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Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

par Michel Passelergue

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Communication à la Halle Saint-Pierre 8 février 2020
Elie-Charles FLAMAND :
une quête du Verbe dans les méandres du sens
J’ai parcouru des déserts d’os broyés de laves froides
Longtemps j’ai cherché des traces de pas sous la cendre
J’ai cru voir s’éteindre la flamme qui vacillait au plus profond des ténèbres closes
Ermite enfin
Habitant les hautains vestiges d’une tour penchée
À flanc de souffrance
Ayant exilé mes craintes mes colères
Ivre de patience j’attendais
Dans l’humidité primordiale du silence
Proche était pourtant la passerelle où je t’ai rencontrée
Au-dessus de l’eau noire de l’eau éteinte
Perle nocturne dans l’écrin mobile du vent
Tu descendais alors de ton château en flammes
Au zénith
L’étoile tentaculaire que tu venais de débusquer dans ta course jetait ses derniers feux
*
LIVRÉE
Celle qui m’a convié à assister
À la naissance du cristal
Dans une grotte ardente
Face au très haut pistil oscillant au cœur de la tempête
L’amphore scellée
Couchée au fond de la rivière aux galets d’escarboucles
Qui de part en part me traverse
Et que je remonte jusqu’à sa source
TU ES
La fleur fermée
Régnant sur le jardin secret
Enclos dans le crâne de ménure-lyre
Que contient le coffret de pierre d’aigle pris entre les racines du soleil
Coffret dont je cherche la clef
Parmi celles qui rouillent dans la mousse des grands bois

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Celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre
La femme-oiseau qui m’entraîne dans sa danse
Sur la corde en pétales d’iris tendue entre le crépuscule et l’aube
DÉLIVRÉE
*
Nous venons de lire deux des cinq pages du poème d’Elie-Charles Flamand « À un oiseau
de houille perché sur la plus haute branche du feu », poème de 1953. Première parution (en
1957) de celui qui venait de découvrir, à la lecture de l’« Histoire du Surréalisme » de
Maurice Nadeau, la poésie d’Éluard et Breton. Une révélation qui conduisit Elie-Charles
Flamand à interrompre des études de géologie et de paléontologie qui, pourtant, le
passionnaient, et à quitter sa ville natale de Lyon pour rejoindre Paris. C’est par
l’intermédiaire de Pierre Seghers et de Jean-Louis Bédouin qu’il fit la connaissance d’André
Breton. Et, de 1952 à 1960, il va participer aux réunions et publications du groupe surréaliste
d’alors.
Ce poème « À un oiseau de houille… » témoigne d’une évidente maturité. Et si on y relève
l’emprise manifeste de cette « magie » surréaliste qui avait tant séduit le jeune Flamand, on
peut y lire aussi bien des signes de son orientation prochaine en faveur d’une recherche
spirituelle, de son engagement pour la quête d’une « lumière lointaine ». Par exemple : « J’ai
parcouru des déserts… j’ai cherché des traces de pas… », l’évocation de l’ermite, l’allusion à
l’exil ou les multiples références aux quatre éléments :
– le feu (la flamme qui vacillait, le château en flammes, les derniers feux de l’étoile) ;
– la terre (les déserts, les laves, les cendres) ;
– l’eau (la rivière, l’humidité primordiale, l’eau noire) ;
– l’air (l’écrin mobile du vent, la femme-oiseau).
Ces éléments se combinent aussi (l’eau éteinte, les racines du soleil, la grotte ardente).
On est donc en présence d’une forme d’alchimie du verbe. Et l’alchimie sera très tôt l’un des
domaines explorés par Elie-Charles Flamand dans sa quête ésotérique.
De son côté, André Breton (dont l’esprit farouchement antireligieux est bien connu) a
toujours été fasciné par l’astrologie, la voyance (Lettre aux voyantes »), le tarot et tout
particulièrement l’alchimie. Il s’intéressait non seulement aux sciences occultes mais aussi
aux mythologies anciennes, à celles des sociétés « primitives », aux croyances qui se
maintenaient en marge des dogmes religieux. André Breton (dont la devise était « Je cherche
l’or du temps ») avait souligné, dans une longue étude intitulée « Fronton-Virage » parue en
1948, le rôle déterminant des symboles alchimiques dans « Poussière de soleils » de
Raymond Roussel, auteur phare du surréalisme.
On ne peut donc s’étonner que ce soit Breton lui-même qui, par l’entremise de René
Alleau, ait mis notre poète en relation avec Eugène Canseliet, disciple de l’alchimiste
Fulcanelli. Mais les recherches d’Elie-Charles Flamand sur l’alchimie vont s’intensifier et
contribuer à l’éloigner peu à peu du groupe surréaliste, dont par ailleurs il ne peut approuver
certaines options, entre autres politiques. Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’exclusion de
Flamand en 1960 : les « procès » d’exclusion, les « rappels à l’ordre » et excommunications

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faisaient partie du rituel ordinaire du groupe (très instable) qui entourait le « pape du
surréalisme ». Mais on retiendra qu’Elie-Charles Flamand n’a pour cela aucunement modifié
sa conception poétique et qu’il a su maintenir des relations amicales avec Breton, en dehors
du groupe. Dans « Les méandres du sens », il évoque ainsi ces années 1952-1960 :
« De cette aventure surréaliste, qu’ai-je donc retenu ? Tout d’abord que la création poétique
n’est pas un exercice littéraire gratuit, mais qu’elle engage l’être entier. Elle est le moyen
d’une expression de la conscience et doit conduire à une radicale transformation spirituelle.
Faisant éclater le barrage de la censure qui nous empêche d’accéder à nos sources
profondes, elle nous permet de découvrir les relations secrètes entre l’homme et le cosmos
et nous dévoile les horizons infinis où la nature intime des choses se communique à nous par
le symbole, l’illumination, la « voix qui parle à l’intérieur », le langage originel. »
On reconnaît là une manière de credo surréaliste qui aurait intégré des convictions
d’ordre spirituel. Quant à la continuité d’une ligne surréaliste dans les poèmes, on pourra la
vérifier à l’écoute de deux poèmes de « La lune feuillée », recueil de 1968 : même
abondance des symboles, unie à une certaine préciosité (au meilleur sens du terme) dans
l’écriture :
« EN PROIE À LEURS REGARDS »
à Toyen
Une pluie d’yeux en fusion
Strie la falaise de givre où s’émousse le biseau des reflets
Vitrifie la brume cendreuse qui noyait nos plus secrètes ruines
Calcine l’ombre portée de nos masques
Illuminés au plus bas de notre fondrière
Riches d’un long cœur à cœur avec les filons
Nous les vigiles
Nous pouvons lever nos paupières lourdes de limon
Et ceints du diadème de nos larmes
Briser les serrures de l’ultime ouragan
INTERRÈGNE
pour André Pieyre de Mandiargues
Dans les vergers de la salamandre
Se vaporise mon allée d’eau triomphale
Où la main égrenait ses perles d’oubli
La solitude m’allège
Et mes haillons s’irisent
En cette terre amèrement charnelle
Hérissée de présences torturantes
Où je viens traquer mes gestes imaginaires
Et prendre le deuil de mes légendes

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Au jeu de malemort
Me transperce la flèche de la vie pérenne
La sève acide du verbe ronge ma couronne de fer
Cerné par la ronde des lisières
Je fracasse le moule de mes visions
Puis écartant le rideau des affres sibyllines
Je renais sur l’aire de l’omphalos
Limpide échappant à ma ressemblance
Une fois de plus me voici donc tison sur les chenets des arcanes
Fumée incantatoire aux points cardinaux des friches ancestrales
Aigle cinéraire planant sur le cuvier de mes angoisses
Dans l’incandescente fraîcheur de cette nuit trop longtemps refusée
*
L’exclusion du groupe n’a donc en rien provoqué une rupture avec le surréalisme, sur le
plan de la poésie. Elie-Charles Flamand conservera une vision très haute de la poésie et de sa
mission. Pour preuve cette déclaration assez tardive :
«… je pense que créer nécessite une forme de révolte, la liberté de s’affranchir des
servitudes de la logique, de rompre les interdits, de refuser les modes et les normes en
vigueur qui sont synonymes de stagnation, de sclérose. Ce dépassement des limites
imposées par les générations du passé laisse place à la révélation de l’insoupçonné, de
l’inconnu. Ainsi peut-on avoir accès aux valeurs vraies, vivantes et dépouiller la Tradition des
faux-semblants du traditionalisme. »
Dans ce sens, la poésie telle que la conçoit Flamand, affranchie de la logique, audacieuse
par ses images surprenantes et d’un grand raffinement dans l’écriture, demande au lecteur
un double effort de concentration et d’ouverture. Elle risque donc de susciter une certaine
résistance de la part de lecteurs qui jugent difficile l’accès à l’œuvre des auteurs qualifiés
peu ou prou d’hermétiques. De Maurice Scève à Mallarmé (pour s’en tenir à la poésie
hexagonale), bien des poètes ont été soupçonnés de cultiver l’énigme ou le mystère, de
dissimuler le sens dans des formules alambiquées, volontairement obscures. Sur ce point, il
n’est pas inutile de revenir à ce que disaient, de façon assez complémentaire, Saint-John
Perse et André Breton.
Saint-John Perse d’abord, à propos de la poésie que l’on dit obscure ou
incompréhensible :
« L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la
nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du
mystère où baigne l’être humain. »
Ce que dit André Breton se rapporte davantage à ce qu’il faut attendre du lecteur :
« J’ai toujours soutenu qu’un certain nombre d’œuvres poétiques et autres valent
essentiellement par le pouvoir qu’elles ont d’en appeler à une faculté autre que

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l’intelligence. La beauté exige qu’on jouisse le plus souvent avant de comprendre et elle
n’entretient avec la clarté que des rapports fort distants et secondaires. »
Si Elie-Charles Flamand est en quête, par la poésie, d’une certaine lumière spirituelle,
celle-ci ne sera pressentie, puis perçue qu’après une longue traversée de la nuit à l’
« incandescente fraîcheur » qui est celle des profondeurs de la langue. Une langue qui doit
être travaillée par le poète avec un engagement comparable à celui de l’alchimiste lorsqu’il
aborde l’opération de sublimation. Ce qui ne signifie pas qu’il faille lire l’œuvre de notre
poète comme si elle était conçue selon la science d’Hermès Trismégiste. Flamand lui-même
a tenu à dissiper cet éventuel malentendu :
« Pour un véritable poète, il ne s’agit évidemment pas de prendre à l’art philosophal un
certain nombre de ses symboles les plus spécifiques, choisis à cause de leur caractère
insolite ou pittoresque, puis de les agencer de façon pseudo-hermétique. Il ne faut pas non
plus tenter de créer une écriture codée où s’exprimeraient didactiquement quelques
connaissances de l’art d’Hermès, et que le lecteur pourrait décrypter uniquement s’il avait la
clef du sanctuaire. C’est essentiellement la Purification, la Sublimation du langage qui doit
être accomplie dans toute poésie digne de ce nom. »
On aura peut-être une idée de ce travail intense du langage dans le premier des deux
poèmes qui suivront. Pour faire écho à la célèbre gravure de Dürer « Le chevalier, la mort et
le diable », Elie-Charles Flamand use de tous les pouvoirs de la pensée analogique et d’une
écriture visionnaire. Ensuite, ce sera le poème « L’échelle de verre », lui aussi d’une grande
densité.
RITTER, TOD UND TEUFEL
Le pouvoir des semblances contrastées
Instaure un chaos d’angles d’ajours et de dards
Qui se lapidifie sous les éclairs algides
Il est encore temps d’y lancer l’églantine des préfigurations
Cette veilleuse subrepticement
Choisie par l’impersonnelle présence
Achève seul
L’apprentissage des retours novateurs
Efface la marque des fictions sur leur déclin
Elles réfrènent les nuancements de la lumière infaillible
Mes sollicitudes tâtonnent sur le versant de l’irrévélé
Je suis en attente de moi-même
Le convulsif lignage d’un apogée dérisoire
Se parachève
Dans l’irrévérence qui détourne des souillures
Perpétuées par mes malandreux ennemis
Des sanctuaires cloutés d’abîmes
Ont sauvegardé les émissaires taciturnes

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Qui sursoient aux trop funestes réconciliations
Quand l’adversité temporelle m’accomplit
Pour avoir sacrifié jusqu’à l’amertume de cette Mort versatile
Et jusqu’à la beauté cependant vigilante
De Celui qui mène l’aube à sa défaite
Afin de ruiner les compromis d’un effroi tamisé
L’épée et la pique forgées au feu de clémence
Conjurent les vicissitudes cathédrales
Chaque fois que l’écart probatoire
Suscite une transfiguration
L’ÉCHELLE DE VERRE
Avait-on départi une fontaine de promesses fanées
À ce gisant que je fus
Mon désert au mouvant bornage
Me protégea-t-il du pervers dessein des nativités
Il n’importe
Puisqu’en commençant à gravir le contre-jour
Du répit qui commémore les attirances
Nouées par un perspicace oubli
Je vois les proues négatrices
Se ternir puis couler bas
Quand les malentendus que la roue
Polaire ne conjure plus
Retournent peureusement au passé
Sans résonances
À chaque degré l’accord fauve
Fissure une servitude
Ou quelque hantise moussue
Arc-boutée sur l’irréel
Et l’ermitage en abîme s’élève
Vers la prairie d’immortalité
Homme de profusion et de pesanteur
Assez haut m’inverserai-je
Pour déplisser le silence de l’amour
*
« Échelle de verre » : le titre suggère une double allusion à l’échelle de Jacob et à la
« maison de verre » chère à André Breton. Le texte nous ramène aux suggestions initiatiques

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du poème « À un oiseau de houille… » par lequel nous avons commencé. « L’ermitage en
abîme » est une réminiscence de la tour de l’ermite « penchée » à flanc de souffrance. Le
poète évoque une ascension initiatique dont la difficulté et la lenteur sont probablement en
rapport avec son parcours personnel sur la voie de la Tradition ésotérique.
Rappelons qu’Elie-Charles Flamand avait entrepris avant 1950 des études à la Faculté des
Sciences de Lyon. Passionné dès sa jeunesse par la géologie, la minéralogie et la
paléontologie, il travaillait à Lyon avec le professeur Jean Viret pour qui il a toujours
conservé un sentiment de vénération. Le goût pour les pierres, les fossiles, la préhistoire, les
métaux, la botanique, la recherche des signes, des indices du temps passé, et plus
généralement l’amour de la nature, la curiosité pour le monde animal – tout ceci
conditionne autant son engagement spirituel que sa vision poétique du monde. Flamand
s’est exprimé avec chaleur sur son attirance pour les sciences de la nature :
« Je n’ai rien renié de ma ferveur première pour les sciences naturelles : celles-ci, qui ont
incontestablement orienté ma pensée de façon décisive, sont toujours restées à l’arrièreplan de mon esprit. L’attention pleine d’amour envers les beautés de la création et le désir
de percer ses mystères ont d’abord préparé chez moi le terrain à la poésie. Puis l’étude de la
nature, encore que souvent reprise sous sa forme positive avec un intérêt toujours vif porté
à l’évolution des connaissances en ces domaines, s’est aussi transmuée en une absorption
émerveillée, une contemplation méditative qui vinrent nourrir mon inspiration.
Corrélativement, j’ai été amené à envisager les productions des trois règnes sous leur aspect
symbolique, les reliant de cette façon à mes préoccupations ésotériques. »
D’autres textes laissent transparaître l’ancienne passion pour la paléontologie :
« Il est certain que tout est en nous. Les connaissances cosmogoniques et mythiques,
l’acquis complet de l’humaine condition ont été véhiculés grâce à l’héritage génétique et à la
mémoire de l’espèce par ces humbles inconnus dont les innombrables générations
remontent à l’apparition de l’Homo sapiens sapiens. Et, par-delà, tout au long du fabuleux,
du presque inconcevable passé géologique, cette chaîne se continue dans l’animalité et nous
relie aux sources mêmes de la vie. Si l’on se laisse habiter par l’impulsion de ce dynamisme
primordial, quelque chose d’essentiel monte, à travers nous, de l’inconnu. Se réaccorder
ainsi à ses racines, c’est s’ouvrir à la souveraine liberté de l’esprit créateur ; se réharmoniser
avec ses ascendants, c’est se réconcilier avec soi-même. Comme le fait remarquer Carl
Gustav Jung, « Je suis une réponse à une question de mes ancêtres. »
De telles réflexions éclairent la vision dynamique du concept de Tradition qui sous-tend
l’œuvre d’Elie-Charles Flamand. Les poèmes qui vont suivre, extraits des « Chemins
embellis », en témoignent peut-être. Leur texture plus aérée caractérise assez bien la
manière du poète dans les années 1980. Ils ont été écrits à Varengeville-sur-Mer :
SALUTAIRE L’ESTRAN
pour O.
Il fallut une avancée qui cherche
La parcelle tournoyante du divers
Si proche de la foudre

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Incluse parfois
Dans les falaises un peu lunaires
Avec patience l’eau te mena
Jusqu’aux fastes d’une exigeante limpidité
Intimes genèses
Ces galets vous honorèrent
Car un ciel d’éveil
Les avait polis autant que la mer
Qui mêle ta venue et ton effacement
L’IRRÉVOCABLE DESTINATION
Entre le gravier et les nuages
Hier l’inaccompli aurait pu nous égarer
Une spirale inquiète
Hâte son déroulement
Par temps de fiévreuse pluie
Et les sarcasmes chamarrés retournent
Auprès de quelque funeste demi-jour
Bien que la pesanteur vibre
Le domaine paisible continue de mûrir
Soleil bas et lune haute
En prennent soin
Avec bonheur arrivent
Depuis longtemps promis
Le froissement suivi de la déchirure
Pureté suppliciante au tout début
Justesse qui nous montre
Surgis de l’âge nocturne
Le proche enchevêtré avec le lointain
Tandis qu’ils échangent leurs pouvoirs
Au cours de multiples bonds prophétiques
Ornements du petit matin
Nous ne méconnaîtrons plus
La face immuable
*
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S’il y a évolution vers une fluidité plus grande, ce n’est pas au détriment de la vie intense
des images. L’image poétique demeure primordiale. C’est elle qui déploie, à travers le
poème, un jeu de résonances spirituelles ou ésotériques. Dans « Les méandres du sens »,
Elie-Charles Flamand l’exprime avec conviction :
« Je suis resté fidèle, dans ma pratique constante de la poésie, à la primauté de l’image que
postule le surréalisme, encore que, pour moi, celle-ci ouvre aussi des perspectives d’ordre
mystique. La métaphore […] dirige le texte en avant, vers la découverte d’un secret. Suivant
les lois de l’analogie universelle – qui sont aussi celles de l’ésotérisme –, elle lie le visible à
l’invisible, le matériel au spirituel, le microcosme au macrocosme. Réconciliant les
contraires, elle doit conduire à l’Unité ; son extrême condensation est source de fulgurance
qui permet de transgresser la logique, son pouvoir de transmutation crée l’idée, dévoile un
aspect de la Vérité. Par leur présence de suggestion et d’émotion, les images s’engendrent
l’une l’autre, se développent graduellement et organisent le poème par enchaînement de
plans. Dans leur multivalence, elles entraînent vers les hauteurs, se prolongent en direction
de l’Ouvert et expriment l’ineffable. »
Ce n’est pas sans raison que Jacques Arnold, à la parution de « Vrai centre », saluait en
Flamand un « imagier-langagier ». Si nous parlions à l’instant de l’image poétique, il faut
souligner le rôle prépondérant qu’aura eu l’image (au sens général du terme) pour notre
poète. En témoigne son attirance constante pour les arts plastiques. Le catalogue de ses
publications comporte nombre d’ouvrages dédiés à la peinture. Et ses recueils de poèmes
sont accompagnés le plus souvent de créations d’artistes tels que Toyen (pour le tout
premier poème), Chu Teh-Chun, Paul-Armand Gette, Louise Janin et, bien sûr, Obéline
Flamand. Dans « L’attentive lumière est dans la crypte », des reproductions d’œuvres du
sculpteur Gaetano di Martino se glissent parmi les poèmes.
Il faut noter également le rôle important qu’aura eu pour le poète sa passion pour le jazz
traditionnel depuis les années quarante. Fervent connaisseur de la musique de Louis
Armstrong, Duke Ellington, Sidney Bechet ou Buddy Tate, il a même tenté de pratiquer le
jazz en tant que batteur et a connu personnellement plusieurs grands jazzmen.
Si on ajoute que, parallèlement à son œuvre poétique et à ses recherches ésotériques,
Elie-Charles Flamand s’adonnait au dessin, au collage, on ne s’étonnera pas de le voir
collaborer à la revue « Phréatique ». Sous la direction de Gérard Murail et Maurice
Couquiaud, celle-ci, initialement revue de poésie, avait pris dans les années 1990 une
direction nettement transdisciplinaire en privilégiant le dialogue entre scientifiques
(astrophysiciens notamment), philosophes, poètes, artistes, tout en faisant une large place
aux sciences humaines et aux spiritualités. Les noms d’Elie-Charles et Obéline Flamand ont
figuré au sommaire de « Phréatique ».
Pour illustrer un peu cette multiplicité de l’œuvre, voici un poème du recueil associé aux
images de Gaetano di Martino, suivi d’ « Envol » (un poème en prose évoquant le monde des
oiseaux) :

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PAS À PAS
Combler avec lenteur la ravine du temps
Se purifier par l’attente
Accueillir ces alliances déracinantes
Qui raniment les signes encore figés
Suivre jusque dans la grotte originelle
Refuge dévolu aux diaprures du dénuement
Les houles hiératiques
Dont l’écume dissipera nos rechutes
S’empreindre surtout du murmure
Fluant de la pierre spirituelle
Découverte en une nuit liminaire
Sur le parcours que trace l’infigurable
Au moment où la transparence qui nous assiste
Ne se refuse plus à immoler le visible
PLEIN VOL
Martin-pêcheur, pic épeiche, chardonneret, autant de générosités audacieuses qui
n’empruntent qu’au prisme des espaces parcourus la turquoise, l’or, la neige, le sang, la
houille, le soufre. Poids et non poids, ils viennent de traverser les paupières translucides du
ciel pour tenter de m’initier au chaud frémissement de la lumière de mansuétude, celle qui
privilégie les Ailleurs en moi.
Que l’échappée de ces maîtres des passages d’en haut et d’en bas puisse guider la
mienne ; ils ne me fourvoieront pas, malgré tant de nuages compacts qui aujourd’hui
assourdissent leurs voix.
Au retour, lorsque dans mes vergers morts, des plis et replis sacrés deviennent difficiles à
franchir, m’accablent, me mettent à l’épreuve, les discrets messagers de la source des nues
quittent de nouveau, frôlant de près l’invisible, leurs ruisseau, forêt, prairie. Dès qu’ils
apparaissent, se lève devant moi, devant certains, l’arbre de Vie. Et chacun d’eux, en tant
que gardien des secrets, vient se percher sur un rameau qui aussitôt se nimbe de passé et de
futur immédiats.
*
Comment le poème est-il perçu par son lecteur ? La question préoccupe le poète dès
l’écriture, même sachant que l’incertitude est de rigueur relativement à l’interprétation qui
sera celle du lecteur inconnu. Sur ce point, Elie-Charles Flamand s’exprime avec précision et
sagesse :
« … mes poèmes, dans leur concision parfois énigmatique, non seulement jouent sur
plusieurs registres mais associent un très grand nombre de composantes référentielles

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autres qu’alchimiques, liées par des correspondances. N’étant pas figés en une signification
unique, ils font naître un réseau de suggestions et de fluides allusions, déploient un espace
pluriel. Ces textes sont donc ouverts à des interprétations diverses, voire même – pourquoi
pas ? – opposées parfois, selon la loi de l’analogie des contraires. Ils présentent ce caractère
propre à la fonction poétique du langage que les doctes de l’université nomment polysémie.
Du moins je souhaite qu’il en soit ainsi ! Il convient de remarquer aussi que, toujours, le sens
outrepasse très largement les intentions de l’auteur. »
Une vision polysémique de l’expression poétique qui est, aujourd’hui, largement partagée…
Quoi qu’il en soit, notre poète (dont la vie est demeurée fort discrète, presque aussi
secrète que celle des alchimistes) a été lu, apprécié et commenté par des personnalités fort
diverses : poètes, artistes, universitaires, adeptes de l’ésotérisme. Dès 1973, le nom d’ElieCharles Flamand (âgé alors de quarante-cinq ans, et dont le catalogue se limite à quelques
ouvrages) figure dans le gros volume de Serge Brindeau « La poésie contemporaine de
langue française depuis 1945 » au chapitre de la « Poésie ésotérique ». Chapitre qui s’ouvre
par le rappel d’une déclaration d’André Breton : « Je demande qu’on veuille bien observer
que les recherches surréalistes présentent, avec les recherches alchimiques, une
remarquable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien autre que ce qui devrait
permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche
éclatante. » Le chapitre regroupe une dizaine de poètes qui, avec le recul, relèvent
diversement de l’ésotérisme : parmi eux, le grand Pierre Torreilles, Robert Marteau, MarieClaire Bancquart ou Pierre Esperbé (dont le souvenir reste cher aux fidèles d’ « Arts et
Jalons »). Et donc notre poète qui inspira d’abord à Brindeau un jugement plutôt
embarrassé : « Si l’on n’est pas initié … on aura bien du mal à discerner quelques points de
repère dans l’œuvre d’Elie-Charles Flamand… ». Mais finalement le critique va s’en remettre
à l’avis d’André Pieyre de Mandiargues : « les poèmes de Flamand ont une puissance de
charme et de suggestion à peu près incomparable. » Pour conclure ainsi : « L’ésotérisme de
sa démarche ne paraît pas inconciliable avec les formes d’imagination et de langage propres
aux surréalistes. »
Ce que confirmera peut-être l’étrange poème « Neuves présences » (écrit beaucoup plus
tard), qui se présente comme une mosaïque de notations très brèves, des concrétions
verbales spontanées qui sont ces « présences » neuves suggérées par le titre :
NEUVES PRÉSENCES
Pollen de sourire
Irisant le globe que façonne la passion prophétique
Éclaircie et sautes de vent qui ont chassé
L’aigre contrainte des berges
Miroir vide à jamais
Diamant posé sur la neige

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Pan de ciel étai d’un passé offert
Braise jetée aux rubis
Violettes à l’écoute des vieux arbres
Charbon veloutant nos minuits
Perle noyée par la lune
Qui dont a su que très soudain
Vous étiez là ?
UN GALET
Pierre nue humide
Au voisinage d’une mer nocturne
Pierre prise dans les encerclements concentriques
Tantôt détresse tantôt joie
Roc captif du lieu qu’emportera le flot
Quand s’unifieront
Les mornes hauteurs avec le somptueux abysse
Mais seulement si un rêche littoral
Qui ne voit s’élucider que peu de soubresauts ou lacunes
Ne s’incline plus jamais devant la succession des rencontres
Pierre
Face menteuse de l’impénétrable
Caillou qui aspire en secret à sa perfection
Pierre rappelant une autre Pierre
*
Le poème « Neuves présences » était extrait de « Pacte avec la source ». Poésie de
source ? Sans doute est-ce ce que tente de susciter l’auteur de « La quête du Verbe » :
« La poésie est art de l’Unité, et il faut aller quérir celle-ci à sa source incréée. Alors le poème
exprimera un aspect du divin. »
Mais cette quête passe aussi par l’épreuve de l’écoute intérieure :
« Restituer le mieux possible les inflexions et le rythme de la voix mystique, incarner l’idée
qu’elle exprime dans de vivantes images tendant à faire saisir l’insaisissable, « précipiter »,
clarifier, intensifier cette vibration parfois si ténue, si difficile à capter et à traduire, telles
sont quelques-unes des phases de l’alchimie poétique. »
Le poème né de cette transcription de la « voix mystique » sera ensuite lu par d’autres.
Lecture multiple, souvent imprévisible. Ainsi va se déployer l’arbre d’une parole poétique
enracinée dans le mystère du Temps, du Verbe originel.

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Au cours de plusieurs décennies, bien des voix ont accompagné, commenté la poésie
d’Elie-Charles Flamand et enrichi la connaissance de celle-ci. En premier lieu Eugène
Canseliet, André Pieyre de Mandiargues ou Yves-Alain Favre (auteur d’une communication à
l’Université de Caen en 1989). Et de nombreux poètes et critiques : Alain Mercier, Edmond
Humeau, Jacques Arnold, Jean-José Marchand, Simonomis, Jean Chatard, Marc Kober, Pierre
Esperbé, André Lagrange, Armand Olivennes, Gwen Garnier-Duguy.
Ce dernier, dans la préface à l’anthologie « Braise de l’unité », nous invite à découvrir la
« quintessence d’une parole exercée par l’observance fidèle d’une pratique ascétique, et
ramenant de cette ascèse le merveilleux qui, apprivoisé, observe tout l’humain, attend tout
de l’humain. »
On ne saurait mieux dire.
Voici, pour conclure, deux poèmes significatifs de la dimension spirituelle de l’inspiration,
mais aussi de l’interaction continuelle du vécu avec l’approche toujours relancée de
« L’apogée promis » :
L’APOGÉE PROMIS
Tu montes vers le point extrême
Minuscule et qui souvent se referme
Il s’appauvrirait s’il n’était soutenu
Par des scintillations enracinées dans les tréfonds
On le confia jadis à ceux qui s’abandonnaient volontiers
Au vertige s’écoulant des ruines fécondes
Survivre à la rigueur d’une patience
C’est vaincre l’opacité issue d’une blessure
Don pourtant salvateur de l’insondable
Renfermé en un seul geste rapide
Quand l’on sait que tente de s’insinuer
Une absence peu domptable
Le halo d’un défi cerne la tourmente
Son dégradé libérera l’achèvement
Qui va se confondre avec un sage repos
Ainsi est façonné le panorama des lendemains
Le vibrato d’un océan anime
Ce qui se trouve derrière le mur de transparence
Et le faisceau des cadences originelles
Revigore aussi le pacte ouvert
Sur les veillées propices à la fusion majeure

14
FEUX AUX AGUETS
Sans contour ni lassitude
Une nuit sagace
Flâne mais veille
Sur notre patience
Pour conclure l’acte premier
L’acte le plus évanescent
Les arbres défeuillés
S’embellissent de la lune
Au lever des vents amicaux
La cible enroule son centre
Autour des cités disparues
En l’épaisseur du monde
Le rejet et l’écart
Se brûlèrent au buisson de braises
Que la fin du jour pose
À la surface de la mer
Il ne nous reste plus
Qu’à briser tous les miroirs
Afin de chercher la faille du temps
Par où entrer dans la lumière
*
Ces quatre derniers vers nous semblent résumer le cheminement d’Elie-Charles Flamand
qui nous confiait :
« … je n’ai jamais douté que les voies de la poésie conduisent à la découverte de ce point
suprême dont parlait Breton, sans que celui-ci soit allé cependant jusqu’au fond de la
signification métaphysique d’un tel terme. Par la poésie peut s’opérer une remontée au
Principe : le Verbe n’est-il pas l’une des modalités de la Lumière Incréée ? »
Michel Passelergue
Les poèmes lus sont, pour la plupart, empruntés à l’Anthologie « Braise de l’unité » (La
Lucarne ovale) et les citations ont été extraites du récit autobiographique d’E.-C. Flamand
« Les méandres du sens » (Dervy).

Journée d’étude Elie-Charles FLAMAND, présentation

Journée d’étude 8 février 2020 – Elie-Charles FLAMAND

Présentation de la journée par Henri Béhar

[Télécharger cette présentation en PDF]

Pour ouvrir cette journée consacrée à Elie-Charles FLAMAND et à sa poésie astrologique, je voudrais regarder un moment en arrière, afin d’évoquer trois ou quatre jalons qui nous aideront à le situer, ce qui ne veut pas dire en faire un héritier direct.

  1. Vous connaissez tous la théorie de Tristan Tzara dans son « Essai sur la situation de la poésie » (1931). Selon lui, il y aurait deux formes de pensée. D’abord, il y eut le penser non-dirigé, produisant la poésie spontanée, primitive. Puis advint le penser dirigé, produisant la poésie volontaire, rationnelle, telle la poésie classique. Mais on ignore généralement le 3e temps de la pensée qu’il postulait dialectiquement. Celui-ci ouvrait le cycle de la poésie connaissance. Élaborée à partir du surréalisme, elle devait se rendre au-delà. C’est dans ce cadre que se situe, à mon avis, l’œuvre d’Elie-Charles Flamand.
  2. Il me faut rappeler la revue Mélusine dont le n° XXVII, 2007, est consacré aux rapports entre le surréalisme et la science, et, davantage, à la poésie comme science, connaissance, et même savoir de la connaissance. J’y écrivais en préface ; « Cette attitude offensive, visant les pouvoirs d’établissement, comme aurait dit Pascal, et particulièrement les forces positivistes, était sans doute nécessaire au sortir du carnage. Il fallait absolument redonner au rêve, à l’imagination, à la pensée analogique même, la place qu’on leur avait confisquée. C’est ainsi que Breton fera état, dans le Second Manifeste du surréalisme, d’une prédiction du Commandant Choisnard selon lequel une conjonction d’Uranus et de Saturne serait susceptible d’engendrer une « une école nouvelle en fait de science ». Or, précise-t-il, cette conjonction caractérise le ciel de naissance d’Aragon, d’Éluard et le sien. »
  3. Tour cela me ramène involontairement, bien entendu, à mes études universitaires, et plus précisément au certificat de Littérature française. À cette époque, nos maîtres inscrivaient au programme un certain nombre de thèses remarquables, nécessaires à une bonne connaissance de la littérature française. C’est ainsi que j’ai dû parcourir d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au seizième siècle. Ronsard, Maurice Scève, Baïf, Belleau, Du Bartas, Agrippa d’Aubigné. Paris, Albin Michel, 1938 (réédition Lausanne, Rencontre, 1970). Pour faire bref, voici ld résumé fourni par l’auteur lui-même : « La poésie scientifique a toujours été florissante et vivace. Elle a certes connu des hauts et des bas, des périodes de gloire et des périodes de relatif étiage. Encore faut-il s’entendre sur le terme même de « poésie scientifique ». S’agit-il uniquement de la poésie à caractère didactique, ou bien s’agit-il d’une poésie philosophique ou cognitive, certes inspirée par la science, mais qui prend des formes littéraires plus inventives ? – auquel cas je prétends que le genre a toujours été bien vivant, et que de par sa nature même, il ne peut guère en être autrement. » [On notera que, dans son intervention, Jean-Clarence Lambert invoquera les mêmes propos et les mêmes auteurs, sans que nous nous soyons concertés].
  4. Comment ne pas mentionner ici la poésie de Roger Vitrac, et notamment ce recueil, La Lanterne noire, que j’ai placé dans ses poésies complètes ? Le texte, parfaitement établi, était dédié à André Breton, et il relève intégralement de la poésie astrale. Or, on sait que Vitrac, qui signa la préface de La Révolution surréaliste, et fit donc partie du premier noyau, fut le premier exclu du groupe, pour des raisons bassement charnelles, dirai-je. Voici les premières pages de la plaquette, contenant les citations les plus caractéristiques des ancêtres auxquels il se réfère :

LA LANTERNE NOIRE

POÈMES SURRÉALISTES

(I925)

A André Breton.

 

L’on dit, outre cela, que l’humeur

mélancholique est si impérieuse que par son impétuosité

elle fait venir les esprits célestes dans les corps

humains, par la présence et l’instinct ou l’ins-

piration desquelles tous les anciens ont dit que

les hommes étaient transportés et proféraient

des choses admirables.

Ils disent donc que l’âme étant poussée par

l’humeur mélancholique, rien ne l’arrête, et

qu’ayant rompu la bride et les liens des membres

et du corps, elle est toute transportée en imagination.

Henri Cornelis-Agrippa.

 

LE NUCTÉMÉRON

SEPTIÈME HEURE

Un feu qui donne la vie à tous les êtres animés est dirigé

par la volonté des hommes purs. L’initié étend la main et

les souffrances s’apaisent.

HUITIÈME HEURE

Les étoiles se parlent, l’âme des soleils correspond avec

le soupir des fleurs, des chaînes d’harmonie font corres-

pondre entre eux tous les êtres de la nature.

ONZIÈME HEURE

Les ailes des génies s’agitent avec un bruissement mys-

térieux, ils volent d’une sphère à l’autre et portent de

monde en monde les messages de Dieu.

DOUZIÈME HEURE

Ici s’accomplissent par le feu les oeuvres de l’éternelle

lumière.

Apollonius de Thyane.

 

LES DÉMONS ET LES SACRIFICES

Le feu toujours agité et bondissant dans l’atmosphère

peut prendre une configuration semblable à celle des corps.

 

Disons mieux, affirmons l’existence d’un feu plein d’images

et d’échos.

 

Appelons, si vous le voulez, ce feu une lumière surabon-

dante qui rayonne, qui parle, qui s’enroule.

………………………………………………………

Les astres ont cessé de briller, et la lampe de la lune est

voilée.

 

La terre tremble et tout s’environne d’éclairs.

 

Alors n’appelle pas le simulacre visible de l’âme de la

nature.

 

Car tu ne dois point le voir avant que ton corps ne soit

purifié par les saintes épreuves.

 

Amolissant les âmes et les entraînant toujours loin des

travaux sacrés, les chiens terrestres sortent alors de ces

limbes où finit la matière et montrent aux regards mortels

des apparences de corps toujours trompeuses.

 

Ne change rien aux noms barbares de l’évocation : car

ce sont les noms panthéistiques de Dieu; ils sont aimantés

des adorations d’une multitude et leur puissance est ineffable.

 

Et lorsque après tous les fantômes tu verras briller ce

feu incorporel, ce feu sacré dont les flèches traversent à la

fois toutes les profondeurs du monde;

 

Écoute ce qu’il te dira!

François Patricius.

 

L’ABORD

Je me demande d’où proviennent tant de génu-

flexions à l’instant où le mort descend sur une échelle

de corde, et me prend dans ses bras de branches

mélodieuses, et me porte dans les ténèbres dont les

cercles sont de miel.

L’oiseau qui respirait dans un chapeau de plumes,

devait, pour naître, laisser tomber d’un instrument

de feuilles des corbeilles de mousse de platine, et

là, trouver un bégaiement qui le rapprocherait de

l’amour.

On découvrait les corps perdus en lisière des forêts,

dans des buissons de bijoux. Rien ne pouvait révé-

ler le secret en étoile des déchirements de l’absinthe.

Rien, sinon l’eau qui tombait d’un morceau de sucre

sur l’autre depuis le sommet des sapins jusqu’au

coeur barricadé du poète.

D’ailleurs, la pourpre se faisait petite pour passer

sous la porte romane. Elle s’excusait d’être la soeur

du sang.

Des oiseaux blancs lancés par la poitrine des déses-

pérés, partaient comme des pierres. On comptait des

secondes où l’on eût dû compter des siècles. Les

étranges architectures de l’eau dormante montaient

avec le souffle concentrique des noyés.

Au-delà tout se perdait.

 

LES POURRIS

Le rivage où s’allongent les femmes parmi les

moires du désir est plus petit que le bout du sein

de la lumière.

Un boeuf est bercé par les enfants d’un paysage

où il doit séjourner huit années.

Là, nous avons retrouvé les squelettes flétris des

voyageuses et le cerveau d’un siècle neigeux, sem-

blable au gâteau nommé : « religieuse », mais plus

dur que le front des assassins après l’aveu.

Rien ne pouvait tomber dans le puits qui ne fût

aérien. La feuille du sycomore y dansait en voiles

de Sicile, un grain de soufre sur la joue. Nous y

laissions choir des alliances et des griffes de plomb.

Mais elles s’arrêtaient au niveau que n’atteignent

jamais les hirondelles, car il n’y avait pas d’orages

dans ce pays.

Plus loin, ce fut le fantôme rêvé. Cet homme laissa

moisir son corps pendant sa vie qui devait être de

courte durée. Et nul n’émut la cime des édifices de

l’azur où les éclairs se suspendirent.

[Lire la suite et la totalité du recueil Dés-Lyre épuisé depuis longtemps sur mon site :

Roger Vitrac, Dés-Lyre, poésies complètes

 

 

Achille Chavée, ce vieux Peau-Rouge qui voulait « dissoudre le silence »

Achille Chavée, ce vieux Peau-Rouge qui voulait « dissoudre le silence »

 

Par Alain DELAUNOIS

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Achille CHAVÉE, Écrit sur un drapeau qui brûle, choix anthologique et postface de Gwendoline Moran Debraine, illustré par des étudiants de l’ENSAV La Cambre, note de Pascal Lemaître. Les Impressions nouvelles, coll. Espace Nord, Bruxelles, 2019, 280 p., 10 euros. ISBN : 978-2-87568-418-9

La collection Espace Nord a l’excellente idée de sortir du placard des poèmes et aphorismes du « plus célèbre poète de la rue Ferrer à La Louvière », Achille Chavée. Et cela alors qu’une première anthologie dans la même collection, est épuisée depuis belle lurette, et que son œuvre complet (6 volumes édités entre 1977 et 1994 par l’association des amis d’Achille) ne se trouve que rarement chez les bons bouquinistes. Chavée le disait en connaissance de cause, avec cet humour tantôt noir, tantôt railleur, qui le sauva tout au long de son existence de bien des déconvenues : « Introuvable, je tire parfois un livre à zéro exemplaire. »

Voici donc en un beau petit volume, un traité presque complet de chavéisme louviérois, brûlant d’autodérision, et illustré par une vingtaine de jeunes étudiants de La Cambre, à Bruxelles. L’enthousiasme communicatif de leur enseignant, l’illustrateur Pascal Lemaître, les a menés à suivre de près ou de loin les traces de ce « vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne. » Sans doute son aphorisme le plus connu, mais beaucoup d’autres valent le crochet : « Je finis par découvrir que j’étais ingouvernable », « Être d’humeur à manger de l’anthropophage », « Un jour je n’entrerai pas à l’Académie », ou bien encore : « C’est avec les bons proverbes que l’on fait la mauvaise herbe ».

Côté mauvaise herbe, Chavée en connaissait un bout. Né en 1906 au sein d’une famille catholique de La Louvière, dans le Hainaut belge, il s’en écarte vigoureusement pour, dès ses études de droit à l’Université libre de Bruxelles, embrasser tout à la fois la laïcité, l’indépendance de la Wallonie, et la défense des classes sociales les plus démunies. En 1933, Henri Storck et Joris Ivens tournent le (toujours) bouleversant Misère au Borinage. Chavée y voit un écho à son Ode à la Wallonie de 1930, d’où montait « la rumeur de ses hommes/ Au jour de barricade et de fraternité (…) Wallonie, ô terre de travail/ Mineur, race géante/ Qui fouille ses entrailles ». Ce Chavée lyrique, nationaliste et idéalisateur, soutient les mouvements ouvriers insurrectionnels et les grèves sauvages en Hainaut. Il n’a pas encore tourné son regard vers le surréalisme d’André Breton. Ce qui est fait en 1934 : avec André Lorent, Marcel Parfondry, Albert Ludé, il fonde le groupe « Rupture », bientôt rejoint par son ami Fernand Dumont. Ainsi débute l’aventure du surréalisme hennuyer, qui, malgré des collaborations ponctuelles plus ou moins régulières et amicales, restera bien distinct du surréalisme bruxellois mené depuis le milieu des années 1920 par Nougé, Magritte, Mesens, Scutenaire.

« Aujourd’hui c’était une matinée/avec de grandes pantoufles usées de nuages/aux quatre coins du cœur du ciel ». La poésie de Chavée, née des coups de grisous et d’une révolte jamais éteinte contre l’absurdité de vivre, s’invente dans une écriture qui n’a bien souvent d’automatique que l’étiquette. L’histoire du surréalisme hennuyer n’échappe pas aux conflits idéologiques entre staliniens et trotskystes, et Chavée, rentré de la guerre d’Espagne, trouva dans l’URSS et le militantisme communiste Une Foi pour toutes (1938). Mais le poète restera, lui, à l’écart des dogmatismes. Passeur de contrebande, utopiste désabusé, Chavée associe le langage à son pouvoir d’insurrection. Il s’incarne dans la banalité du quotidien, dans la simplicité d’une conversation de bistrot, dans la rêverie mélancolique ou la violence éruptive. L’aube n’est jamais séparée de l’abîme que par quelques lettres. Chavée s’entend comme personne à rendre saisissable le bredouillement de toute vie humaine, ainsi dans son poème Je me de de :

« Je me vermine/ Je me métaphysique/ Je me termite/ Je m’albumine/… / Je transpire l’angoisse/ Je vais crever madame la marquise ».       

Le choix des poèmes et aphorismes retenu, dans une œuvre parfois inégale, suit sagement la ligne chronologique. Les nombreux recueils et plaquettes de Chavée ne courant pas les rues, on regrettera toutefois l’absence d’une bibliographie complète, en dehors de la table des matières, et de repères biographiques précis, qui auraient gagné à être extraits de la postface. Pas de quoi gâcher le plaisir de lecture : un demi-siècle après sa mort, celui qui se coupait la chique d’un claquant « Silence, Chavée, tu m’ennuies », trouve ici un nouveau souffle. Les jeunes générations croiseront sans déplaisir les poèmes intransigeants et les apostrophes, toujours d’actualité, de ce « vieil éléphant blanc », obstinément indomptable.

 

Le Purgatoire pour Gengenbach ?

Le Purgatoire pour Gengenbach ?

par Martine Monteau

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   Qui fut Gengenbach ? Ernest Gengenbach (1903-1979) – il ajoutera la particule plus tard, Jean Genghen, Jehan Sylvius – fut-il imposteur, manipulateur, abuseur ? Prêtre défroqué à 23 ans, tiraillé entre chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, entre liaisons sulfureuses et saintes femmes… Lui se voulait « poète maudit, surréaliste sataniste, pécheur public », désireux d’introduire le démoniaque au sein de l’église, de réconcilier Surréalisme et Christianisme (1938) pour, en cours de route, dénoncer Breton-Lucifer et sa bande de « possédés », puis tente de rapprocher christianisme et communisme, hésitant sans cesse entre cafés existentialistes et le cloître – avant de retourner à la foi de son enfance…

En tant que littérateur, il a peu publié (une dizaine de titres). Ses textes, autobiographiques, mêlent inextricablement expérience de débauches, phantasmes et réminiscences livresques. Une autofiction[1] ? Il y a du J.-J. Rousseau dans ces confessions qu’il ressasse et réécrit d’un livre à l’autre. Il accuse (sa mère, l’église, les prêtres, les surréalistes, ses amantes), se disculpe et tend parfois vers la paranoïa. Dans la phrase même, il revient sans cesse au passé. Il dit tout de ses turpitudes avec candeur et complaisance – alors même qu’il donne tort à Breton, dans Nadja, « de raconter sa vie privée, ses rendez-vous.[2] ». Il dit tout sauf l’enfance : son père tombé à la guerre de 14-18, il était l’aîné de cinq enfants ; sa mère veuve qui le vouait à la prêtrise obtint pour lui une bourse pour le séminaire où il fut un élève et étudiant brillant. Il ne dit rien de ses lectures. Rien du Paris surréaliste, des enjeux politiques de l’entre-deux-guerres. On aimerait connaître celles (et ceux) qui lui ont tendu la main, ces correspondants nombreux et influents. Il répète son escapade du séminaire pour aller au théâtre, son coup de foudre pour la comédienne célèbre Régine Flory, son renvoi du collège des Jésuites où il enseigne. Son retour dans les Vosges. Ses rencontres dans le salon mondain et cultivé de Mme Hérisé. La sanction disproportionnée lorsque l’évêque de Saint-Dié apprend ces visites : il est défroqué, sa mère le chasse, la comédienne le quitte. Il est tenté par le suicide – ou le cloître – quand il découvre le surréalisme et contacte André Breton. Il publie les circonstances de leur rencontre dans La Révolution surréaliste ; puis il y annoncera le suicide, dans les coulisses du théâtre, à Londres, de Mlle Flory[3] qu’il cherchait à revoir. Péret gifle ce séducteur en soutane. Il sollicite Breton afin qu’il le présente lors de sa conférence sur Satan à Paris, en 1927[4]. Il s’éloigne avec Artaud lorsque le groupe se politise. Il en est exclu en 1930. Lui rompt avec ces « démons » à la mort de Crevel en 1935. Entre retraites monastiques, prison ou internement psychiatrique, il va et vient des réseaux bien-pensants « aux mauvaises fréquentations », protégé dans des salons cossus ou ruinés. Pour Breton – dont Genbach s’attache la caution –, celui dont « la soutane ne le quittera plus » se rencontre partout : « J’ai fait à M. Jean Genbach quelques pas de conduite sur une route qui pour lui n’était pas assez large. Le goût de l’aventure extérieure le menait où il ne me mène pas. J’ai assisté à plusieurs scènes d’une des pièces que je connaisse qui respectent le moins l’unité de temps et de lieu. Un cabinet de voyante, une maison de rendez-vous, l’abbaye de Solesmes, le café Cyrano place Blanche, une antichambre de l’archevêché, les jardins de Mme Blumenthal, le presbytère du Mont-Saint-Michel ont gardé traces des visites, et se confondent dans les démarches étranges de M. Jean Genbach[5]. »

Une vie chahutée, oui, mais l’individu n’est, pour le repentir et pour la plume, ni Léon Bloy[6], ni Joris-Karl Huysmans (que lui préfère Breton). Sa prose n’est ni décadente ni mystique. Son mal, peu de spleen ou de gouffre intérieur, n’est pas baudelairien. Il se débat sans conviction au sein du Modernisme religieux. Le récit de ses déboires ne connaît pas le tourment d’un Bernanos, ni sa foi la ferveur véhémente d’un Bloy ou l’exaltation d’un Péguy chantant les mérites de Jeanne. Fourvoyé dans le milieu surréaliste, sa posture scandaleuse XVIIIe et fin de siècle n’est pas la leur ! Malgré les ingrédients, sa relation est trop embrouillée pour être captivante ; son personnage passif, trop hésitant et intéressé, rend la lecture insipide. Ni fiction, ni témoignage chrétien ou spirituel, ni écrits intimes…

Assiste-t-il à un miracle (prétexte de ce livre) ? Il n’est question que de lui, de ses déboires, de son espoir… Son comportement n’évolue pas, ses repentirs récurrents ne lui enseignent rien. La peur de la mort le fige : il est si terrifié de mourir en état de péché comme Crevel, comme Artaud dont la fin le précipite au fond d’un monastère. Il y reprend ses textes, les renie, en garde copie. Puis la retraite, la contrition lui pèsent. Il reprend ses aller-retour des néons des cafés, à l’ombre du confessionnal. Promettant de ne pas publier ses souvenirs tout en signant des contrats d’édition.

Pourquoi ce livre aujourd’hui ? De son vivant, Gengenbach est un mécontemporain. L’église a traversé le Modernisme. À l’époque où la laïcité et l’athéisme ont gagné, avec Freud et la libre-pensée, et ceux qui proclament « la mort de Dieu » entraînant celle du Diable, la soutane de l’ex-abbé jure dans le Paris des surréalistes. Malgré sa prose l’église est là, toujours prête à le secourir, à l’abriter, à pardonner… Dès le retour de Breton, il sollicitera celui-ci – démuni de tout, dépouillé par « l’Armée de Leclerc », il lui demande de l’accueillir et de l’aider. Breton ne répond pas. Alors qu’en 1948, paraît le texte collectif  A la niche les glapisseurs de Dieu ! « contre tout être agenouillé », en 1949, Gengenbach lui envoie ses livres L’Expérience démoniaque et Judas ou le vampire surréaliste. Proche des surréalistes belges et des existentialistes, en délicatesse avec les amis de Breton, comme avec ses éditeurs, l’apparition d’Espis donnée à un enfant de quatre ans vient à propos ; c’est un prétexte pour Gengenbach de parler de lui, pour séduire cette belle femme qui lui offrira son aide spirituelle… et matérielle. Pour se dédire encore envers les deux camps qui attendent son livre.

Philippe Didion est intrigué par ce curieux abbé décrit par Nadeau dans son Histoire du Surréalisme[7] et qui, après-guerre effectue « un retour sincère à la foi de son enfance ». Il entreprend des recherches et trouve une partie de ses archives à Saint-Dié[8], dont une brochure de 1949 sur un miracle marial et la maîtrise d’un étudiant italien. Espis un nouveau Lourdes ? n’est que le début d’un ouvrage en trois parties (non écrit) : Des ténèbres sataniques à l’Étoile du matin, histoire d’une conversion. Il fait rééditer le texte par Marc-Gabriel Malfant, un libraire lyonnais, avec préface, photos et extrait de lettre. Pour son éditeur, l’homme, qui se disait maudit, apparaît « particulièrement attachant dont la vie n’a été qu’hésitation entre idéal chrétien et vie terrestre décousus ».

Pour ma part, je ne trouve pas aimable ce personnage controversé. Plus que pécheur et scandaleux, il fut renégat à l’amour, à la liberté, à la poésie. Il trahit les femmes, les sulfureuses séductrices comme la « sainte » qu’il épousa et ruina. Il trahit Breton dont il se prévalait, puis le dénonçant comme Luciférien, il l’accusa avec le surréalisme, de tous les maux, regrettant que l’exorcisme n’ait plus cours. Il trahit l’église et ceux qui lui tendirent la main. Sa confession « transparente », sans cesse reprise cache des grands pans de sa vie – hors des tables surréalistes et des autels. Faut-il l’exhumer ?

Accusant, il va de repentance en rechutes. Il fréquentait un influent réseau de sociabilité mondaine et correspondait avec d’innombrables personnalités. Sous l’occupation il côtoya réellement le diable, mais sans le savoir : il fut l’un des amants de celle que Pierre Péan nommera « la diabolique de Caliure »[9].

Il s’est rendu à Banneux. On le pousse à Espis afin de témoigner des apparitions mariales (de 1948 à 1952) et du petit Gilles Bourhours. Il tarde à rédiger cette brochure de 27 p. dont 4 évoquent l’apparition et l’enfant. – Reçu deux fois par le pape, mort à quinze ans (1944-1960) ses visions ne seront pas reconnues par l’Église. Pas de miracle donc, pas d’un nouveau matin du monde. Gengenbach ne sera pas connu comme l’écrivain de la Vierge, ND d’Espis.

Ce petit livre est néanmoins déterminant, car avec lui, Gengenbach se range de l’écriture et rencontre celle qui l’aide à expier et à se stabiliser durant ses trente dernières années. Pour cette édition à compte d’auteur il aura endetté et ruiné sa bienfaitrice, cette bonne chrétienne qui lui a tendu la main, Élyane Bloch qu’il épousa en 1952. Cette année-là, il publie Adieu à Satan. Retiré dans l’Aude, le ménage vit chichement. Lui effectue plusieurs missions à l’étranger (Maroc, Italie, Vatican) pour le ministre des Affaires étrangères pour régler les dissensions avec l’Islam, et renforcer le catholicisme en Algérie. Il se rapproche du néo-catharisme autour de René Nelli. Il s’engage avec les poujadistes. En Bretagne, il contacte Jean Markale et le néo-Celtisme. Enfin le couple s’installe près de Dreux. À la faveur des années contestataires, certains de ses textes reparaissent chez Losfeld. Vers la fin de sa vie, Gengenbach correspond avec un étudiant italien qui veut faire une maîtrise sur ses écrits. Il fait don de ses archives à la bibliothèque de Saint-Dié. Il meurt deux ans après sa femme, en 1979, enfin réconcilié avec sa mère.

Si la soutane ne cachait qu’un séducteur qui craignait les femmes, si l’érotisme n’était qu’un masque littéraire, que le merveilleux comme le mystère l’émouvaient peu, de qui donc Gengbach était-il l’alias ? Comme son livre, Épis, un nouveau Lourdes ?, avec cette âme errante, cet esprit moyenâgeux (il se disait possédé par un moine maudit du Moyen Âge), égaré dans les labyrinthes séculiers, j’en terminerai sur un point d’interrogation.

MM.


[1] – Maria Emanuela Raffi, Autobiographie et imaginaire dans l’œuvre d’Ernest de Gengenbach, L’Harmattan (Espace littéraire), 2008.

[2] – Page manuscrite de Gengenbach insérée dans l’exemplaire original Satan à Paris, Paris, Meslin, 1927, dédié à A. Breton. Catalogue de vente Calmells-Cohen, Livres 1, notice 589

[3] – Jean Guéghen, lettre à André Breton, du 10 juillet 1925, (parue dans la Révolution surréaliste, 5, 1925. La Révolution surréaliste, 8, 1926 [par sa Lettre du 19 juin 1926, il annonce le suicide de R. Flory appris à Solesmes par voie de presse : « Neurasthénie d’une artiste »].

[4] – André Breton, OC 1, p. 923-927 : « Avant une conférence de Jean Genbach à la Salle Adyar [3 avril 1927] », « Satan à Paris ». Notes 1117 sq.

[5]Op. cit., p. 926.

[6] – Léon Bloy [1846 -1917], chantre de ND de La Salette : Celle qui pleure, 1908. Le Symbolisme de l’apparition, Le Mercier, 1925.

[7] – Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme, Paris, Le Seuil [Pierres Vives], 1945, p. 142-145 ; contient la lettre d’E. Gengenbach, du 10 juillet 1925, p. 288-289 [parue dans la Révolution Surréaliste, 5, 1925].

[8] – Grâce aux démarches de son conservateur Albert Ronsin, la Médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié-des-Vosges conserve les fonds Maxime Alexandre, Ernest de Gengenbach, Yvan Goll.

[9] – Pierre Péan, La Diabolique de Caliure, Paris, Fayard, 1994. Amante de Gengenbach et d’un officier SS, Lydie Bastien [1922-1994] se servit de René Hardy, résistant, éperdument amoureux d’elle. Elle livra Jean Moulin et Charles Delestraint à Klaus Barbie en 1943, tombés lors de la fameuse réunion de Caluire.

Les rendez-vous et les journées d’étude de l’Association 2019-2020

Rencontres en surréalisme 

Année 2019-2020

organisées par Françoise Py
à la Halle Saint-Pierre chaque deuxième samedi de novembre à juin ainsi que le samedi 19 octobre  et le dimanche 8 mars de 15h30 à 18h
sauf pour les trois journées d’étude où l’horaire est précisé

                         dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Etude du Surréalisme (L’APRES) – Accueil par Martine Lusardy

[Télécharger ce programme]

Samedi 19 octobre 2019 : Projection du film de Rémy Ricordeau : Prenez garde à la peinture … et à Francis Picabia  (Seven Doc, Collection Phares, 2019, 100’), en présence du réalisateur. Débat avec le réalisateur et Henri Béhar.

Samedi 9 novembre 2019 : Michel Maffesoli : Du surréalisme à la postmodernité. Conférence suivie d’un échange avec la salle.

Samedi 11 janvier 2020 :

15h30 – 16h15 : Fabrice Pascaud : André Breton et l’astrologie.

16h20 – 17h45 : Projection du film de Fabrice Maze : André Barbault : l’astrologie au cœur (Seven Doc, 2019, 60’). Débat animé par le réalisateur et Fabrice Pascaud.

Samedi 8 février 2020 :

11h-18h : Journée d’étude sur Elie-Charles Flamand : poésie et alchimie, dirigée par Henri Béhar et Françoise Py. Avec la participation d’Obéline Flamand, de Pierre Geste, Marc Kober, Jean-Clarence Lambert, Patrick Lepetit et Michel Passelergue.

Dimanche 8 mars 2020 : En compagnie d’Aimé Césaire, poèmes dits et chantés par Bernard Ascal : conception et voix, Yves Morel : arrangements, trombone, accordina, clavier,  Delphine Franck : violoncelle, voix.

Cet événement s’inscrit dans le cadre du Printemps des Poètes 2020 consacré au Courage.

 Suite à l’actualité et au COVID-19 Le programme qui suit est ajourné sine die

Samedi 14 mars 2020 : Fernando Arrabal en performances par Wanda Mihuleac. En présence d’Arrabal. Avec la participation d’Alejandra Jordan et de Valentine Mizzi.

Cet hommage à Arrabal s’inscrit dans le cadre du Printemps des Poètes 2020 consacré au Courage.

 Samedi 4 avril 2020 :

Journée d’étude sur Charles Fourier dirigée par Henri Béhar et Françoise Py avec la participation de Michel Maffesoli et de René Schérer.

Présentation de la revue Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, CNRS Editions, à l’occasion de la sortie du dernier numéro sur La Nuit.

Samedi 25 avril 2020 : Journée d’étude sur Louis Janover

11h – 16h30 : Journée d’étude sur Louis Janover, dirigée par Henri Béhar, Michel Carassou et Françoise Py.

11h-12h30 :
Introduction par Henri Béhar.
Louis Janover : Pourquoi j’ai accepté de venir entendre parler de moi.
Maxime Morel : Front Noir et surréalisme.

14h-16h15 :
Guillaume Louet : À la rencontre de l’œuvre de Louis Janover : cohérence poétique et politique.
Georges Rubel : Oser faire de l’art dans  Front Noir.
Florian Langlais : Perception de Front Noir par un jeune d’aujourd’hui.
Michel Carassou : Benjamin Fondane et Louis Janover : un même combat.
Table ronde avec tous les intervenants, modérateur : Françoise Py.

Samedi 9 mai 2020 : Picasso poète par Georges Sebbag. Conférence suivie d’une table ronde animée par Georges Sebbag avec Marie-Laure Bernadac, conservatrice générale honoraire, Emmanuel Guigon, directeur du musée Picasso de Barcelone, Androula Michaël, historienne de l’art. Lectures par Bernard Ascal.

Samedi 13 juin 2020 : programme surprise.

Les trois Journées d’étude sont organisées avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

 Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers. Entrée libre.

Françoise Py : 06 99 08 02 63 et francoise.py [at]univ-paris8.fr

 

 

 

Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Paolo SCOPELLITI

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Le surréalisme, que nous avons vu socialement adopter de propos délibéré la formule marxiste, n’entend pas faire bon marché de la critique freudienne des idées […]. S’il lui est impossible d’assister indifférent au débat qui met aux prises sous ses yeux les représentants qualifiés des diverses tendances psychanalytiques ― tout comme il est amené, au jour le jour, à considérer avec passion la lutte qui se poursuit à la tête de l’Internationale ―, il n’a pas à intervenir dans une controverse qui lui paraît ne pouvoir longtemps encore se poursuivre utilement qu’entre praticiens. […] Mais, comme il est donné de par leur nature à ceux qu’il rassemble de prendre en considération toute spéciale […] la définition du phénomène de « sublimation », le surréalisme demande essentiellement à ceux-ci […] de suppléer par une auto-observation […] à ce que laisse d’insuffisant la pénétration des états d’âme dits “artistiques” par des hommes qui ne sont pas artistes mais pour la plupart médecins.

Dès 1930, par le Second Manifeste, Breton (808-809) constitue officiellement la sublimation en lieu privilégié d’une médiation surréaliste entre la psychanalyse et le marxisme : par là, le surréalisme aura été le seul mouvement d’avant-garde, qui se soit ouvertement engagé dans la démarche freudo-marxiste. Dans cet article, je vais m’essayer à esquisser au moins une toute première ébauche de l’histoire du freudo-marxisme surréaliste, qui reste encore largement à écrire, en faisant place aux auteurs non-francophones de l’Internationale Surréaliste, tout aussi importants pour mon sujet que leurs camarades parisiens mieux connus.

Les serbes Koča Popović et Marko Ristić inaugurent aussitôt le nouveau cours par l’essai Nacrt za jednu fenomenologiju iracionalnog [Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel], qui paraît aux Éditions Surréalistes de Belgrade en mai 1931. Ce sont eux, demandant à « la méthode psychanalytique » de se charger de « la compréhension historico-matérialiste de l’argent en tant que concept-fétiche », qui les premiers font interagir les concepts marxien et freudien de fétichisme, qui n’avaient jamais fusionné auparavant (55). Leur ouvrage s’achève sur un programme empreint de freudo-marxisme (112) :

la psychanalyse sera désormais appelée, non seulement à étudier et interpréter la structure et le fonctionnement des mécanismes psychiques, mais également à expliquer les mécanismes sociaux, qui décident des existences individuelles : elle deviendra ainsi le complément naturel du matérialisme historique, qui seul peut expliquer les mécanismes structurant les sociétés aux points de vue collectif et économique ;

quant au surréalisme, lequel est déjà parvenu à sortir la psychanalyse du domaine strictement médical en menant, dans le cadre de son activité propre, des recherches franchement psychanalytiques, il devra dorénavant s’engager à en expliciter les conclusions qui s’imposent, celles que le « freudisme » n’ose pas en tirer lui-même : ce que faisant, le surréalisme accomplira sa tâche la plus actuelle et urgente, consistant à soumettre Freud à une critique analogue à celle qu’Engels avait jadis mue à Feuerbach (da […] Freuda podvrgne jednoj kritici analognoj Engelsovoj kritici Feuerbacha).

Popović et Ristić (1931:111) rejettent donc le « freudisme », soit la sociologie freudienne, qu’ils définissent dédaigneusement comme « une conception du monde »                (« frojdizmom » […] je jedan pogled na svet) parmi beaucoup d’autres, ne retenant de la psychanalyse que l’ensemble des méthodes mises au point par Freud (psihoanaliza kao metoda), ainsi que la première topique, soumise quand même à révision : en effet, d’un exercice permanent de négation de la négation, pratiqué à l’aide de la méthode paranoïaque-critique de Dalí, Popović et Ristić se promettent le développement d’une véritable « ultra-conscience » (ultra-svesno kao negacija te negacije), qui épuisera en les incarnant tous les niveaux de la dialectique psychique entre le désir et son refoulement.

                             Marko Ristić et Koča Popović dans les années 1930.

En France, Tzara (1931) et Crevel (1933), s’engageant eux aussi dans la voie frayée par Popović et Ristić, cherchent à réaliser à leur tour une synthèse, respectivement, entre la pensée dirigée et la non-dirigée (Béhar 1992:186) et le conscient et l’inconscient (Béhar 1992:183-186). En 1932, Breton entreprend de composer Les Vases communicants, où il développe une forme originale de Traumdeutung surréaliste, redevable d’une conciliation entre Freud et Marx (Béhar 1992:185). Béhar (1992:186) a efficacement synthétisé comme il suit les positions de chacun :

tandis que Crevel en appelle aux jeunes savants pour comprendre les comportements, normaux ou pathologiques, dans leur contexte social, Breton se tourne vers les poètes futurs, ceux qui assureront la connaissance synthétique du réel objectif et de la subjectivité individuelle ou collective. Mais il appartient à […] Tzara d’essayer de répondre à cette double postulation simultanée par ce qu’il nomme un rêve expérimental, avec Grains et Issues.

La montée du nazisme introduisit dans le débat freudo-marxiste une donnée apparemment nouvelle. Georges Bataille publie entre 1933 et 1934 La Structure psychologique du fascisme. En 1934, Crevel et Yoyotte dénoncent à leur tour l’exaltation affective caractérisant l’hitlérisme (Béhar 1992:184). Toujours en 1934, à la mi-septembre, paraît à Copenhague l’essai du surréaliste danois Vilhelm Bjerke-Petersen, Surrealismen : livsankuelse – livsudfoldelse – kunst [1]. Bjerke-Petersen a vraisemblablement été le premier surréaliste à lire la Massenpsychologie des Faschismus [La Psychologie de masse du fascisme] de Wilhelm Reich, qui avait paru, également à Copenhague, un an plus tôt. Dans son ouvrage, Bjerke-Petersen (1934:65) fait état de l’interprétation reichienne de la montée du nazisme :

Si l’on examine le cas de l’Allemagne, on réalise sans difficulté qu’une propagande [marxiste] uniquement menée en vue d’obtenir des améliorations strictement matérielles est dénuée de sens : car, si les gens ne sont pas prêts à en profiter, une telle propagande va aussitôt s’avérer dépourvue de toute efficacité. Telle est la situation dont Wilhelm Reich examine les pendants sexuels dans son essai La Psychologie de masse du Fascisme, où il recherche les raisons pour lesquelles, en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme (borgerligt instillede dele af arbejdermassen i Tyskland føle sig tiltrukket af nazismen og derved tog afstand fra kommunismen) : d’après lui, la cause serait à situer dans la force d’un « lien familial » inconscient (på grund af de stærke ubevidste  » familiebånd «).

Mais Bjerke-Petersen (1934:66) émet également des réserves sur Reich au point de vue surréaliste :

Reich a certes toute raison de soutenir que, si l’on amenait les travailleurs à réaliser que la répression sexuelle est une arme aux mains du capital, et si on les obligeait, en même temps, à la défier, ceux-ci seraient bien en mesure de détruire cette arme  […]. Mais cet exemple positif, ainsi que l’action directe visant la transformation de l’homme lui-même (omdannelsen af selve mennesket), sont une pré-condition (en forudsætning) pour qu’on puisse accepter, apprécier et utiliser les biens matériels obtenus [par la révolution]. C’est bien dans cette perspective qu’une convergence étroite se manifeste entre le communisme, le surréalisme et la psychanalyse (en nær forbindelse imellem kommunismen, surrealismen og psykoanalysen).

Aucune « critique négative de l’existant », explique-t-il (1934:67, 69), ne saurait produire, à elle seule, de résultats durables : pour en obtenir,

une transformation complète de l’être humain et de ses concepts doit bien la précéder, défrichant le terrain pour les pousses nouvelles : ce que le surréalisme est en train de réaliser. […] l’humanité doit bâtir de toutes pièces un type humain nouveau (et nyt menneske) […] le surréalisme va implémenter cette révolution psycho-matérialiste (den psyko-materialistiske revolution).

« Les surréalistes font la fête ! Hier soir, à l’occasion de l’exposition de Vilhelm Bjerke-Petersen chez Arnbak, place Højbro, les surréalistes ont fêté le succès de Vilhelm Bjerke-Petersen. ― Dans le groupe surréaliste on reconnaît, de gauche à droite, Mme Else Bjerke-Petersen, Freddie, Aksel Olson, Mlle Rita Kerrn-Larsen, Mme Solveig Olson, Mlle Franciska Clausen, ainsi que, à l’arrière-plan, Eric Olson, Vilhelm Bjerke-Petersen et Egon Østlund ». (Ekstrabladet, 15 octobre 1936).

A cette fin, Bjerke-Petersen (1934:61, 56) préconise la généralisation, non plus, comme Popović et Ristić, de la paranoïa critique, mais bien  de l’automatisme, qu’il faudra dorénavant « diffuser jusqu’à ce qu’il soit pratiqué par tous ». En effet, « le surréalisme travaille à la réalisation d’un transfert direct du contenu du rêve » (direkte overføring af det drømte) ; mais, comme un transfert collectif ne se structure que sur « plusieurs générations », la « tâche du surréalisme » (surrealismens opgave) consistera désormais à apporter sa contribution propre à « la révolution psycho-matérialiste ».

La position de Bjerke-Petersen, préconisant qu’une révolution psychique dévolue au surréalisme doive précéder la révolution sociale marxiste, diverge évidemment de celle de Reich, pour qui aucune révolution psychique n’aurait su s’épanouir en dehors d’un contexte social déjà révolutionné ; elle n’en anticipe pas moins sur la position que prendra officiellement Contre-attaque l’année suivante. En effet, l’un des Cahiers de Contre-attaque (1935-36:96-97), par Heine et Péret,  aurait dû traiter de Questions sociales et questions sexuelles :

Préexistantes à la question sociale, […] les questions sexuelles risquent d’échapper à leur solution révolutionnaire, pour peu que les tenants de la Révolution s’obstinent […] à les ignorer. Prétendre […] que les “perversions” sexuelles résultent des vices sociaux du capitalisme et disparaîtront en même temps que les classes, c’est […] trahir le matérialisme historique.

Un autre Cahier encore, par le seul Heine (Contre-attaque 1935-36:98), aurait dû porter sur L’extrémisme révolutionnaire de Sade :

[Sade] était […] trop philosophe pour méconnaître que la révolution sociale n’obtiendrait qu’un succès éphémère sans la révolution morale propre à lui gagner définitivement les esprits. Et c’est dans la pensée de former un homme nouveau, capable de fixer les conquêtes du régime [révolutionnaire] déjà déclinant, qu’il lança le cri d’appel et d’alarme : Français, encore un effort, si vous voulez être républicains ! […] en 1795.

Lors de son intervention à Contre-attaque (1935-36:110-111) du 11 novembre 1935, Breton communiqua à ses camarades le contenu d’une lettre, que lui avait adressée Monnerot l’année précédente. Celui-ci y soutenait que

le surréalisme doit tenter de réduire l’hitlérisme à ses composantes humaines [et] composer des projets pour une utilisation autre […] de ces solides et vivaces composantes. L’explication [de l’hitlérisme] qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotski, […] doit se compléter […] par l’étude des “foules naturelles” et des “foules artificielles” qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud.

À son tour, Breton (Contre-attaque 1935-36:111-112) suggérait de

sonder par l’analyse [freudienne] les composantes humaines de l’hitlérisme […] et tenter de déterminer, à l’aide de ces composantes, […] un mouvement diamétralement opposé, procéder à l’établissement d’un cérémonial de grand style, […] totalement inédit.

Mais dans sa dernière intervention à Contre-attaque (1935-36:125), celle du 8 décembre 1935, Breton, niant à nouveau que « l’ascension frappante d’Hitler [pût] s’expliquer par la valeur idéologique de l’hitlérisme », la rapportait plutôt à « la grande famine d’aujourd’hui », celle-ci étant « à la fois physique et psychique ». Or, c’est justement à cette « nouvelle faim psychologique à tendance paranoïaque » que Dalí[2] avait, cinq ans plus tôt, confié la tâche d’élaborer une mythologie moderne. D’après Dalí, en effet, le mouvement dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes archaïques suggérait que « la pensée inconsciente » fût, en dépit de ses constantes symboliques, indépendante par rapport à tout système mythique : ainsi, les « mythes moraux » de l’époque, loin de témoigner d’une prétendue reviviscence des tabous primitifs, se laissaient plutôt envisager comme les produits d’un transfert collectif, qui se manifestait à l’échelle de la société contemporaine par l’apparition de mythes nouveaux. Dalí (von Maur 1991:199) serait d’ailleurs revenu sur ce point en 1934, en signalant à Breton qu’il croyait apercevoir une analogie entre l’attitude “métaphysique” de Chirico ― lequel avait su donner un « contenu hyper-original » à des mythes stéréotypés, en les tirant de leurs contextes habituels ― et l’affectivité « délirante et hitlérienne » du nazisme, que caractérisait également le « dépaysement truculent » des mythes du patriotisme et de la famille.

On a déjà du mal à concevoir qu’on ait pu prêter au nazisme des traits antipatriotiques et antifamiliaux ; mais Dalí (1964:27) irait encore plus loin, se prenant même à fantasmer d’un Hitler efféminé :

Pendant ce temps-là [1934], Hitler hitlérisait […] J’en fus obsédé au point de fixer mon délire sur la personnalité d’Hitler, qui m’apparaissait toujours en femme. […] J’étais fasciné par le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans son uniforme.

Dortmund 1933 : « Le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans  son uniforme » (détail d’après une carte postale réalisée par la propagande nazie).

Il va ultérieurement développer ce délire dans un sens franchement anti-œdipien. Relisons donc sa lettre du printemps 1935, où il propose à Breton, « pour le laboratoire secret de Contre-attaque », de contrer le nazisme en structurant une religion “moderne” à connotation mytho-politique :

Au point de vue  politique, l’origine des religions réside, d’après la psychanalyse, dans les rapports fils-père : Dieu est un père exalté, et la nostalgie du père est la racine des visions religieuses. Le mythe objectif de la nouvelle religion doit renouveler le crime primitif du père, mais sans le manger : grâce au nouveau climat moral surréaliste, il sera possible de surmonter le sentiment de culpabilité qu’éveille ce fait. Il s’agit de la religion des fils […] pour l’esclavage de dieu.

Il se pourrait que cette idée ait été suggérée à Dalí par une lecture aberrante de L’Avenir d’une illusion de Freud, qui avait paru en français trois ans plus tôt : puisqu’on n’arrive pas à se défaire des religions, pourquoi ne pas s’en prévaloir contre le nazisme, qui en est également une ? Quoi qu’il en soit, Breton fit état à Contre-attaque (1935-36:127-128) de cette proposition ahurissante, tout en essayant de la ramener quand même dans la voie de l’orthodoxie freudienne : seule la psychologie collective, déclara-t-il à cette occasion, pourrait comprendre par quels moyens le nazisme avait pu « obtenir des hommes ce renoncement général à tout ce qui paraissait constituer leur intérêt propre ».

On croit entendre là l’écho de la thèse de Reich, telle que Bjerke-Petersen (1931:65) l’avait présentée dans son propre livre : « en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme ». Toujours est-il qu’à l’époque, en France, seule la Psychologie de masse et analyse du Moi de Freud aurait pu servir de texte de référence sur le nazisme : dans La Structure psychologique du fascisme, Bataille (1933-34:35n1) avait déjà qualifié « cet ouvrage […] comme une introduction essentielle à la compréhension du fascisme ». De son côté, Breton (Contre-attaque 1935-36:130) laissait à Trotski le soin de nommer Freud ouvertement.

Le 27 novembre 1932, sur la fin d’une conférence qu’il était en train de donner au stadium de Copenhague, Trotski avait glorifié la génialité de Freud et l’importance du rôle que la psychanalyse serait appelée à jouer dans tout « développement ultérieur » de l’humanité :

Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

L’affinité est patente avec la thèse qu’avait prônée Breton (1924:316) dès le premier Manifeste :

Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, […] il y a tout intérêt […] à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite […] au contrôle de notre raison.

Présentée de la sorte, la proposition de Breton ― consistant à envisager désormais le nazisme à la lumière, non plus de Marx seulement, mais encore de Freud ― semblait se prévaloir d’une caution marxiste, qui était pourtant encore loin d’être acquise[3]. Il était quand même loisible à Breton (Contre-attaque 1935-36:130) de conclure que « c’est, en effet, Freud qui, dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Copenhague, 27 novembre 1932 : « Trotski monte à l’estrade », photos de Robert Capa (www.iconicphotos.wordpress.com/2009/07/22/trotsky-in-copenhagen/).

En bas à droite, on lit : « Tout orateur authentique a fait l’expérience de ces instants, où il sort de sa bouche quelque chose de plus fort qu’à l’accoutumée : c’est l’inspiration ! Elle naît de l’effort le plus hautement créateur de toutes les facultés réunies. L’inconscient remonte alors de ses profondeurs, se soumettant l’activité de la pensée consciente et fusionnant avec celle-ci jusqu’à atteindre à une plus haute synthèse » (Trotski, Mein Leben, Berlin 1930).

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Breton (Contre-attaque 1935-36:132) rappelait que l’identification est, d’après Freud, le phénomène « par lequel le Moi cherche à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle » : la communauté affective ainsi établie répondrait au besoin d’accomplissement « de tendances érotiques, qui ont dévié de leurs buts primitifs ». Si l’ascension d’Hitler résultait d’une sublimation collective, elle relevait bien du domaine, que Breton (1930:808-809) avait réservé pour le développement d’un freudo-marxisme surréaliste. Mais l’ouvrage de Freud, paru en allemand en 1921, n’aurait encore su faire allusion au Führer : quelles étaient donc les foules qu’avait eues à l’esprit Freud en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi ?

On sait qu’il avait entrepris de composer son essai au cours de la 1ère Guerre Mondiale, vraisemblablement dès 1917. Or, entre 1916 et le début des années vingt, des Conseils des Ouvriers, de Paysans et de Soldats s’étaient formés un peu partout, même en dehors de l’Europe, inspirant dans quelque trente pays des mutineries, des grèves générales et des soulèvements de masse (Koller 2018:47-49). L’idée des Conseils revenait pourtant à la Commune parisienne (18 mars-28 mai 1871), qui la première avait confié le contrôle des usines aux ouvriers et le choix des officiers aux soldats. Marx (1871:314) avait lui-même cautionné cette formule, apercevant dans la Commune « un gouvernement de la classe ouvrière, […] la formule politique, enfin découverte, qui pourra accomplir la libération économique du travail ». A tout le début de la Révolution d’Octobre, Lénine (1917:432), envisageant la formation des Conseils comme un cas de transformation de la quantité en qualité, avait également plaidé pour que tout le pouvoir échoue désormais aux « soviets » (Koller 2018:51).

On ne connaît que trop bien la suite : l’éviction progressive des « soviets » russes par le Parti Communiste bolchevique, l’instauration finale d’une soi-disant “dictature du prolétariat”, la stalinisation de l’Union Soviétique et l’exil de Trotski ― qui avait, soit dit en passant, lui aussi contribué à affaiblir les « soviets » au profit du Parti… En 1919, pourtant, le psychanalyste Paul Federn (1919:29, 3-5) avait analysé, à l’aide de la doctrine de Freud, ces “révolutions”, y décelant un conflit œdipien en cours[4]. Federn (1919:7) s’était penché sur l’apparition subite des Conseils (Räte), qui s’étaient spontanément formés en Russie, Autriche-Hongrie et Allemagne à l’effondrement des empires, ainsi que sur la succession spontanée de grèves gigantesques, que ne lui semblaient plus justifier, à elles seules, ni les revendications économiques, ni la propagande bolchevique : aussi Federn (1919:15-16) expliquait-il les événements qui se succédaient devant ses yeux ébahis par une dissolution généralisée de l’autorité paternelle. Dans les villes, soldats et ouvriers grévistes avaient profité de la chute des trois empereurs-Pères pour former des communautés d’un type inédit, que semblait régir l’invisible structure psychologique de la fratrie (ihr unsichtbares psychologisches System ist das Verhältnis der Brüder) ; à la campagne, les paysans, naturellement liés à la terre-Mère, avaient aussitôt saisi leur chance pour renouveler enfin un lien primordial, que leur inconscient semblait avoir entretenu malgré des millénaires de patriarcat (die uralte, in Unbewußtsein festgehaltene Bindung an die Mutter).

Les foules que Freud envisageait en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi étaient donc celles des Conseils : les Fils révoltés contre le Père. Aussi Freud s’y était-il engagé à une nouvelle reconstruction du « parricide primordial », plus complète que celle qu’il avait consignée en 1913 dans Totem et Tabou. Le début des deux versions coïncide : les fils, qui venaient de tuer et dévorer le père de la horde, auraient immédiatement fait suivre leur forfait par l’instauration autant du matriarcat que du totémisme, comportant la prohibition de l’inceste et la consommation de repas sacrés en l’honneur du père, désormais divinisé sous la forme animale du totem de la tribu. En 1918, Freud avait déjà repris une première fois son histoire,  en proclamant que l’évolution de l’un de ses patients ― le célèbre Homme aux loups, qui avait sublimé sa phobie des loups en une forme obsédante de religion « paternelle » ― renouvelait celle de l’humanité entière, laquelle avait fini par donner une apparence humaine à ses anciens totems animaux. Trois ans plus tard, Freud ressentit le besoin de conclure en rajoutant dans Psychologie collective et analyse du Moi qu’après le parricide la communauté fraternelle avait ultérieurement dû s’engager dans une autre lutte encore, cette fois-ci contre la Mère ; et que celle-ci ― défaite, certes, mais non dévorée et ni même tuée ― avait finalement été divinisée à son tour, devenant ainsi une déesse-mère servie par des prêtres châtrés. Cependant, Freud glissait sur l’involution ultérieure de cette structure fraternelle, qui aurait évidemment dû régresser ensuite jusqu’à la restauration du patriarcat.

Dès lors, les allusions de Federn méritent qu’on s’y arrête : d’où lui venait donc la Mère ? Non de la psychanalyse elle-même, mais bien du marxisme. En 1891, Engels avait ouvert la préface à la quatrième édition de son essai Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats [L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État] par un éloge de Bachofen, qui manquait dans la première édition de 1884 :

Jusqu’en 1860 environ, il n’aurait su être question d’une histoire de la famille […] La forme patriarcale de la famille, […] on l’identifiait avec la famille bourgeoise actuelle. […] L’histoire de la famille date de 1861, de la parution du Mutterrecht [Droit maternel] de Bachofen. […] Ce qui a produit, d’après Bachofen, les changements historiques dans la position sociale réciproque de l’homme et de la femme n’est pas le développement des conditions d’existence effectives des hommes, mais le reflet religieux de ces conditions d’existence dans les cerveaux de ces mêmes êtres humains : en conséquence, Bachofen présente l’Orestie d’Eschyle comme la description dramatique de la lutte entre le droit maternel déclinant et le droit paternel, naissant et victorieux à l’époque héroïque. […] Oreste […] est poursuivi par les Érinnyes, protectrices démoniaques du droit maternel, selon lequel le matricide est le plus grave, le plus inexpiable des crimes. […] Cette interprétation de l’Orestie, neuve, mais absolument juste, est l’un des plus beaux et des meilleurs passages de tout le livre. […] Il est évident qu’une telle conception, où la religion est considérée comme le levier déterminant de l’histoire universelle, doit finalement aboutir au pur mysticisme. […] Mais tout cela ne diminue point son mérite de novateur.

C’est donc Engels qui a introduit dans le marxisme le matriarcat de Bachofen. Mais, entre celui-ci et le patriarcat de Freud, un parallèle se dessine également : car les deux se fondent dans l’interprétation originale d’un mythe. Dès lors, pourquoi Freud n’a-t-il jamais envisagé de matricide ? Tout ne revenait donc qu’à à choisir son propre mythe ? Une réponse peut nous venir de Fromm (1954:50-51) :

Johann Jacob Bachofen, qui vécut une génération avant Freud, […] comprit la centralité du rôle que le lien à la mère joue dans le développement humain. [Mais,] alors que Freud n’apercevait dans la fixation incestueuse qu’un élément négatif et pathogène, Bachofen sut clairement voir la nature ambiguë, négative et positive à la fois, de l’attachement à la mère. Au côté positif correspondent l’affirmation vitale, la liberté et l’égalité, dont la structure matriarcale est empreinte. [Cependant,] Bachofen envisagea tout aussi nettement le côté négatif d’une telle structure, qui retient l’homme dans ses attaches à la nature, au sang et au sol, faisant ainsi obstacle au développement d’une individualité rationnelle : éternel enfant, l’homme y demeure incapable de progresser.

Dans l’austro-marxisme du psychanalyste Alfred Adler, qui le premier avait envisagé l’existence d’un parallélisme entre les conflits psychiques et les luttes sociales (Nunberg/Federn 1973:15), on ne découvre encore aucune trace du matriarcat ; mais en 1913, juste avant que la guerre n’éclate, un autre psychanalyste encore, Otto Gross (384, 387), va déclarer que

la psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution, […] appelée à préparer la révolution (berufen als die Vorarbeit der Revolution) […]. A l’aide de la psychologie de l’inconscient, […] le révolutionnaire de notre époque se bat […] contre le père et le patriarcat. La révolution à venir est celle pour le matriarcat (die kommende Revolution ist die Revolution fürs Mutterrecht).

Immédiatement après la guerre, Gross (1919a:13-20) s’en expliquera mieux dans le journal Sowjet :

depuis la destruction de la structure matriarcale et communiste de la société primordiale (der mutterrechtlich-kommunistischen Gesellschaftsordnung der Urzeit) […], ce n’est qu’à nos jours que le relèvement de l’idéal communiste a commencé à devenir une réalité. […] Un sens profond semble affecter les mythes, qui situent l’existence des surhommes dans le passé, aux débuts mêmes de l’humanité. […] L’écoulement ultérieur des millénaires, ainsi que le développement toujours croissant des découvertes matérielles, techniques et politiques, a consigné les mythes à l’oubli, les faisant disparaître. [Mais] pour nous, les hommes modernes, […] ce que l’antiquité ne ressentait encore que comme un souvenir […] prend la valeur d’un avenir, […] où les biens que le passé nous a légués seront appelés à fusionner avec les buts les plus lointains (Erinnerungsgut und fernstes Ziel aneinander schließend). […] Le péché originel est […] un événement primordial, qui aurait radicalement mué aussi bien la structure de la société que le caractère des individus : depuis lors, l’humanité entière se trouve astreinte à de nouvelles règles de conduite sociale et psychologique. […] La nature d’un tel événement […] ne saurait laisser de doutes : il s’agit là de l’abandon du libre matriarcat des origines (die Abkehr vom freien Mutterrecht der Urzeit) […]. La Genèse ferait donc allusion à une catastrophe culturelle, ayant fait de la pensée patriarcale (der Vaterrechtsgedanke) le principe souverain. […] Le couple [Adam et Ève] symboliserait l’humanité primordiale […]. Quant à la « connaissance du Bien et du Mal », elle ne saurait se référer qu’à l’institution d’un canon de valeurs et de normes. […] D’après la Genèse, c’est sous l’impulsion d’un mauvais esprit  que la femme aurait porté le premier coup en vue de l’institution de ce nouveau canon : selon moi, ce mauvais esprit serait un symbole de son inconscient (ein Symbol des Unbewußten) ― et, partant, également de sa méconnaissance des conséquences ultimes de son geste.

Gross renverse donc la chronologie freudienne : le matriarcat ― qui aurait été, d’après Freud, la conséquence du parricide ― se trouve remplacé ici par un matriarcat communiste primordial, que renverserait ultérieurement l’établissement du patriarcat. Il va de soi que cette position ne faisait pas l’unanimité dans l’archipel des           Conseils : rappelons seulement, à titre d’exemple, le Biennio Rosso, soit l’expérience des Conseils des Ouvriers « soviettistes » en Italie, qui se déroula entre avril 1919 et décembre 1920, sans que la question du matriarcat n’y fût une seule fois évoquée (Spriano 1971). Gross (1919b:64) lui-même en était assurément conscient, lui qui fit annoncer par la Räte-Zeitung [5] son projet

de donner à la Freie Hochschulgemeinde für proletarische Kultur [Libre Communauté d’Instruction Supérieure pour la Culture prolétaire] des cours sur “La psychologie de la Révolution”, devant servir d’introduction à la psychologie de l’inconscient (psychologie psychanalytique).

L’existence même d’un tel projet manifeste qu’il était encore nécessaire de répandre le verbe freudo-marxiste parmi les Conseils ; mais l’opinion publique associait déjà le bolchevisme et le partage des biens à l’idée du matriarcat et à la demande de libération sexuelle ― donc, par retombée, à la psychanalyse aussi, qui se donnait à connaître partout pour son prétendu « pansexualisme ». Le « Délégué du Peuple pour l’Instruction Publique de la République Soviétique Hongroise », Zsigmond Kunfi (1919:3), dut même publier dans le journal officiel du 17 avril 1919 que

les Conseils d’Ouvriers, Soldats et Paysans […] ne veulent pas instituer le communisme des femmes […] tous ceux qui propageront le contraire seront considérés comme des ennemis de l’ordre révolutionnaire.

De son côté, Federn (1919:17-18, 22-24) soulignait que, si la défaite militaire n’avait pu être surmontée, c’était bien parce qu’elle avait emporté la subordination inconsciente des Fils au Père (die unbewußte Einordnung unter das Vater-Sohnverhältnis) : ainsi,

le bolchevisme manifestait le retour de la tendance primordiale (Urtendenz) au parricide ;

la formation des Conseils, fondés dans la structure psychique de la fratrie (ihre psychische Struktur als Bruderschaft), ramenait au présent les soulèvements préhistoriques des Fils contre le Père (die jetzige Revolution [ist] eine Wiederholung uralter Revolten gegen den Vater), lesquels venaient de commettre un nouveau parricide en la personne de l’empereur déchu ;

finalement, le repas totémique, soit le partage de la propriété privée (das Eigentum in gemeinsamen Besitz), surmontait la « vacance du Père » (Vaterlosigkeit) par l’instauration d’une société égalitaire, modelée sur la fratrie.

Breton (Contre-attaque 1935-36:133) souhaitait lui aussi que, dans Psychologie collective et analyse du Moi,

Freud […] eût traité des possibilités d’identification dans une foule, non plus conçue sur le modèle de la horde primitive, […] « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant », […] mais sur celui de cette horde procédant à la suppression violente de son chef, de horde paternelle qu’elle était se muant en communauté fraternelle ;

il ignorait pourtant que Federn (1919:28) avait également mis en garde contre le danger que les frères, frappés de remords, n’en arrivent tôt ou tard à diviniser la figure idéale du Père tué (Vaterideal), évoquant ainsi l’apparition parmi eux d’un Führer (eines Volksführers), auquel ils finiraient par se soumettre volontairement, afin de rétablir la liaison au Père. Se pouvait-il que Federn eût prophétisé là l’ascension d’Hitler, alors que le parti nazi ne serait fondé qu’un an plus tard ?

Justement un an plus tard, l’austro-marxiste hongrois Varga[6] consacrait un article à la défaite bolchevique en Allemagne, qu’il motivait par « des causes étrangères à l’économie, […] celles-là même que nous présente l’école de Freud et d’Adler ». Varga expliquait l’échec par la « psychologie des masses » adhérant à la social-démocratie : celles-ci, alors même que leurs chefs étaient en train de les trahir, s’étaient refusées à intégrer les rangs des Conseils, agissant ainsi contre leur propre intérêt (D’Abbiero 1984:165). C’est de ces faux chefs que les masses devaient, dans l’immédiat, craindre le retour (Federn 1919:12) : Hitler ne se manifesterait que plus tard, et serait à son tour accusé d’avoir détourné les masses de leurs intérêts. Cependant, l’irrationalité des conduites collectives avait déjà mis à découvert les limites du modèle marxiste “classique”, qui ne la prenait nullement en compte : dès lors, le débat que Varga venait d’ouvrir opposerait pendant une décennie le matérialisme historique au matérialisme mécaniciste, diffusant la connaissance de la “sociologie” freudienne dans les milieux marxistes, qui s’en promettaient une contribution précieuse pour surmonter leur impasse (D’Abbiero 1984:159). C’est ce contexte qui produisit les explications psychanalytiques du nazisme (D’Abbiero 184-185) : l’essai de Vergin, Das unbewußte Europa : Psychoanalyse der europäischen Politik [L’Europe inconsciente : psychanalyse de la politique européenne], d’une valeur somme toute moindre, précéda aussi bien celui de Reich, Massenpsychologie des Faschismus (1933), que celui de Bataille, La structure psychologique du fascisme (1933-34).

Reich (1933:43) remarqua que

la structure de l’agir humain, celle du “facteur subjectif dans l’histoire”, ne fut point étudiée, parce que la psychologie scientifique n’existait pas à l’époque de Marx et que celui-ci n’était point un psychologue, mais bien un sociologue.

Mais la réciproque était tout aussi vraie : le marxisme pourrait finalement amener la psychanalyse à une meilleure compréhension de la nature sociale de la psyché, et Fischer (1928) envisagea même « le matérialisme dialectique en tant que méthode psychologique » (der historischer Materialismus als psychologische Methode) (D’Abbiero 162-164). Six ans plus tard, Popović (1934:229, 231) consacrait à son tour un article à l’interaction entre la psychanalyse et le marxisme[7], notant que

les carences de la psychanalyse peuvent toutes s’expliquer par une connaissance insuffisante de la sociologie ― celle-là même, qui motive l’objectif de psychologiser les faits sociaux. […] Freud concevait, certes, que les faits sociaux relèvent tout autant de la psychologie que de la sociologie ; mais, ne connaissant rien au marxisme, il n’aurait su s’en servir.

La « sociologie » de Popović était donc, tout court, le marxisme. Quant à la “sociologie” freudienne, celle-ci était entrée, depuis la parution de Psychologie de masse et analyse du Moi, dans une involution profonde, qui n’avait point échappé au surréaliste serbe (Popović 1934:228n2) :

Dès 1927 […], Freud avait publié Die Zukunft einer Illusion [L’avenir d’une illusion] : un essai, qui laissait très aisément augurer de la forme, que prendrait sa sociologie par la suite. Ses essais pseudo-sociologiques les plus récents, Das Unbehagen in der Kultur [Malaise dans la civilisation], ainsi que les dernières pages de Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse [Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse], ont confirmé les premières craintes. La façon dont il envisage la société dans ces textes-ci ne nous apparaît même plus “objective” […] : il est devenu franchement réactionnaire.

Seule la notion freudienne d’« identification » résistait encore, dès lors qu’elle permettait maintenant d’expliquer le nazisme. Reich (1933:97-98) s’en prévalut lui aussi :

Le Führer nationaliste […] concentre en lui-même toutes les représentations affectives propres au Père, […] sévère mais protecteur. […] plus importante encore est l’identification au Führer de la part de l’homme-masse.

Mais Reich (1933:99), tout en apercevant l’analogie avec le mouvement prolétarien (« La poussée à l’identification », remarqua-t-il, « est identique, mais elle s’adresse aux camarades de même souche plutôt qu’au Führer »), et donc l’ambiguïté inhérente à la tendance, se refusa à souscrire au mythe d’un renouveau contemporain du parricide (Reich 1933:101) :

Si des psychanalystes bornés en sociologie reconduisent la révolution à la révolte des enfants contre leur père, c’est parce qu’ils ne songent qu’au milieu intellectuel, où ce facteur est, en effet, déterminant ; mais leur interprétation ne saurait s’appliquer à la classe ouvrière.

Il soutint, en effet, qu’au mode de production agricole correspondait plutôt une morale patriarcale, caractérisée par la propriété privée, la répression sexuelle et l’unité de la famille (Reich 1933:78-79) : la nouvelle législation nazie[8] ― qui venait de ressusciter des formes révolues de propriété foncière, fondées dans la notion d’une « indissoluble unité entre le sang et le sol » ― ne se finalisait-elle pas à renouer « les liens d’un sentiment de la vie, spontanément jailli du sein du peuple » (die aus dem natürlichen Lebensgefühl des Volkes herausgeborene Verknüpfung) ? La conclusion à laquelle parvint Reich (1933:131), d’une façon assurément trop hâtive, fut donc que,

dans le domaine ethnologique, les réactionnaires […] soutiennent la théorie patriarcale, alors que les marxistes penchent plutôt pour la théorie matriarcale .

En revanche, la complémentarité dialectique entre les deux attitudes n’avait point échappé à Bjerke-Petersen (1934:16), qui sut cerner l’« esprit du temps » (tidsånd) plus nettement que Reich :

De nos jours, un grand nombre de manifestations inter-connexes crée certaines formations culturelles, dont la validité apparaît si profonde, que nous pouvons souvent les envisager comme appartenant à un mouvement à l’échelle mondiale. Que celles-ci se bornent au travail exécuté par un cercle de personnes, leur influence n’en demeure pas moins mondiale. Dans l’immédiat, nous [scil. les surréalistes] ne reconnaissons comme telles que le mouvement prolétarien et le fascisme. Un an après l’autre, un réseau va se tissant autour de la Terre, qui garde unies des idées et des perceptions uniformes. Certes, les nombreux mouvements simultanés peuvent différer grandement ; mais, entre une multitude de manifestations appartenant à des lignes différentes, il peut également exister un lien étroit, qui en vient ainsi à façonner, dans une large mesure, toute notre époque. Un tel esprit du temps n’évolue pas toujours par étapes : il peut soudainement donner lieu à des tendances diamétralement opposées, et même à des comportements essayant d’étouffer leur propre source.

Beaucoup plus tard, Fromm (1954:51n14) notera de même :

Il est remarquable que […] deux conceptions opposées aient pu intégrer chacune un aspect de la structure matriarcale. Dans le courant marxiste, prônant la liberté et l’égalité, Engels fit un accueil enthousiaste aux théories de Bachofen. Beaucoup plus tard, […] les maîtres à penser du nazisme[9] s’en emparèrent d’une façon tout aussi enthousiaste, […] mais pour la raison opposée : ce qui les séduisait, eux, c’était bien la nature irrationnelle de l’attache au sang et au sol.

Par contre, Reich avait fait bon accueil à l’idée engelsienne d’un « communisme matriarcal » des origines, qu’il croyait ratifiée par les découvertes de Malinowski ; mais celui-ci, qui avait bien porté en 1924 l’atteinte la plus grave au mythe d’Œdipe, démentirait en 1935 également le mythe de l’Urkommunismus, que les Trobriandais ne pratiquaient point. Or se demande à nouveau si tout ne revenait donc qu’à choisir son propre mythe ― voire même, le cas échéant, à en bâtir un de toutes pièces… Car, il faudra bien le dire, les reconstruction œdipiennes imaginées par Freud ne s’accordent nullement à la mythologie grecque :

les Fils révoltés contre le Père de la horde seraient bien mieux représentés par les Titans plutôt que par Œdipe, lequel n’a point de frères ;

c’est bien parce que l’Œdipe de Sophocle n’est finalement pas châtré que Freud, s’efforçant de faire cadrer avec son idée des données qui s’y opposent, en arriva à soutenir que l’aveuglement tenait lieu, pour Œdipe, de castration auto-infligée !  Or, bien au contraire, les versions les plus archaïques du “mythème de la succession royale” (Uranus-Kronos-Zeus), que nous ont conservées les mythologies égyptienne et hindoue, prouvent qu’à l’origine le père déchu était frappé autant de castration que d’aveuglement : les deux mutilations demeurant bien distinctes, il est invraisemblable que l’une ait pu désigner l’autre ;

finalement, alors que Freud exclut de façon explicite que la Mère eût été autre chose que l’enjeu passif du parricide, c’est justement à l’instigation de leurs mères que les fils, Kronos et Zeus, châtrent leurs pères.

Force est d’en conclure que la menace de castration émanait plutôt de la Mère que du Père, et qu’elle s’adressait à ce dernier plutôt qu’aux Fils, lesquels la mettaient même à exécution : aucun Père tout-puissant n’aurait donc régné sur la horde primordiale, mais bien une Mère phallique. Le phallus étant sa pertinence exclusive, c’est bien elle qui, après avoir choisi parmi ses enfants le plus jeune, le désignant à remplacer dans sa couche un mari désormais vieilli, faisait “châtrer” ce dernier, ainsi que ses autres fils, à qui elle ne daignait pas faire de privautés : tel était le sort des prêtres châtrés, qui servaient, d’après Freud, la Déesse-Mère[10] ― mais tel fut également celui des Titans, que Zeus enferma au Tartare aussitôt après son intronisation. La “castration” aurait donc réellement sanctionné l’inceste, mais à la discrétion de la Mère : serait-ce là le “complexe de la mère”, entrevu un instant par Lacan ?

En 1937, celui-ci déclara (89) :

Certes l’Œdipe a été notre Sinaï. Mais rien ne nous interdit de voir dans la vie œdipienne un aspect seulement du possible. Il y a peut-être derrière lui encore autre chose de plus archaïque. Peut-être le “complexe de la mère”. Si les noms mythologiques nous font défaut ici pour le caractériser, c’est peut-être parce que cette mythologie est celle d’une civilisation patriarcale. Peut-être est-ce l’image terrible de l’Ogresse, de quelque Baal ou Moloch maternel, que l’on rencontrerait au fond des légendes matriarcales…

 

L’année suivante, Lacan (1938:8.40/11) ― entreprenant de surmonter les « intuitions trop hâtives » de Freud sur l’Œdipe, que les découvertes de Malinowski (1924) avaient mises en danger ― ancrait les faits œdipiens individuels dans une dimension collective infiniment plus récente :

une révision du complexe [d’Œdipe] permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer […] la névrose contemporaine. […] Freud fait [un] saut théorique […] de la famille conjugale, qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille primitive, conçue comme une horde qu’un mâle domine […] en accaparant les femelles nubiles. […] Il imagine un drame de meurtre du père par les fils, […] d’où, avec le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle. […] Mais […] la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire […] d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité, manifestent que l’ordre de la famille […] a des fondements soustraits à la force du mâle.

Prenant à partie également le totémisme, Lacan (1938 :8.42/5) ramenait « le sens du totem, réduit par Freud à celui de l’Œdipe », à la fonction de « l’Idéal du Moi ». Aussi, « l’idéal masculin » n’avait-il imposé sa prévalence qu’en raison de l’orientation paternelle de la société occidentale ; mais, au-dessous de cet idéal, Lacan (1938:8.42/8) décelait « l’occultation du principe féminin », ce qui lui rendait loisible d’expliquer par une carence paternelle la « protestation virile » de la femme contemporaine, « conséquence ultime du complexe d’Œdipe ». Selon Lacan (1938:8.40/16), les névroses individuelles, dominant le cadre du psy au début de la carrière de Freud, avaient évolué depuis vers « la grande névrose contemporaine »,  qui se manifestait désormais à l’échelle de la société toute entière. L’atteinte portée à l’Idéal du Moi était si généralisée, qu’elle devait forcément développer un pendant politique (Lacan 1938:8.42/7) :

le renforcement pathogène du Surmoi dans l’individu se fait en fonction double, et de la rigueur de la domination patriarcale, et de la forme tyrannique des interdictions, qui ressurgissent avec la structure matriarcale de toute stagnation dans les liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents sociaux jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression psychologique, en tant qu’ils sont […] réduits à signifier les exigences […] de la race.

L’allusion à la race se laisse aisément déchiffrer : aussi Lacan venait-il d’expliquer par la psychanalyse, non seulement le nazisme, qui réalisait les craintes de Federn au sujet des Conseils, mais également le projet dalinien d’une « religion des fils », ainsi que le fantasme d’un Hitler efféminé, incarnant la Mère. En effet, Dalí (1964:19) raconte qu’à l’âge de 7 ans il s’identifiait déjà à un « Napoléon […] au ventre blanc et comestible » : cette image, annonçant de toute évidence celle du « dos tendre et dodu d’Hitler », garantit l’ancienneté d’un tel fantasme. A l’âge de 10 ans, La mante religieuse (qui est également l’amante…) fait sa première apparition chez Dalí : c’est pour s’en faire le partenaire que celui-ci s’identifie maintenant à « l’enfant-sauterelle (complexe de castration) », soit à celui que la femelle va “châtrer”, dévorer après l’acte. Lacan (1938:8.40/13-15) finit même par envisager l’existence, au-dessous du Surmoi œdipien, également d’un Surmoi plus archaïque, ce dernier étant d’« origine maternelle » ; mais le fantasme de castration est […] précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps, où il faut reconnaître l’objet narcissique […]. Le fantasme de castration se rapporte à ce même objet, […] au premier moment de l’Œdipe, [par une] crise que […] cause l’objet qu’il réactualise, à savoir la mère. […]. La même forme est sensible […] à chaque crise, où se produit cette condensation, dont nous avons posé […] l’énigme.

Ce sont là la Poupée de Bellmer (1983), la Grande Mannequin de Crevel (1934c)… Surtout, c’est la prolifération d’images doubles, marquant l’ensemble de la production dalinienne, qu’à l’occasion Lacan (1938:8.42/1-2) semble en train de décrire :

les objets du délire […] manifestent les caractères constitutifs primordiaux de la connaissance humaine : identité formelle, équivalence affective, reproduction itérative et symbolisme anthropomorphique sous des formes figées […] les objets […] se révèlent comme chocs, énigmes, significations. […] L’objet […] montre […] une altération progressive […] il est méconnu dans sa réitération délirante […] on ne le reconnaît plus […] que comme une entité qui échappe au principe de contradiction.

Lacan (1938:8.40/6-8) ne parle désormais plus d’un “complexe de la mère”, mais bien plutôt d’un « complexe du sevrage, [qui] fixe dans le psychisme la relation du nourrissage » : Dalí (1964:19), âgé de 6 ans, s’identifiait bien à une cuisinière ― celle qui est “nourricière” par excellence. A l’encontre de Freud, qui avait envisagé « la tendance à la mort » comme un instinct inné, Lacan y découvre le désir de retourner à la vie intra-utérine en refusant le sevrage. Il ne partage pas pour autant la position de Rank ― que Breton et Éluard avaient adoptée en composant L’Immaculée Conception (1930) ―, et se refuse à « faire de la naissance […] un traumatisme psychique » ; mais il accorde quand même que, du refus du sevrage, part la parade des plusieurs formes d’un « cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif ».

Au sevrage déclinant, apparaît finalement le « stade du miroir », dont Lacan (1938:8.40/10) se propose de « pénétrer [la] structure mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ». On réalise qu’il est désormais en train d’évoluer dans l’univers de Dalí, qui avait justement exécuté La Métamorphose de Narcisse un an plus tôt. Même le lexique de Lacan renvoie à Dalí et à ses tableaux :

Lacan : énigme (1938) ← Dalí : L’énigme du désir : ma mère, ma mère, ma mère (1929), La mémoire de la femme-enfant (1929, P236 ; 1932, P287), Le Grand Masturbateur (1930, frontispice de La Femme visible), L’énigme de Guillaume Tell (1933, P133 ; octobre 1933, P535), L’énigme sans fin (1938), Le moment sublime (1938), L’énigme d’Hitler (1939)[11] ;

Lacan : cannibalisme (1938) ← Dalí : La nostalgie du cannibale (1932), Cannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de Lautréamont (1934), Cannibalisme d’automne (1936) ;

Lacan : choc, révélation (1938) ← Dalí : L’Homme invisible (1929), Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage (1938, P465 ; le titre d’une autre version de 1938, P467, précise que le compotier est également le visage de García Lorca) ;

Lacan : sevrage, race (1938) ← Dalí : Le sevrage du meuble-aliment (1934), Crâne et son appendice lyrique s’appuyant sur une table de nuit qui aurait la température d’un nid de cardinal (1935), Couple aux têtes pleines de nuages (diptyque de 1936, P443, où une table mise occupe le premier plan de chaque panneau).

En rédigeant son texte, Lacan, très proche des surréalistes à l’époque, avait évidemment à l’esprit les toiles de Dalí ; on ne saurait pour autant envisager là une influence directe, ainsi que c’est le cas pour la thèse de Lacan (1932) : car celui-ci ― persuadé que « le groupe familial réduit à la mère et à la fratrie dessine un complexe psychique […] très favorable à l’éclosion des psychoses » (1938:8.40/11), alors que « le complexe de la famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du bonheur et de la création » (8.40/16) ― prônait plutôt la restauration du Père œdipien, s’en expliquant ainsi (8.40/15-16) :

l’imago du père concentre en elle la fonction de la répression avec celle de la sublimation ― mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste. L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais […] par l’oncle maternel. […] Cette séparation des fonctions entraîne un équilibre différent du psychisme […] par l’absence de névroses. [Mais] à l’harmonie qu’il comporte s’oppose la stéréotypie, qui marque les créations de la personnalité […] dans de semblables cultures […] l’élan de la sublimation est dominé par la répression sociale quand ces deux fonctions sont séparées. […] C’est de nouer […] le progrès de ces fonctions que le complexe d’Œdipe tient sa fécondité.

La pulsion orale serait donc double, l’enfant ne se décidant finalement à dévorer le Père que pour avoir auparavant échoué à fusionner avec la Mère : un « cannibalisme […] à la fois actif et passif », ainsi que l’avait dit Lacan (1938:8.40/8). Or, c’est bien là ce que se refuse à accomplir Dalí : renouveler le parricide, certes ― mais sans manger le Père pour autant, et rester enfin seul avec la Mère, s’en laisser dévorer après l’inceste, ne faire plus qu’un avec elle… Lacan (1938:8.40/15) avait beau rappeler « l’épisode du Sphinx », lui permettant d’interpréter le mythe d’Œdipe comme « une représentation […] de l’émancipation des tyrannies matriarcales et du déclin du rite du meurtre royal » : avait-il donc oublié que la Mère, chez Freud, ne meurt jamais ? Car Freud avait glissé sur la possibilité même d’un matricide. Aussi Dalí (2004:29-31) pouvait-il, beaucoup plus tard, se poser encore en triomphateur :

[Gala] est Léda, la mère. […] Gala est encore un Sphinx, mais secourable, qui […] interroge pour moi les énigmes et détient dans sa chair les réponses. Chez les primitifs, le repas totémique est la représentation du parricide fondamental, mais le héros dalinien […] va au-delà, et parvient à absorber le père tout en provoquant sa résurrection […] : ainsi, j’avais la possibilité de déguster dans Gala mon père, [tout en] acceptant […] d’être en même temps dévoré par Gala.

Dalí ne parvint finalement pas à contribuer à l’effort freudo-marxiste du groupe surréaliste, qui le soupçonna même de sympathies hitlériennes pour son projet d’une « religion des fils ». On vient de voir ce qu’il en est réellement ; mais la méthode paranoïaque-critique va quand même s’avérer indispensable au surréaliste roumain Gherasim Luca pour structurer sa propre théorie non-œdipienne[12].

Luca repart de la dialectique du vide et du plein (Pearl 2002:86, Chatelain 2009:155), qui soutient la démarche paranoïaque-critique chez Dalí, Popović et Ristić : le plein de la grossesse et le vide du sevrage, ainsi que leur dépassement non-œdipien ― « entre le traumatisme de la naissance et la castration de la mort », pour le dire avec Luca (1947b:424). Par son attitude, Luca (1947b:423-424) s’efforce de libérer le mécanisme mental, que la désespérante répétition du schème œdipien enferme dans un cercle vicieux :

Blessure projette Désir et Pensée, Pensée et Désir se jettent sur la Blessure. Miroir et mur. Réciprocité-balançoire. […] Le mécanisme mental, même dans son fonctionnement réel, est lié à des formes pensantes et désirantes délimitées par la Blessure [œdipienne]. Dérégler ce mécanisme, […] c’est faire sortir le Réel de l’ovale de son Ombre. […] La Non-Blessure est la cicatrisation implicite d’une Blessure follement ignorée.

L’épiphanie de Non-Œdipe à Bucarest : Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets (Salle Brezoianu 19, 1er étage, 7-28 janvier 1945). De gauche à droite : Gherasim Luca, un inconnu, Lygia Naum (vue de dos), Reni Păun, Virgil Teodorescu, une inconnue et Gellu Naum                   (d’après Athanor, Caietele Fundaţii “Gellu Naum”, n° 2, 2008, p. 71).

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A la production tautologique de « signes », que le refoulement aligne comme des carapaces, vidées par les infinies négations du désir, Luca (1947b:424-425) oppose la pratique de l’automatisme, niant la négation, afin de libérer des « mots sans rides » :

Non-Œdipe est un constructeur d’automates, de travestis infinis et de monstres. […] Volonté et Action font éclater Pensée et Désir dans leur Signe. Mais Signe est depuis longtemps vidé de son Plein. L’automatisme mental [conduit] aux sources du plein et du vide. […] vider le vide, c’est inventer le plein dans son mouvement, le plein-mouvement.

Bien évidemment, « signes » doit s’entendre ici au sens sémiotique : l’art, la culture au sens large, mais également la politique ― soit la superstructure marxienne. Le rapport entre la structure et la superstructure, posé une fois par Marx, reste donc à investiguer : le domaine propre au surréalisme demeure, ainsi que Breton le préconisait depuis 1930, celui de la sublimation freudienne. Le mythe de Non-Œdipe est bien le dernier produit du freudo-marxisme surréaliste (Luca 1945:651) :

Après notre rencontre avec la géniale découverte de Marx […] et après notre rencontre avec la sublime activité de Breton […], nous complétons notre lucidité théorique et pratique en dénonçant la condition œdipienne de l’existence […] dans les vestiges castrants, traumatiques et horribles de la naissance, […] dans la blessure, la purulente blessure d’Œdipe, qui empêche l’homme de trouver les voies exactes de sa libération […]. Cette nouvelle position dialectique, matérialiste et révolutionnaire [est] dénommée non-œdipienne.

Bachofen, Freud, Gross, Lacan, Dalí et Luca nous ont jusque là entretenus, respectivement, d’Oreste, d’Œdipe, d’Adam et d’Ève, de Narcisse, de Léda, du Sphinx, de Non-Œdipe… Crevel avait même essayé d’introduire de nouveaux complexes, bien complets de leurs mythes : en 1932, après avoir signalé l’existence chez Dalí                        d’une « réciproque passive du complexe d’Œdipe, [qui] pourrait s’appeler complexe                          de Guillaume Tell » (1932:214n35), il décrit d’après son propre vécu un « complexe d’Oreste », comportant une pulsion incestueuse dirigée envers la sœur                          (1932:223-226). Deux ans plus tard, il va également proposer un “complexe de Laïus” et un “complexe de Jocaste” (Crevel 1934b:85) :

Dans la niaiserie d’un obscurantisme trop prompt à castrer l’enfant, à exiler l’œdipe impubère dans les glaces de l’insexué, je vois l’effet de la haine, chez le Laïus de père, contre son futur rival, et l’effet de la terreur d’un amour qui se sent coupable chez toute Jocaste de mère, hantée par les aveuglantes images de l’inceste.

C’est la dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes, énoncée par Dalí en 1930, et comportant bien évidemment l’apparition de mythes nouveaux : on la surprend là en action. Lacan (1937) lui même, on s’en souviendra, s’était plaint de la carence de « noms mythologiques ». Mais pourquoi donc fallait-il qu’à chaque complexe  corresponde son mythe ?

En effet, le dépaysement de mythes anciens, la création de mythes nouveaux apparaissent comme une pratique partagée de la modernité : on aurait assurément intérêt à la relire en gardant toujours à l’esprit le projet, conçu par Herder dès 1764, de réaliser une neue Mythologie ― une mythologie nouvelle, devant exprimer le renouveau général de l’époque. Immédiatement après la Révolution Française, Hegel (1797, 1807) et Schelling (1795, 1854) ont lié cette exigence mythopoïétique à la nécessité de former une conscience politique : le premier confie à une future Mythologie der Vernunft [Mythologie de la raison] la tâche de renouveler la condition « originairement poétique » de l’individu, que venait de détruire le moderne « âge du travail » ; l’autre envisage la possibilité d’assumer enfin la fragmentation du sujet moderne, pour atteindre ainsi à une conscience intégrale du réel, que manifesterait finalement une mythologie nouvelle. Ces positions gardent toute leur valeur bien au-delà de la période postrévolutionnaire : encore en 1903, Simmel reconnaîtra que la croissante spécialisation du travail, imposant la prééminence d’un « esprit objectif », faisait obstacle au libre développement de la subjectivité. Tout comme Hegel, Simmel tenait l’« âge du travail » pour responsable de « la montée de la vie nerveuse » chez le nouveau type humain qui venait d’apparaître, soit le Großstädter ― ainsi défini,

parce que c’est bien la métropole qui crée ces conditions psychologiques par les flâneries dans les rues, par la rapidité et par la diversification de la vie économique, bureaucratique et sociale.

D’autre côté, si Hegel (1800) avait bien été le premier à reconnaître dans la masse une forme nouvelle de la subjectivité, propre à une société empêchant désormais l’individu de réaliser l’harmonie de ses facultés personnelles, Marx (1867) était parvenu à démystifier les mécanismes économico-idéologiques de l’« âge du travail ». La philosophie et la politique prenaient désormais sur elles la tâche de concevoir un type humain nouveau, qui serait capable de surmonter l’aliénation moderne : l’invitation de Nietzsche (1885) à « dépasser l’homme » (der Mensch ist etwas, das überwunden werden soll) engageait désormais à une restructuration intégrale du sujet.

Mais l’aliénation moderne, le “mal du siècle”, avait également occupé la littérature et la psychiatrie postrévolutionnaires, qui s’étaient disputé le droit de s’en occuper. Si les thèmes de la modernité (l’onirisme, les hallucinations, la folie et le crime, l’inquiétant, la fragmentation de la personnalité et le double, mais également la métropole et la foule, puis les machines et la vitesse) s’étaient d’abord imposées à des auteurs, dont les surréalistes finiraient par accueillir la plupart dans leurs nombreuses “galeries d’ancêtres”[13], la psychiatrie, qui justement à cette époque-là était en train de se refonder sur des bases scientifiques, n’était point demeurée en reste : dès 1820, Esquirol avait proposé de remplacer par lypémanie un mot aussi ancien que mélancolie, celui-ci lui apparaissant à tel point surchargé de connotations littéraires, qu’il estimait désormais plus judicieux d’en abandonner l’usage aux seuls poètes ; et ses disciples, Georget (1826) et Brierre de Boismont (1850), s’étaient à leur tour efforcés de cerner la part du pathologique à l’intérieur d’un soi-disant “mal du siècle”, dont la notion par trop indéfinie s’avérait impropre au nouveau contexte savant.

La psychiatrie positiviste avait finalement pu se flatter d’avoir mené à bon terme la “démythologisation” de son domaine : Erb (1893), p. ex., ne s’était pas borné à expliquer « la nervosité grandissante de l’époque » par la plus forte demande d’efficacité au travail, ni par la complexité générale du style métropolitain de l’existence, mais en avait également inculpé l’art moderne, seulement préoccupé de psychoses, de révolutions et de toutes les laideurs propres aux pathologies sexuelles. La naissance contemporaine d’une psychologie des foules (Sighele 1891, de Fournial 1892, Le Bon 1892) démontrait que la psychanalyse devrait bientôt structurer elle aussi une approche spécifique à la dimension collective. A la première « tentative freudiste » (freudista kisérlet) dans cette voie nouvelle, ouverte par le hongrois Sisa (1916) sous l’impulsion de Ferenczi, suivirent les essais de Kolnai (1920), également rédigé à la demande de Ferenczi, et celui de Freud (1921) lui-même. Reich (1933) s’en ressentit tout autant que Lacan (1938), lequel eut lui aussi à se pencher sur « la grande névrose contemporaine » ; mais celle-ci, on l’aura désormais réalisé, ne différait vraiment pas de l’ancien “mal du siècle”, ni du « complexe de castration collectif » de Tzara (1933), ni même de la « faim psychologique à tendance paranoïaque », qu’avait diagnostiquée Dalí en 1930. Bjerke-Petersen (1934:41, 43) en ébaucha un cadre, d’autant plus gênant pour nous, qu’il garde entière son actualité :

Le surréalisme dit : De nous jours, il est inévitable que nous soyons tous des névrosés impuissants et mensongers, mais nous devons nous efforcer de créer une humanité nouvelle (at skabe en ny menneskehed). […] On doit donc tenir pour excusés les millions d’hommes impuissants et les millions de femmes frigides, détourné(e)s vers d’autres domaines : tabagisme, alcoolisme, mode, argent, pouvoir, bibelots, obsession de la propreté et beaucoup d’autres.

A la crise d’une société entière se devait, finalement, même la manifestation d’Œdipe (Lacan 1938:8.40/16) :

Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne, alors centre [

…] des formes familiales les plus diverses, […] qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe.

Il reste encore à souligner que les centres d’intérêt de Freud, tout comme ceux de la psychiatrie positiviste, coïncidaient pour l’essentiel avec les thèmes de la “modernité” artistique[14]. Pour décrire « la nervosité moderne », Freud (1908) se refit à Erb, reprenant la liste de symptômes, que celui-ci avait dressée ; seulement, Freud expliqua ces symptômes tout autrement, les ramenant à la seule intensification des restrictions sexuelles, qui caractérise la société moderne. Comme le refoulement pulsionnel fonderait, d’après Freud, toutes les sociétés sans exception, son diagnostic ratait évidemment la singularité du moderne. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de ce que Freud, bien qu’ayant posé la sublimation à la base de toute formation collective, ait pu manquer de déceler dans la nôtre, où société et nature sont complices (Luca 1947b:424), l’identité entre le mécanisme du refoulement pulsionnel et celui de la structuration capitaliste : celle-ci refoule le travail concret au profit du travail salarié, sublimant par là en valeur d’échange la valeur d’usage.

Freud passa donc à côté de ce qui, plus tard, fonderait le freudo-marxisme ― que, d’ailleurs, il se refusera toujours à ratifier. Plus gravement encore, il se mit de lui-même dans l’obligation d’introduire des mythes dans la psychanalyse, devant imprimer à celle-ci le cachet d’une prétendue universalité. Si l’introduction d’Éros, de Thanatos, de Narcisse et, surtout, d’Œdipe est assurément parvenue à conditionner l’autoreprésentation de l’homme contemporain, elle a également fini par remplacer l’explication psychanalytique des mécanismes sociaux irrationnels par la contemplation d’un leurre fantasmatique des “origines”. Cette distinction prend toute sa valeur, dès qu’on la rapporte à l’inspiration freudienne du surréalisme : celle-ci ne fait aucun doute, mais elle se manifeste autrement, on l’a bien vu, selon que les surréalistes envisagent les méthodes de Freud ou sa mythologie œdipienne, fondant une “pseudo-sociologie” réactionnaire (Popović 1934).

Or, comme l’a si bien dit Dalí en 1930, c’est la mythologie qui change. Breton (1924a:243) avait déjà annexé la psychiatrie au domaine poétique :

Il en va de même [que] du clair de lune et du poison romantiques. Bientôt les sources du lyrisme moderne : les machines, le journal quotidien, pourront à leur tour être considérées sans émotion. La faillite d’une des plus belles découvertes poétiques de notre époque, celle de l’hystérie, devrait nous mettre en garde contre une fâcheuse tendance à généraliser. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’état mental hystérique, et je suis bien près de croire qu’il n’y a pas non plus d’état mental romantique. […] N’oublions pas que, les uns et les autres, nous suivons une mode qui change toutes les saisons.

Il s’était également prononcé pour la singularité du moderne (Breton 1924b:299) :

[les] symboles qui président à notre vie instinctive […] se distinguent de ceux des époques sauvages.

Ce qu’écrivant, il prenait implicitement position contre l’attitude de la psychanalyse, enfermée dans une répétition inlassable du schème œdipien. Il confirmera ultérieurement ces vues dans le contexte solennel du premier Manifeste (Breton 1924c:321) :

Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques […] : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne.

 

En 1930, Dalí, on l’a vu, prend lui aussi position en faveur d’une mythologie moderne. En 1934, Bjerke-Petersen (86) déclare que l’art [moderne] diffère vraiment de la symbolique primitive. Contrairement aux primitifs, qui créent un langage symbolique très limité, n’apprenant à le comprendre que par la suite, les occidentaux des années trente travaillent sur des variations aux possibilités infinies, que nous pouvons toujours apprendre à « conceptualiser », dès lors que nous pouvons, par le biais de l’intelligence, transférer à notre inconscient les valeurs (significations) trouvées dans chaque cas à n’importe quelle époque. Dans l’ensemble, notre époque et notre monde conceptuel enrichissent les choses tant et si bien, que celles-ci, lorsqu’elles atteignent notre inconscient, disposent de plus d’options, que le symbole primitif n’était capable d’en produire.

Un an plus tard, c’est à Tzara (1935:130) de distinguer entre « symbole              onirique » et « symbole poétique ». Encore en 1953, le surréaliste roumain Dolfi Trost (66) pourra écrire que, comme il n’y a pas de désirs abstraits, il n’y a pas de symboles fixes auxquels ils puissent être toujours ramenés. L’aspect général, mythique ou archaïque, du symbole ne correspond que très peu au symbolisme onirique. […] Seule une série de symboles neufs pourrait nous donner des rêves acceptables.

 

Le surréaliste roumain Dolfi Trost.

Cette position, où le domaine psychanalytique se laisse envisager comme relevant bien plutôt de la modernité au sens large que de la médecine au sens strict, a donc marqué l’ensemble du surréalisme. C’est bien elle qui rend compte des efforts que les surréalistes finalisèrent à créer, par leurs méthodes propres, une mythologie moderne, pouvant supporter une psychanalyse anœdipienne, encore à venir à leur époque : ce sera, ainsi que je l’ai montré ailleurs (Scopelliti 20082), la schizo-analyse de Deleuze et Guattari (1972). Dans l’accomplissement de cette tâche de mythologie critique il faut donc situer la spécificité du freudo-marxisme surréaliste.


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NOTES

[1] Ma traduction de l’essai de Vilhelm Bjerke-Petersen va bientôt paraître aux Éditions Mimésis (Paris) sous le titre Le Surréalisme : sa perspective existentielle, son expression vitale, son art.

[2] Il revient à un brillant chercheur catalan, V. Santamaria de Mingo (2005:97-98), d’avoir reconnu la paternité dalinienne de ce texte, jusque là faussement attribué à Crevel.

[3] Cette caution ne viendrait qu’en 1938, lorsque Breton rencontra finalement Trotski au Mexique : là, les deux rédigèrent ensemble ― à l’initiative de Trotski ― le Manifeste pour un art révolutionnaire. Bizarrement, Breton n’a jamais contacté Trotski à l’époque où ce dernier était réfugié en France (juillet 1933 à juin 1935).

[4] La brochure de Federn (1919:19), réunissant les textes des conférences, que celui-ci avait données à la Wiener Psychoanalytische Vereinigung et au Monistenbund, date de « Vienne, mars 1919 » : le psychanalyste avait donc pris en compte la Révolution d’Octobre, la mutinerie de Kiel, les remous de vétérans à Vienne, le soulèvement spartakiste de Berlin (512 janvier 1919) et, peut-être, également l’instauration de la République Soviétique Hongroise (Magyarországi Tanácsköztársaság), qui fut proclamée à Budapest le 21 mars 1919.

[5] La Räte-Zeitung [Gazette des Conseils], qui se proposait de rassembler et discuter les initiatives réalisés par tous les Conseils, parut en Allemagne deux fois par semaine, de 1919 à 1920. Elle était dirigée par un journaliste libéral, Goldschmidt, que la Révolution de Novembre avait rapproché du mouvement ouvrier. Goldschmidt, s’étant strictement lié aux communistes à l’époque de Weimar, dut ensuite s’exiler au Mexique, où il mourut en 1940.

 

[6] Jenö Varga (1879-1964), qui avait professé l’Économie Politique à l’Université de Budapest depuis 1918, était membre de l’Association Psychanalytique Hongroise. Il participait également aux réunions du Club Galilée, fondé à Budapest en 1908, où se réunissaient savants et intellectuels progressistes, dont Ferenczi et Sisa : dans ce contexte, il donna « la première conférence freudo-marxiste dans l’histoire de la psychanalyse, portant sur Matérialisme historique et freudisme » (Kruppa 2011). Varga fut également le « Délégué du Peuple pour les Finances de la République Soviétique Hongroise » : c’est vraisemblablement lui qui obtint de son collègue Kunfi la création, malgré l’opposition unanime du sénat académique, d’une chaire de Psychanalyse pour Ferenczi à l’Université de Budapest ― « un succès », commenta Freud (Erős 2011:69), « dont nous n’aurions même pas osé rêver » (ein Erfolg, von dem wir nicht einmal zu träumen wagten). A la chute de la République Soviétique Hongroise, Varga se réfugia à Vienne, où il rencontra Freud le 6 février 1920 : celui-ci lui lança sur un ton facétieux que, malgré son activité dans les Conseils, il n’avait pas l’air assoiffé de sang (« Na, blutdürstig sehen Sie gerade nicht aus ! »). Varga se fixa finalement en Union Soviétique, où il devint le conseilleur de Staline pour l’économie (Tögel 1999).

[7] Je tiens à remercier ici l’ami Branko Aleksić pour m’avoir fait connaître cet important article de Popović, qu’il a également eu l’amabilité de traduire à mon intention.

[8] Reich s’en réfère ici au décret pour la Neuordnung der bäuerlichen Besitzverhältnisse [Réorganisation des formes de propriété foncière], émané le 12 mai 1933 par le nouveau Ministre de l’Agriculture du Reich, Walther Darré (v. note suivante).

[9] Ce sont vraisemblablement le hollandais Herman Wirth (1885-1981) et l’allemand Walther Darré (1895-1953). Le premier publia en 1928 son essai le plus important, Die Aufgang der Menschheit [L’essor de l’humanité], où il affirmait que la toute première société des “Aryens” avait été matriarcale ; en revanche, Darré développa dans deux essais (Das Bauerntum als Lebensquell der nordischen Rasse [La Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique] en 1928 et Neuadel aus Blut und Boden [Nouvelle aristocratie du sang et du sol] en 1934) une doctrine parallèle, où l’attache primordiale à la terre se doublait d’une structure patriarcale. Le 1er juillet 1935, les deux fondèrent avec le Reichsführer ϟϟ Himmler l’organisation Ahnenerbe, se fixant pour but de mener des recherches sur l’hérédité atavique des “Aryens”. En 1938, Wirth ayant déclaré que le culte du Führer se fondait dans une falsification historique, il se brouilla avec Himmler et dut quitter l’Ahnenerbe. Darré, nommé Ministre de l’Agriculture en 1933, finit lui aussi par se brouiller avec Himmler et dut démissionner en 1942. Après la guerre, Wirth fut interné pendant deux ans, Darré condamné à sept ans de prison.

[10] On songe ici aux gallæ de Cybèle.

[11] Bien que ce tableau soit postérieur à la parution des Complexes familiaux de Lacan (1938), je l’insère ici en raison de sa frappante similitude avec les deux qui le précèdent sur ma liste ; d’ailleurs, Dalí va encore exécuter La tour des énigmes (1971), Le chemin de l’énigme (1981, P935 et P936) et Les trois énigmes glorieuses de Gala (1982, P967 et P969). Je donne les références permettant de distinguer les différentes versions d’une même toile d’après le Catalogue raisonné de peintures de la Fundació Gala-Salvador Dalí (www.salvador-dali.org).

[12] Dans une pièce de Luca (1947a:411), l’héroïne Amphitrite apparaît sur scène entourée de personnages fantasques (le Cycle de cercles concentriques, le Contenu d’un ballon vide, le Corset contre la pâleur…), parmi lesquels trouve également sa place la Fonction comestible du rêve, à l’origine visiblement dalinienne.

[13] H. Walpole, The Castle of Otranto (1764) ; J. W. Goethe, Die Leidungen des jungen Werthers (1773) ; D. A. F. de Sade, Les 120 journées de Sodome [1785] ; U. Foscolo, Le ultime lettere di Jacopo Ortis (1798) ; A. de Musset, Les confessions d’un enfant du siècle (1836) ; E. A. Poe, The Man of the Crowd (1840) ; G. de Nerval, Aurélia (1855) ; Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857) ; Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868) ; A. Rimbaud, Illuminations (1886) ; G. de Maupassant, Le Horla (1887). Je m’arrête évidemment aux textes les plus significatifs pour mon sujet.

 

[14] La sexualité et l’onirisme, introduits par Freud au tournant du siècle (Die Sexualität in der Ätiologie der Neurosen, 1898 ; Die Traumdeutung, 1900 ; Über den Traum, 1901), prendront l’importance qu’on sait, mais on n’oubliera pas pour autant l’hypnotisme (Psychische Behandlung, 1890 ; Hypnose, 1891), les actes manqués (Zur Psychopathologie des Alltagslebens, 1901), l’humour (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, 1905) et l’art (Die Wahn und die Träume in W. Jensens « Gradiva »,             1907 ; Der Dichter und das Phantasieren, 1908), ainsi que l’inquiétant et le double (Das Unheimliche, 1919).

Bataille, Breton et la psychologie des masses

Bataille, Breton et la psychologie des masses

par Fiorella BASSAN

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Au milieu des années 1930, la situation politique en Europe s’aggrave de plus en plus. Le nazisme est au pouvoir en Allemagne, le fascisme en Italie. En France, la menace fasciste se fait de plus en plus pressante. Dans ce climat d’urgence, Georges Bataille et André Breton se retrouvent un instant ensemble, unis par la lutte politique. Après la rupture de Breton et du surréalisme avec le PCF et avec l’Union soviétique, après la fin de la collaboration de Bataille avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, les deux fondent ensemble, en septembre 1935, Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires ».

 

Cinq années se sont écoulées depuis le violent contraste qui les avait opposés. Le moment est grave et les rancunes personnelles peuvent être laissées de côté, au moins dans l’immédiat. « Il me paraît impossible de continuer à poser d’étroites questions de personnes »[1], écrit Bataille à Roger Caillois le 26 septembre 1935. Et Breton : « Le problème de l’action, de l’action immédiate à mener, demeure entier »[2]. Déjà en avril 1935, Bataille se demande : « Que faire devant le fascisme, étant donné l’insuffisance du communisme »[3]. C’est le moment de l’action, de la lutte pour la cause révolutionnaire, que les communistes ont trahie.

Dans Position politique du surréalisme, publiée en novembre 1935, Breton mentionne dans la préface sa participation à la fondation de Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », dont il reproduit à la fin du volume la déclaration de constitution et les 13 signatures (p. 496-500). Le livre contient les essais de Breton écrits d’avril à octobre 1935, qui présentent entre eux de remarquables fluctuations politiques. Si les conférences données à Prague sur la « Position politique de l’art d’aujourd’hui » sont toujours conformes au communisme, Du temps que les surréalistes avaient raison, publiée au mois d’août, après l’incident du Congrès international pour la défense de la culture, sanctionne la rupture avec le PCF et l’URSS, dont le régime actuel est, pour Breton, « la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été » (p. 471).

Dans cette perspective, la création de Contre-Attaque réaffirme l’engagement politique et révolutionnaire de Breton et de ses amis dans un groupe nouveau : l’abandon du PCF ne signifie pas l’isolement dans une tour d’ivoire ! La lutte se poursuit ailleurs.

Fondé en septembre 1935 – le manifeste inaugural date du 7 octobre –, le mouvement Contre-Attaque réunissait les surréalistes et leurs sympathisants, puis ceux qu’on appelait les      « souvariniens », soit les anciens membres du Cercle communiste-démocratique de Souvarine, réunis autour de Bataille, et finalement quelques isolés. Contre-Attaque était divisée en deux circonscriptions géographiques, le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche (le choix des noms, Sade et Marat, est significatif !). Bataille et Breton appartenaient au premier, qui comptait vingt-huit membres. Contre-Attaque en eut, au total, entre cinquante et soixante-dix.

 

Rapprochés par une stratégie politique partagée, Breton et Bataille cosignent plusieurs tracts. Lors des réunions, ils prennent la parole ensemble. Ensemble, ils conçoivent également les Cahiers de Contre-Attaque : des cahiers qui, à l’exception d’une première et unique livraison, ne paraîtront jamais, mais dont le programme est quand même très intéressant, en ce qu’il fait état d’une intention partagée, d’une collaboration étroite.

Parmi les douze cahiers prévus, deux auraient dû être rédigés par André Breton et Georges Bataille : Mort aux esclaves, présenté comme « actuellement sous presse », et L’autorité, les foules et les chefs (ce dernier par Bataille et Breton, avec Bataille en premier nom), qui proposait une référence intéressante à la « psychologie collective »[4].

Pour comprendre le fascisme rampant, l’analyse marxiste ne suffisait plus : il fallait l’intégrer par l’étude des superstructures sociales. Et pour combattre le fascisme, il fallait « une tactique renouvelée », capable d’utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme : une tactique empruntant les armes politiques créées par le fascisme, mais à des fins opposées, au profit de la cause des travailleurs[5].

L’histoire de Contre-Attaque est connue : le mouvement aura une courte vie, environ six mois, de septembre 1935 à mars 1936. Il se terminera mal, avec un net contraste entre Breton et les surréalistes d’un côté et Bataille de l’autre, qui va aussitôt fonder Acéphale [6].

Une note, dite « de rupture », que signent Breton et d’autres surréalistes, paraît dans le journal L’Œuvre du 24 mars 1936 :

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution du dit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites « sur-fascistes », dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (tel qu’un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n’y en aura pas de suivants). Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international[7].

En effet, l’accusation de « sur-fascisme », qui n’aurait été que du fascisme tout court, pèsera lourdement sur Bataille jusqu’à des lectures plus récentes[8].

De cette collaboration, brève mais intense, la lecture généralement proposée présente un Breton très influencé par Bataille, tout autant dans le choix des sujets que dans le lexique : comme si Contre-Attaque n’avait appartenu qu’au seul Bataille, dont Breton aurait été un court moment infecté.

Les éditeurs des œuvres complètes de Breton sont très clairs sur les trois interventions inédites à Contre-Attaque. Marguerite Bonnet indique dans la Notice que ses interventions au groupe Contre-Attaque, à la fin de 1935, jusqu’ici totalement inconnues, même sous forme de résumés ou de trace, révèlent qu’il a, durant quelques mois, été influencé de façon indubitable par la pensée de Georges Bataille : ce dernier, plus porté à interroger la structure psychologique du fascisme que ses origines historiques et économiques, proposait alors d’allumer pour le combattre un contre-feu nourri des matériaux hitlériens eux-mêmes – exaltation affective, fanatisme, recours à l’irrationnel –, attitude que Breton a reprise à son compte quelque temps, avant de l’abandonner d’un coup, comme le montre la déclaration surréaliste au journal L’Œuvre du 24 mars 1936, qu’il signe et vraisemblablement inspire[9].

Dans le même volume, Philippe Bernier affirme dans la notule[10] que ces interventions sont « curieuses à plus d’un titre », et qu’« elles ne laissent pas de surprendre ». L’appel à la violence est, dans ces textes, autrement plus marqué que dans les tracts surréalistes, et « elle relève incontestablement d’une contagion des idées et du vocabulaire de Bataille ». Dans ces idées – exaltation affective à provoquer dans les masses, utilisation de l’irrationnel, du fanatisme –, on reconnaît le butin pris à l’ennemi que veut combattre Contre-Attaque, le fascisme : « Ils sont en tout cas d’une nouveauté absolue dans la bouche de Breton », et il n’est pas surprenant de voir ce dernier abandonner d’un coup cette phraséologie dans la déclaration à L’Œuvre.

Michel Surya, à la suite d’Henri Dubief, partage le même avis :

Il ne fait cependant pas de doute que Contre-Attaque appartint à Bataille ; que les idées défendues et le style adopté furent les siens ; qu’en cela, son ascendant politique sur Breton joua pleinement[11].

Si la convergence lexicale et idéologique entre les deux auteurs au cours de cette période est certes réelle, je ne pense pas qu’il soit juste pour autant d’aplatir la position de Breton sur celle de Bataille.

À une lecture attentive, les trois interventions inédites de Breton à Contre-Attaque révèlent une fidélité à lui-même, aux lignes inspiratrices du surréalisme. Surtout, la référence à la Psychologie de masse et analyse du Moi [12] de Freud, certainement inspirée par l’analyse que Bataille en avait faite dans son texte de 1933 sur La structure psychologique du fascisme [13], présente une nuance personnelle, peut-être moins pessimiste, et plus conforme aux thèmes freudiens aimés par le mouvement dans les années 1920. Peut-on parler d’une différente valeur d’usage de Freud ?

Rappelons-nous que les surréalistes, les premiers à propager la psychanalyse en France[14], en avaient mis en valeur certains aspects dès les années 1920 : l’imagination, le rêve, le merveilleux… Il suffit de rappeler le Manifeste de 1924 (O. C., I, 316-317) :

Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve.

Ou encore, pour la poésie de la folie, qu’on songe à Nadja et à L’Immaculée Conception.

Dans les écrits parus dans Documents [15], Bataille donne de Freud une lecture tout autre. Pour lui    – qui, ayant fait une analyse personnelle, connaissait la pratique analytique –, Freud est le matérialisme[16], la réduction du refoulement et, par là, l’élimination du symbolisme : c’est la volonté de faire la lumière sur l’inconscient, non l’exaltation du mystère [17]! L’inconscient est une obsession irrésistible, c’est l’automutilation, comme dans la folie et dans les pratiques primitives, comme chez Van Gogh[18].

La référence à Freud était donc partagée, mais présentait une valeur d’usage différente ! Tel fut également le cas pour Sade[19].

Même la référence à la psychologie des masses par rapport à la situation politique des années 1930 semblerait avoir, chez les deux auteurs, une valeur d’usage différente.

Dans le premier texte inédit du 11 novembre 1935, Breton, après avoir réaffirmé que l’heure est grave et que la nouvelle situation, suscitant une agitation extrême, doit à tout prix être dominée, prône l’exigence d’une langue nouvelle : un langage à inventer, qui est de nature à prendre aujourd’hui une valeur révolutionnaire par rapport à l’utilisation actuellement fétichiste, parasitaire et équivoque du vocabulaire marxiste. En ce sens, Contre-Attaque ne dédaignera pas d’utiliser, comme les fascistes, l’exaltation émotionnelle et le fanatisme, même si à des fins, sans ambiguïté possible, contraires aux leurs. Et il cite, à titre de curiosité, une lettre reçue l’année précédente, sans pour autant en nommer l’auteur, parce que celui-ci n’est plus un révolutionnaire : en fait, on sait qu’il s’agissait de Jules Monnerot, un militant de gauche, proche des surréalistes à l’époque.

Jules Monnerot affirmait que le surréalisme devrait tenter de réduire le phénomène hitlérien à ses composantes humaines : qu’il devrait, ainsi que le rapporte Breton (II, 591-592),

composer des projets pour une utilisation autre que l’utilisation par les vieilles puissances (féodalité, grande industrie, religion catholique) de ces solides et vivaces composantes. L’explication qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotsky, n’est nullement fausse, mais ne fait que déblayer le terrain. Elle doit se compléter par exemple par l’étude des « foules naturelles » et des « foules artificielles » qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud. Et par d’autres études qu’il nous appartient d’entreprendre, aux termes desquelles il faudrait pouvoir proposer des solutions aussi agréables aux masses et aux individus que l’hitlérisme. […] À la suite de Feuerbach, de Marx et de Freud, non seulement déceler le mécanisme de la mystification mystique, […] mais fournir le plan de dérivations nouvelles, plus favorables à la joie de l’homme.

Monnerot connaissait-il l’analyse de la Psychologie collective de Freud, réalisée par Bataille dans La structure psychologique du fascisme ? C’est probable. Mais certaines références spécifiques     – telles le freudo-marxisme et les études de Tzara et de Dalí, parues dans Minotaure et portant, respectivement, sur les chapeaux de femme et sur le modern style (« les seules études de mœurs actuellement possibles ») – sont résolument surréalistes.

Il est intéressant de noter que Breton, pour comprendre le fascisme (ou, pour mieux le dire, l’hitlérisme : on sait à quel point Dalí, par exemple, était obsédé par le sujet), se réfère à la Psychologie collective de Freud, mais sans citer l’essai de Bataille. Il le connaissait sûrement, dès lors que les contributions de La Critique sociale circulaient parmi les membres de Contre-Attaque ; mais le philtre de la lecture de Monnerot les adaptait à la tradition surréaliste.

Breton revient plus longuement sur Freud lors de sa troisième intervention à Contre-Attaque, celle du 8 décembre 1935, lors d’une réunion consacrée à L’exaltation affective et les mouvements politiques (O.C., II, p. 601-611). Après une courte échappée sur l’actualité la plus décevante, Breton réitère la nécessité d’un groupe politique solide et compact, capable de faire face aux forces de la réaction. Et, fidèle à une idée du socialisme comme un saut, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, il cite Trotsky : la conférence que celui-ci tint à Copenhague en novembre 1932 pour le cinquième anniversaire de la révolution russe, une belle leçon de marxisme vivant, s’achevant sur une référence à Freud :

Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement « l’âme » de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une partie dans le travail des obscures forces psychiques. […] Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Breton reprend ensuite Freud, présenté avec le soutien politique du marxisme vivant de Trotsky : « c’est, en effet, Freud, qui dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Quel est le secret d’un lien valable entre les hommes ? Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud présente deux modèles de foules artificielles permanentes, remarquablement organisées : l’Église et l’armée. Selon Freud, une formation collective se caractérise par l’établissement de nouveaux liens affectifs entre ses membres : ce sont des tendances érotiques, au but certes inhibé, mais qui n’ont rien perdu de leur énergie. L’aspect érotique fait place à ce que Freud appelle « identification » : un phénomène, par lequel le Moi chercherait à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle. La foule se caractérise, aux yeux de Freud, comme un assemblage d’individus, ayant réalisé une identification commune, identification fondée sur une communauté affective.

Dans sa lecture d’une identification sur le plan égalitaire, Breton omet de propos délibéré la question du chef ! A Bataille, au contraire, la Psychologie collective de Freud offre précisément la clé pour comprendre la fascination du chef exerçant son pouvoir sur la foule, ainsi que la diabolisation des « intouchables » (l’autre, le différent, le juif) en tant qu’aspects complémentaires du sacré[20].

Pour mieux centrer cette identification sur le plan égalitaire, Breton a recours à Hegel et au thème phénoménologique de la lutte pour la reconnaissance dans la dialectique du maître et de l’esclave. En rapprochant les avis de Freud et de Hegel, Breton peut parler, par référence à Totem et Tabou, d’une « communauté fraternelle » : celle qui s’est établie après l’élimination violente du père de la horde. C’est bien cette foule qui l’intéresse : la foule qui décapite à son heure le rois et les dieux !

À dessein, Breton ne s’attarde pas sur l’analyse de la foule que Freud a proposée dans la Psychologie collective : une foule modelée sur la horde primitive, c’est-à-dire « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant » (chef, père primordial, maître). C’est que Breton veut emphatiser une autre idée possible de la foule : la communauté fraternelle du passé mythique, qui est également celle de l’avenir.

Si Gustave Le Bon, cité par Freud, caractérise la foule par « la prédominance de la personnalité inconsciente, l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens, la tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées »[21], eh bien, dit Breton, nous ne devons pas craindre de regarder en face cette image sombre : le mal est la forme sous laquelle se présente le moteur du développement historique, ainsi que l’enseigne Hegel repris par Engels. Nous devons avoir le courage de vouloir ce mal et de rompre avec la conduite grossièrement humanitaire, qui fait partie de l’héritage chrétien. Le fanatisme auquel Breton en appelle « n’a cependant aucunement dépassé notre pensée »[22] : « Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle », affirme Breton, et tant pis si le niveau intellectuel baisse ! « Nous sommes avec ceux qui tuent [le père], […] nous sommes pour Sade en prison, […] nous sommes pour le vieux manichéisme éternellement jeune qui fleurit comme pour la première fois, à jamais, dans Les Chants de Maldoror ».

La coïncidence du Moi avec l’Idéal du Moi produit toujours un sentiment de triomphe, dit Freud dans la Psychologie collective, tandis que le sentiment de culpabilité (ou d’infériorité) peut être considéré comme l’expression d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal. Eh bien – dit Breton –, nous sommes pour le triomphe au sens freudien, nous rejetons les restrictions, auxquelles l’individu devrait se plier. Le masochisme n’est pas notre fort : de notre participation à la formation de la société idéale, nous attendons, non le martyre, mais bien notre satisfaction au sens hégélien.

Ce passage confirme ultérieurement que Breton a lu Freud d’après sa perspective personnelle. Le triomphe dont Freud parle dans la Psychologie collective est une satisfaction de soi, qu’aucune critique ne vient perturber : c’est donc une sensation régressive, née du lien avec le chef, supposé être le modèle idéal ; mais dans la communauté fraternelle, qui s’est débarrassée de son propre chef, cela change du tout au tout.

Le texte de Freud, publié en 1921, mais écrit en même temps qu’au-delà du principe de plaisir en 1919-1920, et contemporain de l’introduction de la notion de pulsion de mort, reflet les considérations amères du père de la psychanalyse au sujet de la guerre, qui venait de s’achever : la masse est une régression vers la horde primitive et archaïque. Bataille, reprenant le pessimisme et la lucidité de Freud, fait référence à la Psychologie collective en tant que clé de la lecture du fascisme. Chez Breton, en revanche, le ton est différent : l’inconscient est aussi et d’abord une potentialité, une incitation à la révolte et au meurtre du Père – en fait, au triomphe.

Le texte de Breton s’achève sur une intéressante allusion au magique : « Contre-Attaque, par le fait même qu’elle a cru devoir, dans les circonstances présentes, proclamer le primat de l’affectif sur le rationnel, s’est placée, bon gré mal gré, dans le cadre magique » (p. 610-611). Et le magique – un mot nettement surréaliste – unit l’action au rêve, la réalité à l’affectivité.

Pour conclure, je voudrais mentionner les propos tenus par Antonin Artaud le 26 février 1936, lors de sa première conférence mexicaine, consacrée à « Surréalisme et révolution »[23]. Ce texte confirme une possible lecture de l’engagement de Breton à Contre-Attaque sur la base d’une tradition essentiellement surréaliste plutôt qu’aplati sur les positions étrangères de Bataille. Pendant les années où Artaud avait activement participé au mouvement, de 1924 à 1926, le surréalisme était :

« violence », « esprit blasphématoire et sacrilège », « révolte morale […] contre toute coercition ». Et d’abord la coercition du Père. Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père. (p. 685)

Et il le demeurait encore.

À titre purement documentaire, Artaud cite le dernier manifeste surréaliste, qui donne la nouvelle orientation politique du mouvement : c’est un manifeste de Contre-Attaque ! Dans le tract de la réunion du 5 janvier 1936 au Grenier des Augustins, portant sur La Patrie et la Famille – Contre l’abandon de la position révolutionnaire – Réunion de protestation, on peut lire :

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit. […] Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et aujourd’hui à la chiennerie fasciste. […] Les hommes […] se soulèveront un jour […]. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle de compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaines. (p. 686)

Dans son commentaire, Artaud affirme :

On peut voir par ce manifeste que le Surréalisme maintient contre la dernière orientation stalinienne les objectifs essentiels du marxisme, c’est-à-dire tous les points virulents par où le marxisme touche à l’homme et veut l’atteindre dans ses secrets ; et l’on doit reconnaître à cette violence obstinée la vieille manière surréaliste, qui ne peut vivre qu’exaspérée. (p. 686)

Bien que ce tract ait probablement été écrit par Bataille, Artaud le reconnaît parfaitement aligné sur les positions surréalistes des années 1920 !


[1] G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935-4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Bédée, Éditions Folle Avoine, 1987, Lettre du 26 septembre 1935, p. 45.

[2] A. Breton, « Position politique du surréalisme », id., Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 415.

[3] Tract signé par Georges Bataille, Jean Dautry et Pierre Kaan, invitant à assister à la réunion du 15 avril 1935 au Café du Bel-Air.

[4] Cf. Les Cahiers de « Contre-Attaque » – Annonce des publications, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, préface de Michel Surya, Paris, Ypsilon éditeur, 2013, p. 97 : « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir. […] Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d’une solution heureuse, écartant les facilités utopiques ».

[5] Cf. Manifeste, 7 octobre 1935, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p. 87.

[6] Pour l’histoire de Contre-Attaque, cf. Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Texture, 6, 1970, p. 52-60 ; Marina Galletti, Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), Paris, La Différence, 1999 ; « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., où se trouvent réunis les documents principaux.

[7] Chez les surréalistes – Note, 24 mars 1936, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p  152.

[8] « Sur-fascisme » est une formule trouvée par Jean Dautry pour définir l’orientation du mouvement : elle faisait allusion à l’intention, manifestée par Contre-Attaque, de dépasser et surmonter le fascisme en mettant à contribution l’expérience fasciste elle-même et en détournant les méthodes du fascisme dans une visée révolutionnaire. Sur l’engagement antifasciste de Bataille à l’époque, cf. Marina Galletti, « Réparation à Bataille », in : Ead., Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), cit.

[9] M. Bonnet, Notice, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1654-1655.

[10] P. Bernier, notule, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1663-1668.

[11] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 259-260.

[12] S. Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921), trad. fr. de S. Jankélévitch, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1929.

[13] G. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10 et n° 11, novembre 1933 – mars 1934, in : Id, O.C., t. I, Paris, Gallimard, 1970, republiée avec une Postface de M. Surya, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.

[14] Cf. P. Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne, 20 082.

[15] Documents, (1929-1930), republiés par D. Hollier, Paris, Jean-Michel Place, 1991, 2 vol. Sur Bataille et Documents, je renvoie à mon essai « Bataille e Ejzenštejn. Un incontro sui temi dell’estasi e della crudeltà », in : Georges Bataille. Figure dell’Éros, par F. Bassan et S. Colafranceschi, Milano-Udine, Mimesis, 2016.

[16] Cf. G. Bataille, « Matérialisme » (Documents, n° 3, 1929, « Dictionnaire critique », p. 170) : « Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstractions […] : ainsi c’est à Freud, entre autres […] qu’il faut emprunter une représentation de la matière ».

[17] Cf. Id., « Revue des publications » : Emmanuel Berl, Conformismes freudiens, dans Formes, n° 5, 1930 (Documents, II, n° 5, 1930, p. 310-311).

[18] Cf. Id., « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » et la référence au cas clinique de Gaston F., automutilateur (Documents, II, n° 8, 1930, p. 450-460).

[19] Cf. Id., « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Dossier de la polémique avec André Breton, in : Id., O.C., t. II, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Id., La structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, cit., p. 22-25. Il serait intéressant de faire une comparaison avec l’essai publié presque simultanément au Danemark, en septembre 1933, par Wilhelm Reich, et portant sur le même sujet : La Psychologie de masse du fascisme. Dans sa Postface à l’essai de Bataille, Michel Surya soutient que les deux textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.

[21] Cf. G. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, 1895.

[22] Le fanatisme dont se réclame Breton – mais caractérisant également Contre-Attaque, qu’on surnommait « le mouvement fana » – appartient à la tradition surréaliste : on le retrouve dès la deuxième page du premier Manifeste : « Le seul mot liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain » (O.C., t. I, p. 312).

[23] A. Artaud, « Messages Révolutionnaires », in : Id., Œuvres, éd. établie, présentée et annotée par É. Grossman, Quarto Gallimard, Paris, 2004, p. 685-692.

 

Swinging Belleville rendez-vous

Swinging Belleville rendez-vous

 

Alain DELAUNOIS

Ivan ALECHINE et Pierre ALECHINSKY, Belleville sur un nuage, Yellow Now, collection, Les carnets, 114 p., 14 euros.
ISBN : 9 782 873 404 451

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En photo de couverture, une Pontiac Parisienne quatre portes défraîchie, modèle fin des années 50, exhibe sa carrosserie de paquebot, salement amochée aux ailes avant-arrière. Un immeuble tout aussi décati, les fenêtres murées de béton se maintient comme il peut en arrière-plan. On ne voit pas le mot « Hôtel », mais la suite du lettrage donne son nom : « de l’Avenir ». Visiblement, ça ne lui pas trop réussi. Mais il n’y a pas que ce bâtiment ni la lourde Américaine qui en ont pris un coup. Au milieu des années 60, tout le haut quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, se trouve entre deux eaux : une longue rénovation urbaine a commencé par la démolition d’îlots abandonnés ou insalubres, mais une grande partie du quartier est toujours constituée d’habitations aux loyers guère coûteux, de cabanons branlants, de petites rues, d’impasses, de cours et courettes, de jardinets imbriqués les uns dans les autres. « Paris était encore provincial, chaleureux et doux », écrit Ivan Alechine qui y a passé son enfance. « Les petits commerces, l’artisanat populaire nous nourrissaient, une certaine idée de l’entraide entre gens d’une même rue subsistait. Il y avait des ponts entre le passé et le présent. Nous avions les pieds dans le XIXe siècle, le nez au vent du XXe. »

Belleville sur un nuage, précieux petit livre d’Ivan Alechine et Pierre Alechinsky publié dans « Les carnets », la tonique collection d’archives photographiques des éditions Yellow Now, se regarde et se lit comme un album d’autrefois. Entre histoires individuelles et saisie socio-géographique d’un quartier aujourd’hui complètement bouleversé, photographies et textes bataillent contre les pertes de mémoires et l’oubli. De 1955 à 1964, date de leur déménagement vers Bougival, le jeune Ivan, ses parents, Pierre et Micky Alechinsky, le plus jeune frère, Nicolas, vont occuper un rez-de chaussée avec vue sur jardin, dans l’une de ces maisons qui constituent la Villa Ottoz, au 43 rue Piat.

Des amis, comme le contrebassiste de jazz Benoit Quersin, puis la romancière Christiane Rochefort, sont installés dans différentes parties de la maison, d’autres sont régulièrement de passage, le trompettiste Chet Baker ou Christian Dotremont. « Un lit de camp restait alors dressé pour lui dans la cuisine », précise Alechinsky. Émotions d’enfance, conversations libres des adultes, vagabondages urbains, atmosphères d’un quartier qu’Alechine n’aurait pu oublier – et dont le cinéma a gardé des traces : Cocteau vient en 1950 y filmer Jean Marais et Maria Casares dans Orphée, Jacques Becker y tourne Casque d’or avec Signoret et Reggiani un an plus tard, et Truffaut plante quelques images de Jules et Jim à la Villa Ortiz en 1961.

Le jeune Ivan n’aborde pas l’adolescence ni l’âge adulte facilement, il l’a notamment évoqué dans un livre précédent, Oldies (Galilée, 2012). Pour le tirer de son ennui, son père l’emmène un jour dans leur ancien quartier de Belleville. Père et fils, chacun un Leica à la main, revisitent les rues. Balade fondatrice, assure l’écrivain et photographe qu’est devenu Ivan Alechine. Il y a donc quelque chose du « roman d’apprentissage » dans cette promenade à Belleville, comme le montrent les images publiées aujourd’hui, côte à côte, d’Alechinsky et d’Alechine. On est en 1966, l’adolescent suit encore son père, écoute ce qui lui est enseigné, mais cadre parfois un peu de travers. Ce premier rouleau de pellicule, toutefois, ne sera pas perdu.

Dans les années qui suivent, Alechine revient seul à Belleville. Il saisit les immeubles de plus en plus fatigués, les maisons lézardées, les devantures volets baissés, puis murées, les lettrages d’enseigne en cours d’effacement progressif : « Bois et Charbons », « Soins de beauté », « Cherie la Semeuse » (pour Boucherie de la Semeuse), « Au Point du jour », « La Treille de Belleville »… Il musarde, retrouve les atmosphères d’autrefois, en découvre d’autres, qui, plus tard, se révèleront réellement à lui. Ainsi, un salon « Coiffure Dames » au n° 24 de la rue Vilin… Banal, rien de particulier. Mais on est en 1969. Cette année-là, Georges Perec a entrepris une exploration systématique du quartier de ses premières années, notamment pour écrire son livre W ou le Souvenir d’enfance. Perec a habité au 24, où sa mère tenait ce salon de coiffure, avant d’être déportée à Auschwitz en 1943.

Les alentours immédiats de la Villa Ottoz, un terrain vague rue de la Montagne – où cohabitent un ancien immeuble de rapport et une tour HLM nouvellement construite –, une passerelle reliant deux rues… Autant de signes qui annoncent les chevauchements d’époque, et les transitions difficiles, pour les commerçants comme pour les habitants du coin. Et pour Alechine, retrouver aujourd’hui ces images imprimées du Belleville d’autrefois, c’est, sans mélancolie noire, guetter à nouveau l’apparition « du nuage blanc sur lequel nous avions vécu. »

  

 

Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

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André Breton / Benjamin Péret
Correspondance, 1920-1959
Présenté et édité par Gérard Roche
Gallimard, 2017

                   Mexico, 12 janvier 1942

[ …] Je n’ai nullement l’intention de me consacrer à la politique mais celle-ci ne peut pas me laisser indifférent et je ne crois pas qu’elle puisse laisser qui que ce soit d’entre nous indifférent. Il s’agit, à mon avis, de marquer notre position en ce domaine et d’agir sur le plan qui est le nôtre. Je suis persuadé également qu’il va falloir abandonner beaucoup du surréalisme, presque tout sans doute. Ce qui me semble avoir grandi à nos yeux ces dernières années et qui pourrait peut-être constituer un point de départ, c’est le “merveilleux“ sous toutes ses formes. Y a-t-il place pour un merveilleux moderne ? Ceci est très mal dit ; je veux parler d’une forme de merveilleux qui exprime et transfigure notre époque. Quelles nouvelles expériences vois-tu qui pourraient servir de point de départ ? Je crois aussi que si nous réussissons à mettre sur pied quelque chose de nouveau, il nous faudra abandonner le mot surréalisme pour couper avec le passé et semer la bande de souffleurs essoufflés qui s’attachera au surréalisme dépassé.

[…]

(Lettre extraite de la Correspondance Breton / Péret 1920-1959, présentée et éditée par Gérard Roche, Gallimard, 2017) lue à la suite de l’intervention d’Andrea Gremels.

Lettres à Simone Kahn, André Breton

André Breton, Lettres à Simone Kahn, 1920-1960, présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2016.

Extrait de l’introduction

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[…] Pendant les huit années de vie commune, Simone et André tentèrent de maintenir une franchise totale dans leurs échanges. Cependant les aléas de leur vie éprise d’indépendance et leurs pulsions amoureuses non réprimées eurent raison de la volonté de transparence absolue des comportements hors-norme, revendiquée dans le couple, ce qui relève d’une gageure admirable et ambitieuse. La liberté que chacun laissait à l’autre de faire face à ses pulsions et de mener à leurs termes ses expériences, à condition de ne rien dissimuler, était la règle admise comme s’il s’agissait d’un pacte scellé tacitement entre eux. Les absences prolongées, chaque année, de Simone, pour rejoindre sa cousine Denise Lévy à Sarreguemines ou à Strasbourg ou pour passer des vacances avec des amis loin de Breton, et, surtout, sa liaison non avouée avec Max Morice furent douloureusement vécues par André. De même, la violente passion du poète pour Suzanne Musard, expérience destructrice menée aux confins des extrêmes, parfaite incarnation du « Lâchez tout » et, à un degré moindre, la parenthèse tragique liée à la rencontre de Nadja ; ces tentatives de dépassement ascendant des limites des rapports humains étaient certainement peu faciles à accepter par une femme, plutôt large d’esprit pour l’époque et le milieu dont elle était issue. En l’absence des lettres de Simone, dans les archives de l’atelier de la rue Fontaine, cette correspondance pourrait s’apparenter à un Journal si ce n’était faire fi des réactions ultra- sensibles ou violentes de Breton aux missives de son épouse au cœur de la tourmente passionnelle et qui leur donnent toute leur démesure ! « Il s’agit n’est-ce pas de la passion. Le mot amour ne servirait ici de rien. Je ne veux pas me prêter à ces distinctions ridicules : l’amour-passion, l’amour tendresse, l’amour pour l’amour, l’amour d’un être, l’amour de l’amour comme dit l’autre : la barbe. » (Lettre du 8 octobre 1928.)

Élue par Breton comme confidente particulière et permanente à laquelle il relate toutes les variations de ses pensées intimes ainsi que l’évolution des sentiments qui la concernent, au premier chef, mais également les découvertes ou les déconvenues issues de ses lectures, ses contacts avec les peintres qui marqueront le vingtième siècle de leur empreinte, les rencontres de nouveaux inventeurs de la modernité, sans oublier la vie mouvementée du Groupe surréaliste, quelle responsabilité implicite pour une jeune femme comme Simone ! Pendant le temps, qui va de la rencontre au Jardin du Luxembourg, en 1920, jusqu’au terme d’un amour, que conclut la lettre du 15 novembre 1928, se dessine une trajectoire de « liberté libre » incomparable. Ce témoignage sur les premières années décisives du Mouvement surréaliste sera suivi d’autres correspondances beaucoup plus maîtrisées dont aucune d’elles n’atteindra le degré d’abandon que s’autorise Breton dans ces pages et où apparaît la fragilité d’un personnage que sa légende a tendance à figer dans une dignité granitique.

Les moments forts de cette période du surréalisme naissant sont connus par les récits qu’en ont tirés les amis de Breton et les témoins qui ont vécu les événements relatés ainsi que par les historiens du surréalisme, mais la réalité des faits prend sa véritable dimension quand elle émane du principal protagoniste de cette trajectoire intellectuelle ; le même écart qui sépare, par exemple, l’Histoire du Surréalisme de Maurice Nadeau des Entretiens d’André Breton. Il appert de ce constat que le portrait de Breton véhiculé par l’Histoire littéraire en pontife intolérant, gouvernant par ukases et confortant son pouvoir par la pratique des exclusions relève de la caricature, mais demeure néanmoins inscrit en filigrane dans la mémoire collective. Tout autre apparaît l’homme qui a écrit ces lettres et que je retrouve dans des confidences laissées par des amis du poète. Je pense particulièrement à deux témoignages parfaitement révélateurs de la capacité et de l’intensité de l’écoute, aptitude exceptionnelle, que réservait Breton à ses visiteurs. D’une part, celui de Matta qui relate le souvenir du 31 décembre 1937, passé rue Fontaine, en petit comité, une soirée et une partie de la nuit, loin de l’agitation extérieure d’un jour de fête, à donner pleine liberté à la parole :

« Je me surpris à dire des choses dont je n’avais jamais parlé, comme si un attroupement se pressait en moi pour se manifester […] Je crois que cette qualité de révéler l’homme tragique et son pouvoir en chacun de nous, ce déclenchement de liberté de soi, c’était le génie d’André Breton. Ce déclenchement de liberté et d’amour en nous, c’est le surréalisme.[1] »

D’autre part, celui de Charles Duits qui évoque sa première rencontre avec Breton à New York en 1942 :

« Il semblait que l’acte de voir fût son acte premier et essentiel. Tout se passait comme si son essence eût été un regard qui ne cillait point, éternel, qui venait des lieux extrêmes, et se colorait légèrement de bleu en traversant la cornée.

Il avait à cette époque quarante-cinq ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé, humainement parlant, car il était également sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de se durcir

Ce fut d’abord cette immobilité des profondeurs que ne dissimulait pas l’agitation superficielle des paroles qui me toucha.[2] »

Certes ces deux témoignages d’« aficionados » sont parmi ceux que je n’ai jamais oubliés, au point de les visualiser comme si j’étais présent à ces entretiens, sans doute parce que les deux auteurs me les ont répétés à maintes reprises, surtout Matta qui était un prodigieux conteur. Je pense que tous ceux qui ont eu la chance d’approcher Breton conservent précieusement le souvenir d’un moment particulier vécu en sa compagnie. Changer le monde et transformer la vie participe aussi de la réunion de toutes les manifestations de l’individualisme libertaire de chacun qui, braise après braise, peuvent provoquer de beaux incendies « Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! » [3]

[…]


[1] Germana Ferrari, Matta entretiens morphologiques, Notebook n° I, 1936-1944, Édition Sistan, London, 1987.

[2] Charles Duits, André Breton a-t-il dit passe, Paris, Les Lettres nouvelles, 1969.

[3]  Laurent Tailhade, « Ballade Solness », Poèmes élégiaques, Paris, Mercure de France, 1907.


Sur papier à en-tête de La Révolution Surréaliste : Lettres à Simone Kahn : d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

 

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Le 26 janvier 1925

Ma petite Simone n’est pas trop à plaindre à ce que je vois. Je suis tout heureux de ta lettre qui se faisait attendre et que je n’ai reçue que ce soir. La description de Megève est assez sinistre : c’est moi qui me serais laissé démoraliser ! Ne regrettes-tu pas un peu d’être partie, je le crains bien un peu, à cause du caractère obligatoire de ce départ mais l’humeur de mon chéri, qui ne connaît pas cette humeur ignore comment peut s’allier à la compréhension parfaite de la vie la plus étonnante légèreté de cœur. Devant elle je me fais l’effet d’un ours blanc devant la plus fine aiguille d’un glacier.

Je suis seul ce soir : Aragon a bu trop de champagne à midi, la famille Éluard fait la queue au concert Mayol ou ailleurs. Hier soir, de 8 h 1/2 à minuit, j’étais en compagnie d’Artaud, de Tual, de Péret et d’Aragon dans un nouveau café des boulevards. Tual était merveilleux ; ses discours, dépourvus de lyrisme conventionnel, ont suffi à m’occuper tout ce temps. Il est difficile d’en donner idée ; il ne semble pas qu’aucun sujet lui soit interdit et chaque sujet l’inspire d’une façon brillante et toute naturelle. Aucune déclamation, aucun apprêt, aucune longueur, pas la moindre envie apparente de se rendre plus intéressant qu’il n’est. C’est un grand plaisir de l’écouter seulement et il n’a pas l’air de beaucoup s’en douter.

Jusqu’ici l’activité d’Artaud a fait merveille : il propose et il dispose avec tout le tact et l’intelligence possibles. Par ses soins la Centrale est désormais « un lieu clos, dont il faut que le monde sache seulement qu’il existe ». Un comité composé d’Aragon, d’Artaud, de Leiris, de Naville et de moi décide en grande partie de ce qui doit se passer. Artaud a résolu tout d’abord de donner à notre activité intérieure ces deux buts : 1° la fixation au fur et à mesure qu’elles sont émises, fixation par écrit et défense, de toutes les idées surréalistes viables. 2° la constitution d’un dossier très important de notes relatives à tous les ouvrages ayant paru jusqu’à ce jour et dans la composition desquels il entre trace de merveilleux (type : ma note sur Le Moine dans le manifeste).  Ce travail pourra donner lieu plus tard à la publication d’un glossaire complet du merveilleux. — À notre activité extérieure, Artaud demande encore mieux : que nous rédigions des adresses au Pape, au Dalaï-Lama du Tibet, aux recteurs de toutes les universités d’Europe et d’Asie, et parmi ces derniers particulièrement aux recteurs des universités d’Égypte, « actuellement emmerdés par les Anglais », aux directeurs de tous les asiles d’aliénés du département de la Seine, à l’archevêque de Paris, aux directeurs de grandes revues tels que Massis, Doumic, Rivière, etc., pour inviter ceux-ci à se prononcer nettement sur notre action internationale, aux critiques littéraires, picturaux, philosophiques, théologiques, pour leur signifier que nous ne les tiendrons au courant de cette action que dans la mesure où ils se seront prononcés en faveur du merveilleux, et au cas où ils y seraient hostiles, les invitant « à rentrer dans leur trou », etc.

Dès aujourd’hui nous avons adressé le télégramme suivant :

« Daladier Société des Nations Genève

La Révolution surréaliste émue votre odieuse activité Conférence Opium vous rappelle à l’ordre de l’Esprit.

Pour la Centrale surréaliste :

Aragon Artaud Breton Naville. »

et nous allons en faire tenir la copie à Herriot.

[…]

 

La Correspondance d’André Breton par Jean-Michel Goutier

La Correspondance d’André Breton
par Jean-Michel Goutier

Textes lus par J.-M. Goutier lors de la journée d’étude  à la Halle Saint-Pierre du
Samedi 8 juin 2019 : la correspondance d’André Breton,

Sources :
Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009). + le poème “Écoute au coquillage”.

Lettres à Simone Kahn : Extrait de mon Introduction + une lettre d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

Et, à toutes fins utiles, la lettre de  B. Péret à Breton, du 12 janvier 1942, extraite du volume de la Correspondance Breton/Péret 192O-1959, présentée et éditée par Gérard Roche que je tenais absolument à lire ce soir-là et dont j’ai trouvé la parfaite opportunité avec la communication d’Andréa Gremels, lors de la table ronde…

J.-M. Goutier

Lettres à Aube par J.-M. Goutier suivi d’Écoute au Coquillage

André Breton, Lettres à Aube,
présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2009.

Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009).

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André Breton stipule dans son testament que sa correspondance ne doit être publiée « au plus tôt » que cinquante ans après son décès. Toute liberté est laissée, en revanche, pour les lettres adressées à sa fille et à son épouse Elisa. Aube a attendu plus de quarante ans avant de prendre la décision de faire éditer les lettres la concernant. Échelonnées sur vingt-huit années, l’intérêt primordial de celles-ci est de nous révéler, en s’aventurant dans une intimité capable d’infiniment de tendresse, un Breton toujours égal à lui-même.

On peut même ajouter qu’ému par la naissance de son enfant, au point de tomber malade et rester alité, Breton écrivait deux lettres par jour à Jacqueline [Lamba], toujours retenue à la clinique, dans lesquelles il évoquait  la petite Aube qui n’avait que quelques jours…

C’est le moment opportun de rappeler que Breton était opposé à la procréation dans la mesure où elle induisait une structure familiale bourgeoise qui, en effet, était haïe par les surréalistes. Succéder ou reprendre l’entreprise paternelle était bien sûr exclu de la trajectoire individuelle de tout surréaliste. La plus violente des déclarations de Breton concernant la procréation, publiée dans la Révolution Surréaliste, provenait d’une fameuse enquête sur la sexualité qui s’est poursuivie de janvier 1928 à août 1932. Breton avait conservé un dossier qui contenait la totalité des documents manuscrits concernant les douze séances de l’enquête qui ont été publiées chez Gallimard, dans une collection intitulée « Archives du Surréalisme ». C’est au cours de cette enquête que des amis demandent à Breton ce qu’il pense de la procréation. Il répond qu’il y est hostile, sauf en cas d’amour absolu, d’une grande rencontre, comme il en existe peu. L’avis de la femme est alors primordial et si, en effet, donner naissance à la vie fait l’objet d’une décision commune, dans ce cas, Breton admet bien vouloir reconsidérer sa position. Et c’est exactement ce qui s’est produit. D’une part, il écrit à Jacqueline en 1935 : « J’ai, moi, le sentiment que de ma propre initiative cette offre, je n’ai pas le droit de la refuser t’aimant comme je t’aime. » D’autre part, pour sa fille alors âgée de huit mois, il rédige une lettre destinée, en fait, à la jeune fille qui aura seize ans au “beau printemps” de 1952. Il s’agit de “la lettre à Écusette de Noireuil” qui clôt L’amour fou et dans laquelle le père dit à sa fille : « Vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier». Breton affirme son choix qui est aussi un pari sur l’avenir.

« Rappelle-toi qu’un des plus grands principes philosophiques, auquel aussi bien les surréalistes que les marxistes, par exemple, ont adhéré c’est que la liberté est la nécessité réalisée. Il est bien vrai, crois-moi, que toute autre « liberté » est illusoire. Réfléchis-y longuement… », écrit Breton à Aube dans une lettre de 1956…

Aube a vingt et un ans lorsque Breton lui écrit cette lettre. Cette correspondance n’est nullement un recueil pédagogique et Breton n’aborde jamais la morale, qu’il abandonne aux grands moralistes du XVIIe siècle qu’il admirait d’ailleurs beaucoup. Cependant, c’est à cette période où sa fille a des difficultés scolaires et qui est aussi celle où le choix d’une carrière se décide, que le poète lui cite cette belle sentence de Hegel sans vouloir, aucunement, limiter les pouvoirs de la révolte. Sur le plan de la liberté, Breton n’est pas dans l’utopie ; il précise que la première conquête est la liberté définie comme la « nécessité réalisée ». La liberté est la connaissance de la nécessité, ainsi que le prétendaient  les penseurs révolutionnaires  du XIXe siècle. Si cette base est installée, c’est déjà une ouverture, une possibilité de vie formidable, car tout peut prendre forme par la suite. C’est un aspect de la liberté choisi comme angle d’attaque pour affirmer ses positions.

Qui dit liberté, dit aussi refus des prix littéraires, des compromissions… Deux ans plus tôt, Breton a exclu Max Ernst du mouvement surréaliste pour avoir reçu le prix de la Biennale de Venise…

On a souvent évoqué les exclusions prononcées contre certains membres du groupe surréaliste qui s’écartaient des exigences adoptées comme ligne de conduite. Ça fait partie des thèmes récurrents. Il faut rappeler que depuis les débuts du Mouvement, il y avait un pacte entre les surréalistes, un engagement commun. Une des plus grandes déceptions de Breton – je le sais très bien parce qu’il nous en a souvent parlé à la fin de sa vie – est qu’il ne comprenait pas comment, par exemple, Aragon, qui fut son meilleur ami, avait trahi scandaleusement toutes les positions de sa jeunesse en s’engageant aveuglément  dans le stalinisme. Toutes les ruptures étaient pour lui douloureuses et pas seulement dans l’instant. Certaines le hantèrent longtemps. Il disait qu’il rêvait souvent des amis dont il avait dû se séparer, mais il ne pouvait accepter leurs trahisons. Ces exclusions n’étaient pas toujours brutales et pour certaines, Breton avait fait plus tard amende honorable (Artaud, Desnos ou Matta par exemple). Quant à Dalí, il s’est fait exclure du groupe car ses positions politiques étaient intolérables. Il admirait Hitler auquel il envoyait des lettres et, profasciste, il a aussi soutenu Franco ; ces faits et gestes, faut-il le préciser, ne relevaient en rien de la pure provocation. Quand des républicains étaient condamnés à mort, il déclarait qu’on aurait pu en fusiller davantage. Créateur éblouissant Dalí, pour moi, est plus grand poète que peintre, je songe en particulier à ses poèmes érotiques. Il y a eu une séance mémorable rue Fontaine où Dalí, qui s’attendait à ce qu’on prenne des mesures contre lui, s’est présenté à genoux, un thermomètre dans la bouche. Avec un tel numéro, tout le monde a éclaté de rire et l’exclusion n’a pu se faire ce jour-là. Mais le lendemain, Dalí a recommencé ses actes contre-révolutionnaires et la rupture a eu lieu. En réalité la plupart des exclusions provenaient du comportement des personnes qui rompaient d’elles-mêmes le pacte.

Pour en revenir aux lettres adressées à sa fille il faut parler de l’inquiétude récurrente qui assaille Breton  devant les médiocres résultats scolaires de celle-ci,  en ne tenant pas compte, c’est ce qu’Aube a tenu à me préciser, que son père oubliait que les trois langues qu’elle pratiquait dès l’âge de neuf ans : le français, l’anglais et l’espagnol pouvaient poser quelques problèmes. Elle a vécu près de deux ans au Mexique où elle traduisait les échanges entre sa mère et Frida Kalho. Elle naviguait d’une langue à l’autre, ce qui explique, en grande partie, les fautes de grammaire et d’orthographe que son père lui signale dans ses lettres. Il faut dire aussi que l’instabilité matérielle dans laquelle Breton se trouvait accentuait cette inquiétude.

En effet, ses recueils de poésie étaient imprimés à moins de trois cents exemplaires et ne se vendaient pas ; c’est le sort de la poésie depuis toujours. Les droits d’auteur étaient donc ridicules. Breton a toujours vécu chichement, heureusement il a bénéficié du soutien de ses amis. Il faut dire aussi que la peinture surréaliste ne valait pas grand-chose sur le marché de l’art dans les années cinquante et qu’en plus, lorsqu’il tentait de se séparer d’un tableau de Max Ernst ou de Miró, il le dit parfois à sa fille, il ressentait un véritable déchirement. Avant de partir en vacances, il essayait de vendre une peinture en fonction de la somme dont il avait besoin pour l’été, mais la plupart du temps, il se faisait abuser par le marchand.

Quand il est revenu des États-Unis, et malgré sa célébrité, Breton n’avait même pas assez d’argent pour payer un voyage en train jusqu’à Antibes où Elisa et lui étaient invités chez une amie. Jean Paulhan a imaginé la création d’une collection qu’aurait dirigée Breton, afin de justifier l’avance qu’il lui avait faite afin de l’aider. Jusqu’au bout, Breton a eu des difficultés financières. Dans une lettre, il dit qu’il va même emprunter de l’argent à Benjamin Péret, ce merveilleux poète surréaliste ; mais Péret n’avait, non seulement jamais un sou mais, qui plus est, il perdait régulièrement son logement ! André Thirion avait intrigué auprès de la ville de Paris pour qu’on donne un prix à André Breton qui l’a refusé. Il a toujours rejeté les honneurs. Les accepter, c’était le début de la compromission.

Mais cette situation n’a nullement empêché Breton de se passionner pour les objets qui ont constitué une collection devenue, aujourd’hui, célèbre. Il s’est intéressé à l’« art brut » par exemple, bien avant tout le monde, et il a participé à la fondation, avec Dubuffet, de la Compagnie de l’art brut. Il allait souvent aux Puces de Saint Ouen. Les dernières années de sa vie, il s’est aperçu, en chinant, que de nombreux objets qu’il avait achetés autrefois étaient devenus très recherchés et très chers. Il s’est demandé alors, quels étaient ceux de ces objets que les autres n’avaient pas encore “découverts” et qu’il pouvait acheter à un prix abordable. C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à collectionner des bénitiers pour la qualité de ces anciennes faïences. Il s’est passionné pour moules à gaufres et à hosties, objets totalement négligés, dont certains datent du XIIIe siècle et possèdent des légendes alchimiques, des dessins ou des armoiries.

Quant à l’écriture des lettres de Breton dans sa correspondance… Il y a des merveilles que nous découvrons aujourd’hui et toujours une hauteur de ton incomparable. Par exemple, il écrit à sa fille le 27 décembre 1948, au moment des vœux : « Que l’année 1949 t’ouvre des portes enchantées et que par l’une de ces portes, il me soit donné de te voir entrer pour te retrouver près de moi. Je te serre de tout le lierre du monde ». On est d’emblée dans la poésie. La première lettre de ce recueil, accompagnée de collages et de dessins, est superbe. On ne s’étonne pas  qu’Aube soit devenue une collagiste passionnée. Certaines de ses enveloppes enluminées ont d’ailleurs été présentées au Musée de La Poste, en 2005, dans une grande exposition intitulée « Quand l’art devient postal ». José Pierre écrivait à son sujet : « La modestie d’Aube Elléouët devrait-elle en souffrir, il me plaît à dire que c’est à cette famille d’émerveillés-émerveillants qu’elle appartient et à nulle autre. »

L’imbrication de la vie et de l’œuvre est constante dans ces lettres. Breton y parle de sa vie privée, du surréalisme, des activités collectives telles que la mise en pratique d’un nouveau jeu comme celui de « L’un dans l’autre » qu’il a inventé, de la préparation d’une nouvelle revue ou d’une exposition, de la publication d’un almanach d’art brut, de la chasse aux papillons, de l’achat d’un objet précolombien… Il fait part à Aube de ses occupations, de ses lectures, de ses prises de position…

Jusqu’aux derniers jours de sa vie, Breton a respecté les options prises dans sa jeunesse. Le fameux Manifeste des 121, sous-titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » est à l’origine, ce que beaucoup ignorent, une initiative des surréalistes. Jean Schuster et Dionys Mascolo, ont rédigé les premières versions revues par Breton et Gérard Legrand qui ont apporté quelques corrections, ce fut ensuite Maurice Blanchot qui paracheva l’ensemble du texte. Pour plus d’efficacité, le Manifeste a été présenté à Sartre, qui l’a cautionné et s’est porté garant ce qui a pu laisser croire que c’était lui qui en était l’auteur. Parce qu’ils avaient beaucoup de difficultés avec la Gauche manipulée par les staliniens qui se méfiaient d’eux depuis la condamnation des Procès de Moscou par Breton, les surréalistes se sont mis un peu en retrait. À l’époque, cette publication a eu l’effet d’une bombe. Plusieurs personnes dont des peintres et des acteurs ont été poursuivies ainsi que le surréaliste Jehan Mayoux, enseignant, qui fut mis à pied.

Ces prises de position et ce combat pour la liberté sont déjà très présents dans les premières lettres que Breton adresse à Aube même s’il en parle plus librement à l’approche de ses vingt ans.

C’est dans une lettre de 1952, qu’il lui relate un incident plutôt cocasse, mais qui aurait pu très mal tourner. Avec le peintre surréaliste Adrien Dax et sa femme Simone qui étaient venus le voir à Saint-Cirq-la-Popie, l’un des plus beaux sites de la vallée du Lot, ils sont allés visiter la grotte de Cabrerets, non loin de là. Breton, qui se méfiait de l’exploitation des lieux touristiques, souvent gérés par des curés, qu’il n’appréciait guère, doutait de l’authenticité de certains dessins prétendument préhistoriques. Il a constaté en portant le doigt sur une des lignes tracées sur la paroi qu’elle avait tendance à s’effacer. Le guide, un authentique député M.R.P, furieux, a frappé la main de Breton avec un bâton, et ce dernier a riposté à coups de poing. L’abbé Breuil avait dit, à l’époque, dans Le Figaro : « Si des vauriens comme Monsieur André Breton se mettent à détruire le patrimoine national !… » Il y a eu ensuite des expertises qui n’ont pas abouti et un procès dont on a beaucoup parlé dans la presse. Breton a été condamné à verser une grosse somme d’argent, mais il y a eu fort heureusement une amnistie. Malraux avait été sensible à cette affaire, par définition, car bien des années auparavant, quand il avait eu des démêlés en Indochine, Breton avait pris sa défense. La manière dont Breton raconte cet épisode à Aube est effectivement assez drôle. Il y avait cette capacité d’exaltation chez l’auteur des Manifestes qui était admirable, et qu’on lui a souvent reprochée. Pour moi, elle était liée à la fureur poétique. L’exaltation de la poésie peut, en effet, déboucher sur de beaux orages.

Le groupe surréaliste était un égrégore, pour employer un vieux mot d’alchimiste, une réunion de différents esprits qui font œuvre ensemble. Et cet égrégore pratiquait la mise en commun de la pensée, cette source inépuisable de création.

Quand toute la correspondance de Breton sera accessible, ce sera fantastique de pouvoir y rencontrer Apollinaire, Picasso… Il a échangé des lettres avec Valéry, Saint-John Perse et bien d’autres comme Lévi-Strauss avec lequel il allait à ce que l’on pourrait appeler le marché aux Puces de New York, pour tenter de trouver des objets amérindiens. Le grand ethnologue demandait à Breton, « André, d’après vous, est-ce que ces objets sont authentiques ? » Breton répondait « oui » pour certains, et « n’y touchez pas » pour d’autres. L’œil du poète voit toujours plus loin.

C’est grâce à l’insistance d’Aube auprès de l’éditeur qu’on a pu obtenir des reproductions de cartes postales en couleurs et des reproductions de dessins et de collages de Breton dans la très stricte Collection « Blanche » de Gallimard. Cette correspondance est placée sous le signe du merveilleux. Breton a écrit dans le premier Manifeste du Surréalisme : « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. »

Jean-Michel Goutier


André Breton Lettres à Aube, Gallimard 2009 (p. 24-26).

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Je n’avais pas commencé à te voir tu étais AUBE

Rien n’était dévoilé

Toutes les barques se berçaient sur le rivage

Dénouant les faveurs (tu sais) de ces boîtes de dragées

Roses et blanches entre lesquelles ambule une navette d’argent

Et moi je t’ai nommée Aube en tremblant

J’aurais voulu te rapporter la fleur tropicale

Qui s’ouvre à minuit

Un seul cristal de neige qui déborderait la coupe de tes deux mains

On l’appelle à la Martinique la fleur du bal

Elle et toi vous vous partagez le mystère de l’existence

Le premier grain de rosée devançant de loin tous les autres follement

irisé contenant tout

Je vois ce qui m’est caché à tout jamais

Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes

cheveux

Et quand tu renais du phénix de ta source

Dans la menthe de la mémoire

De la moire énigmatique de la ressemblance dans un miroir sans fond

Tirant l’épingle de ce qu’on ne verra qu’une fois

Dans mon cœur toutes les ailes du milkweed

Frêtent ce que tu me dis

Tu portes une robe d’été que tu ne te connais

Presque immatérielle elle est constellée en tous sens d’aimants en fer à

cheval d’un beau rouge minium à pieds bleus

André Breton

(sur mer entre La Havane et [La] Nouvelle-Orléans, 17 mars 1946)

 

POUR UNE CORRESPONDANCE GÉNÉRALE d’ANDRÉ BRETON

Pour une correspondance générale d’André Breton 

 

Henri Béhar

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Pour établir l’histoire des avant-gardes européennes, le chercheur (ou même l’amateur) a la chance de pouvoir accéder, en France, à deux ensembles documentaires de première grandeur. Ils se trouvent tous deux conservés à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (ci-après, en abrégé : BLJD), 8 Place du Panthéon, à Paris [http://bljd.sorbonne.fr/].

Par ordre d’entrée en scène, le premier est le fonds Tristan Tzara, constitué peu après la mort du poète, le 24 décembre 1963, à partir des documents acquis dès 1922 par le couturier-mécène. Il contient notamment « les lettres ou billets adressés à Tzara par près de 700 correspondants au cours des 50 ans de son activité créatrice. La correspondance se compose de lettres des protagonistes de la première génération de l’Esprit nouveau, Apollinaire, Braque, Delaunay, Gris, Max Jacob, Matisse, Reverdy, comme de la génération surréaliste : Aragon, Breton, Char, Crevel, Desnos, Eluard, Picabia, Ponge, Ribemont-Dessaignes, Soupault, ou des lettres d’artistes : Arp, Max Ernst, Giacometti, Klee, Schwitters, Tanguy », nous informe la notice du catalogue.

Je précise, à mon tour, que ladite « génération surréaliste » est aussi et avant tout la « génération Dada », si l’on tient à parler en termes socio-historiques. Fait remarquable : les correspondants de Tzara résident dans tous les points de l’Europe et des États-Unis ; ils lui écrivent souvent dans leur propre langue, en français, en allemand et en anglais, mais aussi dans les langues de l’Europe centrale, si bien que l’on a pu constituer et publier des ensembles roumains[1], hongrois[2], etc. Plus ou moins prolixes, ces correspondants lui ont adressé environ 20 000 lettres ou billets, tandis qu’on ne peut lire que 24 lettres de Tzara lui-même (le lecteur curieux pourra faire la somme exacte de ces missives en consultant le catalogue de la correspondance classée dans l’ordre alphabétique des scripteurs).

Le deuxième ensemble a été constitué par André Breton lui-même, dès qu’il est entré en relation avec Jacques Doucet. Il s’est enrichi à plusieurs reprises, particulièrement en 2003, lors de la vente de l’Atelier André Breton, et par les versements constitués par Jacqueline Lamba, Elisa Breton, Aube Elléouet-Breton. André Breton a lui-même conservé jusqu’à la fin de sa vie les lettres et billets que lui adressèrent 320 correspondants.

Son testament précisait qu’il faisait don de cet ensemble à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (BLJD), charge à elle de la conserver selon ses bons principes. Pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (elles sont explicitées dans ma biographie, André Breton, le Grand Indésirable), il stipulait qu’un délai de cinquante ans devait séparer son décès de leur publication. Mais il n’était pas interdit d’en prendre connaissance. De toute façon, la question ne se pose plus aujourd’hui : tout le monde peut lire ce courrier, en publier des extraits ou même la totalité, pour peu qu’on observe les règles relatives au droit d’auteur.

Car le fait remarquable est que le destinataire de ces deux ou trois mille lettres n’a pas conservé copie de ses propres missives, à quelques exceptions près.

Il y a beau temps que j‘ai souhaité une publication de la correspondance générale de ces deux poètes. La tâche est considérable. Elle suppose la constitution, pour l’un comme pour l’autre, d’une équipe suffisamment spécialisée pour la traiter convenablement, avec, au préalable, l’engagement d’un éditeur responsable. L’adjectif « générale » a un sens bien précis dans notre domaine. Il s’agit de rassembler non seulement toutes les lettres reçues par l’auteur, mais aussi toutes celles qu’il a fait parvenir à tous ses correspondants et qui, nous l’avons vu, ne se trouvent pas spécialement au fonds Doucet. La tâche est (relativement) facilitée dans le premier cas, puisque Breton, comme Tzara, a conservé, sa vie durant, le courrier qu’on lui faisait parvenir.

S’il est à peu près certain que leurs correspondants ont, pour la plupart, conservé leurs missives, conscients qu’ils étaient de leur valeur informative, sinon vénale, il n’est pas facile de les retrouver, ou de pister leurs ayants-droit, ni même de mettre la main sur des lettres mal conservées, enfouies dans des coffres dont la ferrure est depuis longtemps rouillée. Sans parler des scrupules de ces détenteurs qui ont l’impression de fouler un interdit d’ordre religieux s’ils livrent au public les éléments d’une vie qu’eux-mêmes s’étaient interdit de fouiller. Cependant, j’y insiste, il est indispensable de rassembler et de publier des correspondances croisées. J’ai eu le bonheur de publier les lettres échangées entre Saint John Perse et André Breton (Europe, n° 799-800, 1995). Chacun peut en faire l’expérience et vérifier sur pièces que la seule correspondance de l’un ou de l’autre n’a pas de sens, ou, disons pour ne vexer personne, qu’elle n’a pas le même sens !

La correspondance adressée à Tristan Tzara, que j’ai parcourue globalement afin d’établir ses Œuvres complètes (Flammarion, 6 volumes) n’a jamais fait l’objet d’aucune interdiction. J’ai dit à plusieurs reprises, l’intérêt considérable qu’elle pouvait présenter aux yeux du public avide d’informations sur la jeune école poétique roumaine, Dada, le surréalisme et, pour tout dire, les avant-gardes européennes entre 1915 et 1963. Sans se cacher la difficulté que représente la recherche des lettres originales du destinataire, il me semblait assez facile d’entreprendre cette correspondance générale, dans l’ordre du classement alphabétique adopté par la BLJD, le classement chronologique en découlant naturellement.

J’ai suivi plusieurs débuts prometteurs, qui s’arrêtèrent au premier obstacle survenu. Croyez bien que je n’y porte aucune ironie, tant ce genre de travail éditorial est ingrat. Autrefois, avant 1969 pour simplifier, il était admis qu’en complément d’une thèse principale portant, selon l’usage, sur l’homme et l’œuvre, les candidats soutenaient une thèse secondaire consistant en l’établissement d’une correspondance, nécessairement partielle. La soutenance impliquant alors l’impression (ou tout du moins des épreuves), l’État prenait à sa charge une partie de la facture d’imprimeur. Ce n’était qu’un pis-aller au regard de l’ambition que représente une correspondance générale, du moins pouvait-on envisager que plusieurs de ces thèses secondaires additionnées, on arriverait au grand œuvre que je postulais. Or, les perspectives de carrière disparaissant avec cette « petite thèse », les directeurs de thèse refusant le plus souvent de patronner une thèse de cette nature, la perspective envisagée s’est vite effacée.

Inutile, je pense, de se livrer ici à la définition du concept de correspondance générale, d’autant plus que chacun aurait la sienne. Mieux vaut se reporter à quelques correspondances célèbres, plus ou moins générales, telle celle de Mérimée, de George Sand, de Berlioz, de Mirbeau récemment. Il y a désormais les éditions numériques, telle celle de Flaubert, qui ont l’extrême avantage de nous conduire, en un clic, d’un correspondant à l’autre, et de nous fournir des index de toutes sortes, à commencer par la chronologie. Mais, je le répète, la correspondance d’un auteur n’a d’intérêt que si elle est collective, recueillant toutes les missives de et à tel auteur, quel que soit leur intérêt intrinsèque. Car toutes peuvent aider le lecteur, l’annotateur, à préciser une date, un lieu de séjour, une activité plus ou moins déclarée. « Il faut tout publier », disait Apollinaire. Il faut le prendre au mot.

On distinguera la correspondance croisée de la correspondance générale. La première n’est qu’un sous-ensemble de la seconde comme, par exemple, les lettres de George Sand à Victor Hugo, et réciproquement. Cette formule est celle qui a la préférence des éditeurs, de nos jours.

Dans la note sur la Correspondance d’André Breton avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924, Gallimard, 2017, après avoir indiqué que c’était là le premier volume de correspondance croisée, tandis que les précédents volumes de la même série ne contenaient que les lettres, soit de Breton à Doucet, soit de Simone Kahn à Breton, je me suis pris à rêver « d’une correspondance générale et croisée d’André Breton, publiée dans l’ordre chronologique. Certes, la tâche était d’une grande amplitude, mais pas insurmontable si l’on acceptait de s’y mettre à plusieurs et de suivre le même protocole, démocratiquement discuté et approuvé. Elle était facilitée par Breton d’abord, qui, dès son plus jeune âge, avait l’habitude de conserver, dater et classer tout ce qu’il recevait, jusqu’à la fin de sa vie. Par sa propre décision, l’ensemble devait aboutir sur les rayons de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Ainsi faisait-il écho à sa propre jeunesse, à son activité auprès du couturier mécène et collectionneur, bouclant la boucle et remettant à ses successeurs un ensemble magistralement constitué. »

On aura compris que cette rêverie me fut refusée par l’éditeur. Il est temps de dire publiquement comment les choses se sont passées.

Tout découle de l’initiative prise par Aube Elléouët-Breton dès 2011. Après nous avoir demandé de collaborer à la publication de la correspondance de son père, dont elle est l’unique ayant-droit, elle saisit ainsi le Président-directeur général des éditions Gallimard :

[Pièce n° 1]

Aube ELLÉOUËT-BRETON

1er décembre 2011

Monsieur Antoine GALLIMARD

Édition Gallimard
5, Rue Gaston-Gallimard
75007 PARIS

 

Cher Monsieur,

Les dispositions testamentaires prises par mon père concernant sa correspondance
privée [« tant les lettres d’intérêt littéraire, que d’intérêt sentimental, ou autre, (en dehors de
celles que j’ai pu adresser à ma femme et à ma fille), dont elles disposeront librement »]
stipulaient qu’il désirait que ses lettres ne soient publiées « qu’au plus tôt cinquante ans après
[son] décès ». J’ai respecté scrupuleusement les termes de ces prescriptions depuis quarante-
cinq ans et la publication, par vos éditions, des Lettres à Aube n’était qu’une exception
explicitée par mon père. Aujourd’hui, cinq ans avant la levée de l’interdiction de livrer cette
correspondance au public, je m’inquiète un peu face au frémissement d’impatience qui
commence à se manifester avant 2016. C’est pourquoi je souhaitais m’ouvrir à vous des
dispositions à envisager quant à la mise en chantier de l’édition de cette correspondance
considérable et fabuleuse.

Il va de soi que ces multiples volumes de correspondance : André Breton/Simone
Kahn, André Breton/Louis Aragon, André Breton/Paul Éluard, etc., ne peuvent être publiés
ailleurs que chez Gallimard où toute l’œuvre de mon père est réunie. Une publication
chronologique ? Dans « Les Cahiers de la NRF » ? qui accueillent déjà la correspondance
André Gide/PaulValéry et Pieyre de Mandiargues/Jean Paulhan, par exemple ? (Tous
correspondants de Breton.)

Ne pensez-vous pas que les années qui nous séparent de 2016 pourraient permettre
d’ébaucher un calendrier des premières publications?  et d’envisager le choix de ceux qui
seront, éventuellement, habilités à établir, annoter et préfacer ces volumes ? Avec l’accord de
Sylvie Sator, fille de Simone Kahn, Jean-Michel Goutier travaille déjà, depuis plusieurs
années, sur les lettres de mon père à sa première femme qui relatent, presque jour après jour,
la période de gestation du surréalisme. J’ai demandé également à Henri Béhar de s’associer à
notre ambitieux projet et j’envisage de consulter Étienne-Alain Hubert, responsable des
volumes de la Pléiade André Breton sur ses intentions.

Vos remarques et vos suggestions contribueront, je n’en doute pas, à apaiser mon
inquiétude quant à ce passionnant mais lourd programme à envisager.

Je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’assurance de ma respectueuse sympathie.

[Signé Aube Elléouët]

Copies envoyées à : Sylvie Sator, Jean-Michel Goutier, Henri Béhar, Étienne-Alain Hubert

Ce texte résulte, à l’évidence, des discussions que nous avions eues au Conseil scientifique de ce qui finit par se nommer l’Association Atelier André Breton (AAAB). Aube tenait à ce que Gallimard prenne en charge la publication de la correspondance de son père. Elle voulait alors publier la totalité des lettres écrites ou reçues par son père, sans aucune sélection. C’est bien ce que je nomme une correspondance générale. À noter que, si Gallimard a racheté les droits de certains livres, il ne fut pas l’éditeur le plus important de Breton, qui avait de bien meilleurs rapports avec Léon Pierre-Quint et Edmond Bomsel, responsables au Sagittaire. Un examen rapide de la bibliographie le prouverait aisément. Cet éditeur a disparu, hélas, mais il en est bien d’autres qui souhaiteraient prendre sa place tout en souscrivant aux désirs d’Aube. Il me semble que l’édition française, tenant compte de l’émergence du numérique, serait à même de rivaliser en qualité avec la prestigieuse collection des Grands Écrivains de la France publiée chez Hachette, ou bien avec les Classiques Garnier, spécialisés dans ce domaine, comme me l’a confirmé leur actuel directeur.

Fort de la confiance qu’elle m’accorde, j’ai pensé traduire les désirs d’Aube Breton en poduisant un projet général destiné à Antoine Gallimard. J’en ai montré le brouillon à Jean-Michel Goutier qui tente, avec moi, de concrétiser cette édition. Le voici :

(PROJET, non expédié)

  1. Antoine GALLIMARD

Éditions Gallimard
5 rue Sébastien-Bottin
75007 PARIS

Objet : correspondance générale André Breton

Cher Monsieur,

Faisant suite au courrier que Madame Aube Elléouët-Breton vous a adressé le 30 août 2011, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un projet d’édition de la correspondance générale d’André Breton, aux éditions Gallimard s’entend, et dans la collection que vous jugerez la plus appropriée.

S’il est évident que les correspondances croisées de Breton avec Aragon, Éluard, Paulhan, Péret, etc. recueilleraient toute l’attention du public, il ne faut pas oublier que le créateur et principal animateur du surréalisme a su maintenir ce mouvement en vie durant toute son existence, et que c’est désormais ce rapport constant entre les penseurs, artistes et créateurs les plus remarquables du XXe siècle qui requiert l’intérêt des lecteurs.

En décidant, par testament, de déposer au fons Doucet toute la correspondance qu’il avait reçue et conservée tout au long des années, André Breton entendait bien l’ouvrir au public après un délai qu’il avait lui-même fixé.

Cet ensemble documentaire de 1 024 correspondants représente un minimum de 7 500 pages, sans compter l’annotation indispensable. De fait, il convient de multiplier cette évaluation par deux dans le cadre d’une correspondance croisée, charge à nous de retrouver le millier de correspondants (ou leurs ayants-droit) détenteurs des lettres d’André Breton lui-même.

Heureusement, ce travail de collecte et d’établissement de texte ne part pas de rien. Outre quelques correspondances partielles déjà publiées, nous avons pu localiser la plupart des fonds publics et quelques-uns privés où se trouvent les lettres de Breton, en France et aux USA.

La principale question qui demeure est de savoir si vous êtes disposé à vous engager dans la publication de longue haleine d’une correspondance générale suivant l’ordre chronologique, qui requiert les soins de toute une équipe de collaborateurs dont nous assurerions la coordination.

En vous remerciant…

Signatures

P.J. :

  1. Inventaire alphabétique des correspondants d’André Breton à la BLJD.
  2. Inventaire des lettres adressées par André Breton dans les fonds publics.

Une certaine discordance chronologique, que je ne m’explique pas, n’aura pas échappé au lecteur perspicace. Je ne doute pas qu’un des acteurs de l’entreprise ne vienne éclairer ma lanterne.

Jean-Michel Goutier a une parfaite connaissance des pratiques de la Maison, comme on dit rue Gaston-Gallimard. Ne vient-il pas d’y publier un ensemble de poèmes-objet d’André Breton sous le titre Je vois J’imagine ? Il est aussi en rapport avec un directeur de collection désigné par Antoine Gallimard pour suivre cette publication de la correspondance. À son avis, Gallimard ne voudra pas d’une correspondance générale et se contentera d’une série de livres attractifs dans la collection Blanche. Je rempoche ma lettre et nous nous contentons de dresser la liste des cinq ouvrages les plus urgents, si l’on peut dire, en proposant le nom de la personne la mieux qualifiée, à nos yeux, pour établir et commenter le texte. Il n’est plus question d’employer le concept de correspondance générale, susceptible d’effrayer nos interlocuteurs.

Au début de l’été suivant, Ludovic Escande, l’éditeur choisi par Gallimard, réunit autour d’Aube Elléouët les personnes citées ci-dessus pour fixer le programme de travail et le calendrier de publication des ouvrages à paraître dès la fin septembre 2016. C’est évidemment le projet exposé par Jean-Michel Goutier qui sert de base de discussion, tandis qu’Aube redit les souhaits qu’elle n’a cessé de formuler. Pour ma part, j’insiste sur le fait qu’on ne saurait écarter certains auteurs fort liés à Breton, même s’ils lui ont peu écrit. Je répète qu’il faut tout publier, dans un ordre alphanumérique. Tous les lecteurs nés avec l’ordinateur me comprendront. Prenons un exemple familier : nul ne conteste la nécessité de publier un ensemble de correspondance croisée autour de Breton-Tzara. Il serait aisé d’y associer tous les protagonistes de la geste dadaïste, dans une tranche de temps allant de 1916 à 1923. Mais on ne saurait éliminer la correspondance de Jacques Vaché avec Breton, ni celle de son meilleur ami de collège, Théodore Fraenkel.

Même si l’adhésion de Breton à Dada fut de courte durée, je reconnais que la constitution d’un tel ensemble épistolaire dépasse le cadre d’un seul volume, et que la publication des lettres dans un ordre strictement chronologique risque d’introduire de la confusion. Mais un certain nombre de tableaux (qu’ils soient produits manuellement ou automatiquement) remettront vite le lecteur dans sa logique préférée.

En fait, s’il préserve l’équilibre financier, le choix éditorial de Gallimard privilégie un certain nombre de correspondants bien connus du public, et renvoie les autres aux oubliettes. On ne saurait se satisfaire d’une telle solution qui introduit une forte hiérarchisation dans un domaine qui ne peut s’y prêter. Certains considèrent que Paul Eluard est un plus grand poète que Jean Cocteau. Soit. Mais l’échange de correspondance ne relève pas de critères de choix identiques. Nous passons de l’esthétique à la théorie de l’information. Telle lettre, par laquelle Gaston Bachelard affirme vouloir constituer le surrationalisme, est bien plus précieuse à nos yeux que celle où un correspondant étranger souhaite rencontrer Breton. Or la lettre à laquelle je pense se trouve avoir été expédiée par Vítězslav Nezval, le chef de file du Poétisme, qui, par la suite, engagera ses amis à constituer le surréalisme tchèque ! L’éditeur n’a pas à nous imposer ses goûts ou ses préférences et, du moment que ces deux documents existent, je veux les lire sur le même plan.

Mais tu n’y pourras rien, me dit-on. Gallimard (c’est-à-dire la raison économique) dicte sa loi. Il faut te soumettre ou te démettre. Ne pouvant me résoudre à un tel choix, je suggère que tout cet ensemble documentaire, dont je viens de parler, fasse l’objet d’un traitement informatique. Des consignes seront établies pour tous les bénévoles qui voudront bien numériser chaque document. Voici un exemple, pris au hasard parmi les documents classés sous la lettre A :

Strasbourg, 9 mars 59, 20 Place de la Cathédrale

Mon cher Breton,

il est temps – je pense du moins qu’il est temps pour moi – de regarder chaque chose en pleine clarté, c’est-à-dire de savoir où j’en suis. Ce n’est pas à la légère qu’après un si long silence je vous écris à nouveau pour vous dire – quoi ? que j’aimerais vous revoir. Je ne prémédite aucun sujet de conversation – d’autre part, j’habite à Strasbourg – simplement je serais heureux de savoir que nous pourrions nous rencontrer un jour et que cela ne vous déplaise pas.

Amicalement.

Maxime Alexandre

Comme vous voyez, j’ai laissé « reposer » ce mot plus de dix jours. 20.3.59

Cette lettre de Maxime Alexandre (1899-1976) est adressée à Breton bien des années après leur séparation. Le poète alsacien qui a tâté de toutes les expériences intellectuelles semble vouloir reprendre contact avec le meneur du surréalisme, sans trop savoir à quoi cela pourrait servir, ni où cela le mènera. Au vrai, il est persuadé que sa missive ne recevra pas de réponse. Or, la suite, nous la connaissons : ce sera un livre, Mémoires d’un surréaliste, La Jeune Parque, 1968, paru après la mort de Breton, qui retrace avec une grande exactitude et une belle sensibilité les moments qu’il a passés auprès de celui qu’il respectait le plus.

Dans un premier temps, ce document, muni des codes nécessaires, sera mis en place sur un site d’un certain renom : le présent site Mélusine, ou encore le site dénommé Atelier André Breton. Il recevra la présentation et l’annotation qui s’imposent, élaborées par le meilleur connaisseur de l’auteur et corrigée par la communauté des lecteurs, comme une notice de Wikipédia, en attendant qu’on puisse le corréler à la réponse de Breton (dont je postule l’existance).

Un tel travail requiert plusieurs dispositions, qui ne sont pas du même ordre :

  1. Constitution d’une équipe de chercheurs s’adonnant à la transcription et à l’annotation
  2. Engagement d’un vaguemestre s’assurant de la cohérence numérique du texte, de son codage, et de sa mise en ligne.
  3. En admettant que l’un des deux sites désignés ci-dessus héberge cette correspondance mise gracieusement à la disposition du public, il faudra obtenir toutes les autorisations nécessaires ainsi qu’un financement garanti. On le sait d’expérience, le bénévolat n’a qu’un temps.

Je soumets ces réflexions aux adhérents de l’APRES et à toutes celles, tous ceux qui voudront bien s’engager dans l’entreprise collective.

Fait à Paris le 24 mai 2018
Henri BÉHAR

ANNEXE

Compléments et corrections :

L’excellente pratique de la Société des Belles Lettres qui imposait la relecture de chaque volume édité par un spécialiste du texte a disparu depuis longtemps. Les correcteurs les plus compétents n’interviennent guère dans nos éditions dites savantes. Si bien que nul ne peut se vanter d’avoir produit un texte zéro défaut.

C’est pourquoi j’ouvre cette rubrique à tous ceux qui voudront bien suggérer des corrections, parfaitement étayées, sur la Correspondance d’André Breton.

Et je commence par le volume que j’ai publié, dans des conditions si hasardeuses qu’il m’a fallu demander trois jeux d’épreuves (alors que l’édition se contente en général de deux). Mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même si j’ai laissé passer des coquilles ou commis des bévues.

André Breton, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia. Présentée et éditée par Henri Béhar. Paris, Gallimard, 2017, 248 p.

Dès le livre paru, George Sebbag m’a confraternellement signalé un oubli et deux corrections.

Il s’agit d’abord d’un tapuscrit de Tristan Tzara, inséré dans la collection reliée de Littérature réunie par André Breton, désormais conservée par la BLJD. Bien que j’en eusse pris autrefois copie, la lettre ci-dessous m’a échappé car elle ne figure dans aucune bibliographie. Elle n’a jamais été publiée, et l’on n’en trouve aucun écho chez Breton.

Tzara : lettre au directeur de Littérature (cf. PDF)

Transcription et notes

Paris le 18 novembre 1922
15, rue Delambre (XIVe)

Monsieur le Directeur[3],

Dans le N° 6 de votre revue, vous publiez un article injurieux à mon égard signé d’un nom si souvent lu dans les journaux qu’il me faut un réel effort pour l’écrire sans vomir : Francis Picabia. Je sais d’ailleurs que ce vomissement ne déplaît pas à votre collaborateur. Comme je ne suis qu’un petit truqueur pas malhabile, je vous prie de publier cette lettre et vous préviens qu’au cas contraire je serai forcé de recourir à des « truquages » plus efficaces. Je n’ai pas répondu à cette petite et bête mystification signée de Raoul Huelsenbeck, elle était vraiment trop enfantine[4].

Je vous défends de mettre dorénavant mon nom parmi les collaborateurs de votre feuille, comme vous le faites dans vos dernières annonces.

Je n’ai pas encore attaqué F. P. malgré le mal que je pense de lui depuis 2 ans. La raison n’est pas celle que de différentes personnes – assez perfides du reste – ont essayé de donner à mon silence. Ce ne sont pas les quelques articles élogieux que j’ai écrit sur ce petit demi-juif espagnol, « tremblant de plaisir » chaque fois qu’il peut lire son nom imprimé, qui m’ont empêché de penser autrement de lui. Et ce n’est certainement, pas sur cette base sentimentale que je ferai des reproches à mes anciens amis. C’est vrai qu’au moment où Picabia m’a visité en Suisse[5] j’ai écrit quelques mots élogieux sur ce qu’il faisait, en raison d’une sympathie réelle, non pour son œuvre, mais pour le personnage qui a su déployer ses charmes et ses moyens habituels de séduction. Il était plus jeune à cette époque. J’ai aimé ses écrits pour leur vulgarité brutale et bête, mais en attendant la seconde partie plus subtile, avec laquelle, dans mon esprit, elle devait contraster. J’ai été déçu et j’ai attendu longtemps. Ce qui sort sort et ne s’arrête pas de sortir de cet étrange mannequin, ressemble à l’esprit journaliste nommé « d’avant-garde » vers 1895, composé d’éléments rationalistes, la haine des curés, l’esprit dreyfusard, j’accuse, Zola, le génie, la Légion d’honneur et la haine de l’institut. Quand j’ai su plus tard que l’américain Robert J. Coady[6] avait déjà fait dans sa revue « The Soil » des phrases et des rapprochements auxquels ressemblaient trop ceux de Picabia, (qu’Arthur Cravan[7] avait déjà écrit dans sa revue « Maintenant » : « Prenez garde à la peinture »[8], que Marcel Duchamp avait fait en 1912 son premier tableau mécanique[9] et que l’édition de luxe entière du livre de Mme de la Hire « F. Picabia[10] » a été achetée par le même F. Picabia, j’ai commencé à être un peu las des gentillesses de ce monsieur. Je prie M. A. Breton de se souvenir du titre « rastaquouère » qu’il voulait donner à une revue, et que portait aussi un numéro du Festival de la Salle Gaveau. Je ne fais appel ni à sa bonne ni à sa mauvaise foi. Si je n’étais que las de Picabia à ce moment, j’ai été bientôt dégoûté par la répétition incessante, de quelques procédés dus en grande partie à ses bons inspirateurs. Je serai content si cette gymnastique lui apporte la gloire qu’il espère.

Quand on a 45 ans de travail derrière soi, il est temps de cesser d’écrire.

Et si l’on veut inonder ses amis et adeptes d’argent et de gentillesses il ne faut pas le faire dans un but de publicité si immédiate, le « public » pour lequel cette bouillabaisse aigrie travaille, connaît trop bien ces moyens.

Les procédés du scandale s’usent comme la peau, les habits et la plume qu’il tient depuis 30 ans entre ses doigts.

Recevez l’expression du plus profond dégoût que j’éprouve pour ceux qui encouragent la décrépitude, la cuisine électorale, le water-closet des littératures humaines, et les grâces séniles qui se donnent en spectacles.

TRISTAN TZARA

Il y aurait beaucoup à dire sur cette demande d’insertion faisant référence à l’une des nombreuses querelles émaillant l’existence de Dada à Paris. Bornons-nous à en éclairer le contexte. Tzara fait allusion à l’article de Francis Picabia, « Condoléances », paru dans le n° 6, n.s., de Littérature.

Voici l’extrait qui blessa Tzara :

… « M. Tristan Tzara est un homme prévoyant ; il préfère “les fausses gloires aux vraies !”

Mon cher Tzara, je crains bien que vous ne bénéficiiez jamais de l’une ni de l’autre ; parce que quelques hommes se sont amusés avec vous, ce n’est pas une raison pour vous croire un personnage qui attire les yeux du monde entier. Vous êtes un bon petit truqueur, pas maladroit. Vous avez été une distraction semblable à celles que l’on trouve dans tous les théâtres et music-halls durant les entra’ctes, et c’est tout.

Il est certain que vous avez encore moins vendu d’exemplaires de vos œuvres que Rimbaud ou Lautréamont, de là il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à suggestionner nos semblables en leur disant que le petit Tzara est le plus grand de tous parce qu’il ne ressemble ni à Napoléon, ni à Wagner !

Ce n’est pas mal imaginé pour plaire aux imbéciles ! … » [Littérature, n.s. n° 6, 1er novembre 1922, p. 9.

Omission d’autant plus regrettable que ce document met en relation les trois acteurs principaux de cette phase dadaïste, donnant le ton de leurs écrits tournés sur eux-mêmes.

2e correction, un passage omis dans la lettre AB à TZR 12 juin 1919

Le gâtisme volontaire : l’édition Gallimard comporte une lacune, survenue lors de la correction des épreuves tierces. Je la corrige ici par un soulignement :

« La lutte est trop inégale, je vois plusieurs manières de succomber : 1° la mort (Lautréamont, Jacques Vaché) ; 2° le gâtisme involontaire : il arrive qu’on se prend au sérieux (Barrès, Gide, Picasso) ; 3° le gâtisme volontaire : réussite dans l’épicerie (Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.). Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge.) » p. 54-55.

Cette faute est exactement ce que l’on nomme en typographie un bourdon. Le typographe est allé du même au même, d’une parenthèse à l’autre, en sautant la troisième éventualité. Georges Sebbag attira mon attention sur cette erreur de lecture en précisant qu’il s’en était rendu compte pour avoir cité ce fragment dans un essai : Le Gâtisme volontaire, Sens et Tonka éd.2000, p. 42-43. Dont acte.

Comme Jean-Pierre Lassalle quelques jours auparavant, il me faisait observer que les surréalistes de la dernière période ne se réunissaient pas à La Fontaine de Vénus (p. 30), mais à La Promenade de Vénus. Lapsus d’autant plus regrettable que j’ai moi-même rédigé la notice sur ce lieu de rassemblement des surréalistes dans le Guide du Paris surréaliste (Éd. du Patrimoine, 2012, p. 182).

Tout cela est bien regrettable. Mais cet errata ne saurait prouver que, si je souffre de problèmes de vision, ma compréhension des textes en est fortement compromise. C’est pourquoi je tiens à préciser, à l’intention d’un critique aveuglé par sa détestation, que la phrase suivante : « Ce que je pense de vous, à part cela, vous le savez bien : beaucoup de mal. » (p. 108), est bien de la main de Tzara s’adressant à Breton, le 4 décembre 1922. L’éditeur a pris le soin de répéter, en tête de chaque pièce, le nom de l’auteur et celui du destinataire.


[1] Voir : Henri Béhar, Tristan Tzara. Paris, Oxus (« Les Étrangers de Paris, Les Roumains de Paris »), 2005. 257 p.

[2] Voir : Georges Baal et Henri Béhar, « La correspondance entre les activistes hongrois et Tzara 1920-1932 », Cahiers d’études hongroises, 1990, n° 2, p. 111-133.

[3]. Cette lettre dactylographiée surchargée de corrections manuscrites est adressée au directeur de la revue Littérature, dont la nouvelle série était dirigée par le seul André Breton depuis mars 1922. Disons d’emblée qu’il n’a pas déféré à la demande de Tzara.

[4] « Il y a un homme à qui peut-être quelque chose d’étrange est arrivé : Richard Huelsenbeck, deux récits singuliers écrits, disparaît sans laisser d’adresse. Sa place reste vide et ses amis continuent à chanter de petits refrains mélancoliques. » Dernier été, id., ibid. p. 22.

[5]. Picabia qui soignait une profonde dépression à Bex (Suisse) s’est rendu à Zurich durant trois semaines jusqu’au 8 février 1919 pour y rencontrer Tzara quasi quotidiennement.

[6]. Robert J. Coady New York, 1881 – ???], propriétaire d’une galerie sur Washington Square, fonda et anima la revue The Soil.

[7]. Arthur Cravan [Lausanne, 22 mai 1887 — disparu dans le Golfe du Mexique en 1918] il publia et rédigea seul les 5 numéros de la revue Maintenant [avril 1912 — mars 1915]

[8]. Picabia, Francis, Prenez garde à la peinture, 1916.

[9]. Nu descendant un escalier [1912]

[10]. Marie de la Hire, Francis Picabia, Paris, Galerie La Cible-Povolosky, 1920, 1100 ex.

Le surréalisme belgradois et le freudo-marxisme

LE SURRÉALISME BELGRADOIS ET LE FREUDO-MARXISME

 par Jelena NOVAKOVIĆ

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Références à Freud et à la psychanalyse

Le surréalisme serbe qui se développe à Belgrade, parallèlement au surréalisme français et dont les représentants entretiennent des relations étroites avec Breton et le groupe surréaliste de Paris, est marqué, lui aussi, par des références à la psychanalyse freudienne[1]. En 1923, dans son premier numéro, la revue Putevi [Chemins], dirigé par Marko Ristić, publie des renseignements sur Freud et la psychanalyse et dans le deuxième l’article « [De la psychanalyse de Freud] » de Dušan Matić qui met en évidence l’importance des découvertes freudiennes et examine la possibilité de les utiliser dans la création surréaliste qui conteste les données de la raison et tout le système de pensée régnant. En 1925 le numéro 6 de la revue Svedočanstva [Témoi­gnages] publie des poésies, des dessins, des lettres et diffé­rents textes choisis dans les archives des asiles d’aliénés, parmi lesquels se distingue le roman en images Le Vampire, écrit par un mythomane, et qui sera reproduit, dans une traduction de Monny de Boully, dans le numéro 5 de La Révolution surréaliste. En 1929, Koča Popović, qui fait ses études de philosophie à Paris, prête une attention particulière à la pensée gauchiste en Europe et à la propagation de la psychanalyse de Freud dans les cercles intellectuels parisiens. Il écrit une étude sur les recherches psychanalytiques intitulée « [Notes d’un asile d’aliénés] », qui est le résultat de ses visites dans un asile d’aliénés à Paris, mais qui est perdue[2]. La même année paraît le texte de Marko Ristić « [La pensée révolutionnaire] »[3], où la psychanalyse est présentée comme une lumière qui éclaire les coins sombres de la vie et qui produit des changements dans la conception de la morale. Dans l’ « [Introduction à la métaphysique de l’esprit] », publiée dans l’almanach des surréalistes serbes Nemoguće – L’Impossible (1930), Vane Bor rend hommage à Freud pour avoir découvert les actions inconscientes et montré le caractère répressif de la culture, et dans son texte « [Psychanalyse ou psychologie individuelle (à propos d’ un article de M. August Cesarec)] », paru dans le numéro 2 de la revue des surréalistes de Belgrade Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] (1932), il opte pour Freud à l’opposé d’Adler, en constatant « qu’une psychologie vraiment matérialiste ne pourra pas être fondée sans reprendre à la psychanalyse ses inventions fondamentales »[4]. La psychanalyse de Freud se présente comme un événement capital dans l’histoire de l’humanité.

Application des théories freudiennes

La création surréaliste, qu’elle soit verbale ou visuelle, se présente soit sous forme d’applications concrètes des théories freudiennes (textes et tableaux automatiques, récits de rêves, peintures oniriques), soit sous forme d’élaborations théoriques (théorie du désir, théorie de l’humour).

Les surréalistes de Belgrade glorifient le désir au sujet duquel ils lancent une enquête en 1932 dans [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], et dans laquelle prennent part aussi les surréalistes parisiens (André Breton, Salvador Dali, Paul Éluard, René Crevel). En 1930 déjà, Vane Bor esquisse une théorie du désir dans l’« [Introduction à la métaphysique de l’esprit] » et en 1934 il traite de ce sujet dans son texte « [Talent et culture] ». Dans son élaboration théorique, il prend pour point de départ Le Malaise dans la culture, où Freud représente le développement de l’homme comme un processus de refoulement des instincts, en trouvant dans l’éducation et dans l’organisation sociale les sources d’affections nerveuses. Le refoulement des désirs a rompu « le rapport spontané de l’homme au monde extérieur »[5] et l’homme est devenu « un être misérable et faible, une fourmi capable de vivre son petit train-train quotidien », mais « profondément malheureux »[6].

Les seuls domaines où ce rapport spontané de l’homme au monde est conservé sont ceux de la poésie et de l’art. Dans l’Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel (1931), Koča Popović et Marko Ristić constatent que la valeur des produits artistiques est dans leur capacité de rendre possible l’expression de l’inconscient. Car, si, d’une part, « la faculté de lier les mots, de les faire mutuellement s’appeler et se répondre, appartient à cette participation directe de la conscience », d’autre part, « elle dépend de la question de savoir si et dans quelle mesure ces mots, dans leurs rapports mutuels, correspondent aux rapports de l’inconscient, aux hauts et aux bas, à la pulsation vivante et à la mobilité de l’inconscient, aux inégalités de la structure de l’inconscient, aux rugosités de son relief disharmonieux et perpétuellement changeant[7] ». De ce point de vue la création surréaliste a une fonction révélatrice.

Dans le cadre de la création verbale, cette fonction est accordée à l’écriture automatique, qui découvre « le fonctionnement réel de la pensée ». Les surréalistes belgradois ont commencé à la pratiquer assez tôt, avant de connaître ce qui se passait à Paris. En parlant des jeux de société où chacun devait réciter un poème par cœur et auxquels il participait lui-même quand il avait douze ou treize ans, Vane Bor dit que, au lieu de faire ce qu’on lui demandait, il se mettait à parler français automatiquement, en appréciant surtout la phrase : « Les rivières descendent dans les bateaux » qui l’obsédait et qui était antérieure et non moins belle que la phrase « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », que Breton mentionne comme un de ses premiers produits automatiques[8]. Selon le mot d’Oskar Davičo, à l’époque de sa prime jeunesse, il a entendu une « voix » qui s’était présentée à lui sous forme de mots qui provenaient des profondeurs marines[9] et avec lesquels il a commencé à jouer, en les associant d’une manière inhabituelle et peu logique. Ses textes automatiques seront insérés dans son livre [Anatomie] (1930). Parmi les surréalistes de Belgrade, c’est Marko Ristić qui publie en 1924 le premier texte automatique sous le titre « Exemple », dans le troisième numéro de la revue Svedočanstva [Témoignages], en le qualifiant d’« exemple d’écriture surréaliste sans aucune prétention au beau, au compréhensible » et comme un « pur document du courant de la pensée non appliquée »[10]. Une variante de l’écriture non dirigée est son « antiroman » Sans mesure (1928), où sa pensée suit automatiquement sa plume et où la description cède la place à la « radiographie » et aux « reflets en profondeur » où se dessinent les secrets enfouis dans l’inconscient.

L’inconscient est aussi l’objet principal de la création visuelle des surréalistes belgradois, qui ont toujours en vue le monde intérieur et qui ne considèrent la réalité extérieure que comme une symbolisation des désirs refoulés, qui est souvent le produit d’un hasard. L’huile sur toile de Vane Bor, Boules aux algues à l’horizon apparent (1928), conservée aujourd’hui dans le Musée d’art contemporain à Belgrade, est, comme le dit l’auteur lui-même, une image qui s’est présentée à lui, un matin, dans un demi-sommeil, et qu’il a peinte sans être conscient de ses implications théoriques, étant donné que, dans la réalité, les algues ne flottent pas au vent, mais dans l’eau et que l’horizon peint n’est qu’apparent[11]. Il s’agit d’une sorte de peinture automatique qui met en lumière le paysage intérieur du peintre, c’est à dire son inconscient. Une des méthodes privilégiées pour rendre visible cet inconscient est la « paranoïa critique » que K. Popović et M. Ristić définissent, en se référant à Salvador Dali, comme « un mécanisme de subversion, dont l’inconscient se sert activement afin d’introduire, par ses propres forces, une confusion fondamentale dans les constructions de la conscience et dans les relations de celles-ci avec la réalité »[12]. Vane Bor applique cette méthode dans son tableau Œdipe dans l’espace, reproduit en 1930 dans l’almanach L’Impossible et dont l’original est perdu. C’est un « tableau à double vision »[13] qui représente le trio freudien. La mère et son fils occupent le premier plan, tandis que le père est repoussé au second plan. Ce tableau pourrait aussi être vu d’une manière tout à fait différente si on le retourne, mais cette autre vision est cachée, « comme dans le subconscient » et elle n’est pas « réalisée au moyen d’une illusion d’optique », comme chez Dali, comme l’écrira Vane Bor plus tard, en remarquant que ce tableau avait été peint « avant la “paranoïa” de Dali »[14]. On dit que cette autre partie n’a pas été reproduite à cause de la censure. La même connotation œdipienne apparaît dans l’encre rouge Mère et fils (1929), conservée dans le legs de Marko Ristić.

Dans les années 1960, Vane Bor, qui a quitté clandestinement la Yougoslavie en 1944 pour s’installer à Londres et qui est resté fidèle au surréalisme jusqu’à la fin de sa vie, fait une série de tableaux qui glorifient l’érotisme, en suggérant l’irruption du désir tout-puissant qui viole les lois de la morale « dogmati­que »[15]. Il peint des objets-symboles, dont l’oiseau qui se présente comme le double de la femme, vue dans son double aspect, à la fois maternel et érotique (La Femme-œuf dans le paysage, La Femme-œuf aux chiens) (Oiseau mamelé dans le paysage), bienveillant, mais aussi menaçant, ce côté étant suggéré par la position des ailes mamelles qui sont souvent tournées vers l’intérieur (L’oiseau introverti, Deux oiseaux contemplent l’incendie). Ces tableaux ne sont pas sans rappeler la femme-oiseau du « [Rêve renversé] » de Breton[16], publié en traduction serbe dans le numéro 2 du [Surréalisme aujourd’hui et ici], aussi bien qu’à une suite de tableaux surréalistes où les parties du corps de la femme ou de l’homme s’identifient aux éléments de la nature (L’homme-oiseau de Vane Bor, L’arbre des yeux de Radojica Živanović-Noe, reproduit dans le numéro 3 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]).

Ces tableaux demandent une interprétation psychanalytique que nous trouvons dans l’article « Bor, peintre de la nostalgie » de l’historien de l’art Dejan Sretenović, qui se réfère aux thèses de Rosalind Krauss sur la représentation surréaliste : « La lecture psychanalytique des femmes-oiseaux de Bor comme symboles surréalistes révélerait la chose suivante : les oiseaux sont des fétiches – des substituts qui atténuent l’anxiété apparue dès l’enfance lors de la séparation d’avec le sein maternel et le corps comme objet de projection érotique primaire (d’où l’insistance sur le fruit et les ailes-mamelles : l’artiste redevient l’enfant qui éprouve en toute quiétude la chaleur du corps maternel travesti en oiseau) mais également des symboles du complexe de castration qui semble être atténué par la transformation de la femme en fétiche phallique (la forme de l’oiseau rappelle les organes génitaux masculins)[17] ».

La psychanalyse freudienne a influencé aussi la conception surréaliste de l’humour, qui est mis au service de la négation de la réalité acceptée au profit d’une réalité soumise au principe du plaisir. En 1930, Ristić publie dans le journal Politika un article sous le titre « Humour et poésie » (dont la traduction française sera publiée dans le numéro XXX de Mélusine). En 1932, les surréalistes de Belgrade organisent une enquête sur l’humour (« L’humour est-il une attitude morale ? ») dans [Le Surréalisme aujourd’hui et ici]. Les réponses sont publiées dans les numéros 1 et 2 de cette revue. Celle de Marko Ristić, qui est la plus élaborée, paraîtra aussi, dans une version différente et sous le titre de « L’humour, attitude morale », dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution, tandis que sa version originale paraîtra en français, sous le titre « Humour 1932 » dans le numéro XX de Mélusine [1988].

Dans son premier article sur l’humour, Ristić se réfère déjà à Freud qui considère l’humour comme une défense contre la pression des conditions extérieures de l’existence et comme une négation du principe de la réalité et il définit l’humour comme « un procédé par lequel le “moi” menacé se protège contre les offenses extérieures […] en les considérant comme motifs de son plaisir humoristique, en prouvant ainsi sa prédominance grandiose sur la situation réelle, en la défiant »[18]. L’humour se présente comme « une critique instinctive et authentique de l’ordre conventionnel mental et émotif »[19], donc comme un refus des conditions existantes de la vie. Ristić exprime la même position dans sa réponse à l’enquête sur l’humour : « Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir (Freud) »[20]. La revue [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] exprime aussi l’orientation du surréalisme belgradois vers l’action concrète, si bien que la question qui se pose à propos de l’humour est celle de savoir s’il est une attitude morale. La réponse de Ristić, aussi bien que celles des autres surréalistes (Radojica Živanović-Noe, Koča Popović, Ðorđe Kostić, Ðorđe Jovanović) sont négatives : si, en tant que mise en question de la réalité insatisfaisante, l’humour a un aspect moral, en tant qu’attitude face à cette réalité, qui demande un engagement concret, il est en dehors de la morale pratique. Les réflexions des surréalistes belgradois sur l’humour s’éloignent de la psychanalyse freudienne pour s’orienter vers le marxisme.

Insuffisance des théories de Freud. Psychanalyse et marxisme

Ce qui intéresse les surréalistes belgradois dans la psychanalyse, c’est surtout l’aspect subversif de ses découvertes : en décrivant le mécanisme du refoulement, elle a mis en question la conception régnante de la structure psychique de l’homme, basée sur la prédominance de la conscience rationnelle, ce qui a entraîné « une négation de plus en plus profonde de la situation morale et spirituelle actuelle »[21]. Mais, tandis que Freud avait pour but de révéler au malade ses désirs refoulés afin de lui permettre de s’adapter à la vie sociale, c’est-à-dire, au fond, d’accepter ses pressions, tout en neutralisant leur action funeste sur sa vie psychique, les surréalistes belgradois, aussi bien que les surréalistes parisiens, se proposent d’abolir les contraintes sociales et morales et de rendre possible l’accomplissement des désirs. Aussi considèrent-ils la théorie de Freud comme insuffisante.

Pour Vane Bor, cette insuffisance est dans la conception même du désir, qui est statique et fixe, ayant en vue le désir individuel, isolé du monde extérieur, et non le désir dans son mouvement et dans son développement continu, dialectique. Dans son article « Contribution autocritique à l’étude de la morale et de la poésie (Le Surréalisme aujourd’hui II) », publié dans le troisième numéro du [Surréalisme aujourd’hui et ici] et repris dans Mélusine n° XXX, il se propose de la compléter par la théorie darwinienne de l’évolution : l’évolution n’est pas fondée sur l’affirmation du désir, mais sur l’adaptation de la conscience à la réalité. Aussi faut-il considérer le désir dans la dialectique du refoulement et de la libération. La triade freudienne de l’organisation psychique (id – ego – superego) cède la place à une nouvelle triade : désir primitif (thèse) – désir refoulé (antithèse) – désir libéré (synthèse dialectique du refoulement du désir et du désir primitif).

Popović et Ristić découvrent l’insuffisance de la théorie freudienne dans ses implications sociales et morales : « La psychanalyse comme méthode, qu’il ne faut pas confondre avec le “freudisme”, qui est un point de vue sur le monde, est non seulement appelée, sur la base de son expérience scientifique psychopathologique, à étudier et à interpréter le mécanisme psychique et son fonctionnement (par exemple : comment se joue ou se résout – pour chaque homme – ce conflit mystérieux de l’instinct sexuel et de l’instinct de mort), mais est appelée, et aujourd’hui peut-être est-elle la seule, à expliquer le mécanisme par lequel l’individuel est déterminé par le social, comme le matérialisme historique est le seul appelé à expliquer le mécanisme par lequel le social est déterminé par l’économie. », écrivent les auteurs de l’Esquisse[22]. Mais, en tant que doctrine, la psychanalyse n’a pas été capable de tirer de telles conclusions. Freud a montré une « hésitation timide » et a reculé devant « le renversement de la morale, qui devrait logiquement s’ensuivre des hypothèses de sa théorie »[23]. Incapable d’aller jusqu’au bout de sa théorie subversive, il se range, selon leur opinion, parmi les représentants de la même « pensée réactionnaire » contre laquelle il s’était implicitement révolté.

Cette idée correspond à celle de Wilhelm Reich qui fait la même distinction entre la psychanalyse et le freudisme et qui considère que la psychanalyse ne s’oppose pas aux prémisses fondamentales du matérialisme dialectique et que, par conséquent, elle pourrait être acceptée par le marxisme. L’article « Le matérialisme dialectique et la psychanalyse » (1929), où Reich a exprimé cette idée fera l’objet de l’examen critique de Koča Popović dans son essai « [La psychanalyse et le marxisme] », publié en 1934 dans la revue [Aujourd’hui], dont un des deux directeurs était Marko Ristić.

À ce sujet, il convient de citer aussi le mot de Dušan Matić : « Le dialogue surréalisme-marxisme a commencé dès l’été 1925 ; quelquefois, il me semble que ce dialogue est presque constitutif au surréalisme : il est le Noeud où Esprit et Révolution se rencontrent, se touchent, se brisent, se jugent, se collent (inévitablement), avec retard, d’un côté ou de l’autre, peu importe[24]. »

 Orientation du surréalisme belgradois vers une action politique

Pour les surréalistes de Belgrade, l’exploration des abîmes intérieurs de l’homme devrait aboutir à une action concrète qui pourrait non seulement, selon la formule de Rimbaud, « changer la vie » par l’affirmation de l’irrationnel, mais aussi et surtout, selon la formule marxiste, « transformer le monde » par la suppression des obstacles que la société bourgeoise oppose à la libération de l’homme[25]. En liant l’affranchissement du désir à l’affranchissement de la classe opprimée, ils s’orientent de plus en plus vers l’action politique au détriment des expérimentations surréalistes. Ce déplacement de l’accent de la transformation dans l’esprit à la transformation sociale, est annoncé dans le premier numéro du [Surréalisme aujourd’hui et ici] (1931). Dans son texte « [Maintenant et ici] », Ðorđe Jovanović remarque que le surréalisme n’est ni une « doctrine absolue », ni « une image philosophique du monde », ni une « nouvelle poétique », mais une « relation de la matière avec la conscience de l’homme », en soulignant que le désaccord de ses représentants avec « le conditionnement intégral de la vie dans la plus grande partie du monde » exige que « chacune de ses manifestations soit avant tout destructrice »[26].

L’attitude des surréalistes de Belgrade est en accord avec celle d’Aragon dans son article « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire », paru dans le numéro 3 du Surréalisme au service de la révolution (1931) où celui-ci exprime sa croyance que le surréalisme peut s’intégrer dans la lutte révolutionnaire contre la classe régnante tout en gardant son caractère spécifique. Dans la brochure [Position du surréalisme] (1931), signée par 11 membres du groupe belgradois et reproduite, dans la traduction française, dans le même numéro de la revue des surréalistes de Paris, sous le titre de « Belgrade, 23 décembre 1930 », les signataires font savoir que leur révolte contre la réalité sociale au nom de la libération intégrale de l’homme ne peut pas s’arrêter à « la négation de tout un monde de rapports », mais qu’elle doit devenir une action concrète qui va aboutir à « la destruction des conditions qui provoquent réellement cette révolte »[27].

Il ne s’agit pas encore de renoncer aux explorations de l’inconscient. Il convient de conserver le surréalisme, mais en le conciliant avec l’activité politique de la gauche et en liant la psychanalyse à une critique sociale. Dans leur explication du rôle de l’idéologie surréaliste dans le contexte du matérialisme historique, les auteurs de l’Esquisse se réfèrent aussi à la « paranoïa critique » de Salvador Dali. La revue [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] continue à publier les résultats des expérimentations avec l’automatisme psychique et la simulation du délire paranoïaque, des textes automatiques, des récits de rêves, des reproductions de tableaux et de collages surréalistes. Mais, comme le remarque Dušan Matić, la psychanalyse n’était qu’un « accessoire théorique pour expliquer certaines choses qui dépassent une analyse purement psychologique » et le subconscient « n’était pas le subconscient purement freudien, mais un subconscient universel »[28].

L’introduction au numéro 2 (1932) de ladite revue annonce que, tout en publiant les résultats des expérimentations avec l’inconscient, ses rédacteurs tiennent compte du fait que ces expérimentations sont liées à « une influence directe de la réalité avec laquelle le désir entre en conflit »[29] et, dans leur article « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », paru dans le même numéro, Ðorđe Jovanović et Vane Bor constatent qu’ « il faut interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique »[30].

De l’« autocritique du surréalisme » à sa défense : divergences

La tentative de relier les méthodes qui relèvent des différents domaines, du domaine psychologique et artistique d’une part, dont les explorations s’appuient sur la psychanalyse et prennent l’aspect de la « paranoïa critique » et, d’autre part, du domaine social, dont les examens s’appuient sur le matérialisme historique, met les surréalistes, comme l’ont remarqué certains critiques de Ristić[31], dans la situation contradictoire de défendre l’irrationalisme au nom des prémisses générales du matérialisme historique et la rationalité du mouvement révolutionnaire au nom de l’affirmation du désir ou de l’art qui ont leur source dans l’inconscient.

De cette contradiction fondamentale découlent les divergences au sein du groupe surréaliste de Belgrade. Ces divergences concernent surtout le rôle des surréalistes dans les actions de la gauche, comme le montrent les polémiques dans les numéros 2 et 3 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]. Les uns (Matić, Davičo, Kostić et Jovanović) nient le surréalisme en tant qu’action concrète dans la réalité de leur temps et les autres (Aleksandar Vučo et Marko Ristić) considèrent qu’il est possible d’élargir le domaine du surréalisme en y intégrant une partie de la gauche. Mais ils entrent en conflit surtout avec les marxistes orthodoxes et les partisans de la littérature sociale, qui s’attaquent à leur tentative de lier la psychanalyse et le marxisme.

Leurs réponses aux critiques des marxistes orthodoxes paraissent dans la rubrique « [Autocritique du surréalisme] », dans le numéro 2 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]. En constatant, dans leur texte « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », qu’il faut faire la révision des positions surréalistes et interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique, Ðorđe Jovanović et Vane Bor ne contestent pas le surréalisme en lui-même, mais ils rejettent ses interprétations de la part de certains surréalistes eux-mêmes, ce qui signifie au fond rejeter certains de ses principes fondamentaux. Ils considèrent que la définition du surréalisme comme automatisme psychique dans le premier manifeste de Breton est insuffisante, voire erronée car elle prête à ce concept une signification philosophique qu’il n’a pas ; que la croyance de Breton dans la possibilité de résoudre dans l’avenir l’antinomie entre le rêve et l’action dans une sorte de réalité totale ou surréalité contient des éléments de nature métaphysique et idéaliste et que l’« antiroman » Sans mesure de Marko Ristić contient des éléments étrangers ou inadéquats[32].

Par contre, Aleksandar Vučo et Marko Ristić s’efforcent de conserver l’originalité de l’entreprise surréaliste et de la concilier avec la situation politique et sociale en Yougoslavie à cette époque. Dans son texte « [Une autocritique implicite] », Vučo constate qu’il n’y a pas d’abîme insurmontable entre les activités surréalistes et l’option sociale : celle-ci fait partie du programme surréaliste, où le désir se présente comme une « superstructure » de la liberté économique et sociale de l’homme. Le matérialisme historique, préoccupé surtout de changer les conditions extérieures de la vie de l’homme, a négligé sa libération intérieure. C’est cette libération intérieure qui exige le changement des conditions extérieures qui empêchent de désir refoulé de se frayer un chemin vers la conscience. Pour y aboutir, il faut travailler en collaboration avec la gauche.

Marko Ristić exprime son option dans son article « [Affaire Aragon] », paru dans le numéro 3 de ladite revue, où il se range du côté de Breton, en déclarant que sa brochure La misère de la poésie est « un exemple unique d’honnêteté de pensée, de fierté et de rigueur morale »[33] et en soulignant les contradictions entre la nouvelle position idéologique d’Aragon et sa position précédente. Par cet article Ristić répond aux critiques des gauchistes qui acceptent les surréalistes en tant qu’acteurs révolutionnaires qui agissent dans le domaine de la littérature en accord avec les positions de la gauche officielle, mais qui n’acceptent pas le surréalisme.

Dans ce numéro 3, l’autocritique du surréalisme cède la place à sa défense. Il ne s’agit plus d’interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique, mais de le défendre contre les critiques des idéologues marxistes. Si Vane Bor intitule son texte « Contribution autocritique à l’étude de la morale et de la poésie (Le Surréalisme aujourd’hui II) », où il reproche au surréalisme d’avoir compris le rapport entre sa poétique et un engagement révolutionnaire d’une manière statique, sans tenir compte des lois de l’évolution de la société et de l’économie politique, c’est moins une autocritique qu’une défense et un achèvement de sa théorie du désir esquissée en 1930 dans l’« [Introduction à la métaphysique de l’esprit] ». Dans leur article « [Incompréhension de la dialectique] », qui ouvre ce numéro, Dedinac, Popović et Ristić soulignent l’originalité de l’entreprise surréaliste et s’efforcent de montrer « à l’oeuvre » la précarité des attaques des gauchistes, fondées, considèrent-ils, sur de fausses prémisses et sur l’incompréhension des lois de la dialectique.

Disparition du mouvement surréaliste belgradois

C’est ainsi que le surréalisme se réalisait et s’étouffait à la fois, remarque Ðorđe Kostić dans son livre [Au foyer du surréalisme. Conflits][34]. Les uns allaient jusqu’à rejeter résolument le surréalisme en tant qu’action concrète dans la réalité culturelle et sociale de leur temps (Ðorđe Jovanović). Les autres voulaient moderniser la gauche dans sa lutte avec la droite en y intégrant les activités surréalistes (Marko Ristić). Au fond, les deux fractions se rangent du même côté et les différences concernent surtout leur rôle dans les actions de la gauche et la stratégie à utiliser pour changer le système politique et social[35]. La seule possibilité de conserver le surréalisme était l’idée que Matić, Davičo et Kostić ont exprimée dans leur brochure [Position du surréalisme dans le processus social] (1932) et qui était en accord avec celle d’Aragon dans « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire » : le surréalisme devrait continuer à exister non comme un mouvement organisé, ce qui l’opposerait au mouvement révolutionnaire et aux partisans du matérialisme dialectique, mais comme un état d’esprit. Les surréalistes de Belgrade n’ont pourtant pas profité de cette possibilité s’étant tournés vers d’autres problèmes, si bien que, vers la fin de 1932, le mouvement surréaliste serbe s’éteint, non parce qu’il est dépassé, mais parce qu’il s’oppose à la gauche officielle. À la différence du groupe surréaliste de Paris, où les divergences disparaissent après l’abandon du groupe par ceux qui s’opposent à Breton, ce qui empêche le surréalisme français de sombrer dans l’idéologie marxiste, la vraie révolution étant pour lui, pour employer le mot de Maurice Nadeau, « la victoire du désir » [36], les divergences à l’intérieur du groupe belgradois se résolvent d’une manière pragmatique, par l’option pour une action révolutionnaire qui a en vue le changement du système social et politique. Les deux fractions s’unissent dans l’engagement dans une lutte concrète qui leur impose une discipline et une idéologie opposée aux tendances fondamentales du surréalisme.

Cette option, qui correspond, dans une certaine mesure, à l’évolution du surréalisme français de La Révolution surréaliste au Surréalisme au service de la Révolution (1930), est due à plusieurs causes politiques, historiques, culturelles. D’une part, c’est l’influence de la Russie et de la Révolution de 1917 et, d’autre part, la situation politique en Yougoslavie au moment où le surréalisme belgradois se constitue en mouvement[37] et où l’instauration de la dictature monarchique du 6 janvier 1929 et la Constitution octroyée du 3 septembre 1931, aussi bien que les arrestations et condamnations aux travaux forcés de quelques surréalistes belgradois (Oskar Davičo, Ðorđe Kostić, Koča Popović, Ðorđe Jovanović), incitent à la révolte. Comme le dit Dušan Matić dans son texte écrit à propos du décès de Breton, après ces arrestations, « le dialogue surréalisme – marxisme, Esprit – Révolution, le litige entre “il faut changer la vie” et “il faut transformer le monde”, à cette époque, dans certains pays, devinrent le drame de la lutte sociale, et non seulement, comme ailleurs, presque uniquement une discussion théorique. Le surréalisme, une forme particulière du surréalisme, y reçut une note grave et entra ainsi dans notre histoire[38] ».


[1] Cet aspect du surréalisme belgradois a déjà fait l’objet de nos recherches dans le cadre de nos études comparées sur les relations franco-serbes dans le domaine du surréalisme. Les résultats de ces recherches sont publiés dans notre article « Le surréalisme et la psychanalyse » dont nous reprenons certains passages dans cette communication (Voir : Jelena Novaković, « Le surréalisme et la psychanalyse », Filološki pregled / Revue de Philologie, XXXIV, 2007/2, pp. 31-42. Inséré, sous le titre « Le surréalisme et les acquisitions de la psychanalyse », dans : Jelena Novaković, Recherches sur le surréalisme, Sremski Karlovci – Novi Sad, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, 2009, pp. 80-97).

[2] Cf. Gojko Tešić, « Otvorene ideje Koče Popovića », in : Koča Popović, Nadrealizam & postnadrealizam, Beograd, Prosveta, 1985, pp. 200-201.

[3] Marko Ristić, « Revolucionarna misao », Letopis Matice srpske, CIII, 322, 2, novembre 1929. Inséré dans: Marko Ristić, Uoči nadrealizma, Beograd, Nolit, 1985, pp. 167-179.

[4] Vane Bor, « Psihoanaliza ili individualna psihologija (povodom članka (povodom članka g. Augusta Cesarca) », Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 2, p. 48.

[5] Vane Bor, « Talenat i kultura », Danas, No 4, 1er avril 1934, p.55.

[6] Ibid., p. 56.

[7] Koča Popović, Marko Ristić, Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, Sous la direction de Paolo Scopelliti, Branko Aleksić et Jelena Novaković, Éditions Mimésis / Philosophie , No 44, 2016, p. 99.

[8] Voir : Branko Aleksić, « Simulacre de l’infini par Vane Bor », Stevan Živadinović Bor, Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 42.

[9] Oskar Davičo, Pre podne, Novi Sad, Progres, 1960, p. 10.

[10] Cité d’après : Marko Ristić, Uoči nadrealizma, p. 122.

[11] Vane Bor, « O automatizmu u likovnoj umetnosti », in: Stevan Živadinović Bor (Pojetike srpskih umetnika XX veka), Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 85.

[12] Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 51.

[13] Cf. Miodrag B. Protić, « Le pentacle poétique de Vane Bor », Stevan Živadinović Bor, p. 97.

[14] Cité dans : Dejan Sretenović, Urnebesni kliker. Umetnost i politika beogradskog nadrealizma, Beograd, Službeni glasnik, 1930, p. 183.

[15] Ces tableaux sont conservés au Musée d’art contemporain de Belgrade.

[16] Il s’agit du rêve du 5 avril 1931, repris dans Les Vases communicants, « un livre en préparation ».

[17] Dejan Sretenović, « Bor, peintre de la nostalgie », Stevan Živadinović Bor, Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 104.

[18] Marko Ristić, « Humour et poésie », Mélusine , No XXX, p. 156.

[19] Ibid., p. 157. Cette définition de l’humour correspond aux idées que Breton exprimera dans la préface de l’Anthologie de l’humour noir (1940), en se référant lui aussi à Freud et en considérant l’humour comme une défense contre la pression du monde extérieur.

[20] Cité d’après : Marko Ristić, « Humour 1932 », Mélusine, No X, p. 200.

[21] Koča Popović, Marko Ristić, Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 43.

[22] Ibid., pp. 111-112.

[23] Ibid., p. 30.

[24] Dušan Matić, André Breton oblique, Frontispice de Joan Miro, Fata Morgana, 1976, p. 62.

[25] Dans cet esprit, ils établissent une autre triade dialectique qui met en lumière les implications sociales des examens psychanalytiques : conscient – inconscient – ultra-conscient, ce dernier étant défini comme un dépassement dialectique de la contradiction entre le conscient et l’inconscient. L’ultra-conscient « ne s’oppose pas à l’inconscient », mais se nourrit de « son énergie subversive reconnue, pour aider l’homme à se libérer de la censure et à connaître son inconscient, sans priver son irrationnel de sa force créatrice (Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 113).

[26] Ðorđe Jovanović, « Sada i ovde », Nadrealizam danas i ovde, 1931, No 1, p. 13.

[27] « Belgrade, 23 décembre 1930 », Le Surréalisme au service de la Révolution, 1931, No 3, p. 32.

[28] À cette conception du subconscient correspond la définition que Matić donne du concept de surréel dans son livre André Breton oblique, en se référant à L’Amour fou où Breton parle des trouvailles que Giacometti et lui on faites ensemble: “… pour moi, le surréel serait le plus près du plan du sur-individuel » (André Breton oblique, 89).

[29] Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 2, p. 1.

[30] Cité d’après : Djordje Jovanović, Vane Bor, « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », Mélusine, No. XXX, p. 179.

[31] Zoran Gavrilović, « Iracionalistička estetika Marka Ristića », Svedočanstva, 1955, No 5, pp. 606-612.

[32] « Les cas où les erreurs sont totalement indépendantes et peuvent être rejetées sans la moindre interprétation sont relativement rares : “Que l’on utilise des matériaux pour fabriquer des meubles, des dynamos, le papier sur lequel j’écris, cela n’est nullement une preuve que ces matériaux ne sont pas illusoires. La fabrication d’un verre, son emploi quotidien, le bruit qu’il fait quand il se brise, le sang qui coule à l’endroit où je me suis coupé, le mal que cela me fait… et je ne suis toujours pas convaincu que le verre existe ! (Marko Ristić : Sans Mesure). » (Djordje Jovanović, Vane Bor, « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », Mélusine, No XXX, p. 183).

[33] Marko Ristić, « Afera Aragon », Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 3, p. 50.

[34] Cf. Ðorđe Kostić, U središtu nadrealizma. Sukobi, Beograd, Biblioteka Grada Beograda, 1991, p. 191.

[35] Cf. Ibid., pp. 191-192.

[36] Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 155.

[37] On considère comme le début du surréalisme belgradois la parution, dans le journal Politika du 14 avril 1930, du texte signé par 13 surréalistes ou la parution de l’almanach Nemoguće – L’Impossible au mois de mai 1930.

[38] Dušan Matić, « Un chef d’orchestre », La Nouvelle Revue française, 1er avril 1967, No 172, p. 677.

Il est à noter que certaines tendances surréalistes, fondées sur l’idée selon laquelle la poésie est à la fois « pensée » et « acte » et qu’elle ne se termine pas dans un poème, mais « quelque part là-bas, dans la vie » (Dušan Matić, « Poezija je u isto vreme i misao i akt ». Razgovor sa Boškom Ruđinčaninom, Bagdala, XXII, octobre 1980, No. 259, pp. 1-4), seront présentes dans les œuvres des surréalistes belgradois après la disparition de leur mouvement. Turpitude, rapsodie paranoïaque-didactique (1938), long poème de Ristić qui utilise la simulation du délire paranoïaque pour exprimer la conscience révolutionnaire et qui est saisi par la police, aussi bien que sa conception de la poésie comme « méthode de connaissance » et comme un « acte moral » exprimée dans son texte « [Le sens moral et social de la poésie] » (1934) et sa glorification de l’irrationnel comme source d’inspiration créatrice, exprimée dans son essai « De nuit en nuit » (1940), et plus tard, dans les années 1950, l’opposition de certains membres du groupe belgradois au réalisme socialiste, porteront des traces de la croyance surréaliste dans le pouvoir de l’irrationnel.

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

 Par Rizk-Urbanik

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Attribuer un tel qualificatif de manière aussi abrupte à Breton, personnage essentiellement antidogmatique peut paraître de l’ordre du contresens, du scandale, voire de l’hérésie. Qui plus est, ce concept de « freudo-marxisme » est particulièrement délicat à définir dans la mesure où il recouvre des mises en relation diverse des deux théoriciens majeurs du XIXe siècle, Freud pour la psychanalyse et Marx pour la philosophie fondatrice de la révolution prolétarienne.

La modalité interrogative vient tempérer avec prudence ce rapprochement qui n’a rien d’incongru et où il faut entendre, non pas une essentialité, mais un intérêt appuyé pour des doctrines faisant écho à un engagement poétique existentiel.

La dette des surréalistes, de Breton en particulier au psychanalyste Sigmund Freud ne fait aucun doute, comme l’atteste un nombre impressionnant de références à Freud répertoriées par Henri Béhar (elles sont au nombre de 109) dans son index. Moins nombreuses sont les mentions de Marx, de Engels ou de théoriciens socialistes (44), mais elles sont néanmoins réelles.

Un des thèmes fondamentaux du surréalisme est sans conteste le rêve, il en est même le matériau premier, au cœur de la vie psychique. Loin d’être un simple révélateur trahissant une couche inférieure inconsciente, il est pour ces poètes, la glaise primordiale qui relie le réel et la pensée. Dans le Manifeste du surréalisme de 1924, Breton définit ainsi cet aspect de la production poétique dans une inversion du supérieur et de l’inférieur :

 

« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. »

 

Les travaux de Freud qui publie en 1899, L’Interprétation des rêves montrent que le rêve est la voie royale pour accéder à l’inconscient. Il ne pouvait y avoir que rencontre entre Breton et le grand penseur viennois sur ce point. Cependant, très vite une incompatibilité de perspective se fait jour. Pour le psychanalyste, le travail d’interprétation mené de concert avec le rêveur pourra rendre manifeste le contenu latent du rêve et au bout du compte le guérir. Pour le poète, il ne saurait être question d’une guérison, qui supposerait un retour à une normalité psychique, morale, sociale, toute remise en cause par le surréalisme. Comment alors formaliser les points de rencontre de ces deux perspectives, l’une normative, l’autre disruptive ?

La réponse est-elle dans la dimension collective, dans l’espoir de changer la vie, propre aux surréalistes, qui, comme Apollinaire, étaient « las de ce monde ancien » ?

La perspective téléologique d’un Marx qui prédisait la fin de l’histoire avec la disparition de la lutte des classes, la révolte devant les inégalités sociales, et le phénomène de l’exploitation, les insurrections étaient assurément en phase avec la volonté des surréalistes d’en finir avec toute forme d’oppression, qu’elle vienne de la bourgeoisie, de l’Église ou de l’État.

Le nœud de la question est sans doute de combiner ces deux philosophies de libération individuelle (la psychanalyse) et collective (les luttes marxistes) avec ce point de vue poétique nouveau qui ne sépare pas l’œuvre de la vie et qui promeut l’émancipation existentielle comme un fait poétique. Peut-on dire en ce sens que Breton était freudo-marxiste ?

Deux textes font particulièrement référence à ces données : il s’agit des Vases communicants, publiés en 1931 et Arcane 17 écrit pendant la seconde guerre mondiale, en 1944, au cours d’un voyage en Gaspésie. Tous deux de facture complexe en ce qu’ils combinent différents types d’écriture, essai théorique, récit à la première personne, prose onirique, voire ésotérique, ils manifestent bien le souci de libérer la vie matérielle et réelle par l’entremise du rêve. Entre les deux périodes, celle des années trente, préfascistes, qui incitent à l’engagement collectif et la fin de la guerre en exil, y a -t-il un itinéraire qui éloigne Breton du désir d’émancipation vers un point de vue strictement poétique et individuel ? Comment comprendre la formule finale d’Arcane 17 « La liberté, l’amour, la poésie » alpha et oméga de toute existence ?

Les Vases communicants, écrits en 1931, reprennent de manière métaphorique un principe de la physique qui décrit la relation d’équilibre entre deux fluides disposés dans des réceptacles différents, communiquant entre eux. Le propos principal de cet essai est d’interroger la relation du monde réel au monde psychique et de concilier le rêve, la réalité imaginée et le devoir-vivre. « Faire advenir le possible aux dépens du probable » passe-t-il par une aventure collective dans laquelle Freud et Marx peuvent être réconciliés avec la poésie ?

Une douzaine d’années plus tard, le long récit poétique Arcane 17 aborde un point de vue nettement plus intériorisé sur la question amoureuse en un hymne à la femme aimée et à l’amour. Sur le plan collectif, Breton s’interroge moins sur le devenir de la justice humaine qu’il n’est obsédé par la question de la paix et de la lutte anti-nationaliste. Petit à petit les critiques adressées à Freud et aux marxistes sont de plus en plus développées, au point que l’émancipation poétique reste l’unique perspective.

Nous étudierons donc successivement :

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

II Les failles du freudo-marxisme ; la poésie seule transcendance et engagement existentiel

(La poésie est seule apte à résoudre les contradictions entre l’action et le rêve, l’individu et la société, l’idéalisme et le matérialisme)

III La poésie, la liberté, l’amour : le mysticisme du renouveau

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

  • Le freudo-marxisme ou la libération totale de l’homme :

Qu’entend-on exactement par cette formule ? À quel penseur fait on référence qui aurait pu déterminer la pensée de Breton ? Diverses tentatives ont été élaborées déjà dans les années 20 et 30 en Allemagne et en Italie surtout pour concilier les découvertes psychanalytiques et le marxisme.

« À la psychanalyse qui proposait une théorie de l’âme, une méthode et une technique de soin dans le but de soustraire l’homme à son aliénation, […] le marxisme apportait une analyse des processus d’aliénation socio-historique qui se voulait objective. » (Encyclopédia Universalis, article Freudo-marxisme).

Dans les deux cas, l’analyse théorique devait aboutir à une action pratique et à un remède. La solution aux ratés d’une histoire personnelle était la cure analytique, la solution pour remédier à l’aliénation collective était la révolution prolétarienne. Si le parallèle des deux démarches est limpide, dès le départ les psychanalystes freudiens étaient réfractaires à toute idéologie et les marxistes méfiants, voire hostiles à la libération (ou la canalisation) des pulsions qu’ils voyaient comme un détournement des luttes révolutionnaires.

Ce furent surtout quelques psychanalystes qui pensèrent que l’on ne pouvait libérer les symptômes psychiques sans libérer les individus de l’oppression économique. Chaque freudo-marxisme puise en réalité différemment dans l’œuvre de Freud ou de Marx en y conjuguant à volonté une partie théorique.

Est-ce le procédé de Breton dont on peut douter qu’il ait lu Alfred Adler, Siegfried Bernfeld, Carl Fürmuller, Wilhelm Reich, Otto Fenichel, Paul Federn, Heinrich Meng, Ercih Fromme dès 1931 ? Pour ne citer que lui, Matérialisme dialectique et psychanalyse de Wilhelm Reich ne paraît qu’en 1933 en français (en 1929 en allemand).

Ce n’est en effet qu’après les luttes de mai 68 que l’on reconnut pleinement l’historicité du sujet, que l’on envisagea une relativité culturelle de l’inconscient et que symétriquement, une psychologie sociale des masses pouvait être envisagée.

Comment Breton s’est-il situé en tant qu’intellectuel et poète iconoclaste face à ces théories de l’émancipation ?

  • Penser l’émancipation matérielle, libérer l’amour :

La partie deux des Vases communicants s’achève sur une vision du progrès à l’échelle historique « dont la durée enraye passablement celle de ma vie » p. 137 VC. Sont associés la fin de l’exploitation capitaliste et la libération des femmes, et par là même la possibilité d’aimer et d’être aimé sans que la vénalité ne vienne oblitérer la sexualité. Breton cite Engels :

« Une génération d’hommes qui jamais de leur vie n’auront été dans le cas d’acheter à prix d’argent, ou à l’aide de toute autre puissance sociale, l’abandon d’une femme ; et une génération de femmes qui n’auront jamais été dans le cas de se livrer à un homme en vertu d’autres considérations que l’amour réel, ni de se refuser à leur amant par crainte des suites économiques de cet abandon. » (p. 137-138)

« Cette tâche […] doit […], livrer (à cet homme futur) en s’accomplissant la compréhension perspective de toutes les autres, c’est sa participation au balayement du monde capitaliste. »

Pleinement freudo-marxiste, au sens où il dresse un tableau de l’aliénation humaine, avec en sons cœur la frustration amoureuse, Breton en 1931 donne en modèle l’Union soviétique, qui à cette époque laisse encore apparaître en occident les flamboiements d’une redéfinition de la vie — libération sexuelle comprise. Plus progressiste, avancée, et en résonance avec l’actualité contemporaine, se trouve cette critique de la prostitution qui, selon lui, frelate toute relation amoureuse, non par pudibonderie, mais par absolutisme amoureux. Venant de décrire sa quête de la femme lors de ses déambulations dans les rues de Paris, et son refus de recourir aux prostituées, Breton fonde en théorie cette posture, belle manière de conjuguer l’analyse des superstructures et des infrastructures.

Il définit ainsi le rôle de l’intellectuel : « Tant que le pas décisif n’aurait pas été fait dans la voie de cette libération générale, l’intellectuel devrait en tout et pour tout, s’efforcer d’agir sur le prolétariat pour élever son niveau de conscience en tant que classe et développer sa combativité. » (p. 142 VC)

Faire la révolution est donc le devoir éthique et politique du poète, qui de ce point de vue est dans la continuité du prophétisme hugolien et de l’idéalisme romantique. Simplement, la dimension individuelle et érotique y est plus nettement préente.

Dans Arcane 17, Breton décrit de manière beaucoup plus poétique la misère humaine par une évocation de la nuit, aux activités sordides. « un tas de charbon, une trappe ou une voiture qui file ? Les uns vont concerter des projets sans envergure pendant que les autres feront valoir ou dissimuleront des intérêts sordides. […] ce sont ces messieurs de l’enterrement ».

Il évoque les intérêts de classe des contre-révolutionnaires par leur mépris des utopies : « la revendication humaine […] doit se retremper et se refondre parfois dans le désir sans frein du mieux-être collectif, très vite taxé d’utopie par ceux à qui il porte ombrage individuellement. » (A17, 52)

La méditation la plus surréaliste sur les révoltes humaines est assurément la dérive onirique à laquelle nous convie Breton en Gaspésie. Ayant aperçu des bouées rouges surmontées d’un fanion noir sur un littoral, une dérive mnésique figure les fenêtres parisiennes, « les drapeaux de toile rouge de certains ouvrages de voierie », puis les drapeaux rouges ou noirs d’une manifestation parisienne à laquelle il participa en 1913 à l’âge de 17 ans contre l’extension du service militaire à trois ans.

« Dans les plus profondes galeries de mon cœur, je retrouverai toujours le va-et-vient de ces innombrables langues de feu dont quelques-unes s’attachent à lécher une superbe fleur carbonisée. » (p. 17, à 17)

L’onirisme personnel jouxte la revendication libertaire :

« NI DIEU NI MAÎTRE. La poésie et l’art garderont toujours un faible pour tout ce qui transfigure l’homme dans cette sommation désespérée, irréductible que de loin en loin il prend la chance dérisoire de faire à la vie. » (p. 19)

  • Le primat du rêve : fusion de la vie matérielle et de la vie psychique

Dans son Essai Les Vases communicants, Breton n’a de cesse d’articuler les deux types d’aliénation psychique et sociale, et sa question centrale est d’établir la relation du rêve à la vie matérielle. Retraçant les difficultés historiques depuis la nuit des temps à établir une théorie du rêve, il évalue l’apport décisif de Freud sans pour autant reconnaître tous ses concepts. Il salue en lui la reconnaissance du rêve dans la continuité du psychisme.

« J’adopterai […] le jugement selon lequel l’activité psychique s’exercerait dans le sommeil d’une façon continue » (p. 28) Le rêve doit non seulement être reconnu, mais jugé indispensable à la vie, d’une utilité capitale : « A la très courte échelle du jour de vingt-quatre heures, il aide l’homme à accomplir le saut vital. »

Il salue en Freud la formulation du principe de condensation dans une dimension qui ne contient ni espace, ni temps, ni principe de contradiction. (p. 59) Breton donne le récit de rêves personnels qu’il interprète lui-même pour prouver la relation réciproque de la vie réelle et du rêve. Ainsi, ayant rêvé qu’on lui lui proposait dans un magasin une cravate à la mode représentant Nosferatu, il en retrace l’origine : la rencontre, la veille au soir, d’un vieux professeur réactionnaire, celui auquel s’en prend Lénine dans Matérialisme et empiro-criticisme, combinée à la présence de chauve-souris sous les arcades de l’hôtel qui ont « parachevé le personnage du vampire. » (p. 51)

Le rêve n’est cependant pas qu’une échappatoire aux pesanteurs de la vie matérielle, dont les caractéristiques peuvent être lues dans une étude de pathologie clinique, il est la racine essentielle de l’existence qui permet à la vie de se dérouler. C’est pourquoi, bien loin de nuire à l’action, il la permet et pourquoi il est constitutif de l’art surréaliste.

Le rêve et la construction de l’objet poétique reprennent le même principe d’assemblage arbitraire, de rencontre liée au hasard, comme ce cadavre exquis constitué d’une enveloppe vide dessinée fermée par un cachet rouge et vide, ourlé de cils et bordé d’une anse, dans lequel le poète voit un mauvais calembour « cils/anse — silence ».

Il reprend la formule de Lautréamont, « Beau… comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » pour lui donner une interprétation onirique.

« Si l’on veut bien se reporter à la clef des symboles sexuels les plus simples, on ne mettra pas longtemps à convenir […] que le parapluie ne peut ici représenter que l’homme, la machine à coudre que la femme ».

L’acte poétique est un acte sexuel émancipateur par ses rapprochements incongrus.

Le désir de plénitude existentielle est vectorisé par le désir de l’amour et qu’il soit pensé individuellement ou collectivement, c’est bien le triomphe du rêve que théorise le poète et qu’il pratique simultanément. Par conséquent, rêve, réalité matérielle et psychique, art se confondent chez Breton et on aboutit à l’idée que la poésie est la seule transcendance.

En cela, il importe d’émettre quelques réserves quant au freudo-marxisme de Breton.

II Les failles du freudo-marxisme, l’engagement poétique existentiel

Ou comment la poésie est la seule transcendance.

  • Ambivalence vis-à-vis de Freud :
    d
    ans le traité de 1931, Breton dès le départ fustige les excès du matérialisme et de l’idéalisme qu’il renvoie dos à dos. Il revendique une conciliation possible entre deux points de vue qu’il juge dogmatiques, excessifs et sans nuances. Les matérialistes se contentent d’ancrer la vie psychique dans les conditions d’existence ou dans les pulsions biologiques, et les idéalistes parlent d’âme en dédain du corps, et oublient les infrastructures. La synthèse que le poète souhaite opérer n’est pas exactement celle d’un freudo-marxisme reichien, d’abord car elle est engagement poétique existentiel, ensuite car un certain nombre de concepts et de dérives des deux corps de doctrines sont contestés par le poète.

L’ambivalence est parfaite dans la manière que Breton a de considérer Freud. Il est cité parmi les grands hommes que l’humanité compte :

« Ces aventuriers de l’esprit, […] ceux qui ont pris l’homme à bras le corps, l’ont sommé de se connaître en profondeur ou l’ont mis en demeure de justifier de ses prétendus idéaux – ils se nomment Paracelse, Rousseau, Sade, Lautréamont, Freud, ils se nomment Marat, Saint Just… » (p. 43, A 17)

Dès 1922, la méfiance est de règle lorsqu’il rencontre Freud à Vienne. Il relate ainsi son interview dans Les Pas perdus :

« Pour se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouérisme moderne, le cabinet du professeur Freud avec des appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue habite dans une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne. » (OC Pléiade, t. 1, p. 255)

La première réserve ébauchée dans l’essai de 1931 faite au freudisme concerne son absence de sens dialectique — autant dire qu’il n’est pas assez marxisant — Breton reproche un nouveau dualisme non plus celui de l’âme et du corps, mais celui des pulsions et de leurs expressions. Il dénonce les théoriciens qui n’ont fait du rêve qu’une dégradation de l’activité de veille et des mystiques qui ont complètement séparé la vie réelle de la vie psychique, ce que fait selon lui le « moniste Freud ». Le caractère surnaturel du rêve n’est pas assez établi par Freud selon Breton, qui déplore que Freud n’ait rien dit du rêve prophétique.

« Freud se trompe encore très certainement en concluant à la non-existence du rêve prophétique — je veux parler du rêve engageant l’avenir immédiat — tenir exclusivement le rêve pour révélateur du passé étant nié la valeur du mouvement. » (p. 23 VC)

Pour le surréaliste, c’est le rêve qui détermine l’existence dite réelle. Science de l’interprétation, la psychanalyse s’est contentée de mettre en rapport l’activité onirique avec toutes les strates du passé et de la mémoire en oubliant l’autre moitié de la temporalité : le futur. Pour le poète, le rêve — et pas seulement la volonté —, et les désirs déterminent la vie matérielle du sujet. Toute la suite du récit illustre comment les rêves d’un essentiel féminin permettent l’attente, la rencontre et la réceptivité face au hasard objectif. Breton réécrit Nadja dans ce texte, où il démontre par l’expérience la faille fondamentale du freudisme. L’existence est un rêve éveillé dans lequel la poésie/le désir amoureux transcende toutes choses.

C’est pourquoi l’éloge de Freud est presque perfide, consciemment ou pas, qui consiste à saluer la méthode d’interprétation du symbolisme. Or, cette doctrine lui était préalable. Les échanges épistolaires entre Breton et Freud publiés à la fin du recueil indiquent une grande susceptibilité de Freud, accusé de n’avoir pas cité ses sources.

« Freud lui-même […] semble, en matière d’interprétation symbolique du rêve, n’avoir fait que reprendre à son compte les idées de Vorkelt. »

Outre ces questions de divergences sur la compréhension du rêve, c’est surtout la place qui lui est accordée qui diverge d’un penseur à l’autre. Pour Freud, le rêve doit servir à l’interprétation de symptômes destinée à guérir un malade, tandis que pour le surréaliste il est la matière et la racine de l’être, vecteur de la vie. Au lieu de refouler ou de sublimer les pulsions, il s’agit pour le poète de lutter contre les oppressions, sexuelles ou politiques.

C’est pourquoi, féministe avant l’heure, pour Breton, la psychanalyse ne semble être pensée qu’au masculin et semble si peu adaptée à explorer le mystère féminin. (A 17, 74)

« Il aura fallu rejeter tous les modes de raisonnements dont les hommes sont si pauvrement fiers, si misérablement dupes, faire table rase des principes sur lesquels s’est édifiée tout égoïstement la psychologie de l’homme qui n’est aucunement valable pour la femme, afin d’instruire la psychologie de la femme en procès contre la première, à charge ultérieure de les concilier. »

  • Un militantisme antidogmatique :

 Lorsqu’il évoque ses premiers combats, ce n’est pas la lutte des classes qu’il dénonce en premier. Breton milite contre la religion, prône la lutte contre les oppresseurs, ceux de la bien-pensance religieuse, son idéologie et ses maîtres.

Dans Arcane 17,

« C’est l’amour de l’homme et de la femme que le mensonge, l’hypocrisie et la misère psychologique retiennent encore de donner sa mesure, lui qui historiquement pour naître a dû déjouer la vigilance de vieilles religions furibondes et qui commence à balbutier si tard, dans le chant des troubadours. » (p. 59, A 17)

Dans les Vases communicants, il se demande même si les moyens poétiques peuvent être légitimement asservis à quelque cause que ce soit, même la plus légitime, la cause antireligieuse (p 101). La gratuité inhérente à l’art en général et au surréalisme en particulier ne peut l’asservir à quelque cause que ce soit. De ce fait, le meilleur exemple d’art prolétarien sont les constructions du facteur Cheval, dont nous voyons une photographie.

Ce sont les institutions en général, les académies et les cénacles de tous ordres qu’il importe de proscrire et l’appartenance à toute école, esthétique, philosophique ou politique étant en contradiction avec l’engagement poétique. Une belle formule polémique énonce ce refus des institutions dans Arcane 17où il oppose le dogmatisme mâle de la fin du XIXe à l’esprit poétique de Rimbaud : « D’une part, le grand coup d’aile, rien moins que “changer la vie”, de l’autre la bave du rat mangeur de livres. » (P. 67, à propos de Rémy de Gourmont pourfendeur de Rimbaud.)

Pour simplifier, l’antimarxisme éclairé de Breton se fonde sur la critique du dogmatisme, la menace qu’il pressent d’une sclérose institutionnelle.

À la fin d’Arcane 17, il oppose le concept de libération, concept transitoire de la révolte éphémère contre un ordre injuste à la véritable liberté qui est une révolte active, durable, perpétuelle.

C’est pourquoi, il ne saurait se ranger sous la définition que Marx fait de l’intellectuel « après avoir interprété le monde, il s’agit de le transformer ». p. 149 VC

« Ainsi parvenons-nous à concevoir une attitude synthétique dans laquelle se trouvent conciliés le besoin de transformer radicalement le monde et celui de l’interpréter le plus complètement possible. Cette attitude, nous sommes quelques-uns à nous y tenir depuis plusieurs années et nous persistons à croire qu’elle est pleinement légitime. »

L’Amour/La poésie, la formule d’Éluard est sans doute cette synthèse active qui transforme la vie et affirme la transcendance de la poésie, mais une poésie vécue et en quelque sorte immanente/transcendante.

  • Une vision poétique de l’érotisme comme absolu

 Dans les Vases communicants, interrompant une partie théorique touffue, Breton évoque sa solitude, la nécessité de la rencontre, refusant de discréditer l’amour au nom du social :

« L’amour à le considérer du point de vue matérialiste n’est aucunement une maladie inavouable. Comme l’ont fait observer Marx et Engels (La Saint Famille), ce n’est pas parce qu’il décourage la situation critique […] ce n’est pas parce que l’amour pour l’abstraction n’a pas de passeport dialectique qu’il peut être banni comme puéril ou dangereux. » (p.80)

Quelle plus belle réconciliation du matérialisme dialectique et de la réhabilitation de l’érotisme que cette référence à un Marx freudien ? De fait, Breton glisse alors au récit de sa déambulation dans Paris, livré au hasard objectif, à l’attente d’une passante, petite sœur de Nadja.

Après avoir avoué que les prostituées ne le tentaient guère, il cite Engels théoricien de l’amour !

« Toujours du même point de vue matérialiste “c’est sa propre essence que chacun cherche chez autrui.” “Je me retrouvais hagard devant cette balance sans fléau, mais toujours étincelante : aimer, être aimé.” (p. 83)

“Sous mes yeux, les gens, les livres, les arbres flottaient un couteau dans le cœur.”

Le désir amoureux transforme la réalité en rêve. (p. 89). Les pensées sont des écureuils sauvages, et la femme croisée dans la rue évoque “la Dalila de la petite aquarelle de Gustave Moreau que je suis si souvent allé voir au Luxembourg.” “Aux lumières, ses yeux me firent aussitôt penser à la chute, sur de l’eau non troublée d’une goutte d’eau imperceptiblement teintée de ciel, mais de ciel d’orage.” (p. 90)

Une vision eschatologique se substitue à ces simples associations à la fin du récit de 1944. Un Breton hugolien exprime sa vision prophétique de l’avenir en une sorte de bouche d’ombre. (p. 125, A 17)

Devant le Rocher Percé, une vision ésotérique s’empare du poète :

“Et la proclamation, claironnée aux quatre vents, est en effet d’importance puisque des bouches rayonnantes gansées de soie arc-en-ciel ne se propage à tous échos que la nouvelle de toujours : la grande malédiction est levée, c’est dans l’amour humain que réside toute la puissance de régénération du monde.” (A 17, 59)

En une quinzaine d’années, après les épreuves de l’exil et de la guerre, ce que l’on pouvait encore qualifier de freudo-marxisme chez Breton devient un ésotérisme mystique, et la volonté de se libérer de toutes les idéologies.

III La poésie, la liberté, l’amour : un mysticisme du renouveau

  • La femme annonciatrice d’un monde nouveau :

Au cours de ses errances urbaines, Breton observe une femme qui passe devant l’hôpital Lariboisière, près de la gare de l’Est. Dans un lapsus significatif, Breton lit Maternité au lieu du nom de l’hôpital.

“Cette confusion, très semblable à celles qui peuvent se produire en rêve, témoigne, selon moi de la reconnaissance de la merveilleuse mère qui était en celui, sinon de ne pas mourir, du moins de me survivre.” (VC, 92)

De la femme naît un monde nouveau, elle est, comme chez Aragon dans le Roman inachevé, l’avenir de l’homme.

Dans Arcane 17, cette idée qui jusqu’alors était limitée à l’autobiographie onirique prend une extension cosmique. Imaginant l’avenir après la fin de la guerre, où il souhaite des propositions radicales hors des cadres, devant la carence du langage de l’esprit, faire parler haut le langage du cœur et des sens :

“Que domine l’idée du salut terrestre par la femme, de la vocation transcendante de la femme, vocation qui s’est trouvée systématiquement obscurcie, contrariée ou dévoyée jusqu’à nous, mais qui n’en doit pas moins s’affirmer triomphalement un jour.” (p. 53 A 17)

Étant passé par un mysticisme swedenborgien, proche d’un Nerval qui convoqua l’essence du féminin à travers, Isis, la Vierge Marie, les filles du feu, l’actrice étoile, Breton à son tour reprend la longue suite des femmes idéalisées par la courtoisie. De Méduse à Mélusine, la femme-enfant, le mysticisme ésotérique fait du principe féminin l’alpha et l’oméga.

Nous sommes loin d’un freudo-marxisme, libérateur des oppressions politiques et sexuelles ! Non seulement, l’écriture a complètement changé, la perspective a perdu de son abstraction philosophique. En ayant fait le choix du mysticisme amoureux, il devient simultanément poétique. Parce que la poésie s’est fait chair dans le monde, l’érotisme s’est spiritualisé en devenant total.

La femme ne donne pas simplement la vie, elle est phénix et promesse de résurrection. La rencontre d’Elisa Binhoff à New York est évoquée au tout début du récit poétique, “ce cahier de grande école buissonnière”. Elle venait de perdre sa fille Ximena, tragiquement noyée au large du Massachussets. Cette épreuve, cette descente aux enfers est suivie du renouveau que permit la rencontre :

“Quand je t’ai vue, il y en avait encore tout le brouillard, d’une espèce indicible dans tes yeux.”

C’est par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de l’existence et de l’essence […] alors que ces deux notions demeurent hors de lui toujours inquiètes et hostiles. »

Résoudre les contradictions, concilier le matérialisme et l’idéalisme, l’amour et le bien-être collectif était déjà le vœu exprimé dans l’essai de 1931. Les épreuves de l’exil et de la guerre, des séparations ont approfondi et renforcé le désir d’unité, qui ne pouvait que rejeter comme factices ou incomplètes les idéologies. La poésie dans sa toute grande liberté accompagne le poème d’amour à Élisa.

  • La poésie :

Le caractère absolu et intemporel de la poésie, essentielle à l’existence humaine n’exclut pas le rejet de la « vieillerie ».

« La pensée poétique est l’ennemie de la patine et elle est perpétuellement en garde contre tout ce qui peut brûler de l’appréhender : c’est en cela qu’elle se distingue par essence, de la pensée ordinaire. Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, il faut avant tout qu’elle se charge en milieu isolé. » (A 17, 10)

Breton reprend une métaphore de la physique chère aux surréalistes en écho à celle des Vases communicants : l’électricité ne peut cheminer qu’isolée sous peine de déperdition. Mais cette électricité désigne un mystère, celui de l’énergie vitale, du désir amoureux, de la pensée poétique, tous analogiques. Un paradoxe est énoncé selon lequel l’universalité de la pensée poétique jouxte la nécessité de se placer hors du commun, dans l’isolement et un espace éthéré.

Cette contradiction fait de la poésie un anarchisme, elle qui est symbolisée par le drapeau noir un peu plus loin (à la page 19) « Au-dessus de l’art, de la poésie qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir. »

Mieux encore, elle est associée à la Science avec qui elle partage l’exception d’être universelle. « Il ne pourra être question de nouvel humanisme que du jour où l’histoire, récrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version, consentira à prendre pour sujet l’homme. L’art et la science […] connaissent à peu près cet état de grâce. […]» (A 17, 49-50)

C’est pourquoi, peut-être, les philosophies que sont le marxisme et la psychanalyse (à laquelle Breton refuserait le statut de science) sont discréditées au profit d’une symbolisation plus hermétique, celle de l’ésotérisme.

Le titre du recueil Arcane 17 fait référence à la dix-septième lame du jeu de tarot et représente une femme versant de l’eau d’une amphore de chacune de ses mains. Elle est surmontée par huit étoiles dont une est plus lumineuse et centrale, d’un oiseau et d’un paysage bucolique. C’est aussi la 17e lettre de l’alphabet hébreu qui évoque en tant que signe la langue dans la bouche. Au centre de toutes ces correspondances, Breton place la femme dans son récit, comme elle se trouve au centre de la carte de tarot.

Faut-il y voir une véritable conversion au mysticisme ou bien le simple approfondissement d’une idée déjà présente en 1924 dans La lettre aux voyantes ou dans Nadja ?

Toujours est-il que ce sont les lisières de la connaissance qui fascinent le poète, éperdu du grand mystère du monde. La découverte d’Eliphas Levi à New York par l’intermédiaire de l’ouvrage d’Auguste Viatte, Victor Hugo et les illuminés de son temps publié en 1942 à Montréal a-t-telle été déterminante ? L’antidogmatisme, la volonté de préserver la liberté de la rêverie l’ont sans doute été tout autant.

  • La liberté suprême de l’analogie

Le principe d’analogie, essentiel à l’illuminisme semble une réponse plus appropriée à l’écrivain que les dogmes freudo-marxisants (qu’ils soient séparés ou conjoints) pour représenter et vivre l’existence dans le monde.

Partant d’une expérience biographique, une excursion en Gaspésie peu après la rencontre avec Élisa, le récit se transforme en une réflexion sur l’humanité, l’histoire et la nature. Poème d’incantation amoureuse, il est hymne à la liberté.

De l’une des fenêtres de la maison face au Rocher Percé, Breton en fait le cadre de l’écran sur lequel il projette sa propre exégèse du 17e arcane du tarot, l’étoile.

Scruter la vérité à travers un pertuis, telle est la grande entreprise du texte, aux antipodes des démarches des psychanalystes ou des théoriciens sociaux cherchant à rendre une lumière crue et méthodique sur le réel.

« L’ésotérisme, toutes réserves faites sur son principe même, offre au moins l’immense intérêt de maintenir à l’état dynamique le système de comparaison, de champ illimité, dont dispose l’homme, qui lui livre les rapports susceptibles de relier les objets en apparence les plus éloignés et lui découvre partiellement le mécanisme du symbolisme universel. »

Belle formule pour un désir de connaissance anti-totalitaire. L’interprétation positive est dénoncée pour son caractère accaparant et intolérant. L’esprit de Résistance au-delà du mouvement historique de lutte antinazie est porté aux nues comme un principe de vie quotidienne. L’homme doit se faire guetteur, à l’affût d’un signe aussi imperceptible qu’inattendu.

« C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible. » (p. 115 A 17)

Sans préjudice des mesures d’assainissement moral qui s’imposent en cette sombre veille de deux fois l’an mil, et qui sont essentiellement d’ordre social, pour l’homme pris isolément il ne saurait y avoir d’espoir plus valable et plus étendu que dans le coup d’ailes. »

CONCLUSION

Pour conclure brièvement, Ia question posée : « Breton était-il freudo-marxiste ? » était bien légitime. Il a cheminé aux côtés d’une démarche d’émancipation totale du genre humain, tout en restant, dès le départ indépendant, en plaçant l’engagement poétique au-dessus de tout.

Il est certain qu’on peut être sensible à l’évolution de sa pensée consécutive aux épreuves historiques et dire sommairement qu’il a été de moins en moins favorable au marxisme, tout en accordant à la vie psychique sa primauté. Il n’en demeure pas moins que fidèle à lui-même, il a conservé l’essentiel. Le « Devoir-être » suppose accomplir la vie, cette aventure au sens médiéval, par l’amour — l’avenir sera féminin.

 

Il a conservé pourrions-nous dire, non quelque doctrine aliénante, mais l’esprit de ce qui sera appelé après lui « freudo-marxisme ». L’esprit de recherche conceptuelle des débuts multiples de la psychanalyse tout autant que l’esprit libertaire des premiers théoriciens du social. La métaphore, plus que le concept est pour le poète le moyen de dire cet esprit bouillonnant.

Retenons ainsi la figure d’un Lucifer, ange de révolte, porteur de lumière, voleur de feu rimbaldien qui tout naturellement clôt Arcane 17 pour l’illuminer.

« L’ange Liberté, née d’une plume blanche échappée à Lucifer durant sa chute, pénètre dans les Ténèbres, l’étoile qu’elle porte à son front grandit devient “météore d’abord, puis comète et fournaise ‘. […] c’est la révolte même, c’est la révolte seule qui est créatrice de lumière. Et cette lumière ne peut se connaître que trois voies : la poésie, la liberté, et l’amour qui doivent inspirer le même zèle et converger, à en faire la coupe même de la jeunesse éternelle, sur le point moins découvert et le plus illuminable du cœur humain. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Otto Gross : la psychanalyse, la révolution et le dadaïsme allemand

Otto Gross : la psychanalyse, la révolution et le dadaïsme allemand

Catherine Dufour

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La vie d’Otto Gross, entachée d’un parfum de scandale, lui a valu une grande fortune littéraire[1], dont témoigne encore en 2018 le roman de Marie-Laure de Cazotte, Mon nom est Otto Gross[2], quelques années après le film de Cronenberg, A Dangerous Method (2011).

Plus sérieusement, c’est en tant que « figure centrale de la modernité » que Jacques Le Rider a analysé son parcours, dans un chapitre de Modernité viennoise et crises de l’identité[3], et préfacé ses textes sous le titre Psychanalyse et Révolution (2011)[4].

Après un survol de la jeunesse de Gross et de sa dissidence psychanalytique, j’envisagerai son influence sur Raoul Hausmann, entre 1915 et 1918, et son évolution à l’heure de la révolution allemande. Ce faisant je montrerai que ses textes préfigurent les idées du freudo-marxisme et des mouvements de jeunesse des années 60-70.

Jeunesse, formation, dissidence psychanalytique

Bohême et immoralisme sexuel

Né dans une famille autrichienne très bourgeoise en 1877, Gross obtient son Doctorat de médecine à 22 ans, et s’embarque vers l’Amérique du Sud, où il commence à s’adonner aux drogues. À son retour il s’oriente vers la neurologie, la psychiatrie et la psychanalyse.

Installé à Munich à partir de 1906, il exerce dans une clinique psychiatrique jusqu’en 1913. Il fréquente la bohême intellectuelle – écrivains expressionnistes, anarchistes et philosophes imprégnés de nietzschéisme – et séjourne fréquemment dans la communauté alternative du Monte Verità[5], près d’Ascona. Sur fond de psychanalyse subversive et d’utopie féministe inspirée par les mythologies du matriarcat, il pratique une polygamie provocatrice et est mêlé à divers scandales. Il est connu des services de polices et souvent recherché, comme en 1911 dans le canton de Zurich, jusqu’à l’intervention de son père.

Hans Gross et Otto Gross, Père et Fils

Ce père, parlons-en, était un très célèbre juriste criminologue de la Monarchie des Habsbourg, personnalité rigide, pourfendeur d’immoralité, auteur en 1905 d’un ouvrage intitulé Dégénérescence et déportation (1905), qui préconisait la déportation des « dégénérés » (homosexuels, vagabonds, anarchistes, Gitans) dans de lointaines colonies. Après avoir longtemps protégé un fils dont il attendait beaucoup, mais qui avait passé les bornes de la déviance, il le fait arrêter en novembre 1913 à Berlin, interner en Autriche, et placer sous tutelle. Mais dès décembre 1913, à l’initiative de l’écrivain Franz Jung, s’engage une vaste campagne de défense du fils contre le père[6], impliquant des intellectuels éminents de l’époque, dont Apollinaire et Cendrars – qui prit peut-être le fantasque Otto Gross comme modèle de Moravagine (1926). Gross est transféré dans un asile de Silésie en janvier 1914, et libéré en juillet pour un traitement en sanatorium. Ensuite, tour à tour, il exercera ou sera hospitalisé dans des hôpitaux européens, et séjournera à Vienne, Munich, Prague, Budapest, jusqu’à sa mort à Berlin en 1920.

L’affaire Gross eut un immense retentissement et devint un symbole de l’émancipation de la jeunesse contre l’autorité paternelle. Elle mit sous les yeux des expressionnistes la réalisation concrète d’un de leurs thèmes littéraires de prédilection – le conflit père-fils[7] – qui était aussi une question fondatrice de la psychanalyse (complexe d’Œdipe, Totem et Tabou, 1913, etc.). Jacques Le Rider et Elisabeth Roudinesco ont relevé des analogies culturelles entre la paranoïa du Président Schreber[8], le célèbre cas de Freud, et la rébellion de Gross, résultant toutes deux d’une éducation paternelle répressive, par crainte des pulsions sexuelles. Au chapitre des fils dominés, on peut signaler que Gross fut en contact à Prague avec Franz Kafka, qui s’est inspiré de son histoire pour écrire le premier chapitre du Procès, l’arrestation de Joseph K[9].

Dès 1908, Gross avait soulevé plus largement le problème de la répression de la jeunesse par la famille bourgeoise, dans l’article « Violence parentale »[10], qui analysait la névrose d’une de ses jeunes patientes comme conséquence directe de l’oppression familiale, annonçant ainsi une pièce maîtresse de l’idéologie reichienne, développée dans La Révolution sexuelle (1930).

Dissidence psychanalytique

Mais en quoi consistait exactement la psychanalyse de Gross ? Ses premiers écrits (1902-1907) concilient les théories de Freud avec des approches plus organicistes. S’appuyant sur l’idée nietzschéenne de volonté de puissance, Gross croit très tôt en une adaptabilité biologique des affects aux situations de déséquilibre, et en arrive peu à peu à penser que la cause principale des névroses ce ne sont pas les complexes sexuels, en tant que tels, mais les difficultés d’adaptation aux contraintes sociales[11]. C’est ce point qui l’oppose à Freud, et
qui anticipe les débats du freudo-marxisme sur la possibilité de la psychanalyse de rendre compte de l’antagonisme individu/société.

Gross occupe une grande place dans les relations entre Freud et Jung, qui le considèrent comme un des esprits les plus brillants de son époque. Mais, dès 1907 Jung exprime dans une lettre à Freud son inquiétude devant « l’immoralisme sexuel » de Gross, jugé par l’intéressé comme un signe de bonne santé psychique, alors que lui-même considère « le refoulement sexuel » comme un « indispensable facteur culturel »[12]. C’est au même motif que Max Weber condamne Gross[13], dont le personnage est mis en scène dans de nombreux romans, de Leonhard Frank, de Franz Werfel, de Max Brod, etc., oscillant entre la fascination pour le libérateur des mœurs et la sévérité pour le psychanalyste pervers – remis en cause violemment dans Le grand Défi de Max Brod (1918).

Admis à la clinique du Burghölzli en 1908 pour une deuxième cure de désintoxication, Gross entreprend une psychanalyse avec Carl Gustav Jung – ce qui est en partie le sujet du film de Cronenberg. Mais le traitement tourne court, car le patient s’enfuit, et Jung diagnostique une « démence précoce ». Démesurément investi dans cette psychanalyse, Jung écrira à Freud avoir été en quelque sorte psychanalysé par cet homme fascinant, dont les idées de libération sexuelle avaient fortement infléchi sa relation avec sa patiente et maîtresse Sabina Spielrein[14].

Berlin 1913-1914 : affirmation de la pensée

Prémisses du freudo-marxisme

Mais cet immoralisme sexuel peut-être envisagé sous un autre angle. Au moment de la mort de Gross, retrouvé sur un trottoir de Berlin en 1920, transi de faim et de maladie, les travaux de la gauche freudienne commencent, et héritent sans doute inconsciemment de la psychanalyse subversive de Gross, alors que lui-même est vite oublié, par absence de « psychanalystes pour s’en réclamer » comme l’écrit Russell Jacoby[15]. Une conférence d’Otto Fenichel de 1920, « Des problèmes sexuels dans les mouvements de jeunesse »[16], reflète bien l’époque dans laquelle Gross a évolué. Jacoby a brossé le tableau de cette jeunesse allemande qui, confrontée entre 1915 et 1920 à la guerre et à la révolution, en révolte contre les pères autoritaires, commençait à réclamer une sexualité libre, dans la continuité de Wedekind et de son Éveil du printemps (1891), consacré à la sexualité juvénile réprimée. Les années 1920 c’est aussi le rapprochement opéré par Reich entre marxisme et psychanalyse (qui donnera Matérialisme dialectique et psychanalyse, 1929) et ses divergences avec Freud, pour avoir remis en question l’origine exclusivement intrapsychique des névroses, suite à ses observations dans le prolétariat de Vienne[17]

Publications et affirmation de la pensée

Un texte de Gross, paru en 1913, année charnière dans sa vie et sa pensée (installation à Berlin, arrestation), « Comment surmonter la crise de la civilisation ? », publié dans la revue expressionniste Die Aktion, préfigure d’entrée de jeu, et de façon éclatante, le programme de la gauche freudienne :

La psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution, c’est-à-dire qu’elle est appelée à le devenir, en tant que ferment de la révolte au sein du psychisme et libération de l’individualité entravée par son propre inconscient. Elle est appelée à rendre intérieurement apte à la liberté, à servir de préliminaire à la révolution[18].    

Gross, dans cet article, comme dans la plupart de ses textes, se réclame en même temps de Nietzsche et de Freud. Il restera toujours fidèle aux grandes notions freudiennes : conflit psychique inconscient, refoulement, catharsis, abréaction, etc. Mais il se situe en même temps aux antipodes, par l’idée clé de son édifice conceptuel, sans cesse remaniée jusqu’à sa mort : le conflit entre « le propre » et « l’étranger » (« das Eigene » und « das Fremde ») ; le « propre » ce sont toutes les bonnes aspirations innées de l’enfant (l’accent est très rousseauiste !), et « l’étranger » ce sont les forces extérieures répressives[19]. Alors que Freud théorise l’existence de conflits intrapsychiques formés dans l’enfance, dont l’irrésolution mine inconsciemment la vie adulte, c’est tout le contraire chez Gross : les conflits intérieurs ne sont pas la cause de la névrose, mais le RÉSULTAT de l’oppression extérieure, de la famille, de l’éducation, de la morale sexuelle ; et s’il faut les mettre à jour, c’est pour les légitimer et en extraire la puissance révolutionnaire. Le facteur sexuel n’est pas déterminant dans l’origine de ces conflits : la sexualité n’est que le terrain privilégié sur lequel ils s’exercent, selon des configurations multiples, que Gross ne cessera d’approfondir.

Dans ce combat contre les forces répressives, les faibles sont ceux qui s’adaptent ou se soumettent, tandis que les personnalités fortes sont les rebelles, les marginaux, les « déséquilibrés ». Le concept de « volonté de puissance » est ici parfaitement approprié. Et on comprend pourquoi en 1909 dans le dernier chapitre de son ouvrage, Des Infériorités psychopathologiques, qui prenait le contrepied de celui de son père sur la dégénérescence, Gross a pu écrire : « Les dégénérés sont le sel de la terre ! »[20].

La révolution doit donc se faire contre toutes les formes d’autorité, qui briment la sexualité, fondent le patriarcat et asservissent l’individu. Et si aucune des révolutions antérieures n’a réussi, c’est parce que « le révolutionnaire d’hier portait en lui-même l’autorité »[21], car il n’en avait pas pris conscience (par la psychanalyse). Le révolutionnaire d’aujourd’hui doit lutter « contre le viol », « contre le père et contre le droit patriarcal ». Mais aussi contre le mariage, institution de la paysannerie, qui asservit les femmes. Le dernier paragraphe proclame : « La prochaine révolution sera celle du droit matriarcal. »

On comprend bien que de telles théories entraînent une pratique différente de la cure : Jung n’avait-il pas écrit à Freud en 1907 que Gross se débarrassait du transfert en invitant ses patients à vivre leur immoralisme sexuel, et qu’il considérait d’ailleurs le transfert comme un symptôme de monogamie[22] ?

L’article paru dans Die Aktion pose les bases d’une révolution culturelle. Il met l’accent sur l’autoritarisme, et sur son intériorisation par l’individu, question qui devait interpeller la gauche freudienne, notamment Reich dans Psychologie de masse du fascisme (1933). On sait que l’École de Francfort a consacré de nombreuses études à l’autorité de la famille (Fromm, Horkheimer) et à la personnalité autoritaire (Adorno), dont l’influence sera dominante dans des mouvements de jeunesse comme Mai 68.

Dans « Les effets de la collectivité sur l’individu »[23], un article de cette même année 1913, qui désigne explicitement Freud comme le continuateur de Nietzsche sur la question de « l’effet pathogène des affects refoulés », Gross, ancêtre des études de genre, ajoute que le conflit intérieur est déterminé par des représentations sociales, qui aliènent surtout les femmes. Leur hystérie ou leur masochisme sont causés par les représentations dominantes de la culture, en désaccord avec leurs désirs profonds. L’homme quant à lui se débat avec des conflits intérieurs provoqués par des pulsions agressives socialement induites. L’article intitulé « À propos d’une nouvelle éthique »[24] franchit une étape en énonçant la bisexualité fondamentale de l’individu. L’homosexualité peut se vivre avec bonheur quand elle n’est pas pervertie par des ramifications névrotiques du conflit intérieur.   

« La Symbolique de la destruction »[25], paru en 1914, à l’heure où commence la grande œuvre de Destruction européenne, ajoute au corpus freudien les théories d’Alfred Adler, de Wilhelm Stekel et I. Marcinowski sur le rôle des valeurs religieuses et sociales dans le développement de l’individu, et surtout de Sabina Spielrein, qui a émis l’idée novatrice d’une pulsion primaire destructive (La Destruction comme source du devenir, 1912). Gross déduit de ses observations de patients que la relation sexuelle est vécue comme viol par la femme, auquel elle oppose un refus « éthique ». Le conflit du « propre » et de « l’étranger » se greffe fréquemment sur une représentation inconsciente de la sexualité comme destruction, viol, et de la naissance comme blessure. L’individu est souvent aux prises avec un sadomasochisme interne qui conduit à des relations destructrices avec les autres. Corollairement, ces pulsions s’associent à une représentation sociale du masculin comme supériorité (Adler). La domination de la femme a été le plus grand traumatisme de l’histoire de l’humanité, confirmé par les découvertes de l’anthropologie (Caspar Schmidt). Le matriarcat de l’âge d’or permettait aux femmes d’assurer la maternité sans la contrepartie destructrice que le patriarcat avait imposée : la reconnaissance des enfants par des hommes qui, en échange, avaient droit de viol et de propriété sur elles. Dans le matriarcat communiste, la collectivité veillerait à la protection économique de la femme, désormais sexuellement libre, et lui faciliterait le soin sacré des enfants.

Gross avait été influencé, dès Munich, par un ouvrage qui eut un immense retentissement, Le Droit maternel (1861) de Johann Jakob Bachofen – commenté par Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) – qui prétendait qu’un « matriarcat édénique » avait été renversé dans des temps très anciens par un patriarcat violent

Gross, Hausmann et Dada : 1915-1918

Gross et Hausmann : Influences communes

Il convient de s’arrêter maintenant sur les années 1915-1918, celles de la jonction à Berlin de Gross avec Hausmann et le dadaïsme berlinois, par l’intermédiaire de Franz Jung. Hausmann et Gross, qui ne se sont sans doute jamais rencontrés, évoluaient sur un même terreau intellectuel. À commencer par cet anarchisme qui s’était développé avant la guerre dans les milieux de la bohême, et dont la caractéristique était en Allemagne, du temps d’Hausmann, son orientation individualiste[26]. La rencontre de Gross avec Éric Mühsam en 1905 avait scellé un lien historique entre psychanalyse et anarchisme[27].

Gross et Hausmann ont tous deux privilégié la question de l’individu, du moi, cette obsession de la crise moderne longuement développée par Jacques Le Rider dans son étude sur la modernité viennoise[28]. Parmi leurs philosophes de référence, il y avait Nietzsche et Stirner. Le conflit entre « le propre et l’étranger » (« das Eigene und das Fremde »), théorisé par Gross, évoque irrésistiblement L’Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum, 1844) de l’anarchiste Max Stirner, adepte d’un individualisme radical. Hausmann participera d’ailleurs en 1919 à la revue Der Einzige (L’Unique), d’inspiration stirnérienne. Hubert van den Berg fait remarquer que l’anarchisme individualiste stirnérien a pu être considéré à juste titre comme un modèle majeur pour Dada[29], ce que semble confirmer en 1919 la dernière phrase, en lettres capitales, du « Pamphlet contre le point de vue de Weimar »[30]… paru précisément dans Der Einzige :

DADA EST POUR LA VIE PROPRE DE CHACUN !!!.

Nietzsche était aussi une source essentielle commune, qui a orienté Hausmann vers l’introspection[31], hantise de sa jeunesse en quête de dionysisme, d’irrationalité, de primitivisme, d’émotions, contre la rationalité sociale. Chez Gross, Nietzsche, on l’a vu, prenait la forme d’une croyance en une force vitale souveraine.    

Les origines psychanalytiques de Dada à Berlin

C’est la psychanalyse qui, à Berlin, fait le lien entre Gross et Hausmann. Dans Courrier Dada[32] en 1958, Hausmann reprochait à Georges Hugnet (L’Aventure Dada, 1957) d’avoir envisagé le dadaïsme berlinois comme vecteur de la propagande communiste exclusivement, sans en avoir compris la dimension psychanalytique. Ce point est essentiel : souvent on différencie le dadaïsme berlinois des autres dadaïsmes, de Zurich, Cologne, Hanovre ou Paris, par sa connotation politique liée au contexte particulier des années 1918-1920 en Allemagne. Or, ce qui fait sa grande différence, c’est qu’il y a eu aussi une préoccupation psychanalytique à Berlin, qui à Zurich existait très peu, à quelques exceptions près, comme la mise en scène parodique de la brouille entre Freud et Jung par Sophie Taueber dans Le Roi-Cerf. L’intérêt pour la psychanalyse a été faible dans l’ensemble du mouvement dada, ce qu’a montré Anne-Élisabeth Halpern dans « Jung, Gross et Jung : trois inconscients pour un Dada »[33]. Tzara lui-même n’avait-il pas déclaré dans son Manifeste Dada 1918 que la psychanalyse était une « maladie dangereuse », qui « [endormait) les penchants anti-réels de l’homme et [systématisait) la bourgeoisie »[34] ?.

Hausmann explique dans Courrier Dada que la réception de la psychanalyse de Gross avait été facilitée par un intérêt ancien de la culture allemande pour l’inconscient, chez des écrivains et des théoriciens de la psychologie systématiquement passés en revue. Rien d’étonnant, conclut-il, qu’un cercle se soit formé autour de Franz Jung, de Gross, et d’une psychanalyse qui devançait Freud et Carl Gustav Jung[35]. Mais qui devançait aussi, ajoutait-il, le Dada parisien (le surréalisme), influencé par les romantiques allemands et l’inconscient freudien, ce qui était vrai chez Breton ou dans Grains et issues de Tzara. Il était reconnaissant à Otto Gross d’avoir « dévoilé le conflit du moi et du toi, de l’en-soi propre et de l’autrui ; de l’étrange», tandis que lui-même condamnait « l’attitude “’masculine-protestante”’ » au nom de « la protestation amazonienne de la femme contre le héros ou complexe de Clytemnestre »[36] ; autrement dit, il condamnait le masculin au profit du matriarcat.

Rôle joué par Die Freie Strasse (La Route libre)

Les idées de Gross ont été diffusées dans une petite revue, Die Freie Strasse (1915-1918), expressionniste à l’origine, mais devenue dadaïste, conçue par Franz Jung, activiste révolutionnaire qui en appelait dans les premiers numéros à la « destruction de la société par tout moyen approprié »[37]. Cette revue eut 10 numéros de 1915 à 1918, qui prétendaient, en s’appuyant sur la « nouvelle psychologie destructive », « inaugurer une nouvelle technique de vie et de bonheur »[38] :

Les textes de notre revue étaient écrits dans le but de libérer nos propres énergies inconscientes, de puiser à leur source, et d’encourager des inconnus dans le public[39].

L’étroite imbrication de la gauche radicale, de la psychanalyse de Gross et de la naissance de Dada – George Grosz, John Heartfield et Richard Huelsenbeck se joignent à la revue en 1917 – y est flagrante : les théories de Gross (représentées notamment par la publication du texte « Vom Konflit des Eigenem und Fremden »[40] dans le n° 4 de 1916) ou de Franz Jung (« De la nécessité de la contradiction » dans le n° 6 de 1917) sont développées à longueur d’articles. Les gravures de Georg Schrimpf, des personnages féminins tout en douceur, incarneraient, d’après Patrick Lhot, le bonheur du matriarcat, une aspiration essentielle de la revue[41]. Quant au n° 7/8, Club Dada, dirigé par Huelsenbeck, il est entièrement consacré à Dada, et, à partir de ce moment, la revue devient un organe programmatique, remarquable par sa mise en page et sa typographie. Mais dans le n° 9 de 1918 (« Contre le propriété ») figure encore un article de Hausmann imprégné de l’esprit initial de la Freie Strasse : son titre, « Menschen leben erleben » (« Les hommes vivent voient »), contient la notion clé (« erleben » : expérimenter) d’une revue en quête d’authenticité existentielle et de conformité avec les désirs profonds de l’individu. Hausmann aurait même fait de cette notion, si l’on en croit Hubert van den Berg, « la quintessence de Dada »[42].

La psychanalyse de Gross avait donc été mise sciemment au service du travail de sape de Dada. Huelsenbeck, rentré de Zurich où il avait cofondé le cabaret Voltaire, avait eu l’idée géniale de coller le mot Dada sur une activité « protodada » (le terme est d’Hausmann[43]) spécifiquement berlinoise[44]. Die Frei Strasse avait propagé un état d’esprit qui rendait « [ apte ] à comprendre instantanément l’importance du Mouvement Dada de Zurich »[45].

Les performances subversives menées par Hausmann et Johannes Baader engageaient les idées de Gross « sur un plan plus étendu, en inquiétant le militarisme allemand », par une expérience de soi, au cœur du réel politique :

 Nous nous efforcions de mettre nos convictions en pratique, dédaignant toute théorie vaniteuse, payant toujours nos découvertes par l’enjeu de notre personne intégrale. Nous nous laissions aller à des débordements mentaux dans une ambiance d’aventure recherchée.

Cette déclaration n’a-t-elle pas un goût de situationnisme avant la lettre ? Des affinités particulières devaient se nouer plus tard entre Guy Debord et Raoul Hausmann[46]

Transposition de la psychanalyse de Gross dans le domaine esthétique et performatif

Si l’on en croit P. Lhot, la théorie du conflit psychique selon Gross se serait transposée dans le domaine esthétique, en croisant une autre notion, « l’indifférence créatrice » du philosophe Salomo Friedländer[47], « point d’indifférence absolue »[48] et d’énergie extrême qui, annulant les polarités contraires, était un levier pour la création. On pense bien sûr à Tzara et à son Manifeste Dada 1918 (« entrelacement des contraires et de toutes les contradictions ») ou à sa « Conférence sur dada » en 1922, qui définit Dada comme « indifférence » quasi taoïste (allusion au Tchouang Tseu)[49]. Le concept d’« indifférence créatrice », très nietzschéen, est merveilleusement bien résumé par Hausmann dans plusieurs textes de l’après Dada, à une époque où il cite de façon récurrente Gross et Friedländer :

 [DADA] désigne la Concrétisation de l’Essence Oppositoire des Phénomènes. […]  

Personne n’était jamais Dada autre que par un renversement volontaire de tout son Être, qui n’en était pas UN, mais par d’innombrables facettes du RIEN-NÉANT.

[DADA sortait] de toutes les attitudes possibles de l’imagerie de l’Indifférence créatrice. […]

Dada est l’antagoniste du Moi-Propre[50].

Les polarités opposées, tangibles dans le domaine phonétique et plastique, étaient mises en œuvre dans les fameuses soirées dada par une projection de l’inconscient vers l’extérieur[51], pour lui donner forme et s’en libérer, ce qui est attesté par plusieurs articles de la Frei Strasse. Chez Hausmann ce conflit de soi à soi, dédoublé par le conflit avec le public, dans une extrême tension parfois, était vital et contribuait à « l’invention d’espaces et de situations construits »[52]. Comment ne pas penser encore aux situationnistes?

Quand Carl Einstein vient concurrencer l’apport de Gross et de F. Jung

On pourrait conclure ce chapitre berlinois par une nuance que suggère un chapitre récent de Maria Stavrinaki[53], quant à l’influence de Gross sur Hausmann : celle-ci prétend qu’à partir de 1917, Hausmann, influencé par la sensibilité anthropologique de Carl Einstein, se serait éloigné de celle, psychologique, de Gross et Jung, et de la problématique du « propre » et de « l’étranger », par trop expressionniste, car fondée sur un rapport d’extériorité du sujet avec le monde. Avec l’émergence de Dada c’était un autre rapport du sujet et de la réalité qui s’imposait, incarné par les montages dadaïstes, qui tentaient, en une sorte d’anthropophagie totémique, de s’incorporer le monde ennemi, la machine, pour en exorciser les maléfices. Le monde extérieur n’était plus l’étranger dont il fallait se débarrasser pour que le moi survive. Dans Cinéma Synthétique de la peinture (1918), Hausmann a cette belle formule : « l’homme est simultané : monstre de son propre et de son étranger »[54]. Parallèlement se seraient estompées l’indifférence créatrice de Salomo Friedländer et l’idée d’un centre créateur, Hausmann assumant désormais l’hétérogénéité absolue des choses. À discuter…

Hausmann et Gross : les années 1919-1920, évolution politique et synthèse des grandes idées

En 1919-20, Gross et Hausmann se radicalisent politiquement au contact de l’ambiance révolutionnaire. Tous deux publient en particulier dans la revue Die Erde (La Terre). Hausmann délaisse peu à peu l’anarchisme individualiste de Stirner, y compris dans Der Einzige, en faveur de l’anarchisme communiste et d’un dépassement, sur le nouveau modèle de Gross, du petit moi vers le collectivisme[55].

Gross : les publications de 1919-1920

Du côté de Gross, les intentions sont claires, comme on peut le constater dans l’annonce placée en exergue d’un de ses articles, « La formation intellectuelle du révolutionnaire »[56] (1919) :

L’auteur de cet article envisagerait d’organiser à l’École communautaire supérieure de la culture prolétarienne des cours de « psychologie de la révolution », avec une introduction à la psychologie de l’inconscient (psychologie psychanalytique).

L’articulation psychanalyse/politique est donc toujours au cœur du propos, comme le prouvent plusieurs développements sur la pédagogie révolutionnaire, inconcevable sans l’écoute du conflit intérieur, et cela malgré l’intérêt pour les nouvelles approches liées aux conceptions russes de la technique et du travail, comme on peut le constater dans « Travaux préliminaires : de l’enseignement » (1920)[57]. L’article « Révolte et morale dans l’inconscient » (1920)[58] rappelle que l’accès à l’inconscient et la reconnaissance de l’instinct d’« entraide mutuelle » mis en évidence par Kropotkine, sont les préliminaires indispensables à la révolution, et approfondit la critique du monde paysan comme organisation économique justifiant le patriarcat et l’oppression de la femme, alors que la vie urbaine met fin à l’idéologie de la terre, et laisse place à un immoralisme bienfaisant. Nietzsche, Freud, Adler, Stekel, Paul Federn et sa Société sans pères (« Travaux préliminaires : de l’enseignement ») côtoient Lounatcharski (« La formation intellectuelle du révolutionnaire ») ou Fourier (« De la reconstitution de l’homme véridique »[59], un des derniers textes de Gross). Trois essais sur le conflit intérieur[60] publié également en 1920, l’année de la mort de Gross, est une synthèse très achevée de sa pensée, qui développe les configurations sexuelles multiples résultant des interactions du conflit intérieur entre le moi et l’autre avec les pulsions homosexuelles et hétérosexuelles, sadiques et masochistes, et les représentations sociales, sous forme de paires d’opposés entrecroisées. Un chapitre étudie « l’hospitalisme » en temps de guerre, et lui permet de réaffirmer la solitude infantile et le besoin vital de la mère.

Le matriarcat selon Gross et Hausmann

Un autre article de cette période, « La Conception fondamentalement communiste de la symbolique du paradis » en 1919[61], justifie que l’on s’y arrête, car il précise de façon significative les idées de Gross sur le matriarcat : la Genèse biblique y est identifiée au paradis perdu du matriarcat, et le péché originel à l’instauration du patriarcat et à l’apparition de la honte sexuelle. Une note précise que c’est le judaïsme qui a scellé le patriarcat, contaminé l’hellénisme, le christianisme et l’islam, et triomphé du culte féministe et orgiaque d’Astarté, cette figure connue du groupe de la Frei Strasse[62], aux avatars multiples : Salammbô, Salomé, ou encore Artémis d’Éphèse dans un texte de Freud (Grande est la Diane des Éphésiens, 1912) qui, selon Jacques Le Rider[63], témoigne de la crise d’une modernité prise en étau entre le matriarcat et le patriarcat. On pourrait dire aussi : entre le féminisme de Gross et l’antiféminisme pathologique d’Otto Weininger – antithèse absolue de Gross – dont les thèses avaient été développées dans Sexe et Caractère (1903).

Jacques Le Rider souligne à juste titre le fait que Gross, contrairement par exemple à Richard Beer-Hofmann[64], a gommé toute idée phallique et mortifère de la Loi de la Mère, au bénéfice d’une Astarté de style préraphaélite. Je renvoie à ses magistrales analyses sur Le Château de Kafka, œuvre qui entrecroise métaphoriquement le féminisme matriarcal d’Otto Gross et l’antiféminisme d’Otto Weininger[65].

Sous la plume d’Hausmann, Astarté, on l’a vu, ce sont les « amazones » et « Clytemnestre ». Ses articles de 1919 dans Die Erde plaident tous la cause du matriarcat – étape indispensable de la Révolution – et de la libération sexuelle. À titre d’exemples : « La notion de possession dans la famille et le droit à son propre corps », en 1919, fait apparaître le politique et les questions de genre comme consubstantielles, tandis que « Pour la suppression du type féminin bourgeois », la même année, prend parti pour Otto Gross contre Otto Weininger, dont Hausmann récuse la dichotomie mère/prostituée[66]

Comme l’a montré Cécile Bargues, ces théories, influencées par Gross, hanteront Hausmann bien longtemps après Dada. Ibiza sera à ses yeux « la terre d’Astarté »[67], dont il découvrira un des sanctuaires. Dans les années 50, il taxe la théorie œdipienne de « complexe policier » et s’en prend aux institutions officielles de la psychanalyse comme émanations de la puissance patriarcale[68]

Conclusion

L’importance première de Gross est d’avoir opéré le lien entre la psychanalyse, les expressionnistes, les anarchistes, les dadaïstes, c’est-à-dire trois courants essentiels du début du 20ème siècle.

Sa psychanalyse dissidente a nourri le dadaïsme berlinois, en compagnie de Franz Jung et Raoul Hausmann, préparés comme lui à cette approche par leur fréquentation des pensées de la révolte issues des courants individualistes, de l’anarchisme, de Nietzsche, des hypothèses d’anthropologues sensibles à un féminisme en gestation.

L’articulation psychopolitique qui découlait de cette psychanalyse dissidente a préfiguré la gauche freudienne, en contradiction avec un Freud devenu pessimiste sur la question du changement social, une fois oubliés les élans démocratiques du discours de Budapest en 1918[69]. Pour Gross au contraire, la psychanalyse était au service de la révolution. Mais sa révolution, plus culturelle que strictement politique n’était pas celle d’un parti. Quand Gross parle de communisme, il s’agit d’une utopie. La question de l’articulation entre le désir et la lutte des classes ne se pose pas directement chez lui, contrairement à Reich par exemple. Sa révolution vise d’abord une sexualité libre et un autre mode de relation à l’autre, qui permettent d’en finir avec la solitude et le sadomasochisme, et libèrent la femme dans une société qui ne monnaierait plus le service maternel contre le viol patriarcal.

Reich, dans L’irruption de la morale sexuelle (1932) écrit que « le matriarcat se signale par une grande liberté sexuelle et la démocratie du travail »[70]. Toutes les idées freudiennes concernant la horde primitive y sont combattues[71]. Erich Fromm pour sa part célèbre le matriarcat « comme fondement du principe de liberté et d’égalité universelle, de la paix et de l’amour entre les hommes »[72]. Le chapitre « Passages des religions patriarcales aux religions matriarcales » de son Art d’aimer (1956) se réfère aux idées de Bachofen[73].

Mais plus personne aujourd’hui ne crédite historiquement les idées du Droit maternel, dont seul Michel Onfray, dans ses Freudiens hérétiques (2013), essai consacré en partie à Gross[74], omet de souligner la dimension fantasmatique[75].

Ce mythe du matriarcat, dont ont profité aussi bien le dadaïsme berlinois que le nazisme, et dont s’inspirent encore aujourd’hui certains mouvements féministes en Allemagne[76], a été définitivement remis en question, entre autres par l’anthropologue Christophe Darmangeat en 2012, dans Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes[77]. Ce qui n’empêche pas Emmanuel Todd, dans L’Origine des systèmes familiaux (2011), de qualifier la croyance au matriarcat d’« une des plus belles erreurs des sciences humaines »… qui a bien servi la cause féministe ![78].

Gross enfin est entré en contradiction avec l’idée de sublimation énoncée par Freud dès 1908 dans « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse de notre temps »[79], bien avant Le Malaise dans la culture (1929). La question du rapport entre « principe de plaisir » et « principe de réalité », et celle de la sublimation par la culture, ont été au cœur de la gauche freudienne, jusqu’en Mai 68 ou à L’anti-Œdipe (1972), pour qui la production sociale, dans certaines conditions, coïncidait avec la production désirante. Fénichel, comme Freud, s’est éloigné d’un rousseauisme qui sous-estimait la nature complexe du désir ; la psychanalyse « culturaliste » de Fromm pensait un psychisme capable de pactiser avec une autorité rationnelle ; mais la plus subtile synthèse est sans doute celle de Marcuse (Éros et civilisation, 1955) qui, tout en reconnaissant la nécessité civilisatrice malgré sa dimension répressive, a imaginé un principe de plaisir (Éros) capable de subvertir le principe de réalité, c’est-à-dire l’ordre mortifère (Thanatos).

On peut reprocher à Gross, comme le fait Jacques Le Rider[80], qui souligne sa vocation à l’autodestruction, que son désir de révolution n’ait pu dépasser les expériences transgressives de Munich, Ascona ou Berlin, insuffisantes pour assurer une légitimité révolutionnaire, et qu’il se soit contenté d’un rêve de paradis primitif, sans suggestion concrète pour surmonter le clivage entre réalité et utopie.

Oui les idées de Gross sont des rêves, parfois chaotiques, plus que des propositions rationnelles.

Au moins ont-elles permis, à Berlin, de nourrir ce bébé assoiffé d’Être… qui s’appelait Dada !


[1] Jacques Le Rider dresse la liste des œuvres littéraires du XXe siècle qui, de façon plus ou moins cryptée, ont pris pour thème la vie et les idées de ce personnage hors du commun, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution (cf. note 4), p.74-80.

[2] Marie-Laure de Cazotte, Mon nom est Otto Gross, Albin Michel, 2018, 352 p.

[3] Jacques Le Rider, « Loi de la mère/Loi du père. Autour d’Otto Gross », Modernité viennoise et crises de l’identité, PUF, 1re édition, 1990, p. 152-176, 2ème édition revue et augmentée, PUF, 1994, réédition en poche Quadrige, 2000.   

[4] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, Éditions du Sandre, 2011, préface de Jacques Le Rider, traduit de l’allemand par Jeanne Étoré, 226 p. Cet ouvrage est une réédition augmentée, par le même auteur, de : Otto Gross, Révolution sur le divan, Éditions Solin, 1988, 150 p.

[5] La colline de Monte Verità a été le berceau de diverses communautés utopiques réunissant intellectuels et artistes notoires du début du 20e siècle, communistes et anarchistes en rupture de ban ou fugitifs, jeunes bourgeois révoltés, immoralistes sexuels, théosophes, naturistes, végétariens, adeptes des cultes orientaux ou des chorégraphies révolutionnaires comme celle du Hongrois Rudolf Lábán, dadaïstes, dont Hugo Ball fondateur du Cabaret Voltaire à Zurich, etc.

[6] Le détail de ces événements a été relaté par Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 56-62, et rapporté avec éclat dans les mémoires de F. Jung, Le Chemin vers le bas. Considérations d’un révolutionnaire allemand sur une grande époque (1900-1950), Agone, 2007 ; cet ouvrage est la réédition du Scarabée-torpille : considérations sur une grande époque, Ludd, 1993.

 

[7] Voir à ce sujet les commentaires de Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre, Somogy – Éditions d’art, 1998, p. 35-36.

[8] Cf. Jacques Le Rider, « ’Histoires de familles : les Gross et les Schreber »’, in Modernité viennoise et crises de l’identité, op. cit., p. 165-167 ; et Elisabeth Roudinesco, « Disciples et dissidents », Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, p.184-185.

[9] Pour des détails sur les relations entre Gross et Kafka, cf. Jacques Le Rider, Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 78-80.

[10] Otto Gross, « Violence parentale », Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 89-93 ; première publication dans la revue Die Zukunft, Berlin, vol. 65, 1908.

[11] Tous ces aspects sont développés dans la préface de Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 18-20.

[12] Lettre de Jung à Freud, du 25 septembre 1907, citée par Jacques Le Rider, Ibid., p. 23.

[13] Voir les extraits commentés par Jacques Le Rider d’une lettre de Max Weber à Else Jaffé du 13 septembre 1907, accablante pour Otto Gross, in Psychanalyse et Révolution, op. cit. p. 83-86.

[14] Lettres de Jung à Freud du 19 juin 1908 et du 4 juin 1909, citées par Jacques Le Rider, Ibid., p. 39 et 41-42.

[15] Russel Jacoby, « L’éveil du printemps : les analystes en rebelles », p. 58, in Otto Fenichel : destins de la gauche freudienne, trad. P.-E. Dauzat, Paris, PUF, 1986, p. 49-75 ; sur Otto Gross, p. 52 et sq.

[16] Fenichel prononce cette conférence pour obtenir son admission à la Société psychanalytique de Vienne en 1920.

[17] Voir Jean-Michel Palmier, « ’L’étiologie des névroses et la misère »’, in Wilhelm Reich. Essai sur la naissance du Freudo-marxisme, Poche 10/18, 1969, p.56-64.

[18] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 95-104 ; Die Aktion, vol 3, 2 avril 1913.

[19] Cf. Patrick Lhot, « Otto Gross (1877-1920) et la théorie du “’Conflit du Propre et de l’Étranger”’ », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, Presses Universitaires de Provence, 2013, p. 79-94.

[20] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 175-181 ; l’ouvrage avait paru à Vienne et Leipzig, Éditions Braumüller, 1909.

[21] Cette citation et les suivantes sont issues de « Comment surmonter la crise culturelle ? », art. cit.

[22] Lettre de Jung à Freud, du 25 septembre 1907, cf. note 12.

[23] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 99-104 ; Die Aktion, vol. 3, 22 novembre 1913.

[24] Ibid., 107-109 ; Die Aktion, vol.3, 6 décembre 1913.

[25] Ibid., p. 115-128 ; revue Zentralblatt für Psychoanalyse und Psychotherapie, vol. 4, Wiesbaden, 1914.

[26] Pour une étude détaillée de l’évolution idéologique de Raoul Hausmann, cf. Hubert van den Berg et Lidia Głuchowska, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? Quelques réflexions sur les opinions politiques d’Hausmann pendant la République de Weimar », in Raoul Hausmann et les avant-gardes – Timothy Benson, Hanne Bergius, Ina Blom (ÉDS.), Les presses du réel, 2014, p. 69-112.

[27] Cf. Guillaume Paoli, « Landauer, Gross, Mühsam : histoires de famille », À contretemps, n° 48, mai 2014.

[28] Jacques Le Rider, « Individualisme, solitude, identité en crise », Modernité viennoise et crises de l’identité, op. cit., p. 39-56.

[29] Hubert van den Berg et Lidia Głuchowska, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? Quelques réflexions sur les opinions politiques d’Hausmann pendant la République de Weimar », art. cit., p. 77.

[30] Publié dans Raoul Hausmann, Courrier Dada (1958), Éditions Allia, 2004, Nouvelle édition augmentée, établie et annotée par Marc Dachy, 2004, p. 33-35 ; Der Einzige, Berlin, n° 14, 20 avril 2019.

[31] Pour un tour d’horizon des influences essentielles de Raoul Hausmann jeune, cf. Eva Züchner, « Aux sources de la révolte », in cat. Raoul Hausmann 1886-1991, sous la direction de Bernard Ceysson, Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne, 1994.

[32] Raoul Hausmann, Courrier Dada, Éditions Allia, 2004, préfacé par Marc Dachy.

[33] Cf. Hypnos, Esthétique, littérature et inconscients en Europe (1900-1968), Éditions L’improviste, 2009, p. 213-225 ; voir aussi l’article d’Henri Béhar, « Dada est un microbe vierge, la psychanalyse une maladie dangereuse », p. 191-212.

[34] Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, Œuvres complètes 1, Édition établie par H. Béhar, Paris, Flammarion, 1975, p. 364.

[35] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 55-56.

[36] Ibid., p. 31.

[37] Voir l’intéressant témoignage de Franz Jung sur la Frei Strasse dans une lettre de 1960 publiée par Georges Hugnet, Dictionnaire du Dadaïsme, Éditions Jean-Claude Simoën, 1976, p. 157-160.

[38] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 31.

[39] Ibid., p. 27.

[40] Texte publié en ligne : https://anarchistischebibliothek.org/…/otto-gross-vom-konflikt-des – …

[41] Patrick Lhot, au fil d’une étude détaillée de la revue Die Frei Strasse, de ses numéros et de ses articles, décrit ces gravures sur bois dans le chapitre « Raoul Hausmann et Franz Jung : le cercle de la Freie Strasse », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 105.

[42] Voir les analyses de Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 81.

[43] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 26.

[44] Cf. Patrick Lhot, « L’anti-expressionnisme de Dada-Berlin. Le rôle de Richard Huelsenbeck », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 114-138.

[45] Raoul Hausmann, « Club Dada Berlin 1918-1921 », 1966, Courrier Dada, op. cit., p. 164.

[46] Voir la correspondance Guy Debord/Raoul Hausmann, in Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 – décembre 1964, Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001.

[47] Salomo Friedländer, Schöpferische Indifferenz, Munich, Éditions Müller, 1918 (1re édition). Sur l’influence de ce philosophe, voir Patrick Lhot, L’Indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 77-78, et Patrick Lhot, « De l’expression à la performance », in Raoul Hausmann Dadasophe – De Berlin à Limoges, sous la direction d’Annabelle Ténèze, Musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart, Dilecta, 2017, p. 37-41 ; voir aussi, sur Hausmann et Friedländer, Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste » ?, art. cit., p. 79-80.

[48] Cf. Laurent Margentin, « Dada ou la boussole folle de l’anarchisme », Lignes, 2005/1 (n° 16), p. 148-159 : https://www.cairn.info/revue-lignes-2005-1-page-148.htm, p. 10.

[49] Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, in Œuvres complètes 1, op. cit., p. 367, et Conférence sur Dada, ibid., p. 420 et 422.

[50] « Voilà Dada sorti de l’ombre », Courrier Dada, op. cit., p. 161-162 ; revue Phantomas, n° 68-72, Bruxelles, juillet 1967.

[51] Cf. Patrick Lhot, L’Indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 112 notamment.

[52] Patrick Lhot, Ibid., p. 113.

[53] Maria Stavrinaki, « Dada inhumain : le sujet et son milieu », Le sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes, Genève, Mamco, 2018, p. 185-230.

[54] Raoul Hausmann, « Cinéma synthétique de la peinture » (1918), cité par Maria Stavrinaki, in « Dada inhumain : le sujet et son milieu », art. cit., p. 203.

[55] Voir les développements de Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 90-91.

[56] Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 167-174 ; revue Räte-Zeitung, vol. 1, n° 52 1919.

[57] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 159-165 ; revue Das Forum, vol 4, 1920, n° 4.

[58] Ibid., p. 153-158 ; Die Erde, vol. 1, 1919, n° 22/23.

[59] Article évoqué par Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 61-62.

[60] Ibid., p. 183-226 ; Bonn, Éditions Marcus & Weber, 1920.

[61] Ibid, op. cit., p. 129-143 ; revue Sowjet, vol. 1, juillet 1919, n° 2, Vienne. 

[62] Cf. Cécile Bargues, Raoul Hausmann après Dada, Mardaga, 2015, p. 146.

[63] « Loi de la mère/Loi du père, autour d’Otto Gross », chapitre cit., p. 152-153.

[64] Jacques Le Rider, « ’Le paradis et l’enfer du matriarcat : Gross et Beer-Hofmann »’, Ibid., p. 167-172.

[65] Jacques Le Rider, « ’Kafka, entre Gross et Weininger »’, Ibid., p. 174-176.

[66] Concernant les articles de Hausmann sur la révolution et le matriarcat en 1919, cf. Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 88-89 ; et Cécile Bargues, Hausmann après Dada, op. cit., p. 148.

[67] Cécile Bargues, Ibid., p. 146.

[68] Ibid., p. 149, et note 53 p. 231.

[69] Au congrès de Budapest en 1918, Freud prononce un discours qui semblait vouloir rapprocher les préoccupations individuelles des préoccupations sociales, mais il s’éloignera de cette position : cf. S. Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique » (1918), Œuvres complètes, vol. XV, 1916-1920, Paris, PUF, 1996, p. 107.

[70] W. Reich, « L’économie sexuelle dans la société matriarcale », p. 35-71, L’irruption de la morale sexuelle, Éditions Payot & Rivages, 2007 ; synthèse p. 117.

[71] W. Reich, « L’hypothèse du meurtre du premier père formulée par Freud », Ibid., op. cit., p. 173-183.

[72] Cf. Beate Wagner Hasel, « Le matriarcat et la crise de la modernité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 6, n° 1-2, 1991. p. 52 ; www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1991_num_6_1_961

[73] Erich Fromm, L’Art d’aimer, Éditions Desclée de Brouwer, 2007, p. 84-85.

[74] Michel Onfray, « Otto Gross et les plaisirs partagés », Les Freudiens hérétiques. Contre-histoire de la philosophie 8, Paris, Grasset, 2012.

[75] Voir le compte rendu de Jean Guillaume Lanuque, https://dissidences.hypotheses.org/3105, Dissidences : le blog.

[76] Sur les multiples sphères d’influence de Bachofen, voir Cécile Bargues, Raoul Hausmann après Dada, op. cit., p. 147-148.

[77] Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Collectif d’édition Smolny, 2009.

[78] E. Todd est cité par Guillaume Paoli, in « Landauer, Gross, Mühsam : histoires de famille », art. cit.

[79] Freud, « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1997.

[80] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 73-74.

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires,

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires, vol. 47.3, automne 2016, sous la direction de Laure Michel et Anne Tomiche, Université Laval, 2018. 

Compte-rendu par Catherine Dufour

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Le volume 47.3 de la revue d’Études littéraires consacre un dossier à Fureur et Mystère (1948) de René Char, qui rassemble des textes écrits de 1938 à 1947, réunis après la guerre en cinq recueils : Seuls demeurent (1945), Feuillets d’Hypnos (1946), Les Loyaux adversaires, Le Poème pulvérisé et La Fontaine narrative (1947).

Engagé dans les maquis et refusant toute publication pendant la durée de la guerre, René Char semblait entériner l’incompatibilité entre l’action sur le terrain et l’action par la poésie, « dérisoirement insuffisante ». La lecture approfondie de Fureur et Mystère incite cependant à nuancer de telles affirmations. Les questions abordées au fil des articles permettent de cerner les caractéristiques d’une poésie résistante qui refuse de se dire « poésie de la Résistance ». Il y est question notamment des relations entre l’action et le verbe, du recours au silence poétique et à l’obscurité, du choix des formes (prose, feuillets, aphorismes), du rôle joué par la figure de Sade.

Ce dossier est complété par une analyse de La Case du commandeur d’Édouard Glissant et un entretien avec Le Clézio, suivi d’un article sur son écriture « sismographique », qui prolongent, à leur façon, la question de l’engagement en littérature.       

Bertrand Marchal, « L’action et le verbe dans Feuillets d’Hypnos »

La confrontation entre les « loyaux adversaires » (allusion au titre du troisième recueil de Fureur et Mystère) que sont « l’homme d’action » et « l’homme du verbe » sert de long préambule à B. Marchal, étayé par une étude serrée de l’Argument inaugural de Seuls demeurent et des métaphores, bibliques ou agropastorales, qui caractérisent ces deux protagonistes. Il en ressort que les opposer serait un contresens et que leur contradiction n’est pas de nature « hégélienne », mais « héraclitéenne ».

La suite de l’article s’organise autour des trois principes qui structurent cette dualité action/verbe : la suspension de la parole, l’éthique de l’action et l’invention d’une « poéthique ».

L’action clandestine suppose une « traversée du désert de la parole », qui renvoie à l’exode biblique. Le poète est un enfant (in-fans : celui qui ne parle pas encore). Le tarissement de la Sorgue est une image privilégiée de cette suspension. Mais Hypnos veille dans la nuit comme la Madeleine à la veilleuse de Georges de la Tour.

Une « éthique de l’action », qui se réfère au stoïcisme, remplit la place laissée vide par la suspension du verbe. Le « retour sur soi » poétique prépare à l’action, qui doit se réduire à l’essentiel, par « élagage de soi » et apprentissage de la liberté contre tous les déterminismes, darwiniens, marxistes ou freudiens.

La « poéthique » a pour mission de concilier l’action avec l’ascèse « du plus haut silence ». Le poète est tour à tour élagueur de branches mortes, aiguilleur, sourcier, boulanger de la « nouvelle eucharistie », berger nomade chef de maquis, antithèse des fermiers sédentaires (les généraux d’Alger).

La poésie de la Saison en enfer des années 1943-1944 est « en avant » (Rimbaud). Incarnée, elle ne doit pas céder au mysticisme. Elle est renaissance après une douloureuse « régression prénatale » : Char ne se prénommait-il pas René ? La poésie est vérité vivante et non soleil dénaturé comme la croix gammée. C’est une « infante » (féminin d’enfant ») en deçà de la parole. Mais elle n’est pas triomphale : elle dit « à voix basse » le langage de la sensation contre l’abstraction, de l’évidence subjective, de l’imagination. Elle irrigue l’action et ouvre l’horizon d’une espérance païenne, tandis que la « fécondité paradoxale de la nuit » prend à rebours les ténèbres hitlériennes. L’ange, ou la Femme du Prisonnier de Georges de La Tour, sont des allégories privilégiées de ce mystère métapoétique : la poésie est au « service énigmatique » de l’homme, non par son hermétisme, mais par l’hommage qu’elle rend au mystère même de sa condition.

Olivier Belin, « La “’voix d’encre”’ de René Char. Poésie et silence dans Fureur et Mystère »

L’article d’Olivier Belin complète celui de Bertrand Marchal par l’étude de la multiplicité des configurations du silence dans Fureur et Mystère. Il montre comment René Char fait « chanter le silence », repense le « mutisme éditorial » du poète et analyse les caractéristiques d’une « poésie asymptotique du silence ».

Le silence est un acte poétique à part entière. La parole doit être laissée un moment en suspens avant d’être relayée par l’action. La poésie de Char est aux antipodes de celle d’Aragon, épopée, « bel canto » ou « carmen ». Si le silence et la « parole entravée » sont constitutifs d’une certaine poésie moderne, chez Char ils témoignent d’une violence consentie pour échapper à la rhétorique et à la gratuité des images. Le silence est résistance contre la propagande nazie, mais aussi contre le bavardage littéraire.

Le « mutisme éditorial » de Char n’a pas été aussi radical que le veut la légende : le poète en 1940 propose à Gallimard une mouture de son premier recueil, qui est refusée, et ce n’est que peu à peu qu’il renonce à toute publication. L’intensification des combats de l’été 1943 n’autorise de toute façon que des notes hâtives, des bribes de parole arrachées par Hypnos, frère jumeau vigilant de Thanatos, à la parole bâillonnée. Les métaphores de l’incendie et du bélier illustrent la « fureur » de la plume.

Le silence a plusieurs visages. Il peut être hébétude, sidération, ou fragmentation de l’écrit dans les Feuillets d’Hypnos. Le mutisme de Saint-Just apprenant sa condamnation à mort est une réappropriation victorieuse de soi par le silence. Le recueillement sacré de l’homme ou de la « renarde », qui communient avec la nature, soulage de l’asphyxie ambiante. La parole murmurante est empreinte de religiosité, comme celle de l’ange, mais sans connotation chrétienne. À l’aurore ou au crépuscule, on croise parfois la silhouette d’une femme-fée, « héritière rurale et provençale de la passante baudelairienne et de la magicienne surréaliste », dont il serait sacrilège de troubler le mutisme recueilli. L’expérience érotique sublime la communion silencieuse avec la nature.

Aucun culte de l’ineffable toutefois dans l’écriture de Char : le silence est le préalable d’une parole authentique, la poésie est le « non encore formulé », le refus de la forme figée. La poésie résistante est « parole inchoative », parole d’enfance, parole émergente. La « voix d’encre » ne parle jamais qu’à « l’asymptote du silence ».

Mais à l’inverse le silence peut être cri, paroxysme et « fureur blanche », « gorge nouée par l’innommable, qui hésite entre le hurlement et le mutisme ». Il est parfois l’intensité visuelle des yeux, seuls capables de crier. Ou au contraire, chez Georges de la Tour, le halo d’une veilleuse intérieure.

Dans tous les cas il est politique et poétique, non pas privation, mais promesse de parole, non pas « absence de langage », mais attente de l’« inconnu de tout langage ». Le mutisme poétique est un art de la guerre conforme aux préceptes de Sun Tzu et des arts martiaux plus qu’à la tradition occidentale de la guerre, malgré le nom de résistance du combattant Char (Alexandre).

Laure Michel, « Obscurité de René Char »

Char s’est toujours défendu du reproche d’hermétisme poétique. Laure Michel préfère d’ailleurs parler d’obscurité plutôt que d’hermétisme, terme réservé à une acception philosophique. Après avoir analysé les particularités d’un contrat de lecture poétique qui présuppose l’obscurité, elle étudie les particularités stylistiques qui en résultent et propose un guide de lecture de la poésie de Char.

La question de l’obscurité ne se posait pas dans les premiers recueils de Char, tant le cercle restreint de ses lecteurs était acquis à l’idée du mystère inhérent à la poésie. Elle ne se manifeste qu’au lendemain de la Résistance, à la lecture de Fureur et Mystère, en même temps que progresse l’idée d’une poésie pour tous (Eluard). L’obscurité de Char ne coïncide pas pour autant avec un hermétisme élitiste à la manière de Mallarmé ou Valéry.

L’inspiration surréaliste est encore perceptible dans Fureur et mystère, mais Char tend à s’en éloigner, prenant congé également de l’agressivité verbale de ses débuts, influencée par Sade. Une poésie de l’échange amoureux apparaît, propice à la communication, bien qu’encore tributaire d’un certain ésotérisme, d’un cryptage amoureux à la manière d’Eluard, et de la tradition du merveilleux de la rencontre. Laure Michel relève la présence dans de nombreux poèmes d’une dimension cosmique, biblique, voire gnostique, d’un désir de déchiffrement du sens caché du monde. Les figures du mystère (l’ange, la passante) sont fréquentes dans les Feuillets d’Hypnos et la thématique des correspondances y est représentée, détournée cependant de sa signification première, car la poésie ne se limite plus à la connaissance, mais prépare l’avenir.

Mais pourquoi traduire par l’obscurité les mystères du monde ? C’est, répond Laure Michel, parce que l’obscurité dévoile en questionnant. Le symbole, le mythe ou l’énigme au cœur de l’activité poétique sont garants d’un sens indéfiniment ouvert.

L’obscurité est également reliée à l’action, car elle combat une autre obscurité : les ténèbres du nazisme. C’est la nuit des maquis, la nuit d’Hypnos, le clair-obscur et la bougie de Georges de la Tour, ennemie du soleil totalitaire des nazis. La nuit recèle tous les possibles, comme le noir des alchimistes.

Si toute poésie par définition cultive les écarts, dans Feuillets d’Hypnos le référent sans cesse affleure, mais ne suffit pas toujours à la clarté des énoncés, perturbée par le choix inattendu des formes ou l’absence d’un référentiel commun à tous les lecteurs.

Laure Michel montre bien que chercher à élucider le sens des nombreuses métaphores et figures énigmatiques, parfois triviales en apparence, parfois déguisées en maximes, mènerait à une impasse. En ce sens, l’obscurité de Char a encore quelque affinité avec le surréalisme. Plus intéressante cependant est la cohérence qui se tisse au gré des mots aimés du poète et de leurs significations spécifiques : l’amande, le torrent, la source, la fontaine, le velours, le givre, etc.

L’obscurité peut venir de la complexité sémantique et syntaxique des poèmes en prose comme de la brièveté des feuillets, des ellipses, des ruptures d’isotopie, des parataxes.

Cette « langue étrangère » nécessite un commentaire patient et ouvert. Mais l’essentiel c’est l’émotion, privilégiée par Char lui-même.

Laure Michel conclut sur la nécessité d’entrer avec confiance dans l’obscurité poétique, de se familiariser avec elle, sans fascination, et de mobiliser l’héritage poétique collectif pour l’apprivoiser.

Anne Gourio, « Le poème en prose, forme de la “’contre-terreur”’ »

Anne Gourio s’est intéressée à la place majeure du poème en prose dans Fureur et Mystère.

Un bref historique de cette forme en fait apparaître le caractère « incertain », symptôme de la crise moderne d’après Valéry. Chez René Char, elle cultive une « exaltante alliance des contraires ».

Après avoir replacé le poème en prose dans la logique d’ensemble de l’œuvre, et de Fureur et mystère en particulier, Anne Gourio tente de qualifier son lyrisme particulier et de comprendre ce qu’il nous dit de l’action.

Force est de constater que le poème en prose, qui s’impose dans la période surréaliste de Char comme débordement onirique, ne prend toute son ampleur qu’à partir de Seuls demeurent, précisément quand le poète s’éloigne du surréalisme. Au contact de la Résistance, il devient plus « massif » et correspond à ce que le poète nomme « le combat de la persévérance ».

Le poème en prose domine dans les sections I et III de Fureur et Mystère, celles de la « compacité résistante » ; la section II (Feuillets d’Hypnos) lui préfère en général le « tranchant » du fragment. C’est pourtant l’analyse détaillée d’un poème en prose de cette section (feuillet 141) et de sa métaphore du vallon ouvert sur l’espoir d’une « contre-terreur », qui conduit Anne Gourio à assimiler la structure même de Fureur et Mystère à un vallon, dont les sections I et III seraient les bords, et les Feuillets d’Hypnos le creux. De cette analyse elle dégage les pistes interprétatives nécessaires à la lecture de l’ensemble des poèmes en prose des sections I-III (l’espace vivifiant et créateur de la contre-terreur contre le précipité étouffant de la menace nazie) et met en évidence une double opposition formelle : prose/vers, poème en prose/aphorisme.

René Char a fait du vers un usage différent selon les époques : lyrique et harmonieux à l’époque surréaliste, il se disloque ensuite et devient heurté. Puis il évolue vers le chant ou la chanson. Dans Fureur et mystère, le poème en prose, hostile au prosaïsme baudelairien, propose un « lyrisme en mineur », qui mélange les procédés traditionnels de la musicalité (refrains, anaphores, scansion, rimes internes, invocations) avec des procédés d’atténuation du lyrisme : ruptures de ton, évocations concrètes de la nature – à l’inverse de l’onirisme surréaliste ou des hideuses métaphores du nazisme. La poésie tend au dépouillement et rejette les « légendes régressives » et le merveilleux. Char privilégie l’espace du sensible, les gestes simples du quotidien, la mémoire individuelle. Ces thématiques s’entrelacent dans les poèmes en prose : dans la section I ce sont la beauté de l’espace naturel, le quotidien, les gestes de l’artisan ; dans la section III, les motifs végétaux, les liens au passé, les éléments, la nuit, les inscriptions dans la pierre.

L’usage atypique de l’imparfait inchoatif exprime les promesses de l’avenir patiemment recherchées dans le passé, dont la résurgence de Fontaine de Vaucluse est le symbole.

Ancré dans l’imaginaire de la terre et de la mémoire, le poème en prose s’organise souvent autour d’un homme ou d’un lieu, et refuse la temporalité du « grand récit national ». La narration en pointillés, les ruptures induisent la présence, l’incantation, l’appel à l’action. Le déréférencement offre au lecteur la possibilité d’une recréation active du monde. En filigrane se tisse un « récit latent », dont la « lampe végétale » ou la chandelle de Georges de la Tour constituent des images séminales véhiculant une « contre-utopie ». À rebours du sens unilatéral que semble imposer l’Histoire se construit dans l’ombre une « résistance souterraine ».

Construits souvent en deux parties autour d’un point de basculement et de ruptures stylistiques, les poèmes en prose qualifient l’action : ils disent le passage d’un état ancien à un nouvel état, tandis que les finales performatives semblent préfigurer la reconquête. Mais la valeur prescriptive propre à l’aphorisme est toujours atténuée : par le flou référentiel, la polyphonie des voix et des énonciations, et le recul recherché par rapport aux événements.

Char indéniablement fuit le style « cocardier » : le poème en prose est allégé malgré la gravité du propos. Les nombreuses occurrences du motif de l’apesanteur traduisent le refus de toute morale édictée, au nom d’une conception nietzschéenne de la liberté. N’obéissant qu’à ses propres règles, cette forme coïncide avec une « morale du soulèvement, de l’autonomie, du dépassement ». Les ressources propres à la poésie y atténuent le sérieux de la sentence, tout en maintenant intacte l’énonciation d’une éthique de la révolte. Hostile à toute résolution des contraires, le poème en prose vit de mystère, d’ambiguïté et d’hybridité.

S’il a marqué l’entrée dans la modernité par refus d’un ordre, ici, paradoxalement, il tend à un équilibre dans le chaos du monde et annonce une contre-terreur « en creux ».

Jean-Michel Maulpoix, « “’Toi nuage passe devant”’. L’écriture résistante de René Char » 

Le mot « résistance », terme inaugural dans l’œuvre de Char dès 1927, n’est pas synonyme d ’ « engagement », car le poète voit plus avant que l’intellectuel qui s’exprime sur la scène publique. La poésie est au contraire « dégagement », indépendance et vision d’avenir.

Elle est à la fois « proximité » du réel et « éloignement ». Résister c’est se tenir « à l’écart ». C’est combattre dans les maquis, mais c’est aussi produire une écriture « résistante », difficile d’accès contrairement à celle d’Aragon ou Eluard. Pas de grandiloquence héroïque, pas de lyrisme national.

Les Feuillets d’Hypnos, souvent brefs et fragmentaires, coïncident avec une disponibilité malmenée par les événements. L’épopée, la satire ou le pamphlet, genres traditionnellement consacrés à la guerre, en sont exclus. La poésie, comme l’action combattante, doit trouver ses propres règles. Feuillets d’Hypnos est un art poétique.

Le poème n’est ni plainte, ni consolation, ni « charme », ni divertissement, ni maniérisme, ni quête d’un sacré galvaudé, ni rhétorique gratuite. La poésie est un faire qui, travaillant avec la résistance de la langue, produit des « accès de sens » comparables à des « accès de fièvre », fulgurants, aphoristiques.

L’écriture résistante s’organise autour de trois motifs : l’action, instinctive comme celle de l’animal, du chasseur ou du stratège, la mission en quête de sens, et l’insoumission à tout ordre, politique ou poétique.

Le mot « fureur » reflète la violence dans la guerre et l’écriture. « Furor » en latin désigne la colère, la passion amoureuse, l’inspiration poétique. Chez Char, les trois sont liées, nourricières et destructrices à la fois.

Pour porter cette fureur, les mots se font silex, ils sont « repères éblouissants » ou au contraire rêveurs, obscurs, inquiétants. Lieu d’une expérience resserrée, l’écriture doit être précise et efficace comme les tirs du maquis. Mais elle se déploie aussi en « extension », adoptant toutes les formes et toutes les énonciations possibles. La dureté, les antagonismes, l’insécurité l’emportent. Les métaphores fluides, le lyrisme musical n’y ont pas leur place. Les Feuillets d’Hypnos ce sont des notes rapides, intermittentes comme l’action, ajustées à elle, au plus précis, au plus bref. Parallèlement sont revendiquées, dès le texte liminaire, les plus hautes exigences morales pour l’avenir.

Volontiers injonctive l’écriture énonce les commandements de l’éthique combattante et poétique. Elle s’adresse au lecteur, en signe de fraternité. Elle est sentence, aphorisme métaphorique ou énigme de la pythie. Les métaphores de la combustion ou du passage sont fréquentes. La vitesse, la discontinuité, la condensation, l’explosion inattendue produisent un poème « pulvérisé » – « gerbe d’étincelles » ou « essaim d’abeilles » – qui contraste avec l’écoulement paisible de la Sorgue…

Fureur et Mystère décline plusieurs formes de temporalité. Le temps long de la guerre, dont les cinq grandes sections suivent la chronologie, se conjugue avec des instants saillants, pris dans leur « immédiateté ». La sensibilité du combattant et la grande Histoire se rencontrent. Il y a enfin le temps de la nature, vaste, tenace, tranquille, permanent. La guerre plus que jamais permet aux hommes de communier avec la terre des origines.

L’action poétique instaure un nouveau rapport au monde selon trois instances : « l’attention » opposée au divertissement, le « témoignage » qui laisse des traces et énonce des vérités, enfin « l’avertissement » qui voit loin. Mais le regard visionnaire est haut et large : il refuse la vengeance et les vains honneurs patriotiques.

La poésie de Char est solidaire d’une poignée d’hommes réunis dans un paysage bien localisé du Vaucluse, à la fois champ de bataille et refuge. La nature complice se personnifie et souffre. Le poète préconise un engagement « terrestre », sensoriel et païen malgré sa soif d’infini. La présence silencieuse, pure, précaire est exacerbée par l’idée de la finitude. Les villageois, bergers, artisans, vagabonds, cueilleuses de mimosas, « princes » de la terre, sont les défenseurs d’une nature et d’un monde menacés, et le poète est le « conservateur des infinis visages du vivant ». L’homme qui lutte est double, lucide et souffrant, assoiffé, mais espérant indéfiniment, apte à transformer la défaite en victoire.

J.-M. Maulpoix conclut en commentant l’image du « nuage de résistance », déjà utilisée en 1927, ce nuage de fumée qui va devant, signe d’un feu poétique salvateur. L’écriture, disait Char en 1929, est « de la respiration de noyé », qui se débat dans l’irrespirable, mais dispense l’oxygène régénérateur. Résister est une épreuve qui peut compter sur de solides appuis : le paysage de Provence, ses habitants, les poètes, les philosophes et les peintres, Georges de la Tour et sa Madeleine à la veilleuse. La « présence » poétique est essentielle, incarnation de « la vraie vie » selon Rimbaud. La résistance porte l’idée, « physiquement éprouvée », que cette vie a un sens. C’est à ce titre que Char la déclare « invulnérable ».

Éric Marty, « Hypnos avec Sade »

La figure de Sade, dont Éric Marty cite plusieurs occurrences cryptées, s’invite dès la première page de Fureur et Mystère. Mais l’auteur cherche à l’arracher aux poncifs qui la guettent. Il est vrai que cette référence, lieu commun du XXe siècle, résonne dans Feuillets d’Hypnos comme une provocation, dans le contexte de la barbarie nazie et au regard de l’engagement du poète, décrit en exergue du recueil comme « la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs ».

L’article d ’ Éric Marty consiste essentiellement en une analyse approfondie du feuillet 210, consacré à ce personnage infréquentable, exclu de la poésie de la Résistance et cantonné dans des œuvres à la marge de l’horreur historique, de Bataille et Breton en particulier (1942-1943).

L’allusion au seigneur criminel dans le feuillet 210 prend la forme significative d’une parenthèse, dans laquelle Char se souvient d’un charbonnier affirmant que la Révolution avait purgé la contrée d ’ « un certain Sade » égorgeur de jeunes filles. De son exégèse Éric Marty conclut que le seigneur criminel, deux fois exclu de la région, par la Révolution et par la Résistance, est réintégré par le poète sur le terrain des combats… avec une incontestable empathie ! Magistrale provocation contre la doxa résistante ! Refusant de ne considérer cette réhabilitation que comme le « méchant pied de nez d’un ancien surréaliste », et s’appuyant sur l’étude stylistique d’un « flottement généralisé du sens », Éric Marty analyse cette provocation comme l’implication personnelle de Char dans un procès, instruit contre Sade et contre lui-même, au nom de leur ambiguïté criminelle, exprimée dans la première phrase du feuillet par la métaphore de la « verrue ». Char reprendrait donc à son compte les condamnations portées par les idéologues de le Résistance contre les poètes de la nuit. La confrontation entre le mensonge du charbonnier (Sade n’a pas tué) et la vérité du désir du Marquis, qui suscite l’enthousiasme du poète, permet de faire la lumière sur une vérité plus profonde : le désir sadien n’a pas besoin de crime pour exister. Le charbonnier, d’une « avarice montagnarde » – allusion au dogmatisme de 1791 ? – ignorerait tout de la logique lacanienne du désir « discordantiel » et incarnerait les politologues obtus de l’époque. La sexualité de Sade est interprétée par Éric Marty comme une allégorie de l’écriture, qui permet de dire, en toute innocence, les désirs légitimement reconnus, fussent-ils criminels. Le feuillet 174 semble lui donner raison en prenant le parti du « mal, non dépravé, inspiré, fantasque » contre « l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien ».

La référence à Sade du feuillet 210 n’est donc pas anecdotique : elle nous conduit, par un travail de mémoire dans l’espace des combats et dans le temps, à contredire le doute émis en début de feuillet sur la validité de l’action. Le flou énonciatif et sémantique de la parenthèse, l’entremêlement du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, du politique et de l’érotique, créent une rupture qui, dépourvue de volonté dialectique de résolution, produit un nouveau registre de discours « provisoirement sans clôture », déjouant les faux semblants de la fausse ou de la mauvaise conscience, et s’accordant avec le nom de Sade.

Dans cet article comme dans l’ensemble du dossier, ce sont des analyses textuelles très précises et détaillées qui mettent à jour les répercussions concrètes de la guerre sur une écriture en affinité avec la stratégie des maquis. Les mises à distance énonciatives, formelles (le poème en prose) et figurales (le personnage de Sade) témoignent d’un désaccord avec toute poésie dogmatique de la Résistance. Obscurité, silence, suspension du verbe, travail souterrain d’une parole opprimée, paradoxale et ouverte, en constituent les éléments tactiques. La fureur et le mystère sont les attributs d’Hypnos, divinité héraclitéenne du feu et de l’énergie créatrice, mais aussi de la nuit protectrice, promesse de Renaissance contre les ténèbres.

ANALYSE

Yasmina Sévigny-Côté, « Narrativité et réécriture de l’Histoire dans le roman La Case du commandeur d’Édouard Glissant »

Dans La Case du commandeur Édouard Glissant a mis le récit de fiction au service d’une réécriture de l’histoire antillaise. Il est évident, dès l’incipit, que le véritable narrateur c’est le peuple – corps divisé à l’image du territoire insulaire des Antilles – dont la dispersion a causé une perte de la mémoire, qui se reconstitue peu à peu au fil d’une narration éclatée. Pour dégager la spécificité de « l’acte de synthèse » qu’accomplit le roman aux prises avec « l’hétérogène », Yasmina Sévigny-Côté se réfère aux analyses de Paul Ricœur dans Temps et récit.

La première étape de « l’acte de synthèse » se nomme chez le philosophe « préfiguration de l’expérience temporelle du sujet », c’est-à-dire expérience du temps dans son obscurité et son hétérogénéité. La narrativité discursive, sorte de mosaïque, permet de figurer l’oubli. Une multiplicité d’histoires relate une multiplicité de destinées, à des époques et dans des lieux divers, avec des retours et des similitudes qui disent une amorce de cohérence. La première partie tente de remonter le cours de quatre générations, jusqu’aux débuts de l’esclavage, mais la mémoire défaillante ne trouve pas toujours les mots pour exprimer la douleur. Un cri irrationnel y supplée, proféré dès l’incipit, « Odono », qui scande le récit.

Le roman s’interrompt à la « Mitan du temps » pour commenter sa propre expérience et tenter d’en défaire l’opacité obsédante.

La seconde partie est constituée de bribes de passé remontant peu à peu à la conscience. On saute de l’une à l’autre, « sur le mode de l’étoilement ». Des souvenirs ressurgissent, témoins d’une Histoire omise par les manuels scolaires.

Pour déjouer l’amnésie collective et traquer le passé occulté, la narration se mue en fouille archéologique. La troisième partie est consacrée à Marie Celat, en quête obstinée du vent furieux charrié par la traite. Avide de « traces », la recherche progresse dans l’espace géographique, les époques, les générations, au rythme des contes et légendes des Antilles. Cette nouvelle Histoire est racontée par une polyphonie de voix, dont celle du narrateur. La rage des questions explique l’abondance des formes hypothétiques. L’adresse du narrateur au lecteur, commentant la narration en train de se faire, produit un métatexte.

Une configuration singulière de l’Histoire se dessine alors, deuxième étape du processus défini par Ricœur, grâce à la « mise en intrigue » qui synthétise l’expérience du sujet par des récits enchâssés et une mise en abyme d ’ « histoires cassées », dont la voix collective reconstitue les morceaux.

La Case du commandeur a choisi la subjectivité sensible contre la prétention d’objectivité de l’Histoire mensongère des colonisateurs. Le désordre de la mémoire orale, imaginante et multiple, s’oppose à l’Histoire officielle écrite et ordonnée. Seule la poétisation de la langue, dont Yasmina Savigny-Côté étudie en détail les figures, permet en effet de dire le traumatisme.

Le peuple pourra désormais se reconnaître dans le récit fondateur qui émerge, autorisant les projections individuelles vers l’avenir. La reconfiguration collective, qui fait intervenir le lecteur, constitue la dernière étape du processus de synthèse défini par Ricœur. « Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit ».

ENTRETIEN

Xu Jun (Université de Zhejiang), « L’aventure poétique : un dialogue avec J.M.G. Le Clézio sur la création littéraire »

Lors de l’un de ses séjours à l’Université de Nanjing (2015-2016), Le Clézio eut l’occasion de s’entretenir avec Xu Jun, et de revisiter avec lui l’ensemble de son parcours.

L’entretien s’ouvre sur l’évocation de la grande rupture existentielle des années 1980 qui éloigna momentanément l’écrivain de l’écriture pour le rapprocher d’un peuple de la forêt. Cette rupture coïncidait avec une prise de distance vis-à-vis du « nouveau roman » et des jeux formels de l’avant-garde – hormis les audaces antiacadémiques des Anglo-saxons, Joyce, Dos Passos, Kerouac, Ginsberg ou Pound – et avec un retour à la simplicité du conte, de la nouvelle et du roman, à une écriture en quête d’immédiateté « cratyléenne », en harmonie avec la richesse des mythes panaméens.

Le Clézio évoque l’Ancien Monde de l’encre et du papier et la croyance mallarméenne en un Livre absolu, entretenue par une lignée d’écrivains qui voulaient concilier l’héritage occidental avec la pensée zen, comme le fit aussi Michaux, aventurier du silence et admirateur de la peinture orientale et de sa poésie du vide.

Le Clézio naquit donc à la littérature entre les obsessions langagières des avant-gardes et le silence de John Cage, dont il put approfondir l’expérience auprès des Amérindiens, loin de la cacophonie du web. A partir de ce moment son écriture fut essentiellement en recherche d’équilibre. L’oralité y joue un très grand rôle, ainsi que la polyphonie linguistique et culturelle, en résonance avec celle des modernes, Pound, Joyce ou Sarraute. La littérature, singulière et riche en même temps de toutes les influences du monde, est une contribution à l’Histoire non officielle de l’humanité, inscrite dans le sillage de ceux que les Chinois appellent les « Grands Maîtres ». Comme Édouard Glissant, Le Clézio récuse les hiérarchies culturelles au nom d’une œuvre ouverte, poétique, préexistant à toute forme, et politique, au sens large du terme.

Le mélange des genres cher à l’écrivain est-il quête d’absolu, de déconstruction, d’un dialogisme à la façon de Bakhtine, d’un métissage stylistique ? Aux questions de Xu Jun Le Clézio répond qu’il a toujours refusé les cloisonnements, comme l’avaient fait la littérature expérimentale et le cinéma, jusqu’à l’excès. Mais c’est la mondialisation qui a mis fin aux débats d’autorité : tout est permis aujourd’hui dans le roman, qui évolue avec les techniques et les réseaux. La multiplicité des voix est la grande richesse du monde contemporain, dont ce « genre bâtard » participe. Mais peut-être ne sera-t-il pas éternel ? Le roman traditionnel anglo-saxon semble pourtant bien s’accorder avec les contraintes de la « mondialisation »…

À ce stade du dialogue, Xu Jun interroge la place des arts dans l’œuvre de Le Clézio, qui explique que son écriture est passée de l’expression imagée (graphiques, symboles, dessins) à une plus grande intériorisation. Le romancier, contrairement au poète qui vise la perfection, est un « bricoleur », et le roman est toujours imparfait, inachevé. Le temps est fini de la « culture de bronze », détrônée par la « culture de l’éphémère », du document malléable, de la consommation et de l’oubli. Et ces deux cultures sont « irréconciliables »… Le livre total c’est la toile ; à la littérature il reste la paille, les bribes, le glanage, les rêves perdus, les synesthésies, la sensation du vivre.

Quand Xu Jun sollicite des précisions sur les dessins qu’on voit dans ses œuvres (dessins sur la peau, constellations, dessins d’enfants) et sur le paysage urbain qu’il affectionne, quasi cubiste, Le Clézio répond qu’écrire et dessiner ont toujours été une même chose depuis un certain dessin de son enfance, premier témoin de son amour de l’écriture. Souvent encore il dessine des carnets pour écrire, parfois inclus dans ses récits. La poésie c’est regarder et dessiner une montagne, jusqu’à devenir soi-même montagne, comme l’enseigne la littérature des Tang. Le Clézio apprécie la peinture orientale plus que la peinture occidentale – avec des exceptions comme le cubisme – souvent individualiste, marchande, peu sensible au vide.

La littérature a des points communs avec toutes les musiques du monde. Le « rythme » est essentiel, rythme du cœur et des cycles de la nature, du cosmos, de la lune, du féminin. L’écrivain décrit l’émotion qu’il ressentait à écouter sa mère pianiste, imaginant dans sa musique de magnifiques histoires. Au lycée il inventa la « polyphonie sympoétique », sorte de poème simultané à plusieurs voix, dont il transposa les recherches dans le roman.

Le Clézio raconte enfin son apprentissage, dès l’enfance, grâce à un écran improvisé et à des petites bobines bricolées avec des bouts de pellicule, de « la grammaire du cinéma », de ses techniques, de son regard spécifique, et de ses ambiances, qui lui furent très précieuses pour apprendre l’écriture. Mais le cinéma c’est aussi l’intimité magique de la salle obscure, semblable à la complicité laborieuse qui se noue avec un lecteur de roman, très éloignée de l’« incantation collective » propre à la poésie ou au théâtre. Revenant sur le terrorisme intellectuel de sa jeunesse, Le Clézio dit avoir préféré la liberté jubilatoire de Salinger, de Godard et de la nouvelle vague. La « caméra-stylo » c’était la spontanéité, la liberté touche à tout, à l’époque du premier maoïsme, du bouddhisme zen, et de sa découverte de Michaux et Lautréamont. À ses débuts, il s’immergea dans les grands cinémas américain et japonais, Ozu notamment, et cofonda même une revue, Pyramide. Cette époque d’écriture et de cinéma mêlés fut celle de la parution de grandes œuvres : Géants, L’Inconnu sur la terre, La Guerre.

Simon Levesque, « L’écriture sismographique de J.M.G. Le Clézio (1963-1975) : vers une politique leclézienne de la littérature »

Simon Levesque analyse la dimension indexicale (ou indicielle) de la langue de Le Clézio entre 1963 et 1975, corrélée avec la question politique. Son approche n’est pas une étude sociologique du positionnement de l’écrivain, mais un repérage, dans son discours, d’une théorie de « l’écriture-action ». L’auteur s’appuie notamment sur un de ses articles, « Le sismographe » (1970), véritable manifeste pour une écriture réaliste à visée éthique, fondée sur un langage en adéquation avec le monde.

La référence au sismographe vient de Michaux, qui, comme Le Clézio, rêvait d’une langue non circonscrite à la seule fonction de communication. Tous deux traquaient, au cœur même du langage commun, une langue archaïque oubliée, non utilitaire, dans laquelle les mots fusionnaient avec le monde, une langue qui était danse, nage, vol, mouvement. L’extase matérielle (1967) de Le Clézio considérait cette langue comme « un être en soi », tandis que la « poiesis » de Michaux participait de la création divine du monde. De telles conceptions allaient bien sûr à l’encontre de la sémiologie saussurienne et du structuralisme des années 1960, notamment de la théorie de l’arbitraire du signe, qui rendait impossible toute idée de continuité, et a fortiori d’unité, entre la langue et le monde.

Dans la langue poétique, les mots, par leur présence matérielle, sont la réalité des choses. Ils ne s’adressent pas à l’intellect, mais aux sens. Faits de chair, de sang et d’affects, ils s’enracinent dans « l’ethos ». L’écriture poétique n’a plus dès lors de fonction de représentation, elle est « indexicale » : elle agit dans le monde, elle est un « acte moral ». L’introduction au Procès-verbal (1963) plaidait déjà pour un « roman effectif », qui agirait physiquement sur le lecteur et l’obligerait à adopter un regard nouveau, une vie plus intense, plus consciente.

L’écriture ainsi conçue est un « réalisme » de l’en deçà des mots, fruit d’un travail ardu comme le réalisme prôné par Lukacs. Car la réalité n’est jamais donnée… comme l’atteste l’obscurité des premiers écrits de Le Clézio.

La main qui écrit est le sismographe enregistreur des « tremblements » du monde, depuis le séisme originel de la création, et l’écriture n’en est que « le signal ». L’écrivain allume un « filament de tungstène qui vient de loin, va ailleurs ». C’est le langage de la forêt ou de la « poésie libérée », de Rimbaud, Artaud, Lautréamont…

Mais l’écriture, comme la Révolution, est aussi fondation d’une communauté nouvelle, adhésion aux rites collectifs. Elle est semblable au chant rituel des sorciers du Mexique et du Panama où Le Clézio a séjourné. C’est une incantation, parfois à la limite du lisible, et une « médecine ».

Le sismographe est la métaphore d’une « écriture morale », d’un réalisme actif en adéquation avec le monde, d’une poésie indexicale qui traverse le corps de l’écrivain pour transmettre les vibrations du monde à un lecteur bouleversé. Rites et mythes peuvent alors circuler librement parmi les hommes.

Yasmina Sévigny-Côté, Le Clézio et Simon Levesque ont proposé une analyse de l’écriture traversée par les souffles du monde, poétiques et politiques, et par des expériences existentielles, personnelles et collectives, qui agissent sur elle et la transforment. C’est à ce titre qu’ils ont toute leur place dans ce numéro des Études littéraires consacré à la poésie résistante de René Char.  

 

 

 

 

 

Les Rendez-vous de l’APRES à la Halle Saint-Pierre et les journées d’étude en 2019

  Rencontres en surréalisme 

organisées par Françoise PY
 à la Halle Saint-Pierre chaque deuxième samedi
de novembre 2018 à juin 2019 
et samedi 23 février 2019
de 15h30-18h sauf pour les trois journées d’étude
où l’horaire est précisé

 dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Etude du Surréalisme (L’APRES). Accueil par Martine Lusardy

Samedi 10 novembre 2018 : Monique Dorsel et Charles Gonzales : parcours croisés, théâtre et poésie. Dialogue et lectures. Avec la participation de Françoise Armengaud, de Mireille Calle-Gruber et de Françoise Py.

Monique Dorsel et Charles Gonzales sont deux comédiens exceptionnels, liés au surréalisme par les auteurs qu’ils ont défendus et, en ce qui concerne Charles Gonzales, par sa proximité avec l’œuvre d’Artaud. Il pratique à sa manière un « théâtre de la cruauté » dans les pièces qu’il met en scène, faisant du théâtre un lieu de transformation alchimique qui dégage des forces. En de véritables performances d’acteur, il incarne un « théâtre difficile et cruel d’abord pour soi-même » comme le voulait Artaud. Son ouvrage, Récit d’une noce obscure : l’incandescent Antonin Artaud, aux éditions La Feuille de thé, en 2013, est  « un acte poétique », pour reprendre ses propres termes, où il donne voix à la parole hantée d’un personnage nommé A.A. Il éclaire le drame intérieur d’Artaud par une voix sortie des tréfonds de son propre corps comme Artaud l’avait fait en 1947 pour son Vincent Van Gogh le suicidé de la société.

La collaboration entre Monique Dorsel et Charles Gonzales date de 2005, lorsqu’elle accueille au Théâtre-Poème de Bruxelles son spectacle Charles Gonzales devient Camille Claudel et un peu plus tard sa Trilogie : Camille Claudel, Sarah Kane et Thérèse d’Avilla. De là naîtra une riche collaboration et une merveilleuse amitié. Charles Gonzales quant à lui la fera jouer dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett, dans La Voix humaine de Cocteau et  dans d’autres spectacles qu’il met en scène.

Samedi 8 décembre 2018 :

Isabel Echarri et Diego Etcheverry, plasticiens et scénographes. Présentation par Françoise Py de leurs œuvres à quatre mains (décors et costumes d’opéra) et des livres d’artistes d’Isabel Echarri, avec la participation de Fernando Arrabal, Jean-Clarence Lambert, et al.

Samedi 12 janvier 2019 : En compagnie d’Aimé Césaire : poèmes dits et chantés par Bernard Ascal : conception et voix, Yves Morel : arrangements, trombone, accordéon, clavier,  Delphine Franck : violoncelle, voix.

Samedi 9 février 2019 : Mouradian galeriste, 41 rue de Seine (1926-1974) par Monique et Georges Sebbag, en présence de José-Maria Jimenez-Alfaro, petit-fils d’Aram Mouradian.

L’histoire de cette galerie est exemplaire. Aram Mouradian (1892-1974), un Anglais d’origine arménienne et Leonard Van Leer (1889-1950), un Néerlandais d’origine juive, s’associent et fondent une galerie au 41, rue de Seine le 18 janvier 1926. Conformément à leur credo « la Peinture depuis Cézanne », ils s’appuient sur Derain, Pascin, Renoir, Segonzac, Utrillo ou Vlaminck. Ils promeuvent de jeunes peintres comme Krémègne, Gritchenko, Charlotte Gardelle, Valentine Prax ou Kotchar, venus le plus souvent de l’étranger. Surtout, et c’est un point occulté jusqu’à présent, leur galerie noue un lien très fort avec le surréalisme. En mars 1926, cinquante œuvres de Max Ernst sont exposés. C’est la première exposition personnelle surréaliste de l’artiste. Une autre suivra en mars 1927. Le 41 rue de Seine, qui s’offre quatre placards publicitaires dans La Révolution surréaliste, est la galerie la plus en phase avec le surréalisme. Picabia (octobre 1927), Roland Penrose (juin 1928), Delbrouck et Defize (avril 1929, catalogue préfacé par André Breton) et Man Ray (novembre 1929) ont droit à une exposition personnelle. Chirico et Miró sont présents dans des expositions collectives.

Samedi 23 février 2019 : Journée d’étude : Poésie en action, performances théâtrales,
organisée par Henri Béhar et Françoise Py.

11h-12h30 : Cristina De Simone : surréalisme et performances, à l’occasion de la sortie de son livre Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969), Les Presses du réel, 2018. Suivi d’un dialogue avec Jean-Clarence Lambert et Jean-Loup Philippe.
14h-15h : Jean-Loup Philippe : performances.

15h30-17h : Charles Gonzales : Sarah Kane. Théâtre-performance.

Samedi 9 mars 2019 : Projection du film du peintre surréaliste Jean-Claude Silbermann, Mais qui a salé la salade de céleri ?, en présence de Jean-Claude Silbermann et de Georges Sebbag. Suivi d’un dialogue avec la salle.

 Samedi 13 avril 2019 : Journée d’étude Surréalisme
et freudo-marxisme,

organisée par Henri Béhar, Françoise Py et Paolo Scopelliti.

Samedi 11 mai 2019 : Thessa Herold galeriste (1970-2018), en présence de Thessa et Jacques Herold, avec Monique et Georges Sebbag et plusieurs artistes et auteurs proches de la galerie. Projection d’un film sur l’exposition Chassé-croisé Dada-Surréaliste, 1916-1969 (espace Fernet-Branca, Saint-Louis, 2012).

Samedi 8 juin 2019 : Journée d’étude : la correspondance d’André Breton, organisée par Henri Béhar et Françoise Py.

10h30-11h30 : Henri Béhar : Correspondance d’André Breton avec Tristan Tzara et Francis Picabia (1919-1924).

11h30-12h30 Etienne-Alain Hubert : Lettres d’André Breton à Jacques Doucet.

14h-15h Jean-Michel Goutier : Lettres d’André Breton à sa fille Aube, Lettres d’André Breton à Simone Kahn.

15h-15h30 Table ronde avec Maryse Vassevière (modérateur), Henri Béhar, Jean-Michel Goutier, Etienne-Alain Hubert et Françoise Py.

15h45-16h15 : Dialogue de Benjamin Fondane et Léon Chestov par Michel Carrassou dans le rôle de Benjamin Fondane et Vladimir Kovalenko dans celui de Chestov. Texte établi à partir de la correspondance. Participation d’Edith Scob (sous réserve).

16h30 – 17h30 : Concert : rencontre entre tradition orale et jazz : Alessio Penzo, piano électrique et piano de verre, et Antonio Serafini, cornemuse. Verre de l’amitié.

Les trois Journées d’étude sont organisées avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique
et Histoire des Arts ( EPHA).

Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers.
Entrée libre.

Bachelard et le surréalisme (Lautréamont, Flocon, Paz)

Bachelard et le surréalisme
(Lautréamont, Flocon, Paz)

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Par Valeria Chiore

Quand, en 1953, Gaston Bachelard fait la connaissance de Jean-Clarence Lambert, le philosophe est un homme âgé de 69 ans, tandis que le poète n’en a que 23. Pourtant, l’étincelle éclate entre eux et, comme il arrive souvent, ils s’estiment l’un l’autre.

Bachelard donne sans doute au jeune poète une légitimation philosophique, mais Jean-Clarence Lambert offre à notre philosophe un monde à part entière : le monde de la poésie, du songe, du surréel, auquel Bachelard avait été initié, à partir des années Trente, par Roger Caillois, qu’il avait connu en 1934 à Prague, à l’occasion du VIIIe Congrès International de Philosophie (ce n’est pas par hasard que Bachelard soit initié toujours au surréalisme par les jeunes… !), et qui lui avait inspiré la composition de Lautréamont (1939), jusqu’aux dernières poétiques composées à cheval des Années Soixante (Poétique de l’espace, 1957 ; Poétique de la rêverie, 1960 ; La Flamme d’une chandelle, 1961 ; Fragments d’une Poétique du Feu, 1988), lui inspirées justement par Jean-Clarence Lambert, avec qui il avait entretenu un épistolaire émouvant, de 1953 jusqu’à sa mort (le 16 octobre 1962), en passant par une articulation importante : la collaboration avec Albert Flocon, le graveur proche du surréalisme, avec qui il avait réalisé Paysages (1950), une œuvre singulière et magnifique.

Procédons alors avec ordre, suivant tout d’abord, la première approche de Bachelard au surréalisme, à partir de la fin des années Trente, comme elle s’est développée à travers le Lautréamont (1939)[1], à lui suggérée par le jeune Caillois, une œuvre unique dans le panorama poétique bachelardien ; ensuite, dans les années Cinquante, Paysages (1950)[2], l’œuvre composée à quatre mains avec Flocon, graveur proche du surréalisme ; enfin, l’admiration pour le poète mexicain Octavio Paz, référence parcourant les Poétiques de la vieillesse. Il y avait été initié, comme dans le cas de Lautréamont, par un autre jeune, Jean-Clarence Lambert, qui entretint avec le philosophe une correspondance (1953-1961), véritable échange de songes et de poésie, que nous avons eu l’honneur et le plaisir de traduire et d’éditer en italien en 2013[3].

Un graveur (Flocon), deux poètes (Lautréamont, Paz, tous deux d’Amérique Latine…), deux jeunes esprits géniaux (Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert), qui séduisent Bachelard, le projetant vers un horizon particulier, surréaliste, proche du surréalisme, aux marges du surréalisme, que Bachelard, philosophe éminemment « romantique[4] », traversera d’une façon passionnée et séduisante[5].

  1. Lautréamont

 Les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont[6], analysés par Bachelard dans son Lautréamont (1939) mais aussi dans d’autres œuvres, sont exemplifiés, par Bachelard, à travers la définition psychanalytique du « Complexe de Lautréamont », qui pose son sceau sur le bestiaire qui caractérise, avec toute sa violence, cruauté, agression, « le cruel blason du Comte de Lautréamont[7] ».

C’est le cas de l’ample éventail des animaux, classés par Bachelard avec une habileté minutieuse, de leurs « organes offensifs », de leurs « moyens d’agression animale[8] », ou « schème dynamique[9] », qui définissent l’animalisme[10] de Lautréamont, sa phénoménologie animalisante [11] (voir, par exemple, la dent et la corne, la défense, la patte, la ventouse, le dard, le venin ; ou, encore, la mâchoire, le bec ; ou, enfin, la griffe et la ventouse), correspondant – selon Bachelard – « au double appel de la chair et du sang[12] », qui envahit ses « royaumes de la colère[13] ».

En somme, pas simplement les animaux, mais surtout leurs organes et leurs modalités d’action – et d’agression – définissent le cruel blason du bestiaire de Lautréamont.

Et pourtant, le sens le plus profond d’Isidore Ducasse, selon Bachelard, ne se borne pas à cette liste d’animaux et d’organes. Ce qui fait du bestiaire de Ducasse le cruel blason du Comte de Lautréamont n’est pas une chose, ou un ensemble presque infini de choses, mais plutôt une modalité précise de fonctionnement des choses : leur changement continu et épouvantable, leur fusion, leur mutation : ce qui produit enfin un dispositif de métamorphose – continu, infini, effroyable.

« Bien entendu, entre les espèces, il y a des contaminations. Ainsi le poulpe prend des ailes et les poulpes ailés ressemblent de loin à des corbeaux […] Inversement, dans l’énorme combat de l’aigle et du dragon, l’aigle, collé au dragon “par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec […] jusqu’à la racine du cou dans le ventre du dragon” » – cite Bachelard, en soulignant la métamorphose continue – des animaux, des organes, des gestes et des mouvements ou actions – qui promeut, valorise, agrandit, comme dans un somptueux cauchemar, la cruauté. Et il commente : « Ces interférences des actions de la griffe et de la ventouse montrent bien, croyons-nous, que la volonté d’agression garde en éveil toutes ses puissances et qu’on mutilerait le lautréamontisme si l’on polarisait sa violence dans une voie unique »[14].

La métamorphose, typique de Lautréamont ainsi que des bestiaires médiévaux et de toute mythologie ou tératologie classique[15], représente, selon Bachelard, le sens le plus profond du lautréamontisme. Un dispositif psychologique, artistique, littéraire, esthétique et donc, si vous voulez, philosophique, qui distingue Lautréamont par respect à d’autres génies de la cruauté : de Sade à Casanova, de Kafka aux poètes latins[16]. Hybridation, variation, contamination, la métamorphose s’impose dans Lautréamont tel dispositif théorique fondamental, pas seulement de Ducasse, mais du surréalisme à part entière, que le Comte de Lautréamont précède et prépare (relief témoigné, entre autres, par l’intérêt suscité par Lautréamont chez les surréalistes, à partir des peintres qui, nombreux – à partir de Magritte de l’Édition La Boétie des Chants de 1948[17] – illustreront ses personnages et ses histoires).

Un dispositif métamorphosant, dynamique, variationnel, qui, véritable tropologie (du grec tropo/trepo, varier, se transformer), soutient deux principes qui seront fondamentaux dans la poétique bachelardienne : l’imagination et la rêverie.

Je me réfère à la faculté de l’imagination conçue par Bachelard comme pouvoir non simplement de former les images, mais plutôt de les dé-former ; je me réfère au pouvoir métamorphosant du rêve et surtout de la rêverie qui se pose, chez Bachelard comme chez Lautréamont, origine, variation, création, soulignant toute sa portée ontologique, variationnelle, poïétique, dans une gemmation infinie qui, « langage en fleur »[18], transforme, renouvelle et crée des images de plus en plus différentes.

L’imagination, tout d’abord, sur laquelle Bachelard insiste dans la Conclusion à son Lautréamont, soulignant « la ligne de force de l’imagination[19] » représentée par Isidore Ducasse. Une ligne qui exalte l’imagination « créatrice » et « vitale »[20], selon une filiation qui va de Kant à Corbin[21]. À ce moment, Bachelard emprunte à deux auteurs, explicitement nommés : Roger Caillois de Le Mythe et l’homme et Armand Petitjean de Imagination et réalisation[22].

Caillois, le chanteur des pierres et des pieuvres, lui a appris cet « effort esthétique de la vie[23] », qui lie entre eux – à la manière de Lautréamont – biologie, minéralogie et imagination plus que l’on puisse imaginer. Caillois, le passant de l’Argentine et de la Patagonie, passionné des pierres et des cailloux, qui lui appréhende le démon de l’analogie, qui traverse le monde, l’enveloppant d’un réseau de coïncidences liant entre eux les règnes minéral, végétal, animal, et démontrant que « l’être vivant a un appétit de formes au moins aussi grand qu’un appétit de matière »[24], à savoir « une certaine correspondance ponctuelle entre les diverses trajectoires formelles »[25], où se développe le dispositif premier de toute imagination : la métamorphose[26].

Petitjean, lui a enseigné le caractère vital et projectif de l’imagination, encore une fois parfaitement compatible avec l’agressivité du lautréamontisme. Une imagination dynamique, ouverte, active, qui « développe des projets en tous sens »[27], et qui, encore une fois, souligne la force de la métamorphose, qui confirme pour Bachelard tel aspect spécifique de Lautréamont[28].

Métamorphose, donc, tel dispositif spécifique de l’imagination chez Lautréamont, Caillois, Petitjean. Dispositif qui se confirmera fondamental aussi dans un autre pivot de la poétique bachelardienne, à ce moment simplement ébauché : la rêverie, ce « rêve aux yeux ouverts », ce « rêve au féminin », qui, objet d’une poétique de la vieillesse, La Poétique de la rêverie (1960)[29], héritière de La Fontaine, de Chateaubriand et de Rousseau, thématisée au début du XXe siècle par Paul Souriau[30], représentera en effet le triomphe de la métamorphose, dynamique, tropologique, variationnelle, fixée, comme elle le sera, sur les principes d’origine, variation, création.

Lautréamont, donc, aube et aurore du surréalisme, en tant qu’inspirateur de Bachelard, du côté de la métamorphose, de l’imagination et de la rêverie.

Mais Isidore Ducasse n’est pas le seul génie du surréalisme fréquenté par Bachelard. Il se trouve en bonne compagnie, suivi, comme il l’est, par d’autres grands noms du surréel, souvent du côté des arts : Albert Flocon, par exemple, le graveur surréaliste avec qui Bachelard écrit à quatre mains, en 1950, Paysages, un ouvrage précieux tissé de gravures et de réflexions philosophiques.

  1. Albert Flocon

 

© Valeria chiore

Ce sont, les 15 planches qui composent Paysages. Notes d’un philosophe pour un graveur [31], la deuxième expression de la proximité de Bachelard au surréalisme.

Un graveur, Albert Flocon, de son vrai nom Albert Mentzel, réfugié allemand en France en 1933, qui aimait se confronter avec les écrivains et les philosophes de son époque (voir, au-delà de Bachelard, son ouvrage avec Éluard[32]) et qui, « à la frontière entre le surréalisme et le réalisme métaphysique »[33], sollicite en Bachelard des réflexions saisissantes, encore une fois centrées, tropologiquement, sur la notion de mouvement (tout à fait semblable, pour plusieurs aspects, au concept ducassien de métamorphose), déclinée en tant que force, provocation, volonté.

© Valeria chiore

Mouvement

Le mouvement, tout d’abord.

« Le graveur se voue au mouvement »[34]. Ainsi, lapidairement, Bachelard définit le travail du graveur. Inducteur, grâce à son intrinsèque dynamisme, d’imagination, rêve et art, le mouvement est mouvement premier, trajectoire, énergie –, capable d’entraîner des masses, redonnant à chaque forme sa propre force, direction et dynamisme. Énergie, force, dynamisme, la gravure est, pour Bachelard, expression de mouvement, et Paysages se configure comme un véritable éloge du mouvement.

« En perdant la couleur – la plus grande des séductions sensibles – le graveur garde une chance : il peut trouver, il doit trouver le mouvement. La forme ne suffirait pas. La seule forme passivement copiée ferait du graveur un peintre diminué. Mais dans l’énergique gravure, le trait n’est jamais un simple profil, jamais un contour paresseux, jamais une forme immobilisée. Le moindre trait d’une gravure est déjà une trajectoire, déjà un mouvement et, si la gravure est bonne, le trait est un premier mouvement, un mouvement sans hésitation ni retouche. […] Alors le trait entraine des masses, propulse des gestes, travaille la matière, donne à toute forme sa force, sa flèche, son être dynamique. Voilà pourquoi un philosophe qui a passé dix ans de sa vie à réfléchir sur l’imagination de la matière et sur l’imagination des forces s’enchante de la contemplation activiste d’un graveur et se permet d’exposer, sur chaque gravure du présent ouvrage, ses propres réactions »[35].

Une sorte d’induction et de coéfficientisation psychique de la matérialité qui, déjà thématisée par Bachelard dans la Doctrine Tétravalente des Tempéraments Poétiques sous forme de Imagination Matérielle – imagination de la matière, des forces, du mouvement[36] –, se résout, enfin, dans l’Introduction à Paysages (« Introduction à la dynamique du paysage »[37]), en force, provocation, volonté.

© Valeria chiore

Force

La force, donc.

« C’est cette force intime découverte dans les choses qui donne à l’objet gravé, au paysage gravé, son relief. […] C’est de dynamomètres dont le graveur a besoin. Plus exactement, il est le dynamomètre universel qui mesure les poussées du réel, le soulèvement du levain terrestre, l’opposition de la masse des objets […] Le graveur, en effet, nous permet de retrouver des valeurs de force dans le style même où le peintre nous apprend la valeur d’une lumière […] dans les formes habitées par un mouvement surabondant, impatient de surgir. […] Ces vertus de la force initiale, l’énergique gravure ne les perd pas lorsqu’elle est couchée sur la page blanche […] Elle a pour le songeur qui accepte les sollicitations de l’image, pour celui qui veut vouloir en voyant, des fonctions de stimulation sans cesse ravivées, […] des colères initiatrices, […] d’encouragements à vouloir. […] Le paysage gravé nous met au premier jour d’un monde. Il est la première confidence d’un créateur. Il est un commencement. Or commencer est le privilège insigne de la volonté. Qui nous donne la science des commencements nous fait don d’une volonté pure »[38].

Poussée initiale et initiatrice qui nous pose aux origines du monde, la force se configure ici tel premier caractère du mouvement, réclamant des prérogatives ontologiques fortes et irréductibles, se configurant tel principe d’induction, coéfficientisation, production de sens, inaugurant une sorte de lexique du pro – : production, projection, provocation.

La force, en somme, se donne en tant que provocation.

Provocation

 « Si le paysage du poète est un état d’âme, le paysage du graveur est un caractère, une fougue de la volonté, une action impatiente d’agir sur le monde. Le graveur met un monde en marche, il suscite les forces qui gonflent les formes, il provoque les forces endormies dans un univers plat. Provoquer, c’est sa façon de créer »[39].

Vecteur d’induction, le graveur se pose telle expression de provocation, attribuée quelquefois à la matière, quelquefois au sujet – poète, artiste, graveur : comme si la relation entre homme et nature, déjà traitée par Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la Volonté[40] sous le signe conflictuel de résistance (de la matière) ou d’agression (de l’homme)[41], s’impose maintenant en tant que brusquerie et cosmodrame, reverdissant les fastes d’autres références philosophiques : l’instauration de Souriau[42], l’instant de Roupnel[43], et, surtout, la volonté, de Schopenhauer et de Nietzsche.

Volonté

 « Mais si la gravure est, comme nous le croyons, une essentielle intervention de l’homme dans le monde, si le paysage gravé est une maîtrise rapide, fougueuse de l’univers, le graveur va nous fournir des tests nouveaux, des tests de volonté. Les paysages gravés sont les tests de la volonté énorme, de la volonté qui veut tout le monde d’un coup »[44].

La volonté se configure ici tel sens profond de la gravure, d’un graveur dominé, selon Bachelard, par une sorte de « Complexe de Jupiter »[45]. Volonté qui, forte déjà depuis La terre et les rêveries de la volonté, dans le signe de Nietzsche et Schopenhauer, s’impose de plus en plus du côté nietzschéen, exaltant le surhomme et la volonté de puissance, pour les livrer à leur propre intrinsèque créativité.

Force, provocation et volonté, le Mouvement, chiffre des gravures de Flocon, représente le sens le plus authentique de la poésie, emphatisant le dynamisme typique de la métamorphose ducassienne et confirmant l’équivalence, chez Bachelard, entre surréalisme et tropologie.

Une équivalence accentuée, dans les dernières poétiques des dernières années, à travers la fréquentation établie par Bachelard avec de nouveaux artistes, provenant des quatre coins du monde, qui lui ont été présentés, encore une fois, par un nouveau jeune ami : le poète et critique d’art Jean-Clarence Lambert qui, connu dans les années Cinquante, initie le philosophe au surréalisme planétaire.

  1. Octavio Paz

 « Lettres à un jeune poète »[46], l’expression délicate employée par Françoise Py en guise d’Introduction aux Lettres de Bachelard à Jean-Clarence Lambert, nous éclaire le nouveau monde qui va s’ouvrir pour le vieux philosophe grâce à son jeune ami entreprenant.

 

Nous sommes en 1953, quand, âgé de seulement 23 ans, Jean-Clarence Lambert commence à envoyer à Gaston Bachelard les résultats de sa recherche poïétique : de Robert Lapoujade et Michel Carrade à André Pieyre de Mandiargues ; de La Jeune École de Paris au groupe Cobra, pour aboutir à Octavio Paz et Artur Lundkvist, poètes proches du surréalisme, qu’il a connus et traduits en français, donnant au philosophe la possibilité de bénéficier encore une fois de suggestions riches et séduisantes[47].

Cela sera pour Bachelard une bouffée d’oxygène lire en français, du suédois et du mexicain, d’aigles et de soleil, de feu contre feu. Un nouveau flux d’images, très intenses et captivantes, qui ravissent son imagination toujours assoiffée de songes.

Et il écrit, remerciant son jeune ami pour l’envoi de Feu contre feu[48] du poète suédois Lundkvist, dans la Lettre n° 5 du 11 mars 1959 :

« Artur Lundkvist est un génie. Son livre est une explosion de poésie. Il est du pays de la dynamite et de tous côtés il projette des étoiles ». Et, encore : « Vous avez rendu un service extraordinaire à la Poésie en transcrivant de tels poèmes ». Et, enfin : « Désormais la Suède poétique vous appartient. Il vous faut nuit et jour nous dire ce qu’est ce pays de la poésie stellaire »[49].

Et en effet les vers du poète suédois seront cités par le philosophe dans La Flamme d’une chandelle, en tant que « images poétiques de la flamme »[50].

Et encore, dans la Lettre n° 3 du 22 mai 1957, se référant à l’envoi de la traduction française de Aigle ou Soleil ?[51] du poète mexicain Octavio Paz, il s’exclame :

« Que de jours ont passé depuis ce beau jour où vous m’avez envoyé Aigle ou Soleil ?! ». Et il ajoute : « Et le livre n’a plus quitté ma table. Et ma lettre vous dira mal tout le bonheur éprouvé en lisant ces admirables pages. […] Dans les mauvaises heures je relie Octavio Paz. Et vous m’aidez à “inventer la Parole”. C’est l’essentiel quand les mots se pressent la vie s’achève ». Et il conclut, félicitant les traducteurs Lambert et Charpier : « Vous me rendez grand service en traduisant, sans vous reposer un instant, du Paz. Et je suis heureux que vous travailliez avec Charpier. À deux on va trois fois plu vite »[52].

Et Jean-Clarence Lambert, qui ensuite, répondant à l’appel de Bachelard, traduira de plus en plus du Paz et des poètes mexicains, se rappelle avoir lui-même accompagné Paz chez Bachelard, à Paris, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, et d’avoir causé avec lui de poésie, en ajoutant :

 

« Era come se la lettura di una poesia sostituisse, per lui, la preghiera del mattino/C’était comme si la lecture d’un poème était, pour lui, la prière du matin »[53].

 

Ce n’est pas par hasard qu’Octavio Paz sera cité à plusieurs reprises par Bachelard dans La Flamme d’une chandelle, en tant qu’expression de « La verticalité des flammes », ou de « Les images poétiques de la flamme », ou de « La lumière de la lampe »[54], souvent sous le signe de la fusion et de la métamorphose qui rendent sa propre force originaire à la poésie[55].

Sans parler d’une citation qui est présente aussi dans Fragments d’une Poétique du Feu, où Aigle ou Soleil ? de Paz devient Aigle et Soleil, témoignant, grâce à la synthèse des deux images, la force de l’imagination poétique[56].

Il s’agit, ici, de la dernière confrontation bachelardienne avec le surréalisme. Et Bachelard en demeure encore une fois conquis. Et non plus, simplement, pour le pouvoir tropologique, dynamique, métamorphosant de la parole poétique, comme il fut dans le cas de Lautréamont ou de Flocon, mais, cette fois, pour la puissance pour ainsi dire radicale de la parole poétique : pour cela que, dans ses dernières poétiques, il appellera ontologie de la parole poétique.

 

Une sorte de torsion ontologique de sa réflexion sur la poésie, qui lui donnera la possibilité d’envisager, dans la parole poétique, la racine même de l’être.

Cela vaut, certainement, selon Bachelard, pour la poésie à part entière. Cela vaut surtout, pour la parole des surréalistes, qui, peut-être, plus que les autres, joue un rôle fondamental dans l’instauration et dans la création poétique[57].

Lautréamont et Flocon, Lundkvist et Paz : à travers la médiation géniale de Roger Caillois/Lautréamont, Albert Flocon et de Jean Clarence Lambert, le surréalisme s’est glissé entre les replis de la réflexion de Bachelard, homme du théorème durant le jour, mais homme du poème pendant la nuit, en éclairant ses songes et lui donnant, jusqu’à sa fin, la force du rêve.

 

« Merita ciò che sogni/Mérite ce que tu songes »[58], disait Octavio Paz, comme le rappelle Jean-Clarence Lambert : grâce à lui, à Flocon, à Caillois, grâce aux images, aux gravures et aux paroles des surréalistes, Bachelard a été sans doute à la hauteur de ses rêves.

 

[1] BACHELARD G., Lautréamont [1939], José Corti, Paris, 1995.

[2] BACHELARD G. – FLOCON A., Paysages. Notes d’un philosophe pour un graveur [1950], Éditions de l’Aire, Lausanne, 1982. L’œuvre fut publiée aux éditions Eynard, Rolle en 1950. Le texte de Bachelard a été repris in BACHELARD G., Le droit de rêver, Paris, 1970, pp. 70-93.

[3] BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert (1953-1961), trad. e cura di V. Chiore, pref. di F. Py, Scolii di J.-C. Lambert, Il Melangolo, Genova, 2013. Les Poétiques de la vieillesse seront citées dans le dernier paragraphe de cet article.

[4]  Cfr. LIBIS J. – NOUVEL P., Gaston Bachelard : Un rationaliste romantique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 1997.

[5] Bachelard apprécie, au-delà des poètes et des artistes analysés dans ce texte, beaucoup de surréalistes, de Breton à Eluard, d’Artaud à Cocteau, de Queneau à Leiris et à plusieurs autres, cités dans ses œuvres poétiques. Pour ce qui regarde les récurrences des auteurs, surréalistes ou non, dans l’œuvre de Bachelard, voir : LIBIS J. (direction), Les Lectures de Gaston Bachelard. Index bibliographique, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2011. Sur le rapport entre Bachelard et le surréalisme, voir : MASSONET S., Du surrationalisme à Cobra. Gaston Bachelard et les marges du surréalisme, « bachelardiana », 7, 2012, pp. 93-104 et ID, Le bestiaire de Lautréamont. Une figure de l’imagination agressive, « bachelardiana », 8, 2013, pp. 107-114. Massonet insiste soit sur la relation entre Bachelard et Caillois, qui aboutira tant dans Lautréamont et dans Inquisitions, n° 1, 1937, la célèbre revue à numéro unique pour laquelle le philosophe composera le texte sur le surrationalisme, propédeutique à son approche du surréalisme ; que sur la relation entre Bachelard et Lambert, qui présentera au philosophe des poètes comme Paz et Lundkvist, ou des peintres du groupe Cobra, tels Dotremont, Vandercam, Jorn, qui, à leur tour, seront fulgurés par Bachelard (sur ce point, voir : Foucault M., Gaston Bachelard. Un certain regard, 02 oct. 1972, www.ina.fr.). La relation entre Bachelard et les surréalistes a été analysée inévitablement en rapport avec Breton. À ce propos, voir : CAWS M.A., Gaston Bachelard and André Breton : a poetics of possibility, University of Kansas, 1962 ; ID, Surrealism and the literary imagination : a study of Breton and Bachelard, Mouton, La Haye, Paris, 1966.

[6] DUCASSE I., COMTE DE LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror [1868/69], Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2009.

[7] BACHELARD G., Lautréamont, op. cit., p. 29. Le poète Lautréamont recourt aussi dans les œuvres suivantes de Bachelard : L’Eau et les rêves (pp. 52, 73), La Terre et les rêveries de la volonté (p. 81), La Terre et les rêveries du repos (pp. 14, 284), Le droit de rêver (p. 180), L’engagement rationaliste (p. 33), Le Matérialisme rationnel (p. 75), Le Rationalisme appliqué (p. 42).

[8] BACHELARD G., Lautréamont, op. cit., p. 30.

[9] Ivi, p. 41.

[10] Ivi, p. 33.

[11] Ivi, p. 38.

[12] Ivi, pp. 32-33.

[13] Ivi, p. 39.

[14] Ivi, p. 46.

[15] « Dans les bestiaires du moyen âge, la frayeur continue les images comme le fait le cauchemar ducassien » (Ivi, p. 43).

[16] Ivi, pp. 15-20.

[17] DUCASSE I., COMTE DE LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror [1868/69], La Boétie, Bruxelles, 1948, illustré par R. Magritte.

[18] BACHELARD G., Lautréamont, op. cit., p. 58.

[19] Ivi, p. 142.

[20] Ivi, pp. 143-148.

[21] KANT I., Critique du Jugement, 1790 ; CORBIN H., L’imagination créatrice dans le soufìsme d’ibn « Arabi, Flammarion, Paris, 1958. À cette époque Bachelard ne connaît pas encore Henry Corbin, qu’il lira seulement dans ses dernières années, comme le démontrent les citations remarquées dans La Flamme d’une chandelle [1961], PUF, Paris, 1996, pp. 65 et 87.

[22] CAILLOIS R., Le mythe et l’homme, Gallimard, Paris, 1938. PETITJEAN A., Imagination et réalisation, Denoël et Steele, Paris, 1936.

[23] BACHELARD G., Lautréamont, op. cit., p. 143.

[24] Ivi, p. 144.

[25] Ibidem.

[26] C’est le cas du Fantastique naturel, à son tour emprunté à la Fantastique Transcendantale d’inspiration romantique et novalisienne, un aspect fondamental de l’Esthétique généralisée de Roger Caillois. « Il faut que l’être vivant, quel qu’il soit, solidarise des formes diverses, vive une transformation, accepte des métamorphoses, étale une causalité formelle réellement agissante, fortement dynamique » – dit Bachelard, posant la métamorphose tel dispositif fondamental de l’imagination, de l’art, de la poésie. C’est pour cela que « le bestiaire de nos rêves anime une vie qui retourne aux profondeurs biologiques » ; c’est pour cela que « toutes les hérésies biologiques peuvent donner des fantasmes » (BACHELARD G., Lautréamont, op. cit., pp. 144-147).

[27] Ivi, p. 152.

[28] « L’on retrouve facilement – dit Bachelard – en méditant l’ouvrage de Petitjean, les enseignements et les paradoxes ducassiens : les instants décisifs de la causalité formelle sont les instants où les formes se transforment, où la métamorphose donne le jeu complet de l’être ». Et, encore : « Les formes ne sont pas des signes, ce sont les vraies réalités. L’imagination pure désigne ses formes projetées comme l’essence de la réalisation qui lui convient. Elle jouit naturellement d’imaginer, donc de changer de formes. La métamorphose devient ainsi la fonction spécifique de l’imagination » (ibid., p. 149-153). Sur ce point, pour ce qui concerne les concepts de métamorphose, imagination, songe et rêverie, Bachelard note : « Quand le poète s’est donné le droit de schématiser ainsi les réalisations, la puissance de métamorphose est à son comble. Des morceaux d’êtres divers, comme dans un cauchemar, vont s’assembler […] Naturellement, cette genèse morcelée, hétéroclite, hébétée, construite sur un chaos biologique, a donné lieu à des diagnostics de folie ou à des accusations d’artifices macabres » – souligne Bachelard, là où, à son avis, il s’agit simplement d’un besoin poétique primaire, primitif et élémentaire : « le besoin d’animaliser (et, ajoutons-nous, de métamorphoser) qui est à l’origine de l’imagination » (Ivi, p. 51). Et bien, oui, du moment où la poésie, l’imagination et le rêve doivent, selon Bachelard, métamorphoser choses et images ; elles doivent former et dé-former, fondre et con-fondre, selon une sorte de théorème géométrique (de la géométrie projective) qui récit : « Quels sont les éléments d’une forme Poétique qui peuvent être impunément déformés par une métaphore en laissant subsister une cohérence poétique ? » (Ivi, p. 54). Et encore, à propos du principe de dé-formation : « D’une manière plus simple, c’est dans l’étude de la déformation des images qu’on trouvera la mesure de l’imagination poétique. On verra que les métaphores sont naturellement liées aux métamorphoses, et que, dans le règne de l’imagination, la métamorphose de l’être est déjà une adaptation au milieu imagé » (Ivi, p. 55). D’où les références à Eluard et à Baudelaire, qui ont entretenu avec les métamorphoses et les correspondances des relations constantes (et aussi aux peintres, tels Valentine Hugo, qui, grâce à leur « puissance transformante », ont représenté graphiquement leurs poèmes [Ivi, p. 57].

[29] BACHELARD G., La Poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1960.

[30] LA FONTAINE J., Les Fables, 1668 [voir, surtout : « La Laitière et le Pot au lait »] ; ROUSSEAU J.-J., Rêveries du promeneur solitaire, 1782 [voir, surtout : « Cinquième Promenade »] ; CHATEAUBRIAND F.-R., Journal de voyage, 1827 ; SOURIAU P., La rêverie esthétique. Essai sur la psychologie du poète, Paris, Alcan, 1906. Sur ce point, voir : CHIORE V., Paul Souriau, La rêverie esthétique. Une brève note, « bachelardiana », 9, 2014.

[31] BACHELARD G. – FLOCON A., Paysages, op. cit. Bachelard dédiera à Flocon trois textes, qui seront recueillis dans Le Droit de rêver [1970], PUF, Paris, 2002 : Introduction à la dynamique du paysage, pp. 70-93, déjà in Paysages, op. cit. ; Le Traité du burin d’Albert Flocon, pp. 94-98 ; Châteaux en Espagne, pp. 99-121.

[32] ELUARD P. – FLOCON A., Perspectives, Maeght, Paris, 1949.

[33] Ibidem.

[34] BACHELARD G. – FLOCON A., Paysages, op. cit., p. 26.

[35] Ivi, pp. 9-10. Notre la notation en gras.

[36] Ce sont cela, respectivement, les sous-titres de L’Eau et les Rêves [1942], La Terre et les Rêveries de la Volonté [1947], L’Air et les songes [1943], trois des cinq textes qui, avec La Psychanalyse du Feu [1938] et La Terre et les Rêveries du Repos [1948], composent la Doctrine Tétravalente des Tempéraments Poétiques.

[37] BACHELARD G. – FLOCON A., Paysages, op. cit., pp. 9-18.

[38] Ivi, pp. 12-14.

[39] Ivi p. 10.

[40] À ce propos, voir : BACHELARD G., La Terre et les Rêveries de la Volonté [1947], Paris, 1988, p. 43 et p. 49.

[41] Selon une phénoménologie de la matière puisée à Leroi-Gourhan. Cfr. André Leroi-Gourhan [1911-1986], anthropo-ethnologue français souvent cité par Bachelard in La Terre et les Rêveries de la Volonté [p. 43 et p. 49], représente une référence importante pour ce qui concerne la réflexion bachelardienne sur le dynamisme en tant que conflit entre homme et matière.

[42] SOURIAU E., L’instauration philosophique, Alcan, Paris, 1939.

[43] ROUPNEL G., Siloë, Librairie Stock, Paris, 1927. Sur ce point, voir : BACHELARD G., L’Intuition de l’instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Librairie Stock, 1932.

[44] BACHELARD G. – FLOCON A., Paysages, op. cit., p. 15.

[45] Ivi, p. 16.

[46] PY F., « Bachelard: Lettere a un giovane poeta », pref. in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert [1953-1961], op. cit., pp. 5-9.

[47] « Ho un po’ più di vent’anni, mi avvicino ai surrealisti, poi agli artisti Cobra, poi ancora a quelli dell’astrazione lirica, come Robert Lapoujade, autore, tra l’altro, di un ritratto alla ‘Ingres’ di Bachelard, spesso riprodotto » (LAMBERT J.-C., « Scolii », in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert (1953-1961), op. cit., p. 50) : ainsi Jean-Clarence Lambert, rappelant sa rencontre avec Bachelard. Bachelard cite Jean-Clarence Lambert aussi dans La Poétique de la rêverie, op. cit., pp. 163 et 173 et dans La Flamme d’une chandelle, op. cit., p. 56.

[48] LUNDKVIST A., Feu contre feu [tr. fr. par J.-C. Lambert], Paris, Falaize, 1958.

[49] BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert [1953-1961], op. cit., pp. 38-40. Et J.-C. Lambert, de sa part, se demande : « Se ho intensificato il numero di traduzioni, fino a pubblicare una Anthologie de la poésie suédoise, ampio lavoro edito nel 1971 (UNESCO/Le Seuil), non sarà stato, forse, per non deludere Bachelard, che mi scriveva in assoluta semplicità : ‘La Svezia poetica Le appartiene’ ? » [LAMBERT J.-C., « Scolii », in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert (1953-1961), op. cit., p. 57. Ici Lambert cite son livre Anthologie de la poésie suédoise, Paris, UNESCO/Le Seuil, 1971].

[50] BACHELARD G., La Flamme d’une chandelle, op. cit., p. 83. Bachelard cite les vers suivants : « le bleuet se dresse, électrique, dans le champ de blé et menace la moissonneuse comme la flamme d’une lampe à souder ».

[51] PAZ O., Aigle ou Soleil ? [tr. fr. par J.-C. Lambert], Paris, Falaize, 1957.

[52] BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert [1953-1961], op. cit., pp. 26-28.

[53] LAMBERT J.-C., « Scolii », in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert [1953-1961], op. cit., p. 54.

[54] Ce sont les titres de trois chapitres de La Flamme d’une chandelle, op. cit., respectivement aux pp. 56-69, 70-88, 89-105. Les citations de Paz sont respectivement aux pp. 56, 76 et 79, 98.

[55] « De telles synthèses d’objets, de telles fusions d’objets enfermés dans des formes si différentes, comme la fusion du jet d’eau et de la flamme, […] ne sauraient guère s’exprimer dans le langage de la prose. Il faut le poème, la flexibilité du poème, des transmutations poétiques […] Le poète mexicain Octavio Paz le sait bien qui dit précisément : l’hymne est à la fois Peuplier de feu, jet d’eau » – dit Bachelard. Et il conclut, en soulignant la parenté entre pouvoir métamorphique et ontologique de la parole poétique : « Avec les poètes de notre temps nous sommes entrés dans le règne de la poésie brusque, […] qui toujours veut vivre en paroles premières. Il nous faut donc écouter les poèmes comme des mots pour la première fois entendus. La poésie est un émerveillement, très exactement au niveau de la parole, dans la parole, par la parole » [BACHELARD G., La Flamme d’une chandelle, op. cit., pp. 76-77].

[56] BACHELARD G., Fragments d’une Poétique du Feu, PUF, Paris, 1988, pp. 100-101 [« Le titre du livre de Paz est Aigle ou Soleil ?. Dans le présente poème, il faut lire Aigle et Soleil, et reconnaître en toute sa grandeur l’équation cosmique […] Une telle synthèse naît spontanément dans une imagination poétiquement libre », Ivi, p. 101].

[57] Ce qu’Antonin Artaud, autre génie sulfureux de la poésie, cité par Jean-Clarence Lambert à ce propos, synthétise ainsi : « Vi è in Messico, fusa nelle colate di lava vulcanica, assimilata al suolo, vibrante nel sangue indiano, la realtà magica di una cultura di cui basterebbe davvero poco per accendere materialmente il fuoco » (Cité par Jean-Clarence Lambert in LAMBERT J.-C., « Scolii », in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert (1953-1961), op. cit., p. 60).

[58] PAZ O., Verso la poesia, cité par Jean-Clarence Lambert in LAMBERT J.-C., « Scolii », in BACHELARD G., Lettere a Jean-Clarence Lambert [1953-1961], op. cit., p. 55.

Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard

Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard

Pierre Taminiaux
Georgetown University

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Le surréalisme belge est demeuré l’une des branches les plus actives et les plus créatives du surréalisme tout au long du XXe siècle. J’étudierai ici le rôle du poète Paul Nougé dans son développement. Il est clair que son représentant le plus célèbre est René Magritte, un artiste qui acquit rapidement un statut international prééminent dans le monde de l’art moderne. Je préfère me concentrer alors sur une figure moins connue, surtout à l’étranger, bien que Nougé soit communément considéré comme une personnalité historique du mouvement en Belgique.

Tout d’abord, il faut noter que le surréalisme belge s’est constitué dès son origine comme un mouvement largement interdisciplinaire qui rapprocha constamment la littérature, les arts plastiques et la musique (pensons ici à l’apport du compositeur André Souris). Dans cette perspective, quand on parle d’un poète surréaliste belge, on se réfère aussi inévitablement au domaine de l’art auquel ce poète fut lié d’une manière ou d’une autre. Pour le surréalisme belge, en effet, il n’existait pas de pur poète. Mais il n’existait pas de pur artiste non plus. Le poète était toujours quelque part un homme des images ou des objets et l’artiste un homme des mots.

J’emploierai donc le terme : poète pour des raisons surtout pratiques. Le surréalisme belge, en effet, mit en question la notion même de poésie et sa signification intellectuelle pour la culture occidentale. Mallarmé avait déclenché ce questionnement d’une façon radicale à la fin du XIXe siècle avec son chef-d’œuvre poétique Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

À cet égard, il faut savoir que Mallarmé fut le poète préféré de Magritte, avant même Edgar Poe qu’il admirait pourtant beaucoup[1]. Le poète d’Un coup de dés insista en particulier sur la composition visuelle et graphique des mots sur la page blanche. En ce sens, il exprima l’impossibilité de la poésie pure, soit d’une forme strictement verbale qui devait seulement être lue et non pas regardée.

Paul Nougé explora le domaine visuel à la fois dans et en dehors de la poésie. Par exemple, il écrivit de nombreux poèmes visuels mais fut aussi simultanément un photographe. Sa pratique de la poésie doit ainsi se concevoir dans le cadre d’une pratique artistique globale. Par bien des aspects, il était donc autant un artiste qu’un poète surréaliste. L’art d’avant-garde, selon sa perspective personnelle, n’était jamais ni simplement la poésie ni simplement la peinture, mais bien toute entreprise qui possédait une dimension créative et qui gommait les distinctions classiques entre les disciplines et les formes.

Bord de rêve

Nougé, comme la plupart de ses collègues belges, s’opposa à la théorie de l’automatisme construite par Breton dans Le Manifeste du surréalisme de 1924. Il se méfiait de la démarche psychanalytique sur laquelle elle reposait. En d’autres termes, il ne pensait pas que l’inconscient constituait la première source de l’imagination poétique. Mais il crut néanmoins, comme Breton, en la nature révolutionnaire du surréalisme, ce que démontre bien sa signature du Manifeste du Surréalisme révolutionnaire en 1947.

La question essentielle de la révolte occupait une place importante dans le texte de ce manifeste. Celle-ci était, selon les signataires, à l’origine du mouvement surréaliste dans son ensemble. Mais ceux-ci reprochèrent alors à Breton et à ses collègues les plus proches d’avoir négligé sa dimension proprement historique qui permettait précisément de transformer la révolte en un authentique projet révolutionnaire :

Le surréalisme a réussi à provoquer une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave. Il a ouvert à la révolte intérieure le champ d’une expérience sans autre limite que celle de l’univers. Il a discipliné cette révolte dans une activité collective. Mais des deux branches de son compas, il n’assurait que celle qu’il avait plantée au cœur de l’individu, laissant tournoyer l’autre au hasard d’une réalité qu’il négligeait de considérer historiquement. L’épreuve passionnée des conditions faites à la révolte dans le monde, il commettait la faute de ne pas la poursuivre au fur et à mesure que se dessinaient, en dehors de lui, des perspectives vivantes de la révolution, au fur et à mesure que s’établissaient dans les faits les premiers jalons d’une action révolutionnaire, au fur et à mesure que se développait un mouvement révolutionnaire qui avait des chances d’aboutir, qui seul marquait l’événement de sa volonté d’aboutir.

Nougé souscrit donc à cet élan révolutionnaire renouvelé du surréalisme, à une époque où Breton s’en était détaché au profit soit de l’utopie sociale fouriériste, soit de pratiques ésotériques et magiques diverses à caractère pseudo-scientifique. L’accent mis sur l’inscription historique de la révolte fondatrice du surréalisme impliquait pour les cosignataires de ce Manifeste l’adhésion sans équivoque au marxisme. Celui-ci semblait alors pour Nougé et ses collègues le seul système d’idées capable de « changer la vie » tout en « transformant le monde ». Par contraste, le surréalisme de Breton avait, selon eux, progressivement abandonné le projet d’une telle synthèse :

Pour avoir méconnu cette nécessité, il compromettait l’épanouissement d’une révolte unitive, seule efficace. Loin d’unifier les deux mots d’ordre : changer la vie-transformer le monde, il en faisait un dilemme d’où les surréalistes ne sortirent qu’individuellement, disloquant la première instance surréaliste. [2]

La date même de ce document, c’est-à-dire 1947, peut à bien des égards expliquer de telles prises de position radicales. Elle correspondait à un temps où l’illusion communiste possédait encore un pouvoir certain auprès de nombreux artistes et écrivains, et pas seulement en Belgique. Paul Nougé et les autres signataires de ce texte insistèrent ainsi sur la nature surtout collective du mouvement surréaliste, et donc par extension, de la révolte envisagée dans sa réalité à la fois artistique et socio-politique.

Ils dénoncèrent dans cette perspective les dérives philosophiques et les renoncements esthétiques du surréalisme de l’après-guerre, issus en grande partie de sa commercialisation et de sa diffusion sociale et culturelle grandissante : « Loin d’exercer cette vigilance, le surréalisme a tenté de réagir à sa vulgarisation sur les marchés et sur les foires par une surenchère de désespérance et d’étrangeté, par un ésotérisme de mauvais aloi – un compromis de publicité et de mystère qui achevait de le livrer à ses ennemis.[3] »

Nougé contribua également à plusieurs revues surréalistes belges, parmi lesquelles Les Lèvres Nues, qui parut dans les années cinquante et inclut les contributions régulières de ses collègues Marcel Mariën et Louis Scutenaire[4], mais aussi des membres les plus importants de l’Internationale Lettriste comme Guy Debord.

Parmi ces publications, on trouve aussi La Carte d’après nature, une revue au format singulier puisqu’elle apparut dans les années cinquante comme une série de cartes postales combinant textes écrits et images. Elle inclut en particulier un hommage à Poe par Magritte ainsi qu’un article de Nougé intitulé : « Récapitulation », qui tenta de synthétiser le projet esthétique et philosophique du surréalisme belge et de répondre à ses détracteurs, qui étaient encore nombreux en Belgique après la Seconde Guerre mondiale.

Dans « Récapitulation », Nougé insista sur le fait que le surréalisme belge avait tenté d’accorder une valeur sensiblement égale et une même dignité à toutes les formes de pratiques artistiques, des objets trouvés aux collages et aux photographies. Le poète surréaliste belge, en ce sens, était aussi et presque inévitablement un critique.

La critique constituait un aspect important de son travail, dans la mesure où elle lui permettait de mieux formuler ses idées personnelles sur la littérature et l’art. Les revues s’affirmèrent alors comme le parfait réceptacle de l’expression intellectuelle du surréalisme belge. Magritte lui-même fut d’ailleurs le rédacteur en chef de plusieurs d’entre elles, dont La Carte d’après nature. Certaines n’eurent cependant qu’une durée de vie éphémère. Elles témoignaient en outre souvent de la réalisation d’un concept particulier, au-delà de leur simple réalité en tant qu’objets physiques.

Dans une large mesure, la poésie de Paul Nougé fut une poésie de nature expérimentale. Mais elle reflétait également une forme d’urgence existentielle : l’expérimentation poétique exigeait dans cette perspective la création d’une langue avant tout ancrée dans le présent. Elle constituait en outre une métaphore privilégiée de la relation continue que la poésie surréaliste belge entretenait avec le monde physique.

Le mot : expérience apparut dans l’ouvrage principal de Paul Nougé intitulé L’Expérience continue, un recueil de poèmes, nouvelles et aphorismes qui sortit en 1966, un an seulement avant la mort de l’auteur[5]. Ce livre, qui rassembla des textes écrits sur plusieurs décennies, refléta le souci profond de rapprocher constamment la poésie et les arts visuels. Mais le mot : expérience se référait aussi à la formation scientifique de Nougé et à ses activités professionnelles de technicien chimiste travaillant en laboratoire.

Certains des poèmes inclus dans cet ouvrage étaient composés de grandes lettres qui devaient être lues de haut en bas et non de gauche à droite pour constituer de véritables mots ou vers. Cette disposition inhabituelle des pages dans ces poèmes exprimait les préoccupations constantes de Nougé pour des formes originales de lecture[6].

Il est intéressant de noter à cet égard que l’œuvre-somme de Nougé fut célébrée par Francis Ponge, qui, en tant que poète, se voua à l’observation serrée et à la description pointue de la nature et de ses formes[7]. Cette relation apparemment surprenante permit de souligner la quête d’une raison poétique dans l’œuvre de Nougé, c’est-à-dire de la poésie comme mode de connaissance et non pas seulement comme expérience sensible. Sur la quatrième de couverture de L’Expérience continue, Ponge décrit ainsi les caractéristiques physiques du poète pour mieux souligner sa personnalité artistique et intellectuelle :

De Paul Nougé – non seulement la tête la plus forte (longtemps couplée avec Magritte) du surréalisme en Belgique, mais l’une des plus fortes de ce temps – que dirais-je encore ? Sinon (mais c’est toujours, bien sûr, la même chose) qu’on ne saurait mieux la définir – cette tête – que par les propriétés et vertus du quartz lydien, c’est-à-dire comme une sorte de pierre basaltique, noire, très dure, et dont tout ce qui est du bas or craint la touche.

Tout à fait irremplaçable, on le voit.

Ponge et Nougé, au-delà de leurs évidentes divergences esthétiques, partagèrent l’idée d’une poésie quasi objective, ou en tout cas détachée d’un subjectivisme trop pesant. Ils lièrent également la question de la forme même de la poésie à celle de l’art : Le Parti pris des choses, ainsi, peut se lire comme un ensemble de natures mortes devenues poèmes. Enfin, l’approche scientifique de la poésie les attira conjointement : le regard du poète, chez Ponge, peut à cet égard être comparé à celui d’un botaniste ou d’un entomologiste qui observe la nature dans ses moindres détails.

La notion d’expérimentation niait par essence l’idée de chef-d’œuvre. La poésie de Nougé fixait son attention sur une esthétique particulière de la dissémination dans le langage poétique. Sa poésie était faite de morceaux et de fragments de discours : il eut ainsi régulièrement recours à la technique du collage pour exprimer cette vérité, une technique que Breton avait déjà éclairée dans son premier Manifeste dans le but de souligner l’esthétique aléatoire de la poésie surréaliste.

En outre, certains poèmes de Nougé n’étaient constitués que de quelques mots et imitaient dès lors même inconsciemment la forme concise et minimaliste du haïku. Cette attirance profonde pour une expression éminemment épurée n’était pas étrangère à la poésie surréaliste en général, surtout si l’on considère des poèmes de Paul Éluard dans Capitale de la douleur comme « Porte ouverte » ou « La rivière ».

On pourrait évoquer à ce sujet le terme d’esquisse ou de croquis poétique, qui font tous deux références au travail de l’artiste, du peintre ou du dessinateur, soulignant ainsi les constantes analogies plastiques du travail de Nougé. La forme poétique donne l’impression d’être inachevée, comme en suspens, appelant alors l’imagination du lecteur.

Dans L’Expérience continue, Nougé emploie lui-même ce terme d’esquisse à propos de ses « Équations et formules poétiques » qui jouent sur des consonances et des répétitions de certaines syllabes pour établir des rapports étroits entre les mots. Comme il l’écrit :

Il s’agit donc d’établir des systèmes d’équations de plus en plus complexes par le choix et le rapport des éléments (pour ne pas s’en tenir aux substantifs et à la proportion simple) et ensuite de résoudre ce système en poèmes.

Dans l’expérience ci-dessus relatée, les rapports premiers sont des rapports matériels (rapports sonores) utilisés et modifiés par la suite selon le sens ou l’effet des mots engagés.1928-1929. [8]

Dans un autre texte datant de 1932, il rassembla par ailleurs un ensemble de courts poèmes sur le corps sous le titre : « Ébauche du corps humain »[9], suggérant ainsi une sorte d’anatomie poétique. Les métaphores scientifiques ne quittèrent jamais vraiment la langue de Nougé, comme le montre bien l’affirmation suivante issue du même texte : « NOTRE CORPS nous propose une algèbre qui ne comporte aucune solution »[10].

Mais la science ouvre ici sur les potentialités éminemment ludiques du langage, plutôt que sur un quelconque discours analytique. Il s’agit bien de faire glisser le sens, de ne jamais l’immobiliser dans une forme prédéterminée ou déjà connue. Les esquisses poétiques ne constituent qu’une série de propositions ou un faisceau d’hypothèses sans véritable conclusion ni réponse.

Quatrième visage

En outre, Nougé intitula certains de ces très courts poèmes Cartes Postales. Pour introduire alors ceux qui figurent dans L’Expérience continue, il écrit : « Que l’on veuille imaginer une collection sans malice. Et s’en servir. Ces cartes conviennent à tous, à nos ennemis, à nos amis. On le sait, il n’y a plus d’indifférents. »[11] La carte postale renvoie bien évidemment à un objet quotidien, simple, maniable et surtout de petite taille. La poésie, dès lors, doit se situer à hauteur d’homme, c’est-à-dire être matérielle, concrète et pourtant imaginative. Mais la carte postale implique aussi nécessairement la rencontre des mots et des images. Elle n’est dans son essence qu’une illustration enrichie par un texte bref.

Elle se lit et se regarde ainsi simultanément comme forme visuelle autant que verbale. Ce thème de la carte postale est important pour le mouvement surréaliste, si l’on sait que Breton, en particulier, en faisait la collection. Nougé, cependant, l’associa spécifiquement à l’œuvre poétique saisie dans son immédiateté et sa spontanéité. Mais il souligna par là-même la nature fragile du poème et son caractère en quelque sorte éphémère.

La carte postale pose également la question de l’adresse et du destinataire. En ce sens, elle n’est jamais un objet anonyme mais concerne plutôt un sujet particulier à qui elle est envoyée et qui la reçoit. Elle définit dans cette perspective une forme d’intimité du langage au-delà d’une communication rapide et apparemment anecdotique.

On pourrait évoquer ici l’ironie fondamentale du surréalisme belge, à partir de Nougé. Par ironie, il faut entendre essentiellement la méfiance à l’égard de toute vérité prédéterminée et invariable. Mais cet état d’esprit implique également le rejet clair et net de systèmes théoriques comme l’interprétation freudienne des rêves. Par contraste, André Breton adhéra de manière enthousiaste à l’héritage intellectuel freudien dans le but d’exprimer sa propre vision de la poésie et de l’art à travers l’automatisme dans Le Manifeste du surréalisme de 1924.

C’est ce qui explique que la poésie de Nougé n’est jamais vraiment onirique, ni encore moins hallucinatoire, au contraire de certaines toiles de son illustre collègue Magritte. Elle se livre surtout à des interrogations spéculatives, sans jamais réellement imposer un ensemble d’images frappantes ni un monde intérieur qui serait issu de l’imaginaire.

Cette ironie constitue un élément commun des divers textes écrits par Paul Nougé, autant dans le domaine de la poésie que dans celui de la nouvelle. Elle impliquait pour lui une forme de détachement profond à l’égard de ses propres mots. Dans cette optique, il faut souligner que Magritte manifesta lui aussi une forme de distance émotionnelle et d’autodérision dans son art. Il suffit de penser à sa période vache, un ensemble de peintures délibérément bâclées qui furent inspirées par le séjour décevant du peintre à Paris à la fin des années vingt[12].

Pour être un artiste ou un poète authentique, on doit ainsi ressentir une sorte de doute devant son propre travail. C’est l’importante leçon que Paul Nougé s’efforça d’enseigner. On pourrait identifier une telle attitude à un scepticisme philosophique. L’origine de cette attitude ironique se trouve dans l’avant-garde du début du XXe siècle, et plus particulièrement dans l’œuvre de Marcel Duchamp. Dès lors, on peut raisonnablement affirmer que le surréalisme de Paul Nougé était au moins aussi proche de Duchamp que de Breton. Duchamp démontra en effet par la présentation publique de son urinoir que tout pouvait être une œuvre d’art. Par ce geste original, il révéla son soupçon profond à l’égard de la notion même d’œuvre d’art dans la culture occidentale.

Nougé fut l’auteur dans cette optique d’un court essai intitulé Notes sur les échecs[13], dont la forme éparse et fragmentaire rappelait celle de sa poésie, et dans lequel il fit l’éloge du caractère rationnel de ce jeu et de son exigence mentale, à partir d’une critique des idées d’Edgar Poe sur le même sujet. Il écrivit ainsi : « Les échecs ne tolèrent nulle absence, nul repentir. Le “raté” mental le plus minime entraîne des sanctions immédiates (…) Le jeu d’échecs laisse l’esprit complètement à découvert, sans retraite possible, sans mensonges, sans faux-semblants.[14] »

Ce jeu, selon lui, posait également et prioritairement sans doute la question de la liberté. Celle-ci, alors, n’était accessible qu’à quelques-uns, comme dans la poésie et dans l’art. Il ajouta ainsi :

Aux échecs, la conquête la plus difficile, sinon essentielle, c’est la liberté.

Elle n’existe qu’aux extrêmes.

À la faveur de l’inconscience, de l’ignorance, elle se trouve chez le débutant, elle réapparaît chez les maîtres. Elle disparaît au milieu sous le poids d’une médiocre science, des automatismes et des clichés.

Vérité qui déborde largement l’échiquier, vérité infiniment plus générale. La poésie, la peinture, la guerre, la révolution. [15]

Ce faisant, il se situa lui même à l’ombre de Marcel Duchamp, le joueur d’échecs le plus célèbre de l’art moderne. L’ironie, en ce sens, est toujours l’arme d’un artiste ou d’un poète qui ne s’adapte pas aux valeurs et aux règles des institutions établies. Elle affirme ainsi une position de non-appartenance. Le sujet ironique, alors, manque de foi et de croyance absolue, dans la mesure où l’ordre culturel dans lequel il vit ne l’accueille pas réellement.

Nougé assuma pleinement cette marginalité qui était le résultat d’une exigence formelle et philosophique profonde. Breton, à cet égard, rappela dans Le Second Manifeste du surréalisme ces mots du poète : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent.[16] » Dans la perspective de Breton comme dans celle de Nougé, il s’agissait de critiquer la vaine quête de l’approbation du public par le poète ou l’artiste surréaliste.

La conséquence ultime de l’auto-ironie est bien l’autonégation. Nougé accomplit lui-même ce processus sans ambiguïté. Invité en effet à organiser une exposition internationale du surréalisme en 1945, juste après la guerre, Magritte demanda à Nougé de composer une phrase exprimant le rejet du terme : surréalisme. Celui-ci agréa sans hésitation à cette demande et écrivit la phrase suivante : « Exégètes, pour y voir clair rayez le mot surréalisme ». [17]

Le véritable artiste d’avant-garde, pour le poète surréaliste belge, ne pouvait être réduit à une simple étiquette ni confiné dans une boîte. En d’autres termes, le surréalisme de Paul Nougé refusa toute définition étriquée qui l’aurait inféodé à une règle formelle unique et stricte. Concrètement, il s’agissait aussi pour le groupe belge dont il faisait partie de maintenir une certaine indépendance vis-à-vis de Breton. Il ne s’affirma pas alors comme une école de pensée ni comme un système esthétique, mais plutôt comme la possibilité unique d’une expérimentation individuelle et collective.

Il emprunta une partie de son inspiration initiale de Dada et du surréalisme tout en échangeant de nombreuses idées et perspectives par après avec l’Internationale Lettriste. Son identité esthétique était ainsi essentiellement hétérogène, puisqu’il joua constamment avec des formes aussi différentes que la poésie, la nouvelle, le collage ou l’essai critique. Mais c’est précisément cette nature interdisciplinaire qui exprima son attachement indéfectible au projet surréaliste, et ce de manière quelque peu contradictoire.

Expérimenter avec les mots, les objets et les images impliquait la présence d’une hypothèse originale qui se devait d’être validée au cours du processus créatif. La poésie et l’art, en ce sens, découlaient de la valeur épistémologique du doute. En outre, cela suggérait le sens d’un itinéraire imprévisible et inconnu. Nougé ne put ainsi déterminer à l’avance le point d’arrivée de son écriture poétique. Il dut au contraire errer à travers le langage en permanence.

Dans un court article intitulé « La Grande question », publié dans Les Lèvres Nues en 1955, Paul Nougé définit son propre état d’esprit comme de « l’anxiété ». Toute forme, tout mouvement et toute image devaient ainsi être agités par ce sentiment. En l’absence de système métaphysique ou religieux, le poète surréaliste, selon lui, avait à percevoir de façon intense la présence constante du danger autour de lui (« J’ai la sensation du danger, j’ai la notion du danger, j’ai l’idée du danger. »[18])

Cette situation incertaine et précaire souligna le rôle essentiel joué par le hasard dans la poésie surréaliste. Pour Nougé, le hasard était plus décisif que les rêves dans la construction de son identité esthétique. Il éclairait fortement la dimension ludique de sa propre expression artistique. À cet égard, il nomma certains de ses poèmes visuels inclus dans L’Expérience continue : « le jeu des mots et du hasard »[19]. Comme il l’écrit dans le fragment poétique suivant où il parle du jeu de cartes :

La table importe peu si vous faites TABLE RASE. Battez, retournez une à une, alignez les cartes. Il arrive que le jeu vous donne CARTE BLANCHE. Mais qu’il en soit pour l’instant à dépendre de vous, prenez garde : LE JEU NE VAUT QUE SELON LA CHANDELLE. Avancez doucement jusqu’à la cinquante-deuxième carte. Battez, reprenez. Si vous abandonnez, vous êtes perdu.[20]

Jeu de mots et du hasard

Dans cette optique, les mots sont inscrits sur des cartes à jouer. Ils se mélangent ainsi et se distribuent au gré de la donne. Certaines cartes, cependant, restent vides, comme si ce jeu appelait la présence d’espaces blancs d’inspiration mallarméenne. Il ne s’agit jamais, alors, de remplir entièrement la page qui est divisée en plusieurs cartes. « Ce sont les lecteurs qui font les poèmes », ou plutôt dans ce cas-ci, qui les bouchent et les complètent, pourrait ainsi dire Nougé en paraphrasant la célèbre formule de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Peu importe, ainsi, que la forme aboutisse ou non, qu’elle ait une fin précise. Ce sentiment de l’inachèvement est encore une fois éminemment duchampien, si l’on songe en particulier à la genèse du Grand verre.

Pour reprendre les mots de Breton sur Duchamp dans son essai « Phare de la mariée », qui évoquait au sujet de ses œuvres un ensemble « d’interventions dans le domaine plastique »[21], les poèmes de Nougé peuvent ainsi apparaître comme des « interventions dans le domaine poétique ». Dans les deux cas, il est question d’insister particulièrement sur le rejet de la notion même de produit fini (d’objet parfaitement accompli) en art ou en poésie.

Le mot : intervention se distingue ainsi du mot : production ou même du mot : création saisis dans leur sens traditionnel. Mais il doit également être conçu comme diffèrent du mot : action. Dans les poèmes de Nougé, en effet, le rapport du poète au langage est à la fois et contradictoirement actif et passif : il faut, d’une certaine manière, laisser faire les mots, ou plutôt les laisser être dans leur dérive et déambulation ludique et aléatoire.

L’œuvre de Duchamp, sous bien des aspects, incarna les idées les plus importantes exprimées par Paul Nougé dans son article « Récapitulation ». Celui-ci y avait bien souligné le caractère égalitaire de toutes les pratiques artistiques selon l’esprit même du surréalisme. Il ne s’agissait plus, en ce sens, d’établir des critères esthétiques fixes selon lesquels la peinture aurait détenu une forme de souveraineté naturelle et indiscutable sur toute autre discipline.

Les ready-mades de Duchamp démontrèrent l’inanité d’une hiérarchie académique des pratiques artistiques : tout à coup, en effet, un objet trouvé comme un urinoir ou une roue de bicyclette acquérait une signification aussi grande, sinon plus, qu’un tableau ou un dessin. Cette volonté de classification et de hiérarchisation avait également motivé de nombreux discours philosophiques modernes sur les arts, dont celui de Hegel dans son Esthétique.

On peut évoquer alors le relativisme esthétique commun de Nougé et de Duchamp. Il découle d’une conscience profonde de la perte d’unité du monde et de l’art (de la poésie) au XXe siècle. Le poète et l’artiste d’avant-garde sont voués à l’expérience du fragment, que celui-ci s’incarne dans un poème abrupt ou dans un objet de la vie quotidienne. (« Je procède par éclats »[22], écrit ainsi Nougé en 1953). Le fragment ouvre sur la possibilité du jeu, dans la mesure où ce dernier s’inscrit dans une temporalité éphémère.

En d’autres termes, les collages poétiques de Nougé et les ready-mades de Duchamp échappaient à bien des égards à tout désir de durée. La poésie et l’art devaient se vivre alors dans le présent, ce temps qui est par essence celui de l’événement. « La vie est ce qui arrive », disait Wittgenstein. « La poésie et l’art sont ce qui arrive », pourraient alors poursuivre Nougé et
Duchamp selon une sorte de paraphrase involontaire.

Et pourquoi jouer, sinon pour risquer de perdre ? La poésie (la langue) de Nougé ne fait que refléter cette possibilité apparemment négative, mais que l’auteur transforme en rayon de lumière. « Quelle dérision de connaître, si la connaissance n’échappe dans l’instant où l’on veut s’assurer d’elle. Tout est perdu, de ne pouvoir à nouveau risquer de perdre[23]. » écrit-il ainsi. Et plus loin : « Un mot suivant l’autre et la main dans la main, assuré enfin de ne point aboutir, l’on existe[24]. »

La question essentielle posée par la poésie d’avant-garde est donc bien celle d’un « gain malgré tout », au-delà des apparences. Gain et perte vont toujours de pair, puisque rien ne demeure vraiment, puisque rien n’est éternel. Le poète sait que son propre langage ne s’accomplira jamais complètement, mais peu lui importe. Contrairement au cinéma, alors, les mots : the end sont étrangers à la poésie et à son développement. Celle-ci ne constitue profondément qu’une affirmation d’existence à tout prix, au même titre que la révolte.

Il s’agit encore pour Nougé de mettre la poésie, selon ses propres termes, « à la portée de toutes les mains ». Il décrit à cet effet dans un autre texte datant de 1935 une « Machine poétique » et les consignes liées à son utilisation :

 

La machine se compose d’une boîte rectangulaire contenant une collection de trente-deux objets.

L’on dispose sur une table vide et normalement éclairée une feuille de papier blanc non ligné.

L’on retire un objet pris au hasard et le pose délicatement au centre de la feuille.

L’on interroge l’objet sans idée ni sentiment préconçus pendant le temps nécessaire, variable évidemment selon les individus et les circonstances qui ont précédé cet exercice. L’interrogation consiste en un examen visuel attentif, en une épreuve tactile allant de l’effleurement à la palpation, et sera complété si nécessaire par une épreuve olfactive[25].

 

Si l’on ne peut jamais vraiment dire où et quand finit la poésie, on ne peut non plus dire où et quand elle commence. Elle peut très bien, en ce sens, se situer hors des mots, dans le simple examen d’un objet posé sur une table. Le poète pose des questions du fait même qu’il regarde les choses tout en les touchant. Nougé emploie à cet égard dans ce passage le terme « d’événement ».

L’expression : « Machine poétique » pourrait elle aussi sortir du vocabulaire duchampien, si l’on pense par exemple à la machine célibataire du Grand verre. Cette machine contient des rêves et des désirs, en effet, et en ce sens, ouvre sur un imaginaire particulier. Elle ne constitue en aucun cas un simple dispositif objectif. De Nougé à Duchamp, alors : La poésie ou l’art mode d’emploi, c’est-à-dire potentiellement créés par tout le monde, la poésie ou l’art comme pratiques presque anodines, sorties de la banalité des actes et des objets du quotidien.

La révolte, dans une telle perspective, est indissociable de la liberté spéculative du poète. Une telle liberté participe certainement de l’esprit scientifique, sans que cependant, la spéculation doive déboucher ici sur une véritable application pratique. Interroger le réel, dès lors, c’est déjà lui répondre, ou en tout cas dépasser son caractère trivial.

C’est l’absence de tout préjugé ou préconception qui permet en ce sens au poète d’explorer l’idée même de la poésie et le domaine infini du jeu qui inclut nécessairement celui des émotions (« Votre cœur à portée de la main jouez votre cœur », écrit-il au début du « Jeu des mots et du hasard »[26]). Nougé avance en quelque sorte à tâtons dans l’univers du langage poétique. C’est dans sa dimension indécidable et indéterminée que son projet requiert alors aujourd’hui notre attention, au-delà de son inscription incontestable et décisive dans l’histoire du surréalisme belge.

Paris, 12 Mai 2018, Halle Saint-Pierre
Journée d’étude « Les Langages du surréalisme »

 


  1. Magritte initia dans cette perspective Marcel Broodthaers, une figure-clé de l’art belge des années soixante et soixante-dix, à l’œuvre de Mallarmé, et surtout à Un Coup de dés, qui inspira à Broodthaers son livre d’artiste le plus original. Broodthaers fut aussi sous de nombreux aspects l’héritier de Marcel Duchamp, avec qui il partagea la passion des concepts et des idées sur l’art.

[2] Pas de quartier dans la révolution !, p. 1.

[3] Ibid, p. 2.

[4] Parmi ces contributions, on trouve en particulier une nouvelle de Nougé intitulée : « Hommage à Seurat ou les rayons divergents », Les Lèvres Nues, 9, novembre 1956, pp. 26-33.

[5] PAUL NOUGÉ, L’Expérience continue, Bruxelles : Les Lèvres Nues, 1966. Nous utilisons ici pour nos citations la seconde édition du même ouvrage, Lausanne : L’Age d’Homme, collection Cistre, 1981.

[6] Certains de ces poèmes visuels composés de grandes lettres ont inspiré mon propre travail artistique, en particulier un ensemble de photographies inclus dans une exposition intitulée Pictures from home, qui eut lieu à l’Alliance Française de Washington à l’automne 2004.

[7] Je veux me référer ici à son principal livre de poésie, Le Parti pris des choses, Paris : Gallimard, 1942.

[8] NOUGÉ, L’Expérience continue, Lausanne : L’Age d’Homme, 1981, p. 189.

[9] NOUGÉ, Ibid, p. 321-330.

[10] Ibid, p. 326.

[11] NOUGÉ, Ibid, p. 17.

[12] On peut aussi trouver l’illustration d’une telle attitude dans le livre Mes Inscriptions de Louis Scutenaire[12]. Ce livre représente une sorte de confession ironique, une entreprise autobiographique qui met constamment en cause la souveraineté du moi dans l’écriture. Le poète surréaliste, ici, parle de lui-même sans jamais vraiment se prendre au sérieux. Cette perspective ambivalente envers le sujet de l’œuvre reflète le sens profond de la dérision chez son auteur.

[13] PAUL NOUGÉ, Notes sur les échecs, Bruxelles : Les Lèvres Nues, 1969.

[14] NOUGÉ, Ibid, pp 70-71.

[15] NOUGÉ, Ibid, pp 75-76.

[16] ANDRÉ BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris : Gallimard, Folio/Essais, 2003, p. 127.

[17] Voir à ce sujet l’essai de Marcel MARIËN, « Les pieds dans les pas », in Apologies de Magritte, 1938-1993, Bruxelles : Didier Devillez, 1994, pp. 110-112.

[18] NOUGÉ, « La Grande question », Les Lèvres Nues, 5, p. 36.

[19] NOUGÉ, op. cit, pp. 267-286.

[20] NOUGÉ, Ibid, p. 271.

[21] ANDRÉ BRETON, Le Surréalisme et la peinture, Paris : Gallimard, 1965, p. 118.

[22] NOUGÉ, op. cit., p. 130.

[23] Ibid, p. 168.

[24] Ibid, p. 168.

[25] NOUGÉ, Ibid, p. 196.

[26] NOUGÉ, L’Expérience continue, op.cit., p. 269.