Soirée Dada organisée par la revue Souffles

Compte-rendu de la Soirée Dada organisée par la revue Souffles
aux Frigos (Paris XIIIe), le 30 janvier 2017

Jean-Yves Samacher
(alias Scato d’Urtic)

 Philippe Tancelin, Mme Muchnik, José Muchnik, Chrisophe Corp
© Francisco Calderon

Dada, non non, cent ans après sa naissance, le mouvement Dada n’est pas mort ni enterré ; car en période grise comme en période de crise, Dada ressuscite, Dada récite, Dada résiste, Dada rit, Dada crie, Dada maudit, Dada psalmodie, Dada chante, Dada danse, Dada joue, Dada trotte, Dada galope, Dada court, Dada flotte, Dada roule, Dada vole… bref, Dada vit et respire la pleine santé ! Comment ce mouvement antidogmatique pourrait-il d’ailleurs ne pas garder la forme lorsque le monde marche à ce point sur la tête ? Plus que jamais, Dada conserve toute son actualité. Voilà sans doute pourquoi (anti) commémorations en l’honneur de Dada ou de Tristan Tzara se poursuivent et se succèdent, depuis 2016 – année de naissance du mouvement – avec toujours autant de souffle, nous offrant de belles occasions de contrecarrer la folie ambiante, ou de l’exorciser par le rire comme par la fête.

Chaleureuse et régénératrice, telle fut la soirée en hommage à Dada organisée par la revue Souffles dans les Frigos du XIIIe arrondissement, à l’initiative d’Élisabeth Morcellet, le lundi 30 janvier 2017. Par son éclectisme, ses performances et son ambiance joyeuse, ne reproduisait-elle pas un peu de l’atmosphère des soirées qui, au début du XXe siècle, se donnaient au Cabaret Voltaire ? Elle réussit en tout cas à inverser le cours du temps, probablement l’un des objectifs sous-jacents des spectacles Dada[1].

Élisabeth Morcellet
© Francisco Calderon

Avant même l’amorce du récital, un appel fut effectué par un chauffeur de salle professionnel en la personne d’Alain Snyers. Outre qu’il permît de vérifier la présence des poètes, artistes, critiques, emmerdeurs et autres empêcheurs de tourner en rond, cet appel faisait œuvre de salubrité publique en réveillant l’esprit de l’assistance, en lui rappelant les vertus de bien mal se conduire.

Transition toute trouvée pour Chrisophe Corp qui, par son poème introductif, soulignait que « Résister, c’est exister ». De fait, on n’a jamais fini de résister à la bêtise ambiante, à l’autorité arbitraire comme à l’hypocrisie morale…

 

© Jean-Pierre Petit

Puis un trio de voix sublimes (Catherine Jarrett, José Muchnik et Philippe Tancelin) inonda les Frigos par un florilège de poèmes néo-dada, issus du numéro 252/253 de la revue Souffles. Tout commença par un Caca barytonant, car Dada aime les glissements de lettres (et de l’être), suivi de quelques Dada chantés, clamés, vrillés, trillés ou ânonnés, en fonction des dispositions intestines de chacun. C’est alors que du limon noir et obscur de l’urinoir duchampien surgirent, dans un ordre aussi imprévu qu’aléatoire, des fadas, des lunes, des femmes nues, des soleils, des prairies, des tranchées, des obus, Dieu, l’ONU, l’océan, la mer, un chaos cataclysmique…

Mais tout cela n’aurait presque rien voulu dire et se serait révélé pure vanité, sans le rappel de quelques maximes du Nécessaire à Dada d’après l’antiphilosophe Monsieur Aa alias Tristan Tzara, à même de remettre les idées en chair et le chaos en place :

« Dada est le caméléon du changement rapide et intéressé. Il se transforme – affirme – dit en même temps le contraire – sans importance – crie – pêche à la ligne. »

« Dada est le bonheur à la coque et nous les dadaïstes, nous sommes sortis trop cuits de ses œufs. »

En état d’urgence, ne jamais se départir de son Nécessaire à Dada.

Au premier entracte, Alain Snyers, régulant le flot des poèmes aqueux tout en signalant la proximité de la Seine, insista sur les consignes à suivre en cas d’inondation : « Au besoin, montez sur les chaises, si le niveau monte trop haut, égouttez l’eau ! », etc. « Écoutez l’eau ? », me suggéra fort judicieusement ma voisine…

© Jean-Pierre Petit

Très compétent dans son domaine, Max Horde nous proposa alors cinq méthodes pour tracer des « lignes invisibles », passe-temps qui, au vu du haut niveau de technicité déployé, a dû l’occuper pendant plusieurs années de sa vie. On dit même qu’il aurait traversé intégralement la ville de New York en suivant une seule ligne imaginaire. Sur les méthodes de réalisation de ces lignes, cependant, nous ne dévoilerons rien ici. Point, à la ligne.

© Jean-Pierre Petit

Autre numéro hors normes : les tours magiques de Sébastien Bergez, qui fit preuve d’une rare maestria : il téléporta André Breton, fit apparaître des cœurs à barbe, quintupla la taille d’un Manifeste Dada, scia en deux Tristan Tzara et fit se plier en quatre Arthur Cravan… À moins que ce ne fût l’inverse. Mais peu importe. Car qui ne croit pas aux métamorphoses ne saurait être Dada.

Puis Richard Piegza, Ana Kuczynska, Max Horde, Philippe Tancelin et Élisabeth Morcellet réalisèrent de concert un vibrant hommage au poète et artiste Bruno Mendonça, dans une performance intitulée Le Tapis volant à la mémoire de Bruno M., confrontant l’univers onirique des Mille et Une Nuits à la réalité tragique du jeu d’échecs et des courses de motos. Au final, dans un vacarme extatique, des roues en bois, comme s’extrayant de la Tête mécanique de Raoul Hausmann ou des oneilles d’Ubu, sortirent de la route… pour atteindre les jambes du public.

Le chauffeur de salle nous informa-t-il à ce moment-là des consignes de prudence autoroutières ou des consignes anti-incendie ? Difficile à dire.

Mais ce qui est sûr, c’est que de dadastrophe en dadastrophe nous parvînmes bientôt au poème super-rebondissant d’Hugo Ball, Ball, Ball, originalement sous-titré, au comique du cinéma muet franc hommage, mage, mage, mage.

Puis, saluant la foule, Élisabeth Morcellet, en digne héraut de la soirée, héroïne duchampienne, apparut en majesté sur son équidé badin. Dans un silence peuplé de flammes, la Dame à dada fendit l’air de quelques coups de cravache. La foule du public, étendards en main, attendait l’avènement du souffle dadasophique originel, à en perdre haleine. C’est alors que retentirent les paroles oraculaires, sur un air d’opéra de 1691 emprunté à Henry Purcell : « DADA DADA… DouDou DouDou… Papa Pipi Panpan Roro… Zaza… Zizi… ZINZIN… OHOHOH EH EH EH… » Ainsi, le Cold song ding dong fit se conjoindre les temps (1691-1916-2016 et 2017 !), et se coaguler, dans l’avènement renouvelé du Génie né encore à la tété, les esprits néo-Dada[2].

Après un tel acmé, l’esprit de contradiction exigea qu’une fête de foire s’emparât de la salle, et que le public se mette à danser aux accents simultanés de la guitare de Jean-Pierre Grosperrin et de la balalaïka de Wladimir Vostrikoff. Clin d’œil, peut-être, aux révolutionnaires russes qui, en 1916, portaient encore ce vent de libération qui désormais, hélas, ne semble plus qu’un rêve dilué.

Enfin, l’heure tournant le dos aux Frigos, le chauffeur de salle, plus enflammé que jamais, remercia les poètes, les artistes, les ressorts, les tire-bouchons, les tourne-disques, les fers à repasser, les rats, les ours blancs, les arcs-en-ciel… et j’en passe.

Ultime épreuve, ultime tour surnaturel de la soirée, les assistants-participants au spectacle furent invités par Max Horde à traverser un mur – car impossible n’est pas Dada. « Bravo. Vous venez de traverser un mur invisible. Les murs invisibles sont les plus difficiles à franchir », indiquait le tract distribué au public, dans le plus pur esprit Dada. Certains dirigeants du monde, prisonniers de leurs miradors intérieurs et obnubilés par la construction de murailles réelles, feraient bien d’en prendre de la graine…


[1] C’est pourquoi, dans mon compte-rendu, l’ordre chronologique des interventions de la soirée du 30 janvier 2017 ne sera pas forcément respecté.

[2] Après la rédaction de ce compte-rendu, Élisabeth Morcellet m’a fait parvenir un canevas de performance évoquant une autre interprétation, plus sombre et fortement ancrée dans l’actualité, de sa Croisadamor. Néanmoins, par amour du suspense, je la laisserai enveloppée dans sa chape de mystère et ne prononcerai que cette unique phrase : « Votez Dada ! »