La présence de Lautréamont dans le surréalisme de Belgrade

LA PRÉSENCE DE LAUTRÉAMONT DANS LE SURRÉALISME DE BELGRADE

Communication de Jelena Novakovic   lors de la séance du 10 février 2024 à la Halle-Saint-Pierre consacrée à Lautréamont

Samedi 10 février 2024.
Autour de la publication du livre de Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, aux Éditions Classiques Garnier, en 2023, séance consacrée à Lautréamont.
Michel Carassou : Présentation de Lumières sur Maldoror et conférence.
Jelena Novakovic : Présence de Lautréamont dans le surréalisme de Belgrade.
Lectures par Charles Gonzales.
Table ronde avec Henri Béhar, Michel Carassou et Jelena Novakovic.
Modératrice : Françoise Py.

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Introduction

Le livre d’Henri Béhar Lumières sur Maldoror (2023), centré sur les références à Lautréamont dans le surréalisme parisien et son entourage, m’a incitée à examiner la présence de cet auteur controverse dans le surréalisme de Belgrade. Le « cygne de Montevideo dont les ailes sont déployées et toujours prêtes à battre », comme l’a qualifié Breton dans son poème « Le grand secours meurtrier », est une référence constante pour les surréalistes belgradois même après l’extinction de leur mouvement. Le nom de Lautréamont est présent dans presque toutes leurs publications individuelles et collectives, où il est mentionné, le plus souvent avec Rimbaud, comme un des poètes chez lesquels, comme le dit Marko Ristić, « le murmure du fleuve poétique » parle « par des échos du romantisme et du symbolisme » et comme l’annonciateur d’une nouvelle génération qui rejette toute la littérature « de bon sens »1.

Dans leur rapport à Lautréamont les surréalistes belgradois rejoignent les surréalistes parisiens pour lesquels Les Chants de Maldoror et Poésies brillent d’un « éclat incomparable » et aux yeux desquels sa gloire, à la différence de celle de certains autres écrivains, ne s’est jamais éclipsée. On peut dire que, pour les deux groupes surréalistes, l’œuvre de Lautréamont restera toujours, pour employer le mot de Breton, « l’expression d’une révélation totale qui semble excéder les possibilités humaines2 », mais enveloppée de mystère3, même après les analyses de Bachelard, de Blanchot ou de Gracq.

Pour les surréalistes, qui se proposent de ressusciter l’homme total, réconcilié avec le monde et avec lui-même, la poésie s’identifie à la vie et l’écriture se transforme en exploration des profondeurs de l’inconscient. Le point de départ dans cette exploration est l’abandon aux courants irrationnels de la pensée et aux jeux du hasard qui aboutissent aux découvertes inattendues. Le sens de l’activité surréaliste se présente comme cette « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », par laquelle Lautréamont a défini la beauté. Cette rencontre se produit sur deux plans : sur le plan de l’expérience vécue, où apparaissent des coïncidences inattendues entre les phénomènes différents, voire contradictoires, que les surréalistes appellent « hasard objectif » et qui se présentent à leurs yeux comme des accomplissements du désir : la rencontre de l’Ondine dans L’Amour fou de Breton, ou l’envol du premier cosmonaute à la conquête de l’espace, qui a lieu la nuit même où Marko Ristić termine la préface à la deuxième édition de son antiroman [Sans mesure] (1962) et dans lequel il reconnaît l’accomplissement miraculeux de la croyance « démesurée » aux possibilités de l’homme, exprimée dans la première édition de cet antiroman plus de trente ans auparavant (1928). Et sur le plan de l’écriture et de la création plastique, où les mots et les choses s’affranchissent de leur fonction utile et se rattachent les uns aux autres indépendamment de leurs relations habituelles ; procédé qui est involontaire, comme dans l’écriture et l’art automatiques (textes automatiques, frottages, papier froissé), mais aussi volontaire, recherché, comme dans les collages et les assemblages, la peinture de René Magritte (« L’empire des lumières ») ou, beaucoup plus tard, les installations d’Agnès Varda.

La révolte contre le roman

Dans l’antiroman [Sans mesure] (1928) de Marko Ristić, les références à Lautréamont sont des arguments dans l’opposition de l’auteur à la « littérature », notamment au roman réaliste. À la fin de la première partie, il cite, dans sa traduction serbe, les mots par lesquels Lautréamont s’adresse au lecteur au début du deuxième chant :

« Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé. Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences »4.

Ristić suggère ainsi que [Sans mesure] est une contestation du roman réaliste et il le qualifie de « roman sans roman » et d’ « antiroman ». Le roman sans roman (Roman bez romana, 1838) est le titre du « roman comique » de l’écrivain serbe Jovan Sterija Popović, parodie des romans fantastiques et sentimentaux caractéristiques du romantisme. [Sans mesure] est présenté, comme l’indique la note 29, comme une expression du rejet surréaliste non seulement du roman réaliste, mais aussi de la littérature en général, qu’elle soit « réaliste » ou « moderniste ». À l’opposé du « roman antiromantique » de Popović, qu’il s’engage à parodier, Ristić écrit dans la note 30 que [Sans mesure] est un « antiroman romantique », une sorte de retour au romantisme « frénétique » qui s’est manifesté dans le roman gothique. En constatant que le roman gothique a atteint son apogée dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, il cite la dernière phrase de cette œuvre : « Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire »5.

Dans sa contestation du roman réaliste, Ristić rejette la psychologie romanesque au profit d’une évocation spontanée du contenu irrationnel et la construction romanesque au profit d’« une activité sans plan préalable », soumise uniquement aux « lois vivantes de sa dialectique »6, où sa plume suit toute seule « la construction du texte 7 ». Dans le chapitre 23, le contenu de l’irrationnel est la passion amoureuse sous sa forme masochiste que Ristić trouve dans le roman autobiographique Confession de ma vie (1870) de Vanda fon Sacher Masoch8 et dans Psichopathia sexualis (1866) du psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing qui a décrit différentes perversions sexuelles, dont le masochisme et le sadisme. En liant cet érotisme à l’animalité agressive de Lautréamont, telle qu’elle est présentée dans l’étude de Gaston Bachelard qui parle du « complexe de Lautréamont » comme d’une projection de l’animal « dans ses fonctions d’agression »9, Ristić considère moins ces perversions comme des phénomènes susceptibles d’une analyse psychologique que comme des tentatives pour « conquérir » l’infini : « Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini… Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne…je croyais être davantage ! »10, dit Lautréamont auquel Ristić continue à se référer pour constater que ce poète s’est orienté vers les sentiers « en dehors de notre faible psychologie »11 et pour ajouter une nouvelle citation : « Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan ! »12. Pour les surréalistes, l’océan est la métaphore de l’irrationnel dont ils se proposent d’explorer les abîmes insondables à « l’époque des sommeils » par l’abandon aux vagues de rêve et par l’écriture automatique, la figure de rhétorique qui, selon le mot de Lautréamont, « rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l’infini que ne s’efforcent de se le figurer ceux qui sont imbus de préjugés »13.

Au rejet de la psychologie classique, s’ajoute le rejet de la description. Dans le chapitre 33 de [Sans mesure] (« La lettre à Ivan Nevistić »), où il continue à corroborer son argumentation par les références à Lautréamont, Ristić constate que les descriptions ne constituent pas cette « réalisation totale » qui est le seul objet de sa quête, ce qui correspond au refus des constructions romanesques artificielles exprimé dans le premier manifeste et « Le message automatique » de Breton. Mais, tandis que Breton critique la description réaliste en prenant pour exemple un passage de Crime et châtiment de Dostoïevski pour montrer « l’inanité » des descriptions, la critique de Ristić prend la forme de la parodie que celui-ci trouve dans les Poésies de Lautréamont dont il cite le passage suivant : « Les descriptions sont une prairie, trois rhinocéros, la moitié d’un catafalque. Elles peuvent être le souvenir, la prophétie. Elles ne sont pas le paragraphe que je suis sur le point de terminer.14 »

En s’opposant à la conception de Bergson que la langue est impuissante à exprimer l’essence cachée des choses, les surréalistes considèrent que, affranchie des préoccupations rationnelles, morales et esthétiques, la langue est capable d’exprimer « le fonctionnement réel de la pensée », et cette conviction est à la base de leur théorie de l’écriture automatique. « Nous pensons nécessairement par des mots et nous nous exprimons le plus souvent dans l’espace », dit Ristić en retournant la première phrase de la préface de Bergson à son Essai sur les données immédiates de la conscience15. Il découvre cette union de la pensée et des mots dans certains écrits qui constituent une « véritable poésie » et qui ne décrivent rien. Ils « ne sont pas seulement une forme artistique d’un sentiment antérieur », mais aussi et surtout les « objets concrets, la synthèse du contenu et de l’expression où ceux-ci ne peuvent pas être analysés », l’expression y crée l’idée, et le sens réside dans la puissance des mots. Un des auteurs de ces écrits est Lautréamont, dont Ristić cite, dans la note en bas de la page, la phrase du premier chant de Maldoror comme un exemple de l’unité du contenu et de la forme : « J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années où il vécut heureux ; c’est fait.16 ». Et ensuite, il explique comment, dans cette phrase, le sens surgit de l’enchaînement même des mots :

« Il semble, au début de la phrase, que c’est une de ces phrases ordinaires dont les gens se servent pour esquisser leur pensée, mais les trois derniers mots illuminent soudain d’une manière inattendue tout le développement antérieur de cette phrase, la retournent brusquement de l’endroit à l’envers et font qu’elle ne soit pas l’expression d’un fait, mais ce fait lui-même. L’union de la forme et du contenu : l’essence n’est pas dessinée, schématisée par l’écorce de la phrase, mais avec elle, inséparablement, telle une statue vivante.17 »

Lautréamont se présente comme le précurseur des surréalistes dans leur tentative d’affranchir la langue de sa fonction référentielle et de restituer son autonomie à l’expression poétique dont le fonctionnement libre est à leur yeux une voie vers la transformation du monde. Le rejet du roman, où Lautréamont est un leitmotiv incontournable, est un aspect de la mise en question de la réalité reconnue, comme l’annonce le chapitre 34 intitulé « La réalité » : « À quoi en moi peut correspondre cette figure déformée du destin, toutes ces fausses richesses dispersées, toutes ces perspectives artificielles, quand une fois je me rends compte que ce sont des mensonges ? 18». Comme Breton, Ristić rejette le roman parce qu’il reproduit une fausse image de la réalité et fait partie de la « littérature » que les surréalistes considèrent comme une expression de l’acceptation conformiste de l’inacceptable état de choses. Et il envoie aux auteurs de « belles lettres » le « verdict » de Lautréamont : « Tics, tics et tics 19».

Ce « verdict » fait partie d’un paragraphe des Poésies II, qui sera mis en exergue de l’article « Le talent et la culture » de Vane Bor et cité dans l’article sur Rimbaud de Milan Dedinac comme un argument en faveur de l’idée rimbaldienne que le moi est un autre : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics. ». Le défi sarcastique de Lautréamont sert d’argument, dans la polémique de Ristić avec ceux pour qui le roman doit être une critique de l’état social inacceptable et qui sont pourtant, selon lui, des collaborateurs dans l’entretien d’un état d’esprit encore plus inacceptable, soumis au confort intellectuel. La constatation célèbre que la poésie doit être faite par tous, sert d’argument en faveur de la création collective dont les produits sont des textes automatiques, des collages, le « cadavre exquis », qui nient le concept de génie et le concept d’œuvre d’art20.

Une morale de la révolte

Aux yeux des surréalistes de Belgrade, les œuvres de Lautréamont se présentent comme des expressions d’une nouvelle morale, fondée sur une révolte totale, qui devrait passer de l’idée de liberté au fait de liberté, c’est-à-dire à l’action concrète pour conquérir cette liberté, comme nous le lisons dans l’article « Le Déclenchement de la morale », signé de Davičo, Kostić et Matić, et qui ouvre le premier numéro de la revue [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] comme une sorte de manifeste. Les auteurs font la différence entre la « fausse » révolte que constituent toutes sortes de « fuites », de « paradis artificiels », de « mauvaises fois », toutes les tentatives vaines pour changer l’homme indépendamment des rapports sociaux dans lesquels il vit, et la « vraie » révolte qui n’est pas pour eux une solution abstraite, individuelle et momentanée, mais « la négation de tout un monde de rapports » et la destruction des conditions qui provoquent la révolte, et dont ils trouvent l’expression dans la phrase du troisième chant de Maldoror : « Le Tout-Puissant m’apparaît revêtu de ses instruments de torture21 ». À Lautréamont se joint une suite de prototypes de la vraie révolte, pour aboutir à la question sarcastique de Lautréamont qui raille toute la tradition moraliste et par laquelle se terminent les Poésies : « A-t-on besoin de tant de choses pour prouver que l’on est homme d’esprit, c’est-à-dire imbécile 22 ».

La morale que les auteurs voudraient « déclencher » est une sorte de révolte permanente dont l’approfondissement mène « vers une autre conscience, qui ne veut plus s’épuiser, vainement et stérilement, au hasard des occasions, mais qui attaque et mord, et change les conditions mêmes et les facteurs de la vie quotidienne usée et insupportable23 ». À la révolte de Lautréamont se rattache la dialectique des théoriciens du socialisme scientifique, Marx et Engels, qui ont en vue de « transformer le monde » et auxquels les surréalistes se réfèrent pour expliquer le fonctionnement de cette révolte, ce qui les rapproche des partis communistes et annonce à la fois les désaccords et les conflits futurs dans le mouvement surréaliste24. La révolte de Breton aboutira à une conception dynamique, mais plutôt individualiste de la liberté, comprise non comme un idéal, mais comme la seule « créatrice de lumière » qui ne connaît que trois voies : la poésie, la liberté et l’amour et qui s’identifie à l’élan vital, conception qui sera exprimée à la fin d’Arcane 1725, tandis que la révolte des surréalistes belgradois aboutit à une action sociale et révolutionnaire concrète, soumise à l’idéologie communiste, dans laquelle leur mouvement va sombrer.

Cette conception de la morale est développée dans l’ouvrage théorique de Koča Popović et Marko Ristić Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel (1931). À la morale normative existante fondée sur un critère désuet et « réactionnaire », qui s’appuie sur un « terme consacré du bien », ils opposent d’une part une « morale réelle »26 qui n’est pas en contradiction avec les désirs de l’homme et qu’ils appellent la « morale du désir 27» et, d’autre part, une morale « moderne28 », « révolutionnaire29 », dont l’activité apparaît inévitablement comme « un crime contre quelque chose de sacré, d’inviolable, c’est-à-dire comme le principe du mal30 ». La morale « moderne » constitue la phase de la destruction qui précède la création et qui est incarnée, pour les surréalistes, chez le marquis de Sade sur le plan du désir, chez Marx et Engels sur le plan social, et chez Lautréamont sur le plan de l’éthique pure. Les auteurs de l’Esquisse se réfèrent d’abord aux théoriciens du socialisme scientifique, en soulignant « le rôle historique du mal 31» et en citant la constatation d’Engels que, « chez Hegel le mal est la forme sous laquelle se présente la force motrice du développement historique32 ». Lautréamont est mentionné plus loin comme un personnage qui « a déjà traversé la destinée de la poésie33 » et pour lequel, comme pour les surréalistes, la poésie s’identifie à la vie même.

En présentant le mouvement surréaliste dans leur publication Anti-mur (1932), Vane Bor et Marko Ristić essayent de déterminer plus précisément la contribution de Lautréamont au développement de la poésie moderne, marquée par des tendances subversives qu’ils trouvent dans le romantisme, dont le surréalisme est, selon le mot de Breton dans le second manifeste, une « queue préhensible ». En faisant la différence entre le « vrai » et le « faux » romantisme selon le critère de son acceptation, ou plutôt de sa non-acceptation de la part de la critique « bourgeoise », ils se réfèrent aux dadaïstes et aux surréalistes français. Au romantisme « apprivoisé », « dégradé » et « faux », que la pensée « bourgeoise » célèbre, et où, derrière le « mal du siècle », se cache le « néant moral », ils opposent le romantisme « frénétique », qui est pour eux le seul véritable romantisme car il est marqué par « un refus fanatique » des conditions imposées de la vie et par « les tentatives convulsives et désespérées de quitter cette vie à l’étroit, limitée par des règles et des lois rationnelles »34. Il fait partie des courants littéraires souterrains par lesquels se manifeste ce romantisme véritable. Ces courants apparaissent avec les Nuits (1742) d’ Edward Young qui sont, comme le lit Breton dans son premier manifeste, « surréalistes d’un bout à l’autre » et ils continuent avec le roman gothique d’Horace Walpole, qui a commencé à écrire Le Chateau d’Otrante (1764) « sans savoir ce qu’il va écrire35 », et ils aboutissent, dans leur forme extrême, à Lautréamont, qui est le premier à « prendre possession » du secret de Young en déclarant : « Nuits d’Young ! vous m’avez causé beaucoup de migraines !36».

Selon les auteurs de Anti-mur, la contribution de Lautréamont au développement de la poésie moderne est d’avoir lié, par un geste peu compréhensible, les fils dispersés des courants souterrains en un « nœud impossible à dénouer37 » et d’avoir donné la preuve, par sa poésie qui est un acte moral, que « toute véritable poésie s’identifie à la morale et que toute expression d’une telle poésie est une incarnation de la morale38 ». Pour les surréalistes belgradois, cette morale de la révolte devrait aboutir à la destruction de l’organisation existante de la société39. De la révolte contre l’état existant des choses découle la réhabilitation du mal, une des caractéristiques du romantisme qui atteint son comble chez Lautréamont. « Chez Lautréamont, il n’y avait pas d’exaltation, ni orientale, ni occidentale, chez lui il y avait de la fureur qui se déchirait comme s’il avait été un dieu attrapé dans le filet terrestre, et qui, furieux de son humiliation, voudrait mourir. Il était un mal attendu, à ce qu’il me semblait », dira plus tard Đorđe Kostić en parlant de sa découverte des Chants de Maldoror40 et en citant, dans la traduction de Danilo Kiš, le long passage où Lautréamont invoque l’océan.

À la différence de Breton, qui se réfère à « La Fin de Satan » de Victor Hugo41, Vane Bor et Marko Ristić se réfèrent à Aragon dont la position face à l’idéologie communiste leur devient plus proche que celle de Breton. Dans l’Anti-mur ils envisagent le mouvement surréaliste au miroir double que constituent le jugement d’Engels sur Hegel et la référence d’Aragon à ce jugement dans son article « Contribution à l’avortement des études maldororiennes » (1930). En citant d’abord la constatation d’Hegel qu’« on croit dire une grande vérité lorsqu’on dit : l’homme est naturellement bon, mais on dit une plus grande vérité encore quand on dit : l’homme est naturellement mauvais », Aragon ajoute une autre citation d’Engels que Bor et Ristić introduisent dans leur texte et dont la première phrase figure déjà dans l’Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel : « Chez Hegel le mal est la forme sous laquelle se présente la force motrice du développement historique. Et, à vrai dire, cette phrase a un double sens. Elle signifie, d’une part, que chaque nouveau progrès apparaît nécessairement comme un crime contre quelque chose de sacré, comme une rébellion contre l’ancien état de choses en voie de disparition, mais sanctifié par l’habitude…42 »

De ce point de vue, où l’exaltation du mal constitue « un moment dialectique clair dans l’évolution de la morale », les auteurs de l’Anti-mur envisagent aussi l’attitude prise par Lautréamont dans la préface des Poésies, où il tourne au Bien tout ce qu’il disait à la gloire du Mal, et où il tourne à l’optimisme les aphorismes pessimistes des auteurs français de renom, pour conclure que le vrai message des Poésies n’est pas dans le sens littéral de certaines affirmations, mais dans ce détournement lui-même. Comme l’a constaté Aragon, et les auteurs de l’Anti-mur acceptent cette constatation, « l’écart de Pascal à Ducasse exprimera, par ce qui est négligé, par les substitutions des termes, par les images introduites, le mouvement même qui nous est caché par l’aspect fini des propositions écrites. Nous verrons alors se dessiner l’univers ducassien par différence.43 » Les Poésies sont donc une négation de la négation. Il ne s’agit pas d’un retour au concept statique du Bien de la morale normative, mais de la continuité d’une activité subversive qui ne fait que compléter une étape dialectique44.

Lautréamont dans la phase post-surréaliste

Lautréamont apparaît aussi dans les écrits des surréalistes belgradois après l’extinction de leur mouvement. Il est considéré comme le prototype d’une nouvelle morale qui se présente dans la dialectique du bien et du mal et qui s’oppose dans une certaine mesure à la morale propagée par les idéologues communistes. Dans le texte « Le sens moral et social de la poésie » (1934), en polémiquant avec les défenseurs de la « littérature sociale », Ristić rappelle que la littérature qui s’est révoltée contre l’idéologie et l’esthétique de la classe bourgeoise est née dans cette classe elle-même, et de la plume des plus grands poètes, dont Lautréamont, incarnation de la conception morale de la beauté45. Dans son essai De nuit en nuit (1940), écrit à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Ristić envisage la dialectique du bien et du mal sur le plan de la création artistique, représentée symboliquement par l’image de la nuit qui domine dans l’imaginaire surréaliste. Il parle de « cette voix venue du « côté nocturne » et du « parti du Diable », qui retentit semblable à un gigantesque tonnerre présent d’un bout à l’autre dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont46 ». À la considération dialectique s’ajoute la psychanalyse qu’il applique à l’explication du processus de création artistique, mis en mouvement par les désirs agressifs repoussés qui se sont accumulés dans les sombres abîmes de l’inconscient. Dans la note en bas de la page, il présente une longue liste d’écrivains et d’artistes européens dont la vie et l’œuvre constituent un « Inferno nocturne » dirigé par « le principe de la négation luciférienne 47». Lautréamont, qui figure lui aussi sur cette liste, se présente comme la double incarnation des forces de l’ombre et de la lutte contre ces forces. Ristić confirme cette constatation dans ses écrits en marge de la guerre 1939-1945, en disant que les écrivains comme Héraclite, Sade, Lautréamont ou Nietzsche, qui expriment le mal latent dans l’homme, son agressivité refoulée qui le pousse à tuer, luttent à la fois contre cette agressivité et ce mal car l’expression est aussi un moyen de libération. Ce raisonnement aboutit à la conclusion que « la glorification de la NUIT (du mal) peut faire partie de la lutte CONTRE LA NUIT » et que ce qu’il a écrit dans son essai De nuit en nuit est en accord avec ce que Bachelard a dit de Lautréamont48.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le message que les surréalistes de Belgrade trouvent dans Lautréamont se présente dans un nouveau contexte et prend de nouvelles significations. Ce contexte est la défense du modernisme contre les attaques idéologiques dans les années 1950. Dans son article « Du moderne et du modernisme, encore une fois » (1955), Ristić rejette la classification simpliste qui oppose le réalisme au modernisme, en liant le concept du « moderne » à la déclaration de Rimbaud qu’il faut être « absolument moderne » et en considérant que la poésie moderne doit dépasser son actualité momentanée pour devenir un des facteurs qui conditionnent notre vision du monde et qui contribuent au changement continu du monde extérieur. De ce point de vue, continue Ristić, il est clair que Lautréamont, comme Baudelaire et Rimbaud, était en son temps et est resté toujours un poète absolument moderne49.

Utilisé par Ristić dans la lutte contre la critique idéologique et dogmatique qui condamne comme décadents toutes les créations artistiques qui ne découlent pas de l’esthétique réaliste et surtout celles qui discréditent ouvertement cette esthétique, Lautréamont est considéré dans le contexte plus général de la « longue querelle de la tradition et de l’invention », « de l’Ordre et de l’Aventure », comme le dit le vers de « La jolie rousse » d’Apollinaire que Ristić a mis en exergue de son article50. Lautréamont et les autres poètes qui ont puisé dans l’obscurité même la lumière par laquelle ils illuminaient l’ombre et l’abîme, incarnent l’aventure dans son aspect extrêmement rebelle et destructif que Ristić lie au romantisme et qui s’oppose par le mal et la destruction à cet autre mal que constituent le conformisme, le dogmatisme et la léthargie de l’esprit.

La rébellion contre les conventions littéraires, sociales et morales, le renouveau de la tradition romantique dans son aspect « gothique », « frénétique », l’identification de l’éthique et de l’esthétique, la glorification du mal considéré d’un point de vue dialectique, ce sont les caractéristiques dans lesquelles les surréalistes de Belgrade, comme d’ailleurs ceux de Paris, reconnaissent les jalons de leur propre entreprise qui les mène de l’affranchissement de la langue à l’action sociale. Ils admirent Lautréamont sans essayer d’analyser sa pensée, en expliquant ce manque par l’impression trop forte qu’il a laissée sur eux et qui rend impossible l’interprétation de son œuvre, aussi bien que par le manque de témoignage pertinent sur sa courte vie qui est restée inconnue. « La première irrésistibilité qui m’a mis hors d’haleine, c’était cette immense exaltation que je n’ai vue auparavant chez aucun poète ou artiste. […] Ensuite j’ai renouvelé toutes mes recherches, à partir de la première phrase de Maldoror. J’allais attentivement d’un chant à l’autre et quand je l’ai vu une fois en délire, je l’ai senti en moi-même. Je l’ai retrouvé debout, caché, comme derrière la porte de la cave de mon ancienne cour, avec les yeux qui étaient pleins de larmes, et impuissants à la fois », dira plus tard Đorđe Kostić51.

Ces jugements imprécis montrent que les surréalistes de Belgrade, comme ceux de Paris52, étaient fascinés par une personnalité dont les secrets leur étaient impénétrables. Mais, ils reculaient avec anxiété devant les abîmes effrayants et à la fois dangereusement attrayants que cette œuvre et cette vie ouvraient. Comme le dira plus tard Milan Dedinac en évoquant son expérience surréaliste, Les Chants de Maldoror étaient pour eux « un grand poème » et Lautréamont un grand poète, mais « venimeux », « dangereux », « contagieux », « incompréhensible », trop « fantomatique », si bien que personne « n’osait le fréquenter longtemps ». Ils étaient conscients que, s’ils se laissaient emporter par les rythmes de ce poème « irrésistiblement suggestif » et s’ils commençaient « à s’identifier à cette „réalité“ construite avec des mots », pour « devenir le MOI des rêves d’autrui », la fréquentation de Lautréamont pouvait être extrêmement dangereuse, car « elle aboutit facilement, très facilement, au désert du délire qui ne connaît pas le chemin de retour53».

Jelena Novaković
Université de Belgrade


1Marko Ristić, « Andre Žid na vidiku », Uoči nadrealizma, Beograd, Nolit, p. 162. Sauf indication contraire, la traduction est la nôtre.

2André Breton, Anthologie de l’humour noir, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1992, p. 986.

3« Les mots de folie, de preuve par l’absurde, de machine infernale qui ont été employé, voire repris, à propos d’une telle œuvre montrent bien que la critique ne s’est jamais approchée d’elle sans avoir à signer tôt ou tard son désistement » (Ibid., p. 987).

4Marko Ristić, Bez mere, Beograd, Nolit, 1986, p. 67.

5Ibid., p. 268.

6Ibid., p. 205.

7Ibid., p. 47.

8l’épouse de Leopold fon Sacher Masoch, de son vrai nom Angelika Aurora Rümelin.

9Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, Nouvelle édition, 1963, pp. 8-9.

10Bez mere p. 115. Lautréamont, Œuvres complètes. Les Chants de Maldoror. Lettres. Poésie I et II, préface de J.M.G. Le Clésio, Paris, Gallimard, NRF, p. 29. Cette citation sera mise en exergue de la dixième question de l’enquête « La mâchoire de la dialectique » (« Qu’est-ce que vous pensez de la famille »), publiée dans l’almanach L’Impossible, pour exprimer un rapport négatif à la famille, considérée comme une institution « bourgeoise » (L’impossible, p. 12).

11Bez mere p. 115. Dusan Matić se réfère lui aussi à Lautréamont dans sa réponse à la 16 question (sur la mort) de l’enquête « La mâchoire de la dialectique », en parlant ironiquement de la psychologie : « Soyons enfin contents. Nous avons fait un grand progrès dans la psychologie, ô Lautréamont, à qui ressemble ton visage en ce moment. Voilà, nous avons fait une échelle, une échelle parfaite dans cet absurde qui a toujours constitué pour nous, jusqu’à présent, la mort » (L’Impossible, p. 20).

12Bez mere, p. 115.

13Œuvres complètes, Op. cit., p. 182. Ristić a trouvé cette citation de Lautréamont dans le texte de Breton sur Les Chants de Maldoror (Les Pas perdus, 1928, p. 70), pour l’employer dans son commentaire de la réponse de Matić à la 18 question de l’enquête « La mâchoire de la dialectique » (L’Impossible, p. 21).

14Bez mere, p. 217. Lautréamont, Œuvres complètes, Op. cit., p. 309.

15« Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace ».

16Bez mere, p. 227. Lautréamont, Œuvres complètes, Op. cit., p. 19.

17Bez mere, pp. 227-228.

18Ibid., p. 228.

19Ibid., p. 216 ; Lautréamont, Œuvres complètes, Op. cit., pp. 311-312.

20Dans « La peinture au défi », Aragon trouve dans le collage les signes d’un processus dont l’issu sera le courant libre des images et des idées dont les individus ne seront que transporteurs et qui mène vers la suppression de l’art elle-même. « Le merveilleux doit être fait par tous, et non par un », conclue-t-il en paraphrasant la phrase de Lautréamont.

21Nadrealizam danas i ovde, 1931/1, p. 4.

22Ibid., p. 5.

23Ibid., p. 6.

24Voir à ce sujet : Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 180.

25André Breton, Arcane 17, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1999, p. 94.

26Koča Popović et Marko Ristić, Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, sous la direction de Paolo Scopelliti, Branko Aleksić et Jelena Novaković, Édition Mimésis, 2016, p. 94.

27Ibid., p. 136.

28Ibid. p. 67.

29Ibid., p. 98.

30Ibid., p. 32.

31Ibid.

32Ibid.

33Ibid., p. 103.

34Vane Bor – Marko Ristić, Anti-zid, in : Stevan Živadinović Bor. Pojetike srpskih umetnika XX veka 4 (Textes réunis et présentés par Z. Gavrić, R. Matić-Panić et D. Sretenović), Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 26. Comme le constate Maurice Nadeau, les surréalistes sont animés par un profond désespoir qui n’est ni le « vague à l’âme » de Lamartine, ni la « mélancolie » de Leopardi, ni le « spleen » de Baudelaire. C’est un désespoir à la Rimbaud, ou un « pessimisme agressif à la Lautréamont, qui s’en prend à Dieu, au monde, aux « valeurs bonnes et pures«  ». Après s’être rendu maître du monstre, Lautréamont « l’avait lâché sur le monde » (Histoire du surréalisme, p. 181).

35Anti-zid, Op. cit., p. 25.

36Ibid., p. 26. Lautréamont, Œuvres complètes, Op. cit., p. 282.

37Anti-zid, Op. cit., p. 26.

38Ibid., p. 27.

39« Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle », telle est la phrase finale des Poésies de Lautréamont, mise en exergue de la question 29 de l’enquête « La mâchoire de la dialectique » (L’Impossible, p. 36), objet de référence de Marko Ristić qui se déclare irresponsable selon « les critères contingents » et « l’arbitrage conventionnelle », mais responsable selon un critère absolu fondé sur la liberté.

40 Đorđe Kostić, Do Nemogućeg, Beograd, Nolit, 1972, p. 176-177.

41La réhabilitation du mal est exprimée dans le poème de Victor Hugo « La fin de Satan » qui suggère l’idée de la relativité du mal : de la plume que Satan (Lucifer) a perdu lors de sa chute naît l’Ange Liberté qui volera au secours de l’homme et lui apportera le salut. Dans Arcane 17 Breton se réfère à l’interprétation de ce poème par Auguste Viatte dans Victor Hugo et les illuminés de son temps pour identifier l’acte de Lucifer à la pensée poétique, ennemie de la résignation et de la stagnation, et qui détruit les barrières rationnelles et morales et affranchit les forces du désir, du rêve et de l’imagination : « Lucifer, l’intelligence proscrite, enfante deux sœurs, Poésie et Liberté » (Arcane 17, Op. cit., p. 94). Si la liberté est la fille de Satan, l’ange révolté, la révolte est alors la condition de la liberté, la destruction est la condition d’une nouvelle création et le mal n’est pas absolu : il devient la source du bien. Ce raisonnement correspond à la dialectique hégélienne dans l’interprétation des surréalistes qui y trouvent une forme philosophique de la relativisation du mal.

42Anti-zid, Op. cit., pp. 26-27.

43Ibid., p. 27 ; Aragon, « Contribution à l’avortement des études maldororiennes », Le Surréalisme au service de la révolution, 1930, no 2, p. 24.

44La contradiction apparente entre les Chants et les Poésies, « écueil permanent de la critique surréaliste », est surmontée par une interprétation dialectique qui annonce la constatation de Marcelin Pleynet, membre du groupe autour de la revue Tel Quel, que les Poésies dénoncent « toute lecture dualiste du Bien et du Mal dans les Chants » (Cité dans : Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 124).

45Marko Ristić, « Moralni i socijalni smisao Poezije », Istorija i poezija, Beograd, Prosveta, 1962, p. 70.

46Marko Ristić, De nuit en nuit, texte établi et présenté par Jelena Novaković, Non Lieu, 2019, p. 52.

47Ibid., p. 56.

48Marko Ristić, Hacer Tiempo. Zapisi na marginama rata 1939-1945. Nemiri, Beograd, Prosveta, 1964. p. 263.

49Marko Ristić, “O modernom i modernismu opet”, Istorija i poezija, p. 388.

50Ibid., p. 375.

51Đ. Kostić, Do Nemoguceg, pp. 176-177.

52“Ce n’est pas à moi, ni à personne […] de juger M. le Conte. On ne juge pas M de Lautréamont. On le reconnaît au passage et on salue jusqu’à terre », a dit Philippe Soupault. (Cité dans : Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, p. 21).

53Milan Dedinac, Od nemila do nedraga [De mal en pis], Beograd, Nolit, 1957, pp. 23-35.