Lumières sur Maldoror par Michel Carassou

Lumières sur Maldoror1

Lumières sur Maldoror

Communication de Michel Carassou lors de la séance du 10 février 2024 à la Halle-Saint-Pierre consacrée à Lautréamont

Samedi 10 février 2024.
Autour de la publication du livre de Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, aux Éditions Classiques Garnier, en 2023, séance consacrée à Lautréamont.
Michel Carassou : Présentation de Lumières sur Maldoror et conférence.
Jelena Novakovic : Présence de Lautréamont dans le surréalisme de Belgrade.
Lectures par Charles Gonzales.
Table ronde avec Henri Béhar, Michel Carassou et Jelena Novakovic.
Modératrice : Françoise Py.

 

Henri Béhar en avait-il fini avec le surréalisme comme il l’avait pensé un moment, voulant se consacrer à d’autres domaines de recherche2 ? Non, le surréalisme l’a rattrapé par la manche avec la correspondance d’André Breton qui arrivait à l’échéance de sa publication. Qui d’autre aurait été mieux armé que lui pour s’en charger ? Dans l’alentour, il a retrouvé un ensemble d’articles consacrés à Lautréamont, des textes publiés entre 1996 et 2013, pour beaucoup dans les Cahiers Lautréamont. Il les a rassemblés dans un volume qu’il a joliment intitulé Lumières sur Maldoror.

Les recueils d’articles n’ont pas toujours bonne presse. On leur reproche leur absence de cohérence et d’unité, le côté « auberge espagnole » qui ne sied pas à un bon livre. Ce n’est pas le cas ici : tous les articles sont consacrés au même auteur, et principalement aux Chants de Maldoror, et ils sont organisés pour donner un livre — un essai — parfaitement structuré, qui annonce dix chapitres, qui en comporte en réalité onze, deux chapitres portant le n° 5, ce qui fait que nous avons 11 chapitres pour le prix de 10, avantage appréciable en ces temps d’inflation. Un livre qui offre un condensé du savoir et des questionnements sur les écrits d’Isidore Ducasse à travers l’histoire de leur réception.

1. En introduction, désignée ici « Prélude », l’auteur reproduit la notice « Lautréamont » qu’il avait écrite pour le Dictionnaire Le Robert des écrivains de langue française.
Le souci de pédagogie est évident. En quelques pages sont fournies au lecteur les informations essentielles avant toute interprétation des
Chants de Maldoror : une brève biographie d’Isidore Ducasse entre sa naissance à Montévideo en 1846 et sa mort à Paris en 1870 ; les circonstances de l’édition de ses deux œuvres antagonistes Les Chants de Maldoror — apologie du mal incarné dans le personnage de Maldoror, ange déchu en lutte contre un Créateur tout aussi maléfique — et les Poésies I et II, en totale rupture avec Maldoror dans le sens du bien, deux textes en prose, probable préface à des poèmes jamais écrits ; l’absence de diffusion de ces œuvres et leur redécouverte en 1884 par La Jeune Belgique ; la multitude de commentaires et d’exégèses qu’elles ont depuis suscités.

Henri Bélar ne manque pas de signaler que Ducasse a emprunté son pseudonyme Lautréamont à Eugène Sue, auteur du roman Latréaumont (1838) qui raconte les aventures d’un authentique seigneur La Tréaumont.

Pour mettre en bouche le lecteur, en clôture de ce prélude, lui est proposé un choix de citations extraites des Chants, et de Poésies I et II, puis un ensemble de jugements sur ces œuvres, d’auteurs allant de Léon Bloy à J. M. G. Le Clezio.

2. Le lecteur est bien armé pour aborder la lecture des Chants de Maldoror. Mais dans quelle édition ? Dans le chapitre II, Henri Béhar s’intéresse aux diverses éditions critiques des œuvres complètes de Lautréamont dont il établit la liste. Il en retient 12 entre 1963 et 1992 et s’attache aux problèmes et à la façon dont ils furent résolus concernant l’établissement des textes, les variantes, l’intertextualité, les notes… Pour conclure ce chapitre, Béhar va prendre la casquette d’Hubert de Phalèse. On sait qu’il a été un pionnier dans le domaine des études littéraires assistées par ordinateur. Hubert de Phalèse désigne l’équipe de recherche qu’il a créée avec Michel Bernard et Jean-Pierre Goldenstein et qui signe ses travaux collectivement. Application du modèle de Phalèse, il existe une édition critique hypertextuelle et multimédia des Chants de Maldoror : sur le texte électronique, un texte pur sans appels de note, il suffit de faire passer la souris de l’ordinateur pour faire apparaître les corrections, les variantes, les emprunts, les interprétations… tout le savoir relatif au texte, et dans une perspective de mise à jour perpétuelle.

Néanmoins, pour ceux qui se satisfont d’une édition papier, est recommandée celle de la « Bibliothèque de la Pléiade » établie par Jean-Luc Steinmetz en 2009 ou, pour les moins fortunés, le Livre de Poche publié par le même Steinmetz en 2001 et toujours réédité.

3. « Beau comme une théorie physiologique », c’est le titre du troisième chapitre qui nous invite à une première incursion dans le texte…

Le «  beau comme… » est certainement la figure la plus célèbre des Chants de Maldoror. Dès le premier chant, on découvre le visage de Mario, « beau comme la fleur de cactus ». Dans le chant V, l’homme à l’encéphale dépourvu de protubérance annulaire est « beau comme les deux filaments tentaculaires d’un insecte ; ou plutôt comme une inhumation précipitée ; ou encore comme la loi de reconstitution des organes mutilés, et surtout comme un liquide éminemment putrescible ! » Ces «  beau comme… » sont facilement répertoriés avec la méthode Phalèse. Le plus connu : l’adolescent Mervyn, au terme de toute une série de comparaisons, est déclaré « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ».

La surprise nait du grand écart sémantique et logique entre le comparé et le comparant ; le comparant étant souvent pris dans un registre scientifique et technique. Cela a conduit nombre d’exégètes à supposer de la part de l’auteur un emprunt ou un plagiat.

Henri Béhar rapporte comment par hasard il a mis au jour un de ces emprunts. Dans le sixième chant, le narrateur se trouve « beau comme le vice de conformation génital des organes sexuels de l’homme » ; suivent des détails anatomiques puis l’on retrouve la construction d’une des citations précédentes : ou plutôt… et surtout… Cela donne : « ou plutôt comme la vérité qui suit : Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l’humanité, et surtout comme une corvette cuirassée à tourelles ». Béhar précise dans quelles circonstances il est tombé sur le « Le système des gammes… » dans un livre de Herman von Heimboltz, Histoire physiologique de la musique, traduit de l’allemand par M. G. Guéroult et édité chez Victor Masson et fils en 1868.

Et Béhar, ou de Phalèse, de conclure qu‘un programme adapté utilisé sur des fonds anciens amplement numérisés permettrait certainement de débusquer d’autres emprunts.

4. À partir du quatrième chapitre, le livre va présenter chronologiquement les différents auteurs qui ont réagi à la lecture des Chants de Madoror. La redécouverte fut d’abord le fait de Léon Bloy et de Remy de Gourmond qui virent en Lautréamont un génie fou. Dans la génération symboliste, ce fut Alfred Jarry qui accorda le plus d’importance au Comte de Lautréamont. Dans un texte écrit peu de temps avant sa mort, il le met sur le même plan que Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Laforgue ou Tailhade. Fin connaisseur de l’œuvre de Jarry, appliquant la méthode Phalèse, Béhar y dénombre les apparitions de Lautrémont et il évalue les procédés de reprise et de transformation du texte des Chants dans des écrits de Jarry. Ainsi le cheveu perdu au bordel par le Créateur, qui lui dit sans cesse : « Ne fais pas de pareils bonds », devient le « bâton-à-physique » de César-Antéchrist qui amène à s’écrier : « Phallus déraciné, ne fais pas de pareils bonds ! » S’agit-il de plagiat ou de pastiche ? Béhar préfère introduire la notion de collage.

5. Au chapitre V, on arrive au surréalisme qui allait placer Lautréamont tout en haut du panthéon de ses précurseurs. Des trois mousquetaires, selon le mot de Valéry, Breton, Aragon et Soupault, c’est le troisième, Philippe Soupault, qui a redécouvert Lautréamont en 1918 et l’a fait connaître aux deux autres. Malheureusement il perdit le bénéfice de cette découverte en 1927 quand, dans une préface, il faisait d’Isidore Ducasse un révolutionnaire, le cofondant avec son homonyme, le tribun Félix Ducasse. Dans ce chapitre, Henri Béhar rend compte d’une visite à Soupault, en 1962, au cours de laquelle il n’a pu obtenir de précisions quant à la chronologie des événements liés à la naissance du surréalisme. D’où le titre : « Philippe Dada ou les défaillances de la mémoire ».

5 bis. Le chapitre suivant qui porte aussi le n° 5 est consacré à Aragon. Un lapsus est toujours révélateur d’une pensée dissimulée. Aragon entrerait ici peut-être par effraction. Pourtant parmi les surréalistes il ne fut pas le moins influencé par Lautréamont, mais la relation a varié avec le temps ou plutôt s’est faite en trois temps.

Premier temps, celui de la découverte : Aragon a très vite pris conscience de l’importance de Lautréamont ; lequel a fortement marqué sa pratique scripturale. Le ton de Maldoror et l’usage du plagiat ou du pastiche se retrouvent dans bien des pages du Paysan de Paris, de La Défense de l’infini ou du Traité du style.

Deuxième temps, le renversement qui se situe au début des années 1930, au moment de la trahison de ses amis surréalistes. La lecture de Lautréamont se fait politique comme sa réécriture, constate Hubert de Phalèse. Concernant l’opposition entre les Chants et les Poésies, Aragon considère que Ducasse tourne au bien ses écrits antérieurs de la même façon que Marx a remis la pensée de Hegel sur ses pieds. Le renversement se fait du romantisme au… réalisme (socialiste, bien entendu).

Troisième temps, celui de la réinvention. À la fin de sa vie Aragon a éprouvé le besoin de revenir sur les illuminations de sa jeunesse, peut-être pour justifier ce qu’il était devenu. Réinventée, l’écriture automatique serait née à l’enseigne de Lautréamont.

6. Avec Tristan Tzara — on guettait son entrée en scène —, la question se pose des débuts de l’effet Maldoror. Dans les poèmes de L’Homme approximatif, le grand recueil de sa période surréaliste, les accents maldororiens sont particulièrement présents et cela paraît dans l’ordre des choses. Mais si de semblables accents, des paroles radicales qui semblent droit sorties des Chants de Maldoror, sont perçus aussi, sont reconnus dans le Manifeste dada 1918 ou dans les Vingt-Cinq Poèmes, cela pose problème. Tzara est en effet sensé avoir découvert les œuvres de Lautréamont seulement après son arrivée à Paris. Le mystère reste entier.

7. En ouverture du 7e chapitre, consacré aux travaux sur Maldoror de Marcel Jean et Arpad Mezei, Henri Béhar cite le tract surréaliste de 1927 Lautréamont envers et contre tout (contre Soupault) : «  Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passées, à venir tout cela entoure le livre, le cache, le souille, le banalise, l’éteint sous les petites passions de ceux qui les lisent. » Autrement dit, toute exégèse des œuvres d’Isidore Ducasse est par avance condamnée.

Mais les temps changent. À partir des années 1950 et de la publication de L’Homme révolté d’Albert Camus, avec ses remarques sur « la banalité de Lautréamont », c’en est fini de la fascination muette, se multiplient les études et les commentaires les plus avisés. Parmi les travaux sur Lautréamont, ceux de Marcel Jean et Arpad Mezei, dans une approche psychanalytique, mettent en lumière le complexe d’Oreste, ou l’anti-œdipe à l’œuvre dans les Chants de Maldoror. Complexe d’Oreste qui, rappelons-le, fut analysé par Crevel dans Le Clavecin de Diderot. Eh bien, curieusement ces travaux ont été quasiment ignorés des surréalistes alors même qu’ils proviennent de leurs rangs. Le peintre Marcel Jean est membre du groupe surréaliste depuis 1932 ; avec le théoricien hongrois Arpad Mezei, il a publié en 1950 une Genèse de la pensée moderne3, puis une Histoire de la peinture surréaliste, deux livres particulièrement appréciés. Pourquoi leurs écrits sur Maldoror connurent-ils cette disgrâce ? Henri Béhar en recherche les raisons dans la situation difficile du surréalisme dans l’après-guerre.

8. Avançons dans le temps en évoquant à grands traits les mouvements qui ont suivi le surréalisme. Le 8e chapitre, « Lautréamont et eux », s’intéresse aux analyses et commentaires des lettristes, des situationnistes (particulièrement sensibles aux plagiats qu’ils ont théorisés et systématisés en détournements), du mouvement Tel Quel (qui a voulu s’en tenir au texte seul comme objet de ses analyses et qui s’est servi de Lautréamont pour s’affirmer à l’égard du surréalisme et amorcer un virage politique).

9. En neuvième chapitre, focus sur un plagiat difficile à déceler, même avec la méthode Phalèse. Plagiat d’une catégorie différente puisque le texte plagié est totalement réécrit.

Henri Béhar s’est intéressé à ce paragraphe de Poésies II : « Un pion pourrait se faire un bagage littéraire en disant le contraire de ce qu’on dit les poètes de ce siècle. Il remplacerait leurs affirmations par des négations. » Cette méthode, Ducasse l’a lui-même utilisée en inversant des propositions de Pascal, de Vauvenargues et d’autres. Or Béhar découvre que cette méthode a déjà été proposée par Charles Fourrier en 1935 (La Fausse Industrie) : « Un débutant un peu adroit réussit à se faire remarquer en prêchant l’opposé des opinions admises, en contredisant tout dans les conférences et les pamphlets. » Ces lignes sont extraites d’un texte intitulé « L’écart absolu » où il expose sa conception de la recherche de La vérité. Le grand écart de la pensée, c’est une conception dans laquelle se reconnaît André Breton qui ira jusqu’à intituler, en 1965, la dernière exposition internationale du surréalisme L’Écart absolu.

L’emprunt de Lautréamont à Fourier est évident, mais il est unique. Le comte n’est pas devenu fouriériste. André Breton lui l’est devenu.

10. La conclusion intitulée « Finale » est une lettre du 29 février 2004 adressée à Jean-Jacques Lefrère, directeur des Cahiers Lautréamont, en réponse à l’enquête ouverte par la revue : « Les Cahiers Lautréamont demandent ce que représentent pour vous Isidore Ducasse et les œuvres du comte de Lautréamont. C’est vaste comme le vieil océan, mais peut se résumer en une page… » L’occasion est donnée à Henri Béhar d’exprimer son sentiment personnel. En voici les dernières lignes : « Aucune analyse de texte, la plus fine et documentée soit-elle, ne peut rendre compte de ces purs joyaux découverts par un météore des Lettres sous la gangue de l’écriture. Ce par quoi l’œuvre de Lautréamont est pour moi « toujours présente à ma conscience ! » (Chants, II, 4).

Il fallait bien cette présence pour apporter autant de lumières sur Maldoror.

Après quoi je me sens autorisé, sans dépasser la mesure, à donner aussi mon sentiment — et à livrer quelques réflexions sur Lautréamont. Pour apprécier les Lumières sur Maldoror, je me devais de relire les œuvres d’Isidore Ducasse dans leur intégralité, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Je les relus donc avec un œil neuf.

Ce qui m’a frappé d’abord, c’est l’extrême violence qui parcourt ces pages.

Une violence comparable, dans la littérature contemporaine, à celle du Bret Easton Ellis d’American Psycho. On n’aurait pas de peine à voir dans Patrick Bateman un descendant de Maldoror. Mais la violence ne réside pas seulement dans l’imaginaire, dans le discours, pour reprendre le mot de Benjamin Fondane à propos de Lautréamont, elle est dans la vie. En relisant les Chants, comment ne pas penser aux massacres d’aujourd’hui, à l’Ukraine, à la Palestine, au Congo : les combats qui s’y déroulent semblent décalqués sur la guerre sans merci entre Maldoror et le Créateur, avec la même cruauté, la même intensité dans l’horreur. Les Chants de Maldoror nous le rappellent : la propension de l’humanité à faire le mal est de tous les temps.

La violence peut horrifier, elle peut aussi fasciner. Ce fut souvent le cas avec les surréalistes, à commencer par André Breton (présent dans le livre de Béhar mais sans qu’il ait droit à un chapitre entier). Son refus premier de commenter les écrits de Lautréamont ne tient-il pas à cette fascination pour la violence qu’il ne souhaite pas davantage analyser. Et la violence a une autre vertu : l’attrait qu’il éprouve pour elle semble autoriser Breton à ne pas reconnaître l’homosexualité qui lui est constamment associée dans les Chants à travers une multitude de figures masculines, de Mario à Mervyn, en passant par Léman, Lohengrin, Lombano, Holzer…

Pour finir, je tiens à affirmer mon accord avec Henri Béhar pour reconnaître l’existence de purs joyaux dans les Chants, mais ces joyaux n’occupent pas toutes les pages. Sont beaucoup moins attrayants les multiples emprunts aux sciences physiques ou naturelles et certaines scènes de violence sont tellement excessives qu’elles tournent au grand guignol et provoquent le rire plutôt que l’effroi. Qu’importe : retenons les moments de grâce, tel l’histoire de la lampe dans le chant deuxième.

Michel Carassou

1 Henri Béhar, Lumières sur Maldoror, Paris, Classiques Garnier, 2023.

2 Cf. Henri Béhar, Alléluia ! Je parle hébreu sans le savoir, Paris, Non Lieu, 2021.

3 Marcel Jean et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne (1950), rééd. Lausanne, L’Âge d’Homme, « Bibliothèque Mélusine », 2201.