réactionnaire, de l’erreur qu’il avait pu commettre. Souhaitons que Camus, s’il en est capable, s’inspire de cet exemple de probité intellectuelle.

L’ouvrage de Camus vise, en effet, à embrasser la révolte sous tous ses aspects, dans toutes ses expressions et dans toutes ses conséquences. L’entreprise est des plus ambitieuses et suppose, sur le plan social, une étude approfondie de toutes les formes de révolte et des conceptions révolutionnaires qu’elles ont engendrées. Camus a-t-il fait cette étude ? Fontenis a pu affirmer dans le Libertaire (1), du 4 janvier 1952 que Camus avait, de l’anarchie en général et de Bakounine en particulier, une connaissance des plus sommaires, probablement limitée à la lecture de l’Histoire de l’Anarchie, pourrait-on ajouter. Nora Mitrani a montré dans La révolte en question (p. 79), qu’il ne connaissait guère de Sade que des citations prise de ci de là

(1) Même démonstration, plus précise encore, par Gaston Levai, dans Le Libertaire du 28 mars 1952.

56
(chez Klossowski ?) entre autres chez elle. Il reproduit une phrase qu’elle avait citée avec une malencontreuse coquille, portant sur un déplacement de guillemets, en conservant pieusement l’erreur (L’Homme révolté, p. 64). Pas de chance ! Il est évident aussi qu’il n’a pas plus scruté Marx que Bakounine ou Sade. Cela saute aux yeux. Tout au plus le connaît-il à travers des publications staliniennes où Marx est mis à la sauce Guépéou et les citations qu’en font ses commentateurs et critiques. En l’occurrence, il semble que la Sociologie du Communisme, de Jules Monnerot, ait été largement mise à contribution.

Un exemple :

Les termes antagonistes d’une situation historique peuvent se nier les uns les autres, puis se surmonter dans une nouvelle synthèse. Mais il n’y a pas de raison pour que cette synthèse soit supérieure aux premières. Ou plutôt, il n’y a de raison à cela que si l’on impose arbitrairement un terme à la dialectique, si donc on y introduit un jugement de valeur venu du dehors.’ Si la société sans classes termine l’histoire, alors en effet la société capitaliste est supérieure à la société féodale dans la mesure où elle rapproche encore l’avènement de la société sans classes.

L’Homme révolté, p. 76.

La « société sans classes » mettrait fin à l’histoire, dans la mesure où l’histoire des hommes est l’histoire de leurs luttes de classes. Ce serait un saut, une mutation, il s’agirait d’une différence comme celle qui sépare l’histoire de la préhistoire, mais alors il est faux de dire que « l’histoire des hommes est l’histoire de leurs luttes de classes » La société sans classes sera-t-elle une société sans histoire ? Un archétype « fixiste » transparaît â travers ce naufrar ge de la dialectique.

Sociologie du Communisme,

page 201

On remarquera sans peine les similitudes des deux textes et des idées qu’ils expriment. La différence notable qu’ils

57
présentent cependant réside en ce que Monnerot critique Marx après l’avoir étudié, tandis que Camus ignore Marx, mais extrait de Monnerot ce qui sert à sa polémique contre Marx. Il importe, en passant, de répondre à Monnerot, et par là même à Camus, que l’histoire des hommes a été et reste dans une large mesure l’histoire de leurs luttes de classes sur le plan social. Elle l’a été, depuis la naissance des sociétés de classes et le restera jusqu’à l’établissement d’une société sans classes. À partir de là, l’histoire traitera de cette partie étrangère à l’histoire des luttes de classes et sans doute d’autre chose encore, que nous ne pouvons pas imaginer, mais il est clair que la société sans classes ne marque pas la fin de l’histoire, tout au plus marque-t-elle la fin de l’histoire dominée par l’histoire des luttes de classes, de même que notre histoire présente dominée par l’histoire des luttes de classes, a marqué la fin de l’histoire légendaire où déjà pointait parfois l’histoire des luttes de classes. Par ailleurs, Camus, en critiquant l’introduction d’un jugement de valeur dans un raisonnement dialectique, en introduit subrepticement un autre de caractère négatif, en niant implicitement une amélioration, relative et progressive du sort matériel et culturel des hommes. Elle est cependant évidente si l’on compare les époques d’apogée des diverses sociétés qui se sont succédé, celles qui ont donné à l’homme le maximum de possibilités inhérentes à leur forme et compatibles avec le maintien de la séparation de l’homme d’avec les instruments de travail. Si, en échange, on confronte les époques de déclin, on constate que l’homme descend d’autant plus bas qu’il a eu plus de possibilités d’émancipation totale. Que l’on compare, d’une part, le niveau de vie, de liberté et de culture atteint au début de ce siècle, dans la société capitaliste, avec l’apogée de n’importe quelle autre société et d’autre part la situation présente des ilotes du stalinisme avec celle des esclaves aux pires époques de l’his-

 

58
toire, dans les sociétés les plus barbares qui ont existé ? Dans quel monde a-t-on vu condamner un garçon de 17 ans à cinq ans de camp de travail forcé pour avoir, étant en Pologne, franchi illégalement une frontière de la « patrie des travailleurs », afin d’échapper aux armées d’invasion de Hitler ? Tout cela pour mourir treize ans plus tard dans ces mêmes camps, après une condamnation supplémentaire à dix nouvelles années d’internement ? Et la dégénérescence du capitalisme, dont la Russie est partie intégrante, ne fait que commencer !

Il en va des idées de Marx comme de toutes les idées qui sont inévitablement un produit de l’époque où elles ont été formulées. Elles comportaient une partie périssable, puisqu’elles étaient limitées par les connaissances de son temps. Une partie de l’ouvrage de Monnerot représente un effort critique de Marx et du marxisme dont on peut seulement regretter qu’il ne soit pas accompagné de propositions positives. Il n’en va pas de même de Camus, car L’Homme révolté, malgré sa bande prétentieuse, ne vise pas à « comprendre notre temps », mais à l’adapter aux idées de Camus. Exactement ce qu’il reproche à certains « marxistes » ! De même que ceux-ci ont une vue fidéiste de Marx, Camus fait de l’anti-marxisme un article de foi. L’un ne vaut pas mieux que l’autre. Je ne vois pas toutefois la possibilité de rejeter Marx sous le prétexte que certaines de ses conceptions sont périmées ou reflètent une pensée dont ses héritiers n’ont pas poursuivi la mise à jour nécessaire en fonction des acquisitions de la connaissance. Marx est un élément capital de la pensée révolutionnaire et socialiste du siècle passé. Il importe de le soumettre à la critique qu’il a fait subir à ses devanciers et contemporains, afin que les éléments vivants des uns et des autres (je pense en particulier à certaines idées libertaires) puissent trouver leur place dans une théorie plus adaptée aux nécessités de notre temps.

59
J’ai cité quelques lignes de Camus mises en regard d’un fragment correspondant de Monnerot, mais en réalité, l’essentiel du chapitre de Camus sur le « terrorisme d’État et la terreur rationnelle » vient de la Sociologie du Communisme (1). Seuls sont propres à Camus l’amalgame qu’il crée entre communisme et stalinisme et les conclusions qu’il en tire. De l’excellence de cet amalgame vient certainement une partie des éloges que la réaction traditionnelle lui a décernés.

Les rapports entre la pensée de Marx et le stalinisme ne peuvent cependant pas être niés, mais ils sont ceux de la viande avec la mouche qui la corrompt, de la liberté avec le gendarme, de îa révolution avec la contre-révolution (2) En fait, le stalinisme est issu, économiquement parlant, de l’adoption par Lénine et les bolcheviks d’une tactique erronée, indiquée par Marx, touchant la propriété des moyens de production, après la prise du pouvoir politique. Marx pensait qu’une fois le régime capitaliste aboli et remplacé par le pouvoir des travailleurs en armes, les moyens de production pouvaient sans inconvénient devenir propriété de l’État incarnant ces mêmes travailleurs. Cet État, dans l’esprit de Marx, n’était déjà plus un État, au sens traditionnel du terme, puisqu’il était l’expression directe de la majorité de la population intéressée à en finir avec l’oppression, dont l’État est l’instrument le plus

(1) Entre autres, les visées impériales du stalinisme, le messianisme attribué à Marx, l’opposition entre ce dernier et l’esprit grec, le rapport entre marxisme et christianisme, le rôle du syndicalisme révolutionnaire.

(2) Camus accuse Marx d’avoir engendré Staline mais oublie que le national-socialisme se réclamait de Nietzsche, avec autant de droits d’ailleurs que Staline de Marx, mais n’en accuse pas pour autant Nietzsche d’être responsable de Hitler. Pourquoi ? Parce que Camus ne cherche pas ce qui reste de valable chez l’un ou l’autre, mais veut justifier Nietzsche et accuser Marx.

60
achevé. La survivance de l’État, après la prise du pouvoir,n’était, pour Marx comme pour Lénine, que le moyen de liquider l’héritage du capitalisme et d’assurer la transition vers la société sans classes. La prise du pouvoir marquait donc pour lui le premier jour de l’agonie de l’État. L’erreur consistait à viser à la mort de l’État et à lui donner en même temps un pouvoir nouveau et formidable, le pouvoir économique, si bien qu’au lieu de dépérir, il renaissait plus puissant que jamais, véritablement tout puissant.

Il est non moins vrai que Marx a également défendu la nationalisation des moyens de production en système capitaliste. Il y voyait un avantage pour la révolution sociale, le jour de son triomphe. Il y mettait cependant comme condition, au moins implicite, que cette nationalisation fût accompagnée de l’extension des libertés ouvrières. Là aussi il se trompait, car la nationalisation des moyens de production en régime capitaliste résulte de révolution automatique de l’économie, elle indique que la société est déjà en voie de décomposition, celle-ci s’accentuant à mesure que s’accroissent les attributions de l’État. Ce phénomène s’est déjà produit, notamment dans la Rome impériale, il se répète sous nos yeux, en Russie et, à moindre échelle, dans le reste du monde, y compris la France. Ce n’est donc plus une question d’une « plus ou moins grande omnipotence de l’État » qui « pourrait être réduite par l’évolution économique », c’est tout juste le contraire. Cette évolution économique même conduit automatiquement à l’omnipotence de l’État à travers la nationalisation des moyens de production et même à travers les trusts gigantesques des États-Unis, auxquels l’État est maintenant si étroitement mêlé qu’il est encore très difficile de dire qui a le pas sur l’autre. Faut-il voir, par analogie, dans ce dernier cas, un état auquel serait applicable la notion d’indétermination d’Heisenberg ?

61
La nationalisation de la production a donné à Staline la base sans laquelle la contre-révolution qu’il a accomplie sournoisement, de l’intérieur même des institutions de la révolution vidées lentement de leur contenu, n’aurait pas été possible. Une contre-révolution était cependant inévitable sous une autre forme à cause de l’isolement de la Russie et de l’échec de toutes les tentatives révolutionnaires en Occident. Il est aisé de dire aujourd’hui, après l’exemple de la révolution russe et de la contre-révolution stalinienne, que Marx s’est trompé sur la valeur et la signification de la nationalisation des moyens de production. Il cherchait plus qu’il n’affirmait. Il a indiqué plusieurs possibilités et ce sont justement ces recherches que Camus semble lui reprocher lorsqu’il note, après Michel Collinet, que Marx a envisagé successivement trois modes de pouvoir prolétarien. Camus aurait-il souhaité qu’il maintînt le premier — tout en comprenant son erreur — pour le simple plaisir de ne pas se contredire ? À ce propos, il y a lieu de remarquer que Marx abandonne ses conceptions antérieures, touchant la nature du pouvoir politique des travailleurs, lorsque la Commune de Paris lui apporte un démenti en adoptant un système qu’il n’avait pas imaginé. Il n’hésite donc pas à accepter la leçon des faits. Par ailleurs, la forme prise par la révolution en Russie a été abandonnée, en 1936, en Espagne, où en 48 heures, le régime capitaliste a été détruit de fond en comble, les travailleurs s’étant emparés des moyens de production, usine par usine, localité par localité, après avoir détruit les forces de répression de l’État capitaliste. À telle enseigne que le stalinisme a dû, par la suite, les reconstituer de toutes pièces. Il a fallu tout le prestige dont jouissait alors la Russie et le chantage aux armements qu’elle a exercé, pour que le gouvernement capitaliste puisse reprendre, en Espagne, une vie de cheval de Troie, avec le stalinisme à l’intérieur, et nationaliser les

62
moyens de production, c’est-à-dire dépouiller les travailleurs et ouvrir ensuite la porte à Franco (1). Ainsi, la nationalisation des moyens de production prend un sens inéquivoque de spoliation de la révolution sociale et montre son véritable caractère contre-révolutionnaire. En fait, elle est l’âme même de la contre-révolution. Marx n’avait évidemment pas prévu cela. Doit-on lui en faire grief ? En le lui reprochant avec l’âpreté de Camus, on tombe dans une nouvelle contradiction puisque d’une part on lui reproche sa « prophétie » et d’autre part de ne pas avoir prédit ceci ou cela.

Camus accuse Marx de fatalisme, de vouloir « un autre ordre… qui réclame, au nom de l’histoire, un nouveau conformisme ». Simple déduction de Camus, qui omet par ailleurs de nous dire sur quoi elle repose. Le fatalisme peut en effet ressortir de certaines citations de Marx où il n’a pas pris la précaution de répéter — pouvait-il le faire à chaque fois — que, si l’évolution du capitalisme conduisait à la révolution, celle-ci n’avait néanmoins aucun caractère automatique. Piètre révolutionnaire serait, par ailleurs, aujourd’hui, après l’expérience des quarante dernières années, celui qui ne proclamerait pas la nécessité d’affaiblir l’État né de la révolution, tout en transférant le maximum de pouvoir aux travailleurs armés et maîtres de l’appareil de production, afin de parer à un retour offensif du capitalisme sous une forme ou sous une autre et d’empêcher le nouvel État de reprendre des forces. Dès le premier jour de la révolution triomphante, l’ennemi devient beaucoup plus Thermidor que la contre-révolution fomentée par les capitalistes évincés. Peut-être sera-t-il impossible d’empêcher que Thermidor triomphe, mais l’important est qu’il soit contraint de se montrer nu.

(1) Voir G. Munis : Jalones de denota : promesa de Victoria. Editorial « Lucha Obrera », Mexico, 1947.

 

63
Camus réclame encore le « droit de parler de sa prophétie bourgeoise » (de Marx), parce qu’il a pris — il ne s’en est d’ailleurs jamais caché — « l’essentiel de sa théorie de la valeur-travail dans Ricardo ». Une question : si Camus fend la tête de son voisin avec une bêche, est-il devenu jardinier ? L’instrument est neutre, seul l’usage qu’on en fait lui confère dignité ou indignité. Une plume peut aussi bien servir à écrire un poème qu’un rapport de police.

Camus n’a pas été le premier à isoler des phrases de leur contexte. Cela lui est d’autant plus facile qu’il les a trouvées toutes isolées et ignore le corps d’où elles sont extraites. Les passer au presse-purée et leur faire dire jusqu’à l’opposé de ce qu’elles signifient n’était plus qu’un jeu d’enfant. Le stalinisme nous en a fait voir bien d’autres ! La seule excuse de Camus est justement qu’il n’avait à sa disposition rien de plus que ces phrases isolées et des morceaux choisis (choisis par qui ?), ce qui lui permet d’établir des parallèles surprenants, tel celui où le prolétariat prend figure de Christ. Bien qu’athée, Camus respire manifestement à travers le masque asphyxiant du christianisme. Il n’est en effet question, tout au long de son livre, que de faute, de grâce, de culpabilité, de châtiment d’innocence, etc., comme si l’homme n’était pas éternellement innocent ! Ces renvois aux évangiles (p. 261) suffisent en outre pour se convaincre qu’il les connaît beaucoup mieux que Marx, privé de tout renvoi soit à une page, soit même à un chapitre. Il lui est aisé d’affirmer après cela que « l’âge d’or renvoyé au bout de l’histoire et coïncidant, par un double attrait, avec une apocalypse, justifie donc tout ». Cette affirmation de Camus revient à dire que, pour Marx, la fin justifie les moyens. Il insiste d’ailleurs plusieurs fois sur ce thème de la fin et des moyens. Or le grand souffle d’émancipation qui passe à travers Marx s’oppose catégoriquement à une telle attitude. Fin et

64
moyens sont, pour lui, interdépendants. On ne fait pas plus de sculpture avec un moulin à café qu’on n’aboutit à la liberté par l’esclavage. La fin ne s’atteint que par l’adoption d’une série de moyens concordants entre eux et convergeant vers le but visé. Mieux, ils doivent concorder entre eux, non seulement sur le plan pratique, mais aussi sur les plans idéologique et moral, sinon un divorce éclate entre fin et moyens et ces derniers conduisent, sans qu’on s’en aperçoive d’abord, consciemment ensuite, a une nouvelle fin étrangère et le plus souvent hostile à la première. La révolution de 1789 donne un exemple simple de l’interdépendance de la fin et des moyens. Le but de cette révolution était de donner le pouvoir politique à la bourgeoisie, celle-ci possédant déjà en grande partie le pouvoir économique. La révolution avait entraîné, peu à peu, toutes les couches de la population dans son mouvement et, avec Marat et les Enragés, elle menaçait de déborder le cadre bourgeois qui lui était assigné, pour se transformer en révolution sociale, Robespierre et Saînt-Just écoutant de plus en plus la voix des déshérités. Pour asseoir la révolution bourgeoise, la fixer dans le cadre qui lui était assigné, Thermidor était donc le moyen indispensable. La révolution y recourut. En échange, en Russie où la révolution avait un caractère social, la réaction thermidorienne ne pouvait que supprimer ce caractère, afin de rétablir le capitalisme sur de nouvelles bases. Pour en arriver là, un monstrueux développement de la police était nécessaire afin que le crime (selon l’heureuse formule de Camus) puisse être dissimulé, dans la mesure du possible, grâce à l’exaltation des bourreaux par leurs victimes ».

Marx a insisté, tout au long de son œuvre, sur la nécessité de la révolution sociale comme moyen de passer à une forme nouvelle et supérieure de société, impliquant la suppression de toute injustice et de toute oppression. À

65
première vue, il semble qu’il y ait contradiction entre la fin envisagée — une société sans violence — et la violence de la révolution. Mais, quel autre moyen de briser le « cycle infernal » dont parle Camus ? En réalité, la violence de la révolution ne fait que répondre à la violence permanente de la société capitaliste. Elle est le geste du condamné qui étrangle son garde-chiourme pour recouvrer sa liberté. Cette insistance de Marx suffit à Camus pour la nommer prophétie et parler ensuite de son échec, tout en déclarant plus loin qu’ « après la révolution de 1917, une Allemagne soviétique aurait en effet ouvert les portes du ciel ». Si l’on admet qu’une Allemagne soviétique « aurait ouvert les portes du ciel », on ne peut plus parler de prophétie mais bien de perspective, et immédiate par surcroit. On sait que l’échec de la révolution allemande, probablement organisé par le stalinisme naissant, dont les intérêts réactionnaires s’opposaient à cette révolution, a marqué le début du reflux révolutionnaire. Les travailleurs ont donné rn nouvel assaut en 1936, en partant d’Espagne mais ils ont alors trouvé contre eux, non plus la bourgeoisie résignée à son sort (Franco excepté), mais le stalinisme, soutenu et armé par la Russie qui le lançait contre la révolution, montrant ainsi que l’ennemi est bien, dans notre propre pays, mais que ses troupes de choc sont constituées par les organisations staliniennes. Il est significatif aussi que Camus ne parle pas une seule fois de la révolution espagnole. S’il n’en parle pas, ne serait-ce pas parce qu’il n’a pas réussi à l’intégrer à son raisonnement, la révolution espagnole détruisant à elle seule son cocktail vénéneux de marxisme et stalinisme ? Ou serait-ce parce que, résistant « antifasciste », qui a fait à son corps défendant le jeu du stalinisme, il n’a vu de la révolution espagnole que l’antifranquisme stalinien ?

Nul ne niera que l’échec de la révolution en Allemagne et en Europe occidentale, à la fin de la guerre de 1914,

66
puis la contre-révolution stalinienne et enfin l’échec de la révolution espagnole ont posé au monde des problèmes que Marx ne pouvait pas prévoir, n’étant pas Nostradamus. « L’évolution économique du monde contemporain dément d’abord un certain nombre de postulats de Marx », dit Camus. Marx ne pouvait émettre d’hypothèses que pour la période immédiatement à venir, jamais il n’a affirmé que ces hypothèses seraient éternellement valables. La révolution sociale clôturait logiquement la période qu’il examinait. Celle-ci ayant échoué, reste à Tordre du jour, mais dans une nouvelle période capitaliste qui s’est ouverte, celle de la dégénérescence du système. Si, à l’époque de Marx, on pouvait prévoir une concentration indéfinie du capital, Camus n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir qu’elle se poursuit encore. Elle est même achevée en Russie, puisque tout appartient à l’État, même les hommes qui, eux, relèvent directement de la police. Cette concentration du capital entre les mains de l’État est un signe de dégénérescence sociale, celle-ci étant devenue inévitable à cause de l’échec de la révolution et étant appelée à se poursuivre si la révolution ne vient pas arrêter ce mouvement. Il en est de même du nationalisme, que Camus invoque contre Marx. Son exacerbation présente n’est rien autre qu’une conséquence de la décrépitude sociale croissante.

Cette dégénérescence sociale s’exprime aussi par la stabilisation du nombre des prolétaires et plus encore par leur régression là où elle se produit, stabilisation ou régression agissant au bénéfice d’une prolifération morbide du .secteur de distribution, des fonctionnaires et de l’appareil de maîtrise. Marx a déclaré plus ou moins explicitement que faute du triomphe de la révolution, la dégénérescence deviendrait inévitable. C’était d’ailleurs déjà implicite dans son œuvre puisque selon lui une forme de société naît, s’épanouit, dépérit et disparaît soit qu’elle engendre une forme supérieure, soit que sa sénilité la conduise à

 

67
la décomposition, soit à la suite d’une invasion, soit encore comme conséquence d’une combinaison de ces deux derniers moyens. C’est précisément ce qui est arrivé dans les exemples historiques que Camus avance (p. 270), encore qu’il reste à voir si dans le cas de Mycène et des Maures d’Espagne, il s’agissait d’un conflit entre deux formes de civilisation ou d’une rivalité entre deux tendances d’une même civilisation. Si, demain, Staline s’installait à Paris et anéantissait le capitalisme français avec la propriété privée, pour instituer le capitalisme d’État à la russe, comme il l’a fait en Tchécoslovaquie et dans tout l’Est européen, il n’y aurait pas conflit entre deux formes de civilisation, capitalistes dans les deux cas. Il est en effet indifférent que les moyens de production appartiennent à des individus, à des sociétés anonymes ou à l’État, ce qui compte, c’est que l’homme reste séparé des instruments de travail.

Dans le schéma de Marx, l’économie agricole n’occupait qu’une place secondaire face à l’économie industrielle alors en plein ascension. À juste titre, puisque dans le régime capitaliste, l’industrie entraîne l’agriculture, tandis que cette dernière, en France surtout, n’a pas cessé de freiner le mouvement. Le capitalisme français a dû à l’impréparation des Communards et au concours actif qu’il a reçu des troupes paysannes, l’écrasement de la Commune. Il a si bien compris alors le rôle réactionnaire dévolu à une paysannerie satisfaite que, depuis lors, tous les gouvernements n’ont pas cessé de flatter et de servir cette paysannerie, à telle enseigne qu’aujourd’hui les paysans (environ 35 % de la population) paient 0,7 % des impôts, tandis qu’une proportion sensiblement égale de salariés des villes en paie 70 %, soit cent fois plus. Mieux encore, il existe des cantons où les seuls contribuables sont les fonctionnaires, instituteurs et autres, tandis que le percepteur passe son temps à verser des indemnités

68
diverses aux paysans. Il s’agissait alors pour le capitalisme français de créer une couche de paysans satisfaits et prêts à s’opposer à la révolution sociale. Le stalinisme a fort bien compris la leçon puisqu’il applique la même méthode dans les pays où il s’est imposé par la force des armes. Ce n’est pas pour rien non plus que le pourcentage des voix accordées aux staliniens, dans les départements à forte majorité paysanne, s’est encore accru aux dernières élections législatives : les paysans savent fort bien où se trouvent aujourd’hui les défenseurs les plus actifs et les plus acharnés de la propriété.

Que faut-il à Camus pour que la mission du prolétariat « s’incarne dans l’histoire » ? La Commune de Paris a été le fait des prolétaires, les révolutions russes de 1905 et 1917 également, de même que les révolutions allemandes de 1919 et 1923, de même encore que la révolution espagnole de 1936. Elles ont échoué, mais est-ce une raison pour refuser de voir le rôle qu’y a pris le prolétariat ? Est-ce le succès que réclame Camus, comme justification, comme signe d’incarnation ? Certes, si l’on attend, pour que la mission du prolétariat « s’incarne dans l’histoire », qu’il ait acquis « la capacité politique et juridique », on attendra à coup sûr très longtemps, éternellement je crains. La révolution sociale est rendue particulièrement difficile par la position même, dans la société du prolétariat, qui est privé de tout, même de culture. Cette société lui a déjà accordé le maximum de culture et de liberté compatible avec l’existence des privilèges sur lesquels elle repose, mais nous sommes arrivés au glissement vers la décomposition, c’est pourquoi la révolution est devenue plus difficile que jadis, mais aussi plus urgente. Demain, elle le sera plus encore, mais restera-t-elle possible ?

La condition ouvrière qu’a dépeinte Simone Weil est bien au-dessous de la réalité actuelle, car elle parlait

69
avant la dernière guerre. Si Camus voyageait dans le métro à certaines heures, il verrait l’état d’épuisement des ouvriers sortant du travail et il comprendrait combien la condition ouvrière s’est aggravée. L’état auquel le capitalisme a réduit le prolétariat constitue, par lui-même, un-obstacle nouveau et alarmant pour la révolution sociale. Est-ce une raison parce que les staliniens, lorsqu’ils étaient au pouvoir, ont tout fait pour aggraver la situation des travailleurs, en réclamant d’eux une productivité accrue, pour parler de « socialisme industriel » ? Toutefois, Camus a raison de dire que la « forme politique de la société n’est plus en question à ce niveau » (décrit par Simone Weil). L’ouvrier doit d’abord retrouver le loisir, ce bien qui lui a été arraché, aussi précieux peut-être que la liberté et sans lequel cette dernière n’est qu’un vain mot. À ce propos, vive le Droit à la paresse ! Si l’homme n’a pas ce droit élémentaire, il ne dispose d’aucun moyen de se retrouver, il n’est plus qu’une pièce mobile de sa machine. Le syndicalisme, révolutionnaire ou non, n’y pouvait rien parce qu’il est le prolongement d’une tradition de lutte dans le cadre d’une société de classes qu’il ne s’était jamais réellement proposé de détruire d’abord.

Camus a besoin, pour sa démonstration, de déclarer que « toute collectivité en lutte… accumule pour s’accroître et accroître sa puissance », remettant la justice au lendemain. Nul ne doute qu’il n’en soit ainsi en un régime stalinien dont le but n’a jamais été la justice, mais l’oppression. Il est encore bon de rappeler ici la révolution espagnole dont le premier soin fut de proclamer l’égalité des salaires, mesure que, seuls, les staliniens n’ont pas longtemps appliquée, car ils avaient trop besoin de corrompre ceux qui attendaient anxieusement d’être corrompus. Marx n’est pas plus responsable de Staline que les rédacteurs de la Genèse ne le sont du fonctionnaire clérical appelé pape ; d’ailleurs Staline — que tous les renseigne-

70
ments concordent pour présenter comme un activiste et non comme un théoricien — connaît encore moins Marx quene le connaît Camus. Il a toujours considéré la théorie selon tous les témoignages, comme un chien un bouquet de roses : un objet bon à lever la patte dessus. C’est pourquoi Staline rend « la science marxiste par la terreur », c’est-à-dire fait adapter la science au marxisme tandis que la science reposant sur des faits contrôlables doit au contraire servir de base à une révision des conceptions de Marx. Si l’on assiste à l’opposé, en Russie, c’est bien en effet parce qu’à l’inverse de la démonstration de Marx, faisant sourdre la politique de la religion, cette politique, la dégénérescence sociale étant intervenue, retourne à ses origines religieuses et, par là, contribue encore à aggraver la dégénérescence. Celle-ci pèse déjà lourdement sur le mouvement révolutionnaire et, quoi qu’en disent Camus et ses « marxistes », les délais ne peuvent plus être allongés indéfiniment, sinon il deviendra impossible d’envisager la révolution pour une époque humainement prévisible. L’histoire est maintenant engagée dans une course de vitesse entre la dégénérescence sociale et la révolution et, dans cette course, la révolution, chargée du stalinisme portant les cadavres de la révolution d’octobre et de la révolution espagnole, est en mauvaise posture. Au contraire, un délai très court est encore accordé aux révolutionnaires par l’histoire et, passé ce délai, la seule perspective de la société sera le lent pourrissement des civilisations qui n’ont pas su trouver en elles-mêmes les forces nécessaires pour se dépasser et se renouveler dans une forme supérieure.

Lénine s’était voué à la révolution en Russie. Les conditions de ce pays, sous le régime tsariste, où la police jouissait d’un pouvoir sans équivalent dans le monde d’alors (mais combien faible en regard de l’actuelle police stalinienne !), exigeait une organisation fortement concentrée

71
et agissant comme un seul homme, une fois la décision démocratiquement prise, si l’on voulait que triomphe la révolution. Dans l’esprit de Lénine, il s’agissait de donner le premier pas (peu lui importait que ce fût en Russie ou ailleurs, il aurait même préféré que ce fût ailleurs) et il a répété à satiété, de 1917 à sa mort, que sans la révolution européenne, ou au moins la révolution allemande pour commencer, le pouvoir des Soviets était destiné à périr. Il a reçu la pire mort qu’il pouvait attendre, il s’est vu transformé en une sorte de « zombi » par Staline et les siens, le jour où ils ont proclamé l’établissement du socialisme dans un seul pays. Ce national-socialisme avant la lettre ne pouvait pas donner autre chose que ce qu’il a donné. Mais où est Marx dans tout cela ? Certes, il est invoqué à tout propos, d’autant plus qu’il est plus étranger au système régnant en Russie, où il n’y a pas plus de Marx que de ptérodactyles dans le ciel de Paris.

Si Camus consentait à appeler révolution ce qui l’est et contre-révolution ce qui s’y oppose, on ne pourrait objecter que peu de choses à « la totalité et le procès ». Tout au plus objecterait-on à des affirmations gratuites comme « la vraie passion du XX* siècle, c’est la servitude » qui montrent l’estime démesurée en laquelle se tient Camus, face au mépris qu’il éprouve pour le reste de l’humanité en proie à cette passion. Il en est de même pour « le miracle dialectique, la transformation de la quantité en qualité qui s’éclaire ! ici : on choisit d’appeler liberté la servitude totale ». Les deux points peuvent précéder n’importe quoi, par exemple : on choisit d’appeler veau une cuiller ; ce qui n’empêche qu’en Russie stalinienne, il en soit ainsi, mais cela n’a pas le moindre rapport avec un « miracle dialectique ».

Il est difficile d’admettre que Camus, ne mélange pas à dessein révolution et contre-révolution, sous le prétexte que l’une et l’autre se réclament de Marx. Son but évident

72
consiste en effet à jeter le discrédit sur toutes les formes de révolution car le révolutionnaire, pour lui, se mue en « policier et fonctionnaire qui se dresse contre la révolte ». On peut même affirmer que, dans son esprit, cette mutation s’opère automatiquement, car tout au long de son livre pas une ligne ne vient corriger cette affirmation. Il s’ensuit que, pour Camus, la révolution est à rejeter, du. moins sous les formes que nous connaissons. Va-t-il nous en proposer d’autres, va-t-il nous offrir une méthode pour en finir avec un monde qu’il juge lui-même intolérable ? Non. Tout le dégoûte, rien de plus. Seule, trouve grâce à ses yeux, la révolte et encore celle du terroriste qui meurt en lançant ses bombes ou sous les balles de la police. En. un mot, il ne nous offre qu’une révolte stérile. Une critique de la notion d’efficacité est certes nécessaire en fonction des abus de cette efficacité même dont le moindre n’est pas de nous ramener subrepticement à la justification de la fin par les moyens, mais Camus ayant rejeté cette efficacité est naturellement conduit à l’opposé, à la stérilité, n défend même cette stérilité sous deux formes, celle qui vient d’être indiquée et en tentant d’assujettir à la révolte la muselière de la mesure. La révolte en se situant aux limites de la conscience et de l’affect où règne la passion qui lui donne son élan, échappe forcément à, toute idée de mesure ou de démesure. On ne saurait mieux la comparer qu’à une éruption volcanique ou un tremblement de terre. Camus veut-il imposer une digue à une éruption ? La révolution, en tout cas, n’a pas cette ambition comme semble le croire Camus, elle cherche simplement à donner une expression et un contenu concrets aux aspirations diffuses de la révolte. Lorsque le 19 juillet 1936 les masses espagnoles se sont lancées à la rue pour répondre au coup d’État de Franco, elles étaient en révolte à la fois contre le gouvernement républicain, incapable de déjouer et de dominer le complot militaire et contre ce complot même. Leur victoire a aussitôt et automatique-

73
ment transformé cette révolte en révolution, mais cette dernière a découvert instinctivement une forme que n’avaient recommandée ni les marxistes ni les anarchistes, si bien que tous les groupements politiques et syndicaux se trouvèrent, le lendemain de l’éviction du capitalisme, désemparés par la nouveauté du fait et incapables d’en comprendre la portée. Les masses avaient agi sans se soucier des mots d’ordre de leurs dirigeants et créé de toutes parts des comités qui assumaient localement le pouvoir vacant. Au lieu de terminer l’œuvre des masses en appelant tous ces comités qui s’étaient créés spontanément à élire un organisme central pour assurer la direction de la révolution, ces organisations les laissèrent végéter, tandis qu’elles s’entendaient avec leurs adversaires bourgeois de la veille. C’était faire la part belle au stalinisme qui, tout en voyant nettement le péril mortel représenté pour lui par la révolution s’organisant en tant que telle, comprit aisément tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation et en profita pour anéantir la révolution.

Cet exemple montre combien révolte et révolution sont intimement liés à notre époque. En réalité, toute séparation entre elles est toujours plus ou moins arbitraire car les travailleurs sentent — quand ils ne le savent pas — ce qui est nécessaire. Qui avait, en juin 1936, donné le mot d’ordre d’occupation des usines ? Personne. C’est si vrai que Blum, aussi bien que Thorez, n’ont rien eu de plus pressé, tout en soutenant le mouvement en paroles, que de le saboter en apportant la « mesure » réclamée par Camus pour la révolte, empêchant celle-ci de se transformer en révolution. Est-ce le but que se propose Camus ? Il ne le semble pas. Il a simplement voulu jouer, jongler avec la révolte, l’anarchie et le marxisme, mais c’est un jeu où l’on se brûle. Aussi Camus s’est-il brûlé, il n’en reste même plus que des cendres.

174
<Portrait de Lautréamont>

Ce portrait de Lautréamont, gravé sur bois par Méndez Margarino, et publié pour la première fois en Europe, provient de la revue argentine " CICLO ". L’auteur a eu entre les mains une photographie d’Isidore Ducasse, qu’il a pu examiner toute une soirée en parlant du poète et de son œuvre avec des amis. Le lendemain, la police perquisitionnait chez lui et emportait divers documents, parmi lesquels se trouvait cette photographie, qui ne lui fut jamais restituée. Bien qu’exécuté de mémoire, ce portrait du comte de Lautréamont est donc le seul document non apocryphe qui ait été publié jusqu’ici.

Jean-Louis BÉDOUIN

Poudre aux yeux

« Je ne mange pas de ce pain-là. » Benjamin PERET.

Les menaces de mort ont beau se préciser à l’horizon de ce temps, nous persistons à tout attendre de l’inépuisable révolte humaine. Par sa grâce, il n’est si sombre nuit qui ne brûle encore de mille feux. La précarité — accrue au possible — des moyens de communication entre individus ne parvient pas à affecter d’une sensible baisse de tension son courant magnétique. Comme de l’inspiration, dont on ne peut que constater la présence souveraine ou l’absence totale, on peut dire de la révolte qu’elle passe ou ne passe pas dans les actes et les paroles d’un homme et de cet homme à d’autres.

Il n’y a métaphysique qui tienne. Pour être, la révolte n’a que faire de raisons d’être, la vie n’a que faire de raisons de vivre, l’amour n’a que faire d’impensables raisons d’aimer. Durer se peut sans doute par principe. Mais nulle raison — la meilleure ou la pire, il n’importe — n’a jamais fait qu’un homme naisse à l’amour ou s’en déprenne. Les codes peuvent nier ce qui échappe à leur empire, ils ne peuvent l’expliquer ni le régir. En ce sens ils ont le pouvoir nul des supplices sur les grandes « possessions » de la vie, passions qui possèdent un être tout en lui permettant d’étreindre en elles sa seule réalité, passions dont on ne saurait exclure la révolte pour peu qu’on en ait éprouvé une seule fois la puissance.

77
La révolte répond de la vie. Sans elle, le prix que l’homme attache à la vie donnée — on se charge de la lui reprendre très vite — ne peut que s’abaisser de plus en plus, car l’homme ne peut consentir à cette dépréciation sans devoir admettre ensuite de toujours plus graves atteintes à sa liberté et à sa vie. Car on ne peut cesser de désirer la liberté totale, sans devoir consentir tôt ou tard à l’esclavage.

Albert Camus, dans son dernier ouvrage : « L’Homme révolté », multiplie les raisons que nous devrions avoir de ne point désirer la liberté totale et nous invite à mesurer notre révolte, au mépris de la nature de celle-ci. Rien ne peut empêcher qu’il ne soit ainsi sur le chemin de l’acquiescement au pire. En fait, son « homme révolté » diffère peu de l’homme de paille. Il est surtout borné au rôle de couverture. À l’abri de cet écran protecteur — d’une efficacité discutable pour qui n’est pas dans une complète ignorance du sujet — Camus tente d’accomplir l’impossible amalgame de la supplique et de la protestation, de la mesure et de la passion, des tendances réformistes et de l’esprit révolutionnaire. Une telle entreprise ne peut avoir qu’un but : éclipser et, si possible annihiler les valeurs subversives qui s’avèrent inaptes à toute récupération par un quelconque conformisme. A l’enseigne de l’homme révolté on met tout en œuvre pour dénaturer ce qu’il y a d’irréductible dans le cœur et l’esprit, pour falsifier les témoignages qui proclament cette irréductibilité. On tente d’y mettre au point le type d’un rebelle de tout repos et gageons que celui-ci ne pourra manquer de recevoir l’approbation des ordres qui se disputent, aujourd’hui plus âprement que jamais, la proie humaine sans épithète ni majuscule.

Rappelons que cette entreprise est celle d’un homme auquel ou pouvait accorder jusqu’alors une certaine

78
estime. Nul ne l’avait surpris à rôder du côté des cuisines à dessein d’y recueillir, comme certains n’y répugnèrent point, des confidences sur Baudelaire. On n’aurait pu dire non plus que ses propos empestaient l’encens ou qu’ils sonnaient le faux de la restriction mentale. On allait en bref jusqu’à lui prêter ce refus de servir que nous persistons à demander à tout homme digne de ce nom et dans lequel nous n’arrivons pas à découvrir ce que Camus veut y voir s’exprimer aujourd’hui : le goût de l’asservissement. Nous voyons trop bien en revanche à quels moulins doit aller cette eau trouble. Il y a, dansce livre de Camus, de quoi servir de pâture à tous les défenseurs, à tous les profiteurs d’une cause qui n’est ni celle du courage, ni celle de l’honnêteté, mais celle de là domestication de l’homme par l’homme. Des phrases telles que, à propos des années de détention que subit Sade : « Une si longue claustration engendre des valets ou des tueurs et, parfois, dans le même homme, les deux » ; à propos des Poésies de Lautréamont : « Ces belles raisons résument en somme la morale de l’enfant de chœur et du manuel d’instruction militaire » ; à propos de la création artistique : « L’art moderne, dans sa quasi-totalité, est on art de tyrans et d’esclaves », de telles allégations dépassent les limites du supportable. Elles sont en fait diffamatoires.

Il est vrai que Camus ne s’en prend guère qu’aux morts, aux morts et aux notions. Celles-ci sont fort malmenées, souvent gauchies jusqu’à perdre leur sens le plus immédiatement recevable. C’est alarmant de la part d’un homme qui n’aborde la vie que sous l’angle de la logique. Mais il est encore plus alarmant de voir le même homme prétendre faire l’analyse de la révolte sans tenir compte de toutes ses données, sur lesquelles les sciences psychologiques auraient pu lui apporter quelque lumière, sans tenir compte en particulier des rapports qui unissent la révolte et le désir.

79
La question initiale: « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? * est d’ordre conceptuel. Son auteur est à la recherche d’une définition. L’examen des témoignages vivants devrait, dans ces conditions, lui permettre de l’approcher d’aussi près que possible. À bien y regarder, il semble plutôt que la définition préexistait, dans la pensée de Camus, à l’examen de ces témoignages, que la réponse préexistait à la question. Celle-ci n’est plus alors qu’un prétexte. Camus a-t-il de la révolte une notion radicalement contraire à ce qu’attestent les témoignages des révoltés ? Il lui suffira de démontrer que les révoltés ne sont pas ou ne le sont qu’en apparence. Le savoir-faire de l’écrivain, l’imprécision savante de la pensée et de son expression lorsque l’affirmation catégorique risquerait de devenir dangereuse, autant de poudre aux yeux qui permettra de n’y voir que du feu. Nous n’y voyons pas même de la glace, et la révélation finale de la « pensée de midi » ne nous émeut guère, quand le « penseur méditerranéen » nous est présenté, page 378 et dernière, sous les traits de l’Héraklès de Bourdelle, dont d’innombrables répliques s’efforcent depuis 1908 à bander leur arc sans corde sur les cheminées des rentiers.

Que Camus n’a-t-il fait état d’une expérience personnelle, au lieu de mettre à la question Sade, Rimbaud, Lautréamont, les surréalistes, sans parler de Rousseau, de Saint-Just, de Stirner, de Nietzsche ? Pour paraphraser Stirner, que n’a-t-il transformé la question conceptuelle. « Quoi donc est l’homme révolté ?» en la question personnelle « Qui donc est l’homme révolté ? ». Il n’est pas certain que l’opération eût conduit au résultat voulu par Stirner : « Dans le « quoi » on cherchait le concept pour le réaliser, dans le « qui » il n’existe plus aucune question, la réponse se trouve en personne dans celui qui demande, la question se répond à elle-même ». On y aurait au moins gagné de n’avoir pas à enregistrer la démission

 

80
d’un homme qui semblait être en mesure d’assumer les responsabilités inhérentes à sa situation.
N’est-il pas légitime pourtant de demander aux révoltés un peu du feu qu’ont transmis jusqu’à nous leurs témoignages écrits et, par voie d’induction et d’interprétation, de tenter d’en ravir le secret ? Certes, mais c’est probablement trop attendre de Camus. Loin de contester que certaines œuvres poétiques puissent admettre plusieurs interprétations, nous pensons que ces interprétations sont indispensables à leur plus profonde pénétration. Encore faut-il que la plus grande rigueur et le plus grand désintéressement y président, sans quoi l’impudence se donne libre cours. Nous contestons en revanche que certaines déclarations de Sade ou de Lautréamont soient à prendre au pied de la lettre (1) et nous ne connaissons personne, en dehors de Camus, qui paraisse en douter. Ce dernier va plus loin encore et n’hésite pas, pour les besoins de la démonstration, à se servir des textes les plus purement lyriques ou de ceux qui portent la marque noire de l’humour comme s’il s’agissait de ses propres articles de journaliste.

Ce procédé, rendu plus déroutant encore par le fait qu’aucune référence aux originaux n’accompagne ses citations (2), lui permet de rattacher n’importe quel des grands témoignages qu’il met à contribution à une conception toute spéciale du « nihilisme ». Sont implicitement

(1) cf. André Breton : Sucre jaune, dans Arts du 12 octobre 1951.

(2) Cette absence de références ne laisse pas d’être contondante lorsqu’on remarque, par exemple, que par le rapprochement de deux phrases du « Second Manifeste du Surréalisme », séparées dans le texte original par 22 pages (édition du Sagittaire), Camus obtient une seule citation dont le sens est à l’opposé de la pensée exprimée parBreton.

 

81
ou explicitement donnés pour nihilistes tous ceux qui, de Sade aux surréalistes, peuvent à quelque titre compter dans l’histoire des idées (3). Ils comptent précisément, Camus ne l’oublie pas, parce que, d’une certaine manière, ils ont porté la révolte qui « seule est créatrice de lumière », comme l’a dit Breton, à son plus haut degré d’incandescence. Les accuser de « nihilisme » semble autoriser Camus à en faire du même coup des ennemis de la révolte, des modèles de conformisme, encore qu’on voit mal en quoi le nihilisme peut être garant de conformisme ! Par contre, « la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrés » explicitera en conclusion l’essentiel de ce qui constitue la révolte, tandis que l’œuvre de Proust fournira l’exemple d’une « révolte créatrice s. dont la notion est d’ailleurs contradictoire avec l’affirmation préliminaire que « la révolte ne crée rien » (p. 32).

Que faut-il donc entendre par ce « nihilisme » auquel Camus ne cesse de se référer ? « Le nihiliste, dit-il, n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est ». Si l’on admet cette définition — et Camus semble bien la faire sienne — qualifier quiconque de « nihiliste » reviendrait à se donner implicitement pour détenteur de la vérité : ce qui est, par opposition à l’illusion, au mensonge : ce qui n’est pas et que poursuivirent pourtant au péril de leur vie ces hommes dont Camus s’arroge aujourd’hui le droit de juger souverainement les déterminations et les intentions, les réussites et les échecs, en fonction d’un’ critère qu’il serait seul à connaître.

À quoi aurait dû croire le Marquis de Sade ? Qu’aurait dû renoncer à croire Rimbaud ? Quelle eût été la vérité pour Lautréamont ? Que devrait-elle être pour chacun de

(3) Il y a cependant de curieuses lacunes dans ce recensement des lumières du siècle : Jarry par exemple est a peine mentionné en note.

 

82
nous ? Camus croit-il détenir cette vérité, ou ne nourrit-il •à son égard qu’une nostalgie qui friserait, dans ces conditions, « l’intempérance d’absolu », pour reprendre une 4e ses expressions. Si l’on veut condamner un esprit parce qu’il ne croit point à ce qui est, on se doit de proclamer le vrai dogme en même temps que l’on prononce l’anathème. Mais Camus n’est pas illuminé et sa certitude est modeste lorsqu’il s’agit de nous montrer où se trouve la lumière. Il avertit d’ailleurs aux toutes premières lignes de son ouvrage de son intention d’accepter une fois de plus « la réalité du moment, qui est le crime logique, et d’en examiner précisément les justifications ». Cette démarche, parfaitement légitime, n’excède point les compétences de l’auteur. Mais il faut admettre qu’il existe encore des hommes qui se soucient médiocrement des justifications qu’on peut fournir d’un massacre. Ceux-là se consacrent à rendre les massacres impossibles et impensable l’idée de les justifier. La question pour eux n’est pas de savoir dans quelle mesure la domestication justifie la révolte. La seule question qui leur importe est d’en finir avec la domestication, d’en finir avec les massacres, qu’on les déclare ou non logiques.

Si Camus n’est pas de ce petit nombre, c’est que les contradictions et les faiblesses inhérentes à une pensée rationalisée à outrance lui interdisent de passer une fois pour toutes du côté du révolté, du côté de l’homme. .S’avise-t-il que la révolte est vivante ? C’est pour mieux tenter de la tuer en en faisant, toute passion éteinte, un •objet de spéculation métaphysique. Mais cette volonté de tout soumettre à la primauté de la logique, cet acharnement à ne rien reconnaître en dehors d’une fallacieuse mesure s’expliquent sans doute par une impuissance à vivre profondément l’aventure humaine, qui bat pavillon de révolte. Lorsque Camus suggère que la révolte — celle qui ne compose pas — est aujourd’hui chose confortable,

83
l’absurdité de son propos peut s’expliquer aussi par l’amertume qu’il a d’être celui qui compose. H faut avoir de la clarté la conception qu’en a M. Bataille pour trouver chez Camus l’expression de la « claire conscience ». Il serait en effet plus judicieux de parler de mauvaise conscience, à propos d’un homme qui se prétend « révolté » et pour lequel tout le problème est de savoir si « la révolte… peut découvrir le principe d’une culpabilité raisonnable ». Tout au long de son livre, Camus apparaît comme un homme que hante quelque remords et que ronge le besoin de se justifier, de justifier les autres — au mépris d’eux-mêmes s’il le faut. Mais, en bonne logique, il faudra également justifier la justice. Aussi bien le vrai problème, pour Camus, n’est-il pas la révolte — la révolte n’est pas un problème — mais la rédemption.

Camus n’a point la foi. Mais les certitudes confortables d’un monde de la grâce, monde chrétien dont la nostalgie perce maintes fois dans les pages de « L’Homme révolté », lui font défaut. Ce sont elles qu’il voudrait retrouver, ou leur succédané, dans la cohérence grimaçante d’un univers de la justice qu’il ne peut arriver à fonder sur aucun principe absolu. Camus n’a pas choisi entre ces deux univers également monstrueux, également insalubres pour l’homme. Il a tenté de créer entre les deux un petit univers personnel, bordé de tous côtés par l’hésitation et dont le fonctionnement est tant bien que mal assuré par tous les compromis. C’est moins le monde de la mesure, que celui de la demi-mesure. C’est peut-être le monde d’un littérateur malheureux. Ce n’est pas le monde de l’homme.

Le monde de l’homme ne peut avoir qu’une seule mesure, celle du désir de l’homme.
Et c’est notre révolte qui le crée en affirmant notre innocence.

84

SOMMAIRE

Mesure pour rien 9

Vessies et Lanternes 29

La mesure et la grâce 41

Le révolté du dimanche 53

Poudre aux yeux 77

à paraître :

« LA RUE » Numéro spécial

Antonin ARTAUD

Articles et témoignages de :

Arthur ADAMOV. Robert AMADOU. Georges BATAILLE. Marcel BEALU. Roger BLIN. André BRETON. Florent FELS. Adonis KYROU. Michel LEIRIS. René LEFEVRE.

Marcel L’HERBIER. Anne MANSON. Maurice NADEAU. Henri PICHETTE. Robert PIGNARRE. A. PIEYRE DE MANDIARGUES. Francis PONGE. Marthe ROBERT. André SALMON.

Témoignages inédits de

Robert DESNOS. Joë BOUSQUET. André GIDE. Roger V1TRAC.

Illustrations de :

Elie LASCAUX et André MASSON

Ce numéro comportera en outre des textes inédits d’Antonin ARTAUD et nombre de documents : Lettres, dessins, photographies, etc..

LA RUE

parait tous les 2 mois

à Marseille

1, Rue de la République

Téléphone Colbert 51.09 — C.C.P. Marseille 151.196

Directeur : Paul Lombard

Comité de Rédaction

Rédacteurs en chef

Jean-Marie BERRUYER et Paul LEVY

Georges BOURGUET, Jean-Claude GABIZON Francis LAGET, Émile LAVIELLE, Louis ROMANI

Correspondant à Paris : Michèle BARBE : 23, Rue de Racine (VI*) Danton 00-60

A Montpellier : Pierre TORREILLES - 34, Rue St-Gullhem

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET •OUVRAGE INTITULÉ « REVOLTE SUR MESURE » 50 EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON DES PAPETERIES BARJON, NUMÉROTÉS DE 1 A 50, ET 10 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS H. C. RÉSERVÉS AUX COLLABORATEURS. TOUS CES EXEMPLAIRES COMPORTENT UNE POINTE SÈCHE ORIGINALE DE TOYEN.

ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE M. LECONTE LE 30 JUIN 1952 - DEPOT LÉGAL 3e TRIMESTRE 1952, N°  3594


©2008 Mélusine
Accueil du site