La Main à plume, dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

La Main à plume,
dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

Par Léa NICOLAS-TEBOUL

Conférence donnée dans le cadre de l’APRES à la Halle Saint Pierre
le 9 décembre 2023

Samedi 9 décembre 2023, 15h.
La Main à plume (1940-1944) : conférence introductive par Louis Janover.
Conférence par Léa Nicolas-Teboul. Lectures avec Morgane Tennessee.
Table ronde
sur la place de « La Main à plume » dans l’histoire du surréalisme, avec Anne Foucault, Louis Janover, Marine Nédélec et Léa Nicolas-Teboul.

 

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Mon travail vise à réinscrire la Main à plume dans l’histoire du surréalisme, à réhabiliter l’apport de la Main à plume au surréalisme. Et cela ne peut se faire sans questionner la construction de cette histoire ou interroger les raisons de l’oubli de l’expérience de ce groupe.

En 1953, Breton classe la Main à plume comme « activité de tendance surréaliste » pour la chronologie générale du surréalisme qu’il établit pour Flair1. La Main à plume serait un corps étranger, au statut peu clair.

Plus tard, la Main à plume sort progressivement de l’ombre, d’abord avec les émissions sur France Culture de Nadine Lefebure en 1966, puis avec le travail journalistique de Michel Fauré, publié en 19822. Mais c’est pour en faire une expérience dissidente, à part, déliée de l’histoire du surréalisme d’avant et d’après-guerre. Une expérience située finalement entre le groupe des Réverbères et le Surréalisme révolutionnaire.

Cette lecture revenait, du côté de l’histoire politique, à limiter la Main à plume à la résistance voire au compagnonnage avec le Parti communiste. Esthétiquement, elle situait volontiers la Main à plume dans les marges du surréalisme, comme l’étaient les Réverbères, revue post-dadaïste active à la fin des années trente, dont étaient issus plusieurs membres de la Main à plume.

Mon parti-pris est le suivant : c’est en réinscrivant l’expérience de la Main à plume dans l’histoire du surréalisme qu’on peut en saisir la portée. Quelle est la signification de cet objet d’histoire, à la fois extrêmement dense et ténu ? Quel geste critique constitue-t-il pour réfléchir l’histoire du surréalisme ?

Maintenir le surréalisme.

La Main à plume s’est formée au début de l’Occupation, à Paris, à l’automne 1940. Le groupe est d’abord une réponse, à ce qui est vécu comme une désertion : l’exil de Breton et d’une grande partie des surréalistes historiques aux États-Unis ou au Mexique. De fait, celles et ceux qui restent à Paris considèrent qu’il faut répondre à la catastrophe historique et à la crise du surréalisme qui lui est afférente. Soit parce qu’ils ont décidé de rester, soit, de manière plus fortuite, mais cela revient finalement au même, parce qu’ils n’ont pas eu les moyens de partir.

Plusieurs personnages centraux dans la formation de la Main à plume assurent la liaison avec le groupe surréaliste historique. Robert Rius, surtout, mais aussi Jean-François Chabrun, qui a rejoint les surréalistes, et la FIARI, tout jeune, en 1938. Ou encore Adolphe Acker.

Rius a été un ami intime de Breton dans les dernières années d’avant-guerre. A son départ de Paris, Breton lui remet les clés de l’appartement rue Fontaine et Rius est chargé de veiller sur les œuvres, les collections, de s’occuper de certains documents jugés compromettants. Péret, avant son départ, a participé aux premières discussions qui vont mener à la formation du groupe. Bref, la Main à plume n’a pas seulement une connaissance de seconde main du mouvement. Le surréalisme est une expérience bien vivante pour celles et ceux qui fondent le groupe.

Et c’est grâce à cette capacité de transmission et de rassemblement que de nombreux surréalistes d’avant-guerre vont collaborer à la Main à plume. Dominguez, Ubac, Hérold, des surréalistes belges, Mariën, Magritte. Des personnalités plus isolées comme Maurice Blanchard ou Léo Malet. Pour ce qui est de la participation d’Éluard à la Main à plume, elle a été active entre l’automne 1941 et l’hiver 1942, mais elle ne fait pas l’unanimité au sein du groupe et se solde par une rupture fracassante à l’été 1943, après le rapprochement Éluard / Aragon et la demande de réinscription d’Éluard au Parti.

Cependant, les forces vives de la Main à plume représentent une sorte de génération surréaliste spontanée qui adhère au surréalisme mais sans avoir participé au groupe avant-guerre. Ils viennent pour beaucoup des Réverbères, comme Noël Arnaud, Jacques Bureau, Régine Raufast. Mais pas seulement. Il y a d’abord Dotremont, qui arrive à Paris au printemps 1941, alors qu’il vient à peine de rencontrer Ubac à Bruxelles. Déjà poète intéressant et activiste surréaliste, il fait pendant toute la guerre la liaison avec la Belgique. Dans le courant de la guerre, arrivent aussi d’autres jeunes gens comme André Stil, Marco Ménégoz, Boris Rybak. Ces jeunes gens lettrés mais qui n’ont pas encore d’œuvres et viennent, pour certains, de milieux modestes, lient directement leur entrée en surréalisme à une prise de parti historique. C’est l’adhésion, disons, à une plateforme esthético-politique.

Cette plateforme implique une certaine idée de la poésie fondée sur l’égalité des intelligences et une confiance dans l’affectivité lyrique. Elle implique aussi une capacité de résistance idéologique à l’air du temps empoisonné de l’Occupation, et un positionnement éthique et politique, antifasciste et antistalinien.

Le groupe a édité une revue, qui a changé de nom à chaque numéro pour échapper à la censure allemande, très sévère envers la presse3. L’économie de la revue s’inscrit sans ambiguïté dans l’histoire des revues surréalistes : par le rapport entre les essais ou manifestes, les poèmes, les textes critiques consacrés à tel ou tel artiste, le travail plastique. Et aussi, par le travail du paratexte qui inscrit tous les textes signés dans une tradition critique et esthétique. Telle citation se moquant des grands hommes, un fait divers exaltant les fous, ou des collages de citations défendant le caractère collectif et universel de la poésie.

Le groupe a donc inventé un très grand nombre de formats et de types de publications pour répondre aux contraintes matérielles et à la censure allemande. Cette politique éditoriale consiste à faire vivre « l’état de présence surréaliste » dans le champ littéraire et artistique mais en refusant la politique de parution légale, adoptée par les revues de zone Sud déclarées à la censure de Vichy. En termes économiques, la Main à plume répond à la pénurie de papier, et au rétrécissement de l’espace social de l’art dégénéré, tout en éditant des livres de dialogue surréalistes de belle facture.

Le groupe a édité, par exemple, les Pages libres de la Main à plume, une collection surréaliste toute mince qui est paru en 11 fascicules entre janvier 1943 et janvier 1944. Chaque numéro était un simple feuillet replié et illustré. La collection a publié la cohorte des poètes et poétesses de la Main à plume mais a aussi réédité Pleine Marge de Breton et des contes de Péret datant des années 20.

Au-delà de son activité éditoriale, la vie collective de la Main à plume était extrêmement riche. Sur le plan des écritures collectives, des jeux, des œuvres en collaboration, mais aussi du travail de recherche théorique en commun. Le collectif était à la fois un lieu de création et un espace de débat et de formation politique.

Un des traits singuliers de la Main à plume est donc son insistance sur « le communisme du génie », comme l’a fait le premier surréalisme. Tous les numéros de la revue comprenaient des poèmes collectifs appelés « L’Usine à poèmes » ; de nombreux textes théoriques insistent sur cette tradition littéraire souterraine, qui va du romantisme allemand au surréalisme et qui fait de la poésie une faculté universelle et partagée.

L’autre pan de ce « communisme du génie », c’est l’intrication organique entre les militants et les poètes et plasticiens surréalistes. Ce que j’ai appelé trotsko-surréalisme en un seul mot. Le groupe est une caisse de résonnance des débats politiques, trotskisme, participation à la résistance. Pour des militants comme Adolphe Acker, Daniel Nat, Maurice Nadeau, la Révolution sociale et la philosophie du surréalisme font corps.

Les surréalistes voulaient une révolution comme ça, globale, bon j’ai marché dedans, puis je me disais, on était encore dans la guerre, je me disais, oui mais Breton est parti en Amérique, Péret est au Mexique, bon Éluard et Aragon sont devenus staliniens, mais qu’est-ce qui reste ? Alors j’ai participé à un petit groupe qui s’appelait la Main à plume où il y a eu des copains aussi d’arrêtés, il y en a qui ne sont pas revenus comme Robert Rius. Bon, on essayait de faire quelque chose, sur la base de cette révolution utopique.

(interview de Maurice Nadeau de 1989 par Jean-José Marchand, Archives du XXe siècle).

Comme si ce qu’il y avait de déclaratif, ou de spéculatif dans le projet surréaliste était pris au pied de la lettre à la Main à plume. Je pense à l’appel en ouverture de Décentralisation surréaliste, une plaquette éditée par André Stil au Quesnoy en étroite collaboration avec la Main à plume à Paris, qui est une sorte de réécriture de l’appel aux lycéens de Breton dans le Second Manifeste4.

Je pense aussi aux techniques de contre-propagande surréaliste qu’ont utilisées Henri Goetz et Christine Boumeester, souvent accompagnées de Christian Dotremont et Régine Raufast au début de l’Occupation. Ces techniques consistaient à distribuer des messages politico-poétiques dans les boîtes à lettres, les bancs des églises, ou bien à recouvrir certaines affiches de propagande nazie. Les messages surréalistes sont devenus des outils de proto-résistance à l’Occupant.

Je voudrais maintenant évoquer, rapidement, deux projets de la Main à plume particulièrement importants à mes yeux et qui témoignent de la dernière période d’activité du groupe. Pour ce faire, les recherches de nouvelles sources ont été particulièrement décisives puisque ces deux projets sont restés inédits. Ils ont été abandonnés l’été de la Libération, avec les conséquences que l’on verra sur la reconnaissance de la Main à plume après-guerre.

D’abord L’Objet, la dernière plaquette du groupe, fruit d’un an de recherche collective. Cette plaquette représentait un véritable aboutissement théorique pour la Main à plume, même si son processus d’élaboration a été très conflictuel, avec en toile de fond les conflits soulevés par la demande d’inscription de Jean-François Chabrun au Parti Communiste en janvier 1944. Or, cette plaquette témoigne d’une confrontation remarquable avec les grands enjeux théoriques du surréalisme des années trente, en particulier « Crise de l’objet » de Breton et débouche sur plusieurs propositions passionnantes.

La première vise à faire du quotidien un paradigme central des recherches surréalistes, à la veille de la sortie de la première Critique de la vie quotidienne de Lefevre.

Ce que j’ai appelé « surréalisme du quotidien » est tourné d’un côté vers une exploration de l’objet ordinaire, des banalités intimes et des usages. Cette méthode, Dotremont l’appelle « banalisation du surréalisme », par opposition à l’esthétique de la surprise et du dépaysement. Pour lui, cette « banalisation » est aussi une machine de guerre contre le caractère extraordinaire et séparé des objets artistiques, y compris surréalistes.

D’autre part, le surréalisme du quotidien s’appuie sur un dialogue renouvelé entre la philosophie du surréalisme et d’autres domaines de la connaissance, en particulier la science. Dans, « Moralité », la postface écrite par Rybak et de Sède, ce qu’ils appellent « le surréalisme lyrique » dialogue avec la physique quantique, la biologie et ouvre certaines propositions théoriques, que je qualifie de pré-structuralistes.

La plaquette L’Objet me paraît aussi être un aboutissement dans le parcours théorique de la Main à plume, au sens où ses propositions novatrices tentent véritablement d’incorporer à la philosophie du surréalisme l’expérience de la Main à plume, ce que le groupe a vécu et traversé pendant la guerre. Je pense par exemple à un texte de Jacques Bureau, « Le Clou », écrit depuis la prison de Fresnes et qui est un récit de sa relation avec un clou qui se trouvait dans sa cellule. Ce récit est un témoignage, presque un document. Et il interroge aussi, de façon épistémologique, la capacité de connaissance que nous offrent les objets isolés, extraordinaires, mis en valeur par le surréalisme.

A la même période, le groupe prépare une monographie consacrée à Jacques Hérold, qui devait réunir notamment un texte du peintre, version préliminaire de son Maltraité de peinture, plusieurs textes critiques de membres de la Main à plume et des reproductions de ses œuvres, notamment La Liseuse d’aigle, son chef-d’œuvre de la guerre. Au sein de la Main à plume, Hérold a trouvé un espace de survie matérielle et idéologique, qui lui a permis de développer son œuvre et sa pensée d’une manière absolument remarquable.

Et en quelque sorte de trouver sous le nom de cristallisation sa place au sein de la peinture surréaliste, place qui pourrait se résumer à ces propos datant justement des recherches collectives sur l’Objet : « le monde mou a cessé de vivre en 1944. J’oppose aux structures molles de Dali l’objet construit en aiguille, verre cassé, lames tranchantes, cristal. »

En particulier, Hérold a travaillé dans le compagnonnage de Boris Rybak, qui était biologiste. Et on voit dans leurs travaux respectifs un dialogue incessant entre la main du peintre et la pensée du chercheur en science. En binôme, ils ont aussi fabriqué de faux-papiers. Rybak a publié dans Informations surréalistes en juin 1944, le premier texte consacré à la peinture d’Hérold, « Attention peinture ». Hérold a illustré le Linceul des marées, un recueil poétique de Rybak. Et les recherches collectives sur l’objet de la Main à plume apparaissent toujours comme un soubassement existentiel et théorique de leurs activités.

Ces deux derniers projets de la Main à plume, qui étaient quasiment achevés l’été de la Libération, et particulièrement significatifs de l’activité du groupe, ont été abandonnés. Ce qui me paraît symptomatique de cette coupure qui arrive quasiment immédiatement à la Libération entre la séquence Main à plume et l’après-guerre. Alors même que La Révolution la nuit, la revue de Bonnefoy qui paraît en 1946 propose dans son premier numéro un texte sur l’Objet qui doit beaucoup aux recherches de la Main à plume5, et que le texte d’Hérold qui figure dans le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de 1947 est à peu de choses près celui qui devait figurer dans L’Objet. Mais plus personne, déjà, ne parle de la Main à plume. Le groupe se dissout l’été de la Libération.

Pourquoi cette coupure avec le surréalisme historique ?

La guerre représente une rupture historique et existentielle énorme. Cette jeune génération des « 20 ans en l’an 40 », comme l’appelle Simonpoli dans Le Surréalisme encore et toujours6 sort extrêmement meurtrie de la guerre.

Comme on l’a vu, le groupe était particulièrement politisé et exposé. La Main à plume comptait beaucoup de Juifs, d’étrangers, de gens très jeunes. Hérold, Acker, Rybak ont échappé aux lois anti-juives grâce à de faux papiers. Manuel Viola, qui signait alors ses textes J.-V. Manuel était un réfugié Espagnol, sans titre de séjour. Par sa composition sociale, le groupe a vécu de plein fouet la violence de l’Occupation. Tita, de son vrai nom Edita Hirshowa, une peintre juive roumaine et Hans Schoenhoff, un poète juif originaire des Sudètes ont été déportés et assassinés à Auschwitz en septembre 1942. Le poète Marc Patin est mort au STO. Et Robert Rius, Jean Simonpoli et Marco Ménégoz ont été fusillés par la Gestapo de Melun après avoir monté un maquis à Achères-la-forêt. Le maquis a été dénoncé. Jacques Bureau, qui était agent radio pour le réseau Buckmaster, a été arrêté et déporté en Allemagne. Mais il reviendra à la Libération.

La Main à plume a donc pâti de son « désir de vivre l’histoire », comme l’appelle Noël Arnaud dans la dernière plaquette de la Main à plume, L’Avenir du surréalisme, mais aussi d’une certaine marginalité sociale et politique. Comme si le maintien du surréalisme sous l’Occupation et ce qu’il implique était une expérience sans filet. On compte huit morts en tout à la fin de l’Occupation, ce qui est vraiment énorme pour un groupe qui a rassemblé environ une vingtaine de personnes.

Cette expérience-là est évidemment incommensurable avec celles des surréalistes d’avant-guerre, même les plus militants comme Péret. Cela représente une coupure historique et existentielle qui explique qu’à la Libération, il est très difficile de raccrocher les wagons entre ce qui reste de la Main à plume et le groupe de Breton.

Autre conséquence immédiate de la guerre, du point de vue du mouvement surréaliste international, la Main à plume est restée une sorte d’expérience insulaire, circonscrite à la période de la guerre. Alors même, paradoxalement, qu’elle tenait les murs du surréalisme historique. Pendant la guerre, il n’y a aucune communication avec ce qui se fait et se publie Outre-Atlantique. À l’été 1943, la Main à plume écrit une grande lettre à André Breton, qui synthétise son activité artistique et son parcours politique, mais cette lettre, confiée à une personne qui doit franchir la ligne de démarcation, n’arrivera jamais. Significativement, aussi, la première lettre de Péret à Rius après son départ arrive en décembre 1944. Elle demande assez joyeusement des nouvelles du surréalisme parisien, alors que Rius est mort depuis près de 6 mois.

La seule mention de la Main à plume qui est arrivée à Breton, à notre connaissance, c’est une lettre de Jacques Brunius, de Londres, qui a reçu Poésie et Vérité 42, le recueil d’Éluard édité par la Main à plume. Brunius signale ce recueil à Breton, ainsi que l’existence d’un groupe de « jeunes gens plus ou moins surréalisants » qu’il ne connaît pas, à l’exception de Dominguez7. Hors de France, par contre, des liens resserrés ont été maintenus avec les surréalistes belges, qui ont collaboré à pratiquement toutes les plaquettes collectives et ont co-signé Nom de Dieu!, un des tracts de la Main à plume dirigé contre Bataille et la revue Messages.

Mais ce sont surtout les conflits politiques à la Libération qui expliquent l’absence de descendance de la Main à plume. D’un côté, une partie des ex-Main à plume, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Édouard Jaguer va former le surréalisme révolutionnaire, en adoptant une stratégie de rupture générationnelle avec le surréalisme de Breton et prôner le ralliement au Parti Communiste. Cette dissidence surréaliste est issue directement de l’expérience de la guerre mais elle ne se revendique alors pas du tout de la Main à plume, ni de son marxisme IVè Internationale, ni de ses recherches menées tout contre le corpus de Breton. D’un autre côté, les rares Main à plume qui sont rentrés dans le groupe surréaliste, Hérold et Acker, ne mentionnent pas tellement l’expérience de la Main à plume, qui est entachée, selon les mots de Nadeau de 1945, car nombre de ses membres ont sombré dans « l’opportunisme orthodoxe ».

La transmission de l’expérience de la Main à plume se retrouve donc complètement enrayée. Du côté de la mémoire de la guerre et de la résistance, personne ne reconnaît vraiment la contribution des surréalistes à la résistance intellectuelle, dans le contexte de centralisation autour du Comité National des Écrivains et du Parti. Mais la contribution de la Main à plume, pourtant décisive, au mouvement surréaliste international dont le centre de gravité reste Breton et le Nouveau Monde est tout aussi invisibilisée.

Pour comprendre cette absence totale d’héritage, il faut voir également que l’expérience de la Main à plume est complètement à rebrousse-poil des deux tendances structurelles où se retrouvent pris le surréalisme dans l’immédiat après-guerre.

D’une part, un mouvement d’institutionnalisation de plus en plus fort ; la peinture surréaliste est de plus en plus intégrée au marché de l’art. Ce mouvement, Artaud par exemple va le dénoncer dans ses lettres à Breton au sujet de l’exposition internationale du surréalisme de 1947. Dans le même temps, le surréalisme se retrouve marginalisé voire provincialisé, dans le contexte de dissémination du champ des avant-gardes.

Quelques pistes pour penser la place de la Main à plume au sein de l’histoire du surréalisme.

La Main à plume est trop arrimée au socle fondateur du mouvement surréaliste pour faire réellement dissidence. La Main à plume n’est pas non plus un revival de la Révolution surréaliste, la farce qui se répète une deuxième fois, car elle n’a cessé de se positionner en surréaliste face à l’héritage, c’est-à-dire de le réélaborer et de le critiquer.

S’il y a une notion donc, qui nous paraît rendre justice à la place de la Main à plume, c’est ce que Luca et Trost appellent en 1945 La Dialectique de la dialectique du mouvement surréaliste. Il ne s’agit pas de rompre avec le surréalisme historique mais au contraire de proposer un geste critique et vivant tourné contre le mouvement lui-même. De l’intérieur. En évoquant ses limites. Et en ressaisissant ses forces vives. Luca a d’ailleurs salué dans Le Surréalisme encore et toujours « l’ancien esprit combatif du surréalisme dont on sentait vraiment le besoin » (lettre à Brauner, s.d., 1946, fonds Brauner). Or, la Main à plume rejoint Luca et Trost sur ce point. Elle sort radicalement de l’économie morale et libidinale de l’avant-garde où il faut tuer le père pour inventer du nouveau. Elle est solidement ancrée dans le nerf central du mouvement surréaliste compris comme une tradition révolutionnaire ou inventée. Mais, du même coup, elle ressemble à une tentative de trancher dans la métaphore surréaliste, dont Nougé aussi avait déjà montré les limites dans les années trente.

Le surréalisme de la Main à plume, comme l’expérience Infra-noir en Roumanie, est radicalement expérimental et théorique. Surréalisme expérimental, parce qu’il repose sur une confiance dans ses propres moyens, sa propre activité. Il est isolé et semble quasiment rivé à la vivacité de ses découvertes. Surréalisme théorique, du fait de son ambition critique et politique, mais aussi de la guerre. La guerre, qui remet tout à plat, implique une reprise critique du passé surréaliste. De plus, les espace de travail et d’expression artistiques se trouvent rétrécis et, économie de moyen oblige, les artistes surréalistes réfléchissent ardemment leurs propres pratiques.

Cette ouverture à Infra noir et à la « dialectique de la dialectique » nous permet aussi de comprendre la guerre, non seulement comme une donnée tragique qui s’imposerait au mouvement de l’extérieur, une contrainte pesant sur la création surréaliste mais un moment de création et de réélaboration fondamentale, même s’il débouche sur un éclatement, des conflits et une dissémination du projet surréaliste.

Prendre en compte la guerre comme moment fondamental, c’est aussi faire du « sauvetage de la tradition » (Benjamin) un geste critique qui est partie intégrante d’une histoire (non-linéaire) du surréalisme. Sur le terrain généalogique, la vivacité de ce surréalisme dans la guerre tient à sa capacité à se rattacher au « communisme du génie » du début du mouvement mais aussi au dialogue décisif avec le surréalisme belge. Sur le terrain théorique, ce geste permet de situer les apports de la Main à plume sur le plan de la philosophie du surréalisme, du « grand surréalisme » que Bataille appelle à penser après-guerre.


1 A. Breton, « Flair – Chronologie du surréalisme 1916-1953 », http://www.andrebreton.fr/work/56600100515110.

2 M. Fauré, Histoire du surréalisme sous l’Occupation, La Table ronde, 1982.

3 La Main à plume, Géographie nocturne, Transfusion du verbe, La Conquête du monde par l’image….

4 André Stil, éditorial de Décentralisation surréaliste, Feuillets du 4.21, Le Quesnoy, juin 1943.

5 Yves Bonnefoy, « Pour une nouvelle objectivité », La Révolution la nuit n°1, 1946.

6 Jean Simonpoli, « À nos lecteurs », Le Surréalisme encore et toujours, Cahiers de poésie, numéro spécial 4-5, René Debresse, août 1943.

7 Lettre du 6 juin 1943, in À l’ombre où les regards se nouent, Éditions du Sandre, 2016, p. 171-77.