Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Journée d’études de l’APRES à La Halle Saint Pierre.
Le
4 juin 2022

Par Jean-François RABAIN

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressé à André Breton. Nous allons découvrir qui était Nadja, cette femme mystérieuse et étrange que Breton évoque dans son livre éponyme Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération et qui nous fascine toujours.

Deux comédiens, Sarah Froidurot et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Sarah va lire les Lettres que Nadja a écrit à Breton, des lettres qui jusqu’à présent n’étaient connues que par un petit nombre de chercheurs et Charles lira les passages les plus significatifs du livre Nadja d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères de cet échange.

Après eux, Georges Sebbag, auquel nous devons le fait d’avoir découvert la véritable identité de Nadja, qui s’appelait en fait Leona Delcourt, et qui a écrit de nombreux ouvrages sur André Breton et le Surréalisme – André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige, notamment – nous fera part de son point de vue comme de son savoir.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées farfelues, énigmatiques ou décoratives, il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde. Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin1.

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut mettre le feu au langage, interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.

Parlons de Nadja.

« Qui suis-je ? », est l’incipit du livre d’André Breton. La question est immédiatement doublée d’une autre : « Qui je hante ? ». La réponse évoque le fantôme, l’apparition. Breton écrit : « Ce dernier mot m’égare, il me fait jouer le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis ». « Qui je hante ? », donc, et non : « Qui me hante ? ». Le sujet surréaliste, défini ici par Breton, refuse la démarche introspective qui cherche à trouver la figure achevée de soi-même, l’unité du sujet, dans un retour sur soi. Il ne s’agit pas d’aller chercher à retrouver à l’intérieur de nous tous les fantômes et les imagos, qui nous habitent. Tout au contraire, le sujet surréaliste cherche à cerner sa singularité à travers l’essentielle altérité du monde. C’est de l’Autre que Breton attend que lui soit révélé qui il est.2 C’est vers l’image ou l’écho qu’il se tourne.

On retrouve ici une notion chère à la psychanalyse. La mère est le premier miroir des états internes du bébé. Elle en est l’écho. Cette fonction miroir de la mère est nécessaire pour que le bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif et représentatif. Le chemin de soi vers soi n’est pas immédiat. D’emblée, il passe par l’autre et le reflet de soi dans l’autre pour se constituer.

Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Pour Breton, c’est la chanson du guetteur qui répond à la question du Qui suis-je ? « Indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique », écrit Breton. 5 C’est elle qui préserve intacte toute la force du désir.6 Au Qui suis-je ? de l’incipit du livre Nadja réponds ensuite le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil et l’accueil, comme attitude de vie.7

La rencontre capitale, ce sera donc Nadja, la mystérieuse jeune femme rencontrée une après-midi, rue La Fayette, le 4 octobre 1926.

Qui est donc cette jeune femme qui dit s’appeler Nadja « parce que, dit-elle, en russe, c’est le commencement du mot espérance (Nadejda) et parce que ce n’en n’est que le commencement ». On a longtemps cherché qui était Nadja… Nadja a très vite disparu dans la tourmente de la folie. Elle est morte délirante à l’hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord, en 1941. Ni Breton ni aucun surréaliste ne l’ont jamais revue… On connaissait ses dessins qui restaient dispersés chez les collectionneurs… On ne savait rien sur elle, rien de son histoire et de son nom… Elle est peu à peu sortie de l’ombre… On a retrouvé ses lettres… Les Lettres de Nadja conservées par Breton ont été vendues lors de la grande vente aux enchères des œuvres de Breton qui a eu lieu à l’hôtel Drouot en 2003.

Georges Sebbag, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en janvier 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.8 Hester Albach, également, a retracé l’histoire de Leona Delcourt dans un livre publié en 2009, Léona, héroïne du surréalisme. Son ouvrage contient de nombreuses lettres de Nadja et aussi les certificats d’internement rédigés pas ses psychiatres lors de son séjour à l’asile de Bailleul

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait Léona Delcourt. Elle est née le 23 mai 1902 dans une famille ouvrière à Saint André dans la banlieue de Lille. A dix-huit ans, elle donne naissance à une petite fille qu’elle laisse trois ans plus tard à sa famille pour se rendre à Paris. Elle y mène une existence difficile avec des emplois précaires et aussi des épisodes de prostitution. Elle emprunte son prénom, Nadja, à la danseuse aux seins nus, Beatrice Wanger, du Théâtre ésotérique, qui était une amie du couple Claude Cahun/ Marcel Moore, et qui portait déjà ce nom.

Quand André Breton rencontre Nadja/Léona, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. Peu avant cette rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, en particulier un voyage en Asie où il devait rester vingt ans puis la direction d’un grand parti politique ! D’emblée Breton est fasciné par le regard et le sourire de Nadja comme par ses dons de voyance. « Je n’avais jamais vu de tels yeux ». « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? De la détresse et de l’orgueil… ». « Elle sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ».

Nadja mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 9 dira-t-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.10 Elle devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes du dialogue entre Hylas et Philonousla matière et la penséedu philosophe Berkeley, paru en 1713, que l’écrivain vient de lire. 11

« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? de Breton correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? De fait Nadja/Léona semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Nadja est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions prédélirantes.12 Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute dira-t-elle à Breton. 13 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.14 Impressionné Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».15 On comprend la surprise de Breton. Nadja ne fait pas autre chose que de réinventer à nouveau l’automatisme de la pensée qui a permis à Breton de définir le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ».

Le texte de Nadja nous montre un Breton hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et la médium. Fasciné par la Voyante qui déchiffre le Réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence erratique, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20). Nadja ou Une vague de rêve…

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ».« Crois que tout mon être est plein de toiet que ma main écrit ce que tu penses ». Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession, diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.16

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24). Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26).

Quelque temps après que Breton lui eut rendu son précieux cahier 17, Nadja décide cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour.

« Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après leur séparation, le patron de l’hôtel Becquerel où loge Nadja, après de nombreux changements de domicile, appelle la police car elle est en plein état délirant. On la conduit (le 21 mars 1927) à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge à Paris, puis à l’hôpital Sainte Anne et ensuite à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester un an.

Le certificat d’internement du Dr Logre dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées… Maniérisme. Langage bizarre… ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires.

Nadja/Léona Delcourt sera transférée ensuite, près de sa famille, à l’asile de Bailleul, dans le Nord. Les certificats d’internement disent : « Démence précoce (19 28), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à l’hospice de Bailleul, en 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de faim, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce.

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse où elle fut internée un an, ni à l’asile de Bailleul près de Lille, où elle fut transférée en mai 1928 et où elle est morte en 1941. On lui reprochera cette attitude parfois durement. En 1930, Georges Bataille et une partie du groupe surréaliste publie un pamphlet, Un cadavre, qui reprend ironiquement le titre de celui que les Surréalistes avaient publié à la mort d’Anatole France en 1924. Robert Desnos accuse Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. Pourquoi a-t-il craint la folie de Nadja jusqu’au point de la fuir ? S’est-il senti coupable d’en avoir été l’instigateur ? S’est-il senti lui-même déstabilisé ? A-t-il lui-même eu peur de devenir fou au contact de la magicienne prédélirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservée par Breton alors qu’il n’a pas gardé la correspondance des autres femmes qu’il a aimé.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 18

Breton évoque toute sa culpabilité dans son livre Nadja. Certaines pages ont presque l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les Vases communicant, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète très bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée. (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit-il, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».19

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaitre la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Étrange correction, donc, que l’on ne peut pas ne pas référer au sentiment de culpabilité éprouvé par Breton, concernant ici la sexualité.20

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.21

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu. L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 22

Nadja (le livre), est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja cependant anime tout le récit : « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace anime désormais Breton. Au Qui suis-je ?, suis le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous, elle continue à nous hanter…

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1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Pascaline Mourier-Casile. Nadja d’André Breton. Gallimard. Folio. 1994.

3Breton A. L’amour fou Folio p 27

4Breton A. Les vases communicants. p.83.

5« J’aimerai que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique ». Breton A. L’amour fou. Folio. p 39.

6Valéry P. « Il dépend de celui qui passe/ Que je sois tombe ou trésor/ Que je parle ou me taise/ Ceci ne tient qu’à toi/ Ami n’entre pas sans désir ». Frontispice du Musée de l’Homme au Trocadéro.

7Bonnet M. o.c. p. 1500/ 1501. « Qui Vive ? Je suis le guetteur qui ne cesse d’attendre de la beauté, la secousse passionnelle d’où ma vie reçoit prix et sens ».

8Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton paru en 2005. (Henri Béhar. André Breton. Fayard. 2005. p. 218, note 4).

9Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82.

10Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens.

11Voir Georges Sebbag Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

12« Va où le Surréel côtoie », dit une anagramme de Hans Bellmer de Rose au cœur violet.

13Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

14Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

15En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

16Pontalis JB. Elles Gallimard 2007 p 77.

17« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

18Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

19Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

20Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

21Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

22Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Bruno Geneste & Paul Sanda : Un siècle d’écrivains à Cordes-sur-Ciel et environs

Bruno Geneste & Paul Sanda : Un siècle d’écrivains à Cordes-sur-Ciel et environs, préface Ambassadeur Éric Lebédel. Éditions Rafael de Surtis, 2022.

par Françoise Armengaud

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« Depuis 800 ans exactement, Cordes-sur-Ciel, ombrageusement édifiée sur la Mordagne, séduit, attire, aimante, et parfois, retient. Pas étonnant qu’elle ait retenu dans ses filets tant d’écrivains envoûtés, charmés, sidérés ». C’est ainsi qu’Éric Lebédel présente cette immense et remarquable étude dédiée au huit-centième anniversaire de la fondation de la Cité de Cordes. C’est un bel hommage aux contemporains du siècle précédent et du présent siècle qui ont recueilli l’héritage du prestigieux passé de Cordes, l’ont fait fructifier et l’ont considérablement renouvelé. Enfin c’est surtout une somme impressionnante d’histoire littéraire, riche, précieuse, fidèle, porteuse d’une flamboyante inspiration. Près d’une quarantaine d’écrivains (dont nous ne pourrons citer que quelques uns) sont présentés et analysés dans leur relation à la cité cordaise. Ce sont des romanciers, des poètes, des peintres, des avocats, des journalistes, des philosophes. Paul Sanda, qui dirige à Cordes la Maison des surréalistes, les présente comme des « poètes, arpenteurs originaux du vrai sens enfoui au cœur des campagnes secrètes ». On commence au XIX siècle avec Prosper Mérimée, le rigoureux Inspecteur général des Monuments historiques qui gratifia Cordes d’une visite attentive ; on fait place au poète Maurice de Guérin et à sa sœur la femme de lettres Eugénie de Guérin ; on retrouve Hector Malot (tout en se souvenant que quelques scènes typiques du film Rémi sans famille furent tournées à Cordes en 2018). Et puis on entre dans le XXsiècle, en s’étonnant peut-être de rencontrer à Cordes T. E. Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie qui en 1908 écrit : « Cordes, encore un autre de ces endroits indescriptibles sans aucun parallèle possible. Penser qu’une telle ville existe, dans notre Europe du XXsiècle… Cordes est un paradis pour un peintre ». Les auteurs nous mènent ensuite à une importante figure inaugurale, celle de la romancière et journaliste Jeanne Ramel-Cals, qui tint un salon littéraire à Paris et fut l’auteure du Légendaire de Cordes-sur-Ciel : c’est en effet avec elle que Cordes devient « sur ciel ». Son contemporain Philippe Hériat offrit à Cordes une belle image analogique, en parlant d’un « Mont-Saint-Michel de la Terre »…

Jean Giono, Albert Camus, Violette Leduc, Yves Bonnefoy sont des écrivains qui abordent Cordes avec toute leur sensibilité venue d’ailleurs, et pour qui la découverte de la Cité et de ses paysages et monuments, de son atmosphère vibrante, constitue un émerveillement sui generis. Dans sa présentation du Carnet du Maroc d’Yves Brayer (en 1963) Giono témoigne de son arrivée à Cordes, semblable pour lui aux villes de Castille : « même noblesse sévère, mêmes remparts dorés ; les tours de guet déchirent un ciel historié comme un blason ». Frappante encore est son allusion à un certain silence : « Dans les ruelles étroites dort une ombre fraîche, très noire, un silence que troublent à peine les grondements d’un vent montagnard qui frappe sur la ville comme un tambour. » Rédigeant une sorte de journal de voyage, qui deviendra le livre intitulé Trésors à prendre, Violette Leduc, éblouie, voit la rosace de l’église Saint-Michel de Cordes comme une sorte de miroir érotique et mystique : « Couleurs de la rosace, mystères défaillants, je défaille aussi ». Cette extase fait suite à un parcours non moins embrasé de la cathédrale d’Albi. Moins fulgurante et plus apaisée, la découverte de Cordes par Camus en 1953 s’exprime en des termes devenus mémorables : « Le voyageur qui, de la terrasse de Cordes, regarde la nuit d’été sait ainsi qu’il n’a pas besoin d’aller plus loin, et que, s’il le veut, la beauté, ici, jour après jour, l’enlèvera à toute solitude. » Quant à Yves Bonnefoy, essentielle fut pour lui « cette ville si mystérieuse de Toulouse qui, le poussant plus loin encore, le conduira à pérégriner jusqu’à Cordes… ». Mais si c’est bien, selon lui, « l’excès des mots sur le sens » qui l’attira, quand il vint à la poésie, « dans les rets de l’écriture surréaliste », on sait qu’il s’en dégagea peu à peu pour revenir à un vision « plus rimbaldienne » de l’écriture poétique.

Or ce livre – doté d’une iconographie riche en portraits, gravures, paysages, photos, noir et blanc et couleur (par exemple la tour Barbacane, haut lieu de rendez-vous du surréalisme à Cordes, autour de Francis Meunier, où de nombreux poètes et peintres ont séjourné de 1947 à 2009) – ce livre, dis-je, ne se contente pas de constituer une anthologie, érudite et fort belle au demeurant. Il est éperdument vivant, voire bouillonnant tel un chaudron, d’inspirations et de créations originales, surgies à Cordes même, à la fois creuset local, si l’on peut dire, et relais pour d’autres artistes et poètes animés de semblables quêtes. J’ai nommé l’inspiration surréaliste d’une part, l’inspiration ésotérique d’autre part. L’interaction, voire l’intrication, entre les deux, très forte à Cordes, est certainement l’un des points qui fait le vif intérêt de l’entreprise conjointe de Bruno Geneste et de Paul Sanda. Un éclairage pertinent vient de l’auteur d’une Histoire de la philosophie occulte (1983) et d’une Histoire de la littérature érotique (1989), Sarane Alexandrian, fondateur en 1995 de la revue poétique d’inspiration surréaliste Supérieur Inconnu. Brouillé avec André Breton et le groupe à la suite de l’exclusion en 1948 du peintre Matta, Sarane Alexandrian vint à Cordes en 2003 à l’occasion de l’exposition consacrée à Maurice Baskine, « L’érotisme en alchimie », son ouvrage éponyme fut publié en 2019 par les Éditions Rafael de Surtis.

Un part du livre est réservée à ceux que l’on peut appeler « les surréalistes des alentours » : Malrieu, Arnaud, Herment, Puel. Jean Malrieu a vécu à Penne-du-Tarn, l’autre cité de la poésie, proche de Montauban et « passage obligé avant de découvrir Cordes », un des hauts lieux du surréalisme local où il fréquenta pendant deux décennies son ami Noël Arnaud, membre de La Main à plumes, le groupe surréaliste actif sous l’Occupation nazie, ainsi que Georges Herment, poète, peintre, sculpteur qui s’efforça de rétablir « une sorte de dialogue primitif avec les forces telluriques ». Il fit de ce lieu « une célébration cosmique et un chemin de troubadour ». Porteur d’un feu ardent, Malrieu initie « une sorte de mystique de l’amour ». Noël Arnaud fut, de 1937 à 1940, membre du groupe de prolongement Dada Les Réverbères, un temps « surréaliste révolutionnaire », co-fondateur de la seconde Internationale situationniste. Liens avec les éditions Rafael de Surtis, création de la revue de prolongement surréaliste Pris de peur, proche de la revue La Dragée haute. Gaston Puel, en 1946, il fonde à Albi la librairie « La Tête d’or ». Lié à Francis Meunier, correspondant avec André Breton, Hans Bellmer, Joe Bousquet, Tristan Tzara, René Char, il est l’auteur d’un recueil de poèmes intitulé L’Âme errante (1992), un recueil que Geneste et Sanda considèrent comme « bien décisif autour de [notre] engagement poétique surréaliste ». Quelques année plus tard, et avec d’autres protagonistes, un regroupement s’opère autour de la Maison des surréalistes, inaugurée le 26 juillet 2002 à la Porte du Vainqueur, puis installée en 2005 au 7 rue Saint-Michel. Centre d’art et d’alchimie dont le but extrême est de « faire se rencontrer les avant-gardes et les traditions. » Lieu de rendez-vous, aussi de réalisation d’objets collectifs, expériences de travaux de groupe. Une mine pour ceux qui s’intéressent aux rapports entre le surréalisme et l’ésotérisme tels que Patrick Lepetit les a explorés dans son livre Le Surréalisme, parcours souterrain (2012). Habitué pendant plus de dix ans de cette Maison des surréalistes à Cordes, Jacques Kober a su faire apparaître le voyage poétique comme une initiation, « comme une invitation à changer (jusqu’au plus intime) d’éternité. » Il rencontre Jean Breton en 1977, ainsi que Rafael de Surtis. Il apparaît comme « l’inventeur de la vénération la plus folle, comme le sourcier surréaliste du premier âge. »

Surréaliste à ses débuts, André Verdet, nommé le « poète des étoiles », l’ami des astrophysiciens, peintre, sculpteur, céramiste, écrivain d’art, fut un créateur original et multiforme. Sur les remparts de Cordes la Tour du Planol contient des bas-reliefs et des vitraux réalisés par lui. Dans son autobiographie à la troisième personne il raconte : « 1964 – Voyage à Cordes-sur-Ciel dans le Tarn : la célèbre cité cathare lui rappelle son Saint-Paul de Vence par sa configuration à la crête d’une colline. » Exécutant de fresques au ciment prompt, formes campées dans un hiératisme souverain chargé d’histoire, il a « le souci de garder le double sens médiéval et religieux et de le rendre signifiant dans une ambiance, un climat d’occulte présence. » Il a fait don au Musée de Cordes de ses œuvres et d’œuvres de Picasso, Léger, Klee, Magnelli, Prévert, Arman, Appel… Il fut accueilli par Jean-Gabriel Jonin qui fut pendant un quart de siècle une des figures les plus marquantes de Cordes-sur-Ciel, autant comme peintre que comme chargé des affaires culturelles au cœur de la municipalité. Auteur de La Cité cathare – Cordes-sur-Ciel ou l’échine du Dragon (1992), Jonin s’est consacré à la recherche directe du mystère, « voulant percer les secrets hermétiques de Cordes et l’ampleur de son souffle alchimique. Si sa pensée, érudite, s’est beaucoup appuyée sur les lectures de la tradition, son regard de créateur a aussi pu largement creuser les apparences, les silences aigus pour mieux les traverser. » Selon lui, « la force de la Cité depuis le réel tire l’écriture dans la densité de l’occulte qu’on ne peut pas dévoiler. » Plus proche encore de nous, née à Albi et « fréquentant inépuisablement la Cité cordaise », « si beau poète, de Cordes et d’ailleurs », Marie-Christine Brière enchanta en son temps les ondes de Radio-Cordes de ses vers subtil. Elle fut « de l’espèce des poètes discrets, bien que tout à fait engagée dans un combat d’élévation et de forte conviction. » À l’occasion de la parution de ses Montagnes à occuper en 1978, Jean Breton écrivit : « La poésie de Marie-Christine Brière est un mélange de réalisme autobiographique, baroque, et de surréalisme, par l’image déferlante, dépaysante, à bout portant ». Dans son recueil Cœur passager (2013), on peut lire un « très admirable texte, nostalgique et emblématique », intitulé “Cordes-sur-Ciel”, un poème dédié au Cérou, la rivière qui traverse la vallée de Cordes, un autre sur la Grésigne, forêt du pays cordais. Elle-même engagée dans le combat féministe en 68, organisant à Cordes des stages de théâtre pour les femmes, Marie-Christine Brière est aussi l’auteure d’un essai en hommage à Thérèse Plantier, poète féministe surréaliste, liée, comme Violette Leduc, au proche midi provençal.

Venant juste de nous quitter l’an passé, voici Hervé Rougier, écrivain voyageur, « citoyen des chemins », traversa les Cévennes à pied sur les pas de R.-L. Stevenson. Imprégné des œuvres de Joseph Delteil il médite également les pensées de Francis Jammes « ce poète spiritualiste de la nature ». Activiste dans son approche écologique concrète, il s’inscrit dans une méditation poétique qui s’attache à l’Alchimie traditionnelle. Dans son texte inédit offert pour ce livre peu avant sa mort il écrit : « La cité est enracinée dans l’Or du temps, cet Or qu’André Breton a reconnu auprès du maître de Savignies, Eugène Canseliet. À deux ou trois pas de l’église Saint-Michel dressée au faîte de Cordes à la façon d’un menhir, voici une librairie où se thésaurisent les ouvrages d’inspiration ésotérique, la Maison des surréalistes. Tout Cordes est dans la pierre et le ciel. »

Pour terminer, ainsi qu’à Christophe Dauphin et à Odile Cohen-Abbas, Bruno Geneste consacre quelques pages à Paul Sanda, déclarant qu’avec lui on entre « dans un pays de haute turbulence où le réel de pierre et ses vigies de brume enfantent un poème de l’abrupt, un poème taillé dans l’escarpement et qui recèle une véritable pensée, un poème fracassant contre la muraille des idées reçues ».