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Paul Klee surréaliste ? Petit voyage au « royaume de l’entre-deux »

Paul Klee surréaliste ? Petit voyage au « royaume de l’entre-deux »

Georges BLOESS

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Dans le cadre d’un cycle d’études consacrées aux « rebelles du surréalisme », il m’est proposé de m’interroger sur la proximité de Paul Klee avec ce mouvement. Invitation d’autant plus séduisante qu’elle coïncide avec une grande rétrospective sur cet artiste au Centre Pompidou. Il était grand temps : aucune exposition ne lui avait été consacrée depuis un demi-siècle en France ! Mais puisqu’elle a enfin lieu, ne boudons pas notre plaisir.

Décrire la relation de Klee avec le surréalisme ? L’exercice apparaît quelque peu embarrassant. Voilà bien, semble-t-il, le genre de question destinée uniquement à éveiller la curiosité de l’auditeur et à le préparer à un débat de pure rhétorique, à une de ces querelles factices dont raffolent les experts mais qui serait vide de tout enjeu pratique, tant la conclusion en est connue d’avance.

En effet : quand prend naissance le mouvement surréaliste, Paul Klee est un artiste parvenu à pleine maturité. Que peut-il recevoir d’un mouvement dont les protagonistes sont ses cadets de presque vingt années, et plus encore, comment pourrait-il entrer en rébellion contre eux ? Pourtant quelques vérités factuelles plaident en faveur de cette hypothèse en apparence absurde : ces jeunes surréalistes ont reconnu leur aîné vers le milieu des années vingt, au sommet de sa fortune critique et publique ; ils l’ont adopté comme un pionnier de leur propre pensée, et ce dernier n’a pas refusé leur hommage. C’est par la suite que les relations semblent se distendre quelque peu, sans que pour autant on puisse parler d’un désaccord, encore moins d’une rupture.

 Voici donc, très sommairement, pour les faits. Considérations matérielles, circonstances extérieures, qui nous obligent à constater que la rencontre a bel et bien eu lieu. Le bilan s’avèrerait pourtant bien maigre si l’on se bornait à rassembler les pièces du dossier. Pouvons-nous fonder plus solidement la parenté entre Klee et le surréalisme ? Antonin Artaud, René Crevel ont cru percevoir une affinité avec Klee à partir de quelques-unes de ses œuvres et par une juste intuition de sa démarche créatrice, consignée – parfois même conçue – dans ses écrits et interventions publiques. Ils n’ont pu cependant en avoir qu’une connaissance très indirecte, n’ayant pas accès aux textes. La conception que Paul Klee s’est forgée du processus créateur et de sa portée culturelle et sociale prépare-t-elle le terrain au mouvement surréaliste ? En est-elle un affluent, s’absorbe-t-elle en lui ? S’en écarte-t-elle ? Telles sont, pour l’essentiel, les questions que pose cette relation ; elles appellent, selon moi, une réponse nuancée. Cette clarification une fois effectuée, il faudra tenter de cerner l’enjeu esthétique, voire culturel, que dissimule ce débat.

I. aux sources du courant fantastique : l’éveil de Paul Klee

Pour cet artiste né à Berne en 1879, mais de parents allemands, et qui n’obtiendra jamais la citoyenneté suisse de son vivant (il décède en juin 1940, quelques jours avant que parvienne l’accord officiel de sa demande), sa position au cœur de l’Europe a valeur de symbole. Il reçoit à égalité les influences artistiques françaises et germaniques, de façon tempérée toutefois en raison des barrières naturelles qui protègent l’Oberland bernois. Issu d’un milieu très cultivé, Paul Klee s’exprime avec aisance en français, possède une ample connaissance de notre littérature et des tendances artistiques les plus récentes de notre pays. Il a, certes, davantage d’intimité avec l’Allemagne du Sud. Ainsi, lorsque vient le moment d’échapper, une fois ses études secondaires achevées, à l’atmosphère confinée de sa Suisse natale, c’est spontanément vers Munich, capitale culturelle rivale de Vienne, que le porte son choix pour la poursuite de ses études artistiques (ses parents y ont des connaissances qui faciliteront son installation matérielle). Vers la fin du 19e siècle, Munich est le foyer d’un courant artistique où se combinent curieusement le romantisme déclinant et le néo-classicisme pour produire une expression à caractère fantastique. Ainsi chez Franz von Stuck, dont Klee est d’abord l’élève pendant quelque temps ; ou encore chez Max Klinger, célèbre pour ses gravures telles que les avaient rêvées quelques années auparavant, un Segantini). Mais Klee se risque plus loin encore dans son cynisme destructeur, comme nous le rappellent quelques visions érotiques des plus douteuses exposées aujourd’hui dans la rétrospective parisienne.

 Ce sont autant de témoignages d’années de révolte anti-bourgeoise, où le malaise personnel le dispute, chez Klee, à l’insuccès artistique. Car ses dessins et gravures satiriques sont massivement rejetés lors des rares expositions auxquelles il participe et il ne bénéficiera pas, à la différence des jeunes surréalistes une quinzaine d’années après lui, du soutien d’une partie du public dont certaines, composant de véritables récits, peuvent être perçues comme des sources lointaines d’un surréalisme « Mitteleuropa ». Munich attire par ailleurs des artistes austro-hongrois, tels que le Tchèque Alfred Kubin, avec qui Paul Klee se lie d’amitié. Inclassables, les visions cauchemardesques de Kubin, qu’immortalise son roman L’Autre Côté (1912 ?), et dont les nouvelles de Kafka apparaissent comme une résurgence. Munich, rivale de Vienne en tant que seconde patrie d’une « inquiétante étrangeté » ? Nul doute que, dans la première manière de Klee, qui se résume à une satire mordante de la vie quotidienne et des vices de son temps dans ses dessins et gravures, l’on retrouve la trace laissée par le climat artistique de la capitale bavaroise.

 Il ne reste cependant pas insensible, dans sa rébellion contre la platitude étouffante de la vie ordinaire, à l’influence du courant symboliste venu de l’ouest, notamment de Belgique. Ce sont d’abord les macabres provocations de James Ensor (dont il cite le nom au tournant du siècle dans son Journal) ; puis c’est Toorop, dont le monde végétal inquiétant n’est pas étranger au penchant fantastique de Klee ; sans doute aussi Spilliaert et le vertige de ses espaces démesurés.

 La rencontre de l’art antique, à l’occasion d’un long séjour à Rome, en 1901, permet-elle à Klee de retrouver son équilibre ? C’est le contraire qui se produit : il y voit la preuve qu’un « grand art » ne saurait renaître de ses cendres et que, pour le siècle qui commence, il n’est d’autre voie que celle de la parodie, du sarcasme ou de la satire. Celle d’une négation du Beau par conséquent, et c’est ainsi qu’un sublime nu contemplé sur un dessin de Pisanello se transforme, chez Klee, en une Vierge suspendue aux branches d’un arbre ; elle est osseuse, difforme et laide (sans doute fait-elle écho aux femmes emportées par le vent et prisonnières de branches dénudées, sur des hauteurs glaciales.

II. Premiers contacts dada et surréalistes

 Sa véritable chance se présente avec la rencontre de Kandinsky, en 1911 ; celui-ci le recrute pour son aventure du Cavalier Bleu. Instant crucial qui fait sortir Klee de son isolement, attire sur lui les regards. Il est remarqué par Jean Arp, de peu d’années son cadet et installé en Suisse. Paul Klee bénéficie d’une permission au cours de la guerre et a pu rejoindre sa famille. Arp le met en contact avec les agitateurs du Cabaret Voltaire, notamment avec Tristan Tzara. « Quels gens intéressants ! s’exclame Klee dans son Journal. Quels esprits créatifs ! Si seulement nous pouvions en avoir quelques-uns de cette trempe dans ce pays ! » Il ne s’ensuivra pas de collaboration étroite, cependant Tzara ne perdra pas Paul Klee de vue, et l’on peut penser que ce dernier est également curieux des réalisations du mouvement Dada : ses propres travaux, au seuil de 1920, semblent directement inspirés par certaines « machines » de Picabia et de Max Ernst ; je ne mentionnerai ici que sa Machine à gazouiller ou son Analyse de diverses perversités. À une différence près : si chez les dadaïstes, les représentations de l’humain se réduisent à la description d’une mécanique du désir, c’est l’inverse chez Klee, c’est l’univers entier de la machine, avec ses bielles, ses pistons et ses rouages, qui devient la proie du monde organique.

 C’est dans ce pressentiment qu’au-delà de notre civilisation mécanique, il existe une réalité plus vaste soumise à un ordre naturel, étendu à une dimension cosmique, que, rompant avec leurs origines dadaïstes, les surréalistes peuvent reconnaître en Paul Klee un pionnier de leur cause. En pleine querelle sur la simple possibilité d’une peinture surréaliste, le numéro 3 de La Révolution surréaliste reproduit, en avril 1925, trois de ses œuvres : Paroles paresseuses de l’Avare, le Château des Croyants, ainsi que Dix-Sept, égarés. Dans leurs articles enthousiastes, Antonin Artaud d’abord, puis René Crevel, commentent d’autres œuvres de lui, d’inspiration plus authentiquement visionnaire ; les organismes marins parfois imaginaires aperçus par Klee leur fournissent la preuve que notre œil possède la capacité de voir au-delà de la réalité quotidienne, de « percer – comme l’exigeait Carl Einstein – une brèche dans la muraille des conventions. » Matérialiste ou spiritualiste ? Peu leur importe, la révolution dont Klee a donné le signal est la leur.

Klee-Paul-Paroles parcimonieuses de l'avare
Paroles parcimonieuses de l’avare. Révolution surréaliste n°3

III. Constructivisme ou Surréalisme, le conflit des avant-gardes

Leur empressement est toutefois un peu excessif : ils restent aveugles à la méthode très méticuleuse de ce peintre, à sa technique accomplie, dont le hasard est exclu. Passé la période tumultueuse de son adolescence, Klee est un artiste des plus réfléchis, très éloigné de toute emphase. Kandinsky, rentré en Allemagne après avoir brièvement participé à la révolution soviétique, l’invite à le rejoindre au Bauhaus, qui vient d’être fondé à Weimar. Klee y est nommé pour y enseigner la peinture dans l’esprit constructiviste, ce qui est conforme à une institution visant à promouvoir une architecture et un urbanisme faisant table rase du passé. Un relevé des maîtres mots de l’enseignement de Klee tel qu’il est consigné dans ses écrits pédagogiques donne pour résultat : forme, structure, construction, fonction… orientation rationnelle s’il en est, annoncée parfois dès le titre de ses publications, comme pour Recherches exactes dans la peinture. Klee se laisse-t-il gagner par l’optimisme moderniste qui, à peine le fracas des armes s’est-il éteint et les funestes mythologies ayant poussé à l’immense boucherie se font-elles plus discrètes pour un temps, prétend régénérer l’humanité ? Autour de lui on s’active à fonder, ou plutôt à refonder, un individu tel que le concevaient, au 18e siècle, l’Encyclopédie et l’Aufklärung : c’est-à-dire sur le socle rationnel de la philosophie, de la physique et de la médecine expérimentale ; enfin débarrassées du fatras de la religion et des superstitions, les sciences pourront conduire, espère-t-on, l’humanité sur le chemin d’un progrès continu, et empêcher à jamais le retour de la guerre. Tout porte à croire que, dans sa démarche pédagogique, Klee accompagne ce mouvement. Ne revient-il pas sur les fondements mêmes de la création plastique, observant l ‘émergence des formes élémentaires, leur développement à partir de notions telles qu’équilibre des poussées, des tensions, des poids et contrepoids ? Il ne résume pas l’art de la peinture à la connaissance de principes d’optique et de procédés techniques. Il prend en compte le corps entier, analyse ses actions et réactions à son environnement, ainsi que l’ensemble de ses sensations, et jusqu’à sa perception de l’espace. L’auteur de La Pensée créatrice étaye ces observations sur de solides connaissances en physique, en chimie, en biologie et botanique, mais également en anthropologie ; on retire de cette lecture la conviction que pour Klee, l’art a pour mission de faire la synthèse des savoirs de son temps, d’en constituer la mise en œuvre, de se placer à son avant-garde. Le monde apparaît comme une machine qu’il suffirait de perfectionner et qui aurait pour cela moins besoin d’artistes-prophètes – ce qu’ont prétendu être, jusqu’à 1914, les expressionnistes – que d’artistes-ingénieurs capables d’analyser cette machine, de l’organiser selon des lois universellement reconnues et de la réduire à des dimensions clairement mesurables.

 S’il en était ainsi, si Klee s’inscrivait résolument dans un tel programme, ce ne seraient pas de simples divergences qui le sépareraient des aspirations surréalistes ; il faudrait conclure à une incompatibilité radicale. Un seul fait autorise à poursuivre l’enquête : Klee se sent à l’étroit dans ce cadre ; le matérialisme qui s’affirme au Bauhaus, surtout après le déménagement de Weimar (ce symbole de la culture allemande classique) vers la ville industrielle de Dessau, lui devient de plus en plus pesant. Il fait du reste personnellement l’objet de contestations, tant de la part de Walter Gropius et de Hannes Meyer, les directeurs successifs de l’école, que des élèves, qui lui reprochent son idéalisme. De son côté, Paul Klee observe avec une pointe d’ironie la dérive dogmatique du constructivisme, dont le culte de la forme dégénère, à ses yeux, en pur formalisme :

 On voit aujourd’hui toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré,
mal gré, l’œil gobe carrés, triangles, cercles et toutes espèces de formes
fabriquées : fils métalliques et triangles sur poteaux, cercles sur des
leviers, cylindres, sphères, coupoles, cubes (…) en complexe interaction (…)
Ils font l’admiration de la foule des non-initiés : les formalistes. Tout à
l’opposé : la forme vivante.

Qu’entend Paul Klee par “forme vivante” ? Il en donne un peu plus loin l’esquisse d’une définition : elle est le produit d’un pressentiment, de la recherche d’un “point originel de vie” ; c’est ce “petit endroit gris d’où peut réussir le saut du chaos à l’ordre”, ou encore ce qui s’entend à faire entrer les choses dans le mouvement de l’existence et (…) à les rendre visibles », et aussi à retenir “la trace de ce mouvement.” Surviennent sous sa plume, pour conclure, des formules telles que “magie de la vie”, “mystère devant lequel l’analyse tombe en panne.”

Bien qu’il soit exprimé avec discrétion, le manifeste est dépourvu d’ambiguïté : à l’apogée de la civilisation scientifique et technique, c’est ici l’héritage de Goethe, recueilli et prolongé par les romantiques, que Paul Klee revendique. De cette philosophie universellement connue, je me contente de rappeler les fondements. Au moment même où s’éteint Jean-Jacques Rousseau, le jeune Goethe engage à son tour le combat contre la doctrine matérialiste de l’Encyclopédie et le rationalisme étroit de l’Aufklärung ; il critique sa physique toute mécaniste et sa conception fixiste de la Nature. Cette dernière doit être appréhendée dans son développement, et donc en tant que totalité vivante. Il s’agit ainsi d’interroger son origine, de l’explorer jusqu’à sa racine – on sait à quelle tâche Goethe a voué une grande partie de son existence : vérifier la validité de son hypothèse d’une « plante originaire » (cette « Urpflanze » que Paul Klee se plaît à figurer sous forme d’« Uhrpflanzen », ces « plantes horloges » grâce à l’ajout d’une consonne inaudible, innocent jeu de mots auquel aucun Allemand ne saurait résister) –, sorte de cellule matricielle dont toute créature serait issue. Unité profonde des formes vivantes, au-delà de leur infinie diversité : les romantiques allemands seront unanimes à partager ce slogan forgé par Friedrich Hölderlin. De cela découle également l’unité profonde des formes artistiques, contrairement à la séparation artificielle et à la stricte hiérarchie que prétendait leur imposer Lessing.

Unité des arts ? La proposition est aisée à démontrer, ne serait-ce que par l’exemple qu’en offre Klee lui-même, par son triple talent de poète, de musicien et de peintre, qu’il exprime aussi bien dans les salles de concert que sur ses toiles. Rien de surprenant, lorsqu’il s’exprime en pédagogue, à ce qu’il demande à ses élèves de méditer sur leurs sensations corporelles les plus élémentaires pour qu’ils fassent l’expérience de cette unité. Il peut y avoir loin, en effet, de la connaissance abstraite des moyens d’expression et des matériaux jusqu’à leur expérience vécue. C’est dans le corps humain que se trouve le siège de toute créativité, avant même que celle-ci trouve le chemin de sa traduction en sons, en dessins ou en mots. À son tour notre corps ne saurait non plus se concevoir comme une substance isolée ; ses sensations participent d’un ensemble, et celui-ci, loin de se réduire à une pure extériorité, à une matière inerte face à notre conscience, doit être lui aussi appréhendé comme un corps à une échelle plus vaste. Les formes que nous construisons nous sont donc d’abord données, elles sont engagées avec notre corps en un jeu d’interactions, elles ont en quelque sorte leur centre de gravité en nous-mêmes. Nul doute que Klee soit tout près de partager les vues de son confrère Johannes Itten : « Ces formes reposent sur des zones précises du corps humain et en émergent de manière spécifique. » S’il en est ainsi, ne serions-nous pas autorisés à concevoir nos sensations et nos actions créatrices comme autant de modifications de l’ensemble auquel nous participons ? Johannes Itten franchit ce pas sans hésiter, osant affirmer que « Percevoir une forme, c’est éprouver une émotion, et être ému, c’est former.

  Le moindre sentiment est une forme qui diffuse une émotion. »

Moins doctrinaire qu’Itten, Klee partage cependant sa conviction que nous ne sommes pas, dans le grand théâtre de la Nature, que de simples spectateurs. Et lorsqu’il énonce, en conclusion de sa Confession Créatrice, que « L’art se comporte vis-à-vis de la Nature à la manière d’un symbole ».

Il n’est pas très éloigné non plus des thèses exprimées par Novalis dans son Brouillon général. L’univers entier y est conçu comme un vaste organisme dont chaque individu n’est qu’une parcelle. Ce qui implique une mission : il doit y jouer sa partition propre. Ainsi se trouve légitimée la place de la subjectivité dans le processus créateur, et justifiée aussi la foi de Goethe en son « génie » (ce qui, vers la fin du 18e siècle, paraissait scandaleux). À plus d’un siècle de distance, Paul Klee se situe dans le droit fil de l’exaltation goethéenne. « Je suis Dieu », « je suis moi-même mon style », « tout sera Klee » : autant d’affirmations qui émaillent son Journal dans la première décennie du siècle. Cette place centrale accordée à l’élément subjectif dans la démarche créatrice n’est pourtant pas sans risque : une simple défaillance de ce moi, à l’occasion d’un revers, d’une dépression passagère, et tout menace de s’écrouler, le psychisme entraînant dans sa chute le moi créateur. Aussi entend-on parfois Klee s’écrier : « Moi, ne tombe pas ! »

IV. Une méthode créatrice pré-surréaliste ?

Glorifiée en ses multiples manifestations et jusqu’en les plus infimes –– cellules, grandeurs « indivisibles » telles que lettres, signes typographiques, chiffres, en particulier ceux qui représentent des nombres premiers –, la valeur individuelle est affirmée comme source de créativité et tout à la fois menacée d’isolement. Cette individualité, ce « moi » peut en effet « tomber » s’il se sent privé de support, de lien, s’il se considère comme un exilé dans « un pays sans lien où règne l’odeur d’un foyer étranger (…) loin du giron d’une mère. » C’est ici la plainte d’un homme encore tout jeune ; mais on en perçoit l’écho, dans les années vingt, chez l’artiste parvenu à maturité, dans ce jugement objectif empreint de mélancolie : « Nous autres (entendons : artistes allemands), nous ne sommes pas portés par un peuple. » Ce qui explique la méfiance qu’éprouve parfois Paul Klee envers l’imagination livrée à elle-même et capable de s’égarer en spéculations vides. L’imagination exige selon lui d’être tenue sous le contrôle d’une discipline constante, d’une volonté vigilante. Que veille sur elle la Nature ! C’est cela, en vérité, que l’artiste entend par « fonction » : que son action soit conforme à la finalité d’un organisme supérieur, et non au geste arbitraire d’un esprit sans boussole.

 Avoir conscience d’obéir au commandement de ce que Kandinsky nomme une « nécessité intérieure », tel est le climat propice à la création, et Paul Klee en éprouve le bienfait en quelques heures mémorables, qui marqueront à jamais son itinéraire. C’est, au printemps 1914, l’épisode de son voyage en Tunisie, où il fait la découverte d’un continent, d’une culture, d’un paysage. Son moi y est exposé à une étrangeté puissante, à l’altérité la plus absolue, sans en éprouver la moindre hostilité. Se sentir envers elle en état d’infériorité ne le trouble donc pas : « Bien sûr je succombe face à cette nature. » Il ressent au contraire un certain bien-être à se sentir dispensé d’agir : « Point n’est besoin d’agir. Dans cette nuit bénie, la couleur me possède./Elle me possède pour toujours. La couleur et moi sommes un. Je suis peintre. »

C’est dans l’obéissance, dans un heureux état de passivité néanmoins industrieuse, que celui qui a tant lutté pour arracher au monde des couleurs son secret ose enfin se déclarer artiste. Ce titre n’a pas été conquis par lui : il lui a été conféré par une force supérieure et dans un climat semblable au rêve. L’astre brillant au-dessus de lui est « la lune du sud », qui veille sur la maturation des fruits de la terre.

Ce récit est à peine une métaphore. Il a valeur de paradigme, de modèle pour la méthode créatrice à venir. Il explique la confiance de Klee en les matériaux, en l’action discrète de la durée qui, le moment venu, fera venir à la lumière les intuitions justes. Il lève le secret des titres que portent les œuvres : rarement explicatifs, ils suggèrent plus qu’ils ne livrent un sens. Ils ont en effet été donnés, la plupart du temps, de longues semaines après la réalisation, par l’artiste ou son proche entourage ; acceptés, accueillis, par conséquent, et non pas attribués. S’explique également le fait que le peintre puisse travailler simultanément sur plusieurs tableaux, déambulant de l’un à l’autre, ajoutant de ci, de là, quelques touches. De même pour ce qui est des supports : leur variété infinie, leur complexité nous surprend. Le rôle de la durée devient ici primordial, l’application successive de matériaux divers nécessitant une longue période de séchage entre deux interventions. Convient-il au demeurant, s’agissant de l’œuvre de Klee, de parler de supports, voire de matières ? Nous sommes ici en présence de tissus vivants, nous survolons un « pays fertile » (selon le titre d’une œuvre ayant inspiré à Pierre Boulez une étude sur Klee qui fait date), et la formule la plus appropriée serait celle de « sol mental », tel que l’emploie, dans Du côté de Guermantes, Marcel Proust pour désigner le territoire normand de son enfance sans le souvenir duquel il serait condamné à la stérilité.

Car encore une fois, l’essentiel – aux yeux de Proust comme à ceux de Klee – est de se sentir porté par une instance souveraine permettant de contempler sereinement le travail des signes sur le feuillet ou sur la toile. Henri Michaux, admirant les travaux de Klee, en définissait d’un trait la méthode : « Lignes qui rêvent… jamais je n’avais vu ainsi rêver une ligne. » Le processus de création obéit-il à quelque logique interne au matériau, à une vertu innée des instruments ? Klee préfère se croire au service d’une puissance bienveillante, s’imaginer à la fois agissant et agi, « étreignant et sous l’étreinte » d’une divinité, tel le jeune Ganymède enlevé par Zeus dans le poème de Goethe portant ce nom. Le parallèle est ici pleinement légitime si l’on se souvient combien Paul Klee a dû lutter, au seuil de l’âge adulte, pour acquérir un semblant de confiance en soi, guettant le moindre signe favorable venu de l’extérieur. Ainsi peut-il noter dans son Journal avoir aperçu dans un miroir le visage d’un jeune homme « tout à fait sympathique » ; cette image inattendue de lui-même agit comme un réconfort. Un autre passage évoque la rudesse d’un long hiver et la morosité qui s’était emparée de lui ; les premiers signes du printemps sont accueillis comme s’ils lui étaient destinés pour le tirer de sa dépression, et il s’exclame : « Ainsi la Nature m’aime malgré tout ! » C’est grâce à des signaux venus de l’extérieur qu’il bâtit, au prix de bien des rechutes, un commencement de foi en lui-même et en sa capacité créatrice. C’est pour cela peut-être que la musique se confond pour lui d’abord avec la perception d’une voix, et la plupart de temps celle d’une femme ; mais plus généralement, c’est celle d’un « autre », dont l’appel lui parvient de préférence la nuit, aux heures de profonde solitude où à chaque fois, brille la pleine lune.

Ce sont autant de messages de forces atteignant des dimensions cosmiques, qui ont pouvoir de le changer : le récit de la nuit de Tunis qui le consacre comme peintre est un récit de transformation, de métamorphose. Sous la « dictée des choses » (selon le jugement d’Antonin Artaud), Paul Klee advient à lui-même et accède en même temps à sa nature de créateur.

Changer, transformer, en renonçant au contrôle de la raison et en laissant le champ libre à une activité inconsciente. Cependant, si pour les auteurs des Champs magnétiques, l’art ne représente que le premier pas sur le chemin d’une révolution concrète, il en va tout autrement pour Klee. Il ne se sent guère concerné par les bouleversements politiques et serait plutôt enclin à s’en protéger. Ainsi prend-il très rapidement ses distances avec le mouvement révolutionnaire qui proclame, en 1919, la « république libre de Bavière ». À l’été 1914 déjà, quand fut déclarée la guerre, il se montra étrangement indifférent, notant dans son Journal que ce conflit ne signifiait rien pour lui, puisqu’il « avait porté cette guerre en lui depuis bien longtemps. » Allusion à des luttes intimes qui avaient assombri ses jeunes années ? Se serait-il réfugié en une citadelle intérieure qui le laisserait impassible face aux tragédies collectives ? Une autre de ses formules, devenue célèbre, nous invite à le penser : « Ici-bas je ne suis guère accessible. Je vis aussi bien parmi les morts/que parmi ceux qui ne sont pas nés. »

Troublante mise entre parenthèses du monde des vivants, et en particulier de la société contemporaine. Mais c’est également un congé donné à sa propre réalité, à son existence individuelle, à ce qui constitue sa substance psychique. Position délicate à définir : Klee n’ignore rien de la vie psychique, il joue parfois de ce terme en évoquant certaine manière de dessiner qu’il qualifie d’« improvisation psychique » – rappelons que, dans les mêmes années, Kandinsky classe ses premières toiles abstraites en « impressions », « improvisations », « compositions », sans leur affecter de qualificatif personnel. Comment comprendre que, de son côté, Klee déplore que les historiens et théoriciens accordent une place trop importante à des considérations sur la psychologie des artistes et que le processus créateur mérite, à ses yeux, d’être abordé pour lui-même, avec des concepts appropriés ?

Cette apparente contradiction ne peut être levée qu’à condition de supposer que, dans l’esprit de Klee, l’acte de création échappe à toute détermination psychologique pour se trouver directement confronté aux énergies plus profondes. Au seuil de l’âge adulte, il estime que sa personne ne se résume pas à la somme de ses affects et de ses expériences ; qu’elle est constituée d’un noyau résistant, inattaquable, ayant la transparence du cristal. Lorsqu’il en appelle à son « moi cristallin », c’est pour tourner le dos aux événements et aux fluctuations du jour, c’est pour s’élever au-dessus des contingences et aux affects passagers. Démarche qui le rapprocherait plutôt d’un Valéry ou d’un Rilke, lorsque ceux-ci expriment l’urgence de se mettre à l’écoute d’un « moi pur » dont le cœur bat, non plus au rythme des passions, mais à celui de l’univers. Là encore cependant, Paul Klee se situe dans la filiation des penseurs romantiques et semble répondre directement à Novalis, qui posait cette question : « Qu’est-ce qu’un corps ? Un espace rendu consonant. »

Pareille hypothèse d’un « moi idéal » l’éloigne-t-elle des conceptions surréalistes ? Ces derniers seront unanimes à rejeter les spéculations philosophiques répandues par divers courants spiritualistes depuis la fin du 19e siècle, auxquelles succombent un grand nombre d’artistes d’avant-garde. Or Klee fait ici une notable exception : il se moque ouvertement des théories fumeuses des anthroposophes, très en vogue à la veille de la Grande Guerre. Il est pleinement conscient de ce que sa personne psychique est constituée d’une bonne part de « boue » – un de ses poèmes évoque son « moi fangeux », qui resurgit, dans les années trente, sur sa toile « Légende du marécage » – ; cette part de lui-même, loin d’être refusée, contribue essentiellement au processus de création.

 Ne se confond-elle pas précisément avec ce « chaos », cette matière première qui exerce sa fascination sur l’artisan créateur qu’est Paul Klee ? Il n’utilise qu’exceptionnellement le terme d’inconscient ; pourtant il s’avère un maître de son écoute et c’est ici qu’il se montre, selon moi, le plus proche des surréalistes. Si l’on se souvient de sa fréquente invocation de la nuit – cette nuit des romantiques, seule véritable source de lumière et d’authentique connaissance –, alors des œuvres telles que Magie de Poissons, ou encore Poisson Rouge (dont la traduction exacte de « Goldfisch » serait « Poisson d’Or ») ne peuvent que nous questionner fortement.

Fonds noirs, que l’œil croit d’abord uniformes ; à les contempler de très près, il y distingue d’innombrables organismes microscopiques que semblent agiter de mystérieux courants. Dans les profondeurs aussi, presque imperceptibles, des formes géométriques. S’agirait-il de constructions noyées dans l’abîme océanique ? Cette allusion au mythe de l’Atlantide serait, par ricochet, une discrète contestation de l’ivresse moderniste régnant au Bauhaus. L’horloge du clocher, dérisoire mesure de la durée humaine face à l’éternité des astres et des floraisons qui l’entourent, n’est-elle pas surmontée de son balancier, au lieu que celui-ci soit suspendu à son mécanisme ? Par une subtile inversion, ce balancier semble marquer plutôt un rythme universel, tant est large l’amplitude de son mouvement.

Se détachent de ces profondeurs des poissons, créatures magiques qui avaient déjà suscité l’émerveillement de René Crevel. Magiques en ce qu’elles apparaissent baignées d’une lumière irréelle ne pouvant avoir leur source qu’en elles-mêmes. Ces poissons ne sont-ils pas précisément, comme nous le suggère le titre « Goldfisch », l’or qui se dégage de cette noirceur ? N’assistons-nous pas au processus qui rappelle la pratique des anciens alchimistes, occupés à extraire de la pourriture le métal précieux ? Ces poissons, que Klee s’attardait à contempler dans l’aquarium qui décorait son atelier, acquièrent ici la valeur de symboles. Ils sont les témoins de l’œuvre de transformation, ils résument par leur seule présence la fonction de tout travail artistique.

Paul Klee, quant à lui, n’use jamais d’un « prêt-à-porter » symbolique. C’est en vain que nous consulterons, en vue de déchiffrer le sens d’une de ses toiles, un quelconque dictionnaire. C’est seulement dans le contexte précis de leur emploi que certains objets ou créatures peuvent acquérir chez lui le statut de symboles. Au même titre que chez C.G.Jung, son contemporain et voisin, la symbolisation est chez Klee le résultat d’un travail. Comment se fait-il que deux esprits que tout rapproche aient pu s’ignorer mutuellement ? Il est en effet presque troublant de lire les longs chapitres que Jung consacre à ce symbole de la métamorphose et du processus d’individuation, et l’on reste songeur en vérifiant, par les récits de certains de ses patients, la récurrence de ces figures : les poissons en constituent l’une des formes privilégiées.

 L’artiste nous fait ainsi l’offrande de son corps (non sans humour parfois, avec l’élégance de celui qui dédaigne s’apitoyer sur lui-même quand une maladie incurable s’est emparée de lui, comme dans Fange-Cloporte-Poisson, où ce dernier a déjà été consommé : il n’en subsiste que les arêtes) ; il a soif de sa propre métamorphose. Ce motif se laissait déjà deviner dans une toile contemporaine de la Magie de Poissons, à savoir Le tissu vocal de la cantatrice de chambre Rosa Silber : un corps absent y est suggéré, à travers la vie intense de ses initiales et des voyelles si évocatrices de son chant. Mais, vers le milieu des années trente et plus que jamais à l’approche de 1940, ce motif gagne en importance, occupe une place prépondérante, pour atteindre à l’intensité dramatique d’une Métamorphose interrompue : un corps morcelé et souffrant n’a pu ici accomplir sa transformation en pur symbole. Ceux-ci prolifèrent en revanche dans de nombreuses œuvres, réalisant, comme par exemple dans La Légende du Nil, la synthèse entre corps physique et signe littéral. Condensation à la fois grave et légère de sa trajectoire artistique et existentielle : les premières attaques de la maladie se sont fait sentir ; le diagnostic des médecins est hésitant. Ébranlé dans un premier temps, l’artiste ne tarde pas à réagir en mobilisant son inventivité. Images et souvenirs affluent sur la toile. Ce sont ici ceux du voyage en Égypte effectué en 1929. Le fond bleu, modulé en un damier, entraîne l’œil dans son rythme apaisant ; une foule de signes et de formes entre dans la danse, conjuguant en un raccourci audacieux, le schématisme des figures et les signes de l’écriture musicale. La figure d’Osiris, son martyre, son démembrement et sa conversion en un être spirituel on pu, selon toute probabilité, inspirer Paul Klee. Il est permis d’identifier le dieu, debout sur la barque, entreprenant son voyage vers l’au-delà. N’était-ce pas justement l’ambition dernière de Klee que de retrouver, au cœur d’une modernité tragique, la signification d’une écriture hiéroglyphique ? Ambition visant à réconcilier expression individuelle et langage collectif, instinct et intelligibilité ; la conscience la plus aiguë et l’inconscient collectif le plus archaïque pouvant à leur tour engager ici leur dialogue. Parions que ce désir ne pouvait laisser indifférent André Breton lui-même, qui dans les mêmes années et par une étrange coïncidence, méditait sur des signes tracés sur les parois de grottes paléolithiques.

Paris, juin 2016

Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

par Astrid RUFFA

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On explique souvent la rivalité croissante entre André Breton et Salvador Dalí durant les années 1930 par l’« hitlérisme » du Catalan. En réalité, Dalí peut être considéré comme un « rebelle » du surréalisme qui œuvre au sein même du groupe dirigé par Breton, en raison de sa conception spécifique du surréalisme, ainsi que du durcissement progressif de ses vues et de ses pratiques. Dans le cadre de cet article, on soulignera la nature fondamentalement différente du surréalisme élaboré par Dalí et, en même temps, sa volonté d’être reconnu par Breton en 1930 ; on mettra ensuite en évidence la façon dont Dalí manifeste et radicalise cette différence au fil des années 1930, tant sur le plan théorique que sur le plan de ses créations. On s’intéressera, en particulier, aux « mythes » construits par le Catalan autour de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler. Ces productions sont de moins en moins acceptées par Breton mais elles sont toutes issues d’une réflexion commune avec Crevel, le surréaliste le plus engagé dans l’action politique et le plus proche du communisme, ce qui permet de nuancer et repenser le prétendu « hitlérisme » de Dalí.

Un surréalisme fondamentalement différent

Entre 1927 et 1929, Dalí développe une approche intégrant progressivement les vues de Breton, en passant d’un « anti-art » machiniste à un « anti-art » surréaliste. En particulier, il prône l’adoption d’un regard documentaire, sur le modèle de l’homme de science qui observe un objet au microscope et le découvre tout différent. Dans le cadre du machinisme, ce voir novateur est possible grâce à l’automatisme de l’œil considéré comme une machine. Dans le cadre du surréalisme, le regard est en revanche nourri par l’automatisme psychique : l’objet se fait énigmatique et devient l’indice de la pensée subconsciente. Cette esthétique conduit Dalí à mettre en scène, sur le plan visuel ou descriptif, des objets qui se déforment, se liquéfient, se fragmentent devenant irreconnaissables et participant à la fois du monde intérieur et du monde extérieur. Dans Quatre Femmes de pêcheurs à Cadaqués/Soleil (1928), les corps sont si dépaysés et déformés qu’ils évoquent des doigts, des organes génitaux, des yeux, des visages, des seins, etc.

Dans l’impossibilité d’aller plus loin dans l’entreprise de fragmentation des objets, Dalí est amené à élaborer l’activité « paranoïaque-critique » dès 1929-1930. Il ne s’inspire plus de la vision documentaire du scientifique, mais de la vision interprétative du paranoïaque : tel que redéfini par Dalí, le paranoïaque parvient à voir ce qu’il désire au niveau subconscient et cela en projetant automatiquement l’idée obsédante dans les contours ou les structures des objets réels. Ainsi, une même forme peut se référer à des objets totalement différents comme dans l’image multiple Visage paranoïaque (1935), qui peut renvoyer à un paysage africain, à un visage à la Picasso (selon Dalí) ou au visage de Sade (selon Breton). Cette vision est à la fois subjective, car liée à un fantasme personnel (aspect « paranoïaque »), et objective, car vérifiable dans les formes des objets (aspect « critique »).

En 1929, Breton est fasciné par les images daliniennes mais il est aussi méfiant face aux éléments scatologiques qui figurent, par exemple, dans Le jeu lugubre (1929) et qui appartiennent à la bassesse matérielle prônée par Bataille. Dans la préface au catalogue de la première exposition de Dalí à Paris, en 1929, il exhorte ainsi le Catalan à découvrir la Cimmérie, cette région mythique et archaïque où dominent le désir et la merveille contre la raison et le bas matérialisme. En quête d’une place au sein du mouvement surréaliste à la suite de sa rupture violente avec ses collaborateurs catalans, Dalí emprunte alors la voie désignée par Breton : dans le volume La Femme visible (1930), il signale que les éléments bas ne sont que des images doubles cachant et révélant la « désirée terre des trésors » d’après une transmutation alchimique. Ainsi, l’« âne pourri », titre du premier texte de l’ouvrage, cache et révèle la pierre précieuse, les deux étant analogues par leur caractère brillant. Par la sublimation de tout élément bas, Dalí reprend aussi l’imaginaire alchimique que Breton mobilise dans le Second Manifeste du surréalisme (1930) pour défendre la valeur cognitive et noble de l’entreprise surréaliste ainsi que pour dénoncer la pratique de ces philosophes-excréments tel que Bataille, fondée sur une altérité non transposable sur un autre plan. Cette réflexion commune autour de l’imaginaire alchimique se manifeste d’ailleurs dans le frontispice conçu par Dali pour le Second Manifeste du surréalisme. Le Catalan y met côte à côte deux objets formellement analogues mais de signification opposée : un « excrément » et un « diamant », une figure de la pierre philosophale.

On comprend alors l’accueil enthousiaste de Breton. Dans le prière d’insérer pour cet ouvrage, avec Eluard, il souligne la portée cognitive de l’activité paranoïaque-critique et cela « sans bassesse inutile », la bassesse des images de Dalí étant désormais vue comme un « état organique passager ». Il place aussi ce mode de création sous le signe de la « pensée dialectique » qui est adoptée par les surréalistes en 1930 et qui postule l’opposition et l’unité des contraires : la possibilité de joindre la « paranoïa » et la « critique » s’inscrit précisément dans ce type de démarche.

Si Dalí dote le surréalisme d’un instrument qui produit une connaissance irrationnelle et partageable, il propose aussi une approche qui est fondamentalement différente de celle de Breton. La finalité du surréalisme est la même et est liée à cette « crise de conscience » qu’il s’agit de provoquer sur le plan moral. Cependant, le moyen employé – c’est-à-dire l’automatisme psychique – est entendu différemment : Dalí radicalise les vues de Breton jusqu’à les renverser. Pour le Catalan, la pensée subliminale n’est pas passive et seulement perceptible par des sens intérieurs (l’ouïe), mais elle se fait active et visible dans le monde extérieur en investissant les formes des objets. En outre, elle ne se matérialise pas seulement sous la forme de traces mais elle se donne à voir par des analogies formelles. L’image surréaliste est également conçue autrement : elle n’est plus ce mouvement de rapprochement de deux réalités éloignées donnant lieu à une « étincelle » comme chez Breton, mais elle se fonde sur un mouvement de dissociation de deux ou plusieurs contenus condensés, suite à une surdétermination instantanée du monde extérieur par le monde intérieur.

En 1930, Dalí ne souligne pas ces différences conceptuelles, mais il tient plutôt à inscrire son projet dans la lignée de celui de Breton. Au fil des années, cependant, ses prises de position se durcissent et, dans la Conquête de l’irrationnel de 1935, il revendique explicitement la supériorité de ses activités face aux « graves inconvénients » liés à l’automatisme passif.

Quant à Breton, au moment où il devient urgent de redéfinir l’articulation entre mondes extérieur et intérieur, il trouve chez Dalí une voie pour repenser son propre surréalisme : il réaffirme l’idée d’« automatisme psychique pur », en y intégrant une dimension objective et interprétative. Ce renouvellement théorique est frappant si l’on considère la conception de Breton des arts visuels. Dans Le Surréalisme et la peinture (1928), aucune valeur n’est accordée à ce qui, traditionnellement, caractérise l’image picturale, notamment son lien au monde extérieur et sa dimension visuelle : subordonné à l’écriture, l’art surréaliste est conçu comme l’imitation d’un « modèle purement intérieur » de type auditif et comme une trace d’une réalité psychique. Suite à l’apport de Dalí, la position de Breton évolue. Commentant en 1936 la méthode d’Oscar Dominguez dans « D’une décalcomanie sans objet préconçu (décalcomanie du désir) », Breton propose, en effet, une formule à « incorpor[er] aux “Secrets de l’art magique surréaliste” », un pendant du « secret » de l’écriture automatique qui prend en compte les arts visuels avec leurs caractéristiques propres. Deux phases créatives successives sont décrites : celle de la fabrication, par des gestes mécaniques, de l’image en dehors de toute intentionnalité consciente, ce qui permet au subconscient de s’exprimer dans sa pureté, et celle de l’interprétation consciente des formes apparues sur la feuille.

Cette recette prévoit, comme chez Dalí, la mise en forme interprétative de l’objet ainsi que la mobilisation de la perception visuelle et de la réalité extérieure. Cependant, pour Breton, l’interprétation des formes perçues n’est pas le moyen d’expression du subconscient : elle n’intervient pas subitement et automatiquement mais a posteriori, lors d’une deuxième étape, et elle s’opère en toute conscience. Ce qui prime c’est la première étape renvoyant à un « état de grâce » qui permet d’entrer en contact avec la pensée subliminale à l’état pur.

Finalement, n’accordant pas de rôle moteur au processus interprétatif, Breton restera toujours fidèle à l’idée d’un automatisme psychique qui s’exprime de manière passive et à l’état pur (en dehors de tout geste de « mise en forme »). Ainsi, quand le chef du groupe surréaliste intègre l’imaginaire de l’activité « paranoïaque-critique », il le détourne de manière importante. Cette réappropriation est féconde : elle permet à Breton de réorienter et re légitimer ses vues ; elle permet à Dalí d’être reconnu au sein du groupe surréaliste et de poursuivre ses explorations.

« Spectres » et « fantômes » : une pensée subconsciente de plus en plus interventionniste

La différence fondamentale qui sépare les deux imaginaires ne tardera pas à se manifester : dès 1933-1934, Dalí radicalise son approche ainsi que ses pratiques. Sur le plan conceptuel, il insiste de plus en plus sur l’aspect actif et interprétatif de l’automatisme psychique, en prenant comme modèle l’espace-temps de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Il comprend cette notion de manière erronée mais féconde, c’est-à-dire comme une entité invisible, active et physique dont la courbure détermine non pas la trajectoire des corps mais leur forme[1]. Tout se passe comme si l’espace-temps structure à son image les objets, qui deviennent à leur tour mous et courbes. Or, la pensée « paranoïaque-critique », à l’instar de cet espace-temps, devient pour Dalí un espace psychique invisible mais objectif qui ne se limite plus à investir les objets mais qui leur imprime aussi sa propre courbure. Dans « Les nouvelles couleurs du sex-appeal spectral » (1934), Dalí conçoit ainsi deux nouvelles catégories de figures. Il y a d’abord les « fantômes », des corps courbés et obèses dont le volume permet la concrétisation de la pensée subconsciente. La nourrice hitlérienne – qui, avant la censure de Breton, portait un brassard avec une croix gammée – avec son dos tendre, arrondi et immense en est l’archétype. On la trouve dans des textes comme La conquête de l’irrationnel (1935) et dans plusieurs toiles comme Le sevrage du meuble-aliment (1934), L’énigme sans fin (1938), L’énigme d’Hitler (1938). Radicalisant la catégorie des « fantômes » jusqu’à la renverser, Dalí propose ensuite les « spectres » qui sont exemplaires d’une pensée subconsciente encore plus active et même cannibale : celle-ci détruit tout volume et façonne la structure du corps en le courbant et en le décomposant. La mante religieuse qui est dotée d’un érotisme cannibale et qui dans la pose de l’expectation préliminaire est courbée par le désir, en est l’archétype. Or, dans les toiles de Dalí de 1934-36, les figures spectrales sont omniprésentes : citons Le spectre du sex-appeal (1934), où une figure osseuse, désarticulée, dénudée, courbée, fossile et partiellement molle s’impose au spectateur[2]. Tout comme les « fantômes », les « spectres » sont aussi utilisés par Dalí dès 1933 pour créer ou recréer ses propres mythes.

Les mythes rebelles de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler

À nouveau, une différence importante sépare Breton et Dalí quant au processus de création des « mythes ». Le chef du groupe surréaliste, tout comme Aragon, rejette sur le plan théorique tout apport culturel lié à l’ancien. Dès lors, la mythologie est à concevoir uniquement dans le présent du monde moderne comme lors d’une flânerie dans Paris. Sur le plan de la pratique littéraire, la réalité est bien plus complexe, car la mythologie ancienne est un paradigme bel et bien mobilisé pour mettre en cause le mode de pensée établi et pour créer des mythes nouveaux[3]. Déjà, dans Nadja, Breton met en scène un réel au-delà de la logique rationnelle en associant Nadja à des figures de la mythologie grecque (le Sphinx, la Gorgone, Hélène) ou du Moyen Âge (Mélusine).

Quant à Dalí, concevant un automatisme psychique qui est d’emblée interprétatif, il conçoit la création mythique comme une réappropriation irrationnelle de tout élément du présent et du passé, dont les mythes anciens. Or, c’est dès 1930 et avec Crevel que Dalí réfléchit à une mythologie moderne. Le premier jalon de cette collaboration est constitué par « C’est la mythologie qui change » (1930), un texte anonyme attribué à Crevel mais qui en réalité est rédigé par Dalí et relu par Crevel, comme Vicent Santamaria de Mingo me l’a signalé et comme l’atteste un manuscrit de Dalí à la Fondation Gala-Salvodor Dalí. Ici, le mythe est conçu en opposition à l’idée freudienne d’une survivance de tabous primitifs, et est vu comme une représentation à signification morale (maternité, vieillesse…) produite par un processus de projection-objectivation du monde affectif, faisant l’objet d’un transfert collectif. En particulier, Dalí suppose qu’il y a des constantes symboliques dans le langage subconscient, qui s’expriment au fil des siècles dans toute sorte de phénomènes : toute mythologie moderne se doit de les réactualiser sur le plan collectif, et cela par la réappropriation de mythes archaïques, de héros légendaires, de figures du monde contemporain, etc. Les mythes de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler produits par le Catalan au début des années 1930 font précisément appel à ce processus de réactualisation.

Dans Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet (1932-1933), Dalí signale que ses productions autour de Guillaume Tell et de l’Angélus de Millet, sont les variantes masculine et féminine du « mythe immense et atroce de Saturne, d’Abraham, du Père Eternel avec Jésus-Christ », car on est face à chaque fois à des parents sacrifiant leur enfant. Pour Dalí, la femme de l’Angélus de Millet et Guillaume Tell ne renvoient pas à une paysanne en prière à l’heure de l’Angélus et au héros qui libère le peuple suisse de la tyrannie étrangère en relevant le défi de percer la pomme placée sur la tête de son fils. Les deux personnages deviennent les figures paradoxales de la mère et du père dévorant leur propre enfant. Au niveau visuel, ils sont représentés par de figures spectrales, ayant pour modèle, sur le plan biologique, la mante religieuse, un insecte aux mœurs primitives qui mange le mâle pendant l’accouplement selon la logique d’un désir cannibale et ancestral.

En particulier, dans le tableau de l’Angélus de Millet (1857-1859), Dalí perçoit une histoire à trois phases figurant une mère dévoratrice : la femme est dans la pose de la mante avant l’accouplement, elle s’accouple avec son fils (acte signalé, par exemple, par la fourche enfoncée dans la terre) et le tue. Or, dans ses productions, Dalí révèle et objective ce mythe selon des colorations variées. Dans Le Spectre de l’Angélus (1934), sur un arrière-plan de nuages reproduisant les deux personnages du tableau de Millet, il figure une femme spectrale qui a une cuisse molle à caractère phallique et qui est prête à l’assaut cannibale (signalé par la côtelette crue). En revanche, dans Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933), Dalí introduit une dimension politique et inverse les rôles de l’homme et de la femme : Gorki avec un homard sur la tête, observe depuis une porte entre-ouverte le face-à-face entre Gala, qui se tient debout dans une tenue luxueuse, et Lénine dans la pose de l’expectation préliminaire de la mante religieuse. Cette scène reproduit la posture des personnages de l’Angélus de Millet, représenté au-dessus de la porte, et en explicite la signification irrationnelle sur le plan politique.

Quant au mythe de Guillaume Tell, il est élaboré dès 1930 par Dalí qui, initialement, lui attribue deux dimensions complémentaires : celle du père castrateur et celle de l’hermaphrodite. Ainsi, dans Guillaume Tell (1930), un père avec un sexe découvert et une paire de ciseaux à la main est pointé du doigt par un fils nu, dont le sexe est caché par une feuille. Parallèlement, dans La Vieillesse de Guillaume Tell (1931), Guillaume Tell est représenté en hermaphrodite : il a les attributs sexuels de l’homme et de la femme et il concrétise ses fantasmes avec deux femmes derrière un drap. Dès 1933, un tournant s’opère : Dalí ne s’intéresse plus à la relation homme-femme et à l’objectivation des délires érotiques ; au moment de la conception du mythe de l’Angélus de Millet, il se concentre uniquement sur la relation père-fils et sur l’idée de la castration. Ainsi, dans L’Énigme de Guillaume Tell (1933), le personnage légendaire devient une figure spectrale, cannibale et menaçante pour l’enfant qu’il tient dans les bras. La visière de la casquette allongée et molle prend la forme d’une langue prête à engloutir la côtelette crue posée sur une cuisse molle et phallique ; le pied semble pouvoir écraser l’être sans défense dans la noix ; enfin, le personnage adopte une posture similaire à celle d’une mante religieuse ou d’un tireur s’apprêtant à lancer une flèche, comme si l’attaque était imminente. Le tableau a aussi une coloration politique dans la mesure où Guillaume Tell est figuré sous les traits de Lénine, et peut ainsi être considéré comme le pendant de Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933).

Dans les illustrations de Dalí des Chants de Maldoror (1933-1934), ces deux mythes sont combinés et une autre dimension émerge : non seulement ils figurent la menace castratrice des parents mais ils représentent aussi un fils, Maldoror, qui se rebelle contre l’autorité excessive du père créateur.

Comme il le signale dans l’appendice du Mythe tragique de l’Angélus de Millet, Dalí voit dans l’image de Lautréamont de la rencontre fortuite entre une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection, le mythe de l’Angélus de Millet. Il représente ainsi dans l’une de ses illustrations une machine à coudre-mante religieuse qui châtre et dévore un parapluie-fils dans un paysage crépusculaire : le fils est ici impuissant face à la mère castratrice. Parallèlement et comme l’atteste une autre illustration des Chants de Maldoror, Dalí voit dans la même image de Lautréamont le mythe de Guillaume Tell : le fils n’est plus sans défense mais est représenté sous les traits de Guillaume Tell, qui avec une tête phallique, manipule une machine à coudre perçant la pomme. Les mythes de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell sont donc ici associés afin d’illustrer un Maldoror ambivalent, châtré et castrateur, dominé et dominant.

Adoptant une démarche dialectique, Dalí unit ce qui s’oppose (castrateur-châtré, père-fils, homme-femme, dominant-dominé). Il est donc loin de ce comportement réactionnaire dénoncé par Breton, qui dans une lettre au Catalan du 23 janvier 1934 considère le tableau L’Énigme de Guillaume Tell (1933) comme une attaque contre l’idéologie révolutionnaire incarnée par Lénine ainsi qu’une adhésion à un style académique et « ultra-conscient ». En réalité, les deux mythes de Dalí ont une portée subversive plus vaste : il s’agit d’une critique voilée de toute figure d’autorité châtrant les créations et les vues de leur fils sur le plan politique (le PCF), sur le plan éthico-esthétique (Breton excluant toute opinion dissidente) et sur le plan psychosocial (son père et tout père en général) ; il s’agit aussi de la figuration de la rébellion du fils par rapport à ce type de père.

De manière complémentaire et opposée aux productions autour de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell, le mythe d’Hitler de Dalí met en scène une femme à l’instinct maternel qui nourrit légitimement les enfants en favorisant leur créativité : il est figuré, dès 1934, par la nourrice hitlérienne, un « fantôme » qui par son dos volumineux permet le surgissement et la concrétisation des délires. Comme le suggère Dalí dans son texte La conquête de l’irrationnel (1935) et dans son tableau Le Sevrage du meuble-aliment (1934), ce personnage a un double statut : il est à la fois objet et principe de délire. En d’autres termes, la nourrice hitlérienne personnifie à la fois l’être qui concrétise la pensée paranoïaque-critique de Dalí sur Hitler ainsi que la pensée paranoïaque-critique elle-même – sorte d’espace psychique nourricier – qui donne lieu aux délires. On peut dès lors se demander pourquoi Dalí choisit Hitler comme objet de délire et comme figure du principe même de son surréalisme. Trois aspects sont à considérer.

Dali est l’un des premiers surréalistes à dénoncer le danger du phénomène hitlérien et à signaler la nécessité de le considérer avec sérieux. Avec une grande cohérence, dans ses lettres à Breton de juillet 1933, de janvier 1934 jusqu’à sa conférence « Por un tribunal terrorista de responsabilidades intelectuales » à Barcelone en 1934, Dalí évoque :

  • l’incapacité des communistes à saisir le caractère nouveau et dangereux d’Hitler. Ils n’y voient qu’un phénomène passager et adoptent des solutions idéalistes face à une situation politique qui exige une démarche dialectique.
  • la responsabilité des surréalistes à adopter une attitude révolutionnaire face à Hitler. Faisant appel à un pensée subconsciente qui s’objective, ils sont les seuls à pouvoir comprendre et expliquer intégralement la dimension irrationnelle de ce phénomène politique. Comme les approches entre surréalistes et communistes sont éloignées, toute collaboration pour contrer Hitler est vue comme impossible.
  • Sa fascination personnelle pour Hitler, dont la pensée délirante est capable de briser toute sécurité intellectuelle et, en même temps, son rejet le plus ferme de l’hitlérisme. Il revendique son irresponsabilité quant aux idées obsédantes qui lui sont propres et surtout la portée cognitive et contestataire de ses œuvres.

Sa solide amitié et sa complicité intellectuelle avec Crevel, dont l’engagement politique révolutionnaire ne fait pas de doute, permettent aussi de nuancer le prétendu hitlérisme de Dalí. Rappelons qu’au fil des années, Crevel défend la portée « morale » des mythologies du Catalan, qui sont issues de leurs échanges et d’un positionnement politique partagé. Il est le premier à consacrer à Dalí deux monographies et à commenter les mythes créés par le Catalan. Ainsi, dans Dalí ou l’anti-obscurantisme (1931), Crevel valorise le mythe de Guillaume Tell en le mettant en parallèle avec le mythe d’Œdipe de Freud, et en explicite le complexe qui s’y cache. Avant même que Dalí ne l’affirme, il voit dans ce personnage un père sacrifiant son fils : une nouvelle figure d’Abraham sacrifiant Isaac ou Dieu le père sacrifiant Jésus-Christ. Dans Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme (1933), Crevel revient sur ce mythe en y attribuant deux autres dimensions : celle d’Hermaphrodite et celle d’un fils cherchant à échapper à l’emprise d’un père castrateur. Il évoque aussi le mythe de l’Angélus de Millet dont Dalí sait « éclairer le récit ». Les propos de Crevel et Dalí sur ces deux mythes se font donc écho et se nourrissent l’un l’autre. Il est vrai que Crevel ne commentera jamais les productions du Catalan autour d’Hitler mais celles-ci sont liées à une réflexion commune. Premièrement, Crevel soutient Dalí de manière inconditionnelle, notamment lors de la tentative de Breton de l’exclure du groupe surréaliste en février 1934. Deuxièmement, il lui soumet ses propres textes idéologiques afin d’avoir son avis, comme l’atteste une lettre de Dalí de fin 1934-début 1935, que Crevel contrairement à ses habitudes garde. Ce document évoque la compréhension partagée du phénomène hitlérien mais l’attitude différente par rapport à la possibilité d’une révolution en collaboration avec les communistes. Dalí signale, en effet, qu’une divergence de perspective par rapport à l’action politique le sépare de Crevel. Ce dernier croit en l’intervention du PCF et en la révolution sociale comme réponse à la menace d’Hitler, Mussolini, Franco. Dalí, en revanche, n’y croit plus : la révolution ne peut se faire que sur le plan de l’imaginaire, car l’approche réellement dialectique, prenant en compte les délires dans leur objectivité, n’est pas envisagée au sein du PCF. L’action politique ne pourra donc qu’échouer laissant place à la guerre, vue par Dalí comme inévitable : l’histoire lui donnera raison.

Enfin, en lien avec le désengagement progressif de Dali par rapport à l’action politique, il convient de souligner son engagement dans les expérimentations surréalistes, la seule façon efficace pour connaître et faire connaître la réalité politique. En 1931, en compagnie de Crevel, Dalí donne à Barcelone une conférence organisée par le parti marxiste du Bloc Obrer i Camparol, et souligne la communauté d’esprit entre mouvement surréaliste et communisme. Au fil des années, il se montre cependant de plus en plus critique par rapport à tout discours politique, et en 1935 il refuse de participer activement à « Contre-attaque », un mouvement de lutte révolutionnaire fondé par Breton et Bataille : « Honnêtement je ne peux pas y prendre une part active et militante, car je N’Y CROIS PAS […]. Mon adhésion morale est entièrement avec vous, mais je ne peux pas participer activement à une chose devant laquelle je ne peux que penser aux ‘parodies de sublimation’, continuellement »[4]. Pour révolutionner la vie, il ne s’agit plus de s’engager dans la politique par l’art, mais plutôt de s’engager dans l’art par la réappropriation de tout discours (y compris le discours politique).

Dalí est le seul à explorer par les moyens offerts par le surréalisme, le phénomène hitlérien : Crevel comprend cette démarche alors que Breton n’y adhère pas. S’il admet la possibilité d’analyser cette situation politique d’un point de vue surréaliste, ce dernier souligne, dans une enquête intérieure sur les positions politiques de 1934, que cet examen ne peut se faire que sur le plan rationnel afin de mettre en évidence le processus de mystification qui est à l’œuvre dans le mouvement hitlérien et qui exploite affectivement les difficultés liées au Traité de Versailles et au chômage.

Finalement, le fait de figurer Hitler sous les traits d’une nourrice qui est objet et principe de délire, est un moyen pour Dalí de surmonter et discréditer l’hitlérisme en radicalisant la dimension irrationnelle de ce phénomène et en proposant ce qu’il appelle « des parodies de sublimation » : Hitler est donné à connaître sous la forme sublimée et parodique de la femme qui, par ses délires, nourrit les enfants.

Un confusionnisme au sein du groupe surréaliste

Breton motive l’exclusion de Dalí du groupe surréaliste en 1939 par des mobiles politiques et reprend, à cet effet, une lettre que le Catalan lui a adressée en 1935[5]. Ce décalage temporel souligne bien que les raisons réelles de l’expulsion sont à rechercher ailleurs.

Dès 1933, les mythes de Dalí constituent une critique indirecte des pères spirituels et, en particulier, une dénonciation de l’autoritarisme de Breton. Ils mettent aussi en œuvre un automatisme qui est fondamentalement différent de celui du chef du groupe surréaliste, et proposent des motifs (comme les spectres) qui rencontrent un grand succès parmi les intellectuels de l’époque[6]. Enfin, ils intègrent des éléments considérés comme réactionnaires par Breton (comme Hitler et Meissonier) ou liés à des instincts bestiaux et cannibales, donc éloignés de l’univers du merveilleux qui est le sien. Dalí est ainsi de plus en plus perçu comme un rival dans le domaine du surréalisme même.

En réalité, les mythes de Dalí autour de Guillaume Tell, l’Angélus de Millet et Hitler ont une portée qui dépasse la dimension purement politique. Par la convertibilité et la correspondance des figures, ils donnent à connaître, sur le plan irrationnel et selon l’approche dialectique prônée par les surréalistes, les relations parent-enfant et homme-femme, d’après les pulsions freudiennes de « vie-mort » et d’« amour-faim ». Ils constituent aussi un moyen de résistance aux totalitarismes idéologiques ainsi qu’un instrument pour « systématiser la confusion » au sein de la société et du groupe surréaliste lui-même.


[1] Cf. Astrid Ruffa, Dalí et le dynamisme des formes, Paris, Les presses du réel, 2009, p. 415-440.

[2] Pour les motifs des « fantômes » et des « spectres », Dalí s’inspire surtout de Picasso (cf. A. Ruffa, « Picasso, a Model Shaping Dalí’s « Spectral Surrealism »: Towards New Mythologies », Avant-garde studies, n. 1, automne 2015, http://thedali.org/wp-content/uploads/2016/01/RUFFA_Astrid_12.21.15.pdf, p. 6-8).

[3] Cf. Dimitrios Yatromanolakis, Greek Mythologies : Antiquity and Surrealism, Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 65-70.

[4] Cf. une lettre de Breton à Dalí, citée in José Pierre, « Breton et Dalí », Salvador Dalí, rétrospective 1920-1980, t. I, éd. D. Abadie, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 137.

[5] Comme le montre William Jeffett, « Dalí et la politique », Salvador Dalí à la croisée des savoirs, éd. A. Ruffa, Ph. Kaenel, D. Chaperon, Paris, Éd. Desjonquères, 2007, p. 127-129.

[6] Cf. A. Ruffa, « Dalí, théoricien de l’art surréaliste. Métamorphose, trompe-l’œil et courbure », in Cahiers du Musée national d’art moderne, 121, n. 11, 2012, p. 83-84.

Politique de la méta-esthétique : Surréalisme, Japon et colonialisme

Par suite d’un incident technique indépendant de notre bonne volonté, les notes de la contribution de M. Saturo Hashimoto, publié dans le n° XXXVI de la revue Mélusine, ont disparu lors de la mise en page. Nous nous en excusons auprès de l’auteur et des lecteurs, que nous prions de trouver ici la version initiale et complète. HB

Politique de la méta-esthétique : Surréalisme, Japon et colonialisme

 

Satoru Hashimoto

Université de Chicago

Le surréalisme fut un mouvement international. Pas seulement parce que des écrivains ou des artistes multiethniques y prirent part à Paris, mais parce qu’il essaima également d’Afrique en Amérique du nord, d’Amérique latine en Asie. De fait, le surréalisme incarna l’internationalité du modernisme littéraire et artistique qui prospéra au début du XXème siècle. Ce fut dans le cadre de cette circulation transnationale d’un capital culturel que le surréalisme atteint les côtes du Japon au début des années 20. L’influence qu’il exerça dans les champs littéraire et artistique japonais fut énorme, à tel point qu’André Breton, selon les dires de John Solt1, déclara avoir été frappé d’apprendre de la part d’un artiste japonais à Paris, qu’au Japon quelque 500 poètes et peintres se considéraient comme surréalistes… Solt soutint même que, rétrospectivement, le surréalisme eut un impact plus grand au Japon que nulle part ailleurs, « y compris dans son propre pays de naissance »2. Dans les années 20 et 30 au Japon, de nombreux artistes et écrivains se réclamaient ainsi du surréalisme, de même un grand nombre de revues surréalistes étaient publiées, et l’art surréaliste s’exposait régulièrement dans les galeries urbaines. Les artistes de l’après-guerre se référèrent aux styles, vocabulaire et idées du surréalisme pour produire les arts d’une nouvelle génération3. Le surréalisme franchit même les frontières entre la basse et la haute culture en introduisant dans la langue de tous les jours, le terme « shūru シュール », un adjectif dérivé du préfixe « –sur » du mot surréalisme, et qui désigne, de façon familière, quelque chose de bizarre, d’étrange, ou d’irréel en général.

Le surréalisme, bien entendu, a sa place d’origine, dans le Paris de 1919, quand André Breton et Philippe Soupault expérimentèrent l’écriture automatique dont certains résultats furet publiés dans Les Champs magnétiques (1920). Mais l’étendue et la variété de sa réception au Japon amène à considérer le surréalisme japonais comme un phénomène unique relativement indépendant du contexte français, et qui pourrait bien être symptomatique de certaines questions propres à l’histoire culturelle moderne du Japon. En se penchant sur le surréalisme et le Japon, nous nous devons d’aborder le problème dit de la « transculturation ». En substitution à l’approche réductrice qui considérerait la transmismission culturelle depuis le centre (Paris) vers la périphérie (le Japon), en termes d’introduction purement unilatérale, le concept de transculturation se concentre sur les complexités d’agencement du côté du récepteur, ou « comment des groupes subordonnés ou marginaux se saisissent ou inventent à partir des matériaux qui leur est transmis par une structure dominante ou métropolitaine »4. A partir de cette perspective, nous ne devons pas seulement examiner les surréalismes japonais et français dans leurs similarités et différences mais bien plutôt explorer le surréalisme japonais en raison de son importance « performatif ». Que signifiait adapter des pratiques surréalistes dans le contexte de la modernité culturelle japonaise ? Que firent donc écrivains et artistiques japonais avec le surréalisme ?

Un des aspects fondamentaux du surréalisme dans le contexte japonais, ainsi que nous le verrons dans ce qui suit, était la fonction qu’il remplit en tant que méta-esthétique. Pour certains écrivains et artistes, le surréalisme n’était pas une simple école d’esthétique parmi d’autres, telles que celle du classicisme, du romantisme ou du futurisme, ça n’était pas particulièrement non plus une école esthétique française, voire occidentale. Le surréalisme, au lieu de cela, était considéré par eux comme une certaine esthétique d’ordre universel qui devrait permettre aux écrivains japonais de créer une littérature moderne per se, au-delà des particularités culturelles ou nationales.

Au lieu de se contenter d’imiter ou d’adapter simplement les œuvres françaises ou bien de produire des œuvres purement nationales, les écrivains japonais pratiquèrent le surréalisme d’une façon qui leur permettait de mettre entre parenthèses les différences existant entre le Japon et la France comme entre l’Ouest et l’Est, et de créer ainsi une littérature moderne au sens plein du terme, c’est-à-dire universelle. En conséquence, pour beaucoup d’intellectuels japonais, le surréalisme incarna la condition même de l’esthétique moderne, ainsi que le formula Michel Foucault « [la littérature] devient pure et simple manifestation d’un langage qui n’a pour loi que d’affirmer –– contre tous les autres discours –– son existence escarpée. » Au nom du surréalisme, les écrivains japonais pratiquèrent en toute conscience, et précisément, une littérature qui « cherche à ressaisir, dans le mouvement qui la fait naître, l’essence de toute littérature; et ainsi tous ses fils convergent vers la pointe la plus fine –– singulière, instantanée, et pourtant absolument universelle –– vers le simple acte d’écrire5. » En dépit de l’éloignement avec Paris, la capitale « de la République mondiale des lettres »6, les écrivains japonais parvinrent de se positionner, à travers « le simple acte d’écrire », à la pointe de la littérature dans une démarche et un effort purement universels.

Si les écrivains japonais ont introduit le surréalisme en tant qu’esthétique d’ordre universel, comment peut-on considérer les pratiques des surréalistes au Japon par rapport à celles de leurs prédécesseurs français ? Comment peut-on conceptualiser la relation entre surréalistes japonais et surréaliste français ?

Ces deux questions doivent être par ailleurs posées concernant la réception du surréalisme par les colonies japonaises. Dans les années 20 et 30, les écrivains, dans la Corée et Taiwan, étaient de même exposés au modernisme littéraire et artistique européen, souvent au travers des interprétations et des traductions japonaises7. La popularité phénoménale du surréalisme dans la métropole contribua à en diffuser le discours dans tout l’Empire du Japon. Tandis que les écrivains japonais embrassaient le surréalisme comme une esthétique universelle, les auteurs de la Corée coloniale, par exemple, introduisirent dans le surréalisme la même force de libération que celle qui y avait été observée dans le contexte japonais. Pour les écrivains japonais, le surréalisme incarnait l’exemple d’une esthétique qui pouvait les sevrer et les libérer de la dichotomie structurelle qui faisait de la modernité japonaise, quelque chose de secondaire ou d’à la traîne, et leur permettait de pratiquer une littérature universelle. De même pour les écrivains coloniaux, les poètes surréalistes incarnaient les potentialités radicales de l’esthétique moderne, en tant que régime autonome, indépendant de la politique et de l’économie, y compris la dynamique du pouvoir colonial. Cet idéal fit de leur engagement à l’égard des réalités coloniales quelque chose de bien plus complexe que la simple dichotomie entre la résistance et la résignation.

J’assure en conséquence que la question du surréalisme au Japon de même que dans ses colonies, constitue un cas unique pour explorer le phénomène de transculturation du modernisme littéraire et artistique dans les débuts du XXème siècle. Examiner ce processus nous pressera de déconstruire les dichotomies de hiérarchie telles que centre/périphérie, orignal/copie, et universel/particulier ainsi que de chercher à inventer les concepts pour comprendre la relation entre les littératures modernes, chacune d’entre elles étant d’une part, un effort universel absolu, et d’autre part, une forme particulière eu égard au contexte socio-politique.

C’est à partir de ce point de vue théorique, que cet article se donne pour but d’examiner la question du surréalisme et du Japon. Dans cette optique-là, il se penchera sur le cas de Takiguchi Shūzō 瀧口修造 (1903-79), sans doute un des plus éminents critique/poète du surréalisme japonais, et Yi Sang 이상 (1910-37), un célèbre poète de la Corée coloniale, connu pour sa poésie graphique énigmatique. Le surréalisme a inspiré Takiguchi Shūzō qui en a conçu de nouvelles pratiques poétiques, transcendant la dichotomie Est/Ouest, tandis que les œuvres des surréalistes japonais influencèrent la poésie géométrique de Yi Sang à travers laquelle il créa un nouveau terrain d’ordre universel pour la poésie coréenne. En dépit de sa rhétorique universelle, le surréalisme des œuvres des deux poètes évoque cependant le discours colonial : l’avant-gardisme surréaliste Takiguchi revêtit des connotations impérialistes dans les années 40, tandis que les nouvelles de Yi Sang dénotaient l’inexorable autodestruction de l’esthétique moderne en situation de colonisation. L’évocation de discours politiques que le surréalisme tentait de surmonter indique une implication politique unique de cette méta-esthétique en Asie de l’Est au XXème siècle.

 ***

Si on se réfère à ses origines, on peut voir qu’André Breton, lui-même, concevait le surréalisme come une méta-esthétique. Breton a conçu le surréalisme non pas simplement comme une des autres formes esthétiques, mais plutôt comme une esthétique définitive qui s’est établie comme la source même de l’imagination poétique. Breton, dans Manifeste du surréalisme (1924), déclara : « Adieu les sélections absurdes, les rêves de gouffre, les rivalités, les longues patiences, la fuite des saisons, l’ordre artificiel des idées, la rampe du danger, le temps pour tout! Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie. … Il s’agissait de remonter aux sources de l’imagination poétique, et, qui plus est, de s’y tenir8. » Le « voyage » vers ces « régions reculées » de la poésie, pour lequel le surréalisme est un guide, est une perpétuelle bataille contre les contingences extérieures à la littérature. Le surréalisme est donc une pratique « … en l’absence de tout contrôle exercée par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale9. » En cela, le surréalisme délimite un espace propre à la littérature où l’essence de la littérature en son entier s’exprime –– un espace où non seulement convergent et résonnent les voix des écrivains d’Aragon à Vitarc, de Swift à Roussel, mais également celles de « Cumes, Dodone et Delphes10. »

Ainsi que l’affirme William Gardner, le contact du Japon avec l’Europe au début du XXème siècle était visiblement « multicouches » : divers mouvements littéraire, artistique, cinématographique ou théâtral coexistaient en mutuelle interaction, rendant impossible toute démarcation d’un territoire défini, en propre, pour chaque école d’esthétique. Le surréalisme, en fait, était un courant parmi d’autres au sein d’un flot de matériaux hétérogènes simultanément importés depuis l’Europe, de l’expressionisme allemand au futurisme italien, de l’anglo-modernisme au constructivisme russe11. Par exemple, un des nombreux magazines littéraires à être un outil pour introduire le surréalisme au Japon, Shi to shiron 詩と詩論 (Poésie et poétique, 1928-33), offrait de fait un lieu ouvert pour la poésie moderniste dans sa globalité, avec pour vedettes Breton en compagnie de Valéry et Gide, aussi bien que Joyce et T.S. Eliot.

Ce fut contre une telle toile de fond multiforme que Takiguchi Shūzō, un des principaux contributeurs à Shi to shiron, s’engagea avec le surréalisme. En dépit de la nature hétérogène de son introduction au Japon, Takiguchi laissa intact le cœur du surréalisme tel que conçu par Breton. A l’instar de Breton, Takiguchi attendait du surréalisme qu’il soit précisément une esthétique absolue. Il articule ainsi la nature du royaume de la pureté poétique du surréalisme, cherche en termes de « néant » ; comme il affirme, en 1931, dans son fameux essai “Shi to jitsuzai  詩と実在” (Poésie et existence) :

C’est vrai que la poésie provient d’un néant [mu 無] unique, ou de ce qui peut être dénommé, non pas nécessairement d’un point de vue dichotomique, mais d’un point de vue logique, non-poétique. Laissez-moi le définir pour moi-même : le néant possède toujours un esprit au-delà du sens et de l’existence. Alors que tout le monde a toujours été accoutumé à croire que la poésie était juste une forme littéraire parmi d’autres, dans le même temps, j’ai été persuadé, sans doute aucun, que la poésie était la non-existence. (Je ne vois pas ici de nécessité particulière à traiter la distinction entre l’esprit de la Grèce et celui de l’Orient)12.

En vertu de cette qualification de la poésie comme « un néant unique », Takiguchi universalise cette dernière, qui n’est donc pas une forme littéraire parmi d’autres mais bien plutôt une pratique esthétique, absolue et privilégiée.

En tant que telle, la poésie se définit soi-même, à l’intérieur d’un espace autonome, au-delà d’aucune limitation de l’extérieur, incluant la distinction historique entre le Grèce et l’Orient. Takiguchi croyait donc que la poésie, en tant qu’effort universel, réconcilierait et résoudrait les distinctions profondément enracinées au sujet desquelles la modernité japonaise était obsédée. Le surréalisme incarna en effet une universalité esthétique de cette sorte. Discutant de l’importance contemporaine du surréalisme, Takiguchi revendiquait : « Ce qui est en jeu, c’est l’unification de la tradition de l’imaginaire de la peinture japonaise et de celle occidentale. Ceci, de façon certaine, est un drame définitif que nous devrions conclure au plus vite ». Ce serait le surréalisme qui contribuerait à achever « ce dépassement de la plus haute importance », prévoyait Takiguchi13. L’esthétique surréaliste, donc, donnerait aux artistes japonais l’agencement crucial de leur propre position sur le plan universel de l’art, un lieu où ils transcenderaient toutes les différences externes et pourraient pratiquer l’art pour lui-même.

L’engagement de la Corée coloniale avec le modernisme artistique et littéraire occidental a été un processus aussi complexe que celui du Japon. Pas seulement parce que la transculturation se faisait souvent à travers l’additionnement supplémentaire de la médiation de matériaux japonais, mais artistes et écrivains durent batailler avec la dynamique du pouvoir colonial. L’œuvre du poète Yi Sang incarna la complexité de la modernité de la Corée coloniale. A travers la lecture expansive, Yi Sang se positionna lui-même dans un champ imaginaire et culturel global, connecté avec tout ce qui provenait aussi bien de la philosophie chinoise ancienne que de l’idéalisme allemand, de la peinture moderniste française que de la fiction moderne japonaise. « Art ultime, fit valoir Yi Sang, sans limite aucune, à l’instar de l’humanité »14. La conception universelle de la littérature et de l’art de Yi Sang se manifeste dans ses œuvres poétiques. Inspiré par deux poètes japonais, associés au dadaïsme et au surréalisme, les dénommés Hagiwara Kyo¯jiro¯ 萩原恭次郎 (1899-1938) et Kitasono Katsue北園克衛 (1902-78), Yi Sang produisit un certain nombre de poèmes graphiques qui étaient constitués de l’usage récurrent de formes géométriques et de symboles mathématiques. Un exemple notable est une série poétique intitulée O gam do 烏瞰図 (Crow’s-eye view, 1934); le quatrième poème de cette série est particulièrement symbolique (Figure 1).

Surréalisme et Japon-fig 1

Figure 1. “Poème No. 4,” dans la série poétique Crow’s-Eye View (1934)15

Le quatrième poème

  •   Un problème au regard des conditions d’un patient

[matrice]

  • Diagnostic 0:1
  • 26•10•1931
  • Le ci-dessus nommé→physicien en charge →  Yi Sang

Dans le poème, figure en place centrale des nombres à l’envers, disposés en diagonale avec une ligne de points noirs, également en diagonale, ce qui produit un effet de réfraction. La matrice prise dans son ensemble est supposée être une observation médicale menant au « Diagnostic 0-1 » cryptique, qui est effectué par le « docteur en charge », qui porte le même nom que le poète, « Yi Sang ». Si les nombres et les formes géométriques sont des blocs essentiels dans le langage scientifique, le fait qu’ils soient inversés et produisent un effet de réfraction, dénote la singularité du propre point de vue du poète. Ce que le poète projette est l’expression unique, idiosyncrasique « de la façon de voir du corbeau», opposée à celle omnisciente, objective perçue par une perspective scientifique (« bird’s-eye view »). Ainsi donc, dans ce poème, en vertu de la dislocation même du langage scientifique, la poésie se définit elle-même en termes universels : « Poème No.4 » est un méta-poème, c’est-à-dire un poème au sujet de la poésie per se.

En tant que poète moderniste convaincu, l’œuvre de Yi Sang témoigne du désir de créer une poésie universelle, et ainsi de matérialiser une autonomie esthétique dans la Corée coloniale. Dans l’acte de création poétique universelle lui-même, Yi Sang dût s’engager avec ce qui était extérieur au régime de l’esthétique, ce qui nous amène à lire ses poèmes « en contexte »16. En effet, si nous comparons « Poème No.4 » à sa version première japonaise, intitulée « Shindan 0:1 診断0:1” (Diagnostic 0:1, 1932), nous pouvons voir les contextes distincts linguistiques et matériels produire des formes poétiques différentes (Figure 2).

 

Surréalisme et Japon-fig 2

Figure 2. Yi Sang, « Diagnostic 0 :1 » (1932)17

  • ◇ Diagnostic 0:1

Un problème au regard des conditions d’un certain patient

[matrice]

  •  Diagnostic 0:1
  • 26•10•1931
  • Le ci-dessus nommé→physicien en charge →  Yi Sang

Plus notablement, en traduisant son œuvre, le poète a inversé la matrice des nombres le long d’un axe vertical. Si nous imaginons le regard du poète-en-tant-que-docteur écrivant son « diagnostic » poétique, ce regard est ainsi tourné à 180 degrés dans le processus de traduction. Les versions japonaise et coréenne du poème, donc, évoquent un gouffre ineffaçable coupant en deux le regard de Yi sang, le rendant ainsi incapable de donner une perspective synthétique et unifié dans le contexte d’un bilinguisme colonial et, plus important, dans celui du « ordre manichéen » colonial.

La méta-poésie de Yi Sang, donc, se sape d’elle-même. Bien qu’écrivant dans la capitale des belles lettres, Yi Sang voulait établir une poésie universelle : cependant dans la capitale coloniale de Kyǒngsǒng, un tel espoir et une telle ambition ne furent jamais qu’un rêve. Sur le toit du plus grand magasin de Kyǒngsǒng, le protagoniste de la nouvelle de Yi Sang intitulée « Nalgae 날개 » (Les ailes, 1936) s’exclame à la fin de l’histoire :

Je sens soudain des démangeaisons sous les bras. Ah, ce sont là les cicatrices de mes ailes artificielles de quand elles poussaient. Aujourd’hui, ces ailes n’existent pas. Dans ma tête, les pages dans lesquelles les mots espoir et ambition ont été effacés, vacillaient, comme si je feuilletais un dictionnaire.

Je voulais retenir mes pas et m’exclamer, juste une fois :
Poussez, mes ailes, encore une fois.
Volons. Volons. Volons. Laissez-nous encore voler une fois.
Juste une fois de plus, laissez-nous voler18.

Souffrant d’inertie, le protagoniste de l’histoire vit une existence recluse. Il est confiné dans une pièce en arrière-salle et est complètement dépendant de sa femme pour sa survie, femme qui se prostitue dans la pièce du devant, gagnant ainsi l’argent pour faire vivre le couple. Mais le protagoniste est dans l’ignorance aussi bien de ce que fait sa femme comme travail que de la valeur de l’argent, étant de fait complètement coupé de la réalité économique. Il se contente de dormir, de rêvasser en journée, de méditer et de faire des balades occasionnelles en ville comme de demeurer au café ; il est cependant pathétiquement improductif et misérablement impuissant. L’image triste, et même comique de la personnalité du protagoniste dessine un portrait mordant et sarcastique d’un style de vie bohème dans des conditions coloniales. Si l’asociabilité et le vagabondage étaient d’importantes signatures pour le poète en matière de distanciation, de vie esthétique, les attitudes identiques exprimées dans ce poème ne sont jamais ici qu’une dépendance vis-à-vis de la prostitution de l’épouse. Vu sous un éclairage d’ordre satirique, « Les ailes » décrit ainsi les conséquences d’une corruption sociale à vivre dans un régime purement esthétique, et donne à voir une réalité coloniale où les conditions sociales pour réaliser l’idéal esthétique moderniste font désespérément défaut, se limitant donc à une arrière-salle délabrée, totalement séparée du monde extérieur.

En adoptant le surréalisme, Yi Sang s’est efforcé d’écrire une poésie universelle : mais par l’acte même de démarquer du réel le régime de la pureté esthétique, il jette, en corollaire, la lumière sur la distance existant entre la réalité et l’idéal esthétique, qui consistait en une nouvelle façon de vivre, conformément à ce projet qu’avait l’esthétique moderniste avec sa pratique absolue de la liberté d’esprit. Aussi, dans des conditions sociales défavorables, l’idéal de la méta-esthétique devait être nécessairement affirmé et réaffirmé sans cesse, ainsi que le démontre de façon allégorique l’exclamation du protagoniste à la fin de « Les ailes ». Ces actes poétiques à poursuivre « la plus grande liberté d’esprit », revêtent immanquablement une signification politique, en envisageant avec une imagination utopique, une société qui peut résoudre les « questions fondamentales de la vie »19.

Breton lui-même a été confronté au problème des « limites » du surréalisme. Bien de ses écrits sont des témoignages captivants de ses tentatives répétées à diriger, limiter et transformer son mouvement esthétique afin d’affirmer son poids vis-à-vis de la réalité, quand bien même l’esthétique surréaliste était, bien entendu, dans ses fondements en totale défiance des préoccupations extérieures. Un paradoxe fut atteint dans ses questionnements lorsqu’en 1927, Breton décida que le mouvement devait rejoindre le parti communiste, et expulsa du cercle, Artaud et Soupault. Il affirma alors « Pour chacun de nous il importait de conditionner, vraiment de conditionner, l’action surréaliste, conscience prise unanimement de son but révolutionnaire, et pour cela d’assigner à cette action les limites exactes qu’elle comporte, limites qui, révolutionnairement parlant, ne sont pas imaginaires mais réelles. » Breton critiqua ainsi « [le] jeu qui n’en vaut pas la chandelle », ainsi qu’il considérait le mouvement être devenu, comme pour son « irresponsabilité », et limita ainsi le groupe à ceux qui étaient des communistes surréalistes20. Une telle action était très certainement contradictoire, et de fait, de l’ordre à trahir « le premier surréalisme, le pur surréalisme », ainsi qu’Artaud le dénonça légitimement21. Mais le geste de Breton à exhorter le surréalisme à sans cesse dépasser sa forme du moment et à se redéfinir, incarna le paradoxe, pour ce néanmoins irréductible mouvement avant-gardiste, à affirmer sa pertinence sociale en tant que « l’anticipation esthétique le l’avenir »22, comme son potentiel concernant « les applications du surréalisme à l’action »23.

A l’instar d’Artaud, Takiguchi Shūzō se montra également critique à l’égard de la décision de Breton de rejoindre le parti communiste. Takiguchi revendiquait le fait que l’on devait garantir « la liberté des applications du surréalisme à la réalité », plutôt que d’imposer une idéologie politique au mouvement. Mais dans le même temps, Takiguchi soutint que « les politiques nationales sont le sujet premier du politique ; aussi les beaux-arts doivent-ils leur répondre étroitement, tout en conservant leurs propres motivations »24. Le fait de devoir « étroitement répondre » aux « politiques nationales », brade-t-il ainsi l’idéal moderniste qui l’a tant inspiré, cet idéal de la liberté absolue des arts ? Comment Takiguchi pourrait-il critiquer la politisation du surréalisme, tout en soumettant la conformité générale de l’art « aux politiques nationales » ? Le discours de Takiguchi perd le sens de la distance critique entre art et politique, distance que la poésie de Yi Sang a illustrée à travers son auto-traduction, et que Breton a sans cesse manipulée dans sa définition du mouvement. De plus, dans les critiques de Takiguchi des années 40, l’art avant-gardiste était utilisé en une sorte de métaphore de la vie politique de la nation. Outre son soutien exprimé à l’agression impérialiste du Japon, Takiguchi considérait la formation de la ci-nommée « sphère de coprospérité de la grande Asie de l’Est », comme un moment opportun pour l’art japonais lui-même. Par le fait que, selon son point de vue, le projet impérialiste devrait libérer la nation du joug de la civilisation occidentale ainsi que des coutumes nationales dépassées, tout en ouvrant l’art japonais directement à « une plus grande Asie de l’Est aussi bien qu’au monde entier ». Dans cette nouvelle ère, poursuivait-il, l’art japonais « pourrait avoir une créativité rafraîchie et un leadership fondé sur l’autonomie de la Nation et devrait revêtir une dignité universelle »25. Dans ce discours, l’auto-proclamé « position historique mondiale »26 de l’Empire japonais, ne devient pas seulement analogue à la position subjective de l’esthétique universelle, mais donne également les conditions réelles pour son ultime réalisation.

Alors qu’il abandonnait la distance critique entre art et politique, Takiguchi, qui avait reçu le surréalisme comme la quintessence de la manifestation de l’esthétique moderne, incarna son ultime et ironique conséquence, l’esthétisation du politique. Tous deux, Takiguchi et Yi Sang adoptèrent le surréalisme comme un discours de la libération fondamentale de l’Homme, ce qui constitue également le cœur du manifeste de Breton. Loin de l’épicentre du capital de la culture moderne, le surréalisme a donné à ces écrivains de l’Est asiatique, une occasion de créer, en s’en retournant « aux sources de l’imaginaire poétique », une littérature d’une valeur universelle. En temps de guerre au Japon, cependant, ce pouvoir radical et universalisant de l’esthétique moderniste, devait devenir une allégorie politique de la mission impérialiste27.

 ***

 Ainsi que Walter Benjamin l’a explicité, un des moyens pour les artistes modernistes de résister à l’esthétisation du politique était la politisation de l’esthétique28. La poésie de Yi Sang, hors de toute allégeance idéologique, incarna, je le soutiens, la promesse paradoxale du surréalisme, que Breton lui-même mit en avant et pratiqua tout le long de sa vie. Les essais pour historiciser, au-delà de la simple adaptation ou influence, la transculturation du surréalisme du début du 20ème siècle au Japon et dans l’Asie de l’Est, doivent considérer de cette dialectique inconciliable existant entre esthétique et politique.

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Tansman, Alan. The Aesthetics of Japanese Fascism. Berkeley: University of California Press, 2009.

Thornber, Karen. Empire of Texts in Motion: Chinese, Korean, and Taiwanese Transculturations of Japanese Literature. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2009.

Yi, Sang. Yi Sang munhak chŏnjip 이상문학전집 (Œuvres littéraire complètes de Yi Sang). Seoul: Munhak sasang sa, 1991.

 


1 John Solt, Shedding the Tapestry of Meaning: The Poetry and Poetics of Kitasono Katsue, p.2.

2 Ibid., p.46.

3 Pour une introduction générale de la réception du surréalisme au Japon, voire par exemple : Masahiro Sawa et.al. eds., Nihon no shūrurearisumu, p.1-90.

4 Marie Louise Pratt, Imperial Eyes, p.7.

5 Michel Foucault, Les Mots et les choses, p.313.

6 Voir : Pascale Casanova, La République mondiale des lettres.

7 Au sujet des écrivains de Corée coloniale et de Taiwan, et leurs rapports par la littérature japonaise, voir : Karen Thornber, Empire of Textes in Motion.

8 André Breton, Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t. 1, p.322-3.

9 Ibid., p.328.

10 Ibid., p.328-9; 344.

11 William Gardner, Advertising Tower, p.51.

12 Takiguchi Shūzō, “Shi to jitsuzai,” in Korekushon Takiguchi Shūzō, t.11, p.227.

13 Takiguchi Shūzō, “Chōgenjitsushugi no gendai teki igi 超現実主義の現代的意義” (Implications contemporaines du surréalisme, 1937), dans Korekushon Takiguchi Shūzō, t.12, p.83.

14 Yi Sang, “Hyŏndae misul ŭi yoram 現代美術의 揺籃” (Le Berceau de l’art moderne), dans Yi Sang chŏnjip, t.2, p.262.

15 Publié initialement dans le journal Chosŏn chung’ang ilbo 조선중앙일보 (Korea Central Daily) le 28 juillet 1934.

16 La nécessité d’une lecture « en contexte » de la poésie de Yi Sang est expliquée ci-avant dans : John Kim, « The Poetics of Diagram », chapitre 7.

17 Initialement publié dans le numéro de Juillet 1932, Chōsen to kenchiku 朝鮮と建築 (La Corée et l’architecture), p.25.

 

18 Yi Sang, “Nalgae,” in Yi Sang chŏnjip, t.2, p.344.

19 André Breton, Manifeste du surréalisme, dans Œuvres complètes, t. 1, p.312; 318.

20 André Breton, « Au grand jour », dans Œuvres complètes, t. 1, p.927.

21 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t.I**, p.276.

22 Voir : Jacques Rancière, Le Partage du sensible, p.44.

23 André Breton, Manifeste du surréalisme, dans Œuvres complètes, t. 1, p.344.

24 Takiguchi Shūzō, « Zenei bijutsu to bunkateki kadai 前衛美術と文化的課題 » (L’Art avant-gardiste et sa tâche culturelle, 1939), in Korekushon Takiguchi Shūzō, t.13, p.158; 156.

25 Takiguchi Shūzō, « Daitōa sensō to bijutsu 大東亜戦争と美術 » (La Guerre de la Grande Asie Orientale et les beaux-arts, 1942), in Korekushon Takiguchi Shūzō, t. 13, p.710-11.

26 Pour ce discoure avancé par philosophes de l’École de Kyoto, voir : Kōyama Iwao, et.al. eds., Sekaishi teki tachiba to Nihon (La Position historique mondiale et le Japon).

27 Pour plus sur la question du fascisme japonais et de l’esthétique, voir, entre autres : Alan Tansman, The Aesthetics of Japanese Fascism.

28 Walter Benjamin, Illuminations, p.242.

Queneau-Breton. Parcours croisés

Queneau-Breton. Parcours croisés
par Valeria CHIORE

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Introduction

Croisement

Paris, 28 juillet 1928 : Raymond Queneau se marie avec Janine Kahn, belle-sœur de Breton, après s’être rendu presqu’en secret avec elle sur la Côte d’Azur.

Le croisement Queneau-Breton, né à partir de 1924, semble être définitivement bouclé.

Dans une certaine mesure, toute familière, c’est vrai. Mais il y a, évidemment, des implications différentes, entre Queneau et Breton, que nous voudrions approcher maintenant. Elles caractérisent une parabole philosophique, artistique et intellectuelle qui mérite notre attention.

Les parcours croisés qui s’entrelacent entre eux – à partir du début des années vingt, et ensuite dans la période 1924-1930, et enfin durant toutes les années trente, au-delà des aspects familiers, sont en effet denses, riches, séduisants, et ils ont fait de Queneau, par respect à Breton, un surréaliste hétéroclite et rebelle1.

À cette séduction nous voulons nous soumettre, en suivant ses articulations intimes, la fascination (1919-1924), la rencontre (1924-1930), la rébellion (les années Trente), en analysant, de fois en fois, les éléments d’analogie, de rupture, de contiguïté.

1. Fascination

La période présurréaliste (1919-1924)

Queneau naît surréaliste, du moment où, à peine âgé de vingt ans, il connaît Breton, Leiris, Masson, qui l’introduisent dans leur milieu artistique et intellectuel. Un milieu très vivace, que le jeune Queneau fréquente avec un peu de timidité, marqué par des études de musique et de philosophie (son enfance au Havre avec Honegger ; ses études à la Sorbonne).

Étudiant à Paris, au début des années vingt, il se passionne – à la Sorbonne, faculté des Lettres et faculté des Sciences – des auteurs tels Leibniz et Proust, Guénon et Boutroux ; ou, encore, des thèmes plus divers qui fendent son ciel avec la force séduisante des météorites : l’inconscient, thème freudien, mais pas seulement freudien ; le rêve, un univers à part entière ; le hasard et la nécessité ; le monde de Fantômas et de Magritte ; l’univers de Soupault, Leiris et Breton.

La rencontre avec Breton s’impose, dans ce contexte, avec la force d’une nécessité inéluctable : si Breton n’eut pas été, le long de l’existence de Queneau, on aurait dû l’inventer.

Breton était, à cette époque, le collecteur de toute nouveauté, et le surréalisme dessinait, pour le jeune Raymond, un monde fabuleux, dans lequel il passera ses vingt ans, entre 1920 et 1929, jusqu’à ce que mûrisse, à la suite de nouvelles rencontres, sa rébellion anti-bretonienne.

Qu’est-ce qui ravit Queneau, dans l’univers Breton ? Quels sont les éléments de fascination qui capturent ce jeune génie timide et discret ?

L’inconscient, le rêve et le hasard, on disait : tout ce qui échappe au principe de réalité, aux idées claires et distinctes, au principium individuationis : tout ce qui se soustrait à la modernité, en se projetant vers le contemporain, souvent au-delà du contemporain ; tout ce qui, par rapport au réel, se pose en tant que mise entre parenthèses de la réalité : une fonction d’irréel, un ultra-réalisme, un sur-réalisme.

Ce n’est pas par hasard qu’il commence à noter, à partir de 1921, ses rêves, qu’il se propose de recopier dans son Journal2.

Ou, encore, qu’il commence à envisager des suggestions qui le conduisent vers l’aura surréaliste, tels, comme le souligne Claude Debon, « dissolution d’un monde déréalisé, appel au rêve, obsession du temps, misère humaine, paysages urbains, et déjà cette distance de l’écrivain qui engendre l’humour3 ».

Et enfin, vient le temps d’une inquiétude insaisissable qui, enregistrée dans un Autoportrait lucide en 1923, le mène tout naturellement vers d’autres frontières.

La vertu qui m’attire le plus – dit-il – est l’universalité ; le génie avec lequel je sympathise le plus est Leibniz. Mais je ne sais découvrir le côté de l’esprit – le détail – qui m’est propre. Accidents mystiques et crises de désespoir ; souci de métaphysique ; désir de sciences (mathématiques), d’érudition (bibliographie, histoire), de langues (cosmopolitisme) ; goût des voyages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quotidienne, objets. /inquiétude du total, souci du complet, du tout, de la somme parfaite. /vision du particulier, du point dont on ne parle pas, du spécial dont on ne se soucie, etc. /irritabilité, susceptibilité. Périodes diverses. /Imagination énorme (gênante) : je m’imagine tout ce que je veux, en tous genres, sur toutes sortes de sujets ; je puis inventer des histoires sur n’importe quoi ; je crée des individus, des peuples, des événements, des livres, des villes. /Evidemment j’ignore la peinture, le sport, l’amour des femmes, l’humilité, la vertu, la sentimentalité, le commerce, la banque, l’industrie, l’agriculture, l’armée, la marine, la cuisine, la pêche, la chasse, plusieurs milliers de langues ou de dialectes ; je ne sais ni nager, ni danser, ni monter à la bicyclette, etc.4.

Universalité et détails particuliers et spéciaux, mystiques et désespoir, sciences mathématiques, érudition historique et bibliographique, et, surtout, une imagination énorme et gênante appellent un nouvel horizon de sens.

Les temps sont mûrs pour la rencontre.

2. La Rencontre

La période surréaliste (1924-1930)

…Et la rencontre se produit, en automne 1924, à travers la connaissance et la fréquentation de Leiris (connu en juillet 1924), Soupault (8 novembre), et, enfin, Breton (12 novembre).

Durant cette période, Queneau fréquente le Bureau central de recherches surréalistes, inauguré le 11 octobre 1924, 15 rue de Grenelle (secrétaire général Francis Gérard), ou encore les cafés Certa et Cyrano, lieux de rencontre des membres du mouvement.

Ici naît sa vocation surréaliste, une attitude qui s’articule pendant les années suivantes, en réalité une poignée d’années, utile, toutefois, pour poser son sceau sur toute une constellation de thèmes et d’arguments, marquée par la participation active du jeune Queneau à plusieurs initiatives surréalistes, de la Déclaration du 27 janvier 1925, à la collaboration à La Révolution surréaliste (n° 3 et 5, 1925 ; 9 et 10, 1927 ; 11, 1928), en passant par l’amitié avec le groupe de la rue du Château (Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel) ; la participation à la bagarre du Vieux Colombier ; les visites aux expositions surréalistes.

C’est le cas, en 1927, de la première Exposition Tanguy (Yves Tanguy et objets d’Amérique, Galerie surréaliste, 16 rue Jacques-Callot) ; de l’Exposition Arp ; de Cadavres exquis ; ou encore, en 1928, de l’Exposition Man Ray ; ou enfin, à côté de ces expositions, du Gala Méliès, Salle Pleyel, 16 décembre 1929.

Le tout, avec la seule interruption de 1926, l’année des drapeaux et des régiments, quand il devra répondre à l’appel sous les drapeaux [en Algérie et au Maroc, entre autres, où il note, dans « Essai mort » (réflexions sur les possibilités de l’existence) :

[…]/Or – en moi, je crois devoir remarquer deux sortes de possibilités d’ordre individuel. /1° des possibilités d’ordre poétique et révolutionnaire/2° des possibilités d’ordre érudit et critique »]. Une interruption toutefois significative, comme il le souligne Debon, du moment où cette année coïncide avec la pratique des exclusions excellentes (« À peine Queneau a-t-il rencontré les surréalistes – note Debon – qu’il doit s’éloigner d’eux pour subir l’épreuve du service militaire. Lorsqu’il revient, le groupe a évolué. La crise a éclaté dès 1926 et les exclusions ont commencé. L’analyse précise de ses poèmes entre 1924 et 1930 doit tenir compte de ces faits. Ne peut-on découvrir déjà dans le poème “L’Archipel”, qui date de 1928, une attaque contre A. Breton, armé de sa pelle et de sa scie égoïne, dans un texte qui a déjà rompu avec l’écriture automatique ?5).

Le tout, jusqu’au 6 juin 1929, quand il se fâche avec Breton, inaugurant, à partir de cette date, une nouvelle tranche de vie, cadencée par de nouvelles amitiés, par de nouveaux horizons.

Une liaison continue et dense, évidemment, empruntée à une communauté de thèmes, d’esprit, de choix et de style intellectuel.

Thèmes et choix contenus soit dans les revues déjà citées, tout d’abord La Révolution surréaliste6, soit dans “Textes surréalistes”, les textes brefs, presque tous inédits, recueillis par la première fois dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon chez Gallimard en 1989 (qui seront dorénavant nos références bibliographiques)7.

a. La Révolution surréaliste

La Révolution surréaliste, tout d’abord, qui représente le scénario dans lequel s’exerce la pensée du jeune Queneau pendant les années comprises entre 1925 et 1928, à travers plusieurs textes, écrits souvent à plusieurs mains avec Breton et les autres.

Il s’agit, en 1925, de Rêve, qui exprime ses premières réflexions sur le monde du songe et de l’imagination8 ; ou de La Révolution d’abord et toujours, qui, signé par plusieurs surréalistes, exalte un esprit révolutionnaire concret, capable de se confronter avec l’actualité du temps, de la paix de Brest-Litovsk – approuvée totalement, à la Guerre du Rif – repoussée, partout exprimant énergiquement sa méfiance par respect au concept de “patrie” (“étant donné – dit-il – que pour nous la France n’existe pas”)9.

Il s’agit encore, en 1927, de Hand off love, texte collectif de caractère morale, en défense de Charlie Chaplin attaqué par les ligues de décence américaines qui défendaient son épouse qui l’avait accusé à l’acte du divorce [les signataires exaltent Chaplin en tant que génie victime de la morale courante (“Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir”)]10 ; ou de Le Tour de l’ivoire, poème rêveur (“Encore une fois le crépuscule s’est dispersé dans la nuit/Après avoir écrit sur les murs DÉFENSE DE NE PAS RÊVER”)11.

Il s’agit enfin, en 1928, de plusieurs textes, parmi lesquels Le Dialogue en 1928, un échange rapide de questions-réponses parmi les surréalistes (Queneau dialogue ici avec Marcel Noll)12 ; un Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, une confrontation à plusieurs voix sans préjugés autour d’une sexualité libre et polymorphe13; un compte rendu sur l’exposition, à la Galerie surréaliste, de De Chirico, accusé d’avoir trahi, dans ses dernières œuvres, son sens originaire du mystère (“Une barbe lui a poussé sur le front, une vieille barbe de copiste, une sale vieille barbe de renégat, une sale vieille pâle barbe de vieillard”)14.

b. Textes surréalistes

Tous inédits, sauf les deux premiers (Rêve et Texte surréaliste), les Textes surréalistes, écrits entre 1924 et 1928 et publiés dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon, comblent un manque dans l’Édition Queneau, en nous révélant – au de là de la première apparition de l’écriture phonétique et quasi automatique, des jeux verbaux, des libres associations, de la langue ainsi dite néofrançaise (Kathareousa, Demotiki) ensuite rejetée (Errata corrige, 1970) – un jeune intellectuel passionné de liberté et de rêves, séduit par la fascination du merveilleux et du perturbant, captivé par les phénomènes astronomiques et géologiques, ravi par les symboles numériques, les gestes inédits et les actes étranges, qui annoncent l’avènement des fous littéraires, ou, enfin, par le cinéma, qui marquera dans sa vie, à partir des années Quarante, une véritable tournure.

La rencontre des surréalistes en 1924 – soutient Debon déclenche une révolution dans l’écriture de Queneau. À la sage facture des poèmes précédents succède la libération des vers et des images15.

Et ce sont justement la libération et le rêve, la révolution et le cinéma, les thèmes principaux de ces textes.

La Liberté, tout d’abord, exaltée avec des accents libertaires, transgressifs, anti-sociologiques, tout à fait surréalistes :

Liberté ! Liberté ! Tu suffis, il y a cent cinquante ans, à jeter la France sur toute l’Europe ; il est vrai qu’alors c’était encore plus l’égalité, la raison qui animaient les armées révolutionnaires. Mais maintenant, Liberté, nous te voulons entière […] Combien je méprise ces sociologues qui ont fait de la liberté un simulacre infamant. Ils l’ont transformée en un fantoche pour réunions politiques, en une nouvelle oppression, en une formule gravée au-dessus des écoles, des casernes et des prisons […] On bafouille sans fin sur la liberté de conscience, mais de la liberté d’exprimer sa pensée il n’est jamais question, si ce n’est pour la limiter et la détruire […] Parlons donc de la liberté de l’esprit et de sa libération »16.

Liberté, donc, en tant que processus révolutionnaire de libération, libération de l’esprit, chanté par le jeune Queneau avec des accents qui font écho au surréalisme, qui précédent Foucault, Deleuze, Guattari et les thèses rebelles de l’antipsychiatrie à venir, qui font du jeune Queneau un esprit révolutionnaire et visionnaire :

L’homme qui professe la psychologie au Collège de France, cette pouilleuse institution, caractérise l’état mental psychasthénique par « l’incapacité d’éprouver un sentiment exact en rapport avec la situation présente » » – note Queneau. Mais, à son avis, « cette incapacité, cette « perte du sentiment du réel » […] que le psychiatre trouve chez ses malades, c’est en vérité les premiers symptômes de la libération de l’esprit17.

Et voici, alors, en faveur de cette libération, contre la psychologie et la psychiatrie classiques (il cite Pierre Janet, 1859-1947), les poètes, Gide et Valéry, Les Caves du Vatican et Monsieur Teste (« Les actes gratuits dont parla Gide, les mystérieuses révélations de M. Teste »), qui annoncent, à son avis, les présages d’une transformation radicale :

La libération de l’esprit n’est pas une étiquette de mouvement littéraire, c’est un défi à la vie présente, un appel aux forces inconnues, la base de la Révolution perpétuelle […] Nous apportons à ces abrutis [les hommes ordinaires] le feu, le désordre et l’anarchie […] Quand donc libérera-t-il cet oiseau qu’il couve dans ses mains, délictueux et magnétique, et dont le plumage chante la nuit pour adoucir le destin des étoiles ?18

Et, à côté de la liberté, le rêve, l’irruption du merveilleux (ce « fantôme obsédant et qui s’esquive et qui s’impose, malicieux et burlesque, que je rencontre parfois à mon grand étonnement »19), qui exerce, à son avis, une force irréductible de libération :

Les rêves ont toujours été pour moi non pas simplement un fugace événement nocturne, mais des mirages et des encouragements à résister à toutes les vexations et oppressions sociales […] Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans q[uel] que œuvre que ce soit, je suis prêt a toutes les concessions. Le merveilleux, qu’il soit d’origine scientifique, littéraire, religieuse, m’a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l’imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables20.

Sans parler, évidemment, du cinéma, qui, fondamental dans l’esthétique surréaliste, devient dans ces premiers textes l’objet d’un véritable éloge :

Le cinéma n’est pas seulement une distraction dominicale non plus qu’une occasion à dissertations esthétiques. Nous y avons trouvé un nouvel enchantement. Le merveilleux qui nous délivre des nécessités physiques se développe de façon inattendue le long des films dits comiques et qui sont en réalité d’étonnantes œuvres se mouvant uniquement dans un domaine irréel21.

C’est le cas des Far West de légende, des machinations des vampires, des comédies de Charlie Chaplin, mais aussi de Buster Keaton (« qui plus qu’un autre nous a montré que le film burlesque américain tendait vers la féerie »), Le Cabinet du docteur Caligari. Et Queneau conclut :

À notre imagination le cinéma a donné des satisfactions aussi grandes que celles des stupéfiants. Dans les fauteuils du Ciné-Opéra, de Max Linder, de l’American Theater nous avons vécu de nouvelles heures de rêve22.

Liberté et libération, rêve et cinéma : des intérêts forts et clairs qui s’annoncent déjà dans ces courts textes.

Textes qui se posent en tant que véritable « réservoir de l’imaginaire23 », accueillant toutes les suggestions typiques de l’univers surréaliste, et qui deviendront ensuite les objets de la production la plus originale de Queneau : le goût pour le perturbant et pour le paradoxe, la propension pour les fous littéraires, l’attention aux symboles numériques, l’amour pour les bestiaires, la mer, les cristaux.

C’est le cas du personnage nommé Fissure, « qui mange ses yeux tous les soirs », qui nous rappelle Der Sandmann de Hoffmann (ce qui deviendra das Unheimliche, le perturbant de Nietzsche et de Freud)24 ; ou, encore, du récit Les habitués de la Bourse, composé en octobre 1925, riche de combinaisons numériques qui annoncent Bâtons, chiffres et lettres (« Technique du roman »)25 ; ou de sa particulière affection pour tous les phénomènes astronomiques et géologiques, qui prélude à La Petite Cosmogonie portative26 ; ou de son intérêt pour les gestes inédits, ou les actes étranges, qui annoncent son futur travail sur les fous littéraires27 ; et, en somme, tous les thèmes et les centres d’intérêt surréalistes énumérés dans ces pages :

Fétiches océaniens, psychanalyse, communisme, écriture automatique, fantômes, le marquis de Sade, révolution, amour, tableaux étranges, manifestes et manifestations, cinéma. Chanson du décervelage, chants de Maldoror, Hegel, Charlie Chaplin, Fantômas !28.

Sans parler des premières formes d’apparition de l’orthographe phonétique déjà citée29.

Le surréalisme se pose enfin en tant que source d’inspiration pour le jeune Queneau qui ensuite, dans une interview donnée à Noel Arnaud en 1948, à la question « Considérez-vous que le surréalisme a servi à élaborer (à imposer) une nouvelle conception de la poésie, de son rôle ? », répond : « Oui, le surréalisme a permis une nouvelle conception de la poésie ; d’une façon très confuse, mais c’est la première tentative depuis l’esthétique classique : il a dévoilé le caractère confondant de la poésie30 ».

Et pourtant le surréalisme, et surtout la figure totalisante de Breton, est destiné à devenir excessivement obsédant pour Queneau, pour ce génie assoiffé de connaissance et de liberté, qui n’accepte pas les indications, les prescriptions, les dogmes, ou bien les expulsions que Breton commence à faire à la fin des années vingt.

La rébellion se prépare. Et, avec elle, une véritable rupture. Une rupture qui porte un nom : Georges Bataille.

3. La Rébellion

Parcours croisés (les années Trente)

 « Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sas tomber sur M. Bataille », note sarcastiquement Breton dans le Seconde Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, 12, 15 décembre 1929)31.

Fier adversaire du pape du surréalisme pendant la période à cheval entre la fin des années vingt et le début des années trente, Bataille marque en effet la rupture entre Queneau et Breton. Et pourtant, animateur infatigable d’une entière constellation de revues – les revues éphémères et rebelles de l’entre-deux-guerres (qui recueilleront autour de soi les esprits les meilleurs de France, les plus vivaces, les plus engagés, leur permettant de se rencontrer, de s’affronter, de se croiser) – il tissera un réseau de contacts qui favorisera dans une certaine mesure la reprise des croisements entre les deux32.

Bataille et ses revues, éphémères et rebelles, représenteront, donc, en même temps, soit un élément de rupture qu’un élément de liaison entre Queneau et Breton, se configurant tel un nouveau domaine pour leurs parcours croisés.

a. Bataille en tant qu’élément de rupture entre Queneau et Breton

Ce sera Bataille, en effet, au début des années trente, qui détournera le rebelle Queneau de Breton, à l’époque de son attaque contre le surréalisme (« Dédé », Un cadavre, 1930)33.

Ce sera Bataille, encore, celui avec qui Queneau collaborera aux revues Documents (1929-31) et La Critique sociale (voir l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne, n° 5, mars 1932, signé par Bataille, mais conçu avec Queneau)34.

Et ce sera ensuite Bataille, celui avec qui il suivra successivement les leçons sur La Phénoménologie de l’Esprit hégélienne professées par Alexandre Kojève à l’École Pratique des Hautes Études, en 1933-193935.

Et ce sera enfin Bataille ; celui avec qui, dans la même période, Queneau songera au projet visant les fous littéraires qui aboutira aux Enfants du limon (1938) [un songe – un projet – qui sera repris ensuite, de son vivant, dans Bâtons, chiffres et lettres, 1950, et dans Fous littéraires et hétéroclites, Bizarre, n° 4, 1956, pour être enfin réalisé, posthume, en 2002, par Gallimard (le même éditeur qui l’avait initialement refusé !!!), dans Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires]36.

***

Partons de « Dédé », court poème en vers, au vitriol, « Dédé » fait partie de Un cadavre (1930), violent pamphlet contre Breton, signé, entre autres, par Bataille, Leiris, Vitrac, Limbour, Desnos, Baron, Carpentier, Prévert, en réponse à l’« épuration du surréalisme » réalisée par Breton dans le « Second Manifeste » (La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929), qui marqua un tournant dans l’histoire du mouvement et dans l’histoire intellectuelle de Queneau même qui, à partir dès lors, abandonna le surréalisme37.

En passant par Documents, revue dans laquelle Queneau publie What a life !, compte rendu d’un ouvrage anglais, repris dans Bâtons, chiffres et lettres38, et par La Critique sociale de Boris Souvarine (1931-1933), avec qui Queneau partage l’expérience du Cercle communiste démocratique et pour la revue duquel il conçoit, avec Bataille, l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne39 (entre parenthèse, Queneau déclara lui-même quelques perplexités devant une telle entreprise « Je n’ai guère les connaissances suffisantes pour faire figure de marxiste », Journal, le 9 octobre 1931 ; et, de sa part, Boris Souvarine en conservera le souvenir d’un jeune homme politique candide, d’un « humoriste de mentalité plutôt libertaire »)40.

En aboutissant à l’École Pratique des Hautes Études, où ils (Queneau et Bataille) connaissent Puech, Koyré et Kojève, qui les introduisent respectivement à la lecture de l’histoire des religions (gnose et manichéisme) et à la connaissance de La Phénoménologie hégélienne (les leçons de Kojève, recueillies par Roger Caillois, seront éditées par Queneau même, chez Gallimard, en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel).

Sans parler des « fous littéraires », ces illustres méconnus, qui, entrelaçant folie et génie, séduisent profondément tous les deux (l’intérêt montré par Queneau n’est pas du tout accidentel, dans cette période, par respect pour Lacan)41.

b. Bataille en tant qu’élément de la nouvelle liaison Queneau-Breton

Et pourtant, Bataille (avec qui – attention ! – Queneau rompra en 1934, pour s’y réconcilier en 193942), dans le moment où se posera en tant qu’anti-Breton, redessinera successivement les liens de contiguïté entre Queneau et Breton, à partir de la moitié des Années Trente, lorsqu’il collaborera de nouveau avec le pape du surréalisme43.

La rébellion s’inscrira, alors, dans une plus vaste marge de proximité entre les deux, en y résultant, dans une certaine mesure, adoucie.

Ce sera le cas encore une fois des revues, de Minotaure (1933-39), à la nouvelle série de Documents (1934), jusqu’à Contre-Attaque (1935-36) et Acéphale (1936-39) et à sa complexe constellation de revue, secte, collège, encyclopédie (Encyclopédie Da Costa). Sans parler de sa propre revue, Volontés, fondée par Raymond Queneau avec, entre autres, Georges Pelorson et Henry Miller à la fin de 193744.

L’heureuse saison des revues de l’entre-deux-guerres, coïncidente avec les débuts du gouvernement du Front Populaire et empruntée au contexte intellectuel des tensions politiques et esthétiques parmi les avant-gardes des années trente – artistes, écrivains, savants et philosophes – qui, dans le moment où marque la rupture entre Queneau et Breton, en signe aussi les contours d’une nouvelle alliance possible.

L’heureuse saison des revues, qui proposait l’expérience exaltante d’un groupe de jeunes esprits libres et géniaux, qui se croisaient sur le terrain scabreux marqué par Hegel, Kierkegaard et Nietzsche (à l’ombre de Dionysos, de la mort de Dieu et de la conscience malheureuse) ; traversé par les nouvelles disciplines de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie ; inquiété par Sade ; fulguré par le phosphore sulfureux des surréalistes.

Des esprits paradoxaux et scandaleux qui, tandis que le monde entier se préparait à se précipiter dans l’abîme de la Guerre, n’hésitaient pas à s’élancer vers des horizons nouveaux, au croisement de plusieurs domaines intellectuels, en dessinant un monde de funambules de la plume et de la pensée, séduits par l’art et l’écriture, la réflexion et la poésie.

***

Minotaure (1933-39), revue qui, dans l’intention originaire de l’éditeur Albert Skira, aurait dû être dirigée par Breton et qui, après ses incertitudes, sera dirigée initialement par Tériade, tandis que Breton figurera parmi les collaborateurs jusqu’à 1937, lorsque, en décembre, il acceptera de faire partie du Comité de direction45.

Documents, et aussi Documents 34, qui sera consacré, grâce à Breton, au surréalisme (Breton, Intervention surréaliste)46.

Contre-Attaque (1935-36), fondé le 7 octobre 1935 en tant qu’« Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », proche du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, animé par Georges Bataille (qui déteste Breton dès le Second manifeste du surréalisme) et fréquenté par Breton jusqu’à 1936 et jusqu’aux déclarations « surfascistes » bataillennes. Et, à côté de « Contre-Attaque », mais séparée d’elle, « Acéphale », la revue « parallèle » de Bataille et Klossowski, qui s’intéressait non plus de politique, mais exclusivement de religion et de sacré en sens anti-chrétien et tout à fait nietzschéen, bien représenté par le Collège de Sociologie : Breton exclu, la revue restera en tout cas liée au pape du surréalisme à travers André Masson, qui y collaborera constamment47.

Volontés, enfin, dans laquelle Queneau écrit plusieurs articles, entre 1938 et 1940, souvent en polémique avec Breton, « poursuivant – comme le soutient Van der Starre – la polémique engagée contre les surréalistes et précisant ses choix esthétiques »48.

En guise de conclusion

Bataille et l’heureuse saison des revues des années trente, donc, tel élément de rupture, mais aussi de proximité entre Queneau et Breton, dans le sillage d’un parcours croisé qui semble destiné à s’entrelacer constamment, infiniment.

Une saison heureuse et hybridée, destinée, toutefois, à déboucher sur une nouvelle angoisse, sur un nouveau désarroi : la guerre qui était aux portes, la guerre qui arrachera tant d’esprits géniaux de Paris et de la France, pour les emmener vers bien d’autres destins.

Les temps heureux changeront rapidement : le parcours intellectuel de Queneau prendra d’autres directions, et, avec lui, le monde entier.

 


1. R. Queneau, Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, éd. C. Debon, Paris, Gallimard, 1989, « Pléiade », p. XXVII.

2. « 1921, juillet : Il commence à noter ses rêves sur des feuillets qu’il se propose de recopier dans le Journal » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. XLVIII).

3. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVII.

4. R. Queneau, « Autoportrait, 26 janvier 1923 », « Chronologie », dans Queneau, OC I, p. XLIX-L.

5. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVIII.

6. La Révolution surréaliste (1924-1929), la plus célèbre des revues surréalistes, fut initialement dirigée par Pierre Naville et Benjamin Péret et ensuite par André Breton.

7. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 987-1067.

8. R. Queneau, « Rêve », dans La Révolution surréaliste, n° 3, 1925. Ce texte figure aussi dans Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, p. 989-990.

9. R. Queneau, « La Révolution d’abord et toujours », dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 oct. 1925, p. 31. Dans le même numéro, Queneau signe aussi un Texte surréaliste (p. 3-4).

10. R. Queneau, Hand off love, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 6.

11. R. Queneau, Le Tour de l’ivoire, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 21.

12. Le Dialogue en 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 7.

13. Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 32-40.

14. R. Queneau, A propos de l’exposition Giorgio de Chirico à la Galerie surréaliste, 15 février-1er mars 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, NP. Dans le même numéro paraît un Texte surréaliste, p. 13-16.

15. C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXVII. Et pourtant Debon souligne, au-delà des convergences évidentes entre Queneau et les surréalistes [« une partie des poèmes pourrait passer pour une défense et illustration du premier Manifeste du surréalisme d’André Breton (le principe associatif qui préside à l’écriture, les thèmes, révolte contre les institutions, ennui, érotisme, rêve »)], des différences entre eux quant à une certaine sécheresse, à un certain malheur, aussi qu’à un manque d’homogénéité dans cette période (p. XXVIII).

16. R. Queneau, Textes surréalistes, I, OC I, p. 1001-1002.

17. R. Queneau, Textes surréalistes, IV, OC I, p. 1004-1005.

18. Ibidem.

19. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1026. Les rêves représenteront un intérêt fondamental pour Queneau : 1973, 18-24 juin, lorsque le livre de Perec, La Boutique obscure, lui inspire « l’idée de raconter des petits faits comme des rêves », qu’il réalise en tant que « faux récits de rêve » qui deviendront ensuite « Des récits de rêve  à foison » (Sur ce point, voir : C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LXXVIII).

20. R. Queneau, Textes surréalistes, III, OC I, p. 1003-1004.

21. R. Queneau, Textes surréalistes, II, OC I, p. 1002-1003.

22. Ibidem.

23. C. Debon, « Notice », dans R. Queneau, OC I, p. 1600.

24. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1024.

25. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1016-1019.

26. R. Queneau, Textes surréalistes, OC  I, p. 1027.

27. « Je pense encore qu’il y a des fous plus intéressants que d’autres » (R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1047).

28. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1042.

29. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1045 [« On a les relations que l’on peut et quant à savoir ce kcé qu’une blatte ? », s’interroge Queneau. Et Debon commente : « Cette apparition de l’écriture phonétique mérite d’être saluée » (C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1612)].

30. N. Arnaud, « Avec Raymond Queneau », Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, janvier 1948, cité par C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXXII-XXXIII.

31. A. Breton, Second Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 128.

32. « Bataille se lie “d’une amitié étroite” avec Raymond Queneau à l’époque de la polémique contre Breton (Un cadavre). Plus tard, ils suivent ensemble les cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. Ils collaborent à La Critique sociale. La Critique des fondements de la dialectique hégélienne que publie la revue dans son n° 5 (mars 1932, O. C., t. I, pp. 277-290), longue étude rédigée par Bataille seul, est le fruit de discussions approfondies. Cet article (dont Bataille mentionne toujours qu’il est écrit “en collaboration avec Raymond Queneau”) est repris dans Deucalion, n° 5, octobre 1955, p. 45-59. Ensemble encore, ils ont travaillé à réunir la documentation d’un livre sur les “fous littéraires” qui aboutira à la publication des Enfants du limon (Queneau) » (S. Monod, « Notes », dans G. Bataille, OC XI, éd. S. Monod, Gallimard, Paris, 1988, p. 576). Une curiosité : à Billon, en Juin-Juillet 1982, une exposition sera organisée autour de Bataille-Queneau-Boiffard.

33. R. Queneau, « Dédé », Un cadavre, Paris, 15 janvier 1930 (ensuite dans R. Queneau, Poèmes publiés non repris en volume, dans OC I, p. 711).

34. Documents (1929-31), revue éphémère (seulement 15 numéros), mais fondamentale dans la culture française de l’entre-deux-guerres, dirigée par Georges Wildenstein, marchand d’art, et Georges Bataille, qui en fait sa tribune et son œuvre, se pose – à partir du pluriel du titre, comme le souligne Georges Didi-Huberman au croisement des domaines différents des sciences humaines, de la littérature et de l’art, se posant en porte-parole du surréalisme dissident à tendance documentaire, violemment contraire à l’idéalisme de Breton (A ce propos, voir : M. Preston – A. Reverseau, Documents, une revue symbole, « Littératures modes d’emploi », 27). La Critique sociale (1931-1934), revue du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, recueillit, dans ses 11 numéros, plusieurs articles de Bataille et de Queneau.

35. A. Kojeve, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, éd. R. Queneau, Paris, Gallimard, 1947.

36. R. Queneau, Les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938 ; id., Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950 ; id., « Fous littéraires et hétéroclites », Bizarre, n° 4, 1956 ; id., Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires, Paris, Gallimard, 2002.

37. Sur ce point, voir : C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1500-1501. Le titre fait écho à celui du pamphlet publié en 1924 à la mort d’Anatole France. Le ton dur, violent, sacrilège vise sur un vers iconoclaste recourant comme un refrain et tiré de « Épitaphe pour un monument aux morts à la guerre », publié par Péret dans le n° 12 de La Révolution surréaliste. À ce tract Breton répondra à travers « Avant,/Après », qui paraîtra dans l’édition en volume du Second Manifeste du surréalisme. Sur ce point, voir : « Chronologie », dans A. Breton, OC I, éd. M. Bonnet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p. LVI.

38. R. Queneau, What a life !, dans Documents, 1930, n° 5 (ensuite dans R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950).

39. G. Bataille, Critique des fondements de la dialectique hégélienne, dans « La critique sociale », n° 5, mars 1932 (ensuite dans Premières confrontations avec Hegel, Critique, 1966, 195-196, numéro monographique sur Bataille ; ensuite dans les OC I de G. Bataille, introd. M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 277-290).

40. Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 138 sq.

41. Id., ibid., p. 131 sq.

42. 18 octobre : « en permission, […] à Paris, il va voir G. Bataille à la Bibliothèque nationale : “Je me sens de nouveau son ami” » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LVIII). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 145-147.

43. Bataille même réfléchit sur le croisement entre Queneau et Breton, louant, de fois en fois, soit l’un que l’autre, en rappelant à plusieurs reprises la contiguïté entre Queneau et le surréalisme. C’est le cas de l’article Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme, où Bataille compte Queneau parmi les surréalistes [« Le fait d’André Breton était le coup de foudre lui-même. Frappé de la portée de la décision, il eut moins le souci de donner ses raisons que d’exprimer la violence de ses sentiments. Ce qui compta d’abord à ses yeux fut de communiquer un état tranché : il répondit à l’exigence de la passion plutôt qu’à celle de convenances intellectuelles […] ses écrits associaient à l’expression de leur objet les mouvements contenus de la colère. En chacune de ses phrases, il y va du destin infini de l’homme […] Le plus étrange est que le coupable avait bien vu à quelles conditions il pouvait parler. S’il s’était exprimé personnellement, ce n’aurait pas été soutenable. Mais la force de conviction qui l’animait lui permit de lier au jeu un certain nombre de personnes dont les noms aujourd’hui se lisent de tous cotés non des liens extérieurs de l’action, mais de ceux plus intimes de la passion » (G. Bataille, « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », Critique, n° 2, 1946, dans G. Bataille, OC XI, p. 73). Ici Bataille nomme, entre autres, en note, Queneau]. C’est le cas, encore, de l’article La méchanceté du langage, où Bataille exalte le style implicitement surréaliste de Queneau de Saint-Glinglin ou de L’Instant fatal, où « la poésie décompose la simplicité motivée des données intellectuelles : elle passe à une vérité plus profonde. Les choses n’y ont plus leur valeur d’usage. Chacune d’elles est objet de désir ou d’aversion, d’hilarité ou d’effroi » (G. Bataille, « La méchanceté du langage », Critique, n° 31, 1948, dans G. Bataille, OC XI, p. 388). Queneau, quant à lui, donnera une interview au Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, le 1er janvier 1948 ; il collaborera au numéro 1 de la revue Le Surréalisme révolutionnaire, 1948, attaqué par Breton ;  il donnera une conférence à Clermont-Ferrand, le 14 février 1951, intitulée « Du surréalisme au classicisme » ; il interviendra le 10 novembre 1953 en faveur de Breton, accusé de dégradation des monuments publiques.

44. Minotaure (1933-39), édité par Albert Skira, avec la collaboration des surréalistes André MassonMan RayMiró, Dali, MagritteMax ErnstMarcel Duchamp, qui en dessinèrent les couvertures, de même que Picasso, De Chirico et Matisse, se proposait de « publier […] la production d’artistes dont l’œuvre est d’intérêt universel », sans isoler les arts plastiques de la poésie, et visant à dominer son temps, au lieu de se contenter de le refléter. Documents 34, Intervention surréaliste, nouvelle série, n° 1, juin 1934, rédigé par E.L.T. Mesens et J. Stéphane, illustré par Man Ray, Balthus, Dalì, Duchamp, Magritte, Tanguy et rédigé, entre autres, par Breton et Caillois. Contre-Attaque (1935-36), Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, animé par Bataille et Breton et, pendant un moment, par Roger Caillois, réunira dans sa courte vie les surréalistes et leurs sympathisants, des membres du Cercle communiste démocratique, alors en pleine décomposition, et qu’on appelait par commodité les « souvariniens » ou encore le « groupe Bataille », et, en marge de ces deux fractions organisées, des indépendants, qui s’agrégèrent parfois à l’un ou l’autre bloc, tenant leur séances initialement au Palais Royal, et ensuite place Saint-Sulpice, au Café de la Mairie du VIe arrondissement, se divisant, en dehors des séances plénières, en deux circonscriptions géographiques : le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche. À ce propos, cf. H. Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Textures, 1970, p. 52-60. « Acéphale » (1936-39), dirigé par Georges Bataille, connut seulement cinq numéros, animés, au-delà de Bataille, par Roger Caillois, Pierre Klossowski, Jules Monnerot, Jean Rollin, Jean Wahl et André Masson, qui en illustrera toutes les couvertures. À côté de la revue sera organisé une société secrète, dont l’histoire demeure entourée de mystère. « Volontés », revue fondée en 1937 par Joseph Csaky, Pierre Gueguen, Eugen Jolas, Frederic Joliot, Henry Miller, Georges Pelorson, Raymond Queneau, Camille Schuwer. À côté de ces revues, on ne peut oublier « Inquisitions » (1936), « Organe du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine », revue qui comptera seulement un numéro (en raison des divergences nées au sein du groupe directorial entre la branche communiste représentée par Louis Aragon et Tristan Tzara d’une part et Roger Caillois de l’autre) et qui, dirigée entre autres par Roger Caillois, lui aussi initialement ami de Breton et ensuite scissionniste, contribue à nourrir de surréalisme le climat intellectuel de l’époque. Le numéro, publié à Paris par les Éditions Sociales Internationales et dirigé par Louis Aragon, Roger Caillois, Jules-M. Monnerot, Tristan Tzara, eut la collaboration de Louis Aragon, Jean Audard, Gaston Bachelard, P. Boudot, Claude Cahen, Roger Caillois, Raymond Charmet, René Crevel, René Etiemble, Alain Girard, Jules-M. Monnerot, Pierre Robin, Jacques Spitz, Paul A. Stephanopoli, Tristan Tzara.

45. Sur ce point, voir : M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, éd. M. Bonnet, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, pp. XXXVIII et LIV.

46. « “Intervention surréaliste” serait ainsi pour 1934 l’équivalent de ce que fut pour 1929 le numéro spécial de Variétés “Le Surréalisme en 1929’’ » (M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, op. cit., p. XLI).

47. Sur ce point, voir : G. Zuccarino, Klossowski, Nietzsche e « Acéphale », dans « Quaderni delle Officine », XXV, Gennaio 2012, p. 4-5 : « Il contesto è quello, vivace e turbolento, delle effimere aggregazioni che si creano a Parigi in quel periodo. Nel 1935, ad esempio, nasce l  “unione di lotta degli intellettuali rivoluzionari” che prende il nome di “Contre-Attaque”. Rappresenta un tentativo di unire, sul piano politico, le forze del piccolo gruppo capeggiato da Bataille (del quale fa parte, appunto, anche Klossowski) e quelle della più corposa e organizzata schiera dei surrealisti di André Breton. Pur essendo accomunati da posizioni di sinistra, Bataille e Breton non sono fatti per intendersi: il loro stile di pensiero e le loro strategie d’azione restano diverse, tanto che l’unione si dissolve dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino : il Collège de Sociologie e “Acéphale”. I progetti si sviluppano in parallelo, ma l’intreccio viene reso più complesso dal fatto che la formula « Acéphale » indica due realtà distinte, l’una essoterica (la rivista che reca quel titolo) e l’altra esoterica (la setta designata con lo stesso nome). Tale interdipendenza viene descritta da Bataille in un testo autobiografico assai più tardivo, scritto in terza persona: « Dissoltosi Contre-Attaque, Bataille decise immediatamente di formare, con i suoi amici che vi avevano partecipato, tra cui Georges Ambrosino, Pierre Klossowski, Patrick Waldberg, una “società segreta” che volgesse le spalle alla politica e prendesse in considerazione solo un fine religioso (ma anticristiano, essenzialmente nietzschiano). Questa società si costituì. Il suo intento si tradusse in parte nella rivista Acéphale, che ebbe quattro numeri tra il 1936 e il 1939. Dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino: il Collège, fondato nel marzo 1936 [in realtà, nel 1937], fu in qualche modo l’attività esteriore della “società segreta” ».

48. E. Van Der Starre, Au ras du texte : douze études sur la littérature française de l’après-guerre, Amsterdam-Atlanta, 2000, p. 55.

 

 

 

Ponts

PONTS

par Jean Arrouye

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Dans Nadja, les photographies ont, selon ce que déclare André Breton dans son « Avant dire », pour fonction « d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme »[1]. Ce qui revient à recourir à la photographie pour lui faire remplir la fonction à laquelle on la restreint habituellement, celle de représentation du réel. Mais à parcourir le livre et à observer ce que les photographies apportent au texte, on constate que ce n’est pas là leur seule utilité. Elles servent aussi parfois à faire comprendre des choses que l’auteur répugne à avouer directement. Ainsi de la dernière photographie sur laquelle on voit un panneau indicateur portant l’inscription « LES AUBES »  et, en arrière-fond, le pont Saint-Bénézet d’Avignon. Comme on le sait, c’est un pont rompu, des crues du Rhône en ayant emporté définitivement la majeure partie au XVIIe siècle, qui ne mène nulle part, donc. Cette photographie résume le grand changement intervenu dans la vie de Breton : il y a maintenant relativement longtemps que Nadja et lui ont admis que leur aventure ne les mènerait nulle part et qu’il s’est résolu à rompre les ponts. Il songe désormais à refaire sa vie avec une autre femme (prêt à divorcer pour cela, ce dont il n’a jamais été question avec Nadja) qu’il aime passionnément et en compagnie de laquelle il est venu à Avignon. Le panneau, proche, est symbolique de l’espérance de ce nouveau commencement qu’il semble annoncer, le pont, distant, du souvenir qui s’éloigne des émotions éprouvées lors de ses déambulations en compagnie de Nadja.

Cette photographie n’est pas le substitut d’une description, attestant l’existence de ce que le texte mentionne et le faisant connaître avec plus d’efficacité détaillée que celui-ci eût pu le faire, comme c’était le cas pour celles de la façade de l’hôtel des Grands hommes ou du pigeonnier du manoir d’Ango. Elle figure, écrit Breton, le « prolongement » d’un « paysage mental »[2] ; cependant, comme les photographies-descriptions, elle tire sa raison d’être du contexte narratif. Sa relation au texte est en fait dialectique. Celui-ci suscite sa présence et justifie l’interprétation métaphorique que le lecteur est amené à en faire ; elle, en retour, contribue activement à la compréhension par le lecteur de la situation sentimentale du narrateur ; elle en est comme une confirmation symbolique.

Lorsque Nadja reconnaît dans certaines des œuvres d’art possédées par André Breton des figures emblématiques de leur aventure, baptisant « Chimène » un masque de Nouvelle-Bretagne, ce qui laisse supposer l’existence d’un Rodrigue, qui pourrait être le fétiche de l’île de Pâques qui « lui disait : “Je t’aime, je t’aime” », ou déchiffrant dans le tableau de Chirico, L’Angoissant Voyage ou L’Énigme de la Fatalité, où elle retrouve la main de feu qu’elle avait vue « flambe [r] sur l’eau » de la Seine sur les bords de laquelle elle se promenait avec André Breton, une représentation prémonitoire de l’avenir de cette aventure dont apparemment elle souhaite qu’elle prenne une dimension amoureuse[3], les photographies de ces objets remplissent à la fois, comme celles de l’hôtel et du pigeonnier, une fonction documentaire, donnant à voir les œuvres (que, comme toute œuvre d’art, on ne saurait décrire) et, comme celle du bord du Rhône, une fonction narrative, donnant à connaître les espérances et appréhensions de Nadja. Elles tirent leur sens de ce que le texte, c’est-à-dire André Breton, rapporte. Les sujets de toutes ces photographies, panneau et pont, fétiches et tableau, sont donc l’objet d’une imposition de sens qui se justifie d’un caractère particulier de ce qui a été photographié, visible (l’inscription sur le panneau, l’aspect hautain du masque, l’iconographie du tableau) ou connu (l’interruption du pont).

La photographie surréaliste est le plus souvent ainsi la photographie d’un objet rencontré dans l’ordinaire de la vie auquel un sens inattendu, étranger à la nature ou aux usages qu’on lui reconnaît habituellement, est prêté. Ainsi les tickets de métro et d’autobus machinalement pliés puis jetés par leurs utilisateurs que BrassaÏ transforme en Sculptures involontaires, le gros orteil photographié par Jacques-André Boiffard de sorte qu’il paraisse un organe monstrueux, les objets familiers dont Man Ray fait des ectoplasmes que l’on nommera ensuite Rayogrammes, les entrées d’immeubles qui, dans Nadja, prennent l’aspect de porches ténébreux menant à un monde mystérieux, ou le mannequin du Musée Grévin représentant une femme agrafant son bas devenu le parangon de la provocation érotique. Le sens nouveau naît le plus souvent d’une transformation de l’apparence, elle-même obtenue par l’exploitation habile d’une procédure photographique : la macrophotographie et un éclairage contrôlé dans le cas des sculptures involontaires, le choix de l’angle de prise de vue et la restriction de profondeur pour l’orteil, la procédure d’enregistrement par contact pour les rayogrammes, un tirage contrasté, transformant l’ombre en noirceur impénétrable pour les entrées d’immeubles, l’angle de prise de vue et le cadrage pour la reine de l’excitation du désir.

Pour le pont d’Avignon nul besoin de transfiguration photographique pour qu’il s’inscrive dans le répertoire des objets surréalistes. Il échappe à la terne catégorie réaliste des objets qui n’intéressent qu’autant qu’ils remplissent convenablement la fonction pour laquelle ils ont été conçus : un pont est fait pour passer en toute sécurité d’une rive à l’autre d’un fleuve ou d’une faille ; or celui-ci ne mène qu’en plein courant, ne prend son élan que pour le suspendre de façon inattendue, n’invite à l’emprunter que pour mettre en péril celui qui s’y risque. Il fait donc partie de ces objets qui fascinent André Breton parce qu’ils allient des caractères opposés : le masque métallique trouvé au marché aux puces, visiblement de protection sans que l’on puisse comprendre à quoi il servait, le gant de femme en bronze qui conserve l’apparence de la légèreté et de la souplesse, mais se révèle le contraire de ce qu’il paraît dès qu’on le prend en main, le mannequin inerte qui imite à merveille la vie, et tous ces objets trouvés qu’il collectionnait, faits de matériaux ordinaires, mais de formes étranges dont on ne peut imaginer aucun usage sauf celui de « fonder une véritable physique de la poésie », comme il dit en 1936. Tous ces objets possèdent d’emblée le caractère ambivalent (d’un « scarabée d’or », admiré dans la collection Oberthur, André Breton écrit : « ce qui le rend si précieux, ce doit être son ambiguïté »[4]), si ce n’est, le plus souvent, contradictoire, que les photographes surréalistes confèrent par leur art à ceux qui retiennent leur attention[5], certains de façon récurrente : le corps humain que déshumanisent à l’envi André Kertesz ou Jindrich Heisler, le mannequin, sujet fréquent de photographies d’Alvarez Bravo et d’Henri Cartier-Bresson, les laisses de la mer et de la rue que recueillent Brassaî, Aaron Siskind ou Richard Avedon, etc. Comme tous ces objets, le pont d’Avignon est à première vue séduisant (l’invite à l’emprunter, et la promesse de mener ailleurs sont indissociables de la notion de pont), mais ce n’est qu’avec un temps de retard sans doute plus long que pour ceux-ci que, si on n’en est pas déjà informé, l’on découvre son caractère oxymorique, qu’il est sans aboutissement, et donc sans usage. Qui ne partage pas l’inclination des surréalistes pour l’incongru peut en éprouver une désillusion et ressentir le besoin de lui trouver un autre usage. C’est ainsi qu’une célèbre chanson affirme qu’on danse sur le pont, ce qui est faux, car on n’a jamais dansé sur celui-ci, mais sous lui, dans l’île de la Barthelasse, au temps où il la traversait, ce qu’il ne fait plus depuis des siècles. Mais la consolation reste d’autant plus efficace qu’imaginaire, car une activité imaginaire ne saurait, elle, être interrompue. Breton le sait bien qui, voulant exploiter le potentiel symbolique du pont brisé, fait de la légende gratifiante la cause même de sa réalité, décevante pour les uns, fascinante pour d’autres, imaginant que le « vieux pont a fini par céder sous [la] chanson enfantine »[6].

Les ponts sans aboutissement, et sans commencement, non plus, que donnent à voir les photographies de Michel Rajkovic n’ont pas à lutter contre le legs de l’histoire ou celui de la légende pour maintenir manifeste leur étrangeté, car ils ne doivent celle-ci qu’à leur élaboration photographique.

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Le premier est vu de dessous (illustration 1). Son tablier sombre surgit du milieu du bord supérieur de la photographie et plonge, en un triangle aigu qui se découpe sur un fond gris clair, vers son bord inférieur qu’il atteindrait en son milieu également s’il ne se perdait dans la brume à son approche. Cette disposition fait qu’au premier regard la composition géométrique et contrastée (axe médian noir et surfaces latérales symétriques, de mêmes forme, surface et ton de gris) absorbe le regard et que ce n’est qu’avec un bref temps d’incertitude que l’on reconnaît le sujet réaliste de la photographie. Comme pour la photographie de Nadja du panneau sur lequel se lit LES AUBES, qui en fait portait l’inscription SOUS LES AUBES, nom d’un restaurant installé sur l’île de la Barthelasse, cette méprise momentanée résulte du choix d’un angle de prise de vue et d’un cadrage qui restreignent ou perturbent la perception de la réalité au point d’en empêcher l’exacte reconnaissance. Le photographique l’emporte alors sur le photographié et la photographie cesse d’être un moyen de reproduire ce qui est, ou, selon la formulation de Roland Barthes, le « ça a été »,[7] pour établir sa capacité de composer des images illusoires, des « leurres », ainsi que dit Breton à propos de la photographie du mannequin du musée Grévin[8].

Mais même une fois la nature du photographié perçue, le pont identifié, la photographie reste énigmatique. On ne sait où mène ce pont, qui se perd dans l’indiscernable pas plus que d’où il vient, puisque le bord de la photographie qui sépare le reconnaissable de l’inconnaissable le coupe net. À vrai dire l’inconnaissable est moins troublant que l’indiscernable, car rien n’interdit d’imaginer ce que, en haut de la photographie, le cadrage a exclu de notre vision tandis que, en bas, le pont disparaît sous notre regard, se perd visiblement dans l’invisible, si l’on ose dire, de sorte que cette perte, parce que manifeste, devient irréparable, une réalité avérée insurmontable imaginairement. Avec ce résultat paradoxal que le non visible, hors cadre, incertain, peut être rattaché au réel, en vertu du postulat que la photographie enregistre l’existant, tandis que le visible, ce que montre en fait ce cliché, indubitable, interdit une telle suppléance, sauf sur le mode de la rêverie, qui, observe André Breton « ne profite de rien aussi bien que de nos moments d’inattention »[9] ou de nos empêchements d’observer. De sorte que ce pont qui ne remplit pas les fonctions qui le rendraient réellement digne de ce nom ne peut être considéré comme tel qu’idéellement, par exemple au sens où André Breton dit que « si […], les primitifs et les enfants ne connaissent pas ces affres qui sont les nôtres [quand nous essayons de retrouver durant la vie éveillée ce que nous ont révélé nos rêves, ou que nous cherchons à comprendre ce que montre vraiment cette photographie], c’est qu’un pont n’a pas cessé pour eux d’unir les deux rives » du songe et de la réalité, « ce pont qui unit le monde extérieur au monde intérieur »[10].

Une autre photographie montre une passerelle de fer sous un ciel bas et gris d’où tombe par une large déchirure une lumière blafarde (illustration 2).

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Cette fois-ci les deux extrémités de la passerelle surélevée sont visibles, ainsi que la volée de marches qui, à chaque extrémité, permet de rejoindre la chaussée ou le chemin à partir duquel elle s’exhausse. Chaussée ou chemin, on ne le saura pas, car le brouillard s’est accumulé sur le sol sur une grande hauteur (sur la gauche, la rambarde de la passerelle y disparaît progressivement) et les deux escaliers sont engloutis dans son épaisse substance laiteuse, qui ne paraît si épaisse que parce que la prise de vue lente, de trois minutes, a transformé une brume légère et mobile en opaque matière stagnante. Le résultat est qu’il est impossible de savoir pourquoi cette passerelle s’élève ainsi, ce qu’elle permet de franchir, la raison de son existence et la fonction qu’elle remplit. En conséquence sa présence paraît aussi peu motivée que ne l’était celle du pont.

De plus elle semble flotter sur cette matière à laquelle, en définitive, on ne saurait donner de nom, être en équilibre instable sur ses deux assises qui paraissent les flotteurs mal proportionnés d’une nef précaire, menacée à tout instant de chavirer ou de sombrer, en somme une de ces « étranges créatures qui peupl[ent] le sommeil », qu’évoque André Breton, dont on est heureux de constater qu’au réveil elles « s’enfoncent précipitamment dans l’oubli ». Mais celle-ci est de celles « qui s’attardent » ; c’est que « le passage coupant de la nuit au jour » ne s’est pas encore accompli, comme on le voit à ce ciel où les ténèbres s’attardent, ne s’éclaircissant et ne s’effilochant que très lentement, et à cette indistinction prolongée de l’étendue où la clarté survenue ne parvient pas à prendre forme en objets familiers. Le spectateur de la photographie ne bénéficie pas, comme André Breton, de la compagnie de Titania pour « entendre parler de tout ce qui est caché » et Garo n’est pas encore réveillé pour lui rapporter la chronique du quotidien. Il reste donc contraint de laisser son esprit se « comport [er] de manière hagarde »[11] devant un spectacle qui paraît l’image figée d’un cauchemar.

Une dernière image ressortit de ce discours photographique de peu de réalité, qui, si elle n’est celle d’un pont ni d’une passerelle, toutefois est encore celle d’un lieu de passage : un escalier métallique dont on ignore à nouveau d’où il part et où il mène (illustration 3).

Jean Arrouye

Sa disposition est singulière et efficace pour transformer sa perception et son interprétation. Singulière, car l’escalier métallique, vu de profil, émerge d’un brouillard de même nature que celui qui environnait la passerelle quasiment à la moitié de la hauteur de la photographie et à peu près au milieu de sa largeur, pour s’élever ensuite vers la droite et disparaître, coupé par le cadrage. Efficace, car cette position élevée, qui fait qu’aussi bien l’escalier semble émerger de nuées, et sa disparition en cours d’ascension, qui permet d’imaginer une poursuite illimitée de son élévation, contribuent à en faire un objet mystérieux qui évoque plus une variante moderne de l’échelle de Jacob qu’un instrument industriel.

Le double traitement, circonstanciel, qui fait que pont, passerelle et escalier sont insituables localement et temporellement et donc sans usage imaginable, et photographique, qui les démesure ou les transfigure, fait que, dans les photographies de Michel Rajkovic, ils participent pleinement de ce qui, au dire même d’André Breton, est le caractère principiel du surréalisme, « opération de grande envergure portant sur le langage […] dont les éléments [sont] soustrai [ts] à leur usage […] strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir »[12] poétique. C’est ce qui, mutatis mutandis, leur advient, en effet, grâce à la façon dont les traite le photographe et à la transformation symbolique qui en résulte. Ils satisfont ainsi à l’exigence exprimée par Paul Valéry, que ne désavouerait pas André Breton, qu’« une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous croyons voir »[13].


[1] André Breton, Nadja, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 645.

[2] Ibid., p. 749.

[3] Ibid., p. 727 et 697.

[4] André Breton, Alouette du parloir, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2008, p. 14.

[5] La photographie du mannequin du Musée Grévin cumule la fascination éprouvée par André Breton pour les objets oxymoriques et la transformation de sa signification (impudeur involontaire changée en « provocation » érotique) obtenue par les modalités de la prise de vue.

[6] Nadja, op. cit., p. 749.

[7] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.

[8] Nadja, op. cit., p. 746.

[9] André Breton, Alouette du parloir, op. cit., p. 7.

[10] Ibid., p. 7.

[11] Ibid., p. 6, 7, 8, 8, 10, 7.

[12] André Breton, Du surréalisme en ses œuvres vives, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 19.

[13] Paul Valéry, cité in Thierry Fabre, Préface à Houda Ghorbel /Wadi Mhiri, Ward & cartouches, exposition d’art contemporain, Galerie Espace Sadika /Sa’al éditons, La Marsa, 2016.

 

CC

Carl Einstein et le surréalisme

Carl Einstein et le surréalisme ‒ entre les fronts  et au-dessus de la mêlée
(Bataille, Breton, Joyce)

Par Klaus H. Kiefer

 

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1. Problèmes philologiques

Tout en espérant me faire comprendre dans votre belle langue, je me demande si mon compatriote expatrié et si difficilement rapatrié parlait mieux le français que moi puisqu’au fond de tous les problèmes que je vais discuter se trouve la langue, soit maternelle, soit étrangère, et en fin de compte la langue nous reste toujours « étrangère ». À ce propos, pensons aussi au langage de la littérature et de la peinture à peine traduisibles l’un dans l’autre comme Einstein dut finalement le reconnaître ; pensons encore au « langage des fleurs » – et des corps – que Georges Bataille étudia dans Documents dirigé par Carl Einstein[1]. La langue nationale marqua et marque encore la différence entre les civilisations européennes parmi lesquelles deux « clashs » fatals se sont produits du vivant de notre auteur. Pourtant, dans le contexte de l’avant-garde du XXe siècle, il y avait aussi d’autres chocs pas moins hostiles : par exemple, son « primitivisme » présuppose – pour citer Einstein – « le terrible choc de la colonisation » (all. BA 2, 401). Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je cite encore Einstein : « L’Europe colonise et l’on colonise l’Europe. » (W 4, 286) Aujourd’hui on la terrorise…

Vu le dynamisme historique et la complexité des rapports, la recherche ne peut pas se contenter des partis pris d’une seule personne, p. ex. d’André Breton[2], pour fixer qui est surréaliste et qui ne l’est pas[3]. La liste est flottante et hétérogène, on le sait ; de surcroît il y a des « surréalistes » partiels et il y en avait de tous les temps. C’est toute une « histoire des oracles » pour reprendre le mot de Fontenelle. Au lieu d’interprètes trompeurs, c’est à nous de discuter, et en principe à l’infini, ce qu’est le « surréalisme »… Le problème méthodologique est le suivant : peut-on utiliser un terme créé par un particulier ou un groupe comme terme technique et global qui ne reste toujours qu’une synecdoque, une partie du tout « impossible ».

2. Contacts ‒ multiples et manqués

Après avoir fréquenté Paris dès 1905, Carl Einstein s’y installe définitivement en mai 1928. Compte tenu de cette date, on ne peut pas parler d’émigration, et c’est pourquoi les spécialistes de l’« Exilliteratur » ignorent très souvent Einstein, mais lui, comme Walter Benjamin et pas mal d’autres intellectuels et artistes allemands d’origine juive ou « dégénérés » souffrent déjà dans les années 20 d’attaques de la part des nazis qui préparent leur prise de pouvoir. À Paris, Einstein reprend ses multiples contacts et avec enthousiasme poursuit un projet qu’il précise en août 1928 dans une lettre au Dr Reber, industriel et collectionneur (dont il est le conseiller) : Documents ; à Ewald Wasmuth il dit : « ma revue »[4] ! Malheureusement la genèse, l’essor et la fin de cette revue légendaire ont été faussés, notamment par ses collaborateurs mêmes, Georges Bataille et Michel Leiris, et leurs adeptes crédules quoique Denis Hollier[5] apparemment se fût ravisé grâce aux recherches de Liliane Meffre[6] et les miennes. C’est à Carl Einstein que Georges Wildenstein avait confié la direction de la revue, et c’est aussi Carl Einstein qui la marqua de son empreinte esthétique et ethnologique, y compris son « ethnologie du blanc[7] ». Apparemment, les conflits avec les jeunes loups de l’équipe « Documents », tel Bataille, le firent battre en retraite, et c’est Wildenstein qui suspendit le financement face à la crise économique. Donc, contrairement à ce qu’insinua Leiris, Bataille ne « fit », ni ne « défit » Documents[8].

La question se pose trop vite : Documents était-elle une revue surréaliste[9] ? D’après mes réflexions préliminaires, ce n’est pas une question de oui ou de non. Sans aucun doute, son envergure était d’une part plus ample, plus académique, donc d’apparence moins « révolutionnaire » ; d’autre part, la dissidence « matérialiste » de Bataille se faisait remarquer de plus en plus, de sorte que Breton craignait de perdre le « copyright » du mouvement. Il s’agit donc d’une guerre sur trois fronts : Einstein versus Bataille, Bataille versus Breton et Breton versus Einstein. Un quatrième front s’ajoutera plus tard.

Pourtant, tout avait si bien commencé. C’est, au plus tard, à son arrivée à Paris que Carl Einstein expédia un exemplaire de sa Sculpture nègre rue Fontaine, dédiée : « A André Breton – confrère courageux et qui conduit bien loin ses amis[10]. » (ill. 1)

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 1 : Carl Einstein : Negerplastik, dédié à André Breton

Mais Breton ne daigna pas répondre à ce contact, quoiqu’il se soit procuré, on ne sait pas quand, l’Europa-Almanach, d’ailleurs bilingue[11], édité par Carl Einstein et Paul Westheim en 1925, lequel comptait parmi ses contributeurs neufs « surréalistes »,[12] surréalistes avant la lettre puisque la préparation de l’annuaire avait commencé bien plus tôt que la fondation « officielle » du mouvement qui coïncide au premier « Manifeste ».[13]

Nico Rost témoigne que Carl Einstein a connu les premiers numéros de la « Révolution surréaliste » qui apparaissent à partir de décembre 1924. On peut croire qu’il connaît aussi le premier Manifeste, publié un mois auparavant, quoique Einstein ne le « cite » que dans son « étude ethnologique » sur André Masson en 1929 (dans Documents) peut-être à l’occasion de la deuxième édition : « C’est avec une grande timidité que nous commençons d’apprécier l’imaginaire comme dominante. » (BA 3, 26) ce qui fait écho aux réflexions de Breton :

C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. (OCBr 1, 316)

Pourquoi cette approche rarement s’y explicite chez Einstein ? Dans la fameuse lettre à Daniel-Henry Kahnweiler de juin 1923, où Einstein esquisse son esthétique « cubiste » (pour s’excuser d’une mauvaise manœuvre commerciale) il est toujours à la recherche d’« équivalents psychiques » (EKC, 48 = all. 139) afin d’ancrer l’art dans la vie sociale. L’idée de Breton d’une « interférence » (OCBr 1, 318) entre le rêve ou bien la folie et l’état de veille, fruit de sa découverte de Sigmund Freud, était apte à expliquer la production d’œuvres non imitatives et protéiformes chez Picasso, Braque et d’autres. « Répéter ou inventer ‒ il fallait se décider. » (K 3Me/St, 95 = all. K 1, 56) écrit Einstein dans  « L’Art du 20e siècle ». Ses affinités avec « la génération romantique » ‒ on le verra – vont se multiplier, mais aussi se différencier[14].

En ce qui concerne la proximité d’Einstein avec le surréalisme, j’ajoute une anecdote peu connue. En rentrant de Londres (probablement) via Paris, Einstein avait visité l’exposition de Joan Miró (qu’il connaissait bien) à la galerie Pierre en juin 1925. Citons une revue contemporaine : « Les deux salles de la galerie archipleines avaient débordé dans la rue. On buvait du champagne sur le trottoir. Tous les surréalistes étaient là […] »,[15] suivent les noms d’Aragon, de Breton, etc. Einstein nommé personnellement figure parmi les 500 visiteurs ; on ne sait pourtant pas si les surréalistes et Einstein se sont salués.

Einstein, qui, en 1926, avait la hardiesse de décréter ce que l’art du 20e siècle allait devenir dans le sillage du cubisme révolutionnaire, s’était enthousiasmé dès le début des années 20 pour un artiste à l’écart et que les surréalistes ne découvrirent comme un des leurs que trois ans plus tard : Paul Klee. Comment le partisan fervent du cubisme qu’était Einstein à l’époque pouvait-il estimer cet « enfant prodige » (« Märchenknabe ») ?[16] Or, c’est justement l’imagination créatrice chère à Breton qui fait dans la réflexion einsteinienne le chaînon manquant entre les antipodes Picasso et Klee[17], entre cubisme et surréalisme. Pourtant ni la monographie ni l’article sur Klee prévu pour Documents n’ont été réalisés, mais il est fascinant de voir comment, dans les trois éditions de L’Art du 20e siècle, les commentaires d’Einstein sur Picasso et Klee rivalisent pour aboutir à ce qui devrait être, d’après Einstein, l’esthétique « leader » des années-30. Pourtant, la datation a un sens fatal puisque le régime national-socialiste met en cause l’art moderne ; Goebbels avait beau se déclarer « expressionniste » dans son roman autobiographique Michael. Einstein, d’un jour à l’autre exilé, fait alors table rase de l’avant-garde tout entière, y compris le surréalisme bien sûr. Sa « Fabrication des fictions » est une furieuse polémique contre les artistes et intellectuels de l’avant-garde qui n’avaient pas su faire face au fascisme triomphant. Cette attaque équivaut à un véritable « suicide » puisque c’est bien lui, Einstein, qui avait « fait » l’art du 20e siècle, c’est-à-dire qu’il avait contribué de façon remarquable à son succès international.

Nonobstant, on reconnaît dans cette œuvre posthume et mal connue un fond commun avec les écrits « surréalistes » d’Einstein, en particulier son « Georges Braque » (ill. 2) qui paraît en 1934 en traduction française et avec la remarque critique « écrit en 1931-1932 ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 2 : Carl Einstein : Georges Braque, 1934

Donc l’auteur prend ses distances envers sa propre œuvre trop « idéaliste » et « subjective », et la « Fabrication des fictions » élaborée sans doute après 1933 et avant le départ d’Einstein pour l’Espagne au cours de l’été 1936 pour lutter contre le fascisme aux côtés des anarcho-syndicalistes (ill. 3), dans la fameuse colonne Durruti, apparaît comme une négation dialectique de l’avant-garde.

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 3 : Carl Einstein à Perpignan, 16 février 1939

Malheureusement il ne fut pas donné à l’auteur de former une synthèse, quoique l’idée de synthèse ne fût pas du tout dans le goût du critique, toujours « à la tête » des mouvements, comme l’écrivit plus tard son ami Benn[18]. Einstein, relâché du camp de Bassens en 1940 à l’approche des troupes allemandes et de la Gestapo, s’est suicidé peu après dans le Gave du Pau. Il se peut qu’il ait essayé de gagner la Côte d’Azur, encore en zone libre, soit pour rejoindre son beau-frère Gabriel Guévrékian, l’architecte du fameux jardin cubiste de la villa Noailles, qui s’était installé à Saint-Tropez, soit dans l’espoir de prendre le dernier bateau de Marseille pour les États-Unis.

3. Théorie ‒ textes ‒ images

Malgré ses efforts pour marquer l’art du 20e siècle de son empreinte, voire pour le « diriger » dans la bonne voie de Picasso ou bien de Klee, Einstein n’avait pas l’ambition de fonder une « école » quoiqu’il aimât à s’entourer dans son studio parisien d’artistes, d’intellectuels et de jeunes gens, tel Michel Leiris, qui parle de lui dans son Journal[19], et Georges Bataille, qui par contre n’en dit mot. Leiris, Kahnweiler, Masson, Klee et d’autres discutent et approuvent les idées d’Einstein[20]. Celui-ci partage avec André Breton la connaissance de la plus grande partie des peintres et sculpteurs d’avant-garde, dont je me contente de citer, parmi d’autres, Hans Arp, Juan Gris, Picasso, et Masson et Miró déjà nommés, auxquels il consacre de profondes études dans Documents. Pourtant, c’est une esthétique « surréaliste » intégrale qu’Einstein élabore dans son Georges Braque. Malgré ce titre, il ne s’agit pas du tout d’un « livre sur Braque », comme Einstein le confesse lui-même à Wasmuth en 1932 (all. DLA). Pourquoi ce titre trompeur qui empêcha qu’on prenne justement connaissance de ce livre, de surcroît mal traduit en français ? Certes, Braque était un ami intime d’Einstein, témoin de son mariage avec Lyda Guévrékian en 1932, mais peut-être les titres provisoires auxquels Einstein fait allusion dans ses lettres, « Réflexions » ou « Esthétique »,[21] apparaissent trop vagues pour l’éditeur dans la crise économique manifeste du début des années 30. (D’autres éditeurs français et anglais refusent carrément ses projets ; la version américaine de « Georges Braque » ne paraîtra pas à cause d’un éditeur frauduleux.)

En effet, on retrouve, dans Georges Braque, un problème de l’écriture einsteinienne depuis La Sculpture nègre : le manque de rapports concrets, analytiques, entre texte et image. Dans Georges Braque, l’artiste n’est qu’un exemple pour les idées einsteiniennes basées bien entendues sur une riche expérience esthétique. Autant on peut considérer La Sculpture nègre comme un manifeste cubiste, autant Georges Braque s’apparenterait à un manifeste surréaliste. Je ne doute pas qu’il soit pénible pour certains spécialistes du surréalisme de voir que la théorie de l’avant-garde contemporaine la plus élaborée ne se trouve pas chez Breton et ses amis, mais chez Carl Einstein, et surtout pas chez Walter Benjamin dont la contribution à l’interprétation du mouvement en question apparaît largement surestimée.

Pourtant Einstein ne parle du surréalisme, dans Georges Braque et ailleurs, que d’une façon assez méprisante : « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt » (BA 3, 324) ce qui a posé pas mal de problèmes aux traducteurs français. C’est Jean-Loup Korzilius que je cite : « “surréel” (terme ensoleillé par un idéalisme raté) » (GBKo, 86 ; cf. GBZi, 70). En accord avec Kahnweiler, Einstein blâme la « Kasernenorganisation » (EKC, 159 = fr. 75), la « discipline militaire » du groupe, et se moque encore en janvier 1939, dans une lettre expédiée d’Espagne, de ce qui serait bien « sur » ou bien « sous » la réalité (EKC, 107).[22] Constatons dans ce contexte que le sous-titre de la « Fabrication des fictions », rayé dans quelques-unes des copies conservées (ill. 4), est « Une défense du réel » (ill. 5), où le mot « réel » fait bien sûr allusion à « surréel ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 4 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 5 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Là où il aurait fallu dire « surréalisme » à juste titre, Einstein remplace fréquemment le mot par un terme forgé par lui : « génération romantique », et il conçoit même un « intervalle romantique » dans les tendances politiques du temps. « Georges Braque » se conclut sur un credo surréaliste par excellence : « Le mythe a été réintégré dans le réel, et la poésie devient l’élément originel de la réalité. » (GBKo, 164).[23]

Le réveil a dû être terrible si on lit ce passage et pas mal d’autres à la lumière des événements de 1933 et suivants. Je cite un autre passage du dernier chapitre de Georges Braque qui apparaît comme un « mauvais message » (titre de l’unique drame d’Einstein de 1921) :

L’accentuation romantique de l’irrationnel implique une régression vers un état primitif et même, si l’on veut, vers un état de barbarie. Enfin nous ne nous contentons plus de sublimes déductions et d’une superstructure cultivée à l’excès qui exclut les forces fondamentales de l’homme et des événements. Un besoin de destin et d’obsession nous porte à nouveau. (GBKo, 164)

De ce point de vue, les aberrations d’un Benn ou d’un Heidegger face aux national-socialistes semblent moins surprenantes. Le « nous » d’Einstein est fatal, mais c’est tout de même avant 1933 qu’il prit ses distances envers le biologisme (« medizinerei »)[24] de son ami berlinois tout en considérant en même temps la publication récente du philosophe, « Vom Wesen des Grundes »[25], comme un jeu de mots vide de sens. Mais a-t-il vraiment évité le piège idéologique avec ses appels aux intellectuels et artistes pour qu’ils se soumettent aux « contraintes » politiques ‒ trop vaguement définies comme « mythiques » ou « totalitaires » ? Là aussi, la « Fabrication des fictions » est plutôt une poursuite de Georges Braque qu’une rupture bien intentionnée[26]. La tentative de faire valoir le fascisme grandiose et « latin » contre l’hitlérisme stupide et « nordique » à l’occasion de l’exposition parisienne de l’art italien en 1935 ‒ un an après le fameux discours de bienvenue de Benn sur « son excellence » Marinetti (SW 4, 117ff.) ‒ révèle tout le dilemme d’Einstein.[27] Il ne lui resta qu’à partir pour la lutte armée antifasciste en Espagne ‒ et, je le cite, ‒ « sans dire un mot » (EKC, 106). À nous de discuter pour savoir à quel point le « mythe collectif » (OCBr 2, 439), soit romantique soit communiste, propagé par Breton encore en 1935, est impliqué dans cet horizon sinistre. Ne pourrait-on pas soupçonner les dictatures européennes, y compris l’Union soviétique, d’avoir fait à leur façon ce dont les surréalistes et Einstein ne faisaient que rêver ? Le mythe n’était pas libérateur ‒ « le mythe mentit » (« die Mythe log », SW 1, 205), ainsi « parlait » Benn en 1943, et souvenons-nous de Fontenelle…

À côté de « mythe », il y a une bonne douzaine d’autres mots-clefs du surréalisme comme, par exemple le fameux « automatisme psychique » que Carl Einstein s’approprie. Ces mots eux aussi sont le plus souvent traduits par Einstein en allemand et intégrés dans son propre discours qui pourtant évolue dans un autre sens que celui des surréalistes, c’est-à-dire vers une histoire culturelle intégrale, en laissant la polémique de côté : l’agresseur se place au-dessus de la mêlée. Par ce transfert, les mots-clefs du mouvement surréaliste obtiennent une dimension plus vaste, universelle[28].  « L’art du 20e siècle [donc pas seulement le surréalisme] a été dominé par l’automatisme passif. » (FF, 140) De façon analogue, la découverte assez dilettante de l’art nègre en 1915 avait entraîné la revalorisation de tous les arts primitifs, c’est-à-dire une rupture avec le canon classique. Ce renversement se reflète dans la collection du Dr Reber où des Picasso voisinent avec des œuvres d’art des Cyclades : « Reber considère l’art moderne sub specie aeternitatis. » (BA 3, 122) C’était là, déjà, toute la gamme thématique de Documents.

Des milliers de notes, de brouillons, d’exposés, tant en allemand qu’en français, se trouvent dans le fonds dit « Parisien » d’Einstein, caché chez Braque pendant l’Occupation. Ni le « Manuel de l’art », avec un « Dictionnaire des terminologies techniques », ni l’« Histoire de l’art » ni le « Traité de la Vision » n’ont été réalisés. Il va de soi que Carl Einstein, disparu à l’âge de 55 ans, avait encore beaucoup à dire. ‒ Revenons à l’exemple révélateur du discours surréaliste, celui de l’automatisme psychique (OCBr 1, 328) pour mettre en relief la définition einsteinienne. Il est d’accord pour élever l’automatisme « au rang de moyen essentiel [mais pas absolu !] de la recherche et de l’invention » (K 3Me/St, 199 = all. K 3, 124) et, comme Breton, il juge risqué, voire masochiste, ce que Baudelaire évoque déjà dans « Les Fleurs du mal » : « Plonger au fond du gouffre […] pour trouver du nouveau » (OCBau 1, 134). Pour Einstein, l’artiste parcourt nolens volens ce « drame de la métamorphose » (BA 3, 223) et revient à la « surface » du conscient, pour ainsi dire, grâce à la censure tectonique ; il crée une « Gestalt » et par cela peut communiquer avec le public. Einstein réuni dans le terme « censure tectonique » l’influence de son ancien professeur d’art Heinrich Wölfflin et de Sigmund Freud, ce « vieux romantique » (BA 3, 643), à qui il reproche pourtant son attitude négative (BA 3, 382) non seulement envers l’inconscient plein de refoulements, donc de malheurs, mais aussi envers la censure elle-même qui installe ou réinstalle le règne de la logique conventionnelle dans un dynamisme innovateur[29].

Passons de la théorie de l’art à la pratique littéraire d’Einstein par un terme non plus créé par lui, mais défini à sa façon : celui de « psychogramme » (en français et en allemand) ; synonyme d’« écriture spontanée » (BA 3, 27), donc tout près de l’automatisme psychique. Breton ne limitait pas, il est vrai, cette fonction mentale à un art particulier (OCBr 1, 328) ; chez Einstein pourtant le composant « gramme » qui veut dire « graphique » voire « littéral » se fait remarquer puisque l’écriture se sert d’une part de signes arbitraires,[30] qu’elle utilise, d’autre part, pour contrôler l’afflux des hallucinations. Le pschogramme donc décrit une dialectique entre « informe » et « tectonique », entre « dionysiaque » et « apollinien » pour reprendre la fameuse opposition de Nietzsche. D’emblée Einstein déclare Braque « poète ».[31] Par contre il polémique contre les poètes proprement dits qui « boitent […] lamentablement à la remorque de la peinture » (EKC, 48 = allm. 139). Dans sa lettre à Kahnweiler de 1923, déjà citée, Einstein lui-même se déclare confirmé par les cubistes dans l’écriture de « Bebuquin » qui naît en même temps que les « Demoiselles d’Avignon ».[32]

Alors deux questions se posent : (a1) Faut-il parler dans son cas de textes cubistes ou de textes surréalistes ? et (b1) quel est le style littéraire d’Einstein lui-même ? Bien entendu ces deux questions sont mal posées. Il vaut mieux les transformer et les restreindre. Laissons tout d’abord de côté la littérature « cubiste » qui entraînerait des réflexions sans fin, pour aboutir à la question (a2) convenable : qu’est-ce qu’Einstein reproche exactement aux poètes et écrivains surréalistes ? Et (b2) y-a-t-il des auteurs à qui on pourrait associer Einstein, à qui ressemble-t-il ? On pourrait ajouter deux questions supplémentaires : Quels sont les confrères qu’il estime ? Dans quel milieu est-il estimé lui-même ? Pour être bref, je me limite aux environs de 1930 puisque l’admiration du jeune Einstein pour la littérature française et surtout pour André Gide est trop vaste. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce que j’ai nommé « visuelle Wende » à l’occasion du colloque Carl Einstein à Munich 2001.[33] Cet « iconic turn » du jeune critique littéraire qu’était Einstein en critique d’art s’explique grâce à l’essor de la peinture cubiste qui a pris la tête de l’avant-garde. Certes Einstein doit reconnaître que le matériau de l’art plastique est plus « flexible », plus « prompt » à l’innovation ; pourtant il reproche aux poètes et écrivains – je reviens à la question (a2) – de trop respecter la grammaire, d’être esclave du langage qui impose ses structures, sa masse héréditaire, son pouvoir mortifiant. (« Lingua » est un leitmotiv de « BEB II ».[34]) On se rappelle combien Breton a respecté la syntaxe pendant toute sa vie : « […] je me défie à l’extrême de tout ce qui, sous couleur d’émancipation du langage, prescrit la rupture avec la syntaxe. »[35] Le seul poète surréaliste qu’Einstein nomme dans L’Art du 20e siècle c’est Benjamin Péret dont il apprécie Le Grand Jeu comme « l’entreprise la plus audacieuse » (K 3Me/St, 202 = all. K 3, 126) du groupe.[36]

Or, la déviance grammaticale est un mauvais critère pour juger de la valeur d’une œuvre littéraire. L’agrammaticalité, en particulier en ce qui concerne les « erreurs » de syntaxe, n’est pas la même dans toutes les langues. Sans doute la tolérance du français à ce sujet est plutôt faible comparée aux langues germaniques. De toute façon, il y a un auteur à l’écart du surréalisme français qu’Einstein apprécie sans réserve, ce qui est rare ; c’est James Joyce. En effet, la seule suite fragmentaire du Bebuquin publiée du vivant de l’auteur et dont L. Meffre n’ose  même pas traduire le titre provocateur « Schweißfuß klagt gegen Pfurz in trüber Nacht » (ce qui donne approximativement : « Pied infect se plaint de Pet dans la nuit sombre »)[37] ressemble à Ulysses ou même à Finnegans Wake en particulier par l’usage du monologue intérieur, des allusions mythiques, des jeux de mots, etc.[38] On ne peut pas parler d’influence puisque Einstein ignorait l’anglais, et Finnegans Wake était encore un « work in progress »,[39] mais le texte parut dans plusieurs livraisons de la revue transition éditée par Eugène Jolas, ami d’Einstein et grand admirateur de Joyce[40]. Vu l’enthousiasme du trilingue Jolas pour l’écriture expérimentale de Finnegans[41], il est inimaginable que les deux confrères n’aient pas discuté exhaustivement de la prose joycienne lors de leurs rendez-vous à Paris ou à Colombey-les-deux-Eglises où Jolas habitait. Jolas n’adore pas seulement le romantisme allemand, mais aussi les expériences linguistiques depuis la « Wortkunst » expressionniste et Dada. Il écrit lui-même des textes qu’on pourrait qualifier de surréalistes, des « paramyths » pleins de néologismes souvent multilingues et de transformations grammaticales et il traduit Bebuquin (chapitre VI),[42] « Design of a Landscape »[43] et d’autres textes d’Einstein pour transition.

À partir de 1927 les surréalistes lui accordent la traduction de bon nombre de leurs ouvrages de sorte que « transition » – je cite Jolas – « became mistakenly known as the American Surrealist review ».[44] Par contre, les rapports entre Joyce et les surréalistes étaient nuls, voire hostiles.[45] Donc il y a un quatrième front ouvert par James Joyce contre le surréalisme tout entier. Jolas en tant que reporter et éditeur est nécessairement plus généreux : « I was a friend of some of the Surrealist poets and artists, but I never was an official adherent of their principles. »[46] Il crut pouvoir distinguer son « romantisme blanc » « vertigraliste » du « romantisme noir » de Breton et des siens. ‒ Einstein, lui, restait pour Jolas toujours un « Expressionist writer ».[47] Pour désigner le style einsteinien, c’est un compromis au moins discutable. Bien qu’Einstein ait pris ses distances envers ses confrères expressionnistes – « braillards lyriques » (« lyrische Schreihälse » (BEB II, 35) – on ne peut pas négliger cet héritage. J’aimerais pourtant caractériser le « poème long »[48] d’Einstein « Entwurf  einer Landschaft » (ill. 6, « Esquisse d’un paysage ») publié par Kahnweiler en allemand en 1930 avec un mot que l’auteur attribue à Benn dans sa critique bienveillante faite deux ans plus tôt : « égoïsme hallucinatoire » (all. BA 2, 504).

 

Carl Einstein
Carl Einstein

Carl Einstein
Carl Einstein
Ill. 6

 

Ill. 7 : Gaston-Louis Roux : C E joue au football avec sa tête

 

 

Est-ce du surréalisme ou pas ? (ill. 7)[49] Mais il faut rapprocher la prose einsteinienne davantage du côté de chez Joyce. Là où il déforme et fragmente, on pourrait parler de « cubisme » – Kahnweiler[50] le fait –, mais la barrière du genre plastique est même plus haute que celle du langage.

Quand la crise économique et le Troisième Reich fermaient toutes les portes à l’exilé, Einstein dut se résigner ; il note le 18 février 1933 : « […] jamais je ne serai chez moi dans la poésie française ; car je rêve et raisonne en allemand. » (all. CEA) La langue maternelle lui manque « comme du pain ».[51] Einstein ne s’est jamais déclaré surréaliste, et certainement il n’avait pas non plus l’ambition de Dalì d’être « le surréaliste le plus surréaliste »,[52] mais en tant que critique et théoricien de l’art il a aussi bien assimilé, puis transcendé le cubisme que le surréalisme, de sorte qu’on pourrait bien l’ériger « sit venia verbo » en « sur-surréaliste »… B. J. Kospoth affirme : « People who are mystified by some modern books and pictures, such as James Joyce’s ‘Work in Progress’ and Georges Braque’s [surrealist] paintings, are advised to study Carl Einstein’s philosophy of art. »[53] « Georges Braque » et les travaux inachevés des années 30, et même la « Fabrication des fictions » autocritique, élèvent les provocations innovatrices du mouvement surréaliste au niveau d’une esthétique générale, basée sur l’ethnologie. Donc Einstein n’était ni surréaliste ni rebelle ou dissident du surréalisme au sens étroit ‒ ce qui présupposerait d’ailleurs une « orthodoxie » ‒, il était tout simplement « à la tête » de l’avant-garde intellectuelle et artistique du 20e siècle pour reprendre le mot de Gottfried Benn.

Ludwig-Maximilians-Universität München

Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

fr.= français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992

Illustrations

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du « refus africain »(Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de ‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.   http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les sources, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : « A New Philosophy of Art », in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fonds Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. Michel Leiris : De Bataille l’impossible à l’impossible Documents, in : Critique, année 15, vol. 19 (1963), n° 195/196 : Hommages à Georges Bataille, pp. 677-832, p. 693.

[9] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[10] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[11] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[12] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[13] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[14] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[15] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[16] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[17] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[18] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[19] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[20] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[21] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[22] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[23] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[24] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[25] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[26] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[27] Article non publié (CEA).

[28] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[29] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[30] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[31] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[32] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[33] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[34] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[35] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[36] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[37] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[38] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[39] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte paraît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[40] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[41] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[42] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[43] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[44] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[45] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[46] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[47] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[48] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[49] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[50] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[51] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[52] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[53] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

 


Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

  1. = français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992


Illustrations

 

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du „refus africain« (Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de

‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.          http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les soures, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : “A New Philosophy of Art”, in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fond Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[9] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[10] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[11] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[12] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[13] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[14] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[15] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[16] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[17] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[18] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[19] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[20] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[21] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[22] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[23] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[24] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[25] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[26] Article non publié (CEA).

[27] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[28] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[29] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[30] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[31] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[32] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[33] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[34] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[35] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[36] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[37] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[38] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte apparaît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[39] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[40] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[41] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[42] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[43] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[44] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[45] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[46] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[47] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[48] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[49] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[50] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[51] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[52] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste de l’« écolière ambiguë »

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste
de l’« écolière ambiguë »

par Annie Richard

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Gisèle Prassinos s’est éteinte le 15 novembre 2015 : cet exposé en ces journées d’étude consacrées aux « Rebelles du surréalisme » tient de l’hommage ou du tombeau dans le double sens de monument littéraire et d’éloge.

Ce sont les vers de Mallarmé à propos d’Edgar Poe qui me sont venus spontanément à l’esprit : « Tel qu’en lui même enfin l’éternité le change… », « la change », en l’occurrence, pour Gisèle Prassinos.

Avec Poe, Mallarmé, nous sommes évidemment sur le chemin du surréalisme et tout autant, sur le chemin d’une quête de dévoilement d’une œuvre mal comprise.

1– Rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste.

« Rebelle du surréalisme », Gisèle Prassinos l’est dans un premier sens : celui d’une rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste tel qu’il est constitué autour d’André Breton en 1934 quand la jeune Gisèle de 14 ans est reconnue poète par le groupe, d’une manière proprement officielle soit, selon la définition du Robert, « dont le caractère authentique est publiquement reconnu par une autorité qui en a la garantie, la caution ».

En effet, il s’agit pour les textes de Gisèle Prassinos d’un mode exceptionnel d’accueil.

Les circonstances de la rencontre ont été maintes fois évoquées : le frère de Gisèle, le peintre Mario, de 4 ans son aîné, transmet à André Breton, par l’intermédiaire de son ami Henri Parisot, les textes que sa jeune sœur écrit pour « s’amuser »[1]. Elle est alors « convoquée »[2] chez Man Ray :

« Oui, André Breton voulait s’assurer que ce n’était pas une supercherie. Avec Mario et Henri Parisot, nous sommes allés chez Man Ray et j’ai écrit devant eux avec la facilité que j’avais à cette époque. Et ils ont été satisfaits. »

On connaît la suite : Man Ray fixe l’événement par une photographie célèbre illustrant la publication de la plaquette parue chez GLM en 1935, La Sauterelle arthritique. Sont présents sur la photo, outre Mario et Henri Parisot, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et René Char. Suivront les publications dans les revues et chez les éditeurs prestigieux, qui font de Gisèle Prassinos un auteur choisi du cercle restreint des bibliophiles.[3]

Moment solennel s’il en fut, propre à impressionner « la petite fille » :

« Ils m’écoutaient tous d’un air recueilli, sans un mot, sans un geste. Ils m’impressionnaient… »[4]

La signification de ce moment dans le mouvement surréaliste est bien connue : le médium de la photo est privilégié à cause de la technicité de l’enregistrement similaire à l’automatisme recherché dans l’écriture[5]. La rencontre est de l’ordre du merveilleux[6].

La photo-preuve, photo-document témoigne de l’existence de l’écriture automatique au moment où ses productions s’avèrent quelque peu décevantes. Ce qui conforte l’hypothèse de son existence est une corrélation de taille : entre l’écriture automatique telle qu’elle apparaît sous le regard de voyants et cette toute jeune fille, Gisèle, dont l’image renvoie à la figuration de l’écriture automatique, l’allégorie de la couverture de la Révolution Surréaliste du 1er octobre 1927, celle de « l’écolière ambiguë[7] ». Man Ray fait d’ailleurs une autre photo de Gisèle avec le regard en coulisse[8], rappelant l’attitude de « l’écolière » écrivant sur un pupitre, non pas penchée sur sa feuille, mais de face et les yeux tournés vers un ailleurs d’où lui vient sans doute ce courant de l’écriture qui la traverse. Voici confirmé le lien privilégié, « naturel », entre ce mode qui échappe à la raison et l’éternel féminin qui ne peut mieux s’exprimer que du côté de la « femme-enfant », nouveau mythologème dans la tradition de la très jeune et innocente perverse, maintes fois illustrée par les symbolistes notamment Gustave Moreau apprécié par André Breton, sous les traits de Salomé[9].

Mais loin de satisfaire l’adéquation rêvée par les surréalistes de suppression par la prise immédiate, des filtres entre l’objet et le sujet, la photo est toujours une « parole d’un ou plusieurs sujets et donc amorce de fiction »[10]. Celle-ci illustre « une surenchère du masculin » comme la photo célèbre des « sérieux messieurs soigneusement costumés » autour de Simone Breton à la machine à écrire[11]. C’est visiblement ici une parole de groupe comme imaginaire spécifique d’un moment clef, fondateur qui pointe l’ambition ontologique du surréalisme visant dans les manifestes un au-delà du champ littéraire et artistique

Que signifie « entrer en surréalisme » dans ces conditions ?[12] Sous ces auspices, « entrer » » se charge d’une dimension existentielle : même pour un simple passage, limité, voire involontaire, dans la mouvance surréaliste, le rattachement au groupe fait figure de moment décisif et sans retour. Ce moment est explicitement gravé dans le marbre, en l’occurrence, « le monument impérial à la femme-enfant » selon Salvador Dali évoqué par André Breton dans la notice consacrée à Gisèle Prassinos dans Anthologie l’Humour Noir.[13]

L’épreuve de Man Ray collaborateur du groupe participe de l’élaboration de l’histoire du surréalisme : la présence de la photo dans la plaquette de consécration La Sauterelle arthritique, associée à un réseau de textes, à commencer par la préface de Paul Eluard puis la notice d’André Breton consacrée à Gisèle Prassinos dans Le Feu maniaque,[14] reprise dans Anthologie de l’Humour Noir, contribue pour une grande part à construire la réception de l’œuvre. Loin de mettre sur la voie de l’identité singulière du « qui suis-je ? », on est dans « les femmes-fantômes du surréalisme »[15] : il s’agit d’un processus habituel de pensée typologique des surréalistes à propos du féminin,[16] mais l’œuvre de Gisèle Prassinos porte un poids particulier dans le grand récit du mouvement surréaliste, associée à l’écriture automatique, au mythe de la femme-enfant et d’Alice II[17]. J’ai pu mesurer en tant que critique, l’efficacité de ce contrôle durable de la réception de l’œuvre : ainsi de la présentation du film de Fabrice Maze, « André Breton, malgré tout », illustrée par la photo célèbre de Man Ray dont la légende énumère le nom des hommes sans mentionner celui de Gisèle Prassinos devenue « accessoire, transparente, sans nom[18] ».

L’attitude des surréalistes est à l’avenant, d’une écrasante logique : quand Gisèle Prassinos revient à l’écriture par le récit d’enfance, on pourrait attendre du groupe la vindicte coutumière qui stigmatise les trahisons, pourquoi pas celle du péché majeur d’écrire des romans ? Rien cependant, aucun rappel du nom ne mentionne celle à qui « ils avaient interdit de lire pour éviter les influences[19] ». Dans une stratégie de contrôle de la réception, seul le silence a le pouvoir d’effacer la maturité d’Alice, d’éterniser la femme-enfant « cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que sur elle le temps n’a pas de prise[20] ». Le passage à la maturité pour tout enfant prodige est certes un seuil difficile à franchir, mais le cas de Gisèle Prassinos est « unique » pour parler en écho de la grande voix d’André Breton : « le ton de Gisèle Prassinos est unique, tous les poètes en sont jaloux… »[21]

La prise de conscience par l’artiste de l’épaisseur de discours dans laquelle l’œuvre est prise, comprise, définie et éternisée est la première étape de la rébellion, rébellion concrète, vécue avant d’être conceptualisée sous forme d’un récit de la séance de pose[22] :

« Le moment de poser pour la photographie. Il fallut prendre des attitudes très naturelles, ce qui était difficile. »

L’analyse viendra a posteriori, sous forme de jugements égrenés au cours d’entretiens[23] qui constituent en quelque sorte un contre récit historique de son rattachement « officiel » au surréalisme :

« Je n’étais pas encore lucide, mais je sentais que j’illustrais leur théorie : ils m’étaient tout à fait étrangers. C’étaient des messieurs savants qui ne s’adressaient pas vraiment à moi » (Lunes).

Se fait jour en même temps la reconnaissance d’un esprit surréaliste qui l’anime et prend source dans sa vie : « Je suis née surréaliste », « les surréalistes ne m’ont rien inculqué » (Europe).

Le surréalisme est associé à l’enfance, au compagnonnage de création avec le frère Mario dans leur famille de réfugiés grecs que domine la figure du père, érudit, peintre, ancien directeur de la revue Logos à Istanbul, avec ses tantes, sa grand-mère, sa mère morte quand elle a 7 ans :

« Famille d’exilés malheureux qui devaient travailler très dur. J’ai l’impression que nous avons voulu tous deux nous échapper de cette famille que nous adorions, mais qui parlait trop de sacrifices ». (Lunes)

L’écriture automatique ? « Je n’écrivais pas n’importe quoi… ». (Europe)

Femme-enfant ? « Je n’ai jamais compris cela, femme-enfant, ils voulaient dire « femelle-enfant, enfant de sexe féminin. Or moi, j’étais une petite fille… ». (Lunes)

La rébellion chez Gisèle Prassinos est identitaire sous le signe du clivage, entre la Gisèle Prassinos reconnue légitimement, intemporellement surréaliste et l’artiste surréaliste en devenir. Il faut ainsi considérer comme un acte de rébellion, le texte qu’elle écrit spécialement pour la rétrospective de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris : « Passage à l’acte conscient d’écrire. »[24]

C’est à ce prix sans doute que son retour à l’écriture renoue avec l’esprit surréaliste : Le Rêve[25], les nouvelles du recueil Le Cavalier[26] sont sous le signe de l’étrange, Le grand Repas est un roman surréaliste[27] dont la qualité poétique résulte d’une tension ou, dans le langage de la musique, très présente dans le roman, un mode tenu entre conscient et inconscient, entre réalité et rêve. Continuer dans la voie surréaliste, dans l’esprit surréaliste, sans être partie prenante du mouvement, ne la rapproche qu’en apparence d’autres dissidents tel André Masson qui gagne, avec la rupture, la liberté : la gageure est tout autre de trouver sa voie propre sous l’égide maintenue du mouvement constitué qui la fige à une place choisie et immuable.

Exister en tant qu’artiste exige donc dès le départ une transgression vitale, dont la portée dépasse le champ littéraire et artistique : s’engager dans la voie d’une maturité d’Alice II, c’est se situer d’emblée dans l’espace symbolique du Masculin/Féminin[28]. La rébellion soulève une question de clivage identitaire entre image reçue et individualité créatrice qui vaut certes pour toutes les femmes surréalistes engluées dans une typologie féminine, mais Gisèle Prassinos se situe à un extrême de ce clivage où la quête existentielle n’a d’autre voie de sortie, à son corps défendant, que la subversion genrée.

L’enjeu majeur du genre dans le mouvement surréaliste, avec la centralité de l’écriture automatique associée à l’éternel féminin de la femme-enfant renvoie à l’enjeu majeur du grand récit culturel qui l’englobe, où Gisèle Prassinos doit conquérir sa place d’artiste.

 Cela contribue à donner, nous le verrons, une coloration très particulière, peu attendue, à cette subversion, qui pourrait être qualifiée de subversion tendre, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, une ampleur, une portée que nous essaierons, dans un dernier temps, d’apprécier.

2– La subversion genrée.

La reconnaissance de poète en tant que femme-enfant s’inscrit dans le grand récit culturel de partition du masculin et du féminin, telle une loi « naturelle » consentie qui conditionne l’harmonie familiale. Les surréalistes qui l’ont accueillie « les messieurs savants » renvoient au prestige du père tel qu’il est évoqué dans le récit d’enfance Le Temps n’est rien par lequel elle revient à l’écriture en 1958. La partition sexuée familiale de tradition orientale, dont les traces transcendent les époques et les civilisations[29], place les hommes du côté de l’esprit tandis que les femmes se vouent au bien-être domestique, complètement investies en l’occurrence, à cause de leur situation de réfugiés, dans les tâches matérielles et notamment la couture. Le père Lysandre contribue au travail alimentaire collectif, mais il garde sa « chambre sanctuaire »[30] lieu de l’esprit et transmet naturellement l’héritage intellectuel et artistique à son fils[31].

Dès cette époque cependant, Gisèle est rebelle « sans chercher »[32] en transcendant les limites des rôles sexués qui s’évanouissent comme par enchantement dans le temps des jeux créatifs principalement avec son frère – « j’étais garçon-fille et lui, fille-garçon[33] » et aussi avec son père : monde intermédiaire dont la tonalité ne peut être aussi qu’intermédiaire, entre ferveur sans briser l’harmonie primordiale et lucidité sans perdre La vie, la Voix[34], ce qui donne à sa rébellion une coloration inattendue, en fait une subversion tendre. Elle connaît le sésame de ces espaces, l’humour, ce ton de l’intenable, rire actuel qui traite de sujets graves : au récit sacré d’enfance Le Temps n’est rien, répond presque vingt ans plus tard, le récit familial burlesque de Brelin le Frou ou le Portrait de Famille[35], illustré d’une série de 12 dessins et tentures[36].

C’est cette création qui, selon les propos mêmes de Gisèle Prassinos, donne l’impulsion nécessaire à la continuation de l’œuvre, au-delà de la vague romanesque et poétique qui suit Le Temps n’est rien[37]. Viennent alors vingt années d’écriture de poèmes et d’« artisanat », selon sa propre appellation : œuvre à deux faces, une poétique, grave, de recherche du temps perdu[38] et une ludique, jouissive, de tentures-tableaux en feutrine et bonshommes en bois. Elle reviendra ensuite à la nouvelle[39] et finalement au dessin. C’est le geste créatif qui transforme les choses, trouve un chemin de rébellion, continuer à créer dans sa maturité en restant fidèle à son surréalisme d’enfance : l’œuvre en effet donne, à voir et à lire, l’élaboration de l’artiste « idéal »[40] depuis le surréalisme originaire des plaquettes et notamment de Calamités des origines, livre d’artiste fait avec Mario jusqu’au surréalisme original de Brelin le frou, l’artiste tel qu’elle l’écrit, le dessine et le coud à la fin du livre[41], artiste affranchi des limites identitaires génériques au double sens de genre littéraire et gender. L’artiste idéal est à lui-même son propre tableau, enfoui dans une de ces robes évocatrices du Moyen-Orient de coupe sobre aux manches en « ailes d’oiseaux » aux motifs ornementaux géométriques lisibles comme une autobiographie tel que tout peintre le cherche derrière le miroir : au-delà des déterminismes sociaux et psychiques de « son montage constitutionnel [42]». les signes arborent les associations rêvées, « idéales », tels les emblèmes sexuels mâles coexistant avec les symboles féminins du triangle pubien peut-être en guise de barbe et la corne de bovidé des déesses antiques, symbole de fertilité.

Or Brelin, artiste des « tentures-tableaux » – en abyme de l’artiste Gisèle Prassinos, qui signe GP les tentures de Brelin – est manifestement rebelle du surréalisme, dans un double sens : rebelle d’abord contre le silence du mouvement officiel, en restant fidèle à la source des jeux insolents de l’enfance du surréalisme de l’œuvre ; rebelle ensuite du surréalisme même, au niveau de « l’essor de la pensée »[43] dans le déploiement des tentures-tableaux, notamment ceux que j’ai rassemblés dans La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos[44].

Brelin le Frou correspond à ce premier temps de la rébellion que l’on peut appeler paradoxalement, de continuité, avec l’esprit surréaliste de son histoire propre d’artiste, son histoire familiale. Brelin rebelle, mais sans guerre, sans bellum, soucieux-soucieuse du lien, allergique à la rupture, inspire une recomposition du Portrait de famille, sous-titre de Brelin le Frou.

Au départ, il y a une image automatique, comme le premier vers du poème que Gisèle Prassinos trouve en marchant : dans cette image, elle découvre un savant et entreprend de raconter sa vie. La narratrice se présente dans la préface comme en « voyage d’études » en « Frubie Ost situé entre la Bronze septentrionale et l’Hure orientale[45] » elle découvre à l’illustre Bersky, le savant, un frère aîné, artiste, le frou « vieillard entre 90 et 95 ans[46] » qui va consacrer sa vie à fixer l’histoire familiale en fabriquant des tentures-tableaux dont la signature GP fait écho à la signature de la narratrice ethnologue et au nom de l’autrice du livre Gisèle Prassinos : jeu de masques posés sur le visage à deux faces de Gisèle Prassinos, du côté de l’image et du côté du texte, association qu’elle pratique depuis ses débuts.[47] Dans Brelin le Frou, la symbiose baroque fondée sur le déguisement et la métamorphose, produit la recomposition en images et en mots du portrait familial[48]. L humour appuyé par la note[49] en souligne globalement l’aspect soudé et sexué à partir de la disproportion de la stature du père et celle de la mère toute petite.

L’exécution des tentures est accomplie en réalité, en surréalité par l’artiste idéal au-delà des clivages. Le livre ouvre un chemin d’hybridation que seul l’humour peut maintenir grâce à la parodie : tableaux promus chef d’œuvres effectivement inscrits dans leur facture dans la grande tradition picturale, depuis le dessin préalable reproduit par l’éditeur dont les proportions traduisent un souci manifeste de composition jusqu’au choix des couleurs et des matières, fusion du peintre et du tapissier, bien distincts dans la carrière de Mario qui a si continûment peint des cartons destinés à la reproduction en tapisserie. La transgression majeure est l’audace d’allier ce genre éminemment pictural au cousu vestimentaire, sans égard pour la frontière entre art et artisanat : en effet les formes découpées dans un tissu coloré, feutrine choisie pour sa qualité de couleur et assemblées, voire rebrodées, l’aiguille à la main, évoquent les patrons utilisés pour la confection des robes dont les femmes ont toujours fait un lieu d’expression personnelle et de créativité[50] et qui fournira le style de vêtement, source de l’unité de l’ensemble des tableaux cousus. Monde suspendu au propre et au figuré entre travail de peintre et travail de la couturière, entre le monde des hommes et le monde des femmes de son enfance. La surface de l’œuvre, le matériau même du tissu est en soi une véritable interrogation identitaire qui porte sur la dialectique du visible et de l’invisible, de la surface de l’œuvre et du moi profond, sorte de « peau du tableau »[51] comme métonymie du moi de l’artiste rompant avec la solution institutionnalisée de la matière comme peinture et couleur.

La liberté transgressive de Brelin peut désormais déboucher sur la Révolution surréaliste, celle de la fameuse « écolière » plus « ambiguë » que jamais, Gisèle Prassinos.

3– De la rébellion à la révolution

Au terme de ce parcours s’impose à nouveau la couverture de « La Révolution surréaliste » avec la figure de l’écolière en tablier noir, assise devant un pupitre, munie d’un porte-plume et prête à écrire sur un cahier ouvert, effrontément maquillée et coiffée à la garçonne, le point sur la hanche et les genoux relevés le plus haut possible en appui sur un tabouret. En palimpseste apparaît l’image photographique de la petite fille à l’allure modeste, Gisèle Prassinos, devant le groupe initiateur de cette « révolution surréaliste », les yeux baissés sur son texte et dont le point commun avec l’« écolière » est le col Claudine dont elle habillait encore ses poupées au moment de la photo, décliné par les tantes en ce large col blanc ornant la robe confectionnée pour l’occasion. Une nouvelle métamorphose s’opère, inattendue, avec toute la charge énigmatique de l’autoportrait, celle du « Portrait idéal de l’artiste », Brelin.

Au terme de ce chemin transgressif, nous trouvons, associée à l’image de « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias Brelin, non pas l’écriture automatique, vision réductrice d’ailleurs a posteriori du mouvement surréaliste, mais bel et bien la Révolution surréaliste, titre principal désormais lié à la révolution silencieuse, individuelle de l’artiste. Passer de la rébellion à la révolution, n’est-ce pas, non pas casser, détruire, selon l’acception d’ordre émotionnel qui lui est habituellement attachée, mais avant tout poser des questions fondamentales au sens propre, à savoir sur les fondements mêmes de l’ordre, en l’occurrence de l’ordre sexué, au niveau symbolique ? En parodiant Duchamp, ce que nous allons examiner pourrait s’intituler la « Mise à nu par l’écolière ambiguë du surréalisme, même » : par le franchissement en Brelin du cloisonnement identitaire le plus ancré, celui du genre, l’« écolière » en devenir peut dorénavant recomposer le substrat culturel et sacré des grandes figures parentales ressassées de la peinture d’histoire et opérer ainsi la mutation de notre espace symbolique. Quand on demandait à Gisèle Prassinos de quand datait la période des tentures-tableaux, elle disait spontanément, en dépit de l’exacte chronologie, « de Brelin ».[52]

Il suffit pour faire apparaître la transfiguration de notre imaginaire dans la production de vingt années, de regrouper dans les tentures d’inspiration biblique qui en constituent plus de la moitié[53], les Pères, Patriarches, Prophètes, la Mère et son antonyme, la Prostituée. Le Fils et le Saint-Esprit, ainsi que les Frères et Sœurs qui témoignent (sens propre du mot « martyr ») de la famille divine, la légende dorée des saints.[54]

Un climat de tendresse moqueuse marque ces images saintes respectueuses des Écritures ou de la Légende Dorée. Les titres y renvoient expressément : « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham [55]», « Abraham conduisant Isaac au sacrifice [56]», « Le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgée de 100 ans [57]»… Pourtant sous des dehors inoffensifs, c’est d’une réécriture de la Bible, procédé en faveur chez les surréalistes, qu’il s’agit. Brelin est bel et bien là dans la facture des tentures. Il était censé recopier dans Brelin le Frou pour confectionner le « Portrait de famille », une image existante, celle de l’album de famille. Ici il recopie les images saintes. « Imitation » est d’ailleurs le titre d’un des Rois[58]. Il le fait avec le même souci affiché de fidélité et le même résultat : un gauchissement subtil du modèle. Le pastiche procède d’une autocritique : il porte sur le mouvement même de la sacralisation, sur l’attitude hagiographique qui est celle au même moment du poète Gisèle Prassinos célébrant au fil de ses recueils de poèmes, l’épiphanie de son monde originel, la légende dorée familiale qui met le frère et le père sur un piédestal. Peut-être est-ce la raison de la similitude du bras démesuré du premier père en date des tentures « Saint François d’Assise », et du Père du « Portrait de Famille » dans Brelin le Frou.

L’effet perturbateur sur la stature du Père est tout de suite sensible : Noë, Abraham, Moïse, David, sont des figures écrasantes dont le poids dans la famille sacrée soudain s’allège. Il est impossible ici d’analyser chaque image : celle de « Moïse attendant d’être sauvé des eaux[59] » en bébé fessu, mais cornu, au regard sévère, donne la mesure de la dérision amusée de l’autorité infligée à tous.

Choisir la lettre avant l’esprit, c’est sans doute là qu’est l’hérésie la plus manifeste. Les titres jouent de cette littéralité, se contentant de détailler ou de suspendre, sans jamais les contester, des séquences immuables : « le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgés de 100 ans » « Le vieux roi David, couvert d’habits pour se réchauffer. La Vierge Abisag assise sur ses genoux est aussi chargée de le réchauffer[60]. » Dans « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham[61] », l’humour s’empare de la terreur sacrée devant la nudité du Père découverte par Cham : Noë n’est pas endormi, contrairement à la tradition iconographique, il n’en est que plus manifestement et surtout plus comiquement ivre, dansant, tel Bacchus, dans les feuilles de vigne, sous le regard effaré du fils.

Certes, l’automatisme est loin, l’artiste ne renie pas son retour « à l’acte conscient », mais le hasard n’a pas perdu ses droits : ni dans « le mot-pion » ni dans « l’objet pion, forme ou couleur » que Gisèle Prassinos associe librement, comme elle l’écrit dans une lettre de l’époque à son ami de jeunesse Jean Jacques. Au départ, c’est toujours la « phrase qui cogne à la vitre » d’André Breton : le premier vers du poème qu’elle trouve en se promenant, les crochets découverts au rayon bricolage du BHV qui constitueront la barbe de « Hueïd »[62] ou un passage de l’Écriture, source d’une tenture.

Les mots sont respectés comme les objets avec une existence propre : on les accueille comme tels au lieu de les dissoudre dans leur signification. Bien au contraire, ils vont générer des rapports nouveaux. La réécriture de la Bible par les tentures assemble mots et images en une syntaxe inattendue – la composition est primordiale pour G.P. – en un texte nouveau à déchiffrer. Les tentures paraissent innocentes jusqu’au moment où le sourire amusé se mue en enquête : il y a bien une épée dans l’histoire de Salomé, mais l’épée de Judith la justicière mise en exergue dans un cartouche perturbe « le regardeur »[63]. Le pouvoir de captation des images est bien en fait pouvoir d’associations insolites. Les signes reconnaissables, orthodoxes, voisinent avec d’autres qui puisent à des sources diverses plus ou moins identifiables : source de l’art médiéval des images pieuses, des sculptures et peintures d’églises certes, mais aussi source byzantine des icônes aux yeux immenses, aux traits stylisés, aux longues robes rigides brodées de galons ; sources africaines totémiques, amérindiennes des Kachina… Le spectateur est libre de ses analogies dans cet accueil universaliste de formes de spiritualité.
D’autres sources plus lointaines émergent du mouvement ainsi amorcé de la réminiscence. Une observation de l’ensemble dégage des constantes d’une cohésion troublante : il y a d’abord le recours fréquent pour les fonds aux montagnes, collines, tertres aux formes arrondies, couvertes d’arbres et de fleurs, parsemées de maisons enfantines, sillonnées de chemins ou de cultures : la rotondité — fertilité de la terre est bien là dessinée de façon naïve, un pôle féminin de la Création qui entre visiblement en écho d’Elizabeth et Marie dans la scène de leur rencontre, parturientes comme le paysage derrière elles. La présence fréquente de l’eau depuis le « Saint François d’Assise[64] » où la mer apparaît contre toute attente derrière la colline, tout un bestiaire, les motifs ornementaux des tuniques, chevrons, losanges, traits parallèles, sont autant de symboles occultés, mais non oubliés, particulièrement à travers la culture grecque, d’une cosmogonie archaïque surgie des découvertes de la paléoanthropologie comme du regain d’intérêt dont elle a bénéficié dans les années d’effervescence féministe, celle de La Déesse-Mère ou plutôt Mère-Ancêtre[65].

GP retrouve sans peine cette mémoire dans la culture dont elle est imprégnée et qui rejaillit si nettement du fond de son passé. L’association la plus subtile consiste à utiliser les motifs ornementaux récurrents des tuniques à la manière byzantine. Deux catégories de formes associées à la Déesse Ancêtre se répètent : les traits parallèles, chevrons, dessins labyrinthiques, losanges, esses significatifs de l’eau et le croissant, la croix, la corne, l’œuf en rapport avec la naissance et la croissance. Ils ornent impunément la robe des patriarches et des saints. Le processus d’association bouleverse les relations fondamentales entre les membres de la Sainte Famille. Les tentures, les unes après les autres, jouent de cet éventail symbolique où un bestiaire familier retrouve son ambiguïté : non seulement l’oiseau et notamment la colombe, mais aussi le poisson, le lion, autant de figures attachées à la divinité féminine qui ont survécu dans la mythologie grecque. Ces symboles ambivalents, non exclusifs, signifiant le féminin et son contraire vont à rebours de la loi symbolique de séparation et de hiérarchie qui commande de tout temps les relations du Portrait de Famille. Force ambivalente ignorante de la Différence des Sexes et conforme à la cosmogonie de l’enfance.

Pour rire, la Bible dans les tentures raconte en images une histoire étonnante.

Notre Père a beau étaler les marques de sa puissance, il n’est plus seul à imposer sa Loi. Une force venue du fond des temps, temps personnel, temps collectif, surgit à ses côtés : force de Vie terrestre et maternelle à rebours de la transcendance et de la hiérarchie des sexes. Les deux principes existent côte à côte dans les tentures, souvent ambigus. La complémentarité et la réversibilité suppriment toute hiérarchie. Les tentures surtout jettent le doute sur la guerre gravée dans les scènes fondatrices de l’identité sexuelle. Le dialogue muet de Salomé et de saint Jean qui se regardent contre toute tradition iconographique, le geste suspendu de Dalila mettent à distance leur culpabilité éternelle.

Dissemblances et ressemblances entre le masculin et le féminin désormais peuvent se nouer et se dénouer dans le jeu éternel du Désir et de la Loi. Loin de substituer la Déesse au Dieu triomphant, propos d’un féministe réducteur absolument étranger à l’artiste, une cosmologie des origines recompose l’harmonie de notre paysage humain, animal, végétal. L’image, dans sa vocation traditionnelle de traduction et commentaire de l’Écriture, transforme le récit biblique. Brelin, peintre pastiche, a retrouvé en somme le chemin de l’imaginaire de l’enfance où il prend naissance, dans le dépassement masculin — féminin du « désaccord » intérieur.

« Le désaccord existe entre moi et moi seul », murmurait le personnage fantôme du Grand Repas, double d’un narrateur d’âge et de sexe indéterminé.

S’il y a une vocation du surréalisme, c’est bien celle de faire bouger les frontières des catégories essentielles de la pensée. Il est bien de l’ordre du hasard objectif que ce soit l’écolière ambiguë de « La Révolution surréaliste » alias Alice II alias Brelin qui trouve le moyen le plus radical et le plus ludique d’accomplir jusqu’au bout la révolution surréaliste en touchant à l’ordre symbolique de clivage et de hiérarchie masculin/féminin. « Le point sublime » est bien ce point de vue où la réalité subjective de l’artiste, l’évidence vécue, vitale, merveilleuse du double à la fois semblable et différent, le frère Mario, rejoint l’universel. L’harmonie du paradis d’enfance n’est pas régression, mais corrige symboliquement la valence différentielle, pour reprendre le mot de Françoise Héritier, qui sépare les sexes, en remontant à leur source, le modèle sacré.

Dès lors le regard de « l’écolière » redevenue sujet nous amène à interroger, avec si possible plus d’acuité, ce point aveugle du Second Manifeste du Surréalisme sur le couple manquant des « vieilles antinomies » à dépasser : celui des contraires Masculin/Féminin. Certes, bousculer explicitement la pensée de la dichotomie du genre à l’époque du Second Manifeste, c’était aller à l’encontre de la psychanalyse naissante et de sa vision de la construction psychique hiérarchisée de la sexuation, prolongeant toute une tradition philosophique et religieuse où la femme a une place spécifique et seconde. Aujourd’hui, la problématique du genre permet de voir le décalage épistémologique entre l’objectif recherché du surréalisme, « l’essor de la pensée » et le mode de découverte que révèle la reconnaissance de Gisèle Prassinos : il se fait jour une contradiction majeure dans la démarche conceptuelle affichée du Second manifeste.

De l’allégorie à la photo de Gisèle Prassinos, c’est tout le passage de l’idée à la réalité extérieure : la photo entre dans la stratégie d’André Breton[66] pour réconcilier l’idéalisme des débuts et le matérialisme des années 30. C’est le temps de la production théorique de l’objectivation quand la science est désormais appelée à remplir le rôle d’une légitimation des théories surréalistes. André Breton accordait un grand prix à l’ouvrage de Bachelard Le Nouvel esprit scientifique (1934), et à celui d’Henri Poincaré La valeur de la science (1906) qu’il recommande à Jacques Doucet pour son projet de bibliothèque. L’objectif photographique capte le surgissement de l’être dans la ligne des photos spirites qui tentent à la fin du XIXe de fixer sur la plaque « les émanations de la pensée, les rêves, les images mentales »[67]. La photo est le processus même de l’éclair de la pensée consciente que Breton déplace avec la psychanalyse à la pensée inconsciente dans un « surrationalisme », terme de Bachelard utilisé par André Breton[68] C’est dans cet esprit d’accès à l’objectivité que s’inscrit la photo de la rencontre de Gisèle Prassinos et du groupe surréaliste en 1934 : l’introduction du regard observateur collectif, qui est la grande différence par rapport à la photo allégorique de 1927, et sa mise en scène entre la première et la deuxième prise, relèvent d’une ontologie naturaliste, voire surnaturaliste. La photo est le médium privilégié du « monde objectif[69] » qui naît sur la pulsion de la science moderne aux alentours du XVIIe siècle en Europe, monde matériel qui inclut par ses caractères physiques l’être qui le contemple, mais s’en différencie par l’intériorité exclusivement humaine de la conscience. Le Centre de Recherches sur le surréalisme[70] s’est interrogé sur les rapports du surréalisme et du baroque concomitant à l’émergence de l’astronomie : selon Jean-Claude Vuillemin, la lunette astronomique pointée vers le monde depuis Copernic ruine la dichotomie entre un monde engendré intelligible et un monde sublunaire hors d’atteinte qui formait un univers clos et ordonné gouverné par les analogies. Le regard libéré scrute désormais les lois mystérieuses et invisibles qui régissent une réalité à décrypter, sujette à l’illusion d’optique, invitant l’œil à se décentrer pour saisir le caché comme dans l’anamorphose ou la recherche de l’ambiguïté des formes si fréquente dans la peinture surréaliste[71].

La « Femme-enfant » s’insère parfaitement dans ce puzzle épistémologique comme notion issue du discours scientifique freudien dans la ligne d’un savoir médical constitué à partir des études sur l’hystérie de Charcot[72]. Fritz Wittels, psychanalyste né à Vienne contemporain et disciple de Freud, redécouvert par Edward Timms[73] est un des membres de la société psychanalytique de Vienne et le premier biographe de Freud. Ses mémoires personnels écrits à New York dans les années 40 relégués dans l’ombre « révèlent que durant la première décennie du XXe siècle, les recherches de la Société psychanalytiques de Vienne portèrent directement sur le demi-monde viennois dont, celle, et non la moindre, relatives aux cultes érotiques discutables qui entouraient la « femme-enfant », Irma Karczewska [74]». « La femme-enfant » est le titre d’un article de Wittels lu à Freud en privé et présenté à la Société psychanalytique puis publié dans le magazine de Karl Kraus « Le Flambeau » : Wittels dit utiliser le cadre freudien de l’enfance « perverse et polymorphe » développé dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). « Elle avait été “perverse polymorphe” comme l’est un petit enfant et n’avait jamais développé d’inhibitions culturelles d’aucune sorte[75] ».

Quid dans ces conditions de la « surréalité » avant-gardiste de la photo ? Elle est évidemment du côté de ce que suggère le regard enchanté des témoins : une dimension inconnue et vertigineuse de la réalité. Mais si les sujets masculins peuvent à travers un être féminin de chair et d’os contempler l’entité de l’écriture automatique auquel il est censé renvoyer, c’est qu’ils le perçoivent sur un mode analogique, antinomique de celui qu’ils recherchent, le mode scientifique : que la femme soit dans le surréalisme le médium sacré, non individualisé, de l’univers, contrairement à l’homme, sujet agissant et autonome, correspond à une cosmologie traditionnelle inséparable de pratiques sociales, le tandem nature/culture associé au rapport féminin/masculin. Il est aisé de superposer à l’image de la rencontre de la jeune Gisèle Prassinos, celle du célèbre tableau d’André Brouillet « Une leçon clinique à La Salpêtrière[76]». La psychanalyse prend le relais de cette approche analogique avec la notion de « continent noir », de développement psychique du sujet féminin qui reste en deçà du symbolique, aboutissant au fameux « la femme n’existe pas » de Lacan : la « femme-enfant » procède d’un des grands récits, en l’occurrence la construction culturelle philosophique, religieuse et artistique, du genre féminin du côté de l’absence de maîtrise et de la nature par opposition au masculin porteur de la civilisation[77]. La vision analogiste en fait le paradigme d’épiphanies réelles et imaginaires égrenées par André Breton dans sa notice de l’Anthologie de l’Humour noir – la Reine Mab, la « jeune chimère » de Max Ernst, « l’écolière ambiguë » – et Gérard Legrand à sa suite[78] : Bettina Von Arnim, Violette Nozières, la Juliette de Shakespeare célébrée par les romantiques allemands, la Poupée de Bellmer et la Melusine d’Arcane 17.

Tout se passe finalement comme si le lien entre le principe de pensée subversif de l’avant-garde surréaliste, capable de satisfaire à la grande ambition surréaliste de redonner à l’esprit « l’accès aux choses », l’écriture automatique, et le genre essentialisé – la femme-enfant – tenait lieu de verrou à la structure cognitive archaïque issue, selon Françoise Héritier de « l’observation liminaire de l’étonnante et fondamentale différence sexuée [79]».

Mais que signifierait faire sauter ce verrou ? Quel « essor de la pensée » laisserait entrevoir le dépassement des contraires sexués dans la forme-sens de l’œuvre de l’artiste ? Il ne s’agirait plus d’opposer l’attitude d’André Breton attaché à l’éternel féminin à d’autres « qui auraient défendu un concept du genre ouvert, fluctuant, non-essentialiste. »[80] mais bien de remettre en cause l’implication du « masculin » et « féminin » dans les traits de la « machine individu [81]». Ce que « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias GP, alias Brelin mettrait finalement en cause, c’est la sexuation du monisme surréaliste. « L’écolière ambiguë » nous mènerait aux confins de notre monde, soulèverait le voile sur un paysage inconnu et surtout sur le non-dit dans le symbolique par excellence qu’est le langage.

Mise à nu par l’écolière ambiguë du monisme surréaliste, même ?

La démarche hégélienne du surréalisme vise à dépasser les aspects contradictoires de la réalité en un résultat synthétique jusqu’à ce que l’Esprit souverain mette fin à l’errance philosophique. Le concept de genre éclaire l’ordre symbolique sexué qui sous-tend ce parcours considéré comme civilisateur : le « point sublime » visé consacre l’aboutissement d’une tradition humaniste de la primauté de l’esprit, des pouvoirs de la pensée qui recoupe la distinction masculin/féminin, arrogeant aux hommes de façon exclusive, en philosophie comme en religion, les plus hautes capacités spirituelles. Le monisme, en d’autres termes, est sexué. Masculin/féminin sont les piliers symboliques de la tradition humaniste comme de la théorie freudienne : la logique dialectique du surréalisme reste dans cette tradition en prônant conformément à l’Éros platonicien, le mythe de l’Androgyne, de l’ordre de la réversibilité complémentaire masculin/féminin,

Le surréalisme est particulièrement significatif du point aveugle du sublime hégélien, bien loin de remettre en cause les catégories symboliques en matière de sexe, comme si la pensée en mouvement avait besoin de réassurer sa base axiomatique. Le hasard objectif a voulu que ce soit l’incarnation du féminin éternellement immature, « l’écolière ambiguë » en chair et en os, Gisèle Prassinos, qui s’attaque à la source symbolique de ces « éternités différentes de l’homme et de la femme [82]» à travers les représentations qui les perpétuent. Le point culminant en est sa version des Trinités, Père/Fils/Saint/Esprit où se joue le monopole masculin de l’esprit à l’œuvre dans le monisme surréaliste hégélien.

C’est à l’Esprit qu’aboutit le Verbe sacré, c’est à l’Esprit qu’aboutit Hegel comme achèvement du mouvement de la philosophie, c’est la « victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle »[83] corroborée par l’instauration de la prééminence du père sur la mère, que prône l’enseignement freudien puis lacanien dans la marche civilisatrice.

C’est à ce fondement culturel imaginaire de sexuation que se trouvent les deux Trinités de Gisèle Prassinos, « Grande » et « Petite Trinité »[84] selon le respect parodique des codes de la peinture en rapport avec la dimension des tableaux.

Dans la « Grande Trinité », Fils et Père côte à côte sont surmontés et liés par l’Esprit saint, dans la « Petite », le Fils est sur les épaules du Père, l’un procédant de l’autre, selon les deux représentations canoniques, occidentale et orientale. Les trois personnes sont reconnaissables, carrées pour le Père et le Fils, soudées ô combien, inséparables ? Pourtant… Les surmontant, le Saint-Esprit certes oiseau, est une colombe bien curieuse, tenant du pélican avec un bec démesuré, un plumage semblable aux pétales fleurs de la branche fertile sur laquelle elle est installée, branche perpendiculaire aux deux branches rigides et nues qui sortent chacune de la tête du Père et du Fils. Dans la « Petite Trinité », le même oiseau coiffe un totem Père-Fils déguisé en Indien évoquant ce qui a été confirmé par les dessins faits par GP pour l’édition de luxe de la Bible surréaliste[85], l’engouement du frère et de la sœur pour le jeu des Peaux-Rouges au temps de l’enfance. Voilà que l’orthodoxie affichée devient énigme : le cocasse volatile surmonte l’entité père-fils d’un accent différent aux connotations problématiques qui rejaillissent sur le dogme de la filiation sacrée affranchie du maternel originaire à savoir que la chair procède du saint–esprit dont les deux volets sont la virginité de Marie et l’identité Père-Fils. Ici Père et Fils paraissent finalement le support du symbole le plus ambigu de la chrétienté, l’oiseau représenté en lien avec la fertilité, une des principales épiphanies de la Déesse archaïque, porteur de l’œuf cosmique consacré à Vénus dans la mythologie antique.

Il ne s’agit pas d’affirmation tranchée, surtout pas idéologique, mais de jeter le doute sur la transmission canoniquement masculine du pneuma ou du phallus. Gisèle Prassinos trouble ainsi avec humour le fondement symbolique du clivage entre les sexes. Si le même n’était pas si résolument sexué, l’autre n’apparaîtrait pas dans sa différence irréductible. Qu’il y ait du même dans l’autre, c’est la leçon de sa « Salomé et la tête de Saint-Jean » et de bien d’autres réécritures de la Bible[86]. L’évidence vécue de Gisèle Prassinos, du phénomène du double à la fois semblable et différent, son frère peintre Mario, n’inspire pas dans ses tentures, un retour enfantin à l’indétermination originelle, mais à l’opposé une démarche d’artiste d’accès à l’esprit d’enfance selon Jean François Lyotard[87], non pas infantile, mais authentiquement enfantin, état qui persiste chez l’adulte, fait d’interrogation face au monde opaque où on est jeté à la naissance et où alors, les réponses, les significations ne peuvent être données que par l’autre, mère, père, personnes de l’entourage, dans une situation de foncière dépendance et de dette. Avant tout les tentures bibliques questionnent le monde sexué en suscitant l’étonnement.

En dernier lieu, quelle question muette poseraient-elles à la pensée, au « Point sublime » du dépassement des catégories sexuées ? Selon Slavoj Zizek[88], menée à son terme, la dialectique dépouillerait de contenu les antinomies, faisant apparaître l’essence du fonctionnement symbolique humain au-delà du genre, fondé sur le manque, l’absence de l’objet que le mouvement dialectique repousse sans fin, objet de quête qui échappera toujours, comme dans le paradoxe de Zénon concernant Achille et la tortue. Hegel consacre le mouvement de l’esprit qui constitue son objet, ainsi de l’humanité fondée sur la dialectique de la différence sexuelle qui confère à l’altérité, un contenu féminin alors que l’altérité pure a pour corrélatif le vide et non plus « quelque — chose — d’autre »[89]. L’altérité pure n’est plus la femme saisie comme « relation de l’Un et du vide sous la forme d’une coexistence extérieure »[90] en tant que signifié du manque, « môme néant » [91]éloignée de la maîtrise, sujet non dans le sens moderne d’agent, mais sujet assujetti au manque inhérent au langage, éternellement castré sauf à chercher à être comblé : la fameuse envie du pénis en est une formulation désuète qui fait sourire et dont pourtant le principe est toujours en vigueur. La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos débouche sur une question vertigineuse, celle qui fait si peur dans les discussions sur le genre, humour noir sous humour rose : la marche de la pensée ne s’arc-boute plus sur la différence absolue masculin/féminin, mais sur le vide, dans un dépassement créatif sans fin de l’humain au-delà de la bisexualité psychique, au-delà du « bi » de la différence des sexes.

La conclusion à laquelle aboutit cette réflexion[92] aurait suscité l’humour de Gisèle si elle avait pu l’entendre et témoignerait de la force parodique transmise par son œuvre : au sujet de la question si prégnante du Masculin/Féminin aujourd’hui, disons, en écho de Malraux, que « le 21e siècle sera surréaliste ou ne sera pas », en redonnant à « surréalisme », comme l’a fait « l’écolière ambiguë », tout son sens libérateur : celui d’une bonne nouvelle, jouissive, du côté de la vie et de la couleur, à l’image d’une œuvre impensée par le groupe d’André Breton, l’œuvre de maturité d’Alice II, quand le devenir artiste exige la rébellion genrée à la fois contre le mouvement surréaliste qui la fige dans l’éternité et contre l’ordre culturel sexué familial où la légitimité de créer revient au frère.

Cette rébellion cependant d’une tonalité inusitée, tendre, ne confond pas les êtres avec les idées qui les meuvent malgré eux, qu’elle définit en « imitant » le discours savant, ethnologique et psychanalytique, comme conditionnement par « les stimuli objectifs familiaux et culturels infusés » dont « dépendront les réactions spéciales intégrées de la machine individu[93]. » La démarche révolutionnaire proprement surréaliste de « l’écolière ambiguë », une fois sortie de son cadre, est, dans l’esprit d’enfance retrouvé, de débusquer le « stimulus » majeur du conditionnement, la différence sexuée. L’œuvre va, sur le mode ludique, au-delà ou en deçà de la question d’échanges, de pluralités ou d’ambiguïté d’identités sexuelles, jusqu’à sa source, l’ordre symbolique sacré de partition Masculin/Féminin, de clivage et hiérarchie, socle du monisme hégélien de marche civilisatrice vers l’esprit du côté de l’Homme, capable de s’arracher au féminin de la matière et de la nature au profit de la culture.

Le « point sublime », qui remettrait en cause dans la pensée les antinomies sexuées, ouvrirait sans doute un bouleversement de l’espace symbolique qui exigerait de modifier l’espace symbolique par excellence qu’est le langage : notamment les mots masculin et féminin qui attachent les traits partagés par les humains – passivité/activité, nature/culture, esprit/corps – au seul caractère biologique. Affaire de symbolique qui doit aboutir à dissocier masculin et féminin d’invariants et ainsi de substituer à la différence des sexes le « différend des sexes[94] », dans un rapport mouvant de ressemblances et différences. Après tout puisque le surréalisme ne désavouait pas l’essor scientifique, nous sommes bien à l’ère quantique.


[1] Lettre de Mario à Henri Parisot du 26 sept. 1934 exposée à la BHVP pour la rétrospective « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos », 13 mars-3mai 1998, d’après le livre du même titre (Annie Richard, H.B. éditions, 1997).

[2] Entretien Gisèle Prassinos – Annie Richard, Lunes n° 5, octobre 1998.

[3] En témoignent les nombreuses reliures d’art présentes dans l‘exposition « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » citée note 1.

[4] Ibid. note 2.

[5] L’écriture automatique est définie en 1921, à l’occasion de l’exposition « Dada Max Ernst » au Sans Pareil, 37 avenue Kleber, Paris, comme « véritable photographie de la pensée ».

[6] Voir déf. D’Henri Behar in « Merveilleux et surréalisme », Mélusine n°XX, actes décade Cerisy la Salle (2-12 août 1999), p. 15-29.

[7] André Breton, Anthologie de l’Humour Noir, Ed.Sagittaire 1939, censuré et republié par Pauvert, 1966.

[8] Photo exposée à la BHVP pour « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » cit. note 1.

[9] « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête. Paris, Lachenal et Ritter, coll. « Pleine Marge », 1998, p. 187-200. Actes colloque « La part du Féminin dans le surréalisme », Centre international de Cerisy La Salle, août 1997.

[10] Régis Durand, Pour la photographie, actes colloque de Venise 1983, Université Paris VIII, Ed. Germs.

[11] Présentation de Elza Adamowicz, Henri Behar et Virginie Pouzer-Duser de Mélusine XXXVI, « Masculin/Féminin. Le surréalisme au Japon », 2016, p. 14 et note1.

[12] Séminaire du Centre de Recherches sur le surréalisme, 2004, Nathalie Limat-Letellier, Emmanuel Rubio, Maryse Vassevieyre. Annie Richard « L’entrée en surréalisme à l’épreuve de la photographie : Gisèle Prassinos », L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, 2004, p.173-186.

[13] Tableaux de Salvador Dali : « Le Monument impérial de la femme-enfant, Gala, (fantaisie utopique) », 1929 et « Mémoire de la Femme-Enfant », 1932.

[14] Aux dépens de Robert Godet, 1939.

[15] Georgiana Colvile in L « entrée en surréalisme, op.cit. p. 155.

[16] Voir notamment “La femme surréaliste”, Obliques 1977 et Leonora Carrington homologuée comme sorcière dans la deuxième édition de l’Anthologie de l’Humour noir.

[17] Dictionnaire abrégé du surréalisme. (Exposition de la Galerie des Beaux-arts à Paris, 1938) : Prassinos (Gisèle) née e 1920, “Alice II” poète surréaliste.

[18] Annie Richard, « Pour Gisèle Prassinos », Courrier des lecteurs paru dans Le Monde, 19-04-03.

[19] « Rencontre avec Gisèle Prassinos », Europe, Paris, janv.-février 1994, p. 159-163.

[20] Citation de Gérard Legrand avec la mention « souligné par A.B », « À propos de la femme-enfant : contribution à une typologie de la femme surréaliste », Obliques, 14-15, 1977, p. 11.

[21] Notice Anthologie de l’Humour noir. Op.cit.

[22]Avant Propos du Rêve, éditions de la revue Fontaine, 1947.

[23] Europe numéro consacré à Pierre Reverdy, janv.-févr. 1994, op. cit.

et “Gisèle Prassinos. Une artiste au-delà du clivage entre masculin et féminin”, propos recueillis par Annie Richard », Lunes, Paris, n° 5, octobre 1998, p. 42-49.

[24] Manuscrit relié par Annie Boige. Texte inaugurant le retour à l’écriture en 1958.

[25] Éditions de la Revue Fontaine, 1947.

[26] Plon, 1961.

[27] Grasset, 1966, Annie Richard « Le Grand Repas, roman surréaliste », Mélusine, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, n° XVI, 1997, p.353- 363.

[28] Mélusine XXXVI, op.cit.

[29] Cette question de la place des femmes du côté du corps, de la matière et des hommes du côté de l’esprit, est l’objet de mon dernier livre M (m) ère. Auto-essai, (L’Harmattan, 2015) tant la fréquentation de l’œuvre de Gisèle Prassinos a été pour moi une source de réflexion continue.

[30] Le Temps n’est rien, op. cit.

[31] Annie Richard : « Père-Fils, le monopole spirituel en héritage chez les Prassinos », Bahitat, Lebanese Association of women researchers, Volume XII, 2006-2007.

[32] Titre du recueil de textes, « L’âge d’Or », dirigé par Henri Parisot, Flammarion, 1976.

[33] Propos recueilli lors de la préparation de l’exposition « Le Monde suspendu de Gisèle Prassinos ».

[34] Recueil de poèmes, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 72.

[35] Belfond, 1975.

[36] Imprimé et tentures, fond Prassinos de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, accessible désormais en ligne au CCfr.

[37] La Voyageuse, Plon, 1959, Le Cavalier, Plon, 1961, La Confidente, Grasset 1962, L’Homme au Chagrin, GLM 1962, Le Visage effleuré de peine, Grasset 1964, Le grand Repas, Grasset, 1966, Les mots endormis, Flammarion, 1967.

[38] La Vie, la Voix, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 1972, Comptines pour Fillottes et Garcelons, L’École des loisirs, 1978, Le Ciel et la Terre se marient, Les Éditions ouvrières, 1979, Pour l’arrière-saison, Belfond, 1979, Mon cœur les écoute, Liasse à l’Imprimerie quotidienne, 1982, L’instant qui va, Folle Avoine 1985, La Fièvre du labour, Motus, 1989.

[39] Le Verrou, 1987, La Lucarne, 1990, La Table de famille, 1993, chez Flammarion.

[40] Annie Richard, « Le livre surréaliste, lieu d’élaboration de l’artiste “idéal” : de Calamités des origines à Brelin le Frou de Gisèle Prassinos » in « A belles mains. Livre surréaliste-Livre d’artiste », Mélusine n° XXXII, 2012.

[41] « Portrait idéal de l’artiste », dernière tenture de Brelin le Frou et couverture de Mélusine n° XXXIII.

[42] Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[43] André Breton, Les vases communicants, Gallimard, 1955, « Folio » p. 121.

[44] Belgique, Éditions Mols, 2004.

[45] Berlin le Frou, p. 12.

[46] Ibid., p. 11.

[47] Les dessins accompagnent les tout premiers textes. Mon cœur les écoute, op. cit., est publié avec des illustrations de l’auteure.

[48] « Le Portrait de famille », 1975, 75 par 104 cm, fond Prassinos, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

[49] Note de l’auteur. Que nul ne soit offensé à la vue des sexes nombreux qui ornent les tableaux du frou. Ils sont factices. C’est l’usage en Frubie de porter sur sa robe l’emblème de son genre afin d’être distingué comme mâle et femelle.

[50] « L’orient des femmes » Musée du quai Branly 2011, 8 fev.-15 mai 2011.

[51] Annie Richard, « La peau des tableaux chez Gisèle Prassinos, Bona et Dorotea Tanning », Mélusine, N° XXXIII, « Autoreprésentation féminine », Lausanne, L’Âge d’Homme, 2013.

[52] La première tenture est de 1967, « Saint-François-d’Assise » et les tentures de Brelin le Frou sont confectionnées dans les années 70.

[53] Sur 132 grandes tentures, 70 sont d’inspiration religieuse.

[54] C’est ce que j’ai fait dans La Bible surréaliste, op. cit., en dialogue avec l’artiste et l’amie. Exposition « La Légende dorée de Gisèle Prassinos » à l’abbaye de Hambye, à l’occasion du colloque « Merveilleux et surréalisme » note 6.

[55] 1975, coll. particulière.

[56] 1974, 94 par 57 cm, coll. particulière.

[57] 1977, 74 par 51 cm, coll. particulière.

[58] « Charles VII », imitation du tableau de Fouquet, 75 par 62 cm. Coll. particulière.

[59] 1978, 53 par 95 cm, coll. particulière.

[60] 1981, 78 par 57 cm. Coll. particulière.

[61] 1975, coll. particulière.

[62] « Hueïd » ou « Dieu à l’envers », statue faite d’éléments hétéroclites figurant un dieu « terrible ».

[63] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit. note 9,
Tenture 1985, 85 par 64 cm ; coll. particulière.

[64] Première tenture sur toile de jute, 1967, 120 par 150 cm. Coll. particulière

[65] Agnès Échène, « Demeter ou la voie de la mère » Mediterraneans/Méditerrénéennes, n°15, éditions de la MSH, 2011.

[66] Michel Poivert, « Politique de l’éclair : AB et la photographie », Études photographiques, n 7, mai 2000.

[67] Savine Faupin, « Dessin animé. Spiritisme, automatisme, métamorphoses », Hypnos, image et inconscient en Europe, catalogue de l’exposition, Lille, Musée d’Art moderne, 14 mars-12 juillet 2009, p. 50. Ainsi le 27 mai 1896, à l’époque de la découverte des rayons X en 1895 par Wilhlem Conrad Rôntgen, le commandant Louis Darget fait « la photographie fluidique de la pensée » en posant la main sur son front, main en contact avec une plaque photo, puis dans la même série « photo fluidique de la pensée », il place une plaque sur le front de sa femme endormie et obtient la « photographie du rêve, 25 juin 1896 ».

[68] Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », Inquisitions, n 1, juin 1936 repris dans L’Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 7-8 et André Breton, « Crise de l’objet », Cahiers d’Art, n 1-2, 1936., p. 21-26.

[69] Selon la classification des visions du monde de l’anthropologue Philippe Descola, « La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation », catalogue de l’exposition Musée du Quai Branly, 16 févr. 2010 – 11 juillet 2011.

[70] Centre de Recherches sur le surréalisme dirigé par Henri Béhar, Paris III, Sorbonne nouvelle. Séminaire 2010-2011 : « Surréalisme et Baroque » séance du 5 novembre 2010 : « Baroque : un concept surréaliste ? ».

[71] Exposition « Une image peut en cacher une autre », Grand Palais, Galeries nationales, 8 avril 2009-6 juillet 2009, avec notamment le tableau de Man Ray au titre significatif « Le Rébus » (1938).

[72] Jean-Martin Charcot, illustre médecin français de la fin du XIXe, professeur réputé à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris dont Freud vient suivre les cours en 1885.

[73] Freud et la femme-enfant, Mémoires de Fritz Wittels, traduction de l’américain par Andrée May, Paris, PUF, « Bibliothèque de la psychanalyse », 1999.

[74] Ibid., préface du directeur de publication, p. IX.

[75] Ibid., chapitre « La femme-enfant », p. 70.

[76] Le tableau, exposé au Salon des Indépendants de 1887, montre, lors d’une leçon de Charcot, la patiente hystérique Blanche Wittmann à un public exclusivement masculin principalement d’étudiants et de médecins.

[77] Voir Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », 2000 et Le Paradigme féminin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », Flammarion, 2004.

[78] Obliques, op.cit.

[79] Françoise Héritier, Féminin-Masculin I, La pensée de la différence, Éd. Odile Jacob, 1996, p.19.

[80] Présentation de Mélusine n° XXXVI « Masculin/féminin », 2016, Elza Adamowicz, Henri Béhar, Virginie Pouzet-Duzer, présentation p.13.

[81] Gisèle Prassinos, Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[82] Annie Richard « La bible surréaliste de Gisèle Prassinos ou “le point sublime de la différence masculin/féminin” in Mélusine XXXVI, op.cit., p. 140.

[83] Patrick Mérot, « Dieu, la mère. Traces du maternel dans le religieux » PUF, 2014. Patrick Mérot donne une justification « naturelle » à la prééminence du père dans cette marche civilisatrice : c’est que « la maternité est attestée par le témoignage des sens tandis que la paternité n’est qu’une conjecture » (p. 99).

[84] Grande trinité, 1975, coll. particulière. Petite Trinité, 1977, coll. Particulière.

[85] 60 exemplaires de tête et 6 exemplaires d’artiste accompagnés d’une suite de 7 gravures originales de Gisèle Prassinos gravées par Didier Mutel.

[86] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit.

[87] Lectures d’enfance, Galilée 1991.

[88] Philosophe et psychanalyste slovène de dimension internationale, Le plus sublime des hystériques avec Lacan, PUF, 2001.

[89] Ibid. p. 102.

[90] Ibid. p. 102.

[91] Annie Richard, M (è) re auto-essai, L’Harmattan, 2015 p. 125.

[92] Mélusine XXXVI, op. cit., p. 146.

[93] Brelin le Frou ou le portrait de famille, op.cit. p. 149.

[94] Françoise Collin, Le Différend des sexes, Pleins feux, 1999.

Livraison du Mélusine XXXVI

Livraison de la revue MÉLUSINE N° XXXVI
MASCULIN/FÉMININ
LE SURRÉALISME AU JAPON

Melusine36

Cette trente-sixième livraison de Mélusine contient deux dossiers.

Le premier, Masculin/Féminin, organisé par Elza Adamowicz, Henri Béhar, et Virginie Pouzet-Duzer, se pose non pas la question des genres dans le surréalisme, à la manière anglo-saxonne, mais de la façon dont chaque auteur ou artiste a traduit la part de masculin ou de féminin qui est en chacun de tous.

À l’approche socioculturelle, qu’il fallait évidemment rappeler, nous avons ici tenté une approche plus précisément stylistique des genres (sens rhétorique) par les genres (sens sexuel). « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme on change de chemise ». Simple boutade de la part de Breton ? Toujours est-il que dans le surréalisme de l’entre-deux guerres, les rapports masculin-féminins ainsi que les concepts de féminité et de masculinité sont caractérisés par l’ambiguïté (retranchement et recherche), l’oscillation (le jeu des échanges), la transgression (les au-delà du corps), le devenir (le s’indéfinir de Cahun), la fusion, voire la confusion.

Cette synthèse des divers glissements progressifs du désir n’a pas la prétention d’épuiser le sujet, encore moins de dresser un palmarès.

Au lecteur de se nourrir de chaque contribution afin de compléter le puzzle composé par une cohorte d’artistes opportunément rassemblés au cours d’une vingtaine d’années pour dire, à travers leurs créations, et chacun à sa façon, le monde auquel ils aspiraient.

Le second dossier, le surréalisme au Japon, constitué et présenté par
Martine Monteau et Atsuko Nagaï, donne un aperçu de l’influence réciproque exercée entre le surréalisme tel qu’il s’est constitué en France, il faut naturellement en convenir, et le Japon, et de l’impact sur la pensée, l’écriture ou les pratiques artistiques des uns et des autres.

À l’Ouest, comme à l’Est, il s’est agi de saisir poétiquement la beauté circonstancielle, immédiate, qui passe et va. Cela répond à l’esthétique de la poésie et de l’art japonais – appréhender l’éternité de l’instantané, conjuguer la subtile alliance des contraires. Le surréel est ce lieu d’épiphanies. Où le merveilleux surgit de la réalité, surprend, suspend le concept, le surréalisme est en pays de connaissance.

Collborations de : Elza ADAMOWICZ, Henri BÉHAR, Léa BUISSON, Justine CHRISTEN, Cosana ERAM, Thomas GUILLEMIN, Misao HARADA, Satoru HASHIMOTO, David HOPKINS, Yoshiteru KUROSAWA, Hervé Pierre LAMBERT, Constantin MAKRIS, Neil MATHESON, Martine MONTEAU, Atsuko NAGAÏ, Martine NATAT-ANTLE, Andrea OBERHUBER, Virginie POUZET-DUZER, Marie REVERDY, Annie RICHARD, Camilla SKOVBJERG PALDAM, Hanako TAKAYAMA, Pierre TAMINIAUX, Masachika TANI, Darren THOMAS, Nobuhiko TSUCHIBUCHI, Fumi TSUKAHARA, Ikumi WATANABE.

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G. LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? recension par Fleur Thaury

 Giovanni LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes, Paris, Gallimard, col. « Folio essais », n° 610, 2015, 1168 p., 16 p. hors texte, 38 ill.

Recension par Fleur THAURY

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Publié peu de temps après l’ouvrage qui regroupe l’ensemble du corpus des textes du mouvement futuriste[i], Qu’est-ce que le futurisme ? de G. Lista apparaît comme le complément analytique de ce recueil. En effet, les trois propositions (recueil des manifestes, essais et dictionnaire des futuristes) sont autant d’outils pour proposer une compréhension en profondeur du mouvement d’avant-garde à la longévité exceptionnelle (1909-1944). Somme des années de recherches de G. Lista, cet essai ambitieux propose une vision panoramique du mouvement futuriste italien qui va de ses origines à ses héritiers.

Le texte est dense et reprend de nombreuses analyses que l’auteur a menées auparavant[ii], mettant en évidence, dès l’introduction, la spécificité du futurisme comme projet artistique, idéologique et anthropologique révolutionnaire. L’ouvrage est organisé de manière synchronique et diachronique mêlant la chronologie du mouvement à des analyses thématiques (comme sur les manifestes pp. 109-112) et à des excursus dans le cadre de sous-chapitres entiers (comme « du motlibrisme au livre-objet » pp. 704-725). On retrouve de manière complexifiée les trois grands paradigmes que G. Lista avait déjà proposés comme permettant une périodisation non figée du futurisme[iii] : l’« art du dynamique », « la machine comme modèle » et « le mythe du vol ».

1.     Fondation du futurisme et naissance de l’avant-garde

Les trois premiers chapitres décrivent la naissance du mouvement futuriste, en donnant des éléments de contextualisation, pour mettre au jour la spécificité du mouvement.

Dans « L’Italie au début du siècle » (pp. 19-53), G. Lista montre que le futurisme s’inscrit dans l’histoire de l’Italie, nuançant la thèse d’une « filiation directe entre la culture française et le futurisme italien » (p. 25). Le futurisme apparaît dans un contexte d’échec partiel du Risorgimento italien qui, s’il aboutit à une unité politique, n’en construit pas pour autant une identité nationale et culturelle forte. La question du renouvellement de la culture italienne de la fin du XIXe siècle se pose dans un contexte d’industrialisation et de modernisation progressive de l’Italie, qui reste néanmoins en retard comparativement aux autres puissances de l’Europe.

Dans le chapitre suivant, « Une idéologie du renouveau » (pp. 54-98), G. Lista met en valeur le rôle fondateur et central de Filippo Tommaso Marinetti dans la création du mouvement. Fort d’une éducation cosmopolite, d’une fortune considérable et d’une bonne connaissance du monde artistico-littéraire parisien, il fonde en 1905 la revue Poesia, qui promeut un nouveau modèle poétique. C’est à partir de ce moment qu’il conçoit un mouvement artistique sur le modèle du syndicalisme révolutionnaire et des théories de l’action directe. Le futurisme naît officiellement le 20 février 1909 avec la parution dans Le Figaro du manifeste « Fondation et Manifeste du Futurisme » dont la genèse longue est reprise étape par étape par l’auteur. Ce manifeste défend un modèle de « l’art-action » qui engage à une tabula rasa du passé et de ses avatars. Le chapitre III « Anthropogonie, pluralité et activisme » (pp. 99-138), décrit l’expansion progressive du mouvement qui se développe dans tous les champs artistiques (peinture, musique…) et qui promeut une idéologie politique nationaliste et révolutionnaire.

2.     « Un art du dynamisme »

Le chapitre IV, « Un art du dynamisme » (pp. 139-551), décrit ce que Giovanni Lista conçoit comme la « toute première phase du futurisme » (p. 141), c’est-à-dire l’orientation des recherches artistiques du mouvement selon le paradigme du dynamisme, qui sera progressivement théorisé, notamment en peinture. C’est au cours de cette première phase que s’élabore un réseau notionnel pour désigner la modernité et transposable dans les différents arts : « vibration universelle », « lignes-forces », « compénétration », « simultanéité », « états d’âme », « synthèse », « complémentarisme inné »… . Parallèlement, les futuristes élargissent leur champ de recherches avec l’intégration de la sculpture, de la photographie, du travail sur le bruit, de l’architecture, du théâtre, de la danse, des réflexions sur les mœurs et la femme, de la mode et du cinéma. Le paradigme du dynamisme est incarné en littérature par les mot-en-libertés qui promeuvent une révolution du langage. Dans ce chapitre, G. Lista évoque les liens entre l’avant-garde futuriste et les artistes parisiens allant jusqu’à parler d’un « cubo-futurisme » (p. 202). Il montre que c’est à cette période que se constitue une bonne part de la réception critique du mouvement qui explique en partie l’éclipse du mouvement, comparativement aux autres avant-gardes (p. 241 ; p. 266). L’auteur met également en valeur les dynamiques qui animent le groupe : entre intégration de nouveaux membres et conflits, notamment en raison de Boccioni qui instaure une orthodoxie futuriste. C’est ainsi que les futuristes se rapprochent puis se séparent, et parfois retrouvent, les cérébristes, les cubistes, l’orphisme sous la houlette d’Apollinaire, Félix Del Marle, le groupe de Lacerba. Ces évolutions sont entérinées par des polémiques violentes qui assurent la publicité et la promotion du mouvement. La période du « dynamisme » marque la transition de la phase destructive à la phase constructive du futurisme, notamment autour du manifeste Reconstruction futuriste de l’univers de Balla et Depero en 1915. Cette période est également marquée par la guerre, activement souhaitée par Marinetti. G. Lista distingue à ce sujet le « bellicisme outrancier » de Marinetti du « patriotisme » des autres (p. 542). Malgré des dissensions à ce sujet au sein du mouvement, les futuristes engagent très tôt une propagande nationaliste et interventionniste. Le conflit entraîne une transformation du mouvement dans la mesure où de nombreux adhérents meurent sur le champ de bataille comme Boccioni ou Sant’Elia, ou délaissent le mouvement comme Severini, Carrà et Soffici.

Dans le chapitre V « Une avant-garde planétaire » (pp. 552-610), G. Lista propose une analyse à part sur l’internationalisation du futurisme qui devient « le modèle globale d’un profond renouveau » (p. 552). Il explicite à la fois sa fonction de prototype et les spécificités de sa réappropriation par différentes cultures : en Europe, en Russie, en Turquie, en Égypte, en Amérique latine et Amérique centrale, ainsi qu’en Chine, au Japon et aux États-Unis (pp. 561-603). Le processus d’internationalisation du futurisme n’est pas, selon lui, le résultat d’un « impérialisme culturel », ni d’une « vocation expansionniste » mais plutôt d’un « apostolat » (p. 552), fondé sur une idéologie universaliste héritée du Risorgimento. Le descriptif complet des différents lieux influencés par le futurisme sert d’argument à la thèse de G. Lista formulée ainsi : « Le futurisme représente un phénomène mondial bien avant la naissance des mass-médias technologiques dans le monde des réseaux et de la communication planétaire que nous connaissons aujourd’hui » (p. 605). Par ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur le rôle d’instigateur du futurisme : « […] tous ces mouvements doivent leur naissance même à l’essor du futurisme » (p. 598) ou encore, « […] le futurisme est bien le moteur des idées nouvelles » (p. 599) tout en prenant deux précautions méthodologiques : d’une part, la réception du futurisme a été facilitée par un « terreau favorable » (p. 607) et d’autre part, cette réception s’est faite de façon « dialectique » (p. 608), créant un réseau global. Il faudrait insister sur ce point, et nuancer le rôle précurseur du futurisme dans la constitution d’un champ international de l’art[iv].

Le chapitre VI, « La révolution et l’utopie » (pp. 611-658) met en lumière l’engagement politique de Marinetti, de la constitution du parti politique futuriste en 1918 jusqu’en 1922, année que G. Lista considère comme l’année du désengagement politique marinettien. Pour lui, le Manifeste du parti politique futuriste italien de 1918 sanctionne la fin « d’un projet révolutionnaire misant sur l’impact social de l’art lui-même » (p. 612) où l’artiste « n’apparaît plus chargé d’une fonction sociale » (p. 614). Il montre cependant que, dans la pratique, ce projet d’action politique directe n’entérine pas totalement la mythologie de l’art-action. Le parti politique futuriste est influencé par l’idéologie contradictoire de Marinetti, que G. Lista expose avec finesse et précision (notamment dans son commentaire de Démocratie futuriste. Dynamisme politique, pp. 623-627). L’échec aux élections de novembre 1919 où les futuristes se présentent sur la liste des Faisceaux de combat, aux côtés de Mussolini et des Arditi, le virage à droite mussolinien en opposition aux velléités anticléricales et antimonarchistes de Marinetti, n’entament pas cependant tout engagement des futuristes qui rallient la prise de Fiume par D’Annunzio et tentent des rapprochements divers avec les anarchistes, les socialistes, et les marxistes. Pour G. Lista, c’est la publication de Gli indomabili et du Tambour de feu en 1922 qui entérine le retrait des futuristes, et plus particulièrement de Marinetti, de la scène politique. Cependant, avec l’accession au pouvoir de Mussolini, Marinetti entrevoit la possibilité d’« un rôle institutionnel pour le futurisme en tant qu’art de la nouvelle Italie gouvernée par Mussolini » (p. 654).

3.     « La machine comme modèle, ou les années vingt »

L’engagement de Marinetti auprès du fascisme entraîne la prise de distance voire la scission de certains futuristes. Le paradigme de la machine exposé dans le chapitre VII « La machine comme modèle, ou les années vingt » (pp. 659-770) est, selon G. Lista, celui qui domine la création et les débats théoriques des futuristes des années vingt. Que ce soit dans les ballets mécaniques, ou en faisant la promotion du livre-objet qui concilie l’esthétique motlibriste et l’art mécanique, les futuristes proposent plusieurs interprétations du rapport à la machine et aux matériaux industriels. Parallèlement, laissant de côté ses méthodes violentes de l’agitation culturelle, Marinetti déploie un savoir-faire d’opérateur culturel en organisant des expositions et des concours. L’Après-guerre marque le « tournant du futurisme vers les “’arts appliqués”’ » (p. 726) avec l’ouverture des Casa d’Arte et le développement d’une esthétique de l’éphémère et du quotidien. En ce sens, la publicité devient un outil de réflexion privilégiée et un support de la création artistique. Cela s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement selon une capillarisation du territoire italien. G. Lista conclut ce chapitre par l’identification d’un « style de vie » (p. 761) futuriste montrant que c’est un projet anthropologique fondé sur la volonté de joindre l’art et la vie.

4.     « Le mythe du vol, ou les années trente »

Au chapitre VIII, « Le mythe du vol, ou les années trente » (pp. 771-891), G. Lista, montre que dans les années trente les relations entre fascisme et futurisme sont complexes. Marinetti reçoit les honneurs et promeut le régime fasciste à l’étranger où il est apprécié. Il faut souligner que ce que l’auteur identifie à une « ouverture à la modernité européenne » (p. 778) qui irait à l’encontre des tendances de « retour à l’ordre » préconisées par le fascisme est, en partie, une initiative de Mussolini lui-même qui fait de Marinetti son ambassadeur à l’étranger[v]. Il défend dans ce chapitre une thèse selon laquelle « Marinetti est de plus en plus relégué à un rôle marginal, en dépit du fait que tous les futuristes invoquent sa présence tutélaire […] » (p. 773), faisant de « Mino Somenzi […] le véritable animateur du futurisme des années trente » (p. 862)[vi]. Les années trente sont marquées par le paradigme du vol et par l’aéropeinture scindée en plusieurs courants : le premier cherche à rendre la « vision physique » (p. 786) du vol quand le second s’attache à sa dimension d’expérience psychique et spirituelle. Parallèlement, les futuristes investissent à nouveaux frais les médiums de la photographie et du cinéma. Toujours, dans une optique d’art du quotidien, ils proposent une réflexion sur le sport et la cuisine, mettant en scène une vision du corps particulière. Giovanni Lista prend soin de montrer l’« opposition radicale » (p. 829) entre la vision du corps fasciste et la vision du corps futuriste en insistant sur l’aspect ludique de cette dernière, tout en nuançant cette opposition dans la mesure où certains artistes, comme Thayaht, promeuvent une esthétique du corps parfait et sportif proche de la vision fasciste. Enfin, l’auteur identifie le dernier paradigme de la recherche futuriste au plurimatérisme. Pour conclure ce chapitre, G. Lista propose une réflexion sur les rapports entre fascisme et futurisme à partir des analyses de W. Benjamin. En effet, le mouvement futuriste s’est engagé à la suite de Marinetti dans un art de guerre et de propagande dans le contexte de la conquête de l’Éthiopie voulue par Mussolini. Il propose également une thèse intéressante pour examiner les derniers manifestes des années trente en analysant la primauté du geste théorique sur les œuvres comme « un moyen de s’évader du réel » (p. 887).

Dans le chapitre conclusif, « Héritage et développements » (pp. 892 – 932), G. Lista montre comment, malgré une occultation relative après la fin du fascisme, le mouvement futuriste est une source d’inspiration et un modèle pour de nombreux artistes. C’est par la reprise de thèmes, de techniques, de concepts, que s’établit une filiation entre les apports du futurisme et des créations récentes.

5.     Conclusion critique

Cet ouvrage très documenté, détaillé et complet, offre de nombreuses remises au point claires et argumentées. Concernant, par exemple, la distinction entre les positions de Marinetti et les autres artistes du futurisme, G. Lista offre une vision plurielle de ce mouvement[vii]. En outre, il engage un travail de recontextualisation extrêmement précis qui permet une nouvelle lecture des œuvres et des écrits[viii]. Sur ce point la mise au jour de l’intertextualité comme fondement des écrits théoriques du futurisme est intéressante. De plus, et dans l’ensemble, les analyses des œuvres sont précises et mettent en lumière les rapports entre individualité et collectivité au sein du mouvement[ix]. Enfin, la triade, essais, recueil, dictionnaire, est conçue comme un outil de travail universitaire utile.

Cependant, ce livre souffre de trois problèmes majeurs.

Premièrement, et cela est moins un problème qu’un regret, le manque d’appareil critique dans le cadre d’un livre qui se présente comme une somme universitaire, entraîne un défaut de clarté et de précision. D’une part, à certains endroits, le texte est trop elliptique, au risque d’être schématique, notamment concernant la distinction avec le futurisme russe (p. 573). De même, le manque de référence des citations entraîne une certaine confusion. Ainsi lorsque G. Lista analyse l’emploi du terme « futurisme » comme équivalent d’« avant-garde », non pas comme « une confusion, mais plutôt [comme] la conscience aigüe que le futurisme, en tant que vision du monde, incarne l’essence de toute avant-garde » (p. 604), il cite, pour étayer son propos, une formule d’Apollinaire allant dans ce sens, qui soit est un contresens[x], soit fait référence à une période de rapprochement entre Apollinaire et les futuristes assez conjoncturelle. D’autre part, G. Lista prend position dans des débats en cours dans le cadre de la recherche sur le futurisme, sans les nommer et sans permettre au lecteur de s’y référer comme, par exemple, sur le manifeste d’Apollinaire de 1913 (pp. 407-414)[xi].

Deuxièmement, ce livre hésite toujours entre deux postures : celle de l’historien de l’art qui propose une histoire du mouvement futuriste et celle de l’essayiste qui engage une réflexion autour de la problématique « qu’est-ce-que le futurisme ? ». Or, cela entraîne la superposition entre deux types de périodisations : une périodisation stylistique avec la méthode de l’historien de l’art (type l’argumentation en faveur d’un cubo-futurisme [p. 265 et sqq.] à une périodisation plus définitionnelle [type celles préfuturisme[xii], postfuturisme, p. 612]. Or, le fait de parler de « postfuturisme » ne paraît pas pertinent dans la mesure où le mouvement est toujours en activité.

Le mélange des périodisations semble conduire au troisième problème. Celui, lié à l’ordre de l’essai, dans lequel G. Lista tente de fournir une définition essentialisante du futurisme dont l’argumentation échoue à être convaincante. Or, pour ce faire, il identifie le mouvement au concept d’« avant-garde » et à celui de « révolution », impliquant une argumentation circulaire[xiii]. Par ailleurs, cela engendre certaines conclusions interprétatives peu satisfaisantes sur le futurisme des années vingt et trente. Autant dans les détails, G. Lista est précis et convaincant, autant, certaines conclusions sur un « postfuturisme », sur une dénaturation du mouvement semblent être proposées à l’aune du critère de l’avant-garde, pensée sur le modèle du premier futurisme et qui prend une connotation méliorative en comparaison à la période fasciste. Certes le futurisme est dénaturé dans le sens d’une métamorphose face à sa nature première, mais cela n’engage pas une dénaturation dans le sens de l’abandon d’un projet révolutionnaire ou d’un désengagement de la politique. Au contraire, il semble que l’adaptation de l’action artistique et politique au domaine culturel, notamment dans les années trente, engage une redéfinition de l’agir politique[xiv] : pour le dire schématiquement, le futurisme, par son action culturelle, s’affirme sur le plan politique[xv].

En permettant une connaissance approfondie du futurisme et en mettant à disposition des outils de travail et de recherche complémentaires, Giovanni Lista engage à une réflexion polyphonique sur le mouvement italien.


[i] Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes [1909-1944], Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Les classiques », 2015. Cette publication est à mettre en parallèle avec le projet ambitieux des « Nuovi archivi del futurismo » dirigé par Enrico Crispolti, chez De Luca Editore, et dont le tome sur les manifestes, dirigé par Matteo D’Ambrosio, est à paraître.

[ii] Nous pouvons citer Giovanni Lista, Le Futurisme : création et avant-garde, Paris, Éditions L’Amateur, 2001 ou Le Futurisme, une avant-garde radicale, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2008. Ainsi que ses ouvrages sur le théâtre, le cinéma et la photographie futuristes.

[iii] Voir les chapitres de Giovanni Lista, Le Futurisme, Paris, Terrail, 2001.

[iv]  Voir à ce sujet, Béatrice Joyeux-Prunel qui montre que, dès le milieu du XIXe siècle, le marché de l’art s’internationalise et indique que l’internationalisation est une stratégie des groupes artistiques pour accéder à une visibilité plus grande dans leurs propres pays, in « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste. L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Christophe Charle, Paris, Université Paris I, 2005.

[v] Voir par les audiences politiques accordées à Marinetti décrites par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches, sous la direction de François Livi, 2010, pp. 293-297.

[vi] De même, Jean-Philippe Bareil montre que Marinetti tient encore ses troupes in « Mino Somenzi, journaliste et organisateur de culture », op. cit. pp. 75-150.

[vii] Par exemple, sur les deux conceptions de la synthèse, G. Lista distingue la « ligne vitaliste » de Marinetti et le modèle de l’« ars combinatoria » chez les cérébristes [pp. 461-462].

[viii] Nous citerons comme exemples paradigmatiques, la datation de la lettre de Severini et ses notes sur le cubisme [pp. 243-244] et le rapprochement entre le refrain piémontais et le « Merda/rosa » d’Apollinaire du manifeste L’Antitradition futuriste. Manifeste-synthèse [p. 412] Bonne recontextualisation comme sens de « religion de l’avenir », notamment sur les questions d’intertextualité et de reprise par Marientti et les futuristes de thèmes, phrases, idées. [p. 555]

[ix] Voir par exemple pp. 156-157.

[x] La référence n’étant pas précise, le lecteur peut y voir la citation tronquée d’une lettre à Léonide Massine, de mai 1917, où Apollinaire dit : « J’avais pensé, un jour, que le terme de futurisme serait le mieux approprié aux recherches nouvelles de quelqu’ordre qu’elles fussent. L’outrancière réclamière de Marinetti a empêché que cela ne fût accepté ici. » Apollinaire décrit ensuite les recherches futuristes sur le mouvement en indiquant une filiation avec le cubisme et conclut sur une analyse du statut d’« école » du futurisme et sur le « manque » d’« un mouvement assez vaste pour absorber toutes les tendances modernes », in Ornella Volta Satie/Cocteau. Les malentendus d’une entente, Pantin, Le Castor Astral, 1993, pp.139-140. Dans ce cadre c’est soit un contre-sens, car Apollinaire, se dédit en 1917, soit un anachronisme, car Giovanni Lista, s’en sert pour étayer des arguments de l’année 1913.

[xi] Giovanni Lista prend position dans le débat sur l’interprétation du « futurisme » du manifeste d’Apollinaire engagé : Michel Décaudin parle d’une mise à distance ironique du mouvement [in « Apollinaire et Marinetti », in Mélanges de littérature française moderne offerts à Garnet Rees, Paris, Minard, 1980, p. 112] tandis que Barbara Meazzi y voit le signe d’une ouverture au futuristes [in « L’Antitradition futuriste – Une mise au point chronologique » in Que Vlo-Ve ?, série 4, n° 16, septembre-décembre 2001, pp. 97-100.]. Il nous semble que G. Lista, n’insiste pas assez sur l’aspect ironique et ludique du manifeste, et cela semble lié au contexte de débat qu’il aurait été judicieux de mentionner dans ce cadre.

[xii] « La vraie date de naissance du futurisme est en réalité février 1905 » avec la parution de la revue Poesia [p. 71].

[xiii] Notamment le recours à l’accumulation des caractéristiques du futurisme semblent être le signe de cette circularité. [« le futurisme c’est… » ; « être futuriste c’est… »].

[xiv] Je reprends ici l’hypothèse formulée par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches sous la direction de François Livi, 2010. p. 20, qu’il formule ainsi : « On peut dès lors se demander si le second futurisme, plus qu’il ne les a abandonnés, n’a pas en réalité redéfini les moyens de son action politique à travers son action culturelle ».

[xv] Ruth Ben-Ghiat parle de la culture comme de « la sphère d’action de substitution », in La cultura fascista, Bologna, Società editrice il Mulino, coll. « Biblioteca storica », 2000, p. 52.

André Masson rebelle ? par Martine Créac’h

André Masson rebelle ?

Par Martine Créac’h

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Le titre de cette étude fait bien sûr allusion au titre Le Re­belle du surréalisme[1], de l’ouvrage précieux sur André Masson dans lequel Françoise Will-Levaillant a réuni les écrits du pein­tre. La question posée est cependant plus large : elle interroge l’objet, voire la réalité même de cette rébellion. Le groupe sur­réaliste est, pour Françoise Levaillant, un « groupe socialement et professionnellement hétérogène » mais « qui fonde son unité idéologique sur la révolte à l’égard des valeurs établies et sur le rejet des institutions de pouvoir[2] ». L’engagement d’André Mas­son dans le surréalisme est à comprendre d’abord dans l’élan même de cet esprit de révolte. Le peintre s’est cependant retourné contre l’autorité du groupe surréaliste même qu’il qualifie d’« orthodoxe ». Rebelle signifie alors, pour Masson, « dissident[3] » et j’examinerai les enjeux de cette dissidence. Je me suis surtout intéressée aux textes, ceux d’André Masson, mais aussi ceux de Michel Leiris et de Georges Limbour récem­ment réédités. Il ne s’agit pas, bien sûr, de vouloir expliquer les œuvres par les textes, comme dans la longue tradition de l’Ut pictura poesis, mais de reconnaître aux textes, à ceux de Masson en particulier, la qualité d’une véritable pratique d’écriture et d’interroger son rapport à la littérature.

André Masson, surréaliste car rebelle

Il faut noter, d’abord, que le caractère « rebelle » d’André Masson est bien antérieur à sa rencontre avec le surréalisme. Dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, Masson scande les étapes de sa vie par une série de ruptures : rupture avec sa famille pour partir en Suisse (Ibid., p. 27), rupture avec son pre­mier ami Loutreuil (ibid., p. 33), rupture avec « tout le monde » (ibid., p. 10). Il évoque son enfance et sa jeunesse en soulignant tous les épisodes qui soulignent ce trait de caractère considéré comme au fondement de sa personnalité. Un mot d’enfant (« Quand je serai grand, je ne serai pas soldat et je partirai en Algérie pour élever des lions » Ibid., p. 86) est inter­prété comme la première manifestation de sa décision de ne « jamais faire partie d’un groupe » (ibid.). « Étant tout enfant », dit Masson, « j’avais horreur de tout ce qui était conformiste » (ibid.). Il cite aussi volontiers le mot du médecin qui le réforma en 1918 : « N’habitez plus jamais les villes » (ibid.). Lorsque Masson affirme : « Enfin, j’ai été tout de suite rebelle » (ibid., p. 87), il souligne bien sûr un goût précoce pour la dissidence mais également son caractère indocile : le refus de l’autorité de l’armée, de l’église et de l’école, qu’il quitte en 1907 pour l’Académie des Beaux Arts.

Si la rébellion est ainsi mise en valeur, c’est parce qu’elle est considérée comme le trait caractéristique d’une vocation de peintre que le désir de sa mère Marthe de devenir comédienne a pu anticiper et encourager[4]. La légende d’artiste de Masson s’écrit dans le choix des premiers tableaux choisis et aimés. Signalant la découverte précoce de l’œuvre du peintre James Ensor, Masson remarque : « une biographie de peintre peut commencer par cela [5]». L’intérêt pour l’œuvre d’Ensor, « consi­déré comme un dément par son époque » (ibid.), est augmenté par la connaissance de la situation marginale de son auteur par rapport à ses contemporains, par une identification à la situa­tion de celui-ci. La marginalité qui est ici valorisée est une cons­truction du XIXe siècle à partir de la représentation de l’artiste maudit, pensée et véhiculée par le romantisme qui valo­rise la liberté et l’indépendance. La notion de marginalité commence à intervenir au moment où l’œuvre d’art n’est plus considérée comme un objet de prestige mais comme un objet singulier : Nathalie Heinich parle de l’entrée de l’art en « ré­gime de singularité[6] ».

L’intérêt pour l’œuvre de Redon est plus complexe parce qu’il annonce à la fois la vocation à la dissidence et la future adhésion aux valeurs surréalistes. Masson l’analyse avec un souci argumentatif : « j’aimais Redon » dit Masson. « Pour moi, ça prouve que j’étais déjà pré-surréaliste. Comme le surréaliste orthodoxe n’a jamais aimé Redon, ça prouve aussi que j’étais déjà dissident [7]». André Masson distingue ainsi le surréalisme comme mouvement littéraire du surréalisme considéré comme un « état d’esprit qui, au cours de l’histoire, s’est manifesté chaque fois qu’un homme n’accepte pas la vie telle qu’on la lui fait, telle qu’on en trace les grandes lignes, dès qu’il s’écarte du chemin suivi » (ibid., p. 39-40). Cette façon, pour Masson, de se considérer comme plus surréaliste que les surréalistes apparaît dans plusieurs de ses écrits et notamment dans le texte qu’il consacre en 1973 « à Joan Miró pour son anniversaire » : Miró, comme lui « futur [s] surréaliste [s] », l’était déjà « avant la let­tre[8] ».

La sensibilité au surréalisme comme état d’esprit est particu­lièrement vive dans les périodes qui valorisent l’opposition aux valeurs dominantes. En 1944, dans le contexte de la Libération, Maurice Nadeau présente son Histoire du Surréalisme en oppo­sant un « état d’esprit surréaliste », ou plutôt un « comporte­ment surréaliste » « éternel », qui s’est manifesté à plusieurs reprises dans l’histoire, au mouvement surréaliste qui se développe dans un intervalle de temps historiquement circonscrit[9].

Au printemps 1968, Michel Leiris commence l’éloge de « la ligne sans bride » de Masson, une ligne qui, dit-il, « n’en fait qu’à sa tête[10] ». Il requalifie ainsi la ligne de Masson, qualifiée par Gertrude Stein de « ligne errante » parce qu’elle lui semblait très différente de celle des peintres cubistes, en « ligne vagabonde » (ibid., p. 124). À propos de cette ligne, Leiris lie la « spontanéité dadaïste » de 1918 « à laquelle Tristan Tzara attribuait la part du lion » à la « spontanéité » de 1968 « dont se sont réclamés Daniel Cohn-Bendit et autres étudiants du mouvement de mai et juin » (ibid., p. 132).

En 1968 toujours, André Masson lui-même présente l’atelier du « 45 rue Blomet » où il travailla comme un « anti-cénacle[11] » réunissant des « fanatiques » de « liberté », animés par la « certitude qu’il n’y avait d’ouverture que dans la transgres­sion », cultivant le « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud par la consommation d’« excitants » et notamment d’« opium » (ibid., p. 80-81) mais, surtout, l’amour des « marginaux » et des « réprouvés » (ibid., p. 82). Convaincu que tout ce qu’on croit « découvrir » en 1968 « dans le domaine resté longtemps souterrain de l’étrange et du discordant » « était déjà familier en ces années 1922-1925 » (ibid.), il affirme que « ceux de la rue Blomet » étaient déjà « fatalement préparés, par leur manière d’être, aux futures dissidences » (ibid., p. 84).

Parmi ces « futures dissidences », le surréalisme comme « mouvement littéraire » joua, bien sûr, un rôle très important préparé par la séduction qu’exerça André Breton sur André Masson lors de leur première rencontre en 1924. Georges Limbour la raconte en 1958 dans la préface aux Entretiens avec Georges Charbonnier : il relève d’abord ce surréalisme virtuel, en puissance chez Masson avant même la rencontre de Breton, cet « enchanteur » dont il ne sait trop dire ce qu’il « avait à donner », « car les hommes très souvent ne donnent que ce qui est déjà dans le cœur des autres[12] ». Dès 1945, Limbour notait que « ce n’est pas Masson qui est allé au surréalisme, car il n’avait pas besoin de renouveler son inspiration, il n’avait rien à en apprendre ; c’est le surréalisme qui est allé à lui et a rêvé de l’annexer » (ibid., p. 199-200). Limbour relève aussi la disponibilité de Masson en situation de se laisser séduire par « l’enchanteur Breton » :

La participation de Masson au mouvement surréaliste doit sans doute être attribuée à la curiosité et au besoin de divertissement, mais peut être aussi entrait en jeu un certain élément féminin de son caractère, que ces Entre­tiens ne peuvent pas totalement nous cacher et qui fit que Masson apporta plus d’importance que cela ne valait à son rôle et à sa présence dans ce mouvement, et que cela lui occasionna, comme il nous le montre, de grands troubles[13].

Limbour revient ensuite sur la formule proposée par Masson : « Ils se trouvèrent « tout de suite d’accord sur tous les points » et demande : « Mais lesquels ? » :

D’abord, sans doute, sur ce que l’on appelait sur-natu­ralisme et ce pour quoi nul n’avait encore inventé le nom magique et révélateur de surréalisme, puisque l’on était encore dans le « flou » bien que songeant à le moderniser à l’aide de méthodes psychanalytiques ; puis sur ce plaisir que l’un éprouvait à exercer ses charmes sur un peintre génial et à s’assurer ainsi, ce qu’il aimait tellement, le recrutement d’un nouveau disciple, l’autre à se laisser faire la cour, comme une diva, par un poète au geste élégant qui jouissait d’un certain renom et dont on vantait, je ne sais pourquoi car elle était souvent faite de celle des autres, l’audace. Il faut reconnaître que Breton avait de grandes séductions : l’attitude majestueuse, le front assez étroit mais ennobli de certitudes, le regard olympien, surtout le sourire le plus affable et juvénile, une voix un peu sentencieuse mais charmeuse. […] Ainsi donc, à ce moment, la séduction réciproque fut totale, avec cette différence cependant que, pour l’enchanteur qui venait de se faire, par un renversement des rôles qu’il savait si adroitement pratiquer, ce que l’on appelle paradoxalement un nouveau disciple, l’impression n’était pas définitive, mais sujette à révision, et même susceptible d’être rejetée en cas de défaillance ou insoumission, tandis que pour l’autre qui avait plus de cœur, et un cœur passionné, et un goût anarchisant de l’amitié, l’attachement était profond, susceptible d’occasionner plus tard des ravages ou des blessures. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver dans les expressions employées ici par Masson à l’égard de Breton, à la fois tant de vénération et tant d’inimitié. (ibid., p. 918-919)

Au-delà d’un récit de séduction, Limbour analyse la ren­contre de Breton avec Masson, comme une relation idéalement complémentaire entre André le poète et André le peintre nés l’un et l’autre en 1896. Il se sert pour cela de la description d’un tableau de 1630 : L’Inspiration du poète du peintre Nicolas Poussin. Apollon, dieu de la lumière, de la poésie et de la musique y couronne le poète qui la plume à la main, lève les yeux au ciel, source de son inspiration. Ce tableau est également, comme l’a noté Marc Fumaroli, un portrait allégorique du peintre dont Poussin célèbre la dignité, égale à celle du poète en cette époque où la peinture revendique une dignité d’art libéral égale à celle de la poésie[14]. En reprenant cette image, Limbour fait de Masson le peintre couronné par le poète Breton :

Que venait faire Breton chez lui ? Il venait poser sur sa tête la couronne de grand peintre du mouvement qui devait devenir le surréalisme, et l’on a beau disposer de grandes ironies, un tel honneur cela fait toujours quelque chose. Sans doute, cette couronne, Breton était-il disposé à la lui reprendre, ce qui entraînerait beaucoup de déchirements, et à la poser très momentanément sur d’autres têtes, et à la lui rendre un peu plus tard, mais pas encore définitivement, jusqu’à ce qu’enfin, tout mouvement coulant, hélas ! vers son déclin, il n’y eut plus ni tête ni couronne[15].

L’image du couronnement du peintre par le poète suggère que ce qui unit les deux hommes est bien une certaine idée de la peinture dont les voies ne sont pas distinguées de celles de la poésie. Un an auparavant, dans « Distances », Breton attaquait ceux qui, « sous prétexte que le travail manuel que les [arts plastiques] sont appelés à fournir dispose le peintre et le sculpteur autrement que le poète et le musicien » : « c’est presque toujours d’un air narquois que l’auteur d’un tableau ou d’un monument subit les commentaires que se croient autorisés à faire sur son œuvre ceux qui “ne sont pas du métier” [16]». Il « persiste à croire qu’on peut attendre de la peinture des révélations plus intéressantes » (ibid.) et pense qu’il « n’y a pas lieu de distinguer la peinture “littéraire” de la peinture, comme certains s’entêtent à le faire malignement » (ibid., p. 290).

En 1924, la peinture d’André Masson s’offre à point nommé comme la peinture « littéraire » que Breton appelle de ses vœux et, en 1928 dans le Surréalisme et la peinture, il la célèbrera comme telle :

De telles considérations qui, pour Masson et pour moi, sont à la base de tout ce que nous évitons d’entreprendre et de tout ce que nous entreprenons ne sont pas faites pour nous rendre très supportable l’attitude de ceux qui, sans penser si loin, par indigence ou pour des raisons pragmatiques, tout au soin de leur petite construction, consentant à n’être que des « mains à peindre », contemplent leur ouvrage d’un air de jour en jour plus satisfait. Comme s’il s’agissait de cela ! Si invraisemblable que ce soit, je l’ai fait observer à Chirico, cet esprit petit-bourgeois n’est malheureusement pas aussi étranger à tous les peintres surréalistes[17].

Masson, de son côté, défendra jusqu’à la fin de sa vie la légitimité d’une « peinture littéraire », comme en témoigne un article du 5 mai 1942 écrit à l’occasion d’une exposition Daumier à New York :

Daumier peintre littéraire

Aujourd’hui, pour les « peintres purs » se dénonce comme littéraire toute expression picturale ou graphique qui vise à quelque chose de plus que la répétition sur la toile, du châssis qui la supporte. Répétition qui peut être plus ou moins variée mais qui s’interdit rigoureusement toute allusion même lointaine, à autre chose que l’exaltation du moyen pictural ; celui-ci étant considéré comme « chose en soi ». Vue à cette lumière, l’œuvre de Daumier est donc littéraire. Aussi bien, c’est déjà l’opinion de Charles Baudelaire. Dans son Art romantique, parlant de Daumier, il s’exprime ainsi : « Le génie de l’artiste peintre de mœurs, est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire[18].

De façon très significative, ce que Masson retient de l’atelier 45 rue Blomet, ce sont « les livres au pied des tableaux tournés contre le mur[19] ». Jusqu’à la fin de la vie, il s’opposera à l’autonomie des arts pour défendre au contraire une façon de lier poésie et peinture au nom de ce qu’il appelle « l’impératif poëtique ». En témoigne le texte dédié en 1972 « à Miró pour son anniversaire » :

Il est évident que pour Joan comme pour moi la poësie, au sens le plus large, était capitale. Être peintre-poëte était notre ambition et par cela nous nous différencions de nos aînés qui, même fréquentant les meilleurs poëtes de leur génération, avaient une peur folle d’être traités par la critique de « peintres littéraires ». – Peintres nous réclamant de l’impératif poëtique, nous franchissions un grand fossé[20].

Si André Masson trouve dans le surréalisme une façon de se rebeller contre une conception trop exclusivement picturale de la peinture, celle que défend la célèbre formule de Maurice Denis dans la revue Art et Critique des 23 et 30 août 1890 (« Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées[21] »), il y rencontre aussi des adeptes d’un art érotique qu’André Masson a pratiqué bien avant la rencontre avec Breton. Dès l’immédiat après-guerre (1919-1921), les premiers dessins connus sont des dessins érotiques. L’amour physique lui est apparu très tôt, selon Michel Leiris, « comme le thème majeur » qui trouve son expression privilégiée dans le dessin plutôt que dans la peinture « nécessairement plus préméditée[22] ». Leiris relève sur une feuille de correction du Journal Officiel cette note :

J’ai aussi peu de respect que d’amour pour les grands monuments de la peinture : je leur préfère les Pyramides et la Tour de Babel que je n’ai jamais vue. Mais il me restera toujours assez de désirs – sexuels ou sensuels – refoulés pour être artiste[23].

Il considère que Masson, « lorsqu’il prend pour sujet le colloque charnel », « entend surtout montrer, sous sa forme à proprement parler la plus nue, le grand élan d’effusion qui pousse chaque être humain à s’affranchir de ses bornes et à trouver, par le commerce d’autres êtres ou le maniement d’autres corps, un moyen de ne plus être un étranger dans le monde et de contraindre l’extérieur à lui fournir une réponse.[24] » En 1939, dans « Prestige d’André Masson », André Breton valorise cet érotisme qu’il considère comme « la clé de voûte[25] » de l’œuvre du peintre.

Rebelle contre tout ce qui asservit le désir, Masson fut également très tôt rebelle contre ce que Leiris appelle le « bagne de la raison[26] » et c’est cette liberté qui s’affranchit du contrôle de la raison que Breton loue dans la pratique de l’automatisme par Masson :

André Masson tout au début de sa course rencontre l’automatisme. La main du peintre s’aile véritablement avec lui : elle n’est plus celle qui calque les formes des objets mais bien celle qui, éprise de son mouvement propre et de lui seul, décrit les figures involontaires dans lesquelles l’expérience montre que des formes sont appelées à se réincorporer. La découverte essentielle du surréalisme est, en effet, que, sans intention préconçue, la plume qui court pour écrire, ou le crayon qui court pour dessiner, file une substance infiniment précieuse[27].

Enfin, si le rebelle Masson s’enrôla si aisément au service de Breton au temps de la rue Blomet, c’est parce que celui-ci, à ses yeux, représentait l’avenir. À une question de Miro : « Faut-il aller voir Picabia ou Breton ? » Masson répondit « Picabia non, c’est déjà le passé. André Breton oui, lui, c’est l’avenir[28] ». Cette formule pourrait orienter la réponse à la question que Françoise Levaillant laisse ouverte au terme de son étude sur les débuts de la carrière d’artiste d’André Masson, du côté d’une « adaptation aux nouvelles conditions historiques » plutôt que du côté d’une « transgression révolutionnaire[29] ».

Même si, comme le note Jean-Paul Clébert, après des entretiens en 1967, le peintre continue à défendre le groupe à l’extérieur[30], l’indocile Masson ne tarda cependant pas à se rebeller contre le surréalisme de Breton, surréalisme contre lequel il est entré assez rapidement en « dissidence ». Dès la fin de 1928, Masson « s’éloigne de lui-même et refuse qu’on lui accole désormais l’étiquette surréaliste » (ibid.), avant d’être exclu, par Breton, du Second Manifeste. Réconciliés au moment de la Guerre d’Espagne et de l’exil américain, Masson et Breton s’éloignent en 1942 et rompent définitivement en 1943 (ibid., p. 371-372).

André Masson, rebelle contre le surréalisme

Pour expliquer que la rébellion d’André Masson, d’abord enrôlée au service du surréalisme, se soit ensuite retournée contre le surréalisme même, plusieurs explications ont été proposées.

La première est psychologique. Pour Jean-Paul Clébert, c’est évidemment contre l’autorité de Breton et son obstination à cristalliser le surréalisme autour de sa propre personne qu’il se rebelle (ibid.). Georges Limbour note également que les surréalistes « sont par nature des citadins », ne pouvant « vivre qu’en groupe, à proximité du laboratoire ou du café », alors que Masson, pendant toute sa vie, préféra « les chemins des campa­gnes aux rues de la ville[31] », pour vivre au plus près d’une nature qui est source d’inspiration pour toute son œuvre, au-delà de la fracture souvent relevée entre les œuvres d’avant la Se­conde Guerre mondiale et celles d’après celle-ci[32]. Limbour remarque également que si les membres du groupe surréaliste et Masson partagent un même goût pour le scandale, celui-ci n’a pas le même sens dans les deux cas. Le scandale surréaliste,

mises à part quelques provocations hardies, comme quelques atteintes à l’honneur de l’armée, portées d’ailleurs par des hommes qui jouèrent un rôle effacé dans le mouvement, était généralement, dérivant du scandale dadaïste, un scandale de dilettante, un scandale publicitaire, assez bien calculé et dosé pour qu’il ne comportât pas de risque.

Les scandales de Masson étaient bien différents :

Les provocations, il ne les faisait pas de sang-froid, ayant pris toutes les précautions possibles […]. Il les faisait généreusement, spontanément, en état d’exaspération, au moment le plus inopportun et le plus dangereux, quand il n’était pas en force, ou tout seul, et il dépassait toute mesure[33].

La seconde explication est politique :

En juillet 1942, « à la demande de Rosenberg, Masson exécute, à l’occasion du 14 juillet que célèbre la Société des Amis Américains de la France forever, un panneau Liberté, Égalité, Fraternité. Cette démonstration de nationalisme, vivement désapprouvée par Breton et Tanguy, sera l’une des causes de la rupture de Masson et des Surréalistes[34].

La troisième est une explication esthétique sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement. Si la pratique de l’automatisme a fait de Masson le peintre modèle de Breton, leur conception de celui-ci est aussi très différente, comme l’indique Limbour qui distingue l’automatisme de Masson de celui de Breton :

Si l’automatisme a été l’un des grands procédés surréalistes, il convient de remarquer que celui qui était recommandé par Breton dans ses manifestes étaient un automatisme méthodique, volontaire, extrêmement discipliné et dont les règles étaient formulées avec une grande précision. L’automatisme qui a présidé à l’élucubration de certains dessins de Masson est au contraire involontaire et tout spontané, c’est pourquoi il ne refuse pas, si elle se présente momentanément, sur une hésitation, l’intervention de la lucidité. […] L’automatisme n’est donc pas chez lui une méthode de création propre à remplacer d’autres moyens défaillants, un sondage expérimental de l’inconscient, elle est le mouvement naturel de l’inspiration, la vivacité de l’invention[35].

De son côté, en 1943, André Masson critique la dictature de l’inconscient surréaliste au nom d’une “matière” qui aurait été sacrifiée :

[…] la doctrine de l’automatisme pur ne peut être que dissolvante […] si on la prend pour une fin. Il est fallacieux de croire que l’on peut vaincre la résistance de la matière en niant cette résistance.
Ce qui demeure, je crois à l’actif du surréalisme c’est sa révolte initiale contre un certain formalisme cubiste, c’est d’avoir revendiqué le droit de faire allusion à autre chose qu’à des objets familiers. Mais décréter la supériorité de l’inconscient sur le conscient, du délire sur la raison, nier l’étude et le savoir afin d’encourager des “vocations factices”, à quoi bon[36] ?

Cette critique accuse la distinction entre deux conceptions dif­férentes de la peinture relevée également par des historiens d’art comme William Rubin qui distingue, dans la peinture surréaliste des années trente, la peinture de Masson, celle de Miro (l’un et l’autre pionniers du surréalisme) et, partiellement, celle de Max Ernst de celle des autres surréalistes (Magritte, Tanguy et Dali) qualifiés de peintres “illusionnistes” dont l’œuvre est caractérisée par ce qu’il appelle une forme d’“onirisme pictural” :

Une définition plus large, et historiquement plus juste du surréalisme pictural, ferait une part égale aux deux genres de peinture : l’une abstraite, l’autre illusionniste ; l’une et l’autre également engagées dans une commune recherche d’art poétique, de peinture-poésie[37].

Parce qu’elle sacrifie la dimension matérielle, la peinture surréaliste prend le risque, pour Masson, de l’académisme. En 1943, date de sa rupture avec Breton, Masson parle dans une lettre à Saidie May de “la plupart des peintures de ‘l’Académie surréaliste’” comme des “vrais ‘pompiers’ de notre temps[38].” En 1943 toujours, dans la conférence de Mount-Holyoke collège où il défend le “fait pictural” et la “saveur” (au double sens de goût et de savoir) de la peinture française, il tente un bilan de ce qui le distingue du mouvement auquel il n’appartient plus :

s’il est incontestable que le surréalisme est le seul mouvement qui se soit imposé depuis le fauvisme et le cubisme, force m’est cependant de reconnaître que l’étiquette surréaliste recouvre des tendances diverses et inconciliables. Le vieux diable académique peut astucieusement porter le masque de la modernité, il n’en est que plus pernicieux ; il insinue que l’imagination doit avoir recours à l’imitation la plus vile, la plus aguichante, pour se manifester de manière efficace, bafouant ainsi l’esprit créateur. Nous vivons dans un temps de confusion telle que l’on a pu voir des peintres révolutionnaires nous infliger un “retour à Bœcklin”[39].

Cette place accordée, contre la dimension “illusionniste”, à la dimension matérielle de la peinture, Masson l’appellera à partir de la fin des années 50 “picturalité”. Il emprunte le terme à Heinrich Wölfflin dont il a lu les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (comme en témoigne l’inventaire publié en 2011 de sa bibliothèque[40]) et qu’il cite dans son article de 1964 sur Delacroix[41] et dans un article de 1956 sur l’art d’Orient. Il y regrette que “pendant quarante années, notre peinture (celle qui occupa le devant de la scène) n’a guère été picturale. La roue a tourné et la picturalité (ou surgissement par la lumière, et absence de délimitation) reprend le dessus[42] ». C’est au nom de cette revalorisation de la picturalité qu’il change son regard sur l’impressionnisme et, en 1952, publie un texte intitulé “Monet Le Fondateur” dans lequel il relève la touche “entrecroisée, ébouriffée, ocellée” d’un peintre que Masson définit en une formule : “Peintre des apparences (il n’est pas théologien)”[43].

Les écrits postérieurs seront pour Masson l’occasion de revenir sur les points de discorde qui le séparaient de Breton dès leur rencontre. J’en retiendrai trois principaux : la place accordée à la musique, à l’événement et la référence à Nietzsche.

Michel Leiris affirme dans son journal que Masson aimait à raconter qu’il se rendait au concert avec Max Ernst en cachette d’André Breton qui, selon Leiris, “avait horreur de la musique[44] ». Masson partage ce goût pour la musique avec son ami Joan Miró : “Contrairement à mes amis surréalistes, je me suis toujours beaucoup intéressé à la musique” affirme Miró[45]». Cette passion pour la musique est le symptôme d’une attention à la dimension plastique de l’œuvre plus qu’à sa signification :

Je me suis toujours soucié de construction plastique et pas seulement d’associations poétiques. C’est ce qui me distinguait des Surréalistes. (ibid., p. 60)

[…] je n’ai jamais été complètement d’accord avec les Surréalistes, qui jugeaient le tableau selon son contenu poétique, ou sentimental, ou même anecdotique. Moi, j’ai toujours évalué le contenu poétique selon sa possibilité plastique. (ibid., p. 116)

Dans le texte qu’il consacre en 1939 à l’œuvre de Masson, Breton l’oppose à celle de Braque parce qu’elle « peut tenir à côté du journal de chaque jour[46] ». La peinture figurative est précisément, pour Masson, celle qui donne toute sa place à l’événement. C’est ce qui fait la grandeur, pour lui, de certaines œuvres de la peinture du passé comme celle de Poussin :

La plus simple existence, la vie la plus humble, c’est encore de l’histoire. L’écuelle brisée par Diogène s’égale au fronton du temple et le considérable laurier participe aux funérailles de Phocion[47].

André Masson se présente lui-même comme « le seul peintre surréaliste à [s] » être livré à cet acte considéré comme condamnable : peindre l’événement. […]. Mais la peinture surréaliste se voulait un peu hors de l’Histoire[48] ».

Je voudrais enfin rapidement évoquer la place de la référence à Nietzsche autour de laquelle se séparent Breton et Masson. Si l’anecdote liée à l’allusion à Nietzsche et Dostoïevski lors de la première rencontre entre Masson et Breton est connue (« Ah ! ceux-là, c’est ce que je déteste le plus ! » se serait écrié Breton[49] »), la place de la référence à l’œuvre de Nietzsche dans celle de Masson mériterait, me semble-t-il, une étude plus approfondie. Elle légitime, pour Masson, le refus d’aborder l’œuvre d’un point de vue moral alors que, selon lui, Breton restait attaché à ce point de vue (ibid., p. 43). Elle justifie également son intérêt pour les œuvres du passé alors que Breton « retenait », dit-il, très peu de choses du passé[50] » : « Enfin l’activité de mon esprit est d’ordre inactuel[51] ».

Elle a joué également un rôle décisif dans la réflexion partagée avec Georges Bataille sur Héraclite, notamment sur la valeur à accorder à la contradiction. En témoigne une lettre de juin 1936 :

Hier soir en relisant « L’origine de la Tragédie » je me suis aperçu que j’avais toujours oublié de couper les pages de la fin : des Notes (elles sont extraites de pages peu connues conservées par le Nietzsche-Archiv) – écrites en 1888. Ces remarques sur Héraclite sont si éblouissantes que je ne peux résister au plaisir de te les transcrire : c’est une digne conclusion à nos conversations (inoubliées) du mois d’Avril.
« La sagesse tragique fait défaut, – j’en ai vainement cherché les indices même chez les grands esprits de la Grèce pré-socratique. Il me restait un doute pour Héraclite, dans le voisinage duquel j’étais plus à mon aise que n’importe où. L’affirmation de la périssabilité et de la destruction, ce qu’il y a de décisif dans une philosophie dionysienne, l’approbation de tout ce qui est lutte et contraste, avec la récusation absolue de tout ce qui évoque l’idée d’“Etre” – Il faut que je reconnaisse là, à tous égards, ce qu’il y a de plus parent avec ma nature, parmi tout ce qui a été pensé jusqu’à ce jour. »
Je ne croyais pas si bien dire en affirmant d’une manière toute instinctive : que Nietzsche n’avait qu’un esprit-frère dans le passé : Héraclite[52]

Par cette valorisation d’une lecture non dialectique de la pensée d’Héraclite par Nietzsche, pensée qui préserve « la lutte et le contraste », Masson s’oppose à Breton qui, dans l’ouverture du Second manifeste du surréalisme de 1930, prône le dépassement des « vieilles antinomies » et donne à l’activité surréaliste pour mobile de déterminer le « point de l’esprit » d’où « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement[53] », dans une perspective qui est celle de Hegel.

Masson oppose d’ailleurs explicitement les valeurs dionysiaques qu’il revendique à celles de Breton. C’est dans ce cadre que sont valorisées la fête (l’épigraphe de La mémoire du monde « Artistes, préparez-nous des fêtes ! » est empruntée à Nietzsche[54]) et la danse : « Nietzsche disait : “Si je croyais à un dieu, ce serait à un dieu dansant”. Breton détestait la danse, prise dans le sens large du mot, à savoir une sorte de libération physique un peu folle. Il n’était pas dionysiaque du tout[55] »). Masson considère Breton comme apollinien :

Au fond, je pensais, contrairement à Breton, que la valeur primordiale ne serait jamais l’automatisme, mais l’esprit dionysiaque ; l’automatisme peut très bien s’intégrer à l’esprit dionysiaque, qui correspond à une sorte d’état extatique et explosif permettant de sortir de soi, de donner libre cours à ses instincts et, par là, mener à l’automatisme. Mais, pour moi, le sentiment dionysiaque est plus permanent que l’automatisme, car l’automatisme est absence du conscient. [Breton] aurait été plutôt apollinien d’une certaine manière. Les égarements que je pratiquais lui étaient absolument étrangers. (ibid.)

Nietzsche a surtout joué un rôle important dans la place que Masson accorde à la forme dans sa conception de l’art. La for­mule que Masson répète à plusieurs reprises dans ses textes sur la peinture (« L’esprit du peintre : la forme même[56] ») put être inspirée par les Fragments posthumes de Nietzsche (XIV) : « On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent “forme” ». Masson lui doit assurément une réflexion proprement littéraire sur le travail de l’écriture dont témoignent la variété des formes prises par celle-ci : aphorismes, fragments, notes. Dans l’entretien avec Jean-Paul Clébert, Masson commente pour Jean-Paul Sartre son usage du trait d’esprit à propos de ce qu’il appelle son traité d’esthétique :

J’ai fait Anatomie de mon univers comme les autres peintres, Dürer, Vinci, ont fait des traités de peinture. Cependant le côté didactique de tels ouvrages… chez moi c’est plutôt le contraire : il n’y a rien à apprendre. Toutefois quelque chose de sardonique, une ironie glacée, mais pas d’humour.
Un jour où je montrais à Sartre Anatomie de mon Univers, qui est tout de même un petit peu mon traité d’esthétique personnel, il me demanda sous quel angle il devait lire ce livre. Je lui ai dit que je ne pensais pas que ce dut être sous le signe de l’humour, mais qu’en tout cas il y avait une part d’ironie considérable. Prenez le mot dans son sens romantique allemand, un persiflage de soi[57].

Rebelle donc surréaliste, rebelle contre le surréalisme ? C’est, pour finir, à l’influence de la peinture d’Extrême-Orient que Masson attribue en 1956 son évolution vers un art qui n’est plus un art contre mais ce qu’il appelle une « peinture de l’essentiel » :

Certes, à l’époque de mes premiers tableaux de sable (en 1927), c’est bien dans le sens d’une absolue spontanéité que je m’exerçais. Sur des taches de colle projetées à la volée, du sable était répandu. C’était un pas vers le mouvement pur. Il s’agissait de faire parler la matière la plus muette, de l’arracher à son inertie, de l’animer par le geste. Mais l’instinct d’agression et le « défi à la peinture » me possédaient encore.
Il m’a fallu de longues années avant de pouvoir employer les moyens les plus hirsutes de manière sereine – sans la moindre intention provocatrice ou polémique[58].

Une remarque plus générale enfin : mon étude s’est appuyée sur des propos de Masson bien postérieurs aux événements évoqués. Il faut donc, bien sûr, prendre en compte la dimension rétrospective de la reconstruction de son trajet mais aussi le sens différent qu’il a pu prendre à plusieurs moments de la vie du peintre. La relation de l’individu au groupe n’a certes pas la même signification dans la première partie du XXe siècle où les avant-gardes liaient l’innovation au collectif et dans la seconde partie du siècle où, comme l’indique en 1953 le critique Michel Tapié, « l’ère des mouvements collectifs est révolue[59] ». Les écrits de ou sur Masson datant de la seconde moitié du XXe siècle doivent être appréciés dans le contexte de cette revalorisation de l’individu contre le groupe.

 Université PARIS VIII


[1]. André Masson, Le Rebelle du surréalisme, Écrits, Anthologie établie par Françoise Will-Levaillant, Paris, Hermann, 1994 (1ère éd. 1976).

[2]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles. Les débuts d’une carrière d’artiste : André Masson », La Condition sociale de l’artiste. XVIe-XXe s., F. Levaillant et alii dir., Saint-Étienne, 1987, p. 106.

[3]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, René Julliard, 1958, p. 77.

[4]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles… », op. cit., p. 116.

[5]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 36.

[6]. Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 274.

[7]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 37.

[8]. André Masson, « À Joan Miró pour son anniversaire » (1973), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 88.

[9]. Maurice Nadeau, « Avertissement » (novembre 1944), Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 5.

[10]. Michel Leiris, « La ligne sans bride » (printemps 1968 – printemps 1971), préface à André Masson – Massacres et autres dessins, Paris, Hermann, 1971, n.p. Repris dans Écrits sur l’art, P. Vilar éd., Paris, CNRS éditions, 2011, p. 128.

[11]. André Masson, « 45, rue Blomet » (Atoll, n° 2, septembre-octobre-novembre 1968, p. 15-21). Repris dans Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 79.

[12]. Georges Limbour, préface, Entretiens d’André Masson avec Georges Charbonnier, Paris, Julliard, 1958. Repris dans Georges Limbour, Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), M. Colin-Picon et F. Nicol éd., Paris, Le Bruit du temps, 2013, p. 918.

[13]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[14]. Nicolas Poussin 1594-1665, Catalogue de l’exposition des Galeries nationales du Grand Palais, L. – A. Prat et P. Rosenberg dir., Paris, RMN, 1994, p. 180.

[15]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 918-919.

[16]. André Breton, « Distances » (1923), Les Pas perdus, OC I, M. Bonnet dir., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 289.

[17]. André Breton, « Le Surréalisme et la peinture » (1928), Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 36.

[18] André Masson, « Sur Daumier » (New-York, Pour la Victoire, n° 21, samedi 30 mai 1942). Repris dans Le Plaisir de peindre, Nice, La Diane française, 1950, p. 22-23.

[19]. André Masson, « “45, rue Blomet” (1968), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 78-79.

[20]. André Masson, “À Joan Miró pour son anniversaire” (1973), Le rebelle du surréalisme. op. cit., p. 87.

[21]. Voir Georges Limbour “André Masson” (Arts de France, n° 15-16, 12 novembre 1947). Repris dans Georges Limbour : Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), op. cit., p. 482.

[22]. Michel Leiris, “La ligne sans bride” (1968-1971), Écrits sur l’art, op. cit., p. 125.

[23]. Michel Leiris “Éléments pour une biographie” (André Masson, Rouen, Wolf, 1940, p. 94). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 94.

[24] Michel Leiris, “Idoles” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 113.

[25]. André Breton, “Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 154.

[26]. Michel Leiris, “Mythologies” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947), Écrits sur l’art, op. cit., p. 111.

[27]. André Breton, “Genèse et perspective artistiques du surréalisme” (1941), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 66 – 68.

[28]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 41.

[29]. Françoise Levaillant, “Origines sociales et mutations culturelles…”, op. cit., p. 117.

[30]. Jean-Paul Clébert, notice “Masson”, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 370.

[31]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 922 et 920.

[32]. Françoise Nicol, Georges Limbour. L’aventure critique. Préface de Bernard Vouilloux, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 127-128.

[33]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 921.

[34]. Frances Beatty, “Biographie”, Catalogue André Masson, Galeries nationales du Grand Palais, 5 mars-2 mai 1977, p. 217.

[35]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[36]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (conférence faite à Mount-Holyoke college le 27 juillet 1943, sur le thème proposé par L. Venturi “Variations du goût et permanence des valeurs”. Publié à New-York dans Renaissance, n° II et III, années 1944-45). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 40.

[37]. William Rubin, “André Masson et la peinture du vingtième siècle” (11-77) in Catalogue André Masson, op. cit., p. 13.

[38]. André Masson, lettre à S. May, Carolyn Lanchner, “André Masson : Origine et Développement” in Catalogue André Masson, ibid, p. 171.

[39]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (1943), op. cit., p. 39-40.

[40]. Hélène Parant, Fabrice Flahutez, Camille Morando, La bibliothèque d’André Masson. Une archéologie, éditions Artvenir, Paris, 2011, p. 39 et 474.

[41]. André Masson, “Le peintre et la culture” (1964), Le Rebelle du surréalisme. op. cit., p 148.

[42]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), ibid., p. 175.

[43]. André Masson, “Monet Le Fondateur” (1952), ibid., p. 131 et 130.

[44]. Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 838, note 18.

[45]. Joan Miró, Carnets catalans, dessins et textes inédits, présentés par Gaëtan Picon, tome 1, Genève, Skira, 1976, p. 118.

[46]. André Breton, “André Masson. Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 152.

[47]. André Masson, “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans André Masson, Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[48]. André Masson, Vagabond du surréalisme. Présentation de Gilbert Brownstone, Paris, éditions Saint-Germain – des-Prés, 1975, p. 142. Entretiens commencés pendant l’été de 1968, p. 7.

[49]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, p. 47.

[50]. André Masson, Vagabond du surréalisme, op. cit., p. 43.

[51]. André Masson, Lettre à D.-H. Kahnweiler, 6 octobre 1939, André Masson : Les Années surréalistes. Correspondance 1916-1942. F. Levaillant éd., La Manufacture, 1990, p. 436.

[52]. André Masson, lettre à Georges Bataille, Tossa, juin 1936. Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 290.

[53]. André Breton, Second Manifeste du surréalisme (1930), OC I, 781.

[54]. André Masson, La Mémoire du monde, les sentiers de la création, Genève, Skira, 1974, p. 39.

[55]. André Masson, Vagabond du surréalisme, présentation de Gilbert Brownstone, éd. Saint-Germain-des-prés, 1975, p. 80.

[56]. André Masson “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[57]. Mythologie d’André Masson conçue, présentée et ordonnée par Jean-Paul Clébert, Genève, Pierre Cailler, 1971, p. 63.

[58]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 173.

[59]. Michel Tapié, “Espace et expressions”, Premier bilan de l’art actuel 1937-1953, R. Lebel dir., Paris, Soleil Noir, 1953, p. 102-103.

Masson rebelle

 

L’intertexte du monde dans les « Vingt-cinq poèmes »

L’intertexte du monde dans les Vingt-cinq poèmes

par Catherine DUFOUR

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Le contexte de publication des Vingt-cinq poèmes

Le contexte zurichois

Ce recueil poétique est le premier à avoir été publié à Zurich, en 1918, avec des illustrations de Arp, et le troisième ouvrage de la collection dada, après La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine et les Phantastische Gebete (Prières fantastiques)  de Richard Huelsenbeck. Une réédition a eu lieu à Paris aux éditions de la Revue Fontaine avec 12 dessins d’Arp, différents des gravures de la première édition, en 1946 sous le titre Vingt-cinq et un poèmes, avec un poème inédit, « Le sel et le vin ».

À première vue ces poèmes sont obscurs, on ne sait comment y entrer. Des voyelles et des mots s’y promènent en liberté, l’énonciation en est indéterminée, les phrases sont généralement asyntaxiques, les images énigmatiques, le sens décousu. Une impression de chaos en ressort. On peut prendre le parti de ce que Tzara, dans une lettre à Breton (mars 1919), appelle l’immédiateté, et se laisser embarquer dans cet univers aux éléments hétérogènes. Ou alors, comme l’obscurité incite à l’exégèse, tenter des approches plus scientifiques, comme l’ont fait Mary Ann Caws ou Marguerite Bonnet. J’ai choisi d’y entrer par des dates : 1916-1918. Et de prendre l’expression « intertexte du monde » (H. Béhar) au premier degré de « monde européen » dans une Europe en guerre.

Contrairement à De nos oiseaux, qui comprend des poèmes écrits de 1912 à 1922, donc une palette large de production poétique, les poèmes de ce recueil ont tous été écrits entre 1916 et 1918 (en dehors de « Froid jaune » qui date de 1915). Les Vingt-cinq poèmes représentent donc un condensé des préoccupations de Tzara pendant ce laps de temps dont l’aboutissement est le Manifeste Dada 1918, lu le 23 juillet 1918 à Zurich et publié dans Dada 3 en décembre, très peu de temps après la publication des Vingt-cinq poèmes en juin. Les deux années 1916-1918 sont celles de la mise en tension entre les diverses influences issues des courants de la modernité dont Tzara peu à peu s’émancipe pour produire les nouveautés dada. Les Vingt-cinq poèmes constituent donc à la fois une caisse de résonance de la modernité européenne, qui en est un des matériaux de base, et un reflet de la gestation de Dada, dont ils sont le laboratoire poétique.

On sait bien que Tzara a proclamé, dès le Manifeste Dada 1918 : « Dada n’est pas moderne », ne cessant de reprendre cette formule qui sera à l’origine de sa brouille avec Breton, et revendiquant Dada comme rupture et refus de tout compromis avec les écoles et les théories, avant de nuancer le propos sous l’influence de l’hégéliano-marxisme des années 30, notamment dans L’Essai sur la situation de la poésie. Les influences sont pourtant lisibles dans les Vingt-cinq poèmes. L’explication en est historique et tient à l’ambiance intellectuelle de l’Europe dont un certain nombre de protagonistes convergent vers Zurich sous l’influence de la guerre. Il se produit alors un véritable précipité de la « ’’koinè’’ culturelle propre à l’Europe intellectuelle du début du XXe siècle »[1]. Le fonds dans lequel puise Tzara pour réaliser son exercice de « haute couture », cet « intertexte du monde », est composé d’«Esprit nouveau », de simultanéisme, de cubisme, d’abstraction, de futurisme, d’expressionnisme. Les Vingt-cinq poèmes sont à la fois un tissu de langues (roumain, moyen-français, langues africaines), un croisement d’influences diverses et une explosion d’énonciations, de discours, et d’images.

J’essaierai de montrer comment les grandes expérimenta­tions engagées par Tzara en 1916-1918, lisibles en écho dans ce recueil, subvertissent le simple jeu des influences.

Le contexte de publication : Tzara, les revues futuristes italiennes et les revues « cubo-futuristes » françaises

Quatorze des Vingt-cinq et un poèmes, soit la majorité, ont été publiés d’abord en France et en Italie, dans les deux pays pour « Retraite ». Neuf ont été publiés dans diverses revues futuristes italiennes en 1917, et repris en recueil avec des variantes[2]. Six autres ont été publiés en France, en 1917 et 1918, dans Sic et/ou Nord-Sud[3], revues à forte connotation futuriste et cubiste[4]. Parmi les douze autres, trois ont été publiés dans Dada 1 et dans Dada 2 en 1917[5], cinq ne paraissent en revues qu’entre 1919 et 1928[6] et quatre n’ont pas été publiés en revues[7].

Dans une lettre à Jacques Doucet datée du 30 octobre 1922 (OC1, p. 642-643)[8], qui propose le manuscrit des Ving-cinq poèmes à la vente et explique la genèse du recueil, Tzara fait allusion en priorité aux poèmes qui avaient paru dans les revues Sic et Nord-Sud, par l’intermédiaire d’Apollinaire, Reverdy (directeur de Nord-Sud) et P. Albert-Birot (directeur de Sic), soulignant à la fin de sa lettre l’intérêt manifesté à la suite de la publication des Vingt-cinq poèmes par « Apollinaire, Reverdy, Braque, Breton, Soupault… ». Il n’évoque qu’en deuxième position les revues italiennes, alors que chronologiquement les publications de Tzara y sont antérieures. Sans doute pour mettre symboliquement le futurisme au second plan, à une époque où les relations avec ce mouvement sont fortement dégradées[9]. Le ton péjoratif qu’utilise Tzara pour évoquer ses liens passés avec les futuristes est flagrant[10] et, pourrait-on dire de mauvaise foi, car il ne correspond pas à la réalité de son engagement par rapport à l’Italie : son intérêt existe dès 1915 au départ de la Roumanie[11] et devient un activisme intense en 1916 et 1917 (voyage, correspondance, échanges)[12]. Parallèlement l’influence futuriste y est minimisée. Or incontestablement, le futurisme on va le voir, a exercé un rôle non négligeable sur Tzara.

Le contexte de la scène : des poèmes « à crier et à danser »  

Le rôle du futuro-expressionnisme

Tzara dans sa lettre à Doucet est particulièrement sévère pour trois des Ving-cinq poèmes publiés dans des revues italiennes et écrits en 1916 : « Le géant blanc lépreux du paysage », « Pélamide », « Mouvement », auxquels il faut ajouter « Sainte ». Il parle de la « brutalité excessive » de ces poèmes trop « déclamatoires ». Tzara ce faisant fait apparaître le caractère particulier de ces textes : leur destination à la scène. Plusieurs des Vingt-cinq poèmes ont en été déclamés à la soirée dada du 12 mai 1917 et reflètent les délires scéniques des soirées dada de 1916, tels que le tourbillon verbal de la Chronique zurichoise nous les restitue[13]. Et, malgré les regrets et dénégations de Tzara, nous ne pouvons qu’y reconnaître un aspect très novateur : leur dimension performative, calquée sur la geste scénique mise au service d’une expressivité rythmée, dynamique et heurtée, influencée parallèlement par la dramaturgie expressionniste[14] propice, elle aussi, à l’exacerbation. Or à Zurich les fondateurs de Dada sont majoritairement issus de l’expressionnisme allemand (Ball, Huelsenbeck, Arp, Serner etc.[15]) et eux-mêmes imprégnés de futurisme.

Particulièrement remarquables sont à cet égard « Le géant blanc lépreux du paysage » et « Pélamide », insolents, ponctués d’onomatopées, de sons inattendus, de voyelles, de mots empruntés à des langues étrangères ou inventées :

bonjour sans cigarette tzantzanga ganga
bouzdouc zdouc nfoùnfa mbaah mbaah nfoùnfa  
les bateaux nfoùnfa nfoùnfa nfoùnfa
car il y a des zigzags sur mon âme et beaucoup de rrrrrrrrrrrrrr  (« Le géant blanc lépreux du paysage »

Le lecteur-auditeur, entraîné dans une danse infernale, est en même temps insulté comme c’était la norme sur la scène dada :

  ici le lecteur commence à crier
  il commence à crier commence à crier puis dans ce cri il y a des flûtes qui se multiplient des   corails  
le lecteur veut mourir peut-être ou danser et commence à crier
il est mince idiot sale il ne comprend pas mes vers il crie (« Le géant blanc »)

Toute la première moitié de « Pélamide » est constituée de sons, et les trois premiers vers exclusivement de voyelles ou de consonnes :

a e ou o youyouyou i e ou o
youyouyou
drrrrrdrrrrdrrrrgrrrrgrrrr
morceaux de durée verte voltigent dans ma chambre
a e o i ii i e a ou ii ii ventre
montre le centre je veux le prendre
ambran bran bran et rendre centre des quatre
beng bong beng bang
où vas-tu iiiiiiiiupft
machiniste l’océan a ou ith
a o u ith i o u ath a o u ith o u a ith (« Pélamide »)

Les effets de rythme, de cadence sont par ailleurs récurrents dans les poèmes de 1916 :

vibre vibre vibre dans la gorge métallique des hauteurs
(…)
écoute écoute écoute j’avale mbampou et ta bonne volonté
prends danse entends viens tourne bois vire ouhou ouhou ouhou  (« Mouvement »)

Le jugement de Noël Arnaud sur La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine s’applique parfaitement à ces textes :

volonté de Dada d’être spectacle par l’échange, dans une complète incohérence, de mots…   ou de projectiles entre la salle et la scène, théâtre où chaque personnage dit ce qu’il veut   sans souci de l’autre, où les cris et les mots fusent comme autant de balles à relances[16].

Noël Arnaud rejoint en cela W. Benjamin qui écrivait déjà, dans le chapitre XIV de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939), qu’avec le dadaïsme, « de spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art [s’était faite] projectile ». Seule une esthétique du choc, provoquant les spectateurs, répondait selon lui aux exigences du temps. Détruisant impitoyablement le potentiel auratique de l’œuvre et donc toute possibilité de « s’abîmer dans la contemplation », l’œuvre dada produisait, contre le « recueillement » de la « bourgeoisie dégénérée » une force de dispersion – modalité moderne de l’expérience » -, une salutaire « distraction très puissante », et devenait « un objet de scandale »,  un « outrage public »[17].

Les enjeux du phonétisme : entre  primitivisme, phonétisme et polyglottisme

Du primitivisme au polyglottisme

W. Benjamin évoque dans le même texte  les « manifestations barbares » de Dada. Pour expliquer les cris et les sons, il faut en effet se référer à d’autres expérimentations que futuristes : les poèmes nègres et les poèmes polyglottes.

On reconnaît dans les poèmes déjà cités des transpositions phonétiques de chants nègres mis au service de la déconstruction. Comme il le rappelle à J. Doucet en 1922, Tzara à Zurich retranscrivait  à cette époque des poèmes nègres (OC 1, p. 441-489). Les poèmes nègres entrent pour une part essentielle dans les soirées zurichoises de 1916 et 1917, sur le modèle des cabarets expressionnistes allemands. Tzara y lit des vers des tribus Kinga, Loritja, Ba-Konga et publie dans Sic en 1917 et 1918 deux notes sur l’art et la poésie nègres (OC 1, p. 394-395 et 400-401), toutes deux adressées à J. Doucet avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes. Rien de très original dira-t-on, tous les modernes (les cubistes, Apollinaire, Cendrars etc.) ont été fascinés par la culture nègre[18]. Mais Tzara se sert de l’inspiration primitive pour concevoir les éléments les plus révolutionnaires de Dada : invention d’une langue poétique subversive, reflet de la spontanéité primitive, insulte à la civilisation. Son premier recueil, non abouti, de tentative de destruction syntaxique (contenant des ébauches des Ving-cinq poèmes) se nommait Mpala Garoo. Et dans Dada 2 (décembre 1917) deux poèmes traduits, de la tribu Loritja, ressemblent étrangement à certains des Vingt-cinq poèmes.

Mais en terme de polyglottisme, une explication ne vient jamais seule. Certaines de ces sonorités permettent en effet d’hésiter entre le nègre et … le roumain, que Tzara intègre parfois très lisiblement dans ses poèmes :

tu dois être ma pluie mon circuit ma pharmacie nu maî plânge  [en roumain: « ne pleure plus »] nu maî plânge veux-tu (« La grande complainte de mon obscurité deux ») 

De façon plus significative, les poèmes sont remplis de ces séries dans lesquelles des connaisseurs de la littérature roumaine ont retrouvé un élément constitutif de leur tradition poétique. Si l’on en croit Vasile Maruta par exemple[19], Tzara semble s’être souvenu de rythmes, jeux de mots, onomatopées etc. appartenant à un fonds poétique et populaire roumain de la dérision présent dans les contes, poèmes populaires, proverbes, dictons, jeux de mots enfantins. Vasile Maruta nous livre même le sens précis, en roumain, des derniers vers du « Géant blanc lépreux du paysage » : incantations météorologiques issues d’anciennes croyances de la civilisation Thrace (« trac »), noms donnés aux gâteaux de Noël ou de Pâques, à des membres de la famille, ou à des objets :

nbaze baze baze regardez la tiare sousmarine qui se dénoue en algues d’or
hozondrac trac
nfoùnda nbabàba nfoùnda tata
nbabàba [20]  

L’ambiguïté est toutefois permise dans les deux derniers vers… dont on peut se demander si c’est du nègre, du roumain, ou du langage enfantin.

La revendication polyglotte internationaliste est flagrante, en cette même année 1916, dans une des grandes nouveautés dada, les poèmes simultans : « L’amiral cherche une maison à louer» est une partition en trois langues déclamées en même temps, dont plusieurs passages sont des syllabes criées par les protagonistes : « Ahoi ahoi », « prrrza chrrrza » « hihi Yabomm hihi Yabomm hihi hihi hihiiiii » « uru uru uro uru uru uro uru uru uru uro pataclan patablan » etc., « oh yes yes yes yes » etc., série reprise plusieurs fois. Tout cela au son d’instruments (sifflet, cliquette et grosse caisse) qui sont précisément ceux qu’évoque « Le géant blanc » :

dalibouli obok et tombo et tombo son ventre est une grosse caisse
ici intervient le tambour major et la cliquette

Le phonétisme dans l’air du temps : vers l’abstraction

Mais d’autres lectures de ces poèmes sont encore possibles car le phonétisme est dans l’air du temps et Raoul Hausmann en établira l’historique[21]. Ce qui est sûr c’est que le phonétisme des Vingt-cinq poèmes diffère du phonétisme mystique de Ball, liturgique, solennel, celui qu’il expérimente sur la scène zurichoise avec, par exemple, « gadji beri bimba »[22].  Il diffère aussi des préconisations de Marinetti qui, dès 1912, plaide pour l’onomatopée « directe, imitative, élémentaire, réaliste ». Les syllabes et les lettres se répandent sur la page des revues zurichoises, dans des textes écrits par des futuristes ou par P. Albert-Birot qui produit des poèmes phonétiques « à crier et à danser »[23].

Si l’on écoute Tzara lui-même, la voyelle nous met plutôt sur la piste de la revendication abstraite ou cubiste : c’est un matériau intégré au poème à la manière des éléments extérieurs insérés dans les toiles des peintres cubistes. Dans sa lettre à J. Doucet, il évoque comme nouveauté majeure des Vingt-cinq poèmes cette introduction d’éléments étrangers aux poèmes, « jugés indignes d’en faire partie, comme des phrases de journal, des bruits et des sons » (non imitatifs). Cette idée figurait déjà dans un texte lu par Tzara lors de la soirée dada du 14 juillet 1916, « Le poème bruitiste » (OC I, p. 551-552) :

J’introduis le bruit réel pour renforcer et accentuer le poème. En ce sens c’est la première fois qu’on introduit la réalité objective dans le poème, correspondant à la réalité appliquée par les cubistes dans les toiles.

Tzara insiste dans cette présentation sur la  quête dada de « l’intensité », des « éléments primaires », de la scansion par les enfants et des « éléments les plus primitifs » :

Par le poème de voyelles (…) que j’ai inventé, je veux relier la technique primitive et la sensibilité moderne. Je pars du principe que la voyelle est l’essence, la molécule de la lettre, et par conséquent le son primitif. 

Finalement la voyelle présente un grand avantage : elle condense le primitif et l’abstraction, une hantise de Tzara. En 1916, il s’essaie à des poèmes de voyelles, « La Panka » ou « La dilaaaaaation des volllllcaaans » (OC I, p. 511-512) et cite dans sa lettre à J. Doucet son poème abstrait « Toto-Vaca » – en réalité une mystification[24] – prétendument « composé de sons purs inventés par [lui] et ne contenant aucune allusion à la réalité. » Tzara faisait ici mentir son compatriote Isou qui l’accuserait plus tard d’en être resté à la « poésie à mots », refusant l’assassinat intégral du sens par la « poésie à lettres ».

Déconstruction/construction, trois modalités essentielles : les mots en liberté futuristes, le collage

Les mots en liberté futuristes

Introduire la voyelle en poésie c’est déjà un travail de déconstruction qui joue avec les codes classiques. Eluard en juillet 1919 demandait à Tzara : « Avez-vous fait ou défait tout cela ? ». En réalité l’entreprise de déconstruction de la phrase avait été amorcée en Roumanie sous l’influence du symbolisme (Corbière, Laforgue) et plus radicalement de Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire. Les « mots en liberté futuristes » parachèvent cette démarche (substantifs disposés au hasard de leur naissance, verbes à l’infinitif pour anéantir la subjectivité, abolition des adjectifs et des adverbes, destruction du « Je » dans la littérature[25]), sans qu’on puisse toujours les distinguer des séries verticales syncopées des poètes expressionnistes allemands tels Stramm, ou Schwitters dont Tzara publiera des poèmes de ce type dans sa revue Der Zeltweg en novembre 1919.

Mais Tzara encore une fois subvertit les systèmes. Certes les « mots en liberté » sont bien là, disposés horizontalement ou verticalement sur la page, juxtaposés sans liens logiques. Mais ils sont entrecoupés par des bribes de dialogue, des conversations sous-jacentes – un rappel d’Apollinaire peut-être -, des pauses plus intimes, créant une dynamique de désir dans la chaîne verbale. Certes la dislocation de la grammaire et les ellipses sont la règle du jeu et les sauts lexicaux et syncopes prolifèrent :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux de voie lactée et
découper le souvenir en formes vertes  (« Verre traverser paisible »)

Mais l’esprit de système est aboli, en voici quelques preuves : la persistance du « je », bannie par Marinetti, de la complainte, de la sentimentalité, ce que G. Browning appelle la « litanie du néant bleu », véritable thème obsessionnel :

mon organe amoureux est bleu
je suis mortel monsieur bleubleu (« Froid jaune »)

souffrance ma fille du rien bleu et lointain
ma tête est vide comme une armoire d’hôtel
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Certes encore, il y a bien des verbes à l’infinitif sans sujet (14% de l’emploi des verbes nous dit Marguerite Bonnet), comme dans « La grande complainte de mon obscurité trois » ou « Printemps », dont plusieurs vers commencent par un infinitif. Mais dans ces deux cas, l’infinitif ne fait pas système, il alterne avec des formes conjuguées : 64% de présents sont comptabilisés par M. Bonnet.

Souvent de surcroît les vers s’organisent autour de quelques mots relancés par l’organisation rythmique ou par des procédés de répétition :

les ciseaux les ciseaux les ciseaux et les ombres
les ciseaux et les nuages les ciseaux les navires
    (« Le géant blanc »)

Ou par des procédés de dérivation, de paronomase, à la manière des comptines :

sur des maisons basses plus basses plus hautes plus basses
le train de nouveau le veau spectacle de la tour du beau je reste sur le banc qu’importe le veau le beau le journal
   (« Petite ville en Sibérie »)

Ou encore par des associations thématiques : « Retraite » s’ouvre sur une colonne de mots en liberté qui semblent mimer le geste d’un enfant feuilletant un album, en écho peut-être à la modernité rimbaldienne des « petits livres de l’enfance » dans « Alchimie du verbe » :

oiseaux enfance charrues vite
auberges
combat aux pyramides
18 brumaire
le chat le chat est sauvé
entrée
pleure
valmy, vire vire rouge
pleure
dans le trou trompette lents grelots
pleure

Relances et ruptures dessinent des séquences, dans lesquelles on trouve des rejets internes aux vers, constituant des « greffons », selon Michel Murat[26], ou des mots intrus. Les combinaisons sont innombrables[27], au gré de la « machine désirante dadaïste » que Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe[28] oppose à la machinerie futuriste.

Innovation : le collage au service de la déconstruction 

La prédilection de Tzara pour les mots disposés au hasard et libérés des contraintes grammaticales est désignée par Aragon du terme de collage[29], qui suit la méthode édictée dans « Pour faire un poème dadaïste » (1920), petit manuel ironique du genre et, selon G. Browning, « énoncé (cohérent) de l’incohérence intentionnelle du poème. » Cette forme de collage est aussi une affirmation de la matérialité des mots, qui tient compte de leur force interne, de leur expressivité intrinsèque, et n’est pas loin des analyses de Raoul Hausmann en 1968 dans « Matières-collages », aisément transposables au mot :

Les matériaux ne sont pas inertes, au contraire, ils possèdent une force d’expression qu’on   doit découvrir, pour démontrer qu’ils sont animés. C’est cela le caractère caché mais révélateur du collage.[30]   

Tzara en 1953 dans « Gestes, ponctuation et langage poétique » met quant à lui l’accent sur le « choc émotionnel » provoqué par le collage des mots et les ellipses :

L’image poétique devait résulter de cet approchement inhabituel des mots, de même que l’énoncé d’un seul mot ou d’un son pouvait suffire à le créer. (oc v,  p. 238-239)

Mais il existe une autre forme de collage dans les Vingt-cinq poèmes : des bribes de vers issus des Centuries de Nostradamus sont intégrées dans plusieurs poèmes. Marcel Janco a raconté[31] le choc provoqué sur les dadaïstes par cette poésie obscure, abstraite, mais très expressive et propice à l’invention d’une langue nouvelle. D’où le plagiat, c’est à dire la citation non référencée, ce type de collage qui n’est pas un ajout à une forme déjà construite, comme chez les cubistes, mais « crée sa propre plastique »[32]. Gordon Browning a étudié de très près ces emprunts[33]. Au moins cinq des Vingt-cinq poèmes utilisent ce procédé : « Droguerie conscience », « Amer aile soir » et les trois « Complaintes ». Dans « La complainte de mon obscurité trois », G. Browning a identifié plusieurs bribes de quatrains des Centuries (ci-dessous en caractères gras) et tenté d’interpréter leur utilisation. Le début du texte, nous dit-il, est clair, fondé sur des jeux d’obscurité progressive (au sens physique du terme) : crépuscule, lumière tamisée (chez nous les fleurs des pendules s’allument et les plumes encerclent la clarté), puis sur la complainte (mon fils / mon fils), puis sur le thème de la dégénérescence physique du poète et de son néant (nous sommes trop maigres), jusqu’à ce vers : « cristaux points sans force feu brûlée la basilique (Centuries, VIII, II),

À partir de cette évocation de châtiment biblique, le poème hésite entre déchéance et ascension, ambivalence structurante des trois complaintes, avant de réintroduire trois derniers vers « obscurs » issus de Nostradamus :

Vers le nord par son fruit double
Comme la chair crue
Faim feu sans (VIII, 18, VIII, 17)

La « Complainte un », enrichie de tels fragments, a une tonalité manifestement biblique : 

les aigles de neige viendront nourrir le rocher
où l’argile profonde changera en lait
et le lait troublera la nuit les chaînes sonneront
la nuit composera des chaînes (…)
le sceptre au milieu parmi les branches

Le fer changé en vin et en sel y est une référence fondamentale, qu’on trouve aussi dans le vingt-sixième poème de 1946, « Le sel et le vin », alors inédit mais plus ancien, tissé de fragments des Centuries.

L’observation des collages empruntés à Nostradamus dans « Droguerie conscience » a permis à G. Browning d’expliciter la persistante notion d’obscurité, grâce à la comparaison avec une variante de publication en revue, reprise d’un ancien poème roumain et contenant ce vers :

il faisait tellement obscur que les paroles étaient lumière

L’obscurité des Vingt-cinq poèmes serait en fait à interpréter comme lumière aveuglante, nous dit G. Browning, mais aussi Tzara dans sa « Note sur la poésie » envoyée avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes :

L’obscurité est productive si elle est lumière tellement blanche et pure que nos prochains en
sont aveuglés. De leur lumière, en avant, commence la nôtre. Leur lumière est pour nous,
dans la brume, la danse microscopique et infiniment serrée des éléments de l’ombre en
fermentation imprécise. N’est-elle pas dense et sûre la matière      dans sa pureté ?

Browning conclut que le plagiat, qu’il soit collage de vers écrits par d’autres ou tirage au sort des mots dans le journal, est constitutif du travail de négation inhérent à la création dada. Cette technique, qui remonte à Lautréamont, passera par Guy Debord et fera, comme on le sait, les délices de la postmodernité…

La production des images 

 Une déconstruction au service d’un imaginaire

Les Vingt-cinq poèmes forment un tissu composite de lettres, de mots, de syntagmes, de petites séquences, de tons, de styles, de lieux, de temporalités. De façon plus large, la déconstruction s’applique aux images. Dans chaque poème on observe des petites séquences discontinues, des morceaux d’imaginaires grossièrement assemblés : c’est la « haute couture », qui en 1919 est le titre d’un poème de Tzara écrit avec Picabia[34]. Ce passage de « Mouvement » en fournit un bel échantillon :

que je sois dieu sans importance ou colibri
ou bien le phœtus [sic] de ma servante en souffrance
ou bien tailleur explosion couleur loutre
robe de cascade circulaire chevelure intérieure lettre qu’on reçoit à l’hôpital longue très longue
lettre
quand tu peignes consciencieusement tes intestins ta chevelure intérieure
tu es pour moi insignifiant comme un faux-passeport
les ramoneurs sons [sic] bleus à midi
aboiement de ma dernière clarté se précipite dans le gouffre de médicaments verdis ma chère   mon parapluie
tes yeux sont clos les poumons aussi

du jet-d’eau on entend le pipi
les ramoneurs

La poésie de Tzara est cosmique : elle nous promène aux quatre coins du cosmos, « passant des cimes éthérées aux profondeurs minérales, de l’ombre à la lumière, du tourbillon à l’immobilité » (H. Béhar, OC I, p. 646). Mais en même temps, de cosmique en cosmopolite, cette poésie « discrépante » (H. Béhar), hétérogène, fait entendre différents imaginaires européens. Les études de vocabulaire entreprises systématique­ment, voire statistiquement, par Marie Anne Caws ou Marguerire Bonnet, permettent ainsi d’identifier un imaginaire dynamique proche du futurisme en peinture : impression d’un espace animé de mouvements ascensionnels ou concentriques, univers en rotation, en proie au vertige, aux métamorphoses des matières (liquéfaction, cristallisation), des couleurs, des lumières, des figures. Outre les poèmes publiés en revues futuristes, la série des « Complaintes » utilise abondamment les tourbillons, spirales, ou jaillissements ascensionnels :

froid tourbillon zigzag de sang (…)
les souvenirs en spirales rouges brûlent le cerveau (…)
tour de lumière la roue féconde des fourmis bleues (…)
les paratonnerres qui se groupent en araignées (…)

Quelques visions sont empruntées aux mythes urbains futuristes, à ses sensations électriques, ses distractions, filées dans des notations empruntées à la nature :

les jets d’eau agrandiront les usines
   (« Droguerie conscience »)

Je téléphone ailes et tranquillité d’un instant de limite construire en colonnes de sel : des
lampes de nuage neige et lampions de musique zigzag proportions anneaux monts de jaune
jaune  jaune jaune o l’âme qui siffla la strophe du tuyau jauni en sueur d’encensoir
   (« Amer aile soir »)

La guerre ou la vitesse, qui constituent les thèmes mimétiques de la nouvelle poésie selon Marinetti, sont chez Tzara des forces en action qui combinent allitérations et images :

concentration intérieure craquement des mots qui crèvent crépitent les décharges électriques des gymnotes l’eau qui
se déchire
quand les chevaux traversent les accouplements lacustres
toutes les armoires craquent

la guerre

là-bas   (« Sainte »)

Sur la vitesse Tzara écrit dans sa « Note sur la poésie », jointe au manuscrit adressé à Doucet et susceptible de devenir la préface du recueil :

Le poème pousse ou creuse le cratère, se tait, tue, ou crie le long des degrés accélérés de la
vitesse.

Ce qui est emprunté spécifiquement à l’expressionnisme

Cet imaginaire futuriste se confond parfois avec l’imaginaire expressionniste, pessimiste et morbide, et plus fréquemment représenté. La proximité entre le symbolisme de Rimbaud, Laforgue, Maeterlinck ou Verhaeren, inspirateurs reconnus de Tzara dès la Roumanie, et l’expressionnisme, a été démontrée, notamment par J.M. Palmier[35]. Les atmosphères de décomposition ou d’apocalypse, propres aux écrivains de ce mouvement (G. Benn, G. Heym, E. Lasker-Schüler, G. Trakl) et récurrentes dans les Premiers poèmes roumains de Tzara, sont  omniprésentes dans les textes de Zurich, à commencer par La Première Aventure et Le Manifeste, qui utilisent les images du messianisme apocalyptique :

Nous (…) préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition. [Manifeste Dada 1918] 

M. Bonnet a répertorié les motifs expressionnistes dans Vingt-cinq poèmes et De nos oiseaux[36]: visions d’apocalypse, corps mutilés ou morcelés, monstres ou créatures hybrides, parturitions douloureuses, idées de pourrissement, distorsion des formes, phénomènes de synesthésie inquiétants. Les couleurs (une palette bleu, jaune, vert, rouge) se décomposent. Dans « Froid Jaune » de 1915, des synesthésies perturbées s’associent à des sensations olfactives désagréables, à la putréfaction (« ordure verdie vibrante »), à des lumières confuses (« sous les crépuscules tordus »), à des sensations morbides («piéton fiévreux et pourri et »). Les évocations d’embrasement, de nature en flammes, de guerre ou d’apocalypse, parcourent « Le géant blanc lépreux du paysage » et traversent « Amer aile soir » ou « Soleil nuit ». Les allusions à des menaces ou au châtiment divin se répandent dans « La grande complainte de mon obscurité trois », « Sage dans deux », « Petite ville en Sibérie ».

Le motif du morcellement « organe après organe » (mis en scène dans Le Cœur à gaz en 1921, dont les personnages se nomment Œil, Bouche, Nez, Oreille) est un des plus représenté, l’œil occupant une place prépondérante, mais aussi la bouche, le nez, les dents,

o le nouveau né qui se transforme en pierre de granit qui devient trop dur et trop lourd pour sa mère
   (« Sainte »)

les ressorts du cerveau sont des lézards jaunis qui se liquéfient
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

nous sommes trop maigres
nous n’avons pas de bouche
nos jambes sont raides et s’entrechoquent
(« La grande complainte de mon obscurité trois »)

des cœurs  et des yeux roulent dans ma bouche
(« Petite ville en Sibérie »)

Si le thème expressionniste du cauchemar urbain y est peu fréquent, quelques visions  s’y rattachent néanmoins :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux
   (« Verre traverser paisible »)

Surréalité avant l’heure 

Cette puissance imaginaire explique que ce recueil ait été, selon l’expression d’Aragon, à l’origine du « plus grand trauma poétique » qu’il ait ressenti, comme aussi  Breton, Soupault, Eluard. Au-delà du brassage des imaginaires simultanéiste, futuriste et expressionniste, la poésie donne libre cours au surréel. Les images des Ving-cinq poèmes sont à rapprocher de la définition du beau selon Lautréamont : G. E. Clancier commentant la réédition des Vingt-cinq poèmes en 1947 écrit :

de ce court-circuit à la Lautréamont naît l’étincelle violente, accusatrice de l’image (OC I, p. 648)

Comment ne pas songer aussi à la définition de l’image selon Reverdy, citée par Breton dans le Manifeste de 1924 ?

L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera
forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.

Le hasard objectif veut que cette définition de Reverdy parue dans Nord-Sud (mars 1918) soit proche chronologiquement de celle de Tzara dans sa « Note sur la Poésie » (mars 1917) envoyée à Doucet : il y parle « des éléments (qui) seront pris dans des sphères différentes et éloignées ». Là où Marinetti proposait des analogies univoques, les Vingt-cinq Poèmes proposent des images qu’on peut qualifier, sans craindre l’anachronisme, de surréalistes :

tu portes, clouées sur tes cicatrices des proverbes lunaires
lune tannée déploie sur les horizons ton diaphragme
   (« Retraite »)

acide qui ne brûle pas à la manière des panthères dans les cages
   (« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Un groupe de poèmes de 1917 (« Le dompteur de lion se souvient », « Remarques », « Printemps », dédié à Arp, « Saut blanc cristal », à Janco) puisent dans une inspiration plus apaisée, lumineuse, sentimentale, et reflètent l’esthétique des amis peintres. Ces textes, que H. Béhar appelle « chants de la vision colorée » ou « transpositions d’art » (OC1, p. 644) n’en sont pas moins investis de cet onirisme surréel :

regarde moi et sois couleur
plus tard
ton rire mange soleil pour lièvres pour caméléons
   (« Le dompteur de lions »)

 

une rose des vents avec tes doigts aux beaux ongles
le tonnerre dans des plumes voir (…)
les petits éclats de verreries dans le ventre des cerfs en fuite   (« Printemps »)

 

voir jaune couler
ton cœur est un œil dans la boîte en caoutchouc
coller à un collier d’yeux
coller des timbres-postes sur tes yeux (…)
(« Saut blanc cristal »)

La visualité de la page : l’esthétique constructive

Je ne peux terminer sans une allusion à l’édition du recueil, puisque Tzara, éditeur de sa propre poésie[37] en 1918 et plus tard, avec la complicité des plasticiens, ici Arp, a fait de ce recueil de la collection dada, republié récemment en fac-simile par les éditions Dilecta, un objet d’art total particulièrement réussi.

Tous les procédés de déconstruction que j’ai énoncés y contrastent intensément avec la composition typographique, en colonnes étroites, presque massives, qui semble contredire le principe de déstructuration ou la dette visuelle aux mots en liberté. Rien à voir avec la sensation de dispersion sur les pages des revues dans lesquelles ces poèmes ont été publiés. Pourtant il n’y a pas de contradiction si l’on se réfère à la façon dont Tzara lui-même dans son Manifeste, a qualifié l’œuvre d’art parfaite, incarnée par ses artistes amis des Lampisteries :

Absolu en pureté de chaos cosmique et ordonné…
(Manifeste Dada 1918)

Dans les « Notes sur la peinture » de 1917-1918 (OC I, p. 553-559), consacrées aux peintres de la modernité, on constate que la simplicité abstraite organique  joue un rôle privilégié. Dans l’article sur Janco, Tzara écrit :

[L’artiste abstrait] porte sur la toile un organisme qui vit, qui a son équilibre, qui est achevé
comme un protozoaire et comme un éléphant. 

Dans la note 12 sur la poésie nègre (Sic, novembre 1918), le travail créateur apparaît comme l’aboutissement d’un dialogue constant entre le chaos et l’ordre, le désordre et la construction :

On crée un organisme quand les éléments sont prêts à la vie.

Tzara et Arp ont parfaitement réussi cette l’alliance dans les Vingt-cinq poèmes. Il faudrait certes connaître la part des contraintes éditoriales de J. Heuberger pour avoir une vision d’ensemble des choix opérés. Mais, quoi qu’il en soit, l’ordre organique de la composition confère aux poèmes une affinité avec la poésie spatialisée de Reverdy. Là encore cependant Tzara subvertit un style existant par l’inégalité des brisures. En tout cas la page y est très différente de ce qu’elle est en revues, où les concessions à la visualité futuriste dominent souvent.

Les bois de Arp jouent une rôle majeur dans cet organisme vivant. Il ont été interprétés diversement selon les critiques : flammes, calamars, crabes ou figures humaines[38]. D. Leuwers y voit de « noirs idéogrammes », « libres comme des taches », qui « rejoignent les signes élémentaires de la poésie de Tzara ». Tzara en 1927 rendra hommage à l’« alphabet idéographique » du peintre :

Et nous déchiffrons l’histoire nucléaire qui dans chaque variation contient l’immense image du
monde,
aussi
facilement que son esprit marqua les traces de son passage
sur la feuille de
papier.[39]

Conclusion

Les Vingt-cinq poèmes sont un manifeste poétique et résonnent en écho aux expérimentations dada, sur fond de métissage des courants de la modernité européenne :

*par leur dimension performative d’abord, théorisée dans le Manifeste Dada 1918, introduisant une esthétique du rythme, du cri et de la scène, issue du futurisme et de l’expressionnisme.

*par l’introduction dans le tissu poétique de recherches liées au langage : le phonétisme abstrait témoigne de la complicité de Tzara avec les peintres, le son nègre est au service de la spontanéité primitive dada, le polyglottisme au service de la revendication cosmopolite.

*par une esthétique du contraste, de la provocation, du heurt, de l’ellipse, au service d’une « langue heurtée, rocailleuse, abstractions prenant corps sous le fouet d’images concrètes, langue toujours portée à la plus haute intensité, à hurler dans la tempête pour dominer les vents furieux », fondée sur « un mélange de vocables, de langues et d’énonciations destinés à déstabiliser la parole » (Noël Arnaud).

*par la déconstruction de la syntaxe, la désarticulation des formes. Tzara est ici à l’origine de toute une tradition du déconstruire / construire dans laquelle puiseront A. Ginsberg, W. Burroughs, B. Gysin et les artistes du «cut up ». Tzara cherche à « atteindre la poésie par la destruction du poème » (G.E. Clancier), comme Isou, Godard ou Debord tueront le cinéma en faisant des films.

*par la puissance onirique, surréelle,  expression  d’une totalité créatrice ouverte, d’un chaos qui « n’est pas un état informe, ou un mélange confus et inerte, mais plutôt le lieu d’un devenir plastique et dynamique »[40], un chaosmos » selon le mot-valise fabriqué par Joyce dans Finnegans Wake, exprimant à la fois le chaos et le monde ordonné (cosmos en grec).


[1]. François Orsini, « Expressionnisme allemand et Futurisme italien», Germanica n° 10, 1992, p. 11-34.

[2]. « Droguerie conscience », « La grande complainte de mon obscurité un », « Mouvement », « Le Géant blanc lépreux du paysage », « Retraite », « Froid Jaune », « Amer aile soir », « Pélamide », « Sainte », publiés dans les revues Cronache letterarie, Le Pagine, Crociere barbare, Noi, Procelleria, La Diana.

[3]. « La grande complainte de mon obscurité deux », « Verre traverser paisible », « La grande complainte de mon obscurité trois », « Petite ville en Sibérie », « Retraite », « Danse caoutchouc verre ».

[4]. Pour des détails sur le « cubisme littéraire », voir M. Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Flammarion, 1992, p. 71 et sq.

[5]. « Pays voir blanc », « Saut blanc cristal », « Printemps », en juillet et décembre.

[6]. « Le dompteur de lions se souvient », « Gare », « Soleil nuit », « Sage danse mars », « Instant notre frère ».

[7]. « Sage danse deux », « Moi touche-moi touche-moi seulement », « Remarques, « Le sel et le vin ».

[8]. Œuvres complètes de Tristan Tzara, éd. établie par H. Béhar, Paris, Flammarion, T. I à VI, 1975-1991.

[9]. Voir G. Lista, « Encore sur Tzara et le futurisme », Les Lettres Nouvelles, déc. 74-janv. 75.

[10]. Il parle de ses « relations avec ce peuple trop enthousiaste » et se présente comme celui qui a subi passivement leur influence (« Je fus bombardé de lettres de toutes les contrées d’Italie »).

[11]. Avant son départ de Bucarest en 1915, Tzara poète symboliste, mais déjà passionné par la modernité européenne, avait sollicité Marinetti dans l’idée de réaliser une anthologie poétique.

[12]. Les liens de Tzara avec l’Italie sont détaillés par G. Lista, art. cité.

[13]. La Chronique Zurichoise 1915-1919, publiée en partie sous le titre Chronique Zurich dans Dada 4-5 en 1919, est reprise dans Dada Almanach (1920), OC I, p. 562-563.

[14]. F. Orsini dans « Expressionnisme allemand et Futurisme italien », art. cité, montre que l’expressionnisme et le futurisme, qu’on a cherché souvent à différencier, sont des mouvements parfois très proches, y compris dans les techniques d’écriture, parce que le futurisme a été fortement promu en Allemagne par le Sturm. Sur tous ces aspects, voir aussi Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre.

[15]. Pour plus de précisions, voir le chapitre « Dada et l’expressionnisme » de S. Fauchereau, Expressionnisme, Dada, Surréalisme et autres ismes, Denoël, 1976, p. 215-245.

[16]. Noël Arnaud, « Tristan Tzara », Encyclopædia Universalis.

[17]. W. Benjamin, Œuvres III, Gallimard, folio essais, 2000, p. 308-309.

[18]. Voir l’ouvrage essentiel de J.-C. Blachère, Le Modèle nègre : aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle, Dakar, NEA, 1981.

[19]. Vasile Maruta, « L’expression de la poésie roumaine dans la création de Tristan Tzara », Présence de la Roumanie en France, en Italie : Colloque international franco-italo-roumain, 9-10-11 mai 1984, UFR d’italien et de roumain, Université de Paris III, (1986), p. 25-42.

[20]. Vasile Maruta, La poésie et le théâtre Dada de Tristan Tzara : continuité d’inspiration et rupture, Université Strasbourg II, Littérature française et comparée, 1989, p. 427.

[21]. « Poème phonétique », Courrier Dada, 1956. Hausmann produit des poèmes à lettres dès 1918, prolongeant une tradition bien antérieure à Dada comme il le rappelle lui-même. Ces techniques en Allemagne remontent à Paul Scheerbart, auteur en 1897 d’un poème phonétique, Kikakokú! Ekoraláps, et à Christian Morgenstern qui signe en 1905 « Le Grand Lalula » (Kroklokwafzi? Semememi!
etc.).

[22]. Ball écrit à la date du 23 juin 1916 de son journal : « J’ai inventé un nouveau genre de poésie, la ‘‘poésie sans mots’’ ou poésie phonétique ».

[23]. « Voir « Dune » (Marinetti) dans Cabaret Voltaire (1916) ou « Addioooo » (Francesco Cangiullo). Dans « Dune » on lit : « tlac tlac cic-cioc », « aih aiiiiii aiiiiii fuuuuut » « karazuc zuc zuc », etc. ; dans Cangiullo : « tta tta ttatatatata », « fiiiiiischiando etc.. Les poèmes phonétiques « à crier et à danser » de P. Albert-Birot annoncent le lettrisme et la poésie sonore. Lui aussi figure dans les pages des revues zurichoises : « Rasoir mécanique » est émaillé d’onomatopées (des séries de « AN AN AN » etc., de « IIIIII » etc., de POUH POUH etc.) et produit un vers en rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr comme dans « Le géant blanc ». On retrouve encore les onomatopées de P. Albert-Birot dans Dada 3 et Dada 4-5 (« Crayon bleu »), revues pourtant différentes des premiers numéros de Dada.

[24]. Il s’agit en fait d’un poème maori publié dans Dada Almanach en 1920, OC I, p. 454-455, que Tzara essaya de faire passer pour un poème abstrait ; voir les explications de H. Béhar, ibid., p. 717.

[25]. Voir le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), in G. Lista, Futurisme : manifestes, proclamations, documents, L’Age d’homme, 1973, p. 133-134.

[26]. Michel Murat, « Vers et discours poétique chez Tzara et Breton », Chassé-croisé Tzara-Breton, Mélusine n° XVII, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997, p. 253-274.

[27]. Voir H. Béhar , « Dada comme combinatoire nouvelle », in Littéruptures, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 109-118.

[28]. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Editions de Minuit. 1972.

[29]. « Petite note sur les collage chez Tristan Tzara et ce qui s’en suit », in Les Collages, Hermann, 1965, p. 149-157.

[30]. Courrier Dada, Allia, 2004, p. 167.

[31]. « Dada créateur », Monographie d’un mouvement, Verkauf et Niggli, 1957, p. 35

[32]. H. Béhar, Le Théâtre dada et surréaliste, Idées/ Gallimard, 1979, p. 209-210.

[33]. G. Browning, Tristan Tzara, Europe, n° 555-556, juillet-août 1975, p. 213.

[34]. « Haute couture », texte imprimé à deux mains, tête bêche, dans le n° 8 de 391.

[35]. J.-M. Palmier, « Visions d’apocalypse », L’Expressionnisme et les arts, Tome 1, Portrait d’une génération, Payot, 1979, p. 281-304.

[36]. Des détails sur cette étude se trouvent dans une notice de H. Béhar, OC I, p. 645-646.

[37]. Voir Hélène Besnier, « Les livres illustrés de Tzara », in Tristan Tzara l’homme approximatif, Catalogue des Musées de la Ville de Strasbourg, p. 175-189.

[38]. Pour D. Leuwers ce sont des flammes, in « Tzara critique d’art », revue Europe, op. cit., p. 217 ; pour G. Hugnet « les taches du jamais vu, [qui] ne se rattachent à aucun style, à aucune école ». L’Aventure dada, Paris, Galerie de l’Institut, 1957, p. 28 ; pour Perez Jorba, la « vivante assimilation des polypes des calamars et des crabes à des gestes humains et à des figures humaines », OC 1, p. 648.

[39]. Article « Arp », Les Feuilles libres, 1927, OC IV, Le Pouvoir des images, p. 415.

[40]. Manola Antonioli, « Chaoïde », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers de Noesis n°3, 2003, p. 55.

Déchansons en chœur

Déchansons en chœur

David CHRISTOFFEL

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La poésie aime la musique parce qu’elle va lui donner un charme dont elle n’est pas capable toute seule. La poésie semble attendre de la musique d’en tirer des pouvoirs qu’on ne lui prête pas assez. Par exemple, la musique permet à la poésie d’être plus populaire. De ce point de vue, la poésie peut se rapprocher du chant de la même façon qu’elle peut tendre vers le langage folklorique, selon une remarque faite par Tzara dans Les Écluses de la poésie :

(…) l’introduction en poésie de processus parallèles à ceux du langage folklorique jointe à l’inclination de cette poésie au chant, indiquent une de ses tendances généralisées vers une sorte de poésie à résonance populaire.

Mais au lieu de se ruer sur ces pouvoirs, Tzara est plutôt soucieux d’un renouvellement que la musique peut donner à la poésie, même si le renouvellement ne semble pas lui apparaître comme une valeur en soi, là où il est candidat pour être le meilleur moyen pour prolonger ladite « résonance populaire ».

Aragon, en parlant du chant, qualité inhérente au lyrisme depuis les troubadours jusqu’à Rimbaud et Apollinaire, a montré la voie d’un renouvellement possible de la poésie qui, de cette manière, serait mise en concordance avec les instincts poétiques des masses populaires[1].

Dans les Premiers poèmes de Tzara, on trouve un certain nombre de textes dont les titres font directement référence au lyrisme : « L’orage et le chant du déserteur », « Chant de guerre », « Vieux chant », « La chanson de la fiancée », « Chante, chante encore ». Et on trouve dans ces poèmes présentés comme chant, une adresse qui n’est pas si évidente dans les autres poèmes. Ainsi, « Vieux chant » commence par « C’est près de la mer que je fis ce chant / Écoutez-les – et dites-le-lui si vous la rencontrez / Elle est grande, ses yeux sont bons et calmes / Et comme l’herbe elle est blonde qui a senti le frisson de la faux[2] ». Ou, dans « La chanson de la fiancée » : « Ô, mon amour en prière prends tes mains toi-même / Ecoute la fin de tout bourdonner dans les oreilles » (ibid., p. 82).

C’est comme si, en se faisant chant, le poème s’entreprenait dans une interlocution plus serrée, pour faire entendre par plus de contraste l’ampleur des enjeux qu’elle veut remuer. Mais en même temps – et peut-être même en cela, chaque fois que le poème fait chant, on dirait que la musique fait la poésie vieillissante. Cela ne veut pas dire qu’une exigence de nouveauté pourra y faire quelque chose : le problème doit être plus profond, c’est toute la puissance d’expression qui est touchée. Pour preuve, il n’y a pas un compositeur pour rattraper l’autre. C’est du moins ce que laisse entendre le n° 18 de la revue Littérature : en mars 1921, la revue (dirigée par Aragon, Breton et Soupault) propose aux amis de noter près de deux cents grands noms de l’histoire intellectuelle, avec l’idée d’en finir avec les problèmes de gloire. Le grand tableau de notes est ainsi annoncé :

On ne s’attendait plus à trouver des noms célèbres dans LITTERATURE. Mais, voulant en finir avec toute cette gloire nous avons cru bon de nous réunir pour décerner à chacun les éloges qu’il mérite. À cet effet nous avons dressé la liste suivante et établi une échelle allant de -25 à 20.

Les différents participants comme Paul Éluard, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, avaient le loisir d’attribuer une note plus ou moins méprisante à des célébrités telles que Poussin, Mistinguett ou Lénine. Et à ce petit jeu, Tristan Tzara apparaît clairement comme un notateur sévère, on peut le vérifier par le nombre de fois où il distribue la note minimale de -25 : 121 fois sur 191 noms notés, là où Breton dont la sévérité est pourtant réputé ne donne jamais que 21 fois la note -25 sensée afficher sans ambiguïté « la plus grande aversion ».

Si on veut affirmer l’évaluation de l’ampleur du mépris en s’arrêtant sur le panel des notes, on s’aperçoit que Tzara donne très rarement une note positive (cela doit arriver moins de 50 fois). Il est même régulièrement anti-consensuel : quand, pour Mallarmé, les notes des uns et des autres s’échelonnent du -1 de Breton au 15 d’Eluard, la note de Tzara est -25. Il fait souvent figure de dissident quand, pour Baudelaire, tout le monde met des notes entre 11 et 18, à l’exception de Gabrielle Buffet qui met 0 et de Tzara qui met un -25 (et qui font descendre la moyenne à 9). De même pour Goethe à qui tout le monde a mis entre 10 et 20, alors que Buffet et Tzara ont mis respectivement 0 et -25 (et qui font descendre la moyenne à 7,63). La précision ayant été donné plus tôt que l’échelle va de « -25 à 20 (-25 exprimant la plus grande aversion, 0 l’indifférence absolue) ». De même pour Dostoïevski : Gabrielle Buffet a mis 0, Philippe Soupault 2, tout le monde entre 14 et 20 et Tzara : – 25. C’est comme un petit rituel : pour Hegel, Philippe Soupault met 0 pendant que tout le monde met entre 4 et 20, à l’exception de Gabrielle Buffet et Tzara qui mettent -25.

Et puis, on peut vérifier le degré de mépris dont les 11 notateurs sont capables en comparant la note qu’ils se mettent respectivement à eux-mêmes par rapport à la moyenne qu’ils obtiennent. Aragon s’octroie un agréable 16 alors que sa moyenne est de 14,10. Breton se donne la note la plus haute possible, qui est aussi la plus haute des auto-évaluations : un 20 alors que l’ensemble lui donne 16,85 en moyenne. Eluard 19 contre 15,10 de moyenne, là où Tristan Tzara s’octroie un 15 pour une moyenne de 13,3. Même s’ils sont tous assez généreux avec eux-mêmes, il faut bien dire qu’ils sont surtout très aimables entre eux, quand on relève les moyennes des autres qui sont globalement beaucoup plus faible. Lamartine a une moyenne de -14,18, Marc-Aurèle de -13,18 et alors que Jésus-Christ s’en tire avec un -1,54, très légèrement au-dessus de Mahomet qui arrive à -1,72, malgré le -25 égalitaire de Tzara pour l’un comme pour l’autre, les moyennes des participants dépassent toujours 10.

Tout ce jeu quantitatif permet de mettre en évidence la place particulière que la musique peut avoir pour Tzara. Si on fait le relevé des quelques noms qui lui inspirent une note au-dessus de zéro – et qui ne sont pas parmi les notateurs complices de la revue Littérature –, il y a la possibilité de mettre en avant deux catégories : ceux que Tzara note positivement mais encore moins bien que les autres (la note de Tzara restant inférieur à la moyenne obtenue) :

Apollinaire (3 contre une moyenne de 12,45), Arp (12), Bach (2 contre une moyenne de 5,09 : j’y reviendrai), Bolo (3), Bonnot (7), Charlot (10 contre 16,09), Johnie Coulon (2), Cravan (4), Ducasse (5 contre 14,27), Morand (1), Pansaers (3), Paulhan (4), Picasso (3 contre 7,90 – soit presque 5 points d’écart, ce qui a été ma limite de mention), Reverdy (3), Synge (1 contre 8,45), Vaché (7 contre 11,9).

Ce qui est très net, c’est la différence d’activité des grands noms que Tzara note mieux que la moyenne :

Beethoven (1 contre -3,81), Claude Bernard (3 contre -8,63), Birot (1 contre -13,45), Cendrars (2), Duchamp (12), Edison (5), Einstein (10), Ernst (10), Fatty (9), Hart (W) (8 contre 1,18), Max Jacob (3), Man Ray (11 contre 3), Picabia (12), Satie (3), Stravinsky (4), Trotzky (3 contre -3,63).

Beaucoup de plasticiens, de scientifiques et trois musiciens. Enfin, si on reprend l’ensemble des notations des compositeurs, au-delà des aversions plus ou moins hasardeuses, il y a quelques traits catégoriques :

Par deux fois, Tzara donne une note positive à un compositeur dont la moyenne est nulle ou négative : c’est le cas pour Beethoven -dont la moyenne de -3,81 n’empêche Tzara de lui donner 1) et de Stravinsky (qui a 0,00 de moyenne, malgré un 4 de Tzara) – ce qui est donc une bonne note pour Tzara, du moins la meilleure note qu’il donne à un compositeur. Vient ensuite Satie à qui il donne 3 (moyenne de 2,72) : Satie étant le seul compositeur français à recevoir une note un peu respectable, non seulement de Tzara, mais aussi de la revue Littérature puisque Debussy reçoit -9,18 de moyenne, dont un -25 de Tzara, alors que Berlioz a même -10,27 de moyenne, dont un -25 de Tzara… cela dit, il met aussi -25 à Wagner (qui a -3,36 en moyenne), alors qu’il met une note positive, un 2, à Bach (qui a 5,09 de moyenne).

Suivant les frontières musicales de l’époque, on pourrait se sentir obligé de creuser la frontière franco-allemande : en faisant abstraction de Stravinsky, le fait est qu’il n’aime pas les musiciens français emblématiques (Berlioz et Debussy) et qu’il fait exception pour Satie, tandis qu’il aime les musiciens allemands (Bach et Beethoven) et qu’il fait exception pour Wagner.

On pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle il aime Satie pour le côté Embryons desséchés, la manipulation de matériaux vieillis qui présente l’avantage de pouvoir facilement en manipuler de différents types. Tant c’est une spécificité des plus intéressantes des chansons de Tzara d’user de procédés d’écriture usuels au point d’être usés, notamment dans le recueil des 40 chansons et déchansons.

Les 40 Chansons et déchansons disent bien qu’il s’agit de faire coexister des impératifs contradictoires et qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter pour ça. Contradictoire parce qu’il y a le projet tout-comme auto-légitime de s’avancer dans le terrain de la chanson. Parce qu’il y a une méfiance – autrement auto-légitime – à l’égard de ce que faire chanson pourrait nous faire faire. C’est comme ça que la chanson semble encourager à tapoter son désarroi ou magnifier son confinement pour ce que son pittoresque pourrait valoir pour lumière nouvelle sur le monde. Ainsi, la quatrième :

ils sont plus de deux
les amoureux
ils n’aiment pas qu’on parle d’eux
mine de rien
j’en extrais des poèmes

Il y a donc une différence de motivation entre faire chanson et faire poème. « j’en extrais des poèmes » dédramatise la banalité du « mine de rien » que les amoureux chéris faute de préférer faire parler d’eux. Mine de rien, Tzara montre bien que la chanson, en tant que forme poétique, est très ramassée, mais en disant qu’il y a tout de même poème, faut-il entendre, au sujet des poèmes présentés comme chansons et déchansons, qu’ils fonctionnent comme des parodies de poèmes ? Quoiqu’il en soit, ce sont des poèmes sans prétention poétique et, par leur légèreté de forme, capables de s’autoriser de ces niveaux de vue : la septième :

je dis comme je vis
je vois comme la voix
je prends comme j’offre
ma vie est ainsi
je ne dois rien à personne
je dois tout à tous les hommes

Entre le « je ne dois rien » et le « je dois tout » pour faire ressortir l’opposition entre « personne » et « tous les hommes » : le chiasme produit de la généralité si bien immature qu’il faut au poème une intention chansonnière pour aller jusque-là. C’est surtout la petite musique qui aura quelque pouvoir à faire sautiller des vérités un peu trop proverbiales pour être attachantes. La perspective du chant et de ses contentions en cadence donne un humour particulier, mais aussi particulièrement efficace : la douzième sonne autant comme une leçon de vie que comme une blague :

le patron dit à la patronne
nous patrons
je veux dire nous partons

partez partez fit l’employé
qu’on ne vous revoie jamais

Au-delà de la farce, on peut prolonger le jeu d’anagramme P A T R O N S / P A R T O N S, pourrait aussi donner TRANSPO, PORSANT ou PAR TONS en deux mots (au sens de la gamme « par tons ») : à force, écouter dans la pratique de l’anagramme une réinscription de ses poèmes dans une tradition au moins aussi ancienne que Villon. « Réinscription », car c’est justement à partir du fait de faire « chant » que ces réactivations sont notables. Les jeux d’associations et de permutations pour provoquer des coïncidences ne sont pas le propre des poèmes qui prennent modèle sur les chants (on peut en trouver dans bien d’autres poèmes de Tzara), mais : ces chansons et déchansons en réactivent la dimension traditionnelle, si ce n’est ancestrale.

Et puis, à un niveau existentiel : cette manière de faire très bref tout en embrassant des séquences pleines de la vie, revient à raccourcir de quoi la vie peut être pleine : en séquençant l’existence avec des unités de temps pas beaucoup plus longues que des jeux de mots. On en déduit qu’il n’y a pas de place ici pour les espoirs révolutionnaires qui supposent des plages de temps plus étendues. Ce que confirme l’exemple d’un destin individuel aspiré par des envies trop belles, comme dans la quatorzième :

il a pris la clé des champs
pour ouvrir l’horizon
est entré dedans vivant
n’en est jamais revenu

On serait presque tenté d’ajouter un –e à « ouvrir » pour pouvoir avoir que des vers de 7 syllabes. Sans cela, on entend quand même le balancement des 3 et des 4 qui font la récitation scolaire : 1 2 3, 1 2 3 4. Si le petit rythme risque de produire de la petite pensée, c’est ce que Tzara lui-même thématise dans « Les écluses humaines de la raison » quand il établit que « Deux pôles de l’existence humaine se disputent la prééminence des modes de penser : celui de l’état de veille et celui du sommeil. Mais en reliant l’un à l’autre, l’homme passe par une infinité de degrés intermédiaires[3]. »

Du reste, comme pour anticiper le comportementalisme acoustique apparu dans les années 1930, Tzara thématisait déjà dans L’Antitête l’idée que la musique projette dans un ordre de déduction spéciale.

Le directeur de l’avachissement international viendra en personne lire aux pieds de moutons les dernières conclusions morales du point de vue des bœufs[4].

C’est dire si Tzara fait un lien entre le contexte d’énonciation et les possibilités de contenus – avec une adresse qui laisse accuser ce qu’elle pointe sans avoir à se faire plus explicite.

que c’est drôle voyez-vous
ça ça et ça
trois jeunes filles dans la tour
ça ça et ça
ont changé la nuit en jour
ça ça et ça
sont venues me mettre en tête
ça ça et ça
puis s’en sont allées ailleurs
joliment conter fleurette

On peut fredonner tout ça ensemble, mais la ronde tourne brève, c’est la loi de la chanson : on ne pourra pas élargir la communauté à l’infini. La longueur des phrases s’envisage alors du point de vue de la force de projection qui mérite à son tour de se penser selon la qualité de la dénonciation. Puisqu’il s’y joue à la fois la dénonciation comme décharge et la force de la décharge comme régime d’intensité critique – pour ne pas dire économie pulsionnelle (c’est l’âge) et puisqu’il s’agit de ne pas le dire : questionner l’espace chanson comme corset de ladite force, puisque mise en étau de la phrase. C’est le côté post-nihilo : la création tient dans le fait que le monde existe, principe d’action assez consistant pour faire l’impasse sur comment créer alors qu’il n’y a plus rien de très sensé à attendre de tout ce qui se passe.

Puisque la pensée est concernée par la dimension que vont prendre les phrases du fait de ce chanter, exposer sa logique à l’espace de sa projection, c’est toute l’insouciance – ou ce qui se définit en avant-garde au sens littéral. Mais comme la projection est ici relevée, en plus de son exposition à la gratuité des événements, la question peut consister à chercher de quoi l’intensité de cette projection est symptôme ? C’est un peu comme le problème de l’étoile filante… Elle passe, ils font des vœux, est-ce que ça la regarde ? Et est-ce qu’elle peut faire autre chose que de leur faire faire des vœux même si elle ne fait pas plus que de les laisser faire ou fait beaucoup d’autres choses qu’on ne veut pas voir tout le temps qu’on est en train, la voyant, de faire des vœux.

 

Quand il y a superposition du parler et de la musique, il y a un changement énonciatif de la parole, mais aussi de la musique qui apparaît alors comme un objet sonore, comme l’explique l’historienne du mélodrame, Jacqueline Waeber qui repère le phénomène dès l’Ariane à Naxos de Benda, même dans la tradition des Bardes. Wagner déteste le mélodrame en tant que genre impur qui mêle du musical et du non-musical. Et le fait est que, nous l’avons vu, que Tzara déteste Wagner : peut-on supposer qu’à l’inverse, Tzara aime l’impureté de mêler le musical et le non-musical. Le paradoxe serait alors que le mélange du musical et du non-musical est d’autant plus envisagé par Tzara qu’il ne reconnaît aucune signification à la musique et qu’il entretient peut-être même attrait pour le caractère spécialement non-significatif de la musique. Maintenant, comparer la poésie de Tzara aux mélodrames savants pourrait ne pas paraître sérieux. Ce qui est doublement intéressant. En premier lieu : ça laisse entendre un choc des cultures qui thématise Tzara et le mélodrame savant comme incomparables. Nous avons eu l’occasion, dans une précédente enquête sur Tzara et la musique (Le mépris du tsoin-tsoin) de relever que dans la poésie de Tzara, la musique doit faire l’objet de méfiances. Mais il s’agit de méfiances qui font l’objet de grands intérêts. On peut lire, dans le poème Approximation « ne sois la dupe des attractions sonores[5] » et « tu cours parfois après le clair l’illimité pourquoi de tes actions » (ibid.) tant la musique est couramment impliquée par Tzara dans la description des démêlés intellectuels. C’est dire s’il est intéressé par la puissance de désorganisation des idées à laquelle la musique nous expose, pour autant que ses recueils semblent vouloir capter au compte de la poésie, la force de renouvellement de la pensée que sa désorganisation par la musique peut promettre.

Alors, que penser, des résonances et résonances accueillies dans L’Homme Approximatif où, dès le premier poème : « les cloches sonnent sans raison et nous aussi[6] ». Pour dire l’importance du constat, Les cloches de la terre d’Alain Corbin viennent bien rappeler que :

Maîtriser l’usage des cloches, c’est posséder le monopole de l’information et de l’injonction instantanées : privilège considérable en un temps où, seules, les tournées du facteur et du garde champêtre permettent d’informer la majorité des membres d’une communauté[7].

Si le monde dont Tzara hérite est un monde dans lequel l’esprit de clocher peut être littéral, les cloches sont les emblèmes sonores d’un ordre moral où tout est question de réputation, où les gens sonnent avec raison…

La lecture attentive des documents d’archives montre que la majorité des conflits qui déchirent les communes ont alors pour enjeu fondamental la préservation d’un capital symbolique. Le souci de l’honneur, la crainte de l’humiliation se trouvent au cœur de presque toutes ces joutes, trop longtemps jugées insignifiantes. Le maire et le desservant vivent dans la peur d’être traités comme des enfants par le sous-préfet. L’un et l’autre craignent, en permanence, d’être humiliés par leur rival ; et ces mêmes sentiments s’étendent aux membres du conseil municipal et à ceux du conseil de fabrique. Le défi, la vexation, la dérision, le souci de vengeance ordonnent les conflits communaux. La fierté, l’estime en constituent les enjeux majeurs. Cela résulte de la structure même de la société d’interconnaissance et du dessin de l’aire de la réputation. L’anonymat de la grande ville d’aujourd’hui empêche de comprendre la sensibilité avivée à tout ce qui met en cause l’honneur, ou plutôt l’estime, et donc les représentations de soi, de la famille, de la communauté[8].

Tout ceci laisserait entendre que c’est un certain état de l’industrialisation du monde, de l’urbanisation des relations sociales qui mène Tzara à tellement s’attarder sur le désordre sonore auquel nous sommes exposés, à cause duquel nous pourrions même nous trouver mentalement déformés.

À regarder l’instrumentarium choisi pour l’intermède rythmique de « L’amiral cherche une maison à louer » : entre le sifflet de Janko, la Cliquette de Tzara et la grosse caisse de Huelsenbeck, on peut avoir l’impression que l’impératif bruitiste a été intériorisé par le Cabaret Voltaire de Zurich en 1916. Mais à lire le manifeste que Russolo publie en 1913, au lieu d’une provocation, on trouve dans L’art des bruits un souci esthétique à l’égard de ces sonorités musicalement indignes, alors qu’intéressantes :

Dans l’atmosphère retentissante des grandes villes aussi bien que dans les campagnes autrefois silencieuses, la machine crée aujourd’hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion[9].

Russolo entend, par la valorisation musicale du son des machines, élargir le panel des couleurs phoniques tout en le rapprochant de l’environnement urbain. Sans être encore aussi voluptueux à l’oreille que la musique, l’environnement est entendu, jusque dans ses mécanismes, comme de mieux en mieux égal en dignité esthétique avec la musique. On pourrait parler d’un paradoxe de Russolo qui consiste à accuser d’une démultiplication des sons liée à l’industrie, que L’art des bruits prolonge autant en défiance à l’égard des musiciens dans leur difficulté à intégrer ces bruits qu’en optimisme à l’égard du monde de voir ses critères musicaux s’étendre à ces sonorités nouvelles.

À la suite de ces 40 chansons et déchansons, cherchons comment entendre ces poèmes de Tzara qui font tinter le monde dans l’ordre de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie sonore qui voudrait nous laisser penser que nous avons avancé dans la réception esthétique de ces sons extra-musicaux, dans notre façon d’écouter le monde comme s’il était une musique. Jean-François Augoyard et Henry Torgue nous ont prévenus que « le bruitisme est entré dans le bagage sonore courant du compositeur[10] » pour en déduire que l’écologie sonore est née de l’éducation cinématographique de l’oreille, suivant l’idée que l’environnement sonore s’entend avec autant d’acuité que la musique symphonique et, par suite, peut mériter autant d’attention esthétique que le grand répertoire. Pour forger cette idée, les auteurs vont jusqu’à établir une liste des catégories qui instruisent une intelligence de l’écoute de nourrir la perception sonore de l’environnement comme une expérience esthétique. Par exemple, l’effet de rémanence : Augoyard et Torgue se font fort de lire Murray Schafer dans l’espoir d’une rééducation de la sensibilité sonore :

L’effet de rémanence est très utilisé comme élément de composition dans un certain nombre de paysages sonores enregistrés pas Murray Schafer. Les cornes et sirènes embrumées qui ouvrent la séquence de l’entrée dans le porc de Vancouver, provoquent une rémanence si forte que le reste du paysage en est profondément imprégné[11].

À la suite de Russolo, on trouve dans cette manière de poser les enjeux de l’écologie sonore, l’idée d’une continuité à revaloriser entre la musique-musique et les manifestations sonores du monde :

« Si différentes formes musicales jouent sur l’effet de rémanence, on peut considérer que cet effet, strictement défini, intervient dans tout effort de communication sonore[12]. »

Cette actualisation de la sensibilité sonore au monde s’accompagne d’un appareillage poétique qui amène Augoyard et Torgue à cette citation : « Tant le frémissement de son temple tacite / Conspire au spacieux silence d’un tel site / Vous me murmurez, ramures! … Ô rumeurs[13]…. », trois vers extraits des Fragments du Narcisse de Paul Valéry – Paul Valéry qui, dans le classement de Littérature, recevait -25 de Tzara pour une moyenne générale de 1,09 !

Il consigne du sonore là où d’autres se contentent de regarder. Il est difficile de savoir si l’homme approximatif est donc une théorie de l’approximation ou de l’humanité ou si le niveau d’intrication rend les considérations séparées infaisables. Mais il apparaît utile de considérer comme paradigmatique, dans Le Cœur à gaz, le dialogue des organes ; le fait par exemple que Bouche dise « La conversation devient ennuyeuse n’est-ce pas ? » et que Œil réponde « Oui, n’est-ce pas ? » : si tous les organes du visage s’entendaient à dire la même chose, ce pourrait produire une polyphonie faciale. Henri Béhar évoque le simultanéisme comme préfiguration de l’automatisme et comme mise en commun de la pensée. C’est là que la chanson est ralliement et pour autant que le ralliement répute le cri. Sinon que la chanson fait le texte beaucoup plus régulier et contenu. Et la régularité et la contention n’aident pas à faire la pensée tellement commune.

Dans la forme, il n’y a pas plus différent qu’un poème simultané tel que Boxe (p. 263) et, à suivre dans le recueil De nos oiseaux, la « Chanson dada » (p. 265). Mais on peut en déduire que, par ses rythmes, ses rimes et ce qu’ils forcent en contention, l’hyper-régularité du texte de chanson se joue comme une manière d’amplifier la variété des formes. De là à en tirer des conclusions générales sur le rapport de Tzara à la musique, plusieurs hypothèses sont possibles : il veut bien chanter pour peu d’avoir préalablement déchanté, jusqu’à : il faut s’amuser du chant dès lors qu’il y a eu déchant : ou ou : ce n’est pas parce que les hypothèses paraissent contradictoires qu’elles ne peuvent pas cohabiter. Au contraire : le poème simultan se définit, hétérogénéité typographique à l’appui, comme un lieu de coexistence de voix différentes, si ce n’est des plus différentes possible ; là où la chanson peut s’entendre comme serait dans l’ordre de l’A.B.C du « Manifeste dada 1918 » : « J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni coutre et je n’explique pas car je hais le bon sens[14]. » (qui vient à la suite de « Imposer son A.B.C. est une chose naturelle, donc regrettable.. » p. 279).

Légèrement plus loin, Tzara évoque les écrivains qui « s’entêtent à voir danser les catégories lorsqu’ils battent la mesure » (p. 282) et encore un peu plus loin, à propos de « toutes les autres belles qualités que différents gens très intelligents ont discuté dans tant de livres » », entre autres déductions : « autorité de la baguette mystique formulée en bouquet d’orchestre-fantôme aux archets muets » (p. 283). C’est dire si la musique au sens de la bonne organisation d’un style personnel vaut pour embourgeoisement de l’esprit ou : intellectualité en mode gestion de bon père de famille. De ce point de vue, Tzara et la musique, c’est surtout la poésie comme mauvaise conscience face à la façon privative – « à dire que tout de même chacun a dansé d’après son boumboum personnel… » (p. 283)

D’où l’affirmation, dans « Proclamation sans prétention » : « Si chacun dit le contraire c’est qu’il a raison » (p. 288-289) et l’hypothèse que « Monsieur Aa l’antiphilosophe » en Aa par retour au stade antérieur du principe de non-contradiction qui se formule d’abord comme exclusion de cohabitation de A et non-A, ce qui permet de relever la force antiphilosophique au sens de rimes qui riment et des phonophonies importantes pour qu’en plus de dire le contraire, elles arrivent à le faire en disant pourtant la même chose. Ou alors : le paradoxe de la dégustation qui, supposant un peu de mastication de la même chose, entend mettre son ravissement dans la gourmandise d’une saveur évolutive, mais pas trop longtemps, si on déduit du conseil donné dans le texte Tristan Tzara : « Appelez entre famille au téléphone et pissez dans le trou réservé aux bêtises musicales gastronomiques et sacrées. » (p. 293)

 


[1]. Tristan Tzara, Les Écluses de la poésie, Paris, Flammarion, Œuvres complètes t. V, 1982, p. 241.

[2]. Tristan Tzara, Premiers poèmes, in Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011, p. 80.

[3]. « Les écluses humaines de la raison », Grains et issues, OC III, p. 141.

[4]. « Les brosses à musique militaire », L’Antitête, OC II, p. 369.

[5]. « Approximation », L’arbre des voyageurs, 1930, OC II, p. 31.

[6]. Chant I, L’Homme Approximatif, 1931, OC II, p. 79, p. 80…

[7]. Alain Corbin, Les Cloches de la terre, Paris, Albin Michel, 2004, p. 200.

[8]. Id., ibid., p. 199-200.

[9]. Luigi Russolo, L’Art des bruits, Manifeste futuriste 1913, Paris, Allia, 2006, p. 12-13.

[10]. Jean-François Augoyard et Henry Torgue, À l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores, Editions Parenthèses, 1995, p. 5.

[11]. Ibidem, p. 97.

[12]. Ibidem, p. 99.

[13]. P. Valéry, Fragments du Narcisse, [1938], Œuvres 1, Paris, Gallimard, 1957, pp. 123 et 125.

[14]. Tristan Tzara, « Manifeste dada 1918 », Poésies complètes, 2011, p. 279-280.

Où boivent les loups, de Tristan Tzara

Où boivent les loups, de Tristan Tzara : une question difficile.

Marc KOBER

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Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de ces lectures, et en particulier M. Henri Béhar, éditeur des Œuvres Complètes de Tzara, de m’avoir aimablement invité à analyser une partie de ces œuvres dont le titre m’enchante tout particulièrement, Où boivent les loups. Et dans le même temps, je dois prévenir l’auditoire du caractère très modeste que prendra ma contribution à cette journée. Je ne donnerai que des « pistes », des « traces », ou des « routes » pour parler de l’intérieur du poème.

Je tiens également à dire que ma lecture de Tzara remonte à une époque ancienne, et s’était limitée alors, dans le volume de Mélusine XVII, « Chassé-Croisé Tzara-Breton », qui faisait suite à un colloque international à la Sorbonne en mai 1996, à une réflexion ludique sur l’image du cercle et de la transparence, sous le titre « Breton-Tzara : la quadrature du monocle ».

Relisant ces pages des années après, je suis frappé par l’arbitraire mais aussi par la cohérence de cette lecture qui partait de la fréquence de certains mots ou de certaines images du poète pour évoquer l’ambition et les traits saillants du mouvement Dada. Une aspiration à la purification du monde s’exprimait à travers le cri (« que chaque homme crie […] »), mais ce cri était long, et il charriait une très grande quantité de mots, une matière verbale et émotive extrêmement riche. L’activité verbale visait à un absolu moral, et aboutissait, à partir du constat de l’insuffisance du regard, et par le rejet de l’esprit logique, à un art cosmique. Dès lors, le paysage poétique étendu sous le regard était un horizon inversé, un cosmos différent, mais qui n’avait rien d’inhumain. Au contraire, il était relié à une aventure humaine : la lutte entre la tentation du silence et l’affrontement avec le mal absolu inclus dans l’existence, la mort (L’Homme approximatif, I, II) ; le constat d’une impossible évasion (on ne s’évade pas aussi facilement de la vie unie à la mort) et l’affirmation, contre les prisons, de portes et d’échelles de transparence.

Peut-être l’adéquation des analyses à toute l’œuvre poétique de Tzara, du moins enjambée la partie la plus véhémente et manifestaire de celle-ci, explique que je m’y retrouvais en terrain familier. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu en particulier, ni cité Où boivent les loups.

À la demande d’Henri Béhar, c’est pourtant ce titre qui est venu. En tout cas, je constatai peu après que ma décision de donner suite à cette proposition s’était liée dans mon esprit au moins à un nom de lieu : Strasbourg. « – Où boivent les loups – A Strasbourg ». En réalité, nous n’irions pas à Strasbourg, plus simplement à Paris, rue Vivienne. L’homme est approximatif. Reste que cette question posée à un poème de savoir ce qu’il voudrait dire, ou comment on pourrait le lire, s’adressait déjà à un titre surprenant. Surprenant non parce qu’il était une image à forte charge/décharge, telle que les aimait André Breton, mais par la tranquillité, par l’évidence de l’énoncé proposé qui était une phrase, ou plutôt un fragment de proposition relative circonstancielle de lieu, par exemple « (la ville) où boivent les loups ». Justement, ce qui était dérangeant était l’effacement d’une partie du texte, cette allure de texte palimpseste. On avait gratté une partie de la phrase. Gratté avec une griffe de loup. Ce qui du coup donnait à l’énoncé une valeur autrement plus forte (mais sans les artifices de la métaphore) : presque un oracle à demi-effacé, une révélation biffée. Une énigme puissante. Et s’il manquait une partie du texte à gauche de cet énoncé, à jamais effacé, la tentation était grande alors de rétablir cette énigme à droite du texte, d’en faire une question, très enfantine et très scolaire (mais non moins chargée de poésie et d’inconscient) : « Où boivent les loups ? ». Et c’était alors une question qui était posée, celle de savoir où buvaient ces fameux loups.

Dès lors qu’il y avait question, quelqu’un posait cette question et un autre devait répondre, comme dans les « nursery rhymes » anglaises, ces comptines fondées sur un usage immodéré du nonsense, et qui jouèrent un très grand rôle dans la formation poétique de Joyce Mansour. Où boivent les loups ? C’était ce genre de question dépourvue de sens, mais qui en prenait un tout à fait dramatique et émotionnellement renversant (pour un petit enfant). Car savoir où boivent les loups, c’était savoir où se réunissaient ces animaux très inquiétants, dont le rôle est de premier plan dans l’imaginaire enfantin. Savoir où est le loup est d’une nécessité capitale au moment de s’endormir. Je ne parle même pas d’avoir vu le loup, etc. Le contenu émotionnel de la figure du loup, venu des émotions les plus archaïques, les plus profondes, est immense. Restait à mettre un contenu éventuel sur cette figure, ou des contenus historiques, biographiques, humains, pour mieux comprendre ce titre, et donc posséder une clé de lecture, car quelle meilleure clé nous était donnée en dehors du titre, à condition de ne pas le considérer comme arbitraire ?

Néanmoins, Où boivent les loups n’est pas un titre à la forme interrogative. En tout cas, dans l’édition critique consultée, le titre n’est pas vraiment questionné, et nulle variante n’apparaît. Tel quel, il n’est pas une question, mais une affirmation. On pourrait dès lors le comprendre autrement, comme le titre par exemple d’un chapitre de roman anglais construit par digressions : « Où l’on apprend que l’auteur avait eu raison de redouter… », bref une manière de dévoiler, un boniment qui donnerait envie d’entrer dans la lecture, mais radicalement raccourci, elliptique au possible. Énigmatique toujours. « Ici, l’on apprendra où boivent les loups ». Un traité du loup en quelque sorte, qui nous expliquerait un aspect de leurs mœurs. Un traité du chasseur de loups, ou de son observateur. Qui en divulguerait des points essentiels. Car savoir où boivent les loups, c’est pouvoir s’en emparer, être maître de leur vie et de leur mort.

Nous laissons de côté pour l’instant le signifiant essentiel, boire, et l’implicite image liquide, aquatique qui est impliquée par un tel titre. En effet, « où boivent les loups » est une énigme seulement pour ceux qui le veulent bien, car nous savons bien, nous autres, où ils boivent. Cet énoncé simple, mais incomplet, c’est là son charme, ouvre pour chaque lecteur des visions claires, des images de la vie sauvage. Sans être au fait des mœurs des loups, chacun peut imaginer une source, une rivière, une flaque d’eau qui serait le contenu implicite et essentiel du titre : « la source ». Et ces mots ne sont pas indifférents : ils renvoient à une origine, à un trajet, à un cycle naturel, qui relève de la métamorphose et du temps.

Et ces loups, que nous avons arbitrairement associés à ceux de l’imaginaire enfantin, aux peurs archaïques exprimées dans les chansons et dans les fables, à un domaine commun de l’humanité, aux commencements de la vie donc, rien n’interdisait d’en interroger le sens. Pourquoi le choix de cet animal considéré comme destructeur, dangereux (un fléau, digne image pour un poète dadaïste) ?

Que pouvait-on dire encore de sa nature grégaire, des rituels collectifs de cette espèce ? Hurler à la lune (crier disait Tzara à son époque Dada), et terrifier au passage les sédentaires ?

Que penser du choix de cet animal nomade, furtif, invisible le plus souvent ? Comment passait-on du collectif au singulier, de la horde au loup solitaire ? Y avait-il des combats ? Des blessures de vieux loup ? Cette histoire de « source » ne contenait-elle pas aussi une réflexion sur l’origine, sur le commencement, un récit mythique ? Le loup n’était-il pas un totem particulier à Tzara, lui connaisseur et collectionneur d’arts nommés alors « primitifs » ?

Alors quelle lecture au fond pouvait-on entreprendre de ce recueil de 173 pages paru chez Denoël en 1932 ? La même se posait pour Clair de Terre. Une réponse de poète, ou de surréaliste, serait de dire : apprécie, goûte ces images, ces mots dans leur plénitude simple car ils n’appellent pas d’explication. « Ce que le poète a voulu dire il l’a dit ». Vouloir les expliquer serait contraire à leur nature. Mais une édition critique existe, et une notice dans l’édition parue chez Flammarion des Œuvres Complètes. Pour dire la vérité, je n’avais pas lu cette notice avant d’accepter le principe de cette communication. Or qu’y lisait-on dans cette notice ? « Où boivent les loups est le désespoir du critique, comme on dit de la saxifrage pour le peintre. Si encore le vocabulaire en était compliqué, la formulation hermétique, on pourrait tenter de traduire ou du moins d’attaquer ce qui résiste. Or, rien ne paraît à la fois plus simple et plus inabordable. ». Je compris en lisant ces mots le sens de cette invitation : une mission impossible. Tout de même, relativisons.

Deux pages et demie d’analyse du recueil suivaient ce début aporétique. Je ne les résumerai pas ici, sinon en disant que la difficulté de lecture de ce livre résidait, selon H. Béhar, dans la résistance du texte aux hypothèses de Jakobson sur la réunion de toutes les fonctions du langage dans le langage poétique. Au contraire que la fonction poétique, centrée sur le langage, y prédominait. Et de faire l’inventaire de ces fonctions et de leur faible activité dans le texte d’Où boivent les loups : fonction expressive centrée sur l’auteur, fonction conative (pas d’adresse), fonction dénotative (pas de je, pas d’autobiographie), pas de fonction métapoétique (ou métalinguistique), pas de fonction référentielle pas de référent autre que le texte… À partir de là, une lecture des moyens strictement poétiques du poème semblait s’imposer, et Henri Béhar en proposait de nombreux.

Dans un second temps, notre éditeur et critique s’appuie (faute de lectures critiques suffisantes) sur la lecture que Tzara propose lui-même de ses poèmes dans Essai sur la situation de la poésie (1931). Car tout de même, il y avait bien un saut (mais aussi bien chez Breton) le pli adopté d’un recueil en bonne et due forme, avec ses sections titrées, et le rejet initial de toute poésie, de toute littérature. Même si cette poésie était paradoxale, elle existait bel et bien comme telle. Sa justification tenait dans le mot révolution. La pratique révolutionnaire de l’auteur et la nature révolutionnaire de cette poésie la justifiait tout entière[1]. Là aussi, la glose est condamnable. La nature révolutionnaire se vérifie à l’œil nu si l’on peut dire. Mais le régime d’images qui est présenté comme celui de cette poésie, images en ordre de bataille pressées, nombreuses, ne peut qu’appeler, et pas uniquement les images, une glose même muette. La lecture n’est-elle pas d’ailleurs inséparable d’une interprétation ? Et même si Tzara met l’accent sur la puissance de rupture de ce langage poétique, doit-on ignorer l’ordonnancement de cette parole et ses différentes phases (Béhar en propose une approche, celle de la dynamique architecturale du recueil) ? Non, certainement. En fait, je serais personnellement favorable à une lecture de la matérialité de ce texte, rejoignant là le primat effectif accordé à la fonction poétique du langage, qui est bien une « source », celle indiquée par le titre, et celle que le surréalisme prétendait avoir trouvée sans exactement la préciser – inconscient, langage, continent mental, culture souterraine commune – ou plus exactement, celle que le surréalisme pensait pouvoir découvrir toute entière grâce à la baguette de sourcier nommée « écriture automatique ». Mais dans ce cas, il serait prudent de revisiter d’une manière plus large ce recueil de poèmes en se demandant si, à la marge des fonctions du langage, celles-ci ne trouvent pas à s’exercer malgré tout, pour la plupart, dans un texte dominé par la fonction poétique. Où boivent les loups, pour prendre un exemple, serait bien un titre métapoétique et métalinguistique à part entière. Mais l’ensemble de ce qui constitue les fonctions du langage semble ici gouverné, dominé par une fonction poétique invasive, perturbante, et subversive. Cela n’empêche pas pour autant de comprendre ce texte difficile dans le contexte d’une vie, d’un moment existentiel pour Tzara, et dans le contexte d’une relecture de l’aventure Dada, une forme de « Point où j’en suis » (Mandiargues), moins explicite certes, mais probable et nécessaire. Le biographique et le réflexif retrouvent leurs droits, mais sous le visage d’une fable : la fable des loups et de leur soif. Sans hésiter, une lecture bachelardienne ou à la Jean-Pierre Richard, serait loin d’être absurde dans le cas de Tzara, et de ce recueil en particulier. Parce que le texte dit, à travers la rêverie de la matière (ou de l’animal), quelques traits essentiels de la vie humaine dans ses structures profondes. Et le titre de « poèmes tzaristes » relevé par Béhar pour cet ensemble sur manuscrit, renverrait au mot terre (ţara, Tzara en roumain). Or, terre se dit en fait pamant et le nom de Tzara renvoie plutôt à la notion de « pays » ou de « campagne » ; des poèmes de la terre ? Ce qui se vérifie par le lexique et les images utilisés : « ô terre vipérine, ô misère de la terre », déclare le poète de façon très maldororienne dans « Pièges en herbe ».

Ce qui n’empêche pas de le considérer non plus comme parfaitement situé et historiquement explicable. Où boivent les loups, ce sont les sources de l’art surréaliste. Des « philtres de fantase » pour reprendre les mots d’Apollinaire sur ses propres contes[2]. Une boisson magique, un lait, et une matrice. Les sources du surréalisme sont nombreuses, ce sont les aînés, les modèles, comme Arthur Cravan, Jacques Vaché par exemple. Et Tzara, à bien des égards, fut, on le sait, le substitut pour Breton, loup assoiffé, grand lecteur de Rimbaud, d’un Jacques Vaché. Tzara le sait bien, et il n’est pas sans le savoir quand il écrit, en 1932, ce recueil annoncé dans le n° 5 du Surréalisme Au Service De La Révolution[3], revue qui est distribuée par ce même éditeur, « Les Cahiers Libres ». Tzara, à ce moment-là, est au cœur du dispositif surréaliste dans ce qu’il a de plus vital : la revue, Breton, cet éditeur. Or, on ne boit pas sans soif ni sans désir. Ce qui caractérisait les surréalistes, et les dadaïstes, était plutôt un dégoût face au monde, un rejet des œuvres parce qu’elles étaient le reflet réaliste ou mimétique d’un monde honni.

Les loups sont beaux et solitaires. Ils se déplacent en bande. Ils sont mobiles, indétectables. Ils meurent seuls et nul ne se préoccupe de cette disparition. Certes, il est question d’humour dans l’alliance si fréquente des mots et des morts, mais les allusions si nombreuses à la mort dans ce recueil (comme dans les autres) ne sont-elles pas significatives d’une tentation du suicide et du silence poétique qui traverse le surréalisme ? Les hordes de loups, animal réputé dangereux, féroce, destructeur (et cet imaginaire traverse encore nos cerveaux reptiliens, et le cerveau des hommes d’aujourd’hui, entre écologie et métaphore du politique), formaient une contre armée, une vague qui semblait devoir déferler sur les coteries littéraires des années 20.

La source mystique de l’art, son miroir renversé, fut un urinoir nommé Fountain, envoyé en 1917 au comité des Indépendants de New York, et signé R. Mutt par Marcel Duchamp. Breton mentionne ce nom, celui de Marcel Duchamp, comme une « véritable oasis pour ceux qui cherchent encore […] »

Et les manifestations Dada de Paris sont l’occasion de s’abreuver aux injures du public et de l’invectiver en retour. Si ce recueil fait signe vers l’histoire encore toute chaude de Dada et du surréalisme mêlés, c’est l’histoire d’un assèchement, d’une privation d’éléments de combustion[4] : le dadaïsme devait bientôt s’éteindre privé d’éléments de combustion. Ce qui alimente la subversion poétique et artistique, c’est là où boivent les loups. Une source perdue qui pose la question du remplacement de cette source par une autre. Quel combustible poétique trouver en 1932 quand on s’appelle Tristan Tzara et que l’on publie dans une revue « au service de la révolution » avec André Breton ? Comment favoriser cette révolte ? Car, et bien à tort certainement du point de vue des éthologues, le loup est perçu toujours comme un grand révolté ! Plus précisément, l’espèce comporte autant de solitaires que de grégaires…

Le non-sens, la trouvaille absurde ont-ils encore un avenir ? Doit-on passer à un autre régime poétique, où effectivement émergerait une autre fonction du langage que la poétique, notamment la fonction conative et l’expressive. La réponse est à trouver dans le texte joyeux de René Lacôte pour le « Poètes d’aujourd’hui » n° 32 paru chez Seghers en 1952 (année significative). Tout l’exercice est de faire comprendre aux jeunes lecteurs l’inexplicable par un minutieux argumentaire de pensée bolchevik[5] : le passage du poète Dada éructant sa colère contre toute forme d’organisation humaine au poète militant de parti. Je ne lis que la conclusion rayonnante : « Il n’a, répétons-le, jamais changé, le même homme a grandi dans un mouvement d’inspiration et de pensée qui sans cesse est allé en s’organisant et en s’élucidant ». On aimerait bien lire avec autant de clarté les textes de Tzara. En tout cas, l’expression « en s’élucidant » est remarquable. Oui, la poésie de Tzara peut être lue comme une entreprise d’élucidation de soi, de sa trajectoire, ce qui fatalement pour un poète concerne les moyens poétiques.

Le loup embourbé dans une barbe forestière
crépue et brisée par saccades et fissures
et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance
bondit en lui un autre animal plus souple accuse sa violence
il se débat et crache et s’arrache
Solitude seule richesse qui vous jette d’une paroi à l’autre
de la cabane d’os et de peau qui vous fut donnée comme corps […] (L’Homme approximatif, OC II, 144)

Un tel loup ne se retrouve pas dans Clair de terre, à première vue du moins. Mais ce recueil, Où boivent les loups, est annoncé en même temps que Les Vases communicants, que Le Revolver à cheveux blancs ou La Vie immédiate (Paul Éluard) dans le SASDLR n° 5. À ce moment-là, Tzara est encore dans la lisière de Breton, habite la même forêt (qui n’est pas enchantée, mais lourde). Il s’abreuve encore à l’atelier de la rue Fontaine bien nommée… La source des loups. Il pose sur une photo de Man Ray – ? – André Breton, Benjamin Péret, Paul Éluard, Tristan Tzara, comme quatre mousquetaires dit-on, ou quatre loups, la bande croit certainement aux vertus d’un langage poétique qui servirait à l’exploration de l’inconscient, la source commune, le génie en commun, sans que personne n’ait à abdiquer sa personnalité. Le loup de L’homme approximatif est sans aucun doute un gage de liberté, le totem libérateur de Tzara embourbé dans certaines contradictions qui se résolvent magnifiquement, parce que poétiquement.

L’idée de l’homme loup ne vient pas de nulle part. Elle a été appliquée comme un sobriquet, celui de l’homme-loup à Petrus Borel. Comme une surdétermination de l’appellation « poète maudit ». C’est une façon de dire la précarité du poète dans la société, comme le rappelle Jean-Luc Steinmetz dans sa biographie. Tzara aurait d’ailleurs vu en Petrus Borel l’exemple même de la poésie-vie, comme Tzara l’exprime dans « Essai sur la situation de la poésie ». Ce terme de « loup » vient de Plaute, en passant par les philosophes Bacon et Hobbes. Finalement, il s’agit peut-être d’une relecture lycanthropique de l’histoire des avant-gardes mais sous forme poétique. Notamment par la camaraderie du Bousingo, où les bousingots avaient la mauvaise réputation d’être « graines d’émeute » aux yeux des partisans de l’ordre[6]. Mais le « bouzin » ou le « bouzingo », c’est aussi le vacarme, le tapage, le vacarme, autant de termes appliqués à l’activité Dada à Paris. L’homme-loup, c’est aussi une façon de raconter (autobiographiquement) la période qui sépare la sortie du surréalisme de Tzara et son retour au sein du groupe, période d’une solitude toute relative d’ailleurs, très mondaine et ouverte en fait, mais que Tzara se plaît à dire lycanthropique[7].

Cette image du loup trouve d’ailleurs à s’employer dans ses potentialités inconscientes de manière éloquente dans les arts visuels, sous deux formes exemplaires, avec le Loup-Table imaginé par Victor Brauner pour l’exposition internationale du surréalisme en 1947 à la galerie Mæght, et les loups se mettent à table littéralement, quitte à s’auto-consommer. Mais Tzara s’intéresse-t-il alors encore à ses loups ? Plus proche de lui, le Déjeuner en fourrure, est un objet de Meret Oppenheim conçu en 1936, composé d’une tasse, d’une cuiller et d’une assiette recouverts de fourrure, invitation à boire et manger dans la fourrure de l’animal même, l’animal sauvage. Ces artistes étaient-ils au fait du recueil de Tzara ? Rien de certain, mais la parenté n’est pas non plus fortuite entre ces objets poétiques. Le loup figure dans le dictionnaire abrégé du surréalisme de 1936, sous la forme de citations de Rimbaud et de Paul Éluard. Mais elles ne sont pas aussi percutantes que le beau titre de Tzara.

On ne perçoit pas l’appel à la sauvagerie, à la sortie de la société, dans les espaces inhumains. Ni le « lâchez tout », le départ, l’appel à la rupture, qui rappelons-le, concernait aussi Dada : « Lâchez Dada »… Le où est l’origine. Il pose la question de l’origine, celle-là même qui est posée par l’art moderne, et que préfigure la triple injonction de Paul Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ». La question du retour à une innocence primitive, aux mythes non européens, à l’interrogation métaphysique, mais non religieuse, tous ces éléments sont implicitement présents à l’orée de ce recueil exemplaire par sa réticence à l’analyse.

Je suivrai un autre fil, une autre glose, une approche intertextuelle qui n’est pas plus ni moins légitime qu’une autre, et qui a le mérite de s’appuyer sur le sens non seulement du titre, mais aussi du recueil qui interroge au fond notre (son) désir de révolte, de révolution et de poésie. Ce fil, je le trouve chez Rimbaud, figure même du marcheur, « passant considérable » (Mallarmé), incarnation à tort ou à raison de la révolte, icône sacrée au même titre que le Che (Gevara) est une icône religieuse sud-américaine. Et sous les deux espèces de la « faim » et de la « soif ». Car les loups sont affamés, on le sait, et ils ont soif (précise Tzara).

La métaphore animale de la soif assimile les êtres humains à des êtres de désir et d’espérance, des êtres projectifs, à des nageurs en mouvement, « vers quels buts buveurs d’espoir/qu’on achète au prix de lentes semences/[…] qu’on boit dans les abreuvoirs avec des reniflantes narines de cheval ». Chevaux assoiffés de L’Homme approximatif, ou bien loups avec Où boivent les loups, les animaux qui servent de comparaison à l’homme sont rarement paisibles ou rassurants. « Comédie de la soif » et « Fêtes de la faim » sont deux poèmes écrits par Rimbaud en mai 1872, à 50 ans de distance de ceux d’Où boivent les loups.

Dans la partie sous-titrée « les parents », Rimbaud écrit « que faut-il à l’homme ? Boire ». Et il ajoute plus loin : « aller où boivent les vaches »

En effet, il s’agit bien d’un « Pauvre songe » (deuxième sous-titre) : boire tranquille en quelque vieille ville…

Au fond, le renoncement à la révolte. Aller à Canossa. Battre sa coulpe. Porter le collier du chien, et renoncer à la vie sauvage du loup (comme dans la fable de La Fontaine). Le loup de la fable est incorruptible. Il saute dans la nuit et disparaît. Aller où boivent les loups, c’est boire à la source de la liberté. Et ce désir n’a pas abandonné Tzara en 1932. Il pose en tout cas toute la question de l’activité surréaliste, qui devient non plus affrontement, mais collaboration avec un public, en vue de faire triompher un nouvel esprit. C’est la conversion des voies marginales et négatives en un désir d’agir à l’intérieur de la société. C’est un changement dans la façon de concevoir la poésie que tient à préciser Tzara lui-même dans son « Essai sur la situation de la poésie » de 1931 cité par H. Béhar dans sa notice.

« Fêtes de la faim » coïncide peut-être moins étroitement à l’esprit d’Où boivent les loups, mais il traduit sous une autre forme la question du goût – ou pas – de vivre, de continuer son existence d’homme quand au fond le dégoût initial, l’inappétence globale pour le monde, ne sont pas passés entièrement. Le recueil exprime par les thèmes, les mots et les images convoqués, une dominante de la terre, du chemin, d’une fuite en avant qui est mimétique de celle des loups abreuvés de terre plus que d’eau. Le poème de Rimbaud exprime cette exhortation à la fuite, notamment dans le refrain : « Ma faim, Anne, Anne/fuis sur ton âne ». Et cet appétit inexplicable, cet écœurement qui se détourne des nourritures normales pour aller vers un étouffement, un empoisonnement : « si j’ai du goût, ce n’est guères/que pour la terre et les pierres/dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! mangeons l’air,/le roc, les charbons, le fer ».

Pour revenir à la lecture de Tzara lui-même, celle qu’il fait de sa poésie, de la poésie en général, Béhar nuance : « tout en suivant Tristan Tzara dans sa démarche critique, on ne saurait l’imiter absolument, le poème étant pour nous la trace matérielle d’une activité de pensée dont on peut cerner les formes, le régime, la dynamique[8] ». Et c’est ce qui reste à faire à présent… qui ne sera pas fait ici, mais je dirais, pour aller vite, qu’il est plus vital de considérer la poésie de Tzara (et celle de Breton, ou de tout rebelle du surréalisme) en tant qu’elle est une « activité de l’esprit » qu’en tant qu’elle est « moyen d’expression », ou plutôt qu’elle est, d’un bout à l’autre, moyen d’expression d’une pensée en train de s’élucider (pour parler comme René Lacôte), et comme telle à élucider par nous, lecteurs, par tous les moyens d’analyse, interne et externe.

Université Paris 13
Sorbonne Paris Cité – Pléiade


[1]. Idem, OC II, p. 441.

[2]. Sarane Alexandrian, L’Art surréaliste, Hazan, 1969, p. 28.

[3]. En abrégé SASDLR.

[4]. Alexandrian, op. cit., p. 45.

[5]. Et le bolchevik, forme supérieure du révolutionnaire, est par opposition à l’anarchiste, celui qui pose les fondements de la société communiste.

[6]. Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 85.

[7]. H. Béhar qualifie la période 1924-1928 comme celle du « lycanthrope » : « Le recueil Où boivent les loups relève ne serait-ce que par son titre de la lycanthropie antérieure. Mais tout son contenu a été élaboré depuis qu’il adhère au surréalisme », Henri Béhar, Tristan Tzara, OXUS, Les Roumains à Paris, 2005, p. 111.

[8]. Tzara, OC II, p. 441.

Pourquoi l’homme approximatif ?

Pourquoi L’Homme approximatif  ?

Henri BÉHAR

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Ce titre en forme d’interrogation pose en réalité deux questions : d’une part il demande comment il faut comprendre le titre du recueil de Tristan Tzara ; d’autre part, il s’interroge sur le libellé donné à l’exposition de Strasbourg, laquelle qualifie ainsi le poète lui-même. Je cite : « TRISTAN TZARA/ L’homme approximatif/ Poète, écrivain d’art, collectionneur ».

Je n’entrerai pas dans le détail du parcours qui nous a conduits, de changements de responsables en reports, jusqu’à l’inauguration de cette magnifique présentation strasbourgeoise, la première à montrer la totalité de l’activité artistique de Tristan Tzara. La directrice du Musée d’art moderne et contemporain, Estelle Pietrzyk, qui est aussi commissaire de l’exposition, m’écrit qu’elle l’a choisi un peu intuitivement, en considérant que L’Homme approximatif (1931) est certainement le texte qui demeurera parmi la cinquantaine d’ouvrages de l’auteur, et surtout en se souvenant de ce vers baudelairien : « homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres ») l’invitant à penser qu’il n’y est pas question uniquement d’un individu extérieur à l’auteur. Pour ma part, je me souviens seulement d’avoir fait remarquer, à plusieurs reprises, que je ne trouvais aucune explication du sous-titre faisant appel au titre de Tzara, « L’Homme approximatif », dans le catalogue en cours de rédaction, à plus forte raison dans le communiqué ni dans le dossier adressé à la presse.

Ce qui présente, malgré tout, un avantage : à défaut d’explication, d’encadrement, de guide, le lecteur, le visiteur (qui sont souvent les mêmes) peuvent l’interpréter à leur guise : Tzara = L’Homme approximatif, c’est-à-dire l’auteur du recueil ainsi dénommé, qu’on ne connait pas totalement, quelque peu imparfait, inachevé, et donc complété par la présentation d’un poète, d’un écrivain d’art et, ce qui est moins connu, d’un collectionneur. Mais on peut lire la formule autrement, en se disant que l’exposition sera focalisée sur cet ouvrage de la maturité du poète, son chef-d’œuvre au dire de la critique contemporaine.

La lecture du dossier de presse, qui m’a été aimablement communiqué par la direction du Musée, nous convainc que nul commentateur ne s’est attardé sur le recueil de poésie, ni même sur le titre de l’exposition.

Il semble aussi que tous les efforts des organisateurs ont porté sur le souci, non pas d’éliminer Dada (toujours présent), mais de le réduire à sa plus simple expression, par peur de le voir tout envahir, par son énergie intrinsèque.

Circonstances du poème

C’est à partir du printemps de 1925 que commencent à paraitre, en français et même en anglais, dans diverses revues d’avant-garde, plusieurs chants d’un long poème de Tristan Tzara intitulé L’Homme approximatif. Jusqu’au moment, en décembre 1929, où La Révolution surréaliste en donne un fragment, qui deviendra le dernier chant de l’édition définitive du recueil du même titre. Le choix ne pouvait être plus judicieux, au moment où la revue officielle du mouvement interrogeait son public : « Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? ». En prélude, André Breton, directeur de cette publication, expliquait pourquoi elle avait cessé de paraitre. Son argumentaire revêtait la forme d’un manifeste : le Second Manifeste du surréalisme, publié en totalité avant qu’il ne sorte en volume, légèrement augmenté.

C’est évidemment à cette rédaction, de premier jet dira-t-on, qu’il faut se reporter pour lire en son entier l’appel qu’il lance à Tzara, après s’être livré à un examen général de la situation poétique depuis le premier manifeste :

Ceci dit, il nous prend par contre l’envie de rendre à un homme de qui nous nous sommes trouvés séparés durant de longues années cette justice que l’expression de sa pensée nous intéresse toujours, qu’à en juger par ce que nous pouvons lire encore de lui, ses préoccupations ne nous sont pas devenues étrangères et que, dans ces conditions, il y a peut-être lieu de penser que notre mésentente avec lui n’était fondée sur rien de si grave que nous avons pu croire. Sans doute est-il possible que Tzara qui, au début de 1922, époque de la liquidation de « Dada » en tant que mouvement, n’était plus d’accord avec nous sur les moyens pratiques de poursuivre l’activité commune, ait été victime de préventions excessives que nous avions, de ce fait, contre lui – il en avait aussi d’excessives contre nous – et que, lors de la trop fameuse représentation du Coeur à barbe, pour faire prendre le tour qu’on sait à notre rupture, il ait suffi de sa part d’un geste malencontreux sur le sens duquel il déclare – je le sais depuis peu – que nous nous sommes mépris. C’est très volontiers, pour ma part, que j’accepte de m’en tenir à cette version et je ne vois dès lors aucune raison de ne pas insister, auprès de tous ceux qui y ont été mêlés, pour que ces incidents tombent dans l’oubli.

Depuis qu’ils ont eu lieu, j’estime que l’attitude intellectuelle de Tzara n’ayant pas cessé d’être nette, ce serait faire preuve d’étroitesse d’esprit que de ne pas publiquement lui en donner acte. En ce qui nous concerne, mes amis et moi, nous aimerions montrer par ce rapprochement que ce qui guide, en toutes circonstances, notre conduite, n’est rien moins que le désir sectaire de faire prévaloir à tout prix un point de vue que nous ne demandons pas même à Tzara de partager intégralement, mais bien plutôt le souci de reconnaître la valeur – ce qui est pour nous la valeur – où elle est. Nous croyons à l’efficacité de la poésie de Tzara et autant dire que nous la considérons, en dehors du surréalisme, comme la seule vraiment située. Quand je parle de son efficacité, j’entends signifier qu’elle est opérante dans le domaine le plus vaste et qu’elle est un pas marqué aujourd’hui dans le sens de la délivrance humaine. Quand je dis qu’elle est située on comprend que je l’oppose à toutes celles qui pourraient être aussi bien d’hier et d’avant-hier : au premier rang des choses que Lautréamont n’a pas rendu complètement impossibles, il y a la poésie de Tzara. « De nos oiseaux » venant à peine de paraître, ce n’est fort heureusement pas le silence de la presse qui arrêtera sitôt ses méfaits.

Sans donc avoir besoin de demander à Tzara de se ressaisir, nous voudrions simplement l’engager à rendre son activité plus manifeste qu’elle ne put être ces dernières années. Le sachant désireux lui-même d’unir, comme par le passé, ses efforts aux nôtres, rappelons-lui qu’il écrivait, de son propre aveu, « pour chercher des hommes et rien de plus ». À cet égard, qu’il s’en souvienne, nous étions comme lui. Ne laissons pas croire que nous nous sommes ainsi trouvés, puis perdus.

Je cite longuement, intégralement. Tant d’autres se sont référés à ce Second Manifeste comme à un simple livre de comptes, de règlement de comptes, veux-je dire, qu’il me faut bien faire entendre en son entier le raisonnement d’André Breton lorsqu’il accepte de revenir sur son attitude antérieure. Il n’était pas homme à se repentir, et il faut croire qu’il avait d’excellentes raisons pour en arriver là, sans savoir si son appel serait entendu. Il avait suivi attentivement les publications de Tzara depuis le moment où il l’avait, en quelque sorte, exclu du groupe, et il reconnaissait en son œuvre les qualités qu’il attendait de toutes les œuvres publiées à l’enseigne du surréalisme. Il faut croire qu’il était si loin du compte qu’il acceptait de revenir sur son intervention personnelle lors de la soirée du Cœur à barbe en juillet 1923, sur les injures tant verbales qu’autographes proférées à son encontre. L’excuse alléguée ne manque pas de sel : il se serait mépris sur la signification du geste de Tzara devant la police, à l’entrée du Théâtre Michel. En conséquence, il lui offre la paix des braves, sans lui demander compte de ses opinions du moment.

En effet, tandis que le surréalisme évoluait vers l’engagement auprès du Parti communiste, Tzara, qui, depuis les débuts de Dada, se défiait de tout enrôlement politique, continuait à prêcher l’indépendance totale du poète. C’est pourquoi Breton n’hésite pas à dire que la poésie de Tzara est la seule qui soit située. Le terme est à prendre dans le sens que lui confère Max Jacob en préface au Cornet à dés : « Tout ce qui existe est situé » (1916). Une poésie située est une poésie issue du langage personnel, une poésie de son époque, qui exprime les idées et les sentiments des hommes.

C’est pourquoi Breton lui rappelle le but qu’il assignait à la poésie : « chercher des hommes », et lui demande de reprendre cette quête en commun.

En résumé, Tzara n’avait pas tort de poursuivre son chemin solitaire, mais, au vu de sa production poétique, il devrait rejoindre le mouvement surréaliste. Il ne lui sera fait aucun reproche, et même on ne lui demandera pas d’épouser les thèses communisantes de ses nouveaux anciens amis. La preuve en est fournie par la publication du dernier chant de L’Homme approximatif immédiatement à la suite du Manifeste, à la manière de Poisson soluble, destiné à suivre et exemplifier les thèses du Premier Manifeste du surréalisme.

En revue, le lecteur ne pouvait savoir qu’il lisait une partie du chant XIX et dernier d’un long poème épique, qui ne devait paraitre intégralement en volume que deux ans plus tard, sous le même titre.

Le texte de la Révolution Surréaliste

D’après ce seul fragment, nous pouvons déterminer ce qui a pu séduire les surréalistes jusqu’à fraterniser avec son auteur dissident.

Au premier chef, il y a ce fait, surprenant pour certains lecteurs, que Dada n’a pas réduit l’activité poétique à néant. Au contraire, pourrait-on dire, elle est ressortie toute neuve et comme régénérée par le traitement qu’il lui a fait subir. La poésie de Tzara ne concède rien au lecteur. L’auteur n’accepte aucun compromis, aucun retour vers la poésie formelle ou narrative. De même, il n’accepte aucune des recettes de l’automatisme surréaliste (je dis bien recettes, et non aspirations). De sorte qu’un ton nouveau émane de ce chant individuel, qui proclame les difficultés de l’homme à vivre au monde, au sein d’une nature fondamentalement hostile.

Comment ne pas se sentir impliqué par ce repetend[1], à la manière baudelairienne, cette sorte de refrain de trois ou quatre vers revenant à plusieurs reprises avec une variation interne :

et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente
au tourment du désert oxydé
et au robuste avènement du feu

La suite du chant, non publiée dans La Révolution surréaliste, montre bien que, dès l’origine, il était pensé pour servir de conclusion à cette épopée lyrique en récapitulant toutes les approximations humaines, les inquiétudes et les vertiges à quoi l’homme se trouve confronté, à la mesure de ses épreuves. L’efficacité de cette poésie ne s’apprécie pas en termes de pratique mais d’action spirituelle, d’adhésion du lecteur contemporain, je veux dire du temps de l’écriture comme du temps présent.

Ce faisant, je n’ai pas expliqué le titre, L’Homme approximatif. Il me semblait conforme à la définition du Littré, plus exactement du Petit Littré que Tzara pratiquait assidument : « Approximatif : Qui est fait par approximation. Estimation approximative. Calcul approximatif. » C’est dire que l’adjectif désigne des approches successives, tout en marquant sa proximité avec le vocabulaire mathématique. Apparemment, il n’y a là aucune difficulté particulière, d’autant plus quand nous savons le goût prononcé de Tzara pour cette discipline.

Toutefois, la dernière traduction du volume proposée en Espagne et en espagnol, met en évidence la double acception de l’adjectif. Elle est titrée El hombre aproximado (2014), remplaçant l’académique El hombre aproximativo (1975). Même si l’on n’a pas été élevé dans la langue de Picasso, on sent bien la différence[2]. Le traducteur s’en explique en accusant son prédécesseur d’user d’un gallicisme. En somme, il s’agirait de distinguer entre la forme passive et la voie active : une valeur fixe, toute relative, s’opposant à une connaissance par des approches répétées.

Pour connaitre le sens que Tzara voulait donner à ce titre (qui revient 7 fois dans les vers), et en avoir le cœur net, je ne connais pas d’autre méthode que de relever toutes les occurrences du vocable dans l’œuvre complet de Tzara, afin de voir quel sens, quelle nuance particulière il conférait à ce vocable. Dans tous ses écrits, vers et prose mêlés, il emploie approximatif 14 fois, approximative 4 fois, et 10 fois le substantif approximation (au singulier et au pluriel). Dans le cadre de la présente journée d’étude, je n’ai pas le loisir d’afficher chaque occurrence avec son contexte. On les trouvera en annexe ci-après. Retenons seulement cette déclaration du Manifeste Dada 1918 : « l’approximation fut inventée par les impressionnistes » (I, 360), qui nous ramène à l’univers de la création picturale. Vient ensuite un poème intitulé « Approximation », publié en 1924 et repris dans L’Arbre des voyageurs (II, 31). C’est, à n’en pas douter, le noyau primitif du chant III de notre recueil, et même de l’ensemble du texte, le poète interpellant :

tu viens tu nages tu rêves tu lis
Tu cours parfois après le clair l’illimité pourquoi de tes actions (OC II, 31)[3]

Plus tard, au temps des souvenirs, Tzara s’est expliqué très clairement sur sa réalisation, au cours de ses entretiens radiophoniques avec Georges Ribemont-Dessaignes :

L’Homme approximatif a été écrit entre 1925 et 1930. C’est en 1929 qu’un fragment de ce poème parut dans La Révolution Surréaliste, les événements m’ayant amené à me réconcilier avec les surréalistes. Parallèlement à eux, mon évolution me fit abandonner le caractère démonstratif, provocant, et négateur de la poésie pour une expression plus constructive de la matière poétique. Je me dirigeais vers une conception de la vie où l’individualisme extrême qui était le mien allait se concilier avec les sentiments de base communs à la plupart des hommes. Ce n’étaient plus les mots qui, par leur rapprochement insolite faisaient éclater leur signification coutumière, mais c’est le complexe de l’image poétique qui se substituait comme une composante à mes premières préoccupations. C’était là le passage vers une nouvelle objectivité. (OC V, 405)

Mais nous possédons un témoignage du temps même de l’élaboration du recueil, que les surréalistes français ne devaient guère connaitre, car ils se seraient certainement insurgés contre certains jugements concernant leur récent engagement politique. Le paradoxe est bien là : tandis que, de nos jours, Tzara passe pour le poète le plus lié au Parti communiste (après Aragon, évidemment), c’est lui qui, de Dada jusqu’aux années trente, est le plus hostile au rapprochement du groupe avec toute organisation politique ! Il dit :

Reconnaître le matérialisme de l’histoire, dire en phrases claires même dans un but révolutionnaire, ceci ne peut être que la profession de foi d’un habile politicien : un acte de trahison envers la Révolution perpétuelle, la révolution de l’esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je serais capable de donner ma peau, parce qu’elle n’exclut pas la Sainteté du moi, parce qu’elle est ma Révolution, et parce que pour la réaliser je n’aurai pas besoin de la souiller à l’aide d’une lamentable mentalité et mesquinerie de marchand de tableaux. […] Le communisme est une nouvelle bourgeoisie partie de zéro ; la révolution communiste est une forme bourgeoise de la révolution… (OC II, 418)

Or, tenez-vous bien, il dit cela au poète Ilarie Voronca, venu l’interroger dans sa magnifique villa de l’avenue Junot, qui publie ses propos dans la revue roumaine Integral en avril 1927, (intégralement reproduits dans les Œuvres complètes).

Deux formules les résument : en 1920, il écrivait « pour chercher des hommes ». Déçu de sa quête, il poursuit : « Je continue à écrire pour moi-même, pour l’instant, et à défaut de trouver d’autres hommes, je me cherche toujours. » (OC I, 417)

S’agissant d’une quête de soi-même, il convient de bien dater chacun des propos. C’est le moment, en effet, où, tout en proférant ses attaques contre le groupe surréaliste et son meneur, Tzara en vient à réviser ses positions, à tel point que, deux ans plus tard, il serrera la main de celui qui l’avait le plus ostracisé.

À l’inverse, il est fort possible, comme l’expliquent les historiens et le sociologue du surréalisme, que Breton ait vu là une occasion de rééquilibrer ses troupes après les ruptures et les grandes purges qui firent suite à la réunion du Bar du Château. Avec le départ de Soupault, Vitrac, Artaud, Desnos, Baron, Leiris, Limbour, Prévert, Queneau, etc., le retour d’un poète de la dimension de Tzara était une aubaine pour le groupe, d’autant plus qu’il allait s’accompagner de l’entrée en scène de René Char, Dali, Georges Hugnet, Georges Sadoul, André Thirion, René Magritte. Cependant je reste persuadé que, par-dessus tout, la qualité poétique des œuvres de Tzara est la cause nécessaire et suffisante de ce rapprochement.

En ce temps là, nous en avons maint exemple, les poètes se lisaient encore entre eux ! Ils n’avaient pu demeurer insensibles à la remarquable évolution qui, des Vingt-cinq Poèmes et des Sept Manifestes dada (1924) menait à L’Indicateur des chemins de cœur (1928) et à L’Arbre des voyageurs (1930), pour aboutir à ces dix-neuf chants de L’Homme approximatif. La profondeur du chant prenait le pas sur l’anecdote, la mesquine fâcherie humaine, à tel point que les éclats de la représentation du Cœur à gaz (1923), les propos accusateurs des Pas perdus et de Nadja se trouvaient dénoncés par leur propre auteur. La réconciliation se fit en 1929, et nous avons plusieurs exemples de l’amitié retrouvée, mais je préfère citer, car il est d’ordre privé, ce témoignage moins connu de leur réconciliation, que l’on peut découvrir dans une des vitrines de l’exposition :

À Tristan Tzara
à la poésie qu’il incarne
et qui aura eu son front ses yeux
son rire (son rire inoubliable) quand
j’avais vingt ans, trente ans et
encore bien d’autres âges,
et à l’homme que j’adore
qui est fait d’idées étonnantes pour les cheveux, de sentiments hors ligne
pour les moindres mouvements, d’actions
futures pleines de signification et de grandeur pour la main fine et parfaite,
avec l’orgueil et la joie de
le connaître à toutes les minutes
où je ne me tue pas
17ndré 13reton.

C’est l’envoi autographe porté sur un exemplaire de l’édition originale du Revolver à cheveux blancs (1932). L’individu Tzara est donc la poésie en soi, et le meilleur remède contre la déprime, l’angoisse et le désespoir !

La lycanthropie

Ce n’est pourtant pas l’image que le commun des lecteurs se fait dudit poète. J’en déduis que Tzara, tout aussi ambivalent que l’ami retrouvé, avait réussi, au moyen du poème, justement, à dominer sa propre solitude, le sentiment de ce qu’il nommait la lycanthropie[4]. Ce terme, caractérisant la nature même du poète, n’apparait pas dans le recueil L’Homme approximatif. Tzara le définira peu après dans son « Essai sur la situation de la poésie » comme « un état latent de fureur et de haine, d’explosion et de frénésie » (1931), puis au sujet des Bousingos, dont Pétrus Borel fait partie. Il se nommait lui-même « le lycanthrope », faisant de cette attitude mentale le symbole de la révolte d’individus s’estimant supérieurs, contre la société et contre Dieu. Il commente :

La Lycanthropie de Pétrus Borel n’est pas une attitude d’esthète, elle a des racines profondes dans le comportement social du poète […] qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l’ordre moral. (OC V, 111)

En ce qui le concerne, l’auteur de L’Homme approximatif est partisan d’une révolution individuelle et perpétuelle. Le moi solitaire se livre à une longue introspection :

je me vide devant vous poche retournée
j’ai abandonné à ma tristesse le désir de déchiffrer les mystères
je vis avec eux je m’accommode à leur serrure (OC II 87)

Tout se passe comme si l’individu devait retourner aux origines du monde pour se connaître et comprendre sa destinée, à travers une révolte toujours contenue.

Épopée de l’homme solitaire, L’Homme approximatif, toujours aussi gauche et inachevé, émerge des profondeurs de l’inconscient, surgit du magma originel. Le chant est si puissant qu’on a pu parler de poésie épique, d’une sorte de Légende des siècles se référant à l’histoire de l’homme dans ses relations avec la nature. Tzara se révèle ici pasteur de mots, les guidant à travers l’obscurité primitive jusqu’au soleil de la vie. Saisi dans son être incertain, avant toute reconstruction logique, c’est un homme, ou une pierre, ou un arbre qui parle, comme au quatrième des Chants de Maldoror.

Toujours l’angoisse domine : « la terre me tient serré dans son poing d’orageuse angoisse » (OC II 83), déclare-t-il au seuil d’une longue errance. Lycanthrope, le poète l’est plus que jamais dans ce chant IX où il s’identifie à l’animal solitaire, celui qui veut ignorer l’instinct grégaire de la meute :

le loup embourbé dans la barbe forestière
répue et brisée par saccades et fissures
et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance
bondit en lui un autre animal plus souple accuse sa violence
il se débat et crache et s’arrache
solitude seule richesse qui vous jette d’une paroi à l’autre
dans la cabane d’os et de peau qui vous fut donnée
comme corps
dans la grise jouissance des facultés animales paquets de chaleur
liberté grave torrent que tu puisses enlever ma chair mon entrave
la chaîne charnue autour de mes plantes vertigineuses impétueuses tensions
aventures que je voudrais jeter par flaques paquets et poignées
à ma face honteuse timide de chair et de si peu de sourire
ô puissances que je n’ai entrevues qu’à de rares éclaircies
et que je connais et pressens dans la tumultueuse rencontre
frein de lumière marchant d’un jour à l’autre le long des méridiens
ne mets pas trop souvent ton carcan autour de mon cou
laisse jaillir ma fuite de ma terreuse et terne créature
laisse-la tressaillir au contact des terreurs corporelles
s’échapper des caverneuses veines des poumons velus
des muscles presque moisis et des ténèbres délirantes de la mémoire (OC 114)

À la fin de ce chant, le loup désembourbé va trouver son berger, « le berger des incommensurables clartés » que l’on pourrait identifier à je ne sais quel dieu des religions mais qui, pour Tzara, ne peut être que le principe ordonnateur du langage, régnant sur les « célestes pâturages des mots »[5].

Ce qui fera dire à Jean Cassou dans Les Nouvelles Littéraires :

extraordinaire poème primitif, l’un des plus résolus, des plus complets témoignages de la poésie contemporaine. Il démontre qu’en poésie il n’y a jamais d’impasses et que, seules les positions extrêmes sont valables. En s’obstinant dans ce qui pouvait ne paraître qu’un acte de négation stérile, une explosion fatale, Tristan Tzara produit une œuvre positive, abondante, généreuse, passionnée, et qui imite tout ce qu’il y a de plus ardent et de vorace dans la création. (OC II 419)

Tzara développera et radicalisera cette image du poète comme loup solitaire, mu par un désir excessif de pureté, dans Où boivent les loups (1932), paru l’année suivante, et il en analysera la fonction particulière dans son « Essai sur la situation de la poésie », une poésie qui, selon lui, s’est développée sur deux axes simultanés et successifs, la « poésie activité de l’esprit » et la « poésie moyen d’expression », qui se rejoignent et rivalisent à l’époque contemporaine, destinés à produire la « poésie-connaissance ». Cet examen critique du « principe de lycanthropie » et de la « nécessité poétique » se poursuivra dans d’autres essais, parfaitement analysés et synthétisés par la critique.

Pour finir sur ce point central, il ne me parait pas anecdotique de préciser que, dans la correspondance déposée au fonds Doucet, sa femme, Greta Knutson, à qui L’Homme approximatif est dédié, le nomme toujours loup.

Composition

J’ai dit que L’Homme approximatif fut connu par la publication de fragments ou de chants entiers dans diverses revues. L’ordre de la publication ne suit pas nécessairement le temps de l’écriture, dans la mesure où chaque revue a son propre rythme de parution, et aussi parce que Tzara n’a classé définitivement ses dix-neuf chants qu’au moment où il a remis son manuscrit à l’éditeur. Ici encore, je reporte à l’annexe un tableau présentant l’ordre chronologique de parution des chants, confronté au choix final, en laissant au lecteur le soin de déterminer s’il y a adéquation du texte proposé à l’orientation de chaque revue. L’examen des divers états du texte, du carnet aux brouillons, aux dactylographies et aux multiples états manuscrits ne laisse apparaitre aucun plan ni aucun principe de classement. Il est clair toutefois que la forme, un long poème en plusieurs chants, est première. Dès le début, en 1925, Tzara sait ce vers quoi il tend.

Le lecteur, le public populaire que Tzara désigne dans son commentaire sur les genres littéraires, n’a pas coutume de lire des fragments de l’épopée, publiés dans le désordre, au gré de l’édition. Aussi me suis-je demandé, en présentant le recueil dans les Œuvres complètes, s’il y avait un ordre de composition préalable. J’ai recherché un projet, un plan parmi les nombreux brouillons, sans en trouver la moindre trace. Il n’empêche qu’à le lire dans sa continuité, on a bien le sentiment d’une composition cohérente, d’un mouvement allant, par approximations successives, cela s’entend, d’une expression angoissée de l’individu, à la pleine conquête de son être.

En 1929, Jean Cassou (1897-1986), conseiller littéraire du libraire-éditeur Jacques-Olivier Fourcade (1904-1966), l’informe que celui-ci souhaite reprendre la conversation au sujet de cette publication, qui comportera en frontispice une gravure de Paul Klee, signée par l’auteur et l’illustrateur, pour orner les dix exemplaires de tête.

L'homme approximatif
Paul Klee, L’homme approximatif (1931)

Paul Klee n’intervient pas par hasard dans la fabrication du volume. Aux temps de Dada, à Zurich, Tzara l’avait exposé à la Galerie Dada (17 mars 1917) et à la fin du même mois, il avait organisé une conférence à son sujet, présentée par le Dr. Waldemar Jollos. Il l’avait aussi sollicité, avec succès, pour la revue Dada. Correspondant malheureux de Vanity Fair, invité à traiter de l’expressionnisme allemand, il lui consacre un élogieux paragraphe, le présentant comme « la personnalité la plus remarquable de cette école de Weimar », ajoutant plaisamment : « Klee a réussi à faire une œuvre importante dans un petit format, au moment où tous les peintres cherchaient une monumentalité extérieure. » (OC I, 602). Plus tard, il expliquera pourquoi les surréalistes rejetèrent le cubisme au profit de ses propres peintres, ainsi que de Picasso et de Klee, lesquels assignaient à l’art le but d’éclairer les principes vitaux de la création et de l’imagination. Et surtout, il devait lui consacrer une magistrale transposition d’art (ekphrasis), « Paul Klee l’apprenti du soleil », publiée dans le numéro fêtant la résurrection des Cahiers d’art, en 1945, modulant quelque peu, avec le même enthousiasme, l’« Hommage à Paul Klee » de 1929. Il faut aussi noter que, hormis cette eau-forte, le peintre n’a jamais illustré que deux livres, tous deux en 1920 : Candide, et Postdamer Platz de Curt Corinth.

C’est donc sans surprise qu’il reçut à Dessau le papier pour l’impression de l’eau-forte, ce qu’il fit à Leipzig pour des raisons de qualité[6].

Dédié à Greta, sa femme, épousée en août 1923 à Stockholm, le recueil est daté 1925-1930, ce qui correspond exactement à l’étendue de sa composition, le premier chant (1925) et le dernier (1930) restant inamovibles dans tous les projets de classement.

Évitant de répéter ce que j’ai déjà écrit dans les notes des œuvres complètes, et afin de fonder mes impressions sur une démarche un tant soit peu scientifique, j’ai soumis le recueil à une analyse factorielle des correspondances. Et là, prodige : tous les chants se retrouvent groupés au centre du graphique, au croisement des abscisses et des ordonnées, sauf le chant X et le chant IX, qui s’opposent radicalement tout en se situant à l’écart de tous les autres. Rédigé en 1925, le chant IX qui commence par ce vers : « le loup embourbé dans la barbe forestière » est le chant de l’homme-loup errant solitaire, inquiet, affirmant sa certitude lorsqu’il proclame l’omnipotence d’un berger créateur, pasteur de mots, et fait état d’une inquiétude religieuse, ce par quoi il se distingue de l’ensemble.

À l’opposé, le Chant X n’a plus rien de mémoriel. Il est globalement tourné vers l’exploration des espaces arides et dépouillés en altitude.

Il faudrait pouvoir poursuivre l’analyse de chacun des chants, en la confrontant aux données de la statistique lexicale, sans doute la plus indiquée dans ce cas, puisque tout prélèvement cohérent ne peut apparaitre que comme un coup de force. Ce sera l’œuvre de nos successeurs !

Classement générique

Devant l’ampleur de cet ouvrage et son unité, certains se sont interrogés sur son identité générique. Soulignant son lyrisme généralisé, comme on parle de la relativité généralisée, la critique a aussitôt parlé de poésie épique, allant jusqu’à parler d’« épopée antihumaine », par référence au qualificatif que Tzara attribuait aux Chants de Maldoror (OC I, 418). Disant cela, on avançait prudemment, car le poème de Tzara ne présente aucun des traits de l’épique médiévale, et surtout on n’en voit pas le héros, sauf à considérer que l’homme moderne est toujours « antihumain ». En développant ses réflexions sur la poésie, Tzara tenait le genre épique pour un moyen d’expression, tendant à exalter le sentiment religieux ou national, ce qui n’est évidemment pas le cas du présent recueil. D’autant plus qu’à ses yeux, la seule forme à la fois lyrique et poétique s’adressant au peuple assemblé, ne se trouvait désormais qu’au cinéma, avec la série des Fantômas par exemple.

Comment pouvaient-ils penser, ces critiques à la manque, comme disait familièrement Tristan Tzara à la radio, qu’il ait pu écrire un seul mot « antihumain » ? ni qu’il ait pu s’intéresser à des adversaires de l’humanité ? Certes, il admirait Lautréamont depuis son séjour zurichois, en expliquant à qui voulait l’entendre que plusieurs personnages fictifs y prenaient tour à tour la parole : « l’assassin illuminé », « le petit bourgeois agaçant », le « prophète illuminé », autant de figures de l’antihumain, à ses yeux.

Il conviendra donc de lire cette épopée tzariste en déterminant la nature de l’homme qu’il chante et, du même élan, de fixer les caractéristiques de l’aède, celui qui dit Je, à la différence de l’épopée traditionnelle. Là encore, il me faudrait bien des pages pour suivre de près les différents acteurs de cette composition lyrique, et le sujet de leur propos. Aujourd’hui, je m’en tiendrai à ce qui me semble l’essentiel, l’homme.

Qu’est-ce que l’homme ?

« Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ? » interroge le psalmiste (Psaumes, 8, 4-5). Et Kant, à son tour, sans répondre vraiment à la question. Tzara s’empare de l’interrogation et développe sa réponse tout au long de ces chants.

Soit l’expression « homme approximatif », qui donne son titre au recueil.

Elle est employée sept fois dans l’ensemble, dont 4 au Chant II et ensuite à la clôture des Chants VIII, XIV et XVI, tout en précisant l’identité d’un tel homme avec le récitant, le lecteur et, finalement, tout autre individu. Toutefois, Tzara ne se contente pas de cette reprise formelle, il varie le contexte d’une manière telle que je ne puis me dispenser de citer, d’abord dans la même laisse du Chant II :

homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
amas de chairs bruyantes et d’échos de conscience
complet dans le seul morceau de volonté ton nom
transportable et assimilable poli par les dociles
inflexions des femmes
divers incompris selon la volupté des courants interrogateurs
homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête
buée sur la froide glace tu t’empêches toi-même de te voir
grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage
cependant les hommes chantent en rond sous les ponts
du froid la bouche bleue contractée plus loin que le rien
homme approximatif ou magnifique ou misérable
dans le brouillard des chastes âges
habitation à bon marché les yeux ambassadeurs de feu
que chacun interroge et soigne dans la fourrure de caresses de ses idées
yeux qui rajeunissent les violences des dieux souples
bondissant aux déclenchements des ressorts dentaires du rire
homme approximatif comme moi comme toi lecteur
tu tiens entre tes mains comme pour jeter une boule
chiffre lumineux ta tête pleine de poésie (II, 84)

Puis en clausule de trois chants, en opérant une réduction progressive :

homme approximatif comme moi comme toi et comme les autres silences (VIII, 113) 1931
homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres (XIV, 147) 1927
homme approximatif comme moi comme toi (XVI, 155) 1929

Or, s’il est impossible de dater la première citation, les suivantes ont paru, respectivement en 1931, 1927, 1929. On ne peut aboutir qu’à une seule conclusion : l’homme que Tzara conçoit, par approches successives, est universel et permanent, à défaut d’être éternel ! Et l’intention du poème n’a pas varié d’un chant à l’autre dans le temps de l’écriture.

L’homme est visiblement une préoccupation essentielle du poète qui l’invoque plus de cinquante fois, sous la forme composée que nous venons d’examiner, mais aussi seul, déterminé, comparé à une « fournaise d’invincible constance » dans la dernière laisse du dernier chant (XIX, 170), mais aussi soumis au feu : « un homme qui vibre aux présomptions indéfinissables des dédales de feu » (XIX, 171). Rappelons celui qui apparait au chant précédent : « homme un peu fleur un peu métal un peu homme » (XVIII, 162). De fait, comme il arrive souvent dans un corpus d’une certaine longueur, le vocable apparait comme par rafales, ainsi au centre du chant XV :

un homme voudrait brûler une forêt d’hommes
au bruit des troupes phosphorescentes dans la nuit de mes consolations
un homme voudrait pleurer un homme
un homme voudrait jeter sa tête dans la rivière fraîche sa tête
une femme voudrait pleurer sur l’homme
un homme est si peu de choses qu’un fin filet de vent l’emporte
l’homme (145)

ceci à la fin d’une laisse où l’individu est à la fois violence et faiblesse, si incertain qu’on croirait entendre les paroles de l’Ecclésiaste, fils de David ! Ce sentiment de totale vanité, le lecteur l’aura déjà éprouvé au chant IX :

tant craint l’homme la face de son dieu que dépourvu d’horizons il
tremble
tant craint l’homme son dieu qu’à son approche il tombe il se noie
tant craint l’homme sans horizons sa mort que dépourvu de dieu il
cache sa tombe
tant craint l’homme » (116)

Toutefois, il ne faudrait pas se hâter de conclure que Tzara parle de sa foi. Il me semble qu’il traite ici de l’homme primitif et des dieux qu’il a bâtis, monumentaux, en divers points de la terre. Encore l’emploi du singulier permet-il le doute. Plus loin, le récitant expliquera clairement sa fonction : « je chante l’homme vécu à la puissance voluptueuse du grain de tonnerre (XIV, 144). Non pas lui, mais tout l’homme, dans sa dimension historique.

Qu’est-ce que l’homme ? ai-je demandé ci-dessus, en le situant dans son espace cosmique. On peut aussi le définir par ses actions, que voici en série, dans l’ordre alphabétique des verbes d’état ou d’action :

« l’homme déchiquette la proie de sa rancune » (129)
« et des griffes saisissent l’homme en quête d’un merci de brique (132)
« et l’ homme grandissait sous l’ aile de silence » (113)
« l’homme marche prisonnier dans la doublure de son âme » (132)
« l’ homme nidifie ses sens et ses proverbes » (137)
« l’homme se raccourcit avec l’année infiniment » (98)
« l’homme se raccourcit avec l’ombre jusqu’à la nuit » (98)

Conclure

En répondant à l’invitation des surréalistes, Tzara leur apportait le recueil le plus beau, aussi désespéré qu’il proclame la présence d’une énergie vitale. Retraçant l’évolution de l’humanité, des cavernes primitives aux explorations cosmiques, l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, dirai-je en parodiant le principe de Haeckel. Seule sa trajectoire poétique, partant d’un lyrisme néo-symboliste, explosant sous les coups de boutoir de Dada, ouvrant tout grand les portes de l’inconscient, pouvait lui permettre de s’exprimer ainsi, à la recherche de la vérité. Et, comme si cette interrogation sur l’homme, cette quête de l’humanité devait être sans fin, il la prolonge dans le recueil Où boivent les loups, qui sera lui-même suivi de Grains et Issues, ce poème en prose qui mêle le lyrisme onirique aux notes, à la réflexion sur la poésie en train de s’écrire. On le sait, ce volume, Tzara en fera son cadeau de divorce avec le surréalisme. Ce qui ne veut pas dire qu’il ait, à partir de là, renoncé à cette poétique. Il la poursuivra, en effet, tout en la transformant pour tenir encore meilleur compte de l’histoire dans laquelle il baignait jusqu’au cou, dira-t-il.

 

Université Paris III
Sorbonne Nouvelle

[1]. Ne pas confondre cette forme poétique avec la notion de segment répété, tel que « tout n’est que pierre », qui revient 11 fois dans le corpus, ou bien : « et tant d’autres », encore plus fréquent (17 occ.).

[2]. Voir, respectivement : Tzara, El hombre aproximativo, trad. y prologo de Fernando Millan, Madrid, Visor, 1975, 152 p. et El hombre aproximado, éd. bilingue de Alfredo Rodriguez Lopez-Vasquez, Madrid, Catedra, 316 p.

[3]. Toutes less références aux œuvres de Tzara renvoient aux volumes des Œuvres complètes, présentées et annotées par Henri Béhar, Paris, Flammarion, t. I à VI, 1975-1991, par le sigle OC suivi du tome en chiffres romains.

[4]. Voir Jeanne-Marie Baude : « Poésie et lycanthropie dans l’œuvre de Tristan Tzara », dans Amoralité de la littérature, morales de l’écrivain, actes du colloque international, réunis et publiés par Jean-Michel Wittmann, Paris, Champion, 2000, p. 215-227.

[5]. Le lecteur s’assurera du sens attribué à ce terme dans les 23 occurrences du recueil. On notera les segments répétés, notamment « l’immobile berger », le « berger des vagues ». En voici la concordance, dans l’ordre chronologique :

bateaux des oiseaux des hypocrites et berger aussi de ceux qui s’aiment
a trouvé son berger l’immobile berger celui qui mène tous les yeux
immobile berger dans le nimbe de poussière aurifère chante
a trouvé son berger le berger de la divine constellation
berger de nos défiances dans lesquelles nous nous
berger des bateaux des oiseaux des hypocrites et
de sauterelles berger des éternelles neiges et plus haut
berger des évocations guerrières se ruant les unes
berger des humbles hésitations paysannes des horizons
le berger des incommensurables clartés d’où naissent
chante berger des journées qui passent feuilletant
berger des pavés qui vont en troupeau dans le sens
berger des pluies voyageant de pays en pays berger
de pays en pays berger des tristesses déraisonnables
du berger immobile berger des vagues chevauchant
les mains confiantes et graves du berger immobile berger des vagues
barbe forestière a trouvé son berger l’immobile berger
a trouvé son berger l’immobile berger si grand
a trouvé son berger le berger de la divine constellation
a trouvé son berger le berger qui mène tous les troupeaux
périodiquement berger qui mène nos destins dans tant de sens
a trouvé son berger le berger qui mène tous les troupeaux et tous les
a trouvé son berger l’immobile berger si grand qu’il n’a pas besoin de marcher

[6]. Cf. 4 lettres en allemand de Paul Klee à Tristan Tzara, conservées au fonds Doucet, MS. TZR C 2258-TZR C 2261, [23 février 1916]-13 juillet 1931.

Actes des Journées d’études « Rebelles du surréalisme »

Le samedi 28 novembre 2015 s’est tenue à l’INHA la journée d’étude de l’APRES consacrée à l’œuvre poétique de Tristan Tzara, organisée par Henri Béhar et Françoise Py.

On trouvera ci-après le texte des interventions selon le programme suivant (cliquer sur le nom de l’intervenant pour obtenir le fichier HTML ou télécharger le fichier PDF).

10-11 : Henri Béhar : Pourquoi L’Homme approximatif ?
11-12 : David Christoffel : Déchansons en chœur, Tzara et la musique.
12-13 : Catherine Dufour : « l’intertexte du monde » dans les Vingt-Cinq Poèmes.
14-15 : Eddie Breuil : Mouchoir de nuages : « la plus remarquable image dramatique de l’art moderne » (Aragon).
15-16 : Émilie Frémond : Lecture de Grains et Issues.
16-17 : Marc Kober : Sur Où boivent les loups
17-18 : Gabriel Saad : sur Personnage d’insomnie
18-19 : Maryse Vassevière : sur La Fuite

Samedi 23 janvier 2016

(journée organisée par Henri Béhar et Françoise Py)
Matin : 10h30-12h30
John Westbrook : Monnerot, l’exorbitant exorbité
Marc Décimo : Marcel Duchamp est-il rebelle ?

Après-midi : 14h-18h : André Masson, le rebelle du surréalisme
Martine Créac’h : André Masson, rebelle ?
Pascal Bonafoux : André Masson, M comme Masson et M comme Merci
Film de Fabrice Maze en sa présence : André Masson, le peintre en métamorphose : 1941-1987 (70’).
Table Ronde avec le réalisateur, Martine Créac’h, Pascal Bonafoux, Henri Béhar et Françoise Py

Le théâtre/roman de Tzara…

Le théâtre/roman de Tzara ou le mélange des genres 

Maryse VASSEVIÈRE

[Télécharger le fichier PDF de cette communication]

Introduction

Entreprenant cette dernière intervention de la journée d’études sur Tzara et en la centrant sur La Fuite, je voulais simplement répondre à l’injonction d’Aragon dans «L’aventure terrestre de Tzara » (LF n° 1010) : la nécessité de tirer son théâtre de l’oubli.

La Fuite a été écrit pour l’essentiel dans le Midi en 1940 et publié seulement en 1947 chez Gallimard (avec pré-originale de l’Acte IV en 1946 dans Europe)[1]. Ce « poème dramatique en 4 actes », selon Tzara lui-même, n’a été joué que deux fois : une première fois le 21 janvier 1946 au Vieux-Colombier dans une lecture-spectacle avec une mise en scène de Marcel Lupovici et une musique de Max Deutsch, radiodiffusée ensuite, et une deuxième fois en 1964 au Théâtre Gramont à Paris dans une mise en scène de Jacques Gaulme et Claude-Pierre Quémy directeurs de la Compagnie de L’Anacelle. Pourtant cette pièce, qui constitue les racines mêmes du théâtre de l’absurde, se caractérise par la hardiesse d’avant-garde d’un mélange des genres au cœur même de son écriture.

La Fuite est en effet – comme l’était aussi Mouchoir de nuages en 1922 – à la fois poésie et théâtre et Tzara lui-même, présentant son texte avant la représentation dans Les Lettres françaises n° 91 du 18 janvier 1946, ajoute la comparaison avec une symphonie[2]. J’ajouterais volontiers pour ma part le fonctionnement dialogique du roman, qui me pousse à vouloir étudier ce « théâtre/roman » de Tzara, en empruntant à son vieil ami Aragon ce concept même de « théâtre/roman », qui permettra de montrer la proximité de ces deux écritures et de placer encore une fois mon approche de l’œuvre théâtrale de Tzara sous le patronage d’Aragon[3], comme je l’avais fait une première fois à la demande d’Henri Béhar pour le colloque «Breton/Tzara : chassé-croisé » (Mélusine n° XVVI, 1997). Une boucle est ainsi bouclée…

I. Du réel à l’imaginaire : le poème

1. La continuité avec les grands recueils précédents

La Fuite se présente d’abord comme un extraordinaire texte poétique dans la continuité immédiate de Grains et Issues, de Où boivent les loups ou de Midis gagnés lorsque Tzara poursuit son avancée poétique après l’épuisement de l’aventure dada.

Relèvent ainsi de l’écriture poétique tous les poèmes chantés qui jalonnent cette pièce d’un genre insolite. Par exemple le poème chanté par la fille à la scène IV de l’Acte I sur le thème de la mémoire et de l’oubli et la pratique de l’inversion si caractéristique de Tzara dada : ainsi là où le manuscrit de ce poème donne « j’ai bu à la fontaine de la clémence » la version définitive fait tenir à la sœur déjà bouleversée par le départ prochain du fils un discours nettement plus pessimiste (« j’ai fui les yeux de la clémence »).

Tout aussi mélancolique est le chant entonné à l’Acte III par la Première Récitante à la Mère et la Fille désormais seules dans la chambre désertée par le Fils : « Le vent s’est brisé s’est brisé / contre la porte d’amande ». Ce court poème est paru en pré-originale dans Centres (Cahiers littéraires dirigés par Georges-Emmanuel Clancier, René Margerit et René Rougerie, Limoges, n° 3, 28 février 1946) sous le titre « Berceuse ». De même à l’Acte IV dans la gare où il ne passe plus aucun train comme une métaphore de la guerre, une jeune fille puis un soldat chantent la chanson des amants séparés par le « temps misanthrope » de l’Occupation.

2. Le poids du réel : les circonstances de la guerre

C’est qu’en effet cette poésie est une poésie de circonstance, comme le disait Philippe Soupault dans sa présentation (« Une pièce de circonstance »)[4]. Écrite dans le Midi[5], à Sanary, cette pièce en porte des échos dans le texte : ainsi par exemple le mistral du manuscrit qui sera effacé de la version définitive (« La guerre éclate de partout. Les pays s’entremêlent comme sous l’action désespérée du vent [mistral], p. 466), ou encore à l’Acte IV, qui est celui de la guerre, l’évocation de la plage sous les pins : le Premier récitant donne à imaginer le Fils parti (« Je le vois parcourir la longue langue de plage abandonnée », « Le voilà maintenant à l’ombre de tes pins […] et taciturne dans le monde merveilleux du vent », p. 499.) Le mistral (« Le monde merveilleux du vent ») et les cigales constituent la merveille de l’expérience sensible du Midi découvert pourtant dans le contexte des circonstances douloureuses de la guerre : « Puis ce fut la maison le rocher caressé la lointaine étendue de cigales / donnant un corps sensible à l’espace à la lumière » (p. 499) et « quelqu’un l’a pris par la main et l’a conduit vers cette douce demeure sur la plage devant les pins » (p. 508).

Comme « le temps misanthrope » d’Aragon pour désigner l’Occupation dans Les Yeux d’Elsa, le temps concret de la guerre donne lieu dans cette pièce au déploiement de toute une écriture poétique et métaphorique. Ainsi par exemple il est question du « plomb du temps » (p. 498) ou encore d’un temps « ligoté » (p. 499) et même d’un temps sanglant (la maison sur la plage « d’où le temps s’était mis à saigner », p. 508). Sans parler de la métaphore énigmatique de « l’homme à la moustache » (p. 508).

Mais c’est surtout la diégèse de l’Acte IV qui est tout entière métaphorique : on y voit les policiers de Vichy dans une gare elle-même métaphorique faire la chasse aux réfugiés. Un soldat commente ainsi les brutalités commises par les gendarmes : « Et vous pensez que ça c’est l’ordre ? Ils ne sont forts que parce que nous sommes lâches. Partons. Je vous montrerai le chemin. », p. 506). Car si la fuite du fils poète résonne aussi comme une métaphore de l’exode, le sursaut du soldat métaphorise aussi l’engagement du poète dans la lutte : « Il est celui qui vient et qui repart / et qui serre un cœur de pierre sous la mousse / il est parti pour mettre l’homme en marche / celui qui vient et qui repart au cœur de gros pavés de routes » (p. 508). Ainsi la fuite et le retour pressenti du Fils deviennent-ils la métaphore de l’itinéraire du poète lui-même ayant rompu les liens avec ses origines et avec l’humanité pour la retrouver dans le temps « qui saigne » avec l’espoir renouvelé. C’est ce qu’affirme le Premier Récitant à la sœur à l’acte III en une sorte de résumé poétique de l’itinéraire du poète :

Puis c’est l’hiver. Ce long hiver dans lequel on s’engouffre ne sachant plus si jamais on en sortira. […] Douloureux, tout ce qui de ce monde est étranger à sa torture, le blesse et l’écorche vivant. Il ne hurle pas encore, mais dans sa tête la ville entière hurle et se débat. […] Malgré sa bonne volonté, il ne peut rien contre le fer rougi qui le transperce et brûle en lui. Mais la souffrance le grandit, brûle tout en lui, le purifie. Il se croit prêt à disparaître, mais une voix cachée en lui lui dit, bien faiblement, bien clairement, que ce n’est pas possible ainsi, qu’il y a toujours, ne serait-ce qu’à travers la poussière d’un espoir, un lendemain, qu’après l’hiver il y a le printemps et que la mort ne peut venir que lorsque chaque part d’espoir est morte en soi et qu’il n’en est pas encore là. (p. 486-487).

3. La puissance de l’imaginaire poétique

Dans sa présentation de La Fuite souvent reproduite et finalement reprise dans Brisées (Mercure de France, 1966), Michel Leiris insiste beaucoup sur le pouvoir de la poésie, relevé aussi par Pol Gaillard dans son article des Lettres françaises du 2 février 1946 : « Dans ce poème qu’il a écrit sur le thème de La Fuite et dont l’expérience atterrante de l’exode – survenant comme un signe des temps – a été le principe cristallisateur, on retrouve, jouant sur le plan humain ce sens des pulsations vitales qui fait le fond de toute la poésie de Tzara. »[6]

Cette puissance de l’imaginaire poétique transparaît surtout dans l’écriture métaphorique dont nous venons de parler avec les métaphores du temps et dont on donnera un dernier exemple : le « Je suis le temps » du Récitant (p. 464)… Car c’est aussi dans le phénomène de la superposition des temps, directement lié à l’expérience de la mémoire que s’exprime le plus fort ce pouvoir de la poésie, de la même manière que plus tard il s’exprimera dans De mémoire d’homme (1950). Ainsi à l’Acte III le discours poétique du Récitant superpose pour la famille réunie toutes les étapes de la vie du fils qui a fui : « Il se voit partir enfant pleurant le monde perdu / Il se voit dessinant les plans minutieux du souvenir / Vacances de tant d’attente le jour lui semble irréel / qu’il soit venu du fond du monde revenu / […] il s’étonne que les maisons soient si petites qu’il avait quittées bien hautes / il lui semble qu’il pourrait sauter par-dessus elles lui dit sa joie et la mémoire le grandit / aux yeux de tous les gens qui le regardent » (p. 501-502)

Enfin c’est surtout dans la méditation lyrique sur la vie et le sentiment amoureux que s’exprime le mieux ce pouvoir de la poésie comme nous allons le voir.

II. Du général à l’autobiographique : le roman (les histoires racontées)

Je parlais déjà à propos de Mouchoir de nuages dans mon premier article sur Tzara déjà évoqué de la manière romanesque dont Tzara « se délivre de Dada moribond » (H. Béhar). Peut-être pourrais-je dire la même chose pour cette œuvre de transition, cette œuvre des limites qu’est La Fuite.

1. L’histoire d’une famille (et/ou d’un fils)

Car c’est bien le roman d’un fils enfui et revenu que nous raconte cette pièce, ainsi qu’en donne résumé la présentation de Leiris déjà évoquée :
Le thème directeur en est le déchirement, ce divorce constant, cette séparation qui répond au mouvement même de la vie. Fuite de l’enfant qui pour vivre sa vie doit s’arracher à ses parents. Divorce des amants qui ne peuvent rester l’un à l’autre sans aliéner leur liberté et qui doivent nier leur amour s’ils ne veulent pas eux-mêmes se nier. Mort d’une génération dont se détache peu à peu, pour monter à son tour, une génération nouvelle. Fuite de chaque être vivant, qui se sépare des autres, souffre lui-même et fait souffrir, mais ne peut faire autrement parce que pour se réaliser il lui faut une certaine solitude. Fuite des hommes. Fuite des saisons. Fuite du temps. Cours implacable des choses, qui poursuit son mouvement de roue. Fuite historique enfin : exode, déroute, dispersion de tous et de toutes à travers l’anonymat des routes et dans le brouhaha des gares où se coudoient civils et militaires. Faillite, effondrement, confusion, parce qu’il faut ce désarroi total pour que puisse renaître une autre société impliquant d’autres relations entre les hommes, entre les femmes, entre les femmes et les hommes.[7]

J’ai cité un peu longuement Michel Leiris, parce qu’il donne là une merveilleuse définition de la pièce de Tzara dont le point de départ est bien la donnée universelle de la fuite des fils comme il l’explique dans le long entretien accordé à Charles Dubreuil dans Les Lettres françaises du 21 janvier 1946 :

La Fuite s’efforce précisément de dégager le sens dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir. Mais c’est dans cet instinct de fuite des fils, dans cette volonté des parents que naît le conflit. […] Il déborde l’individuel, car ce processus des fuites et des déchirements, des naissances et des morts, engage toutes les vies humaines, et non seulement les individus mais aussi les collectivités. C’est à travers ces crises que sociétés ou individus naissent peu à peu à la conscience. […] C’est toujours en dehors du mécanisme intellectuel que se passe l’essentiel. Seule, la poésie trouve accès à ces domaines. Il appartient à chacun de se laisser emporter par elle… [8]

Cette analyse du conflit familial en des termes très hégéliens qui dégagent le point de croisement de la dialectique individuelle et de la dialectique historique s’enracine dans l’expérience personnelle la plus intime de Tzara.

2. L’histoire d’un couple

Car cette pièce est aussi l’histoire douloureuse d’un couple où se rencontrent désespoir et joie, comme le souligne encore une fois Michel Leiris, en écho d’ailleurs avec Grains et Issues où Tzara donne un exposé « très freudien » (Henri Béhar) de «l’ambivalence des sentiments »[9]. Ainsi dans la grande scène de l’Acte III entre le poète et la femme aimée s’exprime clairement cette dialectique amoureuse au cœur de la vie et de l’œuvre de Tzara : « tu m’as rendue esclave et double, car je te hais tout en aimant » analyse lucidement celle qui va quitter l’homme aimé.

Cette douleur d’aimer, fort proche des formulations aragoniennes du Fou d’Elsa d’ailleurs, souligne le rôle positif de la souffrance dans toute relation humaine, que ce soit celle de la femme avec son amant (p. 483) ou celle de la mère avec son enfant (p. 489).

Et c’est cette dialectique sombre de l’amour qui fait toute la beauté du couple dans l’épilogue poétique qui exalte à la fois l’angoisse et la joie : « Je dis qu’il soit pardonné à ceux qui ont refusé le cœur de leur pardon entier / leur souffrance en dépasse le jugement / […] Le monde aussi par son sens renouvelé / les jardins partagés l’air ouvert les routes muettes de la joie » (p. 510).

3. Les échos autobiographiques

On le voit, la diégèse de cette pièce s’enracine très profondément dans l’histoire de Tzara : les échos autobiographiques sont nombreux avec l’enfance en Roumanie (Acte IV), la sœur (Acte I), la souffrance et l’espérance de la mère (Acte IV[10]) et surtout la femme aimée : la grande femme blonde (qui part et garde le fils). Mais je n’ai pas le temps de m’attarder plus longuement sur cette démonstration et ce relevé des échos autobiographiques.

III. Le théâtre/roman de l’écriture : un théâtre contre les conventions

Ce qui fait pour moi le prix très précieux de cette pièce c’est surtout qu’elle met en place un théâtre contre les conventions, ainsi que le soulignent Tzara lui-même parlant d’une « action constamment transposée » (p. 621) dans le Prière d’insérer pour introduire la publication de l’Acte IV dans Europe, mais aussi Henri Béhar dans ses notes[11].
1. Le découpage et l’espace théâtral : des scènes mentales

L’originalité de La Fuite réside d’abord dans le découpage et l’organisation de l’espace théâtral qui transforment en scènes mentales la scène du théâtre. Comme dans Mouchoir de nuages, on assiste à l’alternance de deux espaces (l’espace de la scène défini par les didascalies – la maison familiale avec la table au milieu pour les trois premiers actes et la salle d’attente d’une gare à l’Acte IV – et le hors scène d’où émergent les Récitants qui finissent par s’intégrer à la scène elle-même). Et cette alternance qui fait éclater les limites du théâtre permet la superposition des temps déjà évoquée.

Par ailleurs le décor assume très vite une dimension symbolique : ainsi la table des trois premiers actes (cuisine ou salle à manger, les didascalies ne le précisent pas, laissant une marge de liberté au metteur en scène) devient, comme dans la pièce de Brecht La Noce chez les petits bourgeois, l’emblème même du foyer. De même que le hall de gare de l’Acte IV résume le vide angoissant du pays occupé dans une sorte d’anticipation du théâtre de l’absurde. Reprenant les propos de Tzara lui-même, Francis Crémieux dans son article d’Europe (1er mars 1946) analyse ce théâtre comme « l’expression d’un réalisme stylisé. Il n’y a pas de réalisme absolu. Le langage du théâtre, la succession des évènements, la construction d’une pièce, l’encadrement par les actes, la scène, le feu de la rampe, sont autant de conventions acceptées par le public et par l’auteur. »[12]

2. La fonction des « Récitants »

Comme avec les « Commentaires » dans Mouchoir de nuages, l’originalité de La Fuite réside aussi dans la fonction des « Récitants »[13] ainsi expliqués par Tzara dans son Prière d’insérer :

Les personnages principaux en sont : la Mère, le Père, la Fille et le Fils. À ce dernier, qui à partir du Ier acte n’entre plus en scène, se substitue un Récitant. Celui-ci, en parlant à la troisième personne, rend compte de l’activité du Fils et le représente à l’occasion. Deux Récitantes personnifient respectivement deux femmes : l’une qui est abandonnée par le Fils, l’autre, qui le quitte en rendant à l’instinct de fuite dont le fils est possédé son impérieuse justification. Sous l’emprise d’une émotion violente, à plusieurs reprises, au cours de dialogues passionnés, le Récitant et les Récitantes se transforment dans les personnages qu’ils incarnent et parlent comme s’ils étaient eux-mêmes le Fils et les Femmes respectifs. Mais une fois la crise résorbée, ils reprennent leurs rôles de Récitants. (p. 621.)

C’est ainsi que le rôle des Récitants permet le passage du « je » au « il » et transforme l’énonciation théâtrale en énonciation proprement romanesque avec la distanciation que cela implique. Le Récitant doué d’une sorte de double vue s’écrit « : je le vois qui… » et se charge de donner à voir le fils enfui dans le vaste monde à la famille restée dans la cuisine[14].

Puis le rôle des Récitants permet aussi le passage du « il » au « je » : le Récitant et la Deuxième Récitante jouent le rôle du fils et de la femme aimée sous les yeux des spectateurs puis redeviennent récitants en marge de la scène. Et cette subtilité des énonciations est clairement soulignée par des didascalies ajoutées dans la version définitive par rapport au manuscrit. Par exemple : « reprenant son rôle de récitant, tandis que l’éclairage, peu à peu, rend à la scène son premier aspect. » (p. 470). Ou encore les deux didascalies éclairantes ajoutées pour la Deuxième Récitante : « en proie à une tension violente, se transforme dans le personnage qu’elle incarne, tandis que l’éclairage a fini de changer, donnant un aspect nouveau à la scène et au décor. La Fille silencieuse dans l’ombre. » et pour le Récitant : « subissant le même changement, joue le personnage du Fils. L’éclairage et quelques sommaires transformations vestimentaires finissent par lui donner l’aspect du personnage qu’il incarne. » (p. 481). Et l’exemple le plus étonnant est peut-être l’inversion capitale de la didascalie concernant le Récitant au début de l’Acte IV : le « est un peu à l’écart » (p. 492) a été substitué au « est mêlé aux autres » du manuscrit…

Tous ces dispositifs énonciatifs constituent autant de ruptures des conventions théâtrales qui introduisent des effets de distanciation proches du fameux effet V de Brecht. On voit qu’il s’agit là d’un jeu subtil qui suppose une dramaturgie spéciale et des artifices scénographiques (projecteurs, noir, vidéo aujourd’hui, etc. sans parler de « quelques sommaires transformations vestimentaires » indiquées par la didascalie ajoutée par Tzara.)

3. Fonction méta textuelle

On conclura cette analyse rapide de la dramaturgie de Tzara par l’insistance sur la fonction métatextuelle de tous ces dispositifs qui donnent toute sa force à la dimension réflexive de ce théâtre : c’est un théâtre de la double vue sous l’influence directe du surréalisme…

Ainsi les personnages sont conscients d’en être, et cela produit des effets réels sur le spectateur (comme avec l’effet V brechtien encore une fois ou comme avec le théâtre dans le théâtre shakespearien repris dans Mouchoir de nuages). On assiste là à la production du réalisme en art, mais d’un certain réalisme, proche de celui de Brecht ou d’Aragon… et qui n’a rien d’un « réalisme absolu » comme le disait Francis Crémieux…

Enfin pour souligner la filiation surréaliste – et/ou dadaïste – de cette pièce, on fera remarquer que cette double vue c’est aussi le regard de l’enfant sur lequel le texte insiste (« il est avec des yeux nouveaux / avec les yeux de l’enfant » p. 500). Ainsi se trouve établi le lien évident entre réalisme et poésie dans ce théâtre de l’écrivain vieillissant de l’après-guerre tout entier occupé à rendre compte du pouvoir de la mémoire, comme le fera aussi le vieil Aragon dans Blanche ou l’Oubli

Conclusion

Cette réflexion sur La Fuite aura donc été menée « à la lumière d’Aragon »… Peut-être aussi pour marquer combien la bienveillance amicale d’Aragon dans la critique littéraire s’était opposée en 1947 à la réception mitigée de la pièce[15]… Mais surtout pour mettre en évidence, encore une fois, la proximité entre les deux écrivains…

Tant pour leurs itinéraires parallèles, sur le plan humain comme sur le plan littéraire. Que pour leur fraternité de combat dans la Résistance (dont on a un écho dans cette pièce) et pour leur même espoir dans l’avenir (celui-là même du poète de la pièce qui fait dire au Récitant : « il a ouvert la porte où devait luire ce long soleil / qui sur les routes l’a conduit »[16], p. 507).

De cette fraternité témoigne la publication de l’Acte IV de La Fuite en pré-originale dans Europe et l’article élogieux d’Aragon (sur l’Acte IV) dans Les Lettres françaises n° 1011 à la mort de Tzara en 1964, « L’Homme Tzara ». Dans ses notes, Henri Béhar le rappelle vivement : « Prenant le contre-pied de l’opinion commune, Aragon allègue la fin de la dernière scène du quatrième acte de La Fuite pour illustrer l’image du «moraliste » que Tzara a toujours été depuis Dada, et pour réparer l’injustice qui en fait « une poésie maudite » (p. 625).

Loin d’être « une régression » comme le regrettait Serge Fauchereau, La Fuite, dont la modernité apparaît encore plus nettement aujourd’hui, fait plutôt figure d’avancée majeure dans l’art du théâtre, sans cesser d’être dans la continuité de toute l’écriture dadaïste ou surréaliste, sans cesse soulignée ici et pas vue par la réception mitigée de l’après-guerre, déjà liée par les entraves idéologiques de la guerre froide… Peut-être maintenant le temps est-il enfin venu où tout doit être, et peut être réexaminé… En gardant toujours à l’esprit ce « cerfeuil de l’humour », selon la belle expression employée par Aragon à propos de Tzara dans son article nécrologique des LF et qui sera aussi mon dernier mot…

Université Paris III
Sorbonne Nouvelle


[1]. De cette reprise après la guerre d’un texte pour l’essentiel écrit avant – ou du moins au début de la guerre, avant les grands engagements de la Résistance — témoignent les nombreux ajouts manuscrits tardifs sur le tapuscrit donné à l’éditeur. Voir les notes et le relevé des variantes dans l’édition d’Henri Béhar : Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 3, Flammarion, 1979. Toutes les citations du texte seront faites dans cette édition.

[2]. « La Fuite essaie de dégager la signification dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir, de la continuité de cette fuite qui demande qu’à chaque naissance corresponde, sur un plan déterminé, une mort, une rupture. Par l’accumulation des fuites et des mutilations, des créations et des naissances, comme dans une symphonie, la fuite se généralise et déborde le cadre individuel. » Cité par Henri Béhar, op. cit., p. 622.

[3]. Qui a, par ailleurs, dans Les Lettres françaises, applaudi à cette œuvre pour son incontestable nouveauté.

[4]. Philippe Soupault dans Journal d’un fantôme, Le point du jour, 1946. Cité par Henri Béhar, p. 623.

[5]. « La Favière. Août-septembre 1940 » indique la fin de la pièce. Est-ce le nom de la villa de Sanary où Tzara était réfugié avant de gagner le Lot où il entrera en résistance ? C’est aussi le nom d’un quartier (et d’une plage) de Bormes-les-Mimosas, un peu plus à l’est sur la côte varoise…

[6]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[7]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[8]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 622.

[9]. Op. cit. p. 47. Avec la note 5 d’Henri Béhar.

[10]. Ceci est encore souligné par l’ajout signifiant dans les didascalies concernant le personnage de la mère : « (On étend la mère près de la femme morte.) » (p. 503).

[11]. Par exemple dans sa note 1 de la p. 485 où il signale la difficulté pour les acteurs de jouer de tels rôles.

[12]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 624.

[13]. … mais avec l’humour en moins dit Henri Béhar…

[14] . Ce dispositif proprement théâtral sera repris presque tel quel dans De mémoire d’homme avec l’intégration de cet artifice de théâtre sans autre forme de procès dans le texte poétique où le « il » voisine avec le « je » et même le « tu », soit trois personnes pour désigner le poète lui-même… Ex : I. « Je ne chante pas je sème le temps » ou IV. « Là j’ai passé j’ai nettoyé les souliers de l’oubli » et XII. « te souviens-tu – c’est à moi que je parle / si je parle ce n’est pas dit ce n’est ni bien ni mal » et XIII. « À la fin, après avoir fait le tour d’une mémoire saccageante, il se vit à nouveau sur le parvis gras en train de farcir l’aigre viande de son temps de douceurs imaginaires. […] Qu’a-t-il fait pour ne plus savoir se servir de la clé, celui qui défiant son propre avenir s’était enfermé derrière les barreaux de l’avarice ? »

[15]. Henri Béhar dans son édition a constitué tout le dossier de presse de cette réception passablement idéologique (p. 624-625) : Tzara maintenant communiste y est accusé d’une régression vers l’époque symboliste et d’un oubli du surréalisme…

[16]. Et comment ne pas voir là un écho autotextuel au poème de Terre sur terre « Une route seul soleil » où il faut lire en filigrane l’acrostiche des initiales de l’URSS…

Lecture de Grains et issues

Grains et issues, du recueil « divers-cosmique » à l’épopée épistémologique[1]

Émilie FRÉMOND

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Tristan Tzara ? illisible. C’est sur ce premier jugement en forme de décret, de mise à l’index que j’aimerais commencer, tout simplement parce que j’ai choisi cette année de mettre au programme de l’un de mes cours Grains et issues et qu’en adoptant le point de vue de l’étudiant de troisième année, j’ai craint que le destin du recueil soit moins d’être rangé parmi les bizarreries de la littérature, que d’être rangé tout court. Sans avoir été lu… Non pas difficile, mais impossible à lire. Une rapide consultation des bases bibliographiques confirme la chose : 11 thèses soutenues sur Tzara depuis plus de 40 ans (1972) et 2 en préparation dont l’une assez généraliste sur la poésie dadaïste. Le corpus critique reste peu fourni et surtout, chacun d’entre nous l’aura peut-être remarqué, la critique anglo-saxonne s’est bien davantage intéressée à l’œuvre de Tzara que la critique francophone. Sans doute ce déséquilibre s’explique-t-il par le meilleur accueil qui fut réservé au mouvement Dada, en particulier dans le champ de l’art, aux États-Unis[2], au moment où il était rejeté en France. L’enjeu pour moi n’est pas de me livrer ici à une analyse de la fortune critique de l’œuvre de Tzara, bien que ce soit aussi une manière pour nous, qui nous réunissons aujourd’hui pour parler de quelques recueils, de faire œuvre de résistance — résistance non pas civique (et encore…), mais critique.

Si l’œuvre de Tzara est illisible aujourd’hui, il ne semble pas que ce soit d’avoir été arrachée à son terreau culturel d’origine — les années trente — ni qu’elle souffre de quelques inactualité en ce début du XXIe siècle où « l’angoisse de vivre » pas plus que le « rêve » ne sauraient être considérés comme les concepts un peu poussiéreux d’une psychanalyse datée, à la manière par exemple dont peuvent l’être les « esprits animaux » pour la médecine moderne. Dès sa publication en 1935, rappelons-le, la réception se plaint d’une difficulté de lecture ou manifeste, à tout le moins, un agacement et ce, autant devant les idées développées que devant les choix formels ou l’écriture du poète. André Rolland de Renéville exprime son malaise devant la forme même du recueil, ce « genre hybride et déconcertant » qui voit se succéder une utopie, des récits de rêve, des considérations sur la mémoire et l’amour entrecoupées de passages versifiés et Gaston Derycke dans les Cahiers du Sud vitupère contre l’usage du jargon freudien et résume le style de Tzara par la caricature, en retournant la phrase de Lautréamont contre son admirateur : « tics, tics et tics ! ».

Je me suis donc interrogée sur les raisons de cette illisibilité, replongée moi-même dans cette écriture avec laquelle il faut sans cesse en découdre, une écriture qui à force d’épouser la pensée imagée, le penser non-dirigé ou pour le dire autrement, «le décousu du rêve », sature les capacités cognitives du lecteur ; une écriture qui pourtant, à l’inverse, cherche à suturer ce que la culture, l’habitude et la langue ont au contraire « minutieusement séparé » et finit par provoquer un effet de sidération, revers peut-être de la détestation.

Or, c’est un peu par hasard que je suis tombée sur ces lignes de Christian Prigent en préambule d’un essai de 1996, Une erreur de la nature :

Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas être en mauvaise compagnie. Compagnie disparate d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque […] que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »).

Et Prigent de citer ensuite Rabelais, Rimbaud et Ducasse, les dadaïstes, Péret ou Cravan. Ainsi Tristan Tzara apparaît-il en deuxième position dans cette anthologie de l’illisible qui, comme l’Anthologie de l’humour noir de Breton, permet au poète de se constituer une famille, sinon un foyer et de s’y faire une place. On aura reconnu au passage une phrase du Manifeste Dada 1918 qu’il peut être intéressant de regarder avant d’entrer dans le vif du sujet.

L’art est une choses privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste » […] et l’on songe ici bien évidemment à « l’universel reportage » de Mallarmé fait avec « les mots de la tribu ». L’auteur, l’artiste loué par les journaux, constate la compréhension de son œuvre : misérable doublure d’un manteau à utilité publique ; haillons qui couvrent la brutalité, pissat collaborant à la chaleur d’un animal qui couve les bas instincts.

C’est alors, une fois déclarée l’expulsion du « penchant pleurnichard », que Tzara déclare : « Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprises. La logique est une complication. La logique est toujours fausse. » Quoiqu’il s’agisse là du mot d’ordre de celui qu’on a définitivement figé dans son costume d’« inventeur de la révolution dada » ou encore dans sa tenue de « dompteur (des acrobates) », Grains et issues, écrit quinze ans plus tard, témoigne encore paradoxalement des mêmes refus, au moment même où Tzara entreprend pourtant de s’expliquer, de se livrer à un effort de théorisation et s’autorise en partie la confession lyrique. Grains et issues (désormais abrégé G&I) est-il donc de ces « œuvres fortes » et « à jamais incomprises » telles que les réclamait le Manifeste dada ? c’est à cette question que j’aimerais essayer de répondre en examinant quelques aspects du recueil.

Comment comprendre en effet que l’homme — si fermement engagé à transformer la société par les pouvoirs de la poésie, à penser simultanément l’homme (biologique, psychique, social) et le monde — ait pu choisir une forme qui suspend l’échange, le diffère ou le menace par la manière dont elle embrasse tous les genres, tous les savoirs et combine les discours ? La question de la lisibilité du recueil rejoint, on le voit, la question de l’unité du recueil. Le titre est à cet égard programmatique ou révélateur d’une volonté de ne pas choisir : tandis que les auteurs des Champs magnétiques donnaient congé à la littérature en se présentant comme les fournisseurs en « Bois et Charbons », spécialistes en combustibles, que l’Aragon du Traité du style se présentait en « bijoutier des matières déchues », en « sertisseur des déchets sans emploi », demandant aux bluteurs la paille, tandis que Tzara lui-même envisageait dans son « Essai sur la situation de la poésie », en 1931, de « séparer le bon charbon du mâchefer » en matière de poésie, il ne saurait être question de privilégier cette fois le fruit à l’enveloppe, le grain de blé au son grossier. Il est significatif, de ce point de vue, que le mot « résidu » soit employé pas moins de 15 fois dans le recueil : résidu irrationnel, résidu de désirs, résidu irréductible de la poésie, résidu d’homme ou de rêve. Or ces résidus ne cessent de se mélanger, il y a «enchevêtrement », « interpénétration », action réciproque. L’élément lyrique et l’élément logique sont d’emblée considérés comme des « matières interchangeables».

De ce refus de choisir entre penser non dirigé et penser dirigé, qui justifie que le lecteur soit confronté à toute une gamme de produits plus ou moins raffinés, à divers mélanges, résulte une œuvre-monde, totalisante, qui ne cesse donc de menacer ses conditions de lisibilité. Si le but était de consigner scrupuleusement les impressions de réveil d’un côté, mais d’exposer, de l’autre côté, une conception nouvelle, dialectique, de la poésie, on se demande quelle forme pouvait à la fois satisfaire la volonté de ne pas trahir le scrupule de l’archiviste et la volonté de convaincre du théoricien. La notion de cosmique, utilisée à plusieurs reprises dans les années vingt dans le discours critique du poète, fournit peut-être une partie de la réponse et nous permettra de mieux appréhender ce recueil, à vocation universelle, qui prolonge à de nombreux égards L’Homme approximatif. C’est au sujet de l’œuvre de Reverdy et du trio Rimbaud, Lautrémont, Jarry que Tzara emploie la notion de cosmique ou de « cosmique-divers ». Voici ce qu’il en dit : tout d’abord le cosmique consiste à « donner une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », ensuite à « grouper » autour de l’homme les « êtres, les objets », enfin la diversité cosmique serait selon Tzara « le suprême pouvoir d’exprimer l’inexplicable simultanément, sans discussion logique précédente, par sévère et intuitive nécessité» (Lampisteries, OC I, 398-399).

C’est donc à la lumière conjointe de l’illisible et du cosmique que l’on pourrait essayer de lire aujourd’hui G&I, en essayant de voir si la relation critique n’est pas commandée précisément par une œuvre cosmique qui donne « une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », une œuvre qui laisse se « manifester simultanément » tous les éléments et, jusque dans la syntaxe elle-même (Lampisteries, OC I, 400). L’hypothèse que je ferai est que, de l’épopée de l’Homme approximatif à G&I, la tentation de l’œuvre totale reparaît et s’accroît et ce, bien au-delà de l’anthropologie poétique qui était à l’œuvre dans le recueil de 1931. Avec G&I, on a affaire à une somme encyclopédique, une œuvre-monde, cosmique donc, diverse et ordonnée où, quel que soit l’échelle à laquelle on choisit de l’envisager — échelle des genres, du monde physique ou des mots au sein de la phrase — s’exprime l’ambition de croiser l’ensemble des connaissances et l’ensemble des règnes de la nature. J’organiserai donc mon propos en trois temps qui devraient permettre d’interroger l’unité du recueil sous trois angles : j’envisagerai d’abord la diversité-cosmique des genres à l’œuvre dans le recueil, puis l’homme nouveau qui apparaît comme un homme-paysage ou un homme-macrocosme et enfin la phrase, «diverse-cosmique », dont on pourrait dire ce que Tzara disait de l’œuvre de Reverdy, qu’elle est un « radiateur de vibrations [dont] les images […] se déchargent dans tous les sens » (Lampisteries, OC1, 398)

La saturation des genres et des discours : une poétique du mélange et de l’interpénétration

Commençons par rappeler ce qui fait l’originalité du recueil et que Tzara revendique lui-même dans le « Prière d’insérer ». Dans une longue période, qui marque comme on le sait le style du poète, après s’être dégagé de toutes les normes supposées d’une œuvre surréaliste (Breton rappellera longtemps qu’il n’y pas de criterium de l’œuvre surréaliste), Tzara affirme : « l’auteur essaie dans cet ouvrage, sous une forme poétique, narrative et théorique, de dégager les données de quelques problèmes tels qu’ils se posent aujourd’hui à l’ensemble de la jeune génération » (OC III, 511-512). Le mélange des genres est alors nettement formulé voire revendiqué, comme la meilleure façon de traduire l’interpénétration des pensers dirigé et non dirigé qui s’exprime à travers l’alternance de ce que Tzara appelle des « rêves expérimentaux » et des « contes philosophiques ». Au sein du surréalisme, une telle œuvre apparaît comme un hapax et on pourrait même se demander si Grains et issues peut être comparé à quoi que ce soit[3]. Pourquoi ? On sait que Poisson soluble, versant pratique et poétique du Manifeste théorique était censé constituer un seul ensemble, mais force est de constater que les deux œuvres furent publiées séparément, accentuant peut-être le caractère littéraire des historiettes qui avaient pour vocation d’illustrer la démarche expérimentale décrite dans le Manifeste.

L’Immaculée conception publiée en 1930 avait sans doute marqué un tournant. On y voyait se développer une anthropologie polémique sous une forme inédite : «L’Homme » (1ère section) relevait de l’automatisme, la série des « Possessions » et les différents essais de simulation des pathologies, relevait d’une démarche expérimentale qui cherchait à réhabiliter par les discours déviants les instincts primitifs, tandis que les « Médiations » obéissaient à la technique du collage et à certains procédés automatiques. Nulle trace cependant des parleurs, Éluard et Breton, dans cette œuvre, nulle confession assumée sur le sens de leur démarche à l’exclusion de la préface des « Possessions ».

Dans cette préface, Breton et Éluard avouaient avoir « pris conscience, en [eux], de ressources jusqu’alors insoupçonnables » en adhérant provisoirement à un discours pathologique, autrement dit à un procédé. Dans Grains et issues, le mélange des genres est tout autre et ne se réduit pas à l’usage d’une série de procédés, de pastiches ou de collages parce que l’anthropologie qui s’y déploie hérite de la veine épique explorée déjà dans L’Homme approximatif.

Aussi schématique qu’elle puisse paraître à première vue, la bipartition de Grains et issues en un « rêve expérimental » et une série de notes théoriques — bipartition qui semble relever bien davantage de la philosophie, Le Songe de Kepler est constitué d’une partie fictionnelle et d’une série de notes savantes — cette combinaison reste inédite dans le corpus surréaliste d’autant plus qu’elle est compliquée dans la première partie d’allers et retours incessants entre le récit et le discours, la poésie et l’essai, un entrelacement auquel les grandes proses lyriques de Breton restent tout à fait étrangères. C’est peut-être le lieu et le moment de le dire, les grandes proses lyriques de Breton sont ce que la littérature française connaît finalement de plus classique : longues périodes parfaitement balancées, références à la culture savante (il y a Fantômas, Chéri Bibi, Mac Sennett, mais il y a aussi Thésée, Vinci, Lewis Carroll, Rimbaud, le père Enfantin…). Quand Breton, dans Les Vases communicants, dans L’Amour fou ou Arcane 17 théorise le surréalisme, énonce un programme de libération de l’homme, en s’émouvant devant Paris qui s’éveille (Les Vases communicants) ou devant un champ de sensitives sur l’île de Ténérife (L’Amour fou), c’est toujours dans un style parfaitement concerté qui coexiste avec le versant expérimental, mais ne se mélange jamais avec lui : de ce côté-là, les vases communiquent peu.

Au contraire Tzara ne craint jamais de trop embrasser : on trouve ainsi successivement ou alternativement dans le recueil : une utopie, un nouveau traité de prosodie, un récit de rêve, un apologue (l’apologue du lézard), un poème, un essai et à défaut d’une épopée au sens propre, certains passages épiques. Que l’on change de lunettes pour regarder du côté des formes du discours et la diversité ne sera pas moins grande : celui qui décrit le monde futur enfin réconcilié avec la part nocturne de la conscience parle en tribun, en harangueur ; celui qui raconte son rêve parle en spectateur ignorant et inquiet ; celui qui ausculte son écriture parle en critique et poète ; celui qui fait parler le vent pour condamner l’homme contemporain parle en prophète et celui qui pense les facultés humaines, le langage, la mémoire ou le rêve parle avec les mots du botaniste, du chimiste, de l’artisan ou de l’économiste, qui sont aussi ceux du physicien puisqu’on sait que les effets de levier et les problèmes d’équilibre, de régulation des flux empruntent à la mécanique :
(les mots du chimiste) : « Il ne pourrait s’agit de brouiller sa vue grâce à des nébuleuses de brume, mais de dissoudre les objets de la vue dans ce quelque chose d’insupportable, de pertinemment trouble et acide, dans un bain de fondement qui aura saturé, de par son extension, les manières mêmes de la perception […]. Il faudra dresser l’inventaire de tout ce qui, pour chaque secteur, est reconnu comme figurant le meilleur dissolvant. Les armatures de la réalité objective qui semblent résister aux chocs les plus forts ne consistent qu’en filaments de gomme ayant pris les traits particuliers et prolongés d’un échafaudage de métal, quoique, au su des empreintes de glaise, elles soient ourdies par la bouche d’un enfant. » (Des réalités nocturnes…, 65)

(Botaniste/naturaliste) « le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté » (Des réalités nocturnes …, 33)

(mécanique des fluides): ainsi le récit de rêve laisse un « résidu irrationnel de nature lyrique » qui « déborde du récipient qui lui est assigné, submerge et inonde, […] la base, le fondement, la charpente rationnelle du récit », le rêve est de son côté « qualité d’un dégagement de forces qui, sous l’action d’un levier […] est capable de faire passer d’un état à l’autre certains phénomènes en vue d’une synthèse » (Note I, 101-102)

(physique) : « Ce qui est relativement statique est transformé en relativement dynamique et les facultés inhibitoires du rêve se transmuent en facultés exhibitoires de la poésie. Le rêve et la poésie seraient, sur des plans différents, le même pivot autour duquel les refoulements arriveraient à être objectivés. » (Note V, 130)

Les lecteurs qui découvrent le recueil en 1935 sont tous gênés, je l’ai dit, par l’hybridité du recueil, mais tous, c’est là le plus intéressant, ne sont pas gênés par les mêmes choses. C’est du défaut d’un « point de repère dans cette lourde masse de prose » que souffre André Rolland de Renéville, de ce point de repère qui « permett[rait] [au lecteur] d’accommoder sa pensée, soit à la réflexion discursive, soit aux associations de l’écriture automatique ». De fait, la syntaxe n’est pas toujours un appui solide et Denis de Rougemont va même jusqu’à relever les incorrections qui perturbent la lecture et dont il tire une interprétation psychanalytique. Ce qui est pour André Rolland de Renéville le mérite du surréalisme — « avoir su isoler la pensée inconsciente de la pensée éveillée » (oublierait-il « l’infortune continue de l’automatisme » que reconnaissait Breton dès le Second Manifeste ?) — devient par son impureté (trop de scories et d’issues sans doute) la tare du recueil.

C’est bien le mélange des genres et des discours qui fait problème : certains reprochent au recueil d’être par trop dogmatique et didactique, d’autres lui reprochent la langue choisie pour théoriser la doctrine surréaliste. L’une des meilleures commentatrices du recueil, Micheline Tison-Braun, le qualifie d’ « étrange pot-pourri de libre-association, de textes lyriques […] de méditations et de violences prophétiques » et regrette dans le même temps qu’il s’achève «fâcheusement sur une série de Notes où le poète parle en théoricien » tandis qu’elle renvoie le chapitre initial à la fadeur et la facilité des utopies révolutionnaires. Bref, tout le monde ne retire pas la même farine de son tamis…et il me semble que c’est moins l’abus du vocabulaire marxiste et des concepts freudiens ou jungiens qui rend le texte parfois illisible que la manière dont il est pris dans un réseau d’images, comme nous le verrons avec le statut de la science physique.

Œuvre-monde, Grains et issues l’est à plus d’un titre et j’ai choisi de partir de l’utopie sur laquelle s’ouvre le recueil pour en montrer quelques aspects. Dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) où paraît le premier chapitre de Grains et Issues justement, on peut lire, quelques pages auparavant, l’enquête intitulée « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville ». C’est l’occasion pour les surréalistes de s’en prendre à la culture monumentale, aux autorités de l’histoire française et de s’exercer à de ludiques expériences d’urbanisme. L’utopie développée par Tzara dans ce premier chapitre s’inscrit pour partie dans cette transformation du monde — de la ville, de l’amour, de l’objet — à laquelle s’exerce les surréalistes dans les revues, les enquêtes, les expositions, autrement dit dans un surréalisme collectif et émancipé de la notion d’œuvre. Notons à cet égard une coïncidence qui mérite peut-être notre attention : c’est Tzara qui ferme la marche dans le dernier numéro de la Révolution surréaliste en 1929 avec le début de L’Homme approximatif, c’est Tzara de nouveau qui ferme la marche dans le dernier numéro du SASDLR, en 1933, avec le début de Grains et issues, comme si chacune des deux revues se refermait sur l’annonce de l’avènement de l’homme nouveau et d’une société à son image.

Cependant, l’utopie que propose Tzara dépasse largement les propositions que l’on peut lire dans les revues par la manière dont elle envisage l’homme dans sa totalité, selon un mode précisément cosmique. À la manière de Charles Fourier, c’est l’ensemble des domaines de la vie qui se trouve transformé : non seulement les conditions de vie avec un nouvel urbanisme, de nouveaux rituels sociaux, mais aussi une logique nouvelle (qui exclue la causalité), des sentiments nouveaux, des besoins physiologiques nouveaux (la faim, le sommeil), un temps nouveau (cosmique et métaphysique) et un rejet de la parole au profit du silence (« la foule aux lèvres cousues »), à peine entrecoupé de chants, cette nouvelle anthropologie étant en quelque sorte le corolaire direct du « reboisement des rêves ». Je voudrais me concentrer sur le traitement qui est réservé au langage, traitement assez complexe. Si, rappelons-le, seuls les « Rescapés de l’Alphabet » auront le droit de lire et d’écrire pour enregistrer les scènes marquantes de l’histoire collective, l’abolition des mots et de la langue parlée qui est réclamée, au nom du surréalisme peut surprendre le lecteur si l’on se souvient que le surréalisme a pour but de « restituer le langage à sa vraie vie »[4] et que Breton écrivait en 1924 « après toi mon beau langage ». C’est donc là un autre facteur de perturbation. On comprend bien ce qui motive Tzara ici : la disparition du langage verbal, langage de l’aliénation, de l’habitude, de la connaissance figée dans les mots et de la soumission aux catégories a priori de la perception aura un effet sur l’action, qui sera ainsi libérée par un transfert de forces : à la pensée en mots se substituera en effet la pensée en images.

Pourtant, et c’est là une autre cause d’ambiguïté dans le recueil, il est aussi question de transformer les mots et de ne pas en rester à cette « foule aux lèvres cousues » qui à travers le rêve retrouverait la poésie. Si comme on peut le lire dans la note IV la « langue [étant] faite à l’usage des stades antérieurs, périmés » il s’avère qu’elle s’est « attardée à des systèmes déjà dépossédés de leur contenu », bref qu’elle est en retard sur la connaissance, il est logique qu’il soit question, après l’étape du silence et du chant ritualisé, de renouveler les mots. Là encore, l’apparition du modèle physique, s’il semble unifier le recueil par sa récurrence, n’a pas le même sens lorsqu’on le rencontre dans le discours poétique ou dans le discours théorique. D’un côté : règne de l’analogie, de la pensée imagée, les mots sont de la matière en mouvement, ils se confondent avec la nature > usage poétique :

Ainsi les mots eux-mêmes, par l’insolite accouplement non prévu dans des dictionnaires de granit, sont susceptibles de prendre la teinte nouvelle d’un sens ou d’une perte de sens selon le principe du débordement d’un liquide en état d’ébullition et des changements de nature qui se produisent à l’intérieur de celui-ci. » (48) Nous soulignons.

On dirait presque du Lautréamont… beau comme le principe du débordement d’un liquide… De l’autre, dans la note IV, on retrouve l’idée de matière (ainsi il appartient au poète de démontrer la ductilité, le « caractère de mollesse dans l’adaptation », le « laisser-aller voluptueux de la matière linguistique), mais aussi le langage comme ensemble de signes proprement culturels, historiques qui loin d’obéir aux lois de la physique reflète les mécanismes sociaux. Le modèle physico-chimique sert donc la pensée imagée, les principes de la physique permettent de décrire de manière analogique l’évolution du langage (tout autant que l’évolution biologique d’ailleurs) puisque la création du langage est conçue comme une reproduction « sur une autre échelle » de la phylogénèse, (rapport avec Jean-Pierre Brisset ?). La description du langage paraît donc sans cesse hésiter entre un modèle naturel, prégnant en matière poétique et un modèle historiciste, assez difficilement compatibles.

Voyons à présent comment l’anthropologie qui se développe dans le recueil, la description qui est faite de l’homme, l’exercice de ses facultés et sa relation au monde — monde physique, social ou affectif — comment cette anthropologie matérielle qui investit le sujet d’ « inédites cosmogonies »[5] et en fait le lieu d’un manque (« ma faim de terres et d’astres », 47) illustre le caractère divers-cosmique … un caractère divers-cosmique dont j’ai suggéré qu’il était sans doute à la fois constitutif de l’illisibilité du recueil et à l’origine de la fascination qu’il exerce.

Une anthropologie épique : l’homme-macrocosmique

On a souvent dit que l’homme nouveau à la formation duquel appelait le recueil de 1931 L’Homme approximatif, ne se trouvait nulle part mieux représenté que dans Grains et issues, qui conserve à certains égards une dimension épique. Bien que le recueil de 1935 comporte une dimension plus personnelle puisque le rêveur est le sujet d’une expérience d’écriture, c’est pourtant d’une lutte de l’homme contre la société qui l’opprime et d’une exploration de l’inconscient qu’il est question — une lutte et exploration qui, par l’intermédiaire des paysages intérieurs, retrouvent une couleur épique et ce, malgré la présence du discours théorique. Le vers « je suis resté étranger à tout on m’a laissé en dehors de tout » qui interrompt les développements en prose dans le chapitre « De fond en comble la clarté » et revient comme un refrain, rappelle par exemple certains vers de l’Homme approximatif, avec cet effet toujours un peu tragique du passé composé : « j’ai marché sur le ciel avec l’année infiniment » (Chant V, OC II, 98) ou encore ces vers plus lumineux de la fin : « et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente/ au tourment du désert oxydé/ et au robuste avènement du feu » (Chant XIX, OC II, 167, 169, 170, 171). Les quatre âges de l’humanité horticole, l’imprécation du vent lancée contre l’humaine condition, mais aussi le chant final auquel s’adonne le poète à la fin du « Rêve expérimental » suffiraient à confirmer ce que Grains et issues doit à l’épopée. Je n’en citerai ici que quelques vers : que se brisent les lances que l’homme enfin s’élève et grandisse en marche
pour remettre l’homme en place à la mesure juste de son règne
qu’il soit roi du domaine qu’il est qui le hante […]
ainsi porteront tes épaules un homme nouveau encore invisible mais qui sera remué du vertige du ciel et de la pureté de la flamme neuve insoupçonnée (96)

Mon intention toutefois n’est pas de chercher ce que le recueil doit à l’épopée mais de montrer comment le discours anthropologique, en s’assimilant à la fois les contraintes du genre épique et une série de savoirs techniques finit par offrir avec Grains et issues la représentation d’un homme cosmique.

Bien que les réseaux métaphoriques soient nombreux, proliférants, il existe quelques constantes qui permettent de tracer les contours de cet homme cosmique, « être défriché » qui aspire au « reboisement des rêves » et qui, la nuit, monte par des « chemins qui s’ouvr[ent] au centre même du corps humain ». Le récit de cette promenade allégorique (Des réalités nocturnes et diurnes, 1) qui s’effectue dans un « paysage de touffes de mort, de buissons de précautions oratoires et d’ouate, de touffes de flocons de mort opaque qui s’ouvr[ent] devant [le rêveur éveillé] comme une raie sur la tête bien dessinée d’un monticule » (65) rappelle autant un récit comme Le Point cardinal de Michel Leiris que La Divine comédie. Le Point cardinal tout d’abord, parce que le rêveur semble progresser, comme chez Leiris, vers un pôle, une éminence, qui n’est autre que le lieu de la pensée. Mais peu à peu c’est à Dante que l’on se met à songer tant la progression au sein d’un paysage infernal et allégorique, bientôt relayé par la présence d’une femme aimée rappelle les pérégrinations de Dante. L’expérience de l’homme moderne qui découvre le monde renversé de l’inconscient a sans doute peu à voir avec l’épreuve du chrétien à la fin du moyen âge, mais elle en garde dirait-on le souvenir. Il ne s’agit plus de descendre parmi les chemins qui traversent les cercles de l’enfer, mais de suivre les chemins intérieurs qui s’ouvrent « sans égard ni pour le ciel ni pour la terre » et de s’ « agripper » aux « cercles tangents » devenus de « translucides bouées de sauvetage ». Les cercles de l’enfer se sont mués en cercles concentriques, ces cercles du bois qui permettent de matérialiser le passage du temps et de remonter ainsi vers l’origine ou le centre de la terre (rappelons que le pseudonyme choisi par Tzara signifie «terre»). C’est pourquoi le parcours du sujet qui ausculte le rêve est me semble-t-il aussi souvent associé au bois. Incapable de « s’éplucher à l’extérieur », l’homme est, comme l’arbre, constitué d’une série de cercles que l’expérience du rêve lui permet de suivre. Rappelons d’ailleurs à cet égard que Tzara écrit au même moment Personnage d’insomnie, l’histoire de l’homme à branches…

Les choses pourraient être simples si les analogies ne se superposaient pas les unes aux autres dans ces passages où l’élan lyrique de la pensée imagée semble l’emporter. Mon but, je le rappelle, est bien d’envisager ce qui, dans l’ambition cosmique et totalisante du recueil, en menace constamment la lisibilité. Or, si l’on prend l’exemple de ces cercles concentriques que le rêveur parcourt dans la 1ère séquence de la partie intitulée « Des réalités nocturnes et diurnes » sur les chemins qui s’ouvrent pour lui dans la nuit, on verra que la promenade sur les chemin qui s’ouvrent au centre du corps et retrouvent les formes de l’arbre à la faveur d’une analogie qui fait passer du réseau veineux, à l’embranchement et de l’embranchement au destin (la croisée des chemins en somme) — on verra donc que cette promenade se complique, se ramifie à son tour. Elle fait en effet intervenir un autre personnage que le sujet prend en filature : il s’agit de l’un de ces êtres que l’homme abrite et qui peut rappeler, à certains égards l’image du pagure sur laquelle jouaient les auteurs des Champs magnétiques.

La matière, le temps autant que l’identité paraissent donc feuilletés, recouverts d’une écorce, d’une couche, divisés, dédoublés. On passe ainsi, naturellement si j’ose dire, des cercles, des branches, aux passagers de la nuit puisque l’homme, selon Tzara, enferme un autre homme et que la mémoire est elle-même « à multiple et extensible fond ». Le « misérable passager de la nuit », ce serait un peu l’homme du renoncement, l’homme blessé et anesthésié que chacun porte en soi et qui cohabite avec d’autres êtres, ceux-là merveilleux ; ce serait le fantôme qui hante chacun de nous, un Moi vide, soumis à la force d’inertie et aux superstructures… Peu à peu, en s’épluchant donc vers l’intérieur le sujet rencontre son double nocturne et introduit le thème de la mémoire, après celui de la promenade. C’est alors que Tzara, de manière tout à fait inattendue introduit le poisson qui lui aussi « suit [des] traces ». Du rêveur qui suivait les traces de son double nocturne, de ce prisonnier de la nuit qu’il renferme, on est passé au poisson qui remonte le courant. Et des ondes que le poisson remonte jusqu’au lieu de son origine, on passe aux cercles de l’arbre qui permettent de remonter à la naissance de l’arbre. Mais il faut voir avec quel art du bouturage Tzara élabore cette arborescence qui paraît vouloir assumer tous les règnes, lui qui annonce dans son utopie la confusion des règnes (impossible de citer ici la phrase entière, qui fait 20 lignes, soit un paragraphe entier) :

Et plus allègrement que le pêcheur sortant de l’eau finie l’heure qui n’a pas encore fermé l’éclat de son éperdue ressemblance avec celle qui l’a précédée ou avec celle qui la suivra [… le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté, le poisson s’infiltre entre les algues et remonte le courant de sa lente maturité, vers les éternels veloutés des mères et des pierres, des amours abandonnées sans rupture ni douleurs et retrouvées sanglantes et fraîches aux commissures des rivières et dans les craquelures des donjons. (« Des réalités nocturnes », 36-37 )

La couche et le noyau sont d’ailleurs des images que l’on retrouve tout au long du recueil, « couche merveilleuse de fibre et de soleil » comme celle-ci, celle de l’aubier, du bois vivant (aubier, motif bretonien s’il en est, mot pourtant absent du texte de Tzara, sans doute peu familier des aubes), « couche d’enfance restée intacte dans l’enchevêtrement des serrures » ou au contraire « couche animale de glace » — « greffes successives » qu’il s’agit de retirer comme autant de colmatages étouffants, l’enjeu de la société future étant que certains hommes engagés dans l’expérience de sa transformation soient capables d’ « enlever leur vie comme une couche d’écume ».

L’arborescence de la syntaxe dont je dirai quelques mots avant de clore cette réflexion et qui tient aussi d’un certain empilement correspond donc finalement assez bien à l’image de l’intimité telle qu’elle se construit au fil du recueil : l’image physique d’un monde stratifié, fait de couche, de pelage, d’enveloppes, (l’intimité étant, rappelons-le, étymologiquement « ce qui est le plus en dedans »). On voit là d’ailleurs à quel point Tzara renouvelle la représentation de l’inconscient comme subconscient très présente chez Breton qui subit l’influence de Myers et des travaux de Pierre Mabille. S’il y a bien toujours une surface et une profondeur, on voit qu’elle s’élargit à l’ensemble des éléments naturels. Des cercles concentriques de l’arbre aux taches de l’agate, qui apparaît un peu plus loin pour figurer la vie humaine, il y a loin cependant, même si la « coupe transversale » rappelle la coupe de l’arbre et ses cercles.

La vie m’est apparue en coupe transversale comme une agate dont les taches sont mouvantes dans une fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoyent pour s’éviter et cherchent dans un constant équilibre une issue contournée à des oppositions, à des barrages et à des interdictions provoquées par le mouvement lui-même. (49)

Tzara y découvre plutôt une vision qui rappelle la physique atomiste (« fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoient pour s’éviter »), mais le souhait, exprimé quelque lignes plus bas, qu’il puisse y avoir « une brèche dans le cadre », le fait que l’obscurité (le contraire de la connaissance) soit comparée à un « globe de verre, une tumeur » qu’il suffit de casser « pour que la lumière se fasse et envahisse la mémoire » participe bien de la même idée d’une écorce qui empêche l’échange entre le dedans et le dehors ou d’une excroissance, comme il est dit ailleurs, qui « obstru[e] les voies vitales ».

En projetant sans cesse l’histoire psychologique du sujet sur des processus matériels, sur des schèmes tantôt biologiques (fruit, écorce, arbre), tantôt chimiques (les résidus, les dépôts) ou mécaniques (la circulation des voies, les écluses), Tzara paraît poursuivre l’entreprise de Lautréamont, pour ouvrir une autre voie au lyrisme et à la connaissance des profondeurs de l’homme, bien plus impénétrables on le sait que les profondeurs de l’océan. La poésie y gagne assurément et la « promenade en zone interdite » qu’évoque Breton dans le Second manifeste n’aura probablement jamais été menée aussi loin. Tzara ouvre lui aussi sur le cœur des « fenêtres creusées dans [la] chair », mais loin de donner comme dans Les Champs magnétiques (« La Glace sans tain ») sur « un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines », c’est sur un paysage de désolation que s’ouvre cette fenêtre, un cœur plus proche du cœur du pitre qui « bave à la poupe » chez Rimbaud ou d’un saltimbanque histrion qui fait la roue :

il sera dit une fois pour toutes que les excursions ne se produisent pas à partir de l’épiderme vers l’extérieur, mais en deçà des couches de graisse qui, par le chemin le plus long, aboutissent aux grèves désertes du cœur plaignant de paon (« De fond en comble la clarté », 85)

Le rapprochement avec Les Champs magnétiques est d’ailleurs sans doute moins fortuit qu’il n’y paraît… quelques lignes après ce passage, tandis que Tzara décrit le «bal des quatre rages », où l’on voit les cinq âges de la théogonie d’Hésiode se mêler à la théorie antique des quatre fureurs dans une sorte de bacchanale qui n’est qu’une parodie du Grand soir, on peut lire en effet : ce n’est pas encore l’heure de l’œil, ce n’est pas le portique de peau ni la garde de l’avant-jour d’un sou qui, cognant à vos croisées de chair, vous appellent au plus vif réveil d’une rentrée impromptue, de plain-pied avec l’air, dans une légale joie de terre. Ce sont les glaçons qui s’entrechoquent dans leurs vipérines lucidités.

La poésie gagne sans doute à voir se croiser ainsi les savoirs de la nature qui transforment le sentiment lyrique en symptôme organique, en relief géographique ou en concrétion chimique. Que l’angoisse de vivre se transforme tout à coup en une marine (« dans un vacarme de coques brisées, dans le sifflement des amarres coupées, dans le choc épouvantable des bateaux éventrés », 53), que les mouvements psychiques deviennent des « formations cristallisées sur la surface d’un cœur mal écorcé » (51), voici probablement de quoi doubler avec profit l’analyse psychanalytique des images qui lui manquent. Rien ne dit cependant qu’en refermant le livre, le lecteur garde autre chose que la trace d’une pensée imagée et que la théorie que cherche à élaborer Tzara soit encore audible s’il faut à la fois maîtriser le matérialisme dialectique, la psychanalyse freudienne, jungienne et être capable de passer d’une science à l’autre sans perdre le fil.

La phrase irradiante

Perdre le fil… c’est à partir de cette image qui renvoie à la désorientation et à l’égarement que j’aimerais enfin proposer quelques remarques sur le dernier niveau que je m’étais proposée d’étudier : non plus celui des genres, ni celui des discours, mais celui de la phrase. Denis de Rougemont parlait, pour qualifier la phrase de Tzara d’une progression par « contagion », je parlerais quant à moi plutôt de phrase irradiante, parce qu’il semble qu’on parte d’un centre dont la phrase ne cesse, en progressant, de s’éloigner à mesure qu’elle dissémine pourtant sur son passage des images qui accrochent le regard, le ralentissent et finissent parfois par l’aveugler… l’effet peut-être de cette « poétique précieuse et somnifère » dont parlait justement Denis de Rougemont. La singularité du recueil de Tzara tenant aussi à cette prose dont seuls des textes courts ou autonomes avait donné l’exemple dans L’Antitête, c’est bien la phrase lyrique qu’il s’agit de considérer dans la manière dont elle s’efforce d’embrasser la totalité de l’homme. Il va sans dire, et chacun des lecteurs de Tzara l’aura remarqué, que c’est d’abord l’alliance de l’abstrait (concepts philosophiques, aspects de la vie psychique, de la vie sociale ou de l’écriture) avec les matières, les textures, les processus ou les gestes les plus concrets, relevant de l’expérience sensible ou des savoirs techniques qui introduit un premier degré de complexité dans la phrase, autrement dit une écriture constamment allégorique mais, pour prendre une image musicale, une écriture qui ne tiendrait pas la note. L’allégorie sans cesse éclate à force de se voir ramifiée sans cesse. Qu’un « alluvion d’une ferveur de songe » apparaisse, en aucun cas il ne sera suivi d’une description thématisée du rêve comme le fleuve d’on ne sait quelle plaine. Lorsqu’on parvient à reconstituer un réseau thématique, comme dans l’exemple qui suit, « les centres sensoriels », « les jalons (comme des semailles) plantés autour des frontières de nos consciences » paraissent enclencher la description d’un paysage intérieur, agraire, comme il y en a tant dans le recueil.

déjà sa souveraineté s’imposait à moi, mais elle hésitait encore, sous des mains délicates, à dépasser les centres sensoriels, les jalons plantés autour des frontières de nos consciences, comme des semailles immortelles, palpables et massives, de nuit en nuit hantées, plus transparentes que le silence, dévorant l’automne lent. Tout l’or qui sourd du haut des rêves, dans la connaissance atténuée de la mort, et tinte, lourdement présent au travail hautain de l’eau, vous enveloppe alors de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente, éveillées parmi les larmes. Le désespoir fondait sa chance de nidifier à feux épars sur la persistance d’une qualité de chaleur propre aux parfums criblants. Pour toute moisson, le silex choisit sa fronde. Des oiseaux comme des leviers guettent les troupes de citadins et répandent une subtile levure de destin sur leur masse amorphe et insouciante. (Des réalités nocturnes …, 36)

Or la phrase suivante substitue à l’espace géographique qui avait commencé à se dessiner un milieu, un flux : le rêve est représenté comme un flux d’où semble pouvoir sourdre de l’or et c’est l’or, heureux résidu, heureuse issue, qui tout à coup se met à « [n]ous envelopper […] de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente ». Nous sommes bien dans un passage où le penser non dirigé prend le pas sur le récit de rêve. On voit d’ailleurs ici comment on passe du récit de rêve à l’imparfait à une forme de discours généralisant au présent qui s’adresse au lecteur et s’efforce de décrire une expérience commune pourtant proche de l’incommunicable. Ce passage de la narration à l’analyse complique d’un degré supplémentaire la progression thématique. Pourtant, comme des semailles justement, Tzara continue à disséminer des échos de cet imaginaire agraire avec les « erreurs végétales », les « solitudes des oliveraies en pente », la moisson, les oiseaux. Mais comme on le voit c’est le désespoir qui « nidifie » et non les oiseaux, tandis que les oiseaux répandent, eux, « une subtile levure de destin ». Si l’attelage est la figure dominante de l’écriture, ce sont les constants allers et retours dans la construction des génitifs qui perturbe la lecture : si tous les mots abstraits (« erreurs », « destin », « solitude ») occupaient une place fixe dans la construction du groupe nominal (dans le GN [N1 de N2 ] ou [N1 + adjectif ] celle du noyau N1 ou celle des expansions ), l’allégorie peut-être pourrait prendre . Mais ici on le voit, la « solitude des oliveraies » (N1 occupe la place de l’abstrait) s’oppose, dans sa construction, à la « levure de destin » (c’est N2 qui occupe la place de l’abstrait cette fois). Que s’ajoute à cela des comparaisons empruntées à un autre thème (le travail de l’eau, le levier) et l’on comprendra que le sens ne se construit sans doute pas de la même manière lorsqu’on lit un texte de Tristan Tzara que lorsqu’on lit un texte de Julien Gracq qui recourt lui aussi très souvent à ces schèmes biologiques ou chimiques pour parler de la poésie ou du sentiment. Tout se passe comme si l’écriture tissait, entremêlait à un discours philosophique sur la conscience, le rêve ou le destin une série de vignettes tout juste ébauchées, comme une leçons de choses, avec une rapidité telle que le lecteur n’a pas le temps de construire la moindre représentation. Seules, ainsi, certaines images resteront après le passage au crible de la lecture.

Il faudrait encore parler de la syntaxe, de la complexité des groupes nominaux qui produisent ces chocs ontologiques, des phénomènes d’ambiguïté provoqués par l’encadrement de certains groupes dont le référent peut se situer avant ou après[6], de l’abondance des phrases nominales et de la chute que provoquent parfois les principales longtemps retardées et qui exigent de se laisser porter par le courant ou de revenir sans cesse sur ses pas, au risque d’avoir oublié ce qu’on cherchait. Une image comme celle-ci, à l’amorce d’une phrase : « les sources de verre aux jambes de cuir » (81), placée en position de sujet, suivie de nombreux autres sujets proliférants a pour groupe verbal « apparaissent dans les membres épars d’une désillusion totale ». Il faudra sans doute renoncer à chercher l’endroit où fixer ce corps écartelé de la désillusion et éprouver, plutôt que comprendre, les liens entre ces sources transparentes, gainées et empêchées qui entraînent l’homme, à force d’opacité, au désespoir.

Grains et issues, illisible ? telle est donc l’insolente question dont j’avais voulu partir. On serait tenté de reprendre et tant pis pour le choc des cultures, la phrase de l’Annoncier dans Le Soulier de satin : « Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. » Il ne s’agit peut-être pas de comprendre ces excursions sous l’épiderme, parmi ces paysages métaphysiques et organiques qu’une série de notes vient compléter d’un discours pratique qu’on préfèrerait lire comme un guide vert signalant les sites remarquables et les panoramas, plutôt que comme un nouveau discours de la méthode où Descartes aurait été remplacé par Marx et Engels. Non pas les comprendre mais en éprouver les lueurs, les déflagrations d’images.

De manière probablement fortuite, le poète semble avoir cependant inscrit à l’intérieur du recueil, la question du lisible à travers un livre imaginaire qui fait l’effet d’une miniature dissimulée dans l’ensemble divers-cosmique. L’essai de transcription sonore qu’on peut lire dans l’utopie du premier chapitre et qui s’efforce d’établir une véritable phénoménologie des sons renvoie en effet à un livre énigmatique, dans le long commentaire qui est fait de la prononciation d’une syllabe du vers « pain de minuit aux lèvres de soufre ». Chacune des syllabes reçoit en effet une transcription de la manière dont elle devrait être chantée par une « voix résistante » — celle d’une belle femme au milieu de la « foule aux lèvres cousues ». Une série d’expériences permet alors de donner à entendre ou à sentir le ton, la durée et l’intensité de chacune de ces syllabes. Voici la manière dont la dernière syllabe –fre devrait être prononcée à l’avenir :

-fre sera le point terminal d’un ascenseur, amorti par des tampons d’ouate dans des sacs de laine qui imiteraient les pattes d’éléphants des jouets d’enfants blonds de préférence — ni trop long ni trop court, ce sera un livre qu’on ferme, mais un livre de velours où la justification des pages fera croire que des poèmes réguliers y sont imprimés, mais inutile de dire que rien ne sera lisible dans ce pseudo-livre de poèmes de velours et que le lecteur patient n’y verrait que des soupçons de beauté dont il sera seul l’auteur momentané, l’éditeur et le lecteur et qui, par la subite fermeture décèlera le sourire de l’homme content d’une œuvre accomplie en d’heureuses conditions (18-19)

Dans ce flot d’images qui cherchent à exprimer la quantité et la qualité des mots, leur intensité et leur effet, surgit comme on le voit un étonnant livre, le seul livre dont il soit vraiment question dans le recueil et dont on est tenté de croire qu’il n’est pas sans rapport avec celui que nous sommes en train de lire. Les « soupçons de beauté » dont le lecteur patient serait l’auteur momentanée, n’est-ce pas là le travail du critique ? Une oralisation, du soufre au souffle, qui serait en même temps qu’une herméneutique, un plaisir du texte, une extraction de la beauté et une expérience du soupçon.

Université paris III
Sorbonne nouvelle
THALIM, « Écritures de la modernité »


 

[1]. L’ensemble des références est donné dans l’édition Flammarion des Œuvres complètes, tome III.

[2] Voir à cet égard une thèse soutenue en 2012 sous la direction de Philippe Dagen: Cécile Bargues, Dada après dada dont une version apparemment réduite vient de paraître : Raoul Hausman. Après Dada, Bruxelles, Mardaga, 2015.

[3]. On peut s’étonner toutefois de la liberté avec laquelle Jude Stéphan a pu reprendre le titre de Tzara et intituler à son tour une œuvre « Grains et issues ».

[4]. André Breton, 1953

[5]. « Faire le tour de soi-même, c’est voir se lever à chaque point limitrophe un horizon d’incertitude, une vague tremblante d’inédites cosmogonies. » 60.

[6]. Dans la phrase suivante (p. 60) « Une sensation de réalité intoxiquée par [les tiraillements (1)] et [les dépouilles des errances (2)] et [l’instable écheveau que fait courir, tout autour de son souriant abandon, la cupidité des veilles versatiles (3)], ont fini par mettre en fuite les derniers retranchements des soi-disant solidités de vivre au soleil » — tout concourt à déstabiliser le sens. L’adjectif « intoxiquée » et les complément censés identifier les différents agents du procès d’intoxication ne sont pas congruents. Ce qui empoisonne la « sensation de réalité », ce sont des « tiraillements » et des « dépouilles » d’errance …(le pluriel compliquant d’un degré les choses). L’attente programmée par le mot « intoxiquée » est déçue par les compléments qu’il reçoit. Même en rétablissant l’ordre logique de la relative qui caractérise ensuite le nom « écheveau », on a du mal à identifier le référent du possessif « son » dans l’expression « son souriant abandon »… : [***la cupidité (des veilles versatiles) fait courir, tout autour de son souriant abandon, un instable écheveau ]. Le mot abstrait « cupidité » commande grammaticalement l’ensemble des actions, le sourire et l’abandon, mais on comprend bien, à force de relire le segment, que le véritable noyau, sémantique, plutôt que grammatical est « veilles ». Ce sont les fluctuations de l’abandon et de la censure qui dans l’homme de jour dessinent cet « instable écheveau ».

Les inconnu(e)s du surréalisme

Les inconnu(e)s du surréalisme

formule

Par Émilie Frémond

Sur : Georges Sebbag, Foucault Deleuze. Nouvelles Impressions du Surréalisme, Hermann, coll. « Philosophie », 318 p.

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 On sait tout ce que l’on doit à Georges Sebbag, infatigable défenseur du surréalisme, témoin et acteur des dernières années du mouvement qui, tout en poursuivant une carrière de professeur de philosophie, sut à la fois servir la mémoire du mouvement et tisser sa propre toile autour de lui. C’est à lui que l’on doit d’avoir rendu accessibles les archives du rêve, le souvenir des séances de jeux surréalistes, le contenu des célèbres enquêtes (sur le suicide, la rencontre capitale, le désir etc.), mais aussi d’avoir retracé scrupuleusement le parcours des éditions surréalistes ou encore édité la correspondance de Jacques Vaché[i] — autrement dit d’avoir assuré une fonction de conservation et de diffusion de ces documents qui font l’histoire du surréalisme et permettent d’en poursuivre ou d’en actualiser la lecture. Loin de se limiter cependant à un rôle de conservateur ou d’archiviste de la mémoire surréaliste, Georges Sebbag a publié depuis 1972 une série d’essais dans lesquels il développe une philosophie personnelle dont on peut d’ailleurs trouver les différents « concepts » sur le site de l’auteur[ii] — philosophie qui s’élabore plus ou moins étroitement à partir d’une relecture du surréalisme.

Ce nouvel essai, loin d’introduire une rupture, en juxtaposant, comme il le fait, le nom de deux autorités de la philosophie post-moderne, opère au contraire une véritable ressaisie de la pensée critique de son auteur, qui met ici à profit quelques réflexions menées dans les parages du surréalisme, à la faveur de plusieurs expositions[iii]. Depuis Le Temps sans fil paru en 1984, jusqu’aux Microdurées. Le temps atomisé, en passant par L’imprononçable jour de ma naissance 17NDRÉ 13RETON où s’élaborait, à partir d’un fait tragique (Breton écrivant à Jacques Vaché sans savoir encore qu’il était mort) une réflexion sur le hasard, mais aussi les textes écrits sur le rêve, sur la philosophie du déguisement de Grandville ou sur l’objet surréaliste, chacun de ces éléments se trouve réinvesti dans un éclectique et vaste parcours, dont le titre Foucault Deleuze, pas plus que le sous-titre — Nouvelles Impressions du Surréalisme — ne permettent de prendre véritablement la mesure. Si le but premier de l’essayiste est bien de remonter le cours du temps afin de révéler une filiation méconnue entre Foucault, Deleuze et les surréalistes, la démonstration embrasse en fait un spectre beaucoup plus large — Grandville, Brisset, Roussel, Jarry, Nietzsche, Vaché, Rigaut, Breton, Aragon, Heidegger, Foucault et Deleuze — selon une série de coïncidences et d’analogies qui, de proche en proche, transforment l’arbre généalogique en un rhizome proprement deleuzien.

L’ouvrage précédent (Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie), publié en 2012 dans la même collection, avait beau annoncer que le présent « ouvrage, centré sur l’entre-deux-guerres, pourrait avoir une suite dans laquelle il serait notamment fait appel à Salvador Dali, Georges Bataille, Ferdinand Alquié Jacques Lacan, Gilles Deleuze et Michel Foucault », c’est à une vaste réunion de famille qu’il nous est donné d’assister, dans la plus pure tradition surréaliste : pulsion analogique, cousinages et hybridations défiant la chronologie et jeu de l’un dans l’autre. Avec ces Nouvelles Impressions du Surréalisme, c’est un peu comme si le lecteur de 2015 découvrait les notices imaginaires, actualisées et complétées, d’une Anthologie de l’humour noir toujours continuée.

Littérature et philosophie : les vases communicants

Publié dans la collection « Philosophie » des éditions Hermann, ce Foucault Deleuze rappelle d’abord par son titre quelques-uns des couples de philosophes dont la postérité a fixé pour longtemps les liens de parenté : Voltaire et Rousseau, Diderot et d’Alembert, Marx et Engels. L’absence de copule entre les noms des deux hommes (fût-ce un trait d’union) produit toutefois un effet de brouillage, manière de rappeler peut-être discrètement que Deleuze est l’auteur d’un Foucault (éditions de Minuit, 1986), et que les deux philosophes n’eurent de cesse de s’entre-gloser. Nul, quoi qu’il en soit, ne s’étonnera de voir mis en lumière au sein d’une collection de philosophie, le duo le plus médiatique de la philosophie, duo qui se met à occuper le devant de la scène au moment même où le groupe surréaliste se dissout, la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. La relève, en somme. Le sous-titre surprend davantage et introduit un passager clandestin qui ne le restera pas longtemps, pour qui n’aurait pas reconnu derrière ces Nouvelles Impressions du Surréalisme les Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Trois autorités tutélaires donc, trois hommes : Foucault, Deleuze, Roussel, à partir desquels Georges Sebbag propose une histoire croisée du surréalisme et de la philosophie qui lui a succédé, en réaction à l’ennemi commun : l’existentialisme.

L’ambition de l’essai n’est donc rien moins que de réunir littérature et philosophie. En remontant le cours du temps, selon deux trajectoires successives — depuis Diderot jusqu’à l’entre-deux guerres, époque du surréalisme triomphant, et depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1980 — G. Sebbag entend montrer ce que deux des philosophes majeurs de la deuxième moitié du xxe siècle, tous deux préoccupés par la question du langage et les enjeux spécifiques de la littérature, doivent à la Révolution surréaliste, et ce, en procédant à un inventaire des motifs empruntés, dissimulés, transformés ou assimilés.

Au fil des quatorze chapitres qui composent l’essai — quatorze chapitres autonomes, pour certains monographiques[iv], dont on perd parfois de vue l’objectif initial, mais qui apparaissent peu à peu comme les différents temps d’une démonstration dont les fils finissent par se nouer [v] — Georges Sebbag recompose pour nous des généalogies secrètes et procède à la manière de Breton lorsqu’il annexait au surréalisme naissant, dès le Manifeste, une série de surréalistes par anticipation[vi], avant de récidiver dans l’Anthologie de l’humour noir et le Dictionnaire abrégé du surréalisme en assimilant, au sens littéral, un certains nombre d’auteurs élus. Georges Sebbag n’annexe pourtant au surréalisme aucun ascendant qui n’ait reçu l’assentiment des pères de famille — Roussel, Jarry, Brisset et Grandville sont célébrés par Breton, Leiris ou Ernst — mais il nous invite à considérer sur un même plan Foucault, Deleuze et les surréalistes, comme autant de « mains électives » capables de relayer ces « précurseurs sombres »[vii] que furent pour chacun d’entre eux Roussel et Jarry.

Véritable dénominateur commun de la pensée de Foucault, Deleuze et des surréalistes, l’œuvre de Roussel et de Jarry, constitue donc le spectre qui hante ces trois ensembles — ce dont Georges Sebbag semble avoir eu l’intuition en lisant l’article de Deleuze publié dans Critique et clinique (1993) : « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry ». À la manière de Deleuze qui semblait ne pas se préoccuper de savoir si Heidegger avait pu lire Jarry mais considérait plutôt la littérature comme un système clos à l’intérieur duquel il observait les différences de potentiel[viii] et isolait le « différenciant de ces différences » (Deleuze, Différence et répétition, cité p. 281), G. Sebbag fait de « Huysmans le précurseur sombre de Breton », de Jean-Pierre Brisset « le précurseur sombre de Deleuze » et de « Roussel, le précurseur sombre de Foucault » (p. 285). Dans cette nouvelle généalogie surréaliste, l’originalité de Georges Sebbag se situe donc plutôt du côté des descendants. Or, si l’essai nous permet de découvrir des liens particulièrement intéressants entre les philosophes de la post-modernité et le surréalisme (mais, disons-le tout de suite, sans doute pas tous les surréalismes, celui de Breton n’étant pas celui d’Artaud, ni celui de Gherasim Luca, ni même celui d’Aragon), faire de Foucault et Deleuze les héritiers du surréalisme déconcertera sans doute plus d’un philosophe. Les amis de mes amis ne sont pas tous mes amis.

Le pari de Georges Sebbag, qui apparaît dès l’introduction, est audacieux, mais c’est aussi le pari de l’essai, au meilleur sens du terme : éprouver une hypothèse jusque dans ses conséquences ultimes, partir d’une œuvre fantôme pour considérer tout ce que cette fiction critique peut avoir de productif. C’est en effet par une œuvre virtuelle que débute l’essai, œuvre-pagure écrite à quatre mains, quarante ans après Les Champs magnétiques de Breton et Soupault, où l’on reconnaît le sous-titre de l’essai : « En 1966, au moment où il annonce la disparition de l’homme, Michel Foucault marche sur les brisées du mouvement surréaliste. Il trouve un allié en Gilles Deleuze avec qui il rédige à l’encre sympathique de Nouvelles Impressions du Surréalisme ». L’introduction est assez claire sur le projet qui inspire l’essai, sur ce que Foucault emprunte à Roussel (« les concepts de doublure et de pli », p. 9), Roussel à qui les surréalistes empruntent eux aussi (mais lui empruntent-ils les mêmes choses ? la réponse est moins sûre), sur ce que Deleuze emprunte à Foucault … qui emprunte lui-même à Roussel[ix]. Apparaît ici l’un des traits caractéristiques de l’essai : dans cette chaîne d’inspirés et ce concert de voix enchâssées, on n’est jamais certain de ne pas avoir perdu le fil. La démonstration devient cependant plus claire à partir du chapitre VIII :

Nous formulons l’hypothèse que Deleuze et Foucault, sans se concerter, se sont mis à deux pour développer une philosophie de la différence et de la répétition. Le socle de cette pensée, Foucault l’a exposé dans son Raymond Roussel. Cinq ans plus tard, en 1968, Deleuze publiera Différence et répétition […]. (p. 184)

Le projet, enfin, prend tout son sens à partir du chapitre X, « L’homme et ses doubles » :

En 1966, Foucault expose une philosophie de la doublure pendant que Deleuze creuse sa pensée de la différence et de la répétition. Mais tous deux adoptent, bon gré mal gré, la plupart des tenants et des aboutissants du projet philosophique surréaliste. (p. 238)

Au-delà des analogies thématiques (la folie, le rêve, le goût des procédés) G. Sebbag déplace enfin le lien entre le surréalisme et les deux philosophes sur le plan plus général de l’humanisme :

deux vides s’étendent à présent sous le sol des années 1960. Il y a celui laissé par l’homme récemment apparu et qui est sur le point de disparaître. Il y a celui que le surréalisme et le « nageur entre deux mots » ont creusé dans le vide humaniste depuis plus de quarante ans. Le creux surréaliste, le vide évidant l’homme et la modernité, est un oui décisif sans arrière-goût nihiliste. Qui dépliera le geste ou la geste surréaliste, qui déplacera cette case vide, opérera un redoublement surréaliste et écrira de Nouvelles Impressions du Surréalisme. (p. 304)

En montrant comment, d’une manière non concertée, Foucault et Deleuze ont développé une pensée de la « différence et de la répétition », G. Sebbag s’intéresse en somme aux bénéfices de la rencontre fortuite sur une table de travail d’un rhizome (le « rhizomorhododendron » de Jarry), d’un procédé (le métagramme de Roussel), d’un corps sans organes (celui d’Artaud) et d’un philosophe, adepte des simulacres ou des doublures : « Jarry, Roussel et leurs acolytes surréalistes (praticiens du collagisme matériel, passionnel et temporel) tombaient alors à pic » conclut-il (p. 304). On comprend mieux, grâce à cet essai, ce que chacun des deux philosophes avait à gagner à reprendre tel ou tel élément du surréalisme qui consonnait avec ses préoccupations : « la question du « comment écrire » » et la question du temps — la conception de l’événement pur de Deleuze ayant à voir, comme le montre l’auteur, avec la théorisation de la rencontre et du hasard objectif chez Breton.

La conclusion de l’essai achève le tressage mis en œuvre au long des quatorze chapitres qui se chargent, l’un après l’autre, d’administrer les preuves : « au tournant de 1963, Foucault et Deleuze ont [donc] fait cause commune pour découvrir un procédé d’écriture et supprimer les cloisons séparant les rayons de philosophie et de littérature ». Selon une méthode largement éprouvée dans le reste de l’essai — méthode qui consiste à interrompre le récit des événements de résumés ou bilans en n points — G. Sebbag récapitule les chefs principaux de la démonstration :

Aragon & Breton, Foucault & Deleuze ont trois points en commun : 1. ils traduisent au plus haut l’esprit de leur génération ; 2. procédistes à la manière de Brisset et Roussel, ils fendent les mots et les choses ; 3. ils suivent la trajectoire double du rêve et de la philosophie, empruntée par Diderot, Grandville, Hervey de Saint-Denys, Jarry et Bergson.

La preuve est faite, la cause entendue, pour qui aura réussi néanmoins à ne pas se perdre dans un tourbillon d’analogies, puisque l’essai se donne à lire comme un véritable jeu de combinatoires où les couples se font et se défont, non sans quelques acrobaties. À côté des couples légitimes comme Aragon et Breton (incarnations du surréalisme), Breton et Soupault (auteurs des Champs magnétiques), Deleuze et Guattari (auteurs de Mille plateaux), Luca et Trost (inventeurs du « non oedipien »), on trouve en effet des couples de circonstance, comme Jarry et Heidegger, Brisset et Deleuze, Foucault et Roussel, mais aussi quelques couples illégitimes (légitimés par la seule croyance aux coïncidences dirons-nous), Jacques le fataliste et Jacques Vaché, le neveu de Rameau et le neveu d’Oscar Wilde (Arthur Cravan).

On peut regretter qu’il faille attendre la conclusion pour découvrir que l’ouvrage fait suite à un autre essai dont il n’a pourtant jamais été fait mention auparavant, ouvrage de 2012 dans lequel sont définis la plupart des concepts forgés par G. Sebbag, ici utilisés comme s’ils étaient parfaitement transparents : les trois types de collage (spatial, passionnel, temporel) et les durées automatiques, respectivement définis dans les chapitres IV et V de la Troisième partie (Concepts surréalistes) ou encore « le temps sans fil ». Or, il s’avère que Foucault Deleuze reprend plusieurs des éléments développés dans le précédent essai, ce qui explique en partie le style elliptique pour happy few[x], en particulier dans le chapitre I (« Aragon & Breton, un projet philosophique ») qui synthétise les deux premières parties de Potence avec paratonnerre, voire en reprend certains développements (sur Les Déracinés de Barrès par exemple).

L’arbre (généalogique) à n branches : formules et démonstrations

Entrons à présent dans le détail de l’essai pour comprendre la manière dont progresse la démonstration, la table des matières étant probablement un peu trop descriptive et thématique pour en révéler le mouvement. Le chapitre I, mené tambour battant, brosse à grand traits une « identité double face » du surréalisme, « inséparable » selon G. Sebbag « d’un projet philosophique » (p. 13) dont la dimension morale serait ce qui distingue le surréalisme de Dada. Kant, Hegel, Berkeley, Schelling sont envisagés comme les relais essentiels de l’idéalisme de la première période et ce, d’une manière tout à fait claire, le seul reproche qu’on puisse faire ici à Georges Sebbag étant le principe auquel il adhère, corrélatif au genre de l’essai et qui consiste à négliger les travaux universitaires menés sur la question. Lorsque G. Sebbag déclare en conclusion que « les historiens, les critiques et même la tradition interne au groupe surréaliste ont superbement ignoré cette composante philosophique » (p. 339), on regrette que certains vases ne communiquent pas davantage si l’on considère les nombreux travaux consacrés à la question depuis une quinzaine d’années[xi].

Le chapitre II paraît d’abord décalé par rapport au précédent, qui exposait les prémisses de la démonstration, en rappelant que le surréalisme était sous-tendu par un projet philosophique. Quelques transitions, si elles avaient pu être ménagées, auraient sans doute facilité la lisibilité de la démonstration. « La peinture animée du rêveur surréaliste », qui mêle le titre d’un article de Breton (« La peinture animée ») et le thème du transformisme emprunté à L’Autre monde de Grandville, offre cependant un utile panorama en douze points des recherches surréalistes sur le rêve, qu’on pouvait déjà lire en 2013 (en espagnol ou en anglais) dans le catalogue de l’exposition El Surrealismo y el sueño[xii]. Sans transition (p. 40), le chapitre revient ensuite à la question philosophique avec Diderot et Le Rêve de d’Alembert, la perd de vue de nouveau avec les développements sur Grandville (au demeurant tout à fait intéressants) et la retrouve grâce à Bergson, avec un parti pris de syncrétisme affiché : « Bergson théorise les expériences de Diderot, les intuitions de Grandville et les recherches d’Hervey de Saint-Denys ». Bergson et Breton étant reliés sous le signe de la distraction « vis-à-vis du monde réel », on passe ainsi tout naturellement aux récits de rêve surréalistes, au rapport ambigu des surréalistes à la psychanalyse freudienne, pour voir formulée enfin « une philosophie du rêve » (p. 40) dont G. Sebbag résume les sept postulats (p. 62). Le but paraît ici de déporter l’expérience surréaliste du côté de la « philosophie dormante de Diderot » et de la dissocier du freudisme.

À partir du concept de « précurseur sombre » emprunté à Gilles Deleuze et en vertu d’un renouvellement de la question du temps qu’il retrouve à la fois chez Jarry, les futuristes, les surréalistes et chez Heidegger[xiii], G. Sebbag se risque dans le chapitre III à faire parler quelques coïncidences de pensée. De la même manière que l’hostilité des surréalistes à l’égard de la philosophie de Bergson n’empêchait pas G. Sebbag de faire figurer le philosophe dans l’arbre généalogique du mouvement[xiv], l’ignorance ou la faible estime dans laquelle fut tenu Heidegger (moqué et ridiculisé par Max Ernst dans une interview de 1954 parue dans Médium) n’empêche pas G. Sebbag de proposer, après un résumé d’Être et temps en douze points, un portrait d’« Heidegger en futuriste et surréaliste » inspiré, on le comprend rétrospectivement, de l’article de Deleuze reliant Heidegger et Jarry. C’est sans doute là que Georges Sebbag se montre le plus fidèle à l’esprit surréaliste : en faisant fi des goûts et des aversions proclamés et en n’hésitant pas à habiller, comme dans les dessins de Grandville, un philosophe allemand d’un costume de poète italien ou, comme dans les cadavres exquis graphiques, de faire quelques exercices de critique fictionnelle : la tête de Marinetti, le tronc d’Heidegger et les jambes de Breton — sans fil comme le « temps sans fil » au nom duquel G. Sebbag relie ces personnalités pourtant contrastées. Ou sans filet.

Le chapitre IV approfondit dès lors assez logiquement la pensée de Jarry, et dans la mesure où ce dernier constitue l’un des inspirateurs du surréalisme, « dégag[er] la conception du temps chez Jarry », c’est pour G. Sebbag accéder simultanément au futurisme, au surréalisme et à Heidegger (p. 88). Avec les chapitres IV et V commence néanmoins un jeu complexe de poupées gigognes : Jarry étant le précurseur sombre d’Heidegger selon Deleuze, il devient aussi aux yeux de G. Sebbag celui de Deleuze lui-même, de Breton et des futuristes (p. 104). Ce jeu d’influences croisées finit par devenir un véritable palais des glaces quand on lit que le rapport de Deleuze au surréalisme, « non déclaré » (p. 124) « se déduit de sa longue connivence avec Michel Foucault […] qui d’emblée va beaucoup miser sur Raymond Roussel » (ibid.). Ne redescend pas qui veut de cet arbre généalogique touffu.

Procédant à une sélection des éléments utiles à sa démonstration, l’essayiste nous permet de reparcourir l’œuvre de Jarry, mais aussi celle de Lautréamont pour établir une filiation commune au surréalisme et à l’œuvre de Deleuze (en particulier le rhizome). Dans un style alerte qui ne dissimule pas son plaisir à jouer avec les mots (« Les duettistes de Mille plateaux choisissent le dessin contre le dessein » p. 112), G. Sebbag ne cesse de tisser des fils, lui pourtant défenseur du « temps sans fil » :

L’auteur du Père Ubu se drogue sans drogue en rêvant les Jours et en veillant les Nuits. Les surréalistes se droguent sans drogue en usant du Stupéfiant Image. Deleuze et Guattari se droguent en forgeant des concept et en empruntant certaines lignes de fuite. (p. 119)

Le chapitre achève de réunir Breton et Deleuze, transformés à la faveur d’une analogie en nouveaux Thésée rompant le fil du temps. Le chapitre VI suspend provisoirement la démonstration philosophique pour s’intéresser à l’œuvre de Grandville et à son influence sur le surréalisme, filiation dont G. Sebbag voit la preuve dans une lettre de Breton à Lise Meyer. Si l’on ne voit pas immédiatement comment « la philosophie du déguisement » de Grandville s’articule avec l’œuvre de Foucault et Deleuze, c’est peut-être parce que G. Sebbag reprend ici un article publié dans Grandville : un autre monde, un autre temps, à la faveur d’une exposition organisée au Musée du temps de Besançon en 2011[xv]. Seuls les voyages dans le temps du personnage inventé par Grandville, Kracq, rappellent la réflexion menée sur le temps sans fil tandis que les machines-automates préparent peut-être les machines désirantes de Deleuze.

Le chapitre VII, consacré au « concept de doublure » dans l’œuvre de Roussel pourra être rattaché au chapitre précédent si l’on sait percevoir ce que le déguisement suggère de duplicité et comprendre dans quelle mesure la doublure peut-être un avatar du déguisement. Du roman de Roussel publié en 1904, La Doublure, G. Sebbag va tirer l’essentiel des chapitres à venir, en particulier parce que la philosophie de la différence et de la répétition de Foucault trouverait là son origine. G. Sebbag évoque les différents sens de la doublure dans la mesure où « la problématique de Roussel repose sur l’équivocité du langage et la duplicité des images » (p. 152) — on comprend mieux le lien avec Grandville — mais s’attache à fournir une définition extensive de la notion : « on appellera doublures des plans externes ou internes juxtaposables » (ibid.), « représentations mentales ou théâtrales, subjectives ou concrètes, sujettes à répétition » (p. 153), auxquelles s’ajoutent les « doublures sémantiques et phonétiques ». G. Sebbag reprend l’intrigue de Locus solus et procède au relevé des doublures (en 6 points qui correspondent aux stations des visiteurs), puis s’adonne au même exercice avec L’Étoile au front en 18 points, qui correspondent aux 18 objets qui défilent dans la pièce de Roussel, pris aux yeux de l’essayiste dans un vaste réseau de doublures. Peu à peu les éléments du puzzle se mettent en place et l’on finit par comprendre que le rapprochement entre Grandville et Roussel est emprunté à un article de Robert de Montesquiou (p. 172-173) dont on aurait pu souhaiter qu’il soit placé au début du chapitre plutôt qu’à la fin, pour éviter de donner l’impression que l’initiateur du rapprochement vient confirmer celui qui s’en est inspiré. La fin de ce chapitre permet toutefois de tendre les fils entre Diderot, Grandville et Roussel :

Grandville raisonne comme Diderot. Le décousu du rêve n’est qu’apparent car toute une dynamique emporte les images qui se métamorphosent et se relaient. […] Or cette peinture animée du rêve on la retrouvera intacte chez Roussel dans sa traversées des doublures […]. (p. 175)

Le chapitre VIII, le plus long de l’ouvrage, constitue probablement le carrefour de l’essai : nous sommes désormais en 1963 et la parole est à Foucault, lecteur de Roussel. G. Sebbag rappelle alors le procédé roussellien du métagramme, et nous permet de découvrir ou de redécouvrir l’œuvre de Roussel à travers le discours de Foucault, mais aussi de découvrir le philosophe par ce qui le retient et l’appelle, dans l’œuvre de Roussel. C’est en effet sans doute l’un des atouts de l’essai que de nous présenter un instrument d’optique inédit, loupe à double foyer, qui permet de rendre l’objet et le sujet réversibles l’un à l’autre. À lire Foucault, on comprend mieux, encore une fois, le raisonnement de G. Sebbag : « le mot comme un visage de carton bariolé cache ce qu’il redouble » (cité p. 179). Foucault lecteur de Roussel révèle en effet comme par un phénomène de hasard objectif la parenté entre le carnaval de Grandville et celui de Roussel dans La Doublure. La suite du chapitre prend véritablement son essor car la thèse initiale, à partir de là, passe au premier plan. Le Raymond Roussel de Foucault est mis en regard du Proust et les signes de Deleuze, la préface de La Grammaire logique de Jean-Pierre Brisset par Foucault confrontée à celle que fournit Deleuze à l’ouvrage de Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préfaces publiées l’une et l’autre en 1970 et dont G. Sebbag montre bien à quel point elles viennent former un canon à deux voix. Foucault cite Deleuze, tandis que Deleuze cite Roussel par l’intermédiaire de Foucault. Tout l’enjeu de la fin du chapitre est alors de remonter aux surréalistes pour montrer qu’ils surent, les premiers, jeter un pont entre Jean-Pierre Brisset et Raymond Roussel et poursuivre leur entreprise en inventant à leur tour de nouveaux procédés d’écriture.

Le chapitre IX a pour but de montrer comment Foucault, par l’hommage qu’il rend au surréalisme, par la manière dont il utilise certaines expressions de René Char ou d’André Breton (en particulier « l’infracassable noyau de nuit ») parle surréaliste sans le savoir (« Foucault et Breton disent en réalité la même chose » p. 205) ou sans le dire et marche ainsi sur les traces du surréalisme : quand il s’intéresse au rêve et rédige une introduction pour l’ouvrage de Binswanger, Le Rêve et l’Existence, paru en 1930 et quand il s’intéresse à l’histoire de la folie. La première partie du chapitre offre des points de convergence particulièrement intéressants, même si l’on est en droit de douter que citer René Char ou Yves Bonnefoy (qualifiés un peu hâtivement d’« ardents surréalistes », si l’on considère les œuvres citées p. 209) soit la preuve qu’on souscrit à l’héritage surréaliste. Si dans la préface de son Histoire de la folie à l’âge classique, supprimée, rappelons-le, à partir de 1972, Foucault omet d’attribuer les emprunts qu’il fait aux poètes surréalistes, il faut peut-être voir aussi une volonté de ne pas revendiquer l’héritage d’un mouvement. Dire que « la préface de la thèse de Foucault est placée sous les auspices de Nietzsche et de deux anciens ardents surréalistes » (p. 209) est peut-être donc un peu forcé, dès lors que leur nom est soigneusement éludé et les citations parfois transformées, ce que note lui-même Georges Sebbag mais pour y voir le souvenir d’une pratique d’Isidore Ducasse. Le rappel (p. 209-212) des diverses voies par lesquelles s’est exprimé l’intérêt des surréalistes pour la folie est tout à fait utile et c’est l’une des vertus de l’essai que de procéder régulièrement à des chronologies thématiques ordonnées en plusieurs points. La suite du chapitre est moins convaincante, qui tente de relier L’Art magique et L’Histoire de la folie sous le signe de Bosch, Jacques Vaché et Artaud derrière la notion d’absence d’œuvre, caractéristique de la folie et qui réunit sur « la scène théâtrale et philosophique du multiple » de « l’opéra fabuleux » rimbaldien une série de personnages dont on peine à comprendre ce qui justifie qu’ils soient ici rassemblés.

Le chapitre X intitulé « L’homme et ses doubles » et le chapitre XI font encore entrer sur cette « scène du multiple » de nouveaux personnages : Lautréamont, Bachelard, Nietzsche, Klossowski, Bataille, Blanchot et le groupe Tel quel (il ne manque personne de la scène intellectuelle des années 1960), tous introduits par un intercesseur, surréaliste ou ancêtre du surréalisme. Le tour de force de G. Sebbag est néanmoins de faire une lecture des Mots et les choses paru en 1966 à partir du Raymond Roussel (qui date de 1963) en affirmant que « l’archéologie des sciences humaines décrite » dans l’essai « n’est que l’histoire intermittente de l’homme et ses doublures » (p. 233) et de faire apparaître les liens sous-jacents entre Deleuze et Roussel, qui passent par Klossowski, auquel Deleuze et Foucault s’intéressent par l’intermédiaire de Nietzsche — où l’on retrouve cette chaîne d’inspirés tourbillonnante déjà mentionnée. Le panorama de la scène intellectuelle que dresse G. Sebbag permet de comprendre comment se font les échanges, comment la lecture du surréalisme par Blanchot peut rendre le surréalisme lisible et audible pour Foucault et comment ce dernier peut en arriver à rendre un vibrant hommage à Breton l’année de sa mort. On saluera Georges Sebbag de nous permettre ici de relire ou de découvrir (quoiqu’il ne le cite pas en entier, son résumé en fournit une éclairante paraphrase) une réflexion d’une remarquable finesse de la part de Foucault dans cet entretien intitulé « C’était un nageur entre deux mots ». C’est d’ailleurs après avoir rappelé scrupuleusement les termes de l’hommage que l’auteur peut donner l’estocade : « L’auteur des Mots et les choses montre […] qu’il n’a plus rien à cacher. Il assume tout l’héritage surréaliste portant sur le langage, le savoir et l’expérience » (p. 260) et de surenchérir à la page suivante : « dans les années 1960, Foucault ne peut pas fonder le structuralisme puisqu’il renouvelle le surréalisme ». De la même manière que Grandville proposait une immersion dans l’autre monde, G. Sebbag propose donc au lecteur de découvrir l’autre monde de la philosophie. Quant à savoir comment Foucault peut-être simultanément surréaliste et structuraliste en Roussel[xvi], peut-être la réponse se trouve-t-elle dans la manière dont Roussel est désigné au regard du couple Foucault/Deleuze : un « joker » (p. 265).

Les trois derniers chapitres (XII à XIV), largement inspirés de la philosophie et des concepts de Deleuze s’appliquent enfin à relier la philosophie de l’auteur de Logique du sens, en particulier la notion d’événement pur, au surréalisme et à tout ce que la pensée du hasard et des « pétrifiantes coïncidences » (Breton) supposent d’implication dans une réflexion sur le temps. Ainsi le cas de Joë Bousquet auquel s’intéresse Deleuze est-il mis en relation, par exemple, avec l’énucléation accidentelle de Victor Brauner qui s’était représenté quelques années plus tôt avec un œil crevé ; la référence à Novalis, commune au poète et au philosophe, permet ensuite de montrer que « Deleuze s’accorde avec l’auteur du Manifeste sur l’idéalité de l’événement » (p. 289) et il n’est pas jusqu’à l’usage de la métaphore électrique des différences de potentiels qui ne soit reliée à la pensée de Deleuze (p. 284), avec il est vrai quelques précautions. Si l’on parvient encore à peu près à suivre la démonstration du chapitre XII, l’enchâssement des discours atteint un tel degré de complexité, dans le chapitre suivant (« Fendre les mots et les choses ») que la virtuosité du jeu d’agrès auquel se livre G. Sebbag risque de perdre définitivement le lecteur peu versé da,s cette gymnastique. Il y est question en effet du commentaire par Deleuze de l’œuvre de Foucault, lui-même commentateur de l’œuvre de Roussel et l’on comprend implicitement que l’idée de réinterpréter l’œuvre de Foucault à partir de son Raymond Roussel trouve son origine chez Deleuze. Les plis de Deleuze sur Leibniz finissent par rejoindre les plis de Michaux, les doublures de Roussel, les « grands transparents » de Breton, tout cela dans un virevoltant jeu d’analogies et d’échanges putatifs. La fin du chapitre XIII, qui voit se rencontrer Derrida jouant à inventer la différance, Lacan retrouvant Roussel dans l’objet a, Deleuze opposant différenciation et différentiation fait l’effet d’un salut final de tous les acteurs réunis sur la scène de ce « theatrum philosophicum » (titre d’un article de Foucault commentateur cette fois de Deleuze) pour rendre hommage à Raymond Roussel où semble s’originer, si l’on en croit Georges Sebbag, l’avant-garde poétique et l’avant-garde philosophique les plus importantes du xxe siècle.

Après ce finale grandiose où tous les acteurs du structuralisme semblent communier dans le souvenir de Roussel, le chapitre XIV fait l’effet d’un ajout après terme ou d’une excroissance. Certes le développement sur la pensée des deux surréalistes roumains, Gherasim Luca et Dolfi Trost, dont certains des concepts deleuziens héritent directement, apporte des informations intéressantes et convainc d’une certaine connivence entre Deleuze et certains surréalistes, le bégaiement de la langue permettant de jeter un pont entre Roussel et Luca. Cependant, on aurait pu souhaiter voir cité (et qui sait, débattu ?) l’ouvrage de Paolo Scopelliti qui date de 2002, L’Influence du surréalisme sur la psychanalyse, dans lequel l’auteur étudie assez minutieusement la question des rapports entre Deleuze et les deux roumains[xvii]. De même, comme c’était déjà le cas de Foucault citant dans la préface de son Histoire de la folie Char et Bonnefoy sans les nommer, Deleuze et Guattari occultent l’appartenance au surréalisme des deux roumains dont ils font pourtant l’éloge et qu’ils préfèrent considérer comme des « auteurs étrangement méconnus » (cité p. 336). Sans négliger un tel déni, G. Sebbag se contente souvent de s’en étonner là où on aurait aimé voir s’ouvrir un débat. Creuser ce refus du surréalisme, le désir de Foucault et Deleuze d’effacer les traces eût peut-être nui à la cohérence d’un essai qui s’évertue justement, à révéler traces et sillons, quitte à en suggérer seulement parfois les possibles[xviii]. L’essai n’est-il pas construit sur une œuvre-fantôme ?

Vertiges de la doublure

Si l’on reprend la métaphore de la couture dont l’auteur use à de nombreuses reprises en vertu de l’un des sens du mot doublure, l’essai de Georges Sebbag apparaîtra donc comme un essai-rhapsodie. Composé à certains endroits de textes publiés ailleurs, dans d’autres contextes et pour d’autres fins (sans que la chose soit d’ailleurs formulée), l’ensemble n’évite pas les redites[xix], mais il témoigne d’une passion vivace et vivifiante pour le surréalisme et révèle un esprit en prise directe avec l’ensemble de la constellation du mouvement. C’est un peu comme si G. Sebbag, reprenant la célèbre double page parue dans Littérature en 1923 (no 11-12) intitulée, on s’en souvient Errutaretil [xx] — lecture renversante de la littérature s’il en est — comme si Georges Sebbag avait choisi sans le dire d’inventer un parcours entre les différents noms qui figurent sur ce frontispice de l’histoire du surréalisme[xxi], de tracer au crayon tous les itinéraires possibles et d’inscrire, à l’encre sympathique, quelques noms supplémentaires. D’écrire en somme une autre histoire renversante, celle de la philosophie, un Eihposolihp inavoué, beaucoup moins facile à lire et à prononcer, on en conviendra.

On peut n’être pas toujours convaincu par les jeux d’influences et l’ajout de ces nouvelles branches à l’arbre généalogique du surréalisme, d’autant plus qu’on entend finalement peu la voix du surréalisme parmi les philosophes des années soixante, moment sur lequel G. Sebbag choisit de faire porter l’accent. La réflexion se fait souvent à sens unique, à partir des deux philosophes Foucault et Deleuze, G. Sebbag faisant un peu avec le surréalisme ce que Benedetto Croce faisait avec la philosophie de Hegel en écrivant en 1910 Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel. On ignore tout de ce que les surréalistes des années soixante, rejoints par Georges Sebbag en 1964, disent ou pensent de Foucault et Deleuze et même s’ils les ont lus.

Si, pour finir, on choisit pourtant de substituer au réseau d’analogies et à l’interprétation déterministe qui le sous-tend une série d’homologies, pour ne plus considérer qu’une histoire des schèmes de la pensée, poétique ou philosophique (simulacre, répétition, procédé), on trouvera dans l’essai de Georges Sebbag de bonnes raisons de croire que l’interrogation sur le langage des poètes et des philosophes a quelque chance de se rencontrer ailleurs que sur le terrain de la pensée spéculative.


[i] Un grand nombre de ces ouvrages a été publié aux éditions Jean-Michel Place dans la collection « Surréaliste », voir notamment Enquêtes surréalistes, En Jeux surréalistes, Sommeils et rêves surréalistes tous publiés en 2004. Voir également Les éditions surréalistes 1926-1968, IMEC, coll. « L’Édition contemporaine », 1993 ; Jacques Vaché, Soixante-dix neuf lettres de guerre, Jean-Michel Place, 1989.

[ii] http://www.philosophieetsurrealisme.fr

[iii] Les expositions Charles Fourier et Grandville à Besançon en 2010 et 2011, l’exposition El Surrealismo y el sueño à Madrid en 2013, ou encore une collaboration avec Emmanuel Guigon, directeur du Musée des Beaux-Arts de Besançon sur l’objet surréaliste.

[iv] Par exemple « Aragon &Breton, un projet philosophique » (chap. I), « Heidegger en futuriste et surréaliste » (chap. III), « Les courses immobiles d’Alfred Jarry » (chap. IV) ou encore « Grandville philosophe du déguisement » (chap. VI).

[v] Il faut par exemple attendre la pages 93 pour voir apparaître, après l’introduction, Gilles Deleuze à la faveur d’un développement sur Alfred Jarry et la page 126 pour qu’un développement soit consacré à Michel Foucault.

[vi] On se souvient de la liste célèbre : « Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme », « Victor Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête », « Jacques Vaché est surréaliste en moi ».

[vii] L’expression « sombre précurseur » ou « précurseur sombre » est employée par Deleuze dans Différence et répétition en 1968 et constitue l’un des concepts directeurs de l’essai de G. Sebbag. En revanche, nous empruntons l’expression « main élective » à André Breton qui dans « Fronton-virage » désignait ainsi Jean Ferry et Maurice Heine, tous deux proches du surréalisme, pour la manière dont ils étaient parvenus à dépasser leur rôle de simple commentateur en réunissant les conditions pour faire rayonner les œuvres élues : celle de Roussel, précisément, et celle de Sade. Voir La Clé des champs, Œuvres complètes, t. III, Marguerite Bonnet et alii éd., Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 840

[viii] « Deleuze suppose, écrit Sebbag, qu’il y a dans tout système un précurseur sombre, invisible et insensible, qui détermine en creux et à l’avance le chemin de la foudre qui va éclater entre les intensités différentes », où l’on voit G. Sebbag préparer le rapprochement entre la définition par Breton de l’image surréaliste et la question des potentiels chez Deleuze, p. 283-284.

[ix] « le concept de doublure […] p[ouvant] être converti en termes de différence et de répétition » (p. 9).

[x] Les passages cités sont dépourvus de note. Aussi mieux vaut-il savoir où trouver le texte « Du décor » d’Aragon et avoir en tête la citation de Kant « sur le cinabre tantôt rouge, tantôt noir » dans Le Paysan de Paris, supposée être « la plus significative », si l’on veut suivre la comparaison en quatre points dressée par G. Sebbag entre l’histoire racontée par Barrès dans Les Déracinés et l’histoire du groupe surréaliste. Idem pour certains passages où la spécificité de chaque auteur se voit résumée dans une parenthèse elliptique : « D’autres individus double face sont venus après Ducasse : Alfred Jarry (identité des contraires), Raymond Roussel (doublure), Francis Picabia (indifférence immobile), Arthur Cravan (poète et boxeur), Marcel Duchamp (méta-ironie), Arp (pile ou face) » (p. 24) sans parler de ces collages citationnels non démarqués qui flatteront l’initié, mais agaceront les autres. Voir par exemple p. 26 et 27 où les motifs de L’Amour fou s’enchevêtrent à la faveur d’une série de jeux de mots sans qu’il soit jamais fait mention de l’œuvre elle-même.

[xi] Voir d’Emmanuel Rubio : Les Philosophies d’André Breton 1924-1941, L’Âge d’homme, 2009 ouvrage tiré d’une thèse soutenue en 2002 sous la direction d’Henri Béhar ; « Présences de Schelling dans Le Paysan de Paris », Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, no 8, 2002 ; « Hegel, l’amour et Le Paysan de Paris », in L’Atelier d’un écrivain : Le xixe siècle d’Aragon, textes réunis par Edouard Béguin et Suzanne Ravis, Publications de l’Université de Provence, coll. « Textuelles littérature », 2003 ; « Le mythe de Moedler », Une tornade d’énigmes, Le Paysan de Paris de Louis Aragon, textes réunis par Anne-Elizabeth Halpern et Alain Trouvé, Éditions L’Improviste, 2003 ainsi que l’article de Nathalie Piégay-Gros, dans le même ouvrage, « Philosophie de l’image ». Voir également de Franck Merger, « L’allégorie de la « grotte » : enjeux philosophiques et littéraires d’un passage du Paysan de Paris », Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, no 4, 2002 ; de Philippe Sabot, Pratiques d’écriture, pratiques de pensée : figures du sujet chez Breton, Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Problématiques philosophiques », 2001 (dont le chapitre I comporte une section intitulée « Y a-t-il une philosophie du surréalisme ? »), mais aussi l’ouvrage déjà ancien de Roger Garaudy, Du Surréalisme au monde réel. L’Itinéraire d’Aragon, Gallimard, 1961, dans lequel la dette envers Kant, Hegel et D’Holbach était déjà abordée.

[xii] Georges Sebbag, « La pintura animada del surrealista que sueña », El Surrealismo y el sueño, Madrid, Museo Thyssen- Bornemisza, 2013, p. 57-65. La reprise de ce texte dans le présent essai n’est cependant à aucun moment signalée, pas plus qu’elle ne l’est sur le site de l’auteur.

[xiii] La question du temps est celle qui revient le plus, semble-t-il, dans les ouvrages de G. Sebbag.

[xiv] Citons par exemple cette phrase tirée d’un tract surréaliste : « Nous a-t-on assez couru sur le haricot avec M. Bergson, le bergsonisme et les bergsoniens ? » (« À suivre », 1929) et dans le célèbre Lisez/ Ne lisez pas, on se souvient peut-être qu’il faut lire Freud, mais ne pas lire Bergson, associé en matière d’idiotie à cette autre bête noire des surréalistes : Paul Claudel. Aragon parle quant à lui dans Traité du style de ce « philosophe [qu’il] n’aime guère ».

[xv] Texte consultable en ligne sur le site de l’auteur à l’adresse suivante : http://www.philosophieetsurrealisme.fr/grandville-philosophe-du-deguisement/ . Seule une phrase a été modifiée dans le chapitre VI (p. 131-150) et un titre ajouté.

[xvi] « Foucault ne peut être structuraliste que sur un plan roussellien » (p. 261).

[xvii] Paolo Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque Mélusine » , 2002, p. 121-178.

[xviii] Prudent malgré tout, Georges Sebbag multiplie les formules suspensives (nous soulignons) : « Toutes ces visions mouvantes [celles de Grandville] que Diderot n’aurait pas reniées » (p. 44), « on peut se demander, à l’issue de ce survol, si les surréalistes ne fréquentaient pas les mêmes sentiers philosophiques que l’auteur d’Être et Temps » (p. 75) ; ou encore « comme s’il [Foucault] avait en tête la table d’opération évoquée par Breton dans Ralentir travaux » (p. 224) ; « c’est probablement en pensant au métagramme de Roussel pourvoyeur en doublures que Foucault détecte la fonction de métathèse produite par le miroir [dans les Ménines] ( p. 225), « les pages finales sur la double affirmation d’Ariane [chez Deleuze] inspireront sans doute Michel Foucault » 237 ; « on imagine que deux phrases ont dû tinter dans la tête du natif de Poitiers [i.e. Foucault] » (p. 268) ; « Peut-être un clin d’œil aux Champs magnétiques de Breton et Soupault » (p. 306).

[xix] Notamment p. 22/ 32 ; p. 20/50 ; p. 8./59 ; p. 32/80 ; p. 79/131 ; p. 147/174.

[xx] Pour découvrir l’original de cette double page on se reportera au site de la Bibliothèque Jacques-Doucet à l’adresse suivante : http://www.doucet-litterature.org/spip.php?article51 et à l’article de Marie-Claire Dumas « Errutaretil, ou la littérature selon André Breton (et Cie ?) qui en fournit une première description. On pourra lire alors avec profit l’article de Marie-Paule Berranger qui en fournit une lecture éclairante dans « Errutaretil : ciel de lit du surréalisme » : http://www.doucet-litterature.org/spip.php?article55

[xxi] Sade, Diderot, Grandville, Jarry, Roussel, Vaché, Cravan ou Lautréamont figurent en bonne place au sein de cette constellation.

 

TOYEN PÉRET DVD

« À quoi bon baisser la tête si le ciel est haut ? »

PAR DOMINIQUE RABOURDIN

Deux nouveaux films et deux des meilleurs de la collection Phares, animée par Aube Elléouët, sont consacrés à des intimes parmi les intimes d’André Breton, ses « fidèles » leur vie durant, Benjamin Péret et Toyen. L’amitié et l’admiration de Breton pour « Benjamin l’impossible » dès le début des années vingt, évoquées dans les premières pages de Nadja, furent aussi indéfectibles que celles de Péret pour Breton et de Péret et Breton pour Toyen. On est là au fond du cœur du surréalisme, de ce qui n’a pas cessé d’en faire le prix.

TOYEN L’ORIGINE DE LA VÉRITÉ
De Dominique et Julien Ferrandou
BENJAMIN PÉRET POÈTE C’EST-À-DIRE RÉVOLUTIONNAIRE
De Rémy Ricordeau.
Seven doc 2015, 93 et 94 minutes, 23 euros

Sa très grande discrétion et son refus de toute forme de compromission ont longtemps empêché Toyen d’occuper dans la constellation des peintres surréalistes la place qui lui revenait, une des toutes premières. Le réalisateur dans cette collection des films sur Yves Elléouët, Alice Rahon, Leonora Carrington et Dorothea Tanning, Dominique Ferrandou, en respecte cette fois encore le modèle chronologique et didactique habituel, trop restrictif pour une femme qui faisait exploser toutes les conventions. On suit pas à pas les grandes étapes de la vie de cette très jeune femme devenue, avec Jindrich Styrsky, une des figures emblématiques de l’avant-garde tchèque : sa participation à Devĕ tsil, les séjours à Paris à partir de 1925 et la découverte du surréalisme dans toute sa nouveauté. En 1927, « par opposition, écrit-elle, au réalisme et au naturalisme » sa peinture évolue vers « l’artificialisme », qu’elle définit comme « l’identification du poète et du peintre. » C’est d’autant plus important, a précisé son ami Radovan Ivšić, « que l’ensemble de son activité peut être considéré comme une véritable défense et illustration de cette intuition de jeunesse. Car à travers les aspects très divers de sa peinture, Toyen n’a cessé de témoigner de cette identification totale du peintre et du poète.» Un des grands intérêts de ce film est de révéler des œuvres majeures de cette période décisive.

Après la visite de Breton et Éluard à Prague en 1935, Styrsky, Toyen et leurs amis Nezval et Teige participent aux publications et aux expositions internationales du surréalisme. Pendant l’occupation nazie, Toyen est inscrite sur la liste des intellectuels à qui toute manifestation publique est interdite. Après la mise au pas stalinienne de son pays, elle n’a plus la possibilité d’y travailler librement. Un jeune surréaliste ayant choisi de vivre aujourd’hui à Prague, Bertrand Schmitt, bien placé pour savoir ce qui se passait sous un régime totalitaire, le rappelle d’une manière qui fait froid dans le dos : « En 1946, Paul Éluard est revenu à Prague, André Breton était encore aux États-Unis, et Toyen lui a demandé des nouvelles d’André Breton, en disant : « Mais que devient André ?» et Paul Éluard lui a fait savoir qu’il fallait choisir, c’était soit lui soit André Breton, et Toyen a choisi et a dit : « Dans ce cas-là c’est André Breton. » Et Paul Éluard lui a dit : « Si c’est comme ça, je ferai tout pour vous détruire.»

En 1947, elle n’a plus d’autres choix que l’exil. Avec Jindrich Heisler, autre figure majeure du surréalisme tchèque, elle s’installe à Paris, qu’elle ne quittera plus. Jusqu’à la dissolution du groupe en 1969 elle s’associe pleinement à toutes ses activités, y compris politiques. Elle illustre les revues, les poèmes et les livres de Breton, Péret (qui la surnommait affectueusement « baronne »), Octavio Paz et des nouveaux venus comme Gérard Legrand, Elie-Charles Flamand, Jean-Pierre Duprey, Radovan Ivsic et Annie Lebrun. Peut-être ce film serait-il resté sagement classique si n’y avaient participé de façon déterminante quelques-uns de ceux qui avaient su l’entourer sa vie durant, qui sont restés près d’elle après la mort de Breton. Ils ne sont pas venus raconter quelques anecdotes « pittoresques », ni faire étalage de leurs connaissances. Ils sont poètes et parlent de ce qui leur est essentiel, la liberté, l’amour, la poésie. Georges Goldfayn, un des animateurs de l’Age du cinéma avec Robert Benayoun et Ado Kyrou, le benjamin du groupe en 1950 quand il rencontre Toyen pour devenir un de ses intimes (elle lui confie le choix des titres de ses tableaux), avait toujours refusé de s’exprimer devant une caméra. Il est sorti de son silence parce qu’il a la conviction que ce qu’il sait sur elle, et sur Péret, il est aujourd’hui le seul à pouvoir le transmettre. Devant Annie Lebrun, il met toute son énergie, toute sa conviction, en martelant ses mots, à expliquer l’attitude de la femme magnifique qui disait hautement : « Je ne suis pas Peintre ! » « J’ai essayé, explique-t-il, de vous montrer la détermination et la force avec laquelle Toyen s’exprimait, pour préciser qu’elle avait cette singularité d’être ce qu’elle était, mais c’est en se définissant comme une personne qui n’était pas un peintre. Or elle disposait de tous les moyens techniques de la peinture, elle était extrêmement attentive, vétilleuse dans l’emploi de tous les moyens techniques associés à la peinture, mais elle ne se définissait pas comme un peintre. C’est dire qu’elle faisait référence au fait qu’elle avait une activité poétique. Sa singularité spécifique : c’était qu’elle était une poète. « Breton avait trouvé les mots pour saluer Toyen, de qui je ne puis jamais évoquer sans émotion le visage médaillé de noblesse, le frémissement profond en même temps que la résistance de roc aux assauts les plus furieux et dont les yeux sont des plages de lumière…  » La beauté de ce film est qu’il ne se contente pas de montrer – un peu trop classiquement — ses admirables tableaux, ses grands cycles de dessins et ses exquises fantaisies pornographiques, mais qu’il donne la parole à ceux qui l’avaient connue, admirée et aimée et partageaient ses exigences, parce qu’eux-mêmes étaient poètes, comme elle.

« Qu’est-ce que le surréalisme ?
C’est la beauté de Benjamin Péret écoutant les mots de famille, de religion et de patrie ».

Qu’un film intitulé Poète c’est-à-dire révolutionnaire s’ouvre sur ces mots d’André Breton est un signe fort. Pour un des principaux intervenants, Guy Prévan, auteur de Péret Benjamin, révolutionnaire permanent, et lui-même « réfractaire à temps complet », « ces trois mots qui réunissaient Breton et Péret et d’autres bien sûr, c’était la poésie l’amour et la liberté. C’est avec la liberté que l’on peut faire le joint, la poésie suppose la liberté, c’est pour ça qu’elle n’aime pas les honneurs. La politique telle que la concevait Péret avait aussi comme objectif « la liberté, arriver à la liberté ». Donc de « changer la vie ».

En publiant à News York, en 1943, sous le titre La Parole est à Péret sa préface à l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Breton saluait « un esprit d’une liberté inaltérable que n’a cessé de cautionner une vie singulièrement pure de concessions ». Rémy Ricordeau, le réalisateur, connaît assez Péret pour ne pas ouvrir le robinet d’eau tiède. Son film est tout sauf « sage » et « bien-pensant » parce qu’il ne fait intervenir que ceux qui ont connu et compris cet homme mort en 1959, il y a plus de 55 ans. Les plus jeunes ont — peut-être — 80 ans, mais ils parlent d’un homme qui leur a embelli la vie comme aucun « spécialiste » ne sera jamais capable de le faire. Grâce à eux, ce film est à la hauteur de son titre : Poète c’est-à-dire révolutionnaire.

Presque tous ont fait partie du groupe surréaliste autour de Breton (et de Toyen). Leur présence est un défi au temps : Georges Goldfayn parle de Péret comme s’il l’avait quitté la veille : « Il n’y a pas un être qui se soit à ce point confondu avec l’activité poétique, avec ce qu’il appelle lui, connaissance intuitive. Il n’y a pas un être qui l’a été autant que lui. » Michel Zimbacca revoit Péret écrivant le commentaire inspiré du film l’Invention du monde. Jean-Claude Silbermann admire que « chez Benjamin l’automatisme ait trouvé sa raison d’être en poésie même ». Alain Joubert définit clairement les positions de Péret aux moments cruciaux de sa vie, la guerre d’Espagne, la prison, l’exil au Mexique, les luttes politiques, et partage avec Guy Prévan qui, lui, parle en militant politique du militant Péret, le rôle de narrateur. Maurice Nadeau est un jeune homme en 1939 quand la responsabilité de Clé, le journal de la FIARI – Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant, fondée par Breton et Trotsky, qui eut tout de même deux numéros avant la guerre lui est confiée sous le contrôle de Péret, dont il garde un meilleur souvenir que de Breton. J’ai assisté en 2012, quelques mois avant sa mort, au tournage de ce qui doit être son dernier entretien, 75 ans après leur rencontre. Il avait plus de 100 ans : « Je ne le prenais pas pour un surréaliste comme les autres finalement. Parce que c’était un surréaliste qui travaillait et qui gagnait sa croûte. Enfin il avait un boulot. Les autres pouvaient vivre de peintures, de machin, je ne sais pas quoi, je n’ai jamais voulu le savoir. Mais lui, il était dans le concret, dans la vie. C’est ça. »

Breton est présent avec sa voix, ses Entretiens pour la radio, la lecture de Nadja et de quelques extraits de ses lettres (inédites) à Péret, dont celle de New York, le 26 mai 1943, où il félicite son « Très cher Benjamin » de la préface à sa future anthologie, qu’il publiera toutes affaires cessantes :

« Tu as écrit un texte de toute importance, cette préface. C’est même la première fois que tu te décides à t’exprimer d’une manière autre que strictement poétique, en dépit de mes instances de 20 ans. Et c’est mieux qu’une réussite : tu donnes du premier coup, comme j’ai eu maintes occasions de le dire et comme chacun en a convenu avec enthousiasme autour de moi, le premier grand texte manifeste de cette époque, ce que nous pouvons appeler entre nous un chef-d’œuvre. »

La parole est aussi largement donnée à Péret lui-même avec des enregistrements pour la radio et sa poésie, jubilatoire quand elle est dite par Breton et Pierre Brasseur, autre complice des années vingt. Ses mots apparaissent à l’écran, beaucoup de textes courts ponctuent le film. La poésie jaillit à jets continus, « comme de source ». Et l’on prend le temps d’écouter des passages essentiels de ses grands « manifestes », dont le splendide Déshonneur des poètes : « Le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents […] Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers ».

On ne s’étonne pas que de tels propos aient pu valoir à leur auteur de solides inimitiés, qui ne s’éteignirent pas avec sa mort. Jacques Prévert eut alors l’occasion de prendre sa défense : « Benjamin Péret, c’était un poète entier, qui n’écrivait jamais les choses à moitié. Il tenait à ses idées, ses amitiés, ses rêves. Benjamin Péret, c’était et c’est toujours Benjamin Péret. »

« À quoi bon baisser la tête si le ciel est haut ? », écrivait-il à Toyen.

[Télécharger cet article]

Post-scriptum : L’Association des amis de Benjamin Péret, 50 rue de la Charité-69-002-Lyon, qui a apporté son soutien au film de Rémy Ricordeau, vient de publier le quatrième des Cahiers Benjamin Péret, avec des dossiers sur Le Brésil de Benjamin Péret et sur André Breton et ses amis surréalistes à Saint-Cirq Lapopie, ainsi qu’un important inédit en français, Noirs sur Blancs au Brésil, écrit en 1934 pour la célèbre Negro Anthology de Nancy Cunard. Et les Rouilles enragées, publiées jadis sous le pseudonyme de Satyremont retrouvent enfin leur titre original, les Couilles enragées, aux éditions Prairial. 72 pages, 8 euros.

CC

Les Rendez-vous de la Halle Saint-Pierre 2015-2016

Conférences de l’Association pour la recherche et l’étude du surréalisme (APRES)

organisées par Françoise Py à la Halle Saint-Pierre le samedi 7 novembre 2015 puis de novembre 2015 à juin 2016 le deuxième samedi du mois de 15h30 à 18h30.
Réception par Martine Lusardy

Samedi 7 novembre 2015

Pablo Picasso: Écrits et propos, mis en musique par Bernard Ascal.
Aruna : chansons françaises, espagnoles et sud-américaines.

L’après-midi du samedi 7 novembre comprendra deux volets d’une heure chacun. Dans une première partie, Bernard Ascal présentera les Ecrits de Picasso, la plupart inédits, dont il a fait un livre accompagné d’un CD. Par la voix dite et chantée, les textes de Picasso se révèlent dans leur rythme incroyablement novateur. La conférence inclura des lectures et des moments d’écoute. Dans une seconde partie, la chanteuse Aruna nous fera voyager en chansons.

Bernard Ascal est un poète et un peintre lié au surréalisme depuis les années soixante. Auteur, compositeur, interprète, il a mis en musique les Ecrits de Picasso mais aussi beaucoup de poètes surréalistes comme Philippe Soupault ou Aimé Césaire. Il nous présentera la monographie qui vient de lui être consacrée, Sorties de pistes, aux éditions Le Petit Véhicule, avec des textes de José Pierre.
Aruna est une chanteuse hors normes à la voix grave et chaude, tout à fait exceptionnelle. Partie de son Béarn natal à l’âge de 16 ans, elle a voyagé et chanté avec les gitans qui l’ont adoptée. Elle parcourt le monde, et tout particulièrement l’Inde ou l’Amérique Latine, et chante pour les publics les plus défavorisés. Elle revient du Mexique où elle a réalisé une mission humanitaire de six mois, chantant dans les prisons, les hôpitaux, les quartiers déshérités. Son répertoire comprend ses propres chansons mais aussi les plus belles chansons françaises, espagnoles, sud-américaines. Dans la veine d’une Mercedes Sosa, elle donne vie à des chants oubliés. Elle s’accompagne à la guitare, instrument qu’elle joue de manière instinctive, avec des accents gypsy. (On peut entendre ses chansons sur YouTube à Free Live Sessions et à Aruna Lapassatet).

Samedi 14 novembre 2015

Après-midi consacrée à Antonin Artaud.
Projection du film de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur En compagnie d’Antonin Artaud, le momo de 1993, d’après le livre de Jacques Prevel, avec Samy Frey, Marc Barbé, Julie Jézéquel et Valérie Jeannet, 79’.
Présentation du film par Jérôme Prieur.
Table ronde animée par Dominique Calmé avec le réalisateur et deux collaborateurs des Cahiers Artaud, Virginie Di Ricci et Nicolas Rozier.

Samedi 12 décembre 2015

Projection du film de Catherine Binet, Les Jeux de la Comtesse Dolingen de Gratz, 1981, 113’, avec Michaele Lonsdale, Emmanuelle Riva et Marina Vlady, librement inspiré de Sombre Printemps d’Unica Zürn.
Présentation par Jean-François Rabain.
Débat.

Samedi 9 janvier 2016

Hommage à Rodolfo Krasno. Présentation de l’artiste par Christine Frérot.

Projection du film de Guillermo Krasnopolsky sur Krasno.
Table ronde avec le réalisateur, Christine Frérot, Pierre Bouchat, Jean-Clarence Lambert et Julio Le Parc.

Jean-Clarence Lambert et Julio Le Parc.

« Les genèses de Krasno

L’œuvre de Krasno est une histoire de naissance : gestation, éclosion,  croissance. Nous n’en finissons pas de naître et chaque nouvelle naissance nous révèle à nous-mêmes et aux autres. L’œuf, c’est le ventre maternel, notre première demeure, c’est aussi la terre mère, le ventre de la terre, notre dernière demeure. C’est aussi tous les abris que nous nous sommes donnés, tous nos nids, nos cocons. Pour Krasno, c’est aussi l’atelier. Il écrit : “l’œuf est devenu mon atelier.” Éclosion, mais aussi parfois “déclosion” : on sort de l’œuf, mais on peut aussi y entrer à nouveau, dans un retour à l’origine.

L’œuvre de Krasno est profondément existentielle, c’est une œuvre-vie, une œuvre qui médite sur la vie et qui aide le spectateur à s’orienter dans la vie. Ces corps adultes qui sortent de l’œuf — torses, mains, jambes, têtes — offrent un raccourci temporel de la naissance à l’âge adulte. Le temps est suspendu. Le troisième terme — la mort — est inscrit dans l’œuvre, dans cette suspension, comme dans les vanités, les Memento mori, pour nous inviter à savourer le présent, à lui donner du sens. C’est une œuvre qui travaille autant sur le temps que sur l’espace, sur le déroulement temporel et le temps comme virtualité.

Nous avons en nous la virtualité du vol qu’est la création. Nous nous
envolons par l’imagination, par le rêve. Krasno, en nous faisant sortir
de l’œuf, exalte cette potentialité du vol par la poésie et l’art, mais
il nous rappelle aussi que nous sommes soumis à la pesanteur : nous
sommes ces étranges oiseaux rivés au sol qui ne pourront plus jamais voler. Tel le Dodo, exalté par Lewis Carroll et Malcolm de Chazal, devenu une sorte d’oiseau préhistorique de par sa disparition. Sans doute Krasno nous a-t-il immortalisés dans son fragile papier pour qu’un jour on se souvienne qu’il y avaitd’étranges oiseaux sans ailes qui auraient voulu voler. Il nous donne à voir notre condition humaine d’exilé volontaire, sans retour possible au pays natal — comme si ce pays avait disparu ou n’était pas encore né. Cet exilé, c’est bien sûr Krasno lui-même, parti d’Argentine et devenant de nulle part, sinon de son antre-demeure-atelier, son ultime œuf, mais c’est aussi nous tous enchaînés, retenus, sans possibilité de partir, immobilisés, voire enfermés. D’où les œufs contraints : fer, cordages, clous, plâtre, armures, cuirasses, boîtes en plexiglas, grilles. Nous sommes au cœur de cette dialectique : retenus et prêts à partir, immobilisés, mais déjà presque en vol. Dimension existentielle qui se double d’une dimension politique. Même éloigné de son pays, Krasno ressent les sévices de la dictature militaire dans sa propre chair. Sa souffrance prend corps dans sa sculpture.

Lorsque Krasno est invité à réaliser une grande œuvre pour la cité
scolaire de Villejuif, il dédie cette œuvre à la jeunesse : les vingt
personnages moulés sur nature et placés sur les façades sont autant
d’Icare en passe de voler, d’escalader, de sauter. La jeunesse incarne
cet espoir d’une société plus juste et plus libre à inventer. Krasno
dans ses œuvres tente de réveiller en nous cette jeunesse et ce désir de lutter, de créer, de s’élancer.

Virtualité du vol, mais aussi virtualité du blanc, de la page blanche,
lisse ou granuleuse. Le papier s’est substitué au bronze, il en est
l’exact inverse. Loin de défier le temps, il est fragile, se dégrade,
s’altère à la lumière. D’où les boîtes en plexiglas, sortes de cages de
verre, qui soulignent cette fragilité. Le papier devient coquille,
devient peau. Une page devenue corps, un corps devenu page, un corps comme une page vierge où tout reste à écrire, où le corps s’écrit, s’inscrit. Silence, mémoire et oubli. Patrick Modiano parlant de l’écrivain — mais il aurait pu le dire aussi de Krasno — “c’est sans
doute sa vocation, devant la grande page blanche de l’oubli, de faire
ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan”. Ce sera tout le travail de Krasno pour ses livrobjets avec les poètes, tels Jean-Clarence Lambert ou Octavio Paz : ses Pierres éparses sont justement comme des icebergs nomades. »
Par Françoise Py

Samedi 23 janvier 2016 de 15h30 à 18h30

(Reprogramation suite aux attentats du 13 novembre 2015)

Projection / débat En compagnie d’Antonin Artaud
film de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur d’après le livre de Jacques Prevel, avec Samy Frey, Marc Barbé, Julie Jézéquel et Valérie Jeannet, 79’.

En présence de Jérôme Prieur, et de Nicolas Rozier pour les Cahiers Artaud
Rencontre animée par Dominique Calmé
Halle Saint Pierre – auditorium (entrée libre)

Mai 1946 : après neuf ans d’internement, Antonin Artaud sort enfin de l’asile de Rodez pour revenir à Paris parmi les siens. Ce jour est l’illumination de Jacques Prevel. Jeune poète, il va suivre Artaud dans ses pérégrinations entre la maison de santé d’Ivry et Saint Germain des Près, tout en poursuivant la même quête de poésie, de drogue et d’absolu. Prevel devient le disciple et le pourvoyeur, le compagnon de cet homme de génie dont il relate la chronique jusqu’à sa mort, deux ans plus tard. Dans ce Paris d’après-guerre où il connait la misère et la souffrance, Prével s’attache à tout jamais à Antonin Artaud, celui qui fut son seul ami. Dans cette étonnante “biographie” inspirée, Gérard Mordillat signe, avec Jérôme Prieur son complice, un film rugueux comme peut l’être l’écriture, libre comme la poésie…

Samedi 13 février 2016

Laurence Imbert D., peintre et sculpteur, dialogue avec ses amis poètes et critiques : Gérard Xuriguera, Fernando Arrabal, Jean-Clarence Lambert, Jean-Yves Bosseur, Daniel Loewers, Jean-Loup Philippe et Marame Al Masri.
Projection du film Laurence Imbert D. : l’entre deux mondes.
Intermèdes musicaux : Jérémie Lecoq (violoncelle et voix).
Présentation du livre de Gérard Xuriguera : Sur l’aile d’un songe : Laurence Imbert D. (Editions F.V.W., novembre 2015).

La peinture de Laurence Imbert nous ouvre les Jardins du ciel. Ce sont des paysages lointains sans ressemblance avec le connu, des régions encore inexplorées aux couleurs et aux formes imprévisibles. Dans ses cartographies imaginaires, l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand. Ses cosmogonies renvoient à l’univers cellulaire, à l’embryologie. Elle retrouve ainsi l’intuition fondamentale de Victor Hugo qui notait : « tout est l’atome et tout est l’astre ». Dans cette peinture de l’énergie en suspension, des déflagrations voisinent avec des zones pacifiées, les teintes sourdes avec les couleurs éclatantes, les terres avec les cinabres.

L’espace-temps qu’elle ne cesse d’explorer est aussi notre temps historique revisité et retravaillé. A l’instar de Matta qui disait : « je ne suis pas un peintre, je suis un montreur », elle montre par le biais de la peinture. Dans une peinture savante, elle revisite les grands abstraits du XXe siècle pour les mettre à distance : l’abstraction géométrique (expression du rythme par les couleurs et les lignes), l’abstraction lyrique (accords réciproques entre sons et teintes). Son affinité avec la musique contemporaine s’affirme tout particulièrement dans sa dernière série en hommage à Pollock. Ce détour par Pollock est aussi une manière de saluer Hayter, son voisin rue Cassini, son immense ami mort dans ses bras, qui dans les années quarante ouvrit à Pollock la voie du all over, comme le rappelle Pierre-François Albert dans son récent Hayter, un génie du trait. En une performance dansée, elle tourne autour de la toile, ou entre à l’intérieur, pour la couvrir d’entrelacs, de réseaux énergétiques all over où l’œil se perd.

Mais paradoxalement elle réintroduit un centre, un cercle blanc, dans un format carré, comme dans Echec et mat, qui met littéralement en échec le principe du all over et sa lecture non orientée. L’œil tourne autour de ce centre vacant, comme un nombril, un « ombilic des limbes », pour reprendre les termes d’Artaud. Le centre, noyau cosmique, vacuité fondamentale, est aussi un équivalent du silence. Le cercle est détouré avec des objets réels. Chez Pollock, le réel s’invitait subrepticement sous la forme de sable, de verre brisé, de ficelle ou de clous pris dans les lacis de peinture. Chez Laurence Imbert, ce sont d’énormes clous démonstratifs qui affirment un retour à la troisième dimension. Elle réintroduit aussi dans sa peinture le coup de pinceau, le contact direct de l’outil avec la toile que le dripping abolissait. Les références convoquées sont à la fois exaltées et mises à mal, dans une circularité, un éternel retour qui les vivifie. Il y a chez elle subversion de la référence, détournement, retournement spectaculaire. Rarement peinture a été aussi vivante.

Françoise Py

 

Samedi 12 mars 2016

Hommage à Tzara par Wanda Mihuleac et les Editions Transignum. L’Homme approximatif : Spectacle performance avec Wanda Mihuleac, David Napoli, Denis Parmain, Guy Chaty, Siewert Van Dyck, Ioana Tomsa, Cornelia Petroiu.

Samedi 9 avril 2016

Projection du film de Gilles Nadeau : Maurice Nadeau : Révolution et Littérature, présentation par le réalisateur.
Débat avec le réalisateur, Maurice Mourier et Alain Joubert,

Samedi 14 mai 2016

Projection du film de Fabrice Maze sur Claude Cahun (éditions Seven Doc, collection Phares, 2015).
Débat avec le réalisateur et Anne Egger.

Samedi 11 juin 2016

Poésie et chansons : Alain Aurenche et Aruna


Informations pratiques :

Halle Saint-Pierre : 2 rue Ronsard — 74018 Paris, Métro Anvers. www.hallesaintpierre.org

Françoise Py : 06.99.08.02.63, francoise.py@univ-paris8.fr
L’Association pour l’étude du surréalisme est présidée par Henri Béhar