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La Main à plume, dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

La Main à plume,
dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

Par Léa NICOLAS-TEBOUL

Conférence donnée dans le cadre de l’APRES à la Halle Saint Pierre
le 9 décembre 2023

Samedi 9 décembre 2023, 15h.
La Main à plume (1940-1944) : conférence introductive par Louis Janover.
Conférence par Léa Nicolas-Teboul. Lectures avec Morgane Tennessee.
Table ronde
sur la place de « La Main à plume » dans l’histoire du surréalisme, avec Anne Foucault, Louis Janover, Marine Nédélec et Léa Nicolas-Teboul.

 

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Mon travail vise à réinscrire la Main à plume dans l’histoire du surréalisme, à réhabiliter l’apport de la Main à plume au surréalisme. Et cela ne peut se faire sans questionner la construction de cette histoire ou interroger les raisons de l’oubli de l’expérience de ce groupe.

En 1953, Breton classe la Main à plume comme « activité de tendance surréaliste » pour la chronologie générale du surréalisme qu’il établit pour Flair1. La Main à plume serait un corps étranger, au statut peu clair.

Plus tard, la Main à plume sort progressivement de l’ombre, d’abord avec les émissions sur France Culture de Nadine Lefebure en 1966, puis avec le travail journalistique de Michel Fauré, publié en 19822. Mais c’est pour en faire une expérience dissidente, à part, déliée de l’histoire du surréalisme d’avant et d’après-guerre. Une expérience située finalement entre le groupe des Réverbères et le Surréalisme révolutionnaire.

Cette lecture revenait, du côté de l’histoire politique, à limiter la Main à plume à la résistance voire au compagnonnage avec le Parti communiste. Esthétiquement, elle situait volontiers la Main à plume dans les marges du surréalisme, comme l’étaient les Réverbères, revue post-dadaïste active à la fin des années trente, dont étaient issus plusieurs membres de la Main à plume.

Mon parti-pris est le suivant : c’est en réinscrivant l’expérience de la Main à plume dans l’histoire du surréalisme qu’on peut en saisir la portée. Quelle est la signification de cet objet d’histoire, à la fois extrêmement dense et ténu ? Quel geste critique constitue-t-il pour réfléchir l’histoire du surréalisme ?

Maintenir le surréalisme.

La Main à plume s’est formée au début de l’Occupation, à Paris, à l’automne 1940. Le groupe est d’abord une réponse, à ce qui est vécu comme une désertion : l’exil de Breton et d’une grande partie des surréalistes historiques aux États-Unis ou au Mexique. De fait, celles et ceux qui restent à Paris considèrent qu’il faut répondre à la catastrophe historique et à la crise du surréalisme qui lui est afférente. Soit parce qu’ils ont décidé de rester, soit, de manière plus fortuite, mais cela revient finalement au même, parce qu’ils n’ont pas eu les moyens de partir.

Plusieurs personnages centraux dans la formation de la Main à plume assurent la liaison avec le groupe surréaliste historique. Robert Rius, surtout, mais aussi Jean-François Chabrun, qui a rejoint les surréalistes, et la FIARI, tout jeune, en 1938. Ou encore Adolphe Acker.

Rius a été un ami intime de Breton dans les dernières années d’avant-guerre. A son départ de Paris, Breton lui remet les clés de l’appartement rue Fontaine et Rius est chargé de veiller sur les œuvres, les collections, de s’occuper de certains documents jugés compromettants. Péret, avant son départ, a participé aux premières discussions qui vont mener à la formation du groupe. Bref, la Main à plume n’a pas seulement une connaissance de seconde main du mouvement. Le surréalisme est une expérience bien vivante pour celles et ceux qui fondent le groupe.

Et c’est grâce à cette capacité de transmission et de rassemblement que de nombreux surréalistes d’avant-guerre vont collaborer à la Main à plume. Dominguez, Ubac, Hérold, des surréalistes belges, Mariën, Magritte. Des personnalités plus isolées comme Maurice Blanchard ou Léo Malet. Pour ce qui est de la participation d’Éluard à la Main à plume, elle a été active entre l’automne 1941 et l’hiver 1942, mais elle ne fait pas l’unanimité au sein du groupe et se solde par une rupture fracassante à l’été 1943, après le rapprochement Éluard / Aragon et la demande de réinscription d’Éluard au Parti.

Cependant, les forces vives de la Main à plume représentent une sorte de génération surréaliste spontanée qui adhère au surréalisme mais sans avoir participé au groupe avant-guerre. Ils viennent pour beaucoup des Réverbères, comme Noël Arnaud, Jacques Bureau, Régine Raufast. Mais pas seulement. Il y a d’abord Dotremont, qui arrive à Paris au printemps 1941, alors qu’il vient à peine de rencontrer Ubac à Bruxelles. Déjà poète intéressant et activiste surréaliste, il fait pendant toute la guerre la liaison avec la Belgique. Dans le courant de la guerre, arrivent aussi d’autres jeunes gens comme André Stil, Marco Ménégoz, Boris Rybak. Ces jeunes gens lettrés mais qui n’ont pas encore d’œuvres et viennent, pour certains, de milieux modestes, lient directement leur entrée en surréalisme à une prise de parti historique. C’est l’adhésion, disons, à une plateforme esthético-politique.

Cette plateforme implique une certaine idée de la poésie fondée sur l’égalité des intelligences et une confiance dans l’affectivité lyrique. Elle implique aussi une capacité de résistance idéologique à l’air du temps empoisonné de l’Occupation, et un positionnement éthique et politique, antifasciste et antistalinien.

Le groupe a édité une revue, qui a changé de nom à chaque numéro pour échapper à la censure allemande, très sévère envers la presse3. L’économie de la revue s’inscrit sans ambiguïté dans l’histoire des revues surréalistes : par le rapport entre les essais ou manifestes, les poèmes, les textes critiques consacrés à tel ou tel artiste, le travail plastique. Et aussi, par le travail du paratexte qui inscrit tous les textes signés dans une tradition critique et esthétique. Telle citation se moquant des grands hommes, un fait divers exaltant les fous, ou des collages de citations défendant le caractère collectif et universel de la poésie.

Le groupe a donc inventé un très grand nombre de formats et de types de publications pour répondre aux contraintes matérielles et à la censure allemande. Cette politique éditoriale consiste à faire vivre « l’état de présence surréaliste » dans le champ littéraire et artistique mais en refusant la politique de parution légale, adoptée par les revues de zone Sud déclarées à la censure de Vichy. En termes économiques, la Main à plume répond à la pénurie de papier, et au rétrécissement de l’espace social de l’art dégénéré, tout en éditant des livres de dialogue surréalistes de belle facture.

Le groupe a édité, par exemple, les Pages libres de la Main à plume, une collection surréaliste toute mince qui est paru en 11 fascicules entre janvier 1943 et janvier 1944. Chaque numéro était un simple feuillet replié et illustré. La collection a publié la cohorte des poètes et poétesses de la Main à plume mais a aussi réédité Pleine Marge de Breton et des contes de Péret datant des années 20.

Au-delà de son activité éditoriale, la vie collective de la Main à plume était extrêmement riche. Sur le plan des écritures collectives, des jeux, des œuvres en collaboration, mais aussi du travail de recherche théorique en commun. Le collectif était à la fois un lieu de création et un espace de débat et de formation politique.

Un des traits singuliers de la Main à plume est donc son insistance sur « le communisme du génie », comme l’a fait le premier surréalisme. Tous les numéros de la revue comprenaient des poèmes collectifs appelés « L’Usine à poèmes » ; de nombreux textes théoriques insistent sur cette tradition littéraire souterraine, qui va du romantisme allemand au surréalisme et qui fait de la poésie une faculté universelle et partagée.

L’autre pan de ce « communisme du génie », c’est l’intrication organique entre les militants et les poètes et plasticiens surréalistes. Ce que j’ai appelé trotsko-surréalisme en un seul mot. Le groupe est une caisse de résonnance des débats politiques, trotskisme, participation à la résistance. Pour des militants comme Adolphe Acker, Daniel Nat, Maurice Nadeau, la Révolution sociale et la philosophie du surréalisme font corps.

Les surréalistes voulaient une révolution comme ça, globale, bon j’ai marché dedans, puis je me disais, on était encore dans la guerre, je me disais, oui mais Breton est parti en Amérique, Péret est au Mexique, bon Éluard et Aragon sont devenus staliniens, mais qu’est-ce qui reste ? Alors j’ai participé à un petit groupe qui s’appelait la Main à plume où il y a eu des copains aussi d’arrêtés, il y en a qui ne sont pas revenus comme Robert Rius. Bon, on essayait de faire quelque chose, sur la base de cette révolution utopique.

(interview de Maurice Nadeau de 1989 par Jean-José Marchand, Archives du XXe siècle).

Comme si ce qu’il y avait de déclaratif, ou de spéculatif dans le projet surréaliste était pris au pied de la lettre à la Main à plume. Je pense à l’appel en ouverture de Décentralisation surréaliste, une plaquette éditée par André Stil au Quesnoy en étroite collaboration avec la Main à plume à Paris, qui est une sorte de réécriture de l’appel aux lycéens de Breton dans le Second Manifeste4.

Je pense aussi aux techniques de contre-propagande surréaliste qu’ont utilisées Henri Goetz et Christine Boumeester, souvent accompagnées de Christian Dotremont et Régine Raufast au début de l’Occupation. Ces techniques consistaient à distribuer des messages politico-poétiques dans les boîtes à lettres, les bancs des églises, ou bien à recouvrir certaines affiches de propagande nazie. Les messages surréalistes sont devenus des outils de proto-résistance à l’Occupant.

Je voudrais maintenant évoquer, rapidement, deux projets de la Main à plume particulièrement importants à mes yeux et qui témoignent de la dernière période d’activité du groupe. Pour ce faire, les recherches de nouvelles sources ont été particulièrement décisives puisque ces deux projets sont restés inédits. Ils ont été abandonnés l’été de la Libération, avec les conséquences que l’on verra sur la reconnaissance de la Main à plume après-guerre.

D’abord L’Objet, la dernière plaquette du groupe, fruit d’un an de recherche collective. Cette plaquette représentait un véritable aboutissement théorique pour la Main à plume, même si son processus d’élaboration a été très conflictuel, avec en toile de fond les conflits soulevés par la demande d’inscription de Jean-François Chabrun au Parti Communiste en janvier 1944. Or, cette plaquette témoigne d’une confrontation remarquable avec les grands enjeux théoriques du surréalisme des années trente, en particulier « Crise de l’objet » de Breton et débouche sur plusieurs propositions passionnantes.

La première vise à faire du quotidien un paradigme central des recherches surréalistes, à la veille de la sortie de la première Critique de la vie quotidienne de Lefevre.

Ce que j’ai appelé « surréalisme du quotidien » est tourné d’un côté vers une exploration de l’objet ordinaire, des banalités intimes et des usages. Cette méthode, Dotremont l’appelle « banalisation du surréalisme », par opposition à l’esthétique de la surprise et du dépaysement. Pour lui, cette « banalisation » est aussi une machine de guerre contre le caractère extraordinaire et séparé des objets artistiques, y compris surréalistes.

D’autre part, le surréalisme du quotidien s’appuie sur un dialogue renouvelé entre la philosophie du surréalisme et d’autres domaines de la connaissance, en particulier la science. Dans, « Moralité », la postface écrite par Rybak et de Sède, ce qu’ils appellent « le surréalisme lyrique » dialogue avec la physique quantique, la biologie et ouvre certaines propositions théoriques, que je qualifie de pré-structuralistes.

La plaquette L’Objet me paraît aussi être un aboutissement dans le parcours théorique de la Main à plume, au sens où ses propositions novatrices tentent véritablement d’incorporer à la philosophie du surréalisme l’expérience de la Main à plume, ce que le groupe a vécu et traversé pendant la guerre. Je pense par exemple à un texte de Jacques Bureau, « Le Clou », écrit depuis la prison de Fresnes et qui est un récit de sa relation avec un clou qui se trouvait dans sa cellule. Ce récit est un témoignage, presque un document. Et il interroge aussi, de façon épistémologique, la capacité de connaissance que nous offrent les objets isolés, extraordinaires, mis en valeur par le surréalisme.

A la même période, le groupe prépare une monographie consacrée à Jacques Hérold, qui devait réunir notamment un texte du peintre, version préliminaire de son Maltraité de peinture, plusieurs textes critiques de membres de la Main à plume et des reproductions de ses œuvres, notamment La Liseuse d’aigle, son chef-d’œuvre de la guerre. Au sein de la Main à plume, Hérold a trouvé un espace de survie matérielle et idéologique, qui lui a permis de développer son œuvre et sa pensée d’une manière absolument remarquable.

Et en quelque sorte de trouver sous le nom de cristallisation sa place au sein de la peinture surréaliste, place qui pourrait se résumer à ces propos datant justement des recherches collectives sur l’Objet : « le monde mou a cessé de vivre en 1944. J’oppose aux structures molles de Dali l’objet construit en aiguille, verre cassé, lames tranchantes, cristal. »

En particulier, Hérold a travaillé dans le compagnonnage de Boris Rybak, qui était biologiste. Et on voit dans leurs travaux respectifs un dialogue incessant entre la main du peintre et la pensée du chercheur en science. En binôme, ils ont aussi fabriqué de faux-papiers. Rybak a publié dans Informations surréalistes en juin 1944, le premier texte consacré à la peinture d’Hérold, « Attention peinture ». Hérold a illustré le Linceul des marées, un recueil poétique de Rybak. Et les recherches collectives sur l’objet de la Main à plume apparaissent toujours comme un soubassement existentiel et théorique de leurs activités.

Ces deux derniers projets de la Main à plume, qui étaient quasiment achevés l’été de la Libération, et particulièrement significatifs de l’activité du groupe, ont été abandonnés. Ce qui me paraît symptomatique de cette coupure qui arrive quasiment immédiatement à la Libération entre la séquence Main à plume et l’après-guerre. Alors même que La Révolution la nuit, la revue de Bonnefoy qui paraît en 1946 propose dans son premier numéro un texte sur l’Objet qui doit beaucoup aux recherches de la Main à plume5, et que le texte d’Hérold qui figure dans le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de 1947 est à peu de choses près celui qui devait figurer dans L’Objet. Mais plus personne, déjà, ne parle de la Main à plume. Le groupe se dissout l’été de la Libération.

Pourquoi cette coupure avec le surréalisme historique ?

La guerre représente une rupture historique et existentielle énorme. Cette jeune génération des « 20 ans en l’an 40 », comme l’appelle Simonpoli dans Le Surréalisme encore et toujours6 sort extrêmement meurtrie de la guerre.

Comme on l’a vu, le groupe était particulièrement politisé et exposé. La Main à plume comptait beaucoup de Juifs, d’étrangers, de gens très jeunes. Hérold, Acker, Rybak ont échappé aux lois anti-juives grâce à de faux papiers. Manuel Viola, qui signait alors ses textes J.-V. Manuel était un réfugié Espagnol, sans titre de séjour. Par sa composition sociale, le groupe a vécu de plein fouet la violence de l’Occupation. Tita, de son vrai nom Edita Hirshowa, une peintre juive roumaine et Hans Schoenhoff, un poète juif originaire des Sudètes ont été déportés et assassinés à Auschwitz en septembre 1942. Le poète Marc Patin est mort au STO. Et Robert Rius, Jean Simonpoli et Marco Ménégoz ont été fusillés par la Gestapo de Melun après avoir monté un maquis à Achères-la-forêt. Le maquis a été dénoncé. Jacques Bureau, qui était agent radio pour le réseau Buckmaster, a été arrêté et déporté en Allemagne. Mais il reviendra à la Libération.

La Main à plume a donc pâti de son « désir de vivre l’histoire », comme l’appelle Noël Arnaud dans la dernière plaquette de la Main à plume, L’Avenir du surréalisme, mais aussi d’une certaine marginalité sociale et politique. Comme si le maintien du surréalisme sous l’Occupation et ce qu’il implique était une expérience sans filet. On compte huit morts en tout à la fin de l’Occupation, ce qui est vraiment énorme pour un groupe qui a rassemblé environ une vingtaine de personnes.

Cette expérience-là est évidemment incommensurable avec celles des surréalistes d’avant-guerre, même les plus militants comme Péret. Cela représente une coupure historique et existentielle qui explique qu’à la Libération, il est très difficile de raccrocher les wagons entre ce qui reste de la Main à plume et le groupe de Breton.

Autre conséquence immédiate de la guerre, du point de vue du mouvement surréaliste international, la Main à plume est restée une sorte d’expérience insulaire, circonscrite à la période de la guerre. Alors même, paradoxalement, qu’elle tenait les murs du surréalisme historique. Pendant la guerre, il n’y a aucune communication avec ce qui se fait et se publie Outre-Atlantique. À l’été 1943, la Main à plume écrit une grande lettre à André Breton, qui synthétise son activité artistique et son parcours politique, mais cette lettre, confiée à une personne qui doit franchir la ligne de démarcation, n’arrivera jamais. Significativement, aussi, la première lettre de Péret à Rius après son départ arrive en décembre 1944. Elle demande assez joyeusement des nouvelles du surréalisme parisien, alors que Rius est mort depuis près de 6 mois.

La seule mention de la Main à plume qui est arrivée à Breton, à notre connaissance, c’est une lettre de Jacques Brunius, de Londres, qui a reçu Poésie et Vérité 42, le recueil d’Éluard édité par la Main à plume. Brunius signale ce recueil à Breton, ainsi que l’existence d’un groupe de « jeunes gens plus ou moins surréalisants » qu’il ne connaît pas, à l’exception de Dominguez7. Hors de France, par contre, des liens resserrés ont été maintenus avec les surréalistes belges, qui ont collaboré à pratiquement toutes les plaquettes collectives et ont co-signé Nom de Dieu!, un des tracts de la Main à plume dirigé contre Bataille et la revue Messages.

Mais ce sont surtout les conflits politiques à la Libération qui expliquent l’absence de descendance de la Main à plume. D’un côté, une partie des ex-Main à plume, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Édouard Jaguer va former le surréalisme révolutionnaire, en adoptant une stratégie de rupture générationnelle avec le surréalisme de Breton et prôner le ralliement au Parti Communiste. Cette dissidence surréaliste est issue directement de l’expérience de la guerre mais elle ne se revendique alors pas du tout de la Main à plume, ni de son marxisme IVè Internationale, ni de ses recherches menées tout contre le corpus de Breton. D’un autre côté, les rares Main à plume qui sont rentrés dans le groupe surréaliste, Hérold et Acker, ne mentionnent pas tellement l’expérience de la Main à plume, qui est entachée, selon les mots de Nadeau de 1945, car nombre de ses membres ont sombré dans « l’opportunisme orthodoxe ».

La transmission de l’expérience de la Main à plume se retrouve donc complètement enrayée. Du côté de la mémoire de la guerre et de la résistance, personne ne reconnaît vraiment la contribution des surréalistes à la résistance intellectuelle, dans le contexte de centralisation autour du Comité National des Écrivains et du Parti. Mais la contribution de la Main à plume, pourtant décisive, au mouvement surréaliste international dont le centre de gravité reste Breton et le Nouveau Monde est tout aussi invisibilisée.

Pour comprendre cette absence totale d’héritage, il faut voir également que l’expérience de la Main à plume est complètement à rebrousse-poil des deux tendances structurelles où se retrouvent pris le surréalisme dans l’immédiat après-guerre.

D’une part, un mouvement d’institutionnalisation de plus en plus fort ; la peinture surréaliste est de plus en plus intégrée au marché de l’art. Ce mouvement, Artaud par exemple va le dénoncer dans ses lettres à Breton au sujet de l’exposition internationale du surréalisme de 1947. Dans le même temps, le surréalisme se retrouve marginalisé voire provincialisé, dans le contexte de dissémination du champ des avant-gardes.

Quelques pistes pour penser la place de la Main à plume au sein de l’histoire du surréalisme.

La Main à plume est trop arrimée au socle fondateur du mouvement surréaliste pour faire réellement dissidence. La Main à plume n’est pas non plus un revival de la Révolution surréaliste, la farce qui se répète une deuxième fois, car elle n’a cessé de se positionner en surréaliste face à l’héritage, c’est-à-dire de le réélaborer et de le critiquer.

S’il y a une notion donc, qui nous paraît rendre justice à la place de la Main à plume, c’est ce que Luca et Trost appellent en 1945 La Dialectique de la dialectique du mouvement surréaliste. Il ne s’agit pas de rompre avec le surréalisme historique mais au contraire de proposer un geste critique et vivant tourné contre le mouvement lui-même. De l’intérieur. En évoquant ses limites. Et en ressaisissant ses forces vives. Luca a d’ailleurs salué dans Le Surréalisme encore et toujours « l’ancien esprit combatif du surréalisme dont on sentait vraiment le besoin » (lettre à Brauner, s.d., 1946, fonds Brauner). Or, la Main à plume rejoint Luca et Trost sur ce point. Elle sort radicalement de l’économie morale et libidinale de l’avant-garde où il faut tuer le père pour inventer du nouveau. Elle est solidement ancrée dans le nerf central du mouvement surréaliste compris comme une tradition révolutionnaire ou inventée. Mais, du même coup, elle ressemble à une tentative de trancher dans la métaphore surréaliste, dont Nougé aussi avait déjà montré les limites dans les années trente.

Le surréalisme de la Main à plume, comme l’expérience Infra-noir en Roumanie, est radicalement expérimental et théorique. Surréalisme expérimental, parce qu’il repose sur une confiance dans ses propres moyens, sa propre activité. Il est isolé et semble quasiment rivé à la vivacité de ses découvertes. Surréalisme théorique, du fait de son ambition critique et politique, mais aussi de la guerre. La guerre, qui remet tout à plat, implique une reprise critique du passé surréaliste. De plus, les espace de travail et d’expression artistiques se trouvent rétrécis et, économie de moyen oblige, les artistes surréalistes réfléchissent ardemment leurs propres pratiques.

Cette ouverture à Infra noir et à la « dialectique de la dialectique » nous permet aussi de comprendre la guerre, non seulement comme une donnée tragique qui s’imposerait au mouvement de l’extérieur, une contrainte pesant sur la création surréaliste mais un moment de création et de réélaboration fondamentale, même s’il débouche sur un éclatement, des conflits et une dissémination du projet surréaliste.

Prendre en compte la guerre comme moment fondamental, c’est aussi faire du « sauvetage de la tradition » (Benjamin) un geste critique qui est partie intégrante d’une histoire (non-linéaire) du surréalisme. Sur le terrain généalogique, la vivacité de ce surréalisme dans la guerre tient à sa capacité à se rattacher au « communisme du génie » du début du mouvement mais aussi au dialogue décisif avec le surréalisme belge. Sur le terrain théorique, ce geste permet de situer les apports de la Main à plume sur le plan de la philosophie du surréalisme, du « grand surréalisme » que Bataille appelle à penser après-guerre.


1 A. Breton, « Flair – Chronologie du surréalisme 1916-1953 », http://www.andrebreton.fr/work/56600100515110.

2 M. Fauré, Histoire du surréalisme sous l’Occupation, La Table ronde, 1982.

3 La Main à plume, Géographie nocturne, Transfusion du verbe, La Conquête du monde par l’image….

4 André Stil, éditorial de Décentralisation surréaliste, Feuillets du 4.21, Le Quesnoy, juin 1943.

5 Yves Bonnefoy, « Pour une nouvelle objectivité », La Révolution la nuit n°1, 1946.

6 Jean Simonpoli, « À nos lecteurs », Le Surréalisme encore et toujours, Cahiers de poésie, numéro spécial 4-5, René Debresse, août 1943.

7 Lettre du 6 juin 1943, in À l’ombre où les regards se nouent, Éditions du Sandre, 2016, p. 171-77.

Nadja/Léona Delcourt et André Breton par J.-F. Rabain

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

par J. -F. Rabain

Conférence de l’APRES,  qui s’est tenue à la Halle Saint-Pierre le 24 juin 2023.

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressées à André Breton, des lettres d’une grande beauté, écrites par la femme réelle qui les a envoyées. Nous allons en effet rencontrer deux Nadja, celle qui a été rêvée et décrite par Breton dans son livre Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération de surréalistes et qui nous fascine toujours, et une autre Nadja, la femme réelle qui a rédigé ces lettres et que nous allons découvrir.

Deux comédiens, Yannick Rocher et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Yannick va lire les Lettres que Nadja a écrites à André Breton, lettres n’étant connues jusqu’alors que de rares spécialistes et Charles lira les passages les plus significatifs du livre d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun de vous pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères comme des limites de cet échange.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées invraisemblables ou absurdes dans le sens du mot que l’on entend à la télévision. Il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde.

Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin.1

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut « mettre le feu au langage », interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut donc iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.2 Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Qui est donc Nadja, cette mystérieuse jeune femme rencontrée par André Breton, rue La Fayette, à Paris, le 4 octobre 1926 ? Qui est cette jeune femme qui disait s’appeler Nadja « parce qu’en russe, c’est le commencement du mot espérance – Nadyejda – et parce que ce n’en n’est que le commencement ». Avait-elle au moins existé ou bien était-elle une créature imaginaire, un personnage de fiction ? En suivant le récit de Breton, on savait qu’après leur rencontre et la décade enchantée qui s’en est suivie, Nadja avait très vite sombré dans la tourmente et la folie. Elle avait été internée à l’hôpital Sainte-Anne au cours d’un accès délirant, puis à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse. Mais qui était-elle vraiment ? On ne savait rien d’elle, rien de son histoire, ni même son nom véritable…

C’est Georges Sebbag qui, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.5 Puis Hester Albach a retrouvé une des petites-filles de Leona et a pu reconstruire toute l’histoire familiale, qu’elle a publiée dans son livre Léona, héroïne du surréalisme, paru en 2009 chez Acte Sud.6 Son ouvrage contient également les certificats d’internement rédigés par les psychiatres, lors de l’internement de Nadja/Leona à Sainte-Anne, à Perray-Vaucluse, puis à l’asile de Bailleul, dans les Flandres, où elle a été internée jusqu’à sa mort en 1941.

L’ensemble des Lettres écrites par Nadja/Leona à André Breton a été connu du public lors de la grande vente de l’Atelier de Breton, qui a eu lieu en 2003, à l’Hôtel Drouot. Un lot de 29 lettres écrites entre le 9 octobre 1926 et le 4 mars 1927 a été vendu 140.000 euros et préempté par la bibliothèque Doucet.7 Toutes ces lettres avaient été conservées par Breton alors qu’il n’avait conservé, semble-t-il, aucune autre correspondance amoureuse. Ces Lettres sont aujourd’hui accessibles sur Internet.

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait en fait Léona Delcourt. Il semble qu’elle ait emprunté ce nom, Nadja, à la danseuse aux seins nus Beatrice Wanger qui se produisait au Théâtre ésotérique, salle Adyar à Paris, et qui était une amie de Claude Cahun et de Marcel Moore.

Leona Delcourt est une enfant de la guerre et de la pauvreté. Léona, Camille, Ghislaine, Delcourt est née le 23 mai 1902 à Saint-André, dans la banlieue de Lille. Son père Eugène, Léon Delcourt, a été découpeur de bois puis typographe. Il avait hérité de quelques biens avant la naissance de sa fille qu’il avait bien vite dilapidé. Sa mère, Marie Mélanie Vivier, était d’origine belge et travaillait dans une usine de textile. Leona avait une sœur ainée, Marthe, de 6 ans de plus qu’elle, qui est morte en 1915 pendant la guerre, en pleine période de privation alimentaire de la zone Nord occupée par les allemands. Leona a alors 13 ans. Un petit frère, né avant elle en 1898, Charles, Camille, est mort à l’âge de deux ans, en 1900, deux ans donc avant la naissance de Leona. On peut remarquer que Léona porte le prénom de ce petit frère mort, Camille. (Leona, Camille, Ghislaine Delcourt). En 1907, naîtra ensuite une petite sœur, Marie Thérèse, Ghislaine.

Le père de Leona est mobilisé pendant la guerre de 14/18. Il est sur le front jusqu’en 1917. La mère de Leona doit donc élever sa famille avec très peu de moyens pendant toute la durée du conflit, en pleine zone occupée. D’après Hester Albach qui a interrogé une des petites filles de Léona, une certaine Ghislaine 8, on annonce à la famille que le père est mort sur le front en 1915. La sœur ainée de Leona, Marthe, meurt le jour même. En fait, le père de Leona reviendra bien vivant à la fin de la guerre.

En 1918, ce sont les troupes britanniques qui délivrent Lille. Leona a une liaison éphémère avec un jeune officier anglais. Elle est enceinte en 1919, à l’âge de dix-sept ans, et donne naissance à une petite fille le 21 janvier 1920. Léona lui donne le prénom de sa sœur ainée, Marthe, morte en 1915. L’officier anglais ne reconnaît pas l’enfant et Leona est donc fille-mère, comme on dit à l’époque. Que faire ? Que fait-on à l’époque lorsque l’on vit en province dans un milieu catholique traditionnel ? Leona refuse d’épouser le fils du charcutier de Saint André qui la demande en mariage et elle part à Paris avec l’accord de ses parents qui lui trouve un « protecteur », un vieil industriel argenté. C’était une pratique courante, semble-t-il, à l’époque, que d’avoir un « protecteur », surtout choisi par les parents, pour éviter que les jeunes filles qui venaient de province ne se retrouvent seules à Paris dans la rue.

Léona arrive donc à Paris en 1920 et trouve une chambre à l’hôtel Le Sphinx, boulevard Magenta. Elle a 18 ans. Elle essaie de trouver un emploi et mène une vie précaire. Elle a un protecteur, le juge Gouy, président de la cour d’assises de Nîmes, indique Henri Béhar dans le Dictionnaire Breton.9 Elle sort dans les restaurants à la mode, voit des films et des pièces de théâtre. Elle fume des cigarettes et sniffe de la cocaïne. Elle revient tous les quinze jours à Lille, voir sa fille et sa famille les bras chargés de cadeaux. Mais les protecteurs se lassent vite et Leona se retrouve bientôt seule et isolée. Elle participe à un trafic de cocaïne pour payer sa chambre d’hôtel mais se fait arrêter par la police. Il n’y aura pas suite grâce à l’intervention d’un protecteur. Elle se livre aussi à l’occasion à la prostitution en trouvant des clients à l’hôtel Claridge ou dans les cafés. On appelait « lorettes » les filles du quartier St Georges qui cherchaient des messieurs pas loin de l’église Notre-Dame de Lorette.

Quand André Breton rencontre Nadja, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. D’emblée cette rencontre s’inscrit pour Breton sous la lumière de l’inattendu et de l’exceptionnel. Peu avant leur rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, un voyage en Asie où il devait rester vingt ans et la direction d’un grand parti politique ! Il venait le jour même d’acquérir un livre révolutionnaire de Léon Trotsky.

La rencontre a lieu par hasard dans la rue. Alors qu’il erre sans but précis dans le quartier de la rue La Fayette, André Breton croise une jeune femme, pauvrement vêtue dont les yeux étrangement fardés le frappent et à qui il adresse la parole. Un visage particulier est sorti soudain de la foule anonyme… « Je n’avais jamais vu de tels yeux », écrit Breton. Les yeux et la tenue de la jeune femme qu’il aperçoit résonnent pour lui comme un appel, « un signal » écrit-il.10 Nadja lui « sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ». Déjà médium, déjà magicienne… « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? », se demande Breton, « de la détresse et de l’orgueil… ». « La beauté sera convulsive, érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle ou ne sera pas », écrit Breton dans L’Amour fou.11

Nadja/ Leona mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 12 dit-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se voient quotidiennement du 4 au 13 octobre. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. « Le poète est un voyant », écrit Rimbaud. 13 Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.14 Hasard ? Coïncidence ? Ou synchronicité selon la terminologie de Jung ?

Nadja devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes d’un dialogue entre Hylas et Philonous – la matière et la pensée – du philosophe Berkeley que l’écrivain, justement, vient de lire.15

Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? l’incipit du livre de Breton, correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. De fait Nadja semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Elle est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions plus ou moins délirantes. Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute, dira-t-elle à Breton. 16 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.17 Impressionné, Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».18

On comprend l’étonnement et la fascination de Breton. Nadja ne fait pas autre chose ici que d’utiliser l’automatisme de la pensée qui définissait le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ». On peut penser aussi aux Champs Magnétiques.

Le récit de Breton, Nadja, nous montre l’écrivain hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et le médium. Fasciné par la voyante qui déchiffre le réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence difficile, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution. Breton l’aidera financièrement. Avec l’accord de sa femme Simone, il ira jusqu’à vendre un tableau, un Derain, pour l’aider à payer ses dettes.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20).

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme en souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ». « Crois que tout mon être est plein de toi – et que ma main écrit ce que tu penses ». « Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession », diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.19

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24).

Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26). Quelque temps après que Breton lui eût rendu son précieux cahier 20, Nadja décida cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour. « Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après sa séparation officielle avec André Breton, Nadja fait une bouffée délirante, le 21 mars 1927. Elle est en pleine excitation maniaque, fait du tapage et dit qu’elle voit des hommes sur les toits. Le patron de l’hôtel Becquerel où elle loge appelle la police. On la conduit à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge, puis à l’hôpital Sainte Anne et enfin à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester quatorze mois.21

Le certificat d’internement du Dr Logre (sic) de l’Infirmerie spéciale dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées, on lui envoie des odeurs, on travaille son corps à l’électricité… Maniérisme. Langage bizarre, gestes impulsifs. Voit des individus sur le toit de sa maison ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault, que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires chroniques.

Leona sera ensuite transférée le 16 mai 1928 à l’hôpital de Bailleul, près de sa famille. Le dossier psychiatrique de Leona Delcourt n’a pas pu être été retrouvé, mais Hester Albach a pu en consulter quelques extraits, grâce à l’un des petits-enfants.22

Leona Delcourt recevra les visites de sa famille mais son état se dégrade. Elle a des crises clastiques violentes, elle se promène nue, frappe les religieuses. On refuse de la laisser sortir en permission dans sa famille. On l’enferme définitivement. Les certificats de placement disent : « Démence précoce (1928), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à Bailleul, en janvier 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de sous-alimentation, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce. 23

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse, ni à l’asile de Bailleul où elle fut transférée en mai 1928.

Peut-être a-t-il tenté de la voir grâce à une recommandation de son ami psychiatre Gilbert Robin, mais, selon sa femme Simone et Suzanne Muzard, il ne s’y est jamais rendu.24 Seuls les parents de Leona ont pu venir visiter une seule fois leur fille à Perray-Vaucluse. On reprochera durement à Breton son attitude. Robert Desnos accusera Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. A-t-il eu peur de la folie de Nadja ? S’est-il senti coupable d’avoir pu être l’instigateur de son accès délirant ? A-t-il eu peur lui-même de devenir fou au contact de la magicienne pré-délirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservées par Breton, alors qu’il n’a gardé aucune des correspondances des autres femmes qu’il avait aimées.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Pour Marguerite Bonnet : « Trop de mirage poétique s’ordonnait autour de Nadja pour que Breton conçoive la moindre alarme ».25 Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique, facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 26

André Breton évoque toute sa culpabilité dans son récit Nadja. Certaines pages ont même l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton, comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les vases communicants, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète fort bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée ». (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit Breton, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».27

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaître la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Surprenante correction, donc, qu’il est difficile de ne pas référer aux sentiments de culpabilité éprouvés par Breton concernant l’acte sexuel et ses conséquences.28

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.29

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu.

L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 30

Nadja est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja/Léona occupe cependant tout le récit. « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace va désormais animer la pensée d’André Breton. Au Qui suis-je ?, suit le Qui vive ? qui privilégie pour lui l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous. Elle continue à nous hanter…

J.F. Rabain


1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Georges Sebbag. André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige. JMP 2016.

3Breton A. L’amour fou. Folio. p 29.

4Breton A. Les vases communicants. Gallimard. Idées. p.83.

5Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Marguerite Bonnet non plus en 1992, dans son texte publié dans Folie et psychanalyse publié sous la direction de Fabienne Hulak. Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans la 2 édition de son livre André Breton. Le grand indésirable. Fayard. 2005. p. 218, (note 4). (Béhar Henri. André Breton. Le grand indésirable. 1ère édition. Paris. Calmann-Levy.1990).

6Albach H. Léona, héroïne du surréalisme. Acte Sud. 2009.

7Albach H. o.c. p 66.

8Albach H. Leona, héroine du surréalisme. Acte Sud 2009. p. 69. Hester Albach a retrouvé une petite-fille de Léona Delcourt, Ghislaine X, infirmière, qui lui a donné de nombreuses informations familiales. Marthe Delcourt, la fille de Leona, a eu sept enfants. « Dans la famille, écrit H Albach, on rendait Breton responsable du drame qui avait frappé Leona » (o.c. p. 71).

9Béhar H. Dictionnaire Breton. Ed Garnier. 2012. page 719.

10Ce n’est pas la rencontre de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale : « Ce fût comme une apparition… Il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux », écrit Flaubert. Ce n’est pas non plus la rencontre d’Aurélien avec Bérénice : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice il la trouva franchement laide », est l’incipit d’Aurélien.

11Breton A. L’amour fou. Folio. p. 26

12Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82

13Rimbaud A. Lettre à Paul Demeny. Le club du meilleur livre. 1957. p. 266.

14Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens. Le principe de synchronicité pour C G Jung est un principe de relation a-causale. Une pensée intérieure trouve soudain sa confirmation dans un événement extérieur. Principe de simultanéité et de coïncidence.

15Voir Georges Sebbag. Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

16Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

17Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

18En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

19Pontalis J-B. Elles Gallimard 2007 p 77.

20« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

21On a récemment redécouvert le dossier de Léona Delcourt de l’hôpital de Perray-Vaucluse. On apprend qu’elle est restée dans cet hôpital pendant plus d’un an car on attendait la réouverture de l’asile de Bailleul qui avait été détruit pendant la guerre de 14/18.

22Albach H. o.c. p. 246.

23Le film de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, nous montre combien l’écoute des patients et la continuité des soins a complètement changé notre rapport à la folie. La psychothérapie institutionnelle a proposé un nouveau modèle qui abolit les rapports de pouvoir et de savoir entre les soignants et les soignés, qui privilégie l’écoute et l’idée d’un apprentissage commun.

24Bonnet Marguerite. Nadja dans la maison de verre in Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste. Sous la direction de Fabienne Hulak. Z éditions 1992.p 175.

25Bonnet M. o.c. p 175.

26Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

27Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

28Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

29Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

30Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Les Mythologies de Leonora Carrington et Remedios Varo par M. Sebbag

Les Mythologies de Leonora Carrington et Remedios Varo

Monique Sebbag

Conférence de l’APRES, donnée le 13 mai 2023 à la Halle-Saint-Pierre

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Introduction

Ces deux artistes qui s’étaient exilées au Mexique ont été des amies inséparables de 1943 à 1963. Leurs œuvres de cette époque manifestent leur grande proximité. En effet, elles poursuivaient ensemble un projet grandiose, celui d’unir la raison et l’imagination, les sciences et les mythes. On reconnaît là le projet d’union des contraires cher au surréalisme. Imprégnées de surréalisme, elles ont été attirées par l’hermétisme. Réunir les opposés, c’est reconstituer le tout qui est un, selon la Table d’Émeraude d’Hermès Trismégiste, ou l’hermaphrodite originel des alchimistes. Tout y conspire, y sympathise avec tout. Notre psychisme est à son image, il est androgyne et sa souffrance est grande d’être désaccordé à l’harmonie cosmique. Sur ce sujet elles ont assimilé la pensée de Jung. Le projet pictural de Carrington et Varo se rapproche donc du Grand Œuvre de philosophes-mages, de l’Art Sacré alchimique. On pourrait alors imaginer Leonora et Remedios peignant comme on prie, avec dévotion, car elles s’élèvent spirituellement en spiritualisant les matières de leur art, en transmutant l’huile et les pigments en révélations, en apparitions.

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Le moment « Documents » avril 1929 – avril 1921 par Georges Sebbag et K. Kiefer

Bataille, Leiris, Einstein et
la revue Documents 

par Georges Sebbag

Communication ayant eu lieu le 8 avril 2023 à la Halle-Saint-Pierre

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Les langues de Carl Einstein.
Dialecte – francophonie – style

par Klaus H. Kiefer1

1.Contribution élargie à la présentation de Georges Sebbag : Bataille, Leiris, Einstein – Le moment « Documents » avril 1929 – avril 1921, Paris : Jean-Michel Place éditeur 2022, Association pour la recherche et l’étude du surréalisme, Halle Saint-Pierre, Paris, le 8 avril 2023 : Rencontres en surréalisme, organisées par Françoise Py.

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Le surréalisme serbe, l’imaginaire de la nuit, de nuit en nuit, clair-obscur, art nocturne

Les Serbes dans la grande
internationale surréaliste

Selon les mots de Paul Éluard dans L’Évidence poétique, Sade et Lautréamont se sont emparés « du triste monde qui leur était imposé ». À l’instar de Sade et Lautréamont, les surréalistes se sont emparés du vaste monde pour tenter de le rendre moins triste.

Le surréalisme est né et a grandi à Paris. Cependant, au groupe parisien se sont liés de nombreux artistes et écrivains d’une quinzaine de pays. Certains sont restés isolés dans leur pays, par exemple Octavio Paz au Mexique, César Moro au Pérou, Wifredo Lam à Cuba ou Takiguchi au Japon. D’autres ont constitué des groupes nationaux :

En Belgique , c’est là après la France que le surréalisme a été le plus vivant, l’activité démarrant sensiblement en même temps qu’à Paris. Notons que le manifeste La Révolution d’abord et toujours, suscité par la guerre du Rif et publié dans La Révolution surréaliste n° 5 d’octobre 1925, est signé par deux Belges, Camille Goemans et Paul Nougé qui ont déjà créé le groupe Correspondance avec Clément Pansaers et Marcel Lecomte. Une autre branche se constitue autour de Magritte et de Mesens. Après la fusion, de nouvelles recrues vont apparaître : Scutenaire, Irène Hamoir, puis Colinet, Marien… Dans les années 1930, un autre groupe se constitue à La Louvière autour d’André Chavée. L’histoire du surréalisme en Belgique ne fut pas un long chemin tranquille. Signe de vigueur d’une activité qui se poursuit jusqu’au début des années 1980, avec en cours de route l’émergence du surréalisme révolutionnaire, les liens avec Cobra puis le situationnisme.

En Angleterre, diverses expériences (comme le vorticisme) et expositions avaient préparé le terrain, le groupe s’est vraiment constitué en 1935 avec Roland Penrose, Eileen Agar, David Gascoyne et quelques autres. Viendront plus tard Maddox, Melville, Colquhoun… Avec des hauts et des bas, l’activité se poursuivra jusqu’aux années 1980.

En Tchécoslovaquie, à Prague, un groupe s’était constitué dès 1924, le poétisme tchèque, autour de Karel Teige et Viteslav Nezval. Il ne sera officiellement surréaliste qu’en 1935, avec des apports nouveaux comme les peintres Styrsky et Toyen. Avec l’arrivée de nouvelles générations (Effenberber, Petr Kral… ) une activité surréaliste, parfois clandestine, va perdurer jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique en 1968.

Aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife, l’activité surréaliste est née en 1932 autour du poète Eduardo Westerdahl et de la revue Gazeta de arte, puis autour du peintre Oscar Dominguez. Les franquistes y mettront fin en 1936.

En Roumanie, le surréalisme a souffert des relations souvent difficiles entre Breton et Tzara, les avant-gardistes roumains ayant pris le parti de Tzara. Mais quand celui-ci se rallie au groupe de Breton, le surréalisme fait une timide percée à travers la revue unu.

Le groupe de Bucarest s’est constitué seulement en 1940 après un séjour à Paris de Gellu Naum et Gherasim Luca. Du fait de la guerre son activité débutera seulement en 1945, mais pour très peu de temps, n’ayant pu résister aux assauts du réalisme socialiste.

Et en Serbie… Avant de présenter le groupe de Belgrade, je voudrais m’arrêter un instant sur la perception de cette internationalisation au sein du groupe parisien. Ce sont les relations personnelles qui priment, en liaison avec les séjours de nombreux écrivains et artistes à Paris, la ville lumière qui exerce alors une forte attractivité. Des écrivains et des artistes dont les expérimentations et la réflexion sur les liens entre poésie et politique rejoignent celles du groupe d’André Breton.

L’internationalisation du surréalisme s’est donc faite le plus souvent de façon spontanée au gré des rencontres et des affinités. Et cela jusqu’en 1935. À ce moment-là, le mouvement surréaliste se trouve dans une sorte l’impasse. Le mode exploration du continent intérieur ne se renouvelle plus, provoquant une sensation de répétition. La rupture avec le Parti communiste accomplie, la volonté de transformer le monde est restée intacte, mais sans objectif précis. À l’heure où les totalitarismes s’installent en Europe, des membres du groupe ont le sentiment de tourner en rond, de ne plus trouver dans le surréalisme de réponses, de mots d’ordre, à la hauteur de leur attente, à la hauteur de la menace. Résultat : beaucoup quittent le groupe définitivement souvent pour un engagement purement politique.

Le groupe parisien s’amenuise alors même que s’accroit l’audience du surréalisme à travers le monde. Prenant conscience de ce phénomène, le surréalisme à travers son chef de file André Breton va le mettre à profit pour rebondir et se renouveler.

Ainsi va-t-on chercher à organiser cette internationalisation du surréalisme.  En témoigne, en ces années 1935-1936, la publication du Bulletin internationale du surréalisme. Quatre numéros qui paraissent tour à tour à Prague, Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles et Londres, chaque fois sous la responsabilité conjointe du groupe français et de l’homologue concerné.

Une autre tentative de rassemblement, celle-ci dépassant largement les limites du surréalisme, a lieu deux ans plus tard avec la FIARI, Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant », fruit des rencontres de Breton et Trotski. Les dissensions internes et la survenue de la guerre mettront vite un terme à cette entreprise, elle aura cependant consolidé les liens avec le groupe surréaliste égyptien « Art et liberté », animé par Georges Henein.

Pour conclure, il faut bien reconnaître qu’au-delà d’une collaboration concertée, le mouvement surréaliste s’est étendu dans de multiples directions de façon telle qu’il a souvent échappé à ses fondateurs.

Revenons à la Serbie pour introduire Marco Ristic, l’un des meneurs d’un mouvement surréaliste serbe plutôt singulier dans sa genèse — singulier et autonome :

Partis d’une même volonté de rupture avec un monde qui a failli et d’une même admiration pour Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, le surréalisme serbe et le surréalisme français ont connu des évolutions parallèles. De janvier 1922 à août 1924, paraît à Belgrade la revue Putevi [Chemins] dans laquelle s’expriment les principaux acteurs du futur surréalisme serbe avec des textes expérimentaux, des charges humoristiques et des critiques coups de poing, dans un esprit assez proche de celui des revues dadaïstes, en particulier de Littérature publiée à la même époque à Paris.

La rencontre était inévitable, la plupart des poètes et artistes serbes ayant séjourné quelque temps à Paris au cours des années 1920. Le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924 invite à lire la nouvelle revue serbe Svedocanstva [Témoignages] ; laquelle, de son côté, rend compte du Manifeste du surréalisme d’André Breton et de plusieurs autres publications des surréalistes français.

Dusan Matic est le premier Serbe à participer aux réunions du groupe parisien qui se tenaient alors au Café Cyrano. Il est l’un des signataires du manifeste que nous avons déjà mentionné, La Révolution d’abord et toujours, avec Monny de Boully, autre Belgradois venu à Paris. Celui-ci, contrairement aux autres poètes serbes, écrira en langue française : c’est lui qui jouera le rôle de correspondant et traduira les auteurs serbes pour La Révolution surréaliste, cela jusqu’à sa rupture avec Breton et sa participation à l’activité du Grand Jeu.

Bien que ne figurant pas parmi les signataires de ce manifeste, dans le même n° 5 de La Révolution surréaliste, Marko Ristic a publié son poème Se tuer, où déjà affleure le thème de la nuit :

Ce n’est pas la grandeur royale
Qui s’en ira avec les fleuves
Je suis envahi par cette pourpre loyale
Du temps où toutes les nuits s’abreuvent

En 1925, Milan Dedinac fait paraître son recueil de poèmes, Javna Ptica [L’Oiseau public], et Ristic, en 1928, à son retour de Paris, son « anti-roman », Bez mere [Sans mesure] : ce sont les premières œuvres d’importance du surréalisme serbe. Cependant, c’est seulement en 1929 que les écrivains et peintres serbes, ceux que l’on a appelés « les Treize de Belgrade », constituent un groupe organisé, une centrale surréaliste, à l’instar de leurs homologues français, et ils se font connaître à coups de manifestes. 

L’année suivante, les Éditions surréalistes de Belgrade — distribuées à Paris par José Corti — publient l’almanach Nemogucé [L’Impossible], qui réunit tous les membres du groupe mais aussi, dans leur langue, plusieurs surréalistes français : Aragon, Breton, Char, Éluard, Péret… Comme leurs homologues français, les surréalistes serbes se proclament marxistes et révolutionnaires, ce qui n’est pas sans danger dans la Yougoslavie de l’époque. Courageusement, ils affirment leurs positions dans un manifeste que le nouvel organe du groupe parisien, Le Surréalisme au service de la révolution, reproduit dans son n° 3 sous le titre « Belgrade, 23 décembre 1930 ». Un texte violent aux accents révolutionnaires :

« … Se réclamer du Marquis de Sade, de Hegel et de Lautréamont […] Être possédé sans répit par la logique de la liberté, de la frénésie, de l’infini, et se rappeler : « défense de fumer », « ne pas se pencher en dehors », « tenir la droite », « entrée interdite ». Préconiser le scandale volontaire, la provocation, la démoralisation et exiger la gravité et l’honnêteté rigoureuse, élémentaire de toute parole et de tout acte. Rosser R. Drainatz et veiller au cœur du rêve, être dans le réel du rêve. Rejeter toutes ces infectes et belles belles‑lettres et écrire des poèmes. Ne pas pouvoir s’arracher à la ténèbre unique du Problème Total, et l’humour, cet humour forgé sur l’enclume du pessimisme. Vivre le désespoir irrémédiable et l’âpre espoir de la détermination sociale. Tout cela. Et tout le reste. »

Ce beau programme se terminant par un appel à la révolte eut l’heur de déplaire aux autorités qui en interdirent la diffusion. Néanmoins, pendant encore deux ans les surréalistes serbes réussirent à s’exprimer et, en 1931, ils lançaient une nouvelle revue, Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], qui réunissait à nouveau surréalistes français et serbes. L’année suivante, les Belgradois signaient la pétition des Français en faveur d’Aragon, inculpé après avoir publié le poème Front rouge. L’activité surréaliste se faisait alors de plus en plus politique dans un sens révolutionnaire, affirmant des positions communistes et contestant le régime dictatorial du roi Alexandre Ier. Lequel répondait par la répression.

Dusan Matic donne ce raccourci des événements  : « Les choses se précipitèrent  : en 1932, plusieurs arrestations et deux condamnations aux travaux forcés, de cinq à trois ans, par le Tribunal pour la Défense de l’État. »

Les surréalistes serbes persécutés, leurs amis français protestent avec vigueur ; dans Le SASDLR, René Crevel dénonce «  la terreur blanche contre des amis de la France » dans un article intitulé : « Des surréalistes yougoslaves sont au bagne ». Certains resteront en prison, les autres seront empêchés de s’exprimer publiquement. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’activité surréaliste ne se poursuivra plus que de façon clandestine.

Après la Libération du pays par les partisans de Tito, la Yougoslavie s’étant engagée dans la voie du communisme pour lequel les surréalistes avaient œuvré, on retrouvera certains d’entre eux dans des fonctions officielles – Marko Ristic pour sa part sera nommé ambassadeur à Paris.

C’est à ce Ristic, l’un des principaux animateurs et théoriciens du groupe surréaliste de Belgrade, que nous allons nous intéresser à travers un très beau texte datant de 1939, De nuit en nuit, que nous présente Jelena Novakovic

Michel Carassou
11 février 2023

De nuit en nuit fragments du manuscrit en PDF

L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme par Jelena Novaković

Communication du 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre de Jelena Novaković sur « L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme » et le surréalisme serbe.

« LE MIRACLE INEXPLICABLE DE LA NUIT1 »

Un aspect de l’imaginaire surréaliste2

INTRODUCTION

Le surréalisme de Belgrade, qui fait partie de la grande internationale surréaliste, a eu les relations les plus étroites avec le surréalisme parisien. Ces relations reposaient non seulement sur des contacts personnels qui datent du séjour des écrivains et des intellectuels serbes en France, après l’exode de l’armée serbe évacuée d’Albanie pendant la Première Guerre mondiale, mais aussi sur des tendances communes des deux groupes pénétrés du même esprit d’insoumission et de révolte, dans la crise spirituelle provoquée par la guerre. Ces tendances se manifestent par des thèmes et des concepts communs à travers lesquels […]lire la suite >>>>

1« Le miracle inexplicable de la nuit » est un vers du poème « Les flammes mauves » de Marko Ristić (Knjiga poezije, Beograd, Nolit, 1984, p. 97). Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.

2Ce texte est issu d’une intervention à l’auditorium de La Halle-Saint-Pierre, qui a eu lieu le 11 février 2023.

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 « De nuit en nuit » 

Ainsi que la  communication de Jelena Novaković sur le livre de Marko Ristić « De nuit en nuit » qui a eu lieu le même jour, le 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre.

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Les Pouvoirs de l’art nocturne
Voyage dans le clair-obscur
(Autour de la publication du livre de Marko Ristić, De nuit en nuit)
par Jean-Yves Samacher

Communication du 11 février 2023 à la HSP dans le cadre de la journée d’étude sur le surréalisme serbe. Textes et présentations enrichies et améliorés.

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Marko Ristic, le clair-obscur et les pouvoirs de l’art nocturne par Jean-Yves Samacher

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Surréalisme et mythes celtiques par Patrick Lepetit


Surréalisme et mythes celtiques par Patrick Lepetit

Texte de la conférence donnée le dimanche 30 octobre 2022 à la Halle Saint-Pierre. Les numéros en rouge renvoient aux numéros des diapositives projetées dans la salle.

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Introduction

2a Lors de la publication, en 1978, d’un numéro spécial surréalisme international de la revue Le Puits de l’Ermite, Jean Markale déclare à Gérard Bodinier, auteur de l’article « Celtie et surréalisme – L’Antre des bardes » : 2b  » Le surréalisme et le celtisme, c’est pareil, mais il faut des nuances. Ils ont des démarches parallèles : ils refusent l’un et l’autre le dualisme et le socratisme. Le surréalisme est une vision du réel débarrassée de l’acquis méditerranéen, un détonateur pour le futur. Il arrive aux mêmes conclusions que le celtisme. » Que doit donc effectivement le surréalisme au celtisme compte tenu de la proximité objective entre eux ? Qu’est ce qui a pu interroger ou inspirer les surréalistes et leurs proches dans les mythes celtiques et quel a pu être l’impact de ceux-ci sur leur pensée et leurs productions ?

Le mythe est ici à prendre au sens étymologique de récit fondateur relatant des réalités, récit religieux d’une création originelle, mettant en scène des êtres surnaturels en lien avec le sacré, récit se référant à un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel. Une manière de « retour sur le passé où dorment les doubles », comme dit Yves Elléouët. 3a Quant au celtisme, selon Paul-Marie Duval, c’est 3b » la projection instinctive sur le monde sensible d’une vision formée au plus profond de soi « . Et la Celtie, c’est moins, pour reprendre le mot de Michel Leiris à propos de la Bretagne, « une région qu’un microcosme, parcelle exemplaire du monde contenant tout », loin de toute « idéologie identitaire », tant il est vrai que le surréalisme ne saurait être d’un pays, fut-il virtuel.

C’est autour de quatre thèmes que j’ai décidé d’aborder la question, 4a les surréalistes et la Celtie, 4b le roman arthurien et la quête du Graal, 4c la ville engloutie, métaphore de la civilisation engloutie, et 4d la légende de la mort, titre emprunté à Anatole Le Braz. Autour de ces thèmes, un certain nombre de noms, 5a Julien Gracq, 5bAndré Breton ou 5c Yves Elléouët, pour les écrivains, 5d Leonora Carrington, 5ᵉ Yves Tanguy et 5f Ithell Colquhoun pour les peintres, parmi d’autres. Avec une place particulière pour 5 g Jean Markale qui, dans les années cinquante, joua de fait dans le domaine du celtisme le rôle d’initiateur qu’avait joué Kurt Seligmann dans celui de l’ésotérisme dans les années quarante, et qui fut de l’aventure surréaliste du début des années cinquante à l’année 1976, au moins, puisque l’on retrouve sa signature dans l’ouvrage collectif 6a La Civilisation Surréaliste, publié sous la direction de Vincent Bounoure dix ans après la disparition de Breton. Il est piquant de noter que c’est le fameux recteur de Tréhorenteuc, l’abbé Gillard, dont Breton avait fait la connaissance lors de ses séjours en Brocéliande, qui permit la rencontre entre les deux hommes ! C’est en effet sur la recommandation de cet ecclésiastique atypique et mal vu de sa hiérarchie que le jeune homme est reçu par Breton en 1950… Du reste, Breton conclut sa lettre de 1956 à Markale par ses mots : 6b « Veuillez, je vous prie présenter (…) mon discret souvenir au Recteur qui m’a fait boire dans le verre du pape après m’avoir découvert le Val sans Retour »…

7 [I. Les surréalistes et la Celtie]

Les surréalistes, comme je l’ai montré dans mon livre 8 Le Surréalisme : Parcours souterrain, se sont très tôt intéressés à l’ésotérisme dans leur combat contre la froide raison positiviste, “bourgeoise”, qui avait mené aux carnages de la Grande Guerre. En quête de racines, ils verront dans le celtisme la trace d’une “tradition” occidentale, « dans sa nudité éblouissante, comme elle se lève du ‘Combat des arbrisseaux’ dans Taliesin » dit encore Breton en 1962. Ayant toujours entretenu des liens étroits avec la Bretagne, ils ont compté parmi eux de nombreux Bretons, sous l’égide de 9a Jacques Vaché, bien sûr, né à Lorient et mort à Nantes. Dans le premier groupe, on relève ainsi les noms de 9b Péret, originaire de Rezé, en Loire alors inférieure, de 9c Tanguy, de 9d Baron… Un pays qui sera « l’autre lieu fictionnel » de la jeunesse 9ᵉ d’Alice Rahon qui se prétend née dans le Finistère alors qu’elle est originaire du Doubs mais passe bel et bien ses vacances chez ses grands-parents à Brest. Suivront plus tard 9f Claude Cahun, puis 9 g Gracq, qui n’est pas breton mais est venu aux mythes celtiques par le biais de Wagner et a longtemps vécu à Nantes, tout comme 9h Maurice Fourré, « homme de l’Ouest » pour qui donc « la quête du Graal n’est pas loin », comme l’écrit Breton dans sa préface à La Nuit du Rose-Hôtel, rédigée en août 1949 entre l’ile de Sein et la forêt de Paimpont. Sans oublier 9i Jean Markale, Charles Estienne, Yahne Le Toumelin, dont le journal Ouest France du 12 octobre 2022 révèle encore qu’à près de 100 ans, « elle parle sans cesse de sa cabane au Croisic », Jean Pierre Guillon, Jean-Claude Charbonel, 10 Suzel Ania ou Yves Elléouët, le gendre de Breton, qui de famille bretonne, reviendra dans le Trégor avec les Calder… Elléouët, l’auteur du 11a Livre des Rois de Bretagne et de 11b Falc’hun, à propos desquels Gilles Bounoure écrit : «  La veine à la fois rabelaisienne et épique de ces grands dits, ce qu’ils doivent à l’admiration de leur auteur pour l’Ulysse de Joyce et sans doute aussi pour (…) Maurice Fourré (sans parler de Jarry l’adulé), tout cela passa inaperçu. On ne comprit pas qu’au rebours des “celteries” passéistes et druidisantes alors en vogue, le triporteur de Falc’hun (…) prolongeait jusqu’en plein XX siècle le tournoiement des triskèles 11c marquant les monnaies gauloises ». Elléouët, comme dit Michel Dugué, un « auteur chez qui  » le temps de l’histoire s’efface au bénéfice de celui du mythe » qui, télescopant envolées lyriques et notations triviales dans un français parsemé de mots et tournures bretonnes inscrit le mythe dans le réel de 12a l’Armorique mais évoque aussi 12b « le pays kymry », 12c « Ivernia, l’ile de nos frères gaëls » et la 12d « Bretagne bleue », faisant gaiement un sort à la vision stéréotypée du pays datant du XIXsiècle et tuant ainsi dans l’œuf tout “folklorisme”. Et ce sans complaisance excessive : invoquant notamment les Irlandais Joyce et Beckett1 ainsi le Gallois Dylan Thomas2 qu’il apprécie particulièrement, il écrit : 12ᵉ  » Nous Celtes ivrognes errants / et tout pleins d’amertume » – ce que sont précisément les « Amis des anciens jours » du Livre des rois de Bretagne ! En parlant de Celtes d’Outre-Manche, il faut dire ici un mot d’une surréaliste méconnue, 13a Ithell Colquhoun, née aux Indes en 1906, mais d’ascendance maternelle cornique. Peintre et écrivain, mais aussi 13b druidesse dont la participation à de nombreux gorsedds est avérée, notamment à Paimpont en 1964, Ithell Colquhoun, très tôt intéressée par le celtisme et l’hermétisme, se rapprocha des surréalistes dans les années 30. Membre du groupe de Londres de 1936 à 1940, elle en fut exclue à cause de son trop grand intérêt pour l’occultisme mais elle se revendiqua toujours – à juste titre – de l’esprit du surréalisme. Son recueil Grimoire of the entangled thicket (Le Grimoire du fourré impénétrable), titre partiellement emprunté à un vers du « Combat des Arbrisseaux » de Taliesin, recèle un cycle de poèmes sur les fêtes des Celtes et un autre sur les mois de leur calendrier. Elle pensait que « le fond celtique en Grande Bretagne, et dans une moindre mesure en France, est l’équivalent collectif de l’inconscient réprimé chez l’individu (ce qui) explique pourquoi la race anglo-saxonne, qui joue le rôle d’un surmoi, se méfie de la race celte, l’imprévisible ça, et la méprise ». Auteur de deux livres singuliers sur l’Irlande en 1955 (The Crying of the Wind : Ireland) et la Cornouaille (The Living Stones : Cornwall) en 1957, elle finit par s’installer près de Land’s End, dans la vallée de 14a Lamorna, où elle vécut jusqu’à sa mort en 1988, un endroit où l’on trouve la plus grande concentration de vestiges archéologiques à l’hectare de toutes les iles britanniques et où l’esprit celte peut même prendre la forme 14b d’hallucinations auditives qui lui rappellent les « récits d’antan » à propos des cortèges de fées » ! Son œuvre picturale est caractérisée par l’utilisation fréquente de motifs floraux stylisés, détail qui prend un relief particulier à la lecture de ces lignes de Delmari Romero Keith à propos du travail de… Leonora Carrington : « L’héritage impressionnant laissé par les Celtes se mesure à leur haute maîtrise du dessin de la flore et de la faune. Les plantes revêtaient des significations religieuses selon qu’elles prenaient la forme de spirales, de ronces ondulantes, de feuilles de lotus, de palmes et de cercles concentriques. Les images de divinités, de monstres hybrides et d’animaux mythiques étaient ornées de motifs végétaux. Cette calligraphie rappelle 15 le Livre de Kells, manuscrit enluminé très élaboré de moines chrétiens irlandais du VIII siècle, dont le style en circonvolutions est proche de celui de Leonora » ! Une Leonora Carrington dont Elena Poniatowska écrivait en 2008 16 qu’elle était « la dernière surréaliste, la dernière survivante, la seule qui tienne du dolmen et du menhir, de la dalle et du pilier, de la pierre, de la roche et du lézard, de la bergère et de la semeuse. Leonora, déesse celte, druide, reine des spectres, maîtresse de l’inframonde, connait la formule des potions magiques et résout dans sa peinture les énigmes qui parfois nous angoissent dans la nuit obscure » ! Ithell Colquhoun et Leonora Carrington, ces deux femmes si proches… Breton lui-même, bien que né en Normandie, à Tinchebray, fut imprégné dans son enfance de l’atmosphère générale de l’Armorique et initié aux traditions et légendes bretonnes par son grand-père Le Gouguès. Imprégnation que manifeste symboliquement dans ses textes l’image récurrente de l’hermine, 17 « l’hermine assassine et pure (qui) règne sur la Bretagne » également représentée par Carrington dans une belle œuvre de 1950-51 ! Dans les années cinquante encore, 18 il rappelle qu’il est « d’ascendance maternelle purement bretonne et (que) (s)on patronyme donnerait à penser que cette filiation ne s’arrête pas là »… Il a parcouru la Bretagne en tous sens, à commencer par Nantes, « peut-être avec Paris », dira-t-il, « la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine (…), où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres. » Il ne se familiarisera vraiment, comme ses amis, qu’assez tardivement avec les mythes celtiques. En témoigne cet extrait d’une lettre de 1956 à Markale à propos de la préparation de « Braise au trépied de Keridwen » : « Vous savez que je ne suis guère ferré sur le celtisme – et je le déplore spécialement. Je suis perdu si je ne dispose pas d’un minimum de documentation »… Le déclic, préparé par la sortie du Roi Pêcheur, de Gracq, en 1948 et la rencontre avec Markale, survient en 1954 avec la publication de L’Art Gaulois des Médailles, de Lancelot Lengyel puis en 1955 l’exposition Pérennité de l’Art Gaulois à Paris, partiellement organisée par Charles Estienne, Lancelot Lengyel et Breton lui-même, et à laquelle prennent part les surréalistes. Cela lui inspire deux textes, « Triomphe de l’Art Gaulois » et « Présent des Gaules ». Parallèlement à l’exposition, « le vieux fond arthurien fit surface » et plusieurs communications, par Adrien Dax, Lengyel et Markale, sont publiées dans Médium puis dans Le Surréalisme même en 1955. Suit en 1956 « Braise au Trépied de Keridwen », la préface de Breton au 19livre de Markale sur Les Grands Bardes Gallois – Aneurin, Llywarch Hen, Mirddyn et Taliesin… La manière dont Breton y présente l’auteur montre d’ailleurs qu’il connaît très bien Brocéliande. En 1981, lors de la réédition du livre, Markale écrit : « Pour André Breton, comme pour moi, (…) il fallait crier, par la voix des bardes du VI siècle, ce que nous sentions en nous-mêmes, à savoir que le réel qu’on nous imposait n’était qu’une imposture, et qu’au-delà de la vision quotidienne, il existait un point où toutes les contradictions s’estompaient, un point où le jour et la nuit n’étaient que les deux aspects d’une même réalité. » Pourtant, c’est plus de reconnaissance d’une convergence que de découverte qu’il s’agit : cet univers-là était déjà depuis longtemps celui de Breton.

Même si peu de surréalistes, à l’exception d’Artaud, se sont aventurés outre-manche, les mythes celtiques, par leur formidable charge poétique, les ont tout de suite marqués. Et ils continuent à le faire. J’en veux pour preuve le travail de Jean Claude Charbonel autour de ce « peuple imaginaire » que sont 20 les “Armorigènes”. Dans un entretien avec Laora Maudieu en 2008 il expliquait ainsi : « La notion de mythe et de légendes s’y retrouve tout à fait, et ce qui m’intéresse dans cette charge mythique et légendaire de la Bretagne, c’est celle qu’on 21 retrouve à la fois dans le cycle arthurien, le cycle du Graal, dans les poèmes traditionnels, les chants traditionnels bardiques du Pays de Galles du XIIᵉ siècle »… 22 Jean-Claude Charbonel a été à l’honneur, en compagnie de son ami le surréaliste gallois John W. Welson, lors de l’exposition 23 Surréalisme : l’Œil Celte à la Bibliothèque nationale du Pays de Galles, à Aberystwyth au cours de l’été 2011. Les œuvres de John Welson, dont la famille laboure, au moins depuis le Domesday Book de 1086, le « comté sauvage et désolé du Radnorshire, au Pays de Galles », sont  » un reflet du pays, de ses monts et de ses vaux, des mythes et de l’histoire qui reposent sous les collines couvertes de bruyères », collines dont les « sommets émoussés et les vallées encaissées » 24 prennent sous la lumière particulière l’allure de « grandes bêtes endormies », à moins qu’il ne s’agisse là d’“illusion”…

Les textes qui forment la Matière de Bretagne, au cœur du mythe, ces « romans de la Table Ronde (…) tenus dans le surréalisme en grand honneur », comme dit Breton, datent souvent des IV ou V siècles et ont été transcrits par des moines autour du IX siècle voire aux XVIIIe et XIX siècles par les “folkloristes” comme Hersart de la Villemarqué (Barzaz-Breiz, 1839), ou Anatole Le Braz, en France, Iolo Morganwg au pays de Galles ou James Macpherson, en particulier, en Écosse, dont on sait l’influence déterminante sur le Romantisme.

Les noms de Merlin, l’homme des métamorphoses, Tristan, qui meurt d’un amour fatal, et Lancelot, type même du chevalier arthurien, reviennent très tôt sous la plume des surréalistes. Peut-être sous l’influence d’Apollinaire qui avait remis le thème au goût du jour dès 1909 avec son 25 Enchanteur Pourrissant, l’un de « ses plus admirables livres », selon Breton, relecture parodique ou prosaïque du mythe, et aussi, c’est moins connu, avec la Très plaisante et récréative hystoire du très preulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys, jadis chevallier de la Table Ronde, lequel acheva les adventures de Sainct Graal, au temps du noble Roy Arthus, revisitation de Chrétien de Troyes datant, elle, de 1918. Peut-être y a-t-il là également quelque souvenir de Saint-Pol Roux, ce Magnifique 26a que les surréalistes appréciaient tant et dont Elléouët évoque 26b la demeure aujourd’hui en ruines… Ou de Victor Ségalen, 27a ce « voyageur-né » à qui Jean Louis Bédouin consacrera un essai, né à Brest et retrouvé mort 27b en forêt d’Huelgoat. Ou de Jarry, 28 qui revendiquait hautement, selon Audoin, sa qualité de Breton – « non tant de la Bretagne côtière où pourtant il avait pêché aux crevettes dans son enfance, que de l’Ar-Coat, terre ignorée dont il semble s’être fait un refuge : un nid d’aigle – ou de faucon, selon que chacun se prononcera sur l’envergure ». “Faucon” se dit « Falc’hun » en Breton… 29 Xavier Grall qui, bien que chrétien avéré, brille quelque part de l’éclat surréaliste, résume ainsi la question : « La vraie matière de Bretagne, pour peu qu’on délaisse les niaiseries régionalistes, est surréaliste. Et l’a toujours été. C’est la nuit. Nous y sommes. (…) Max Jacob, Villiers, Corbière et ce jeune mort que nous pleurons, Yves Elléouët, sont Celtes et surréalistes. Et ces retables et ces saints dans leurs niches et ces démons et ces dragons. Et ces rois dans les rues d’Ys. Et ces femmes dans les lacs. Les malédictions, les enchantements. On ne peut dire le monde que poétiquement »…

30 [II. Le Roman Arthurien et la Quête du Graal.]

31 On sait l’importance que Breton accordait au premier roman de Gracq, Au Château d’Argol qu’il voyait comme une réécriture du mythe du Graal. Or, 32 Julien Gracq donne sans doute une des clés permettant de comprendre l’intérêt des surréalistes pour le roman arthurien en écrivant dans l’Avant-propos de sa pièce Le Roi Pêcheur, en 1948 : « Le compagnonnage de la Table Ronde, la quête passionnée d’un trésor idéal qui, si obstinément qu’il se dérobe, nous est toujours représenté comme à portée de main, figurent par exemple assez aisément en arrière-plan un répondant – au retentissement indéfini – pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme… » Et le celtisme sous-tend nombre de ses textes souvent placés sous le signe de la Matière de Bretagne. La figure, par exemple, du Roi Méhaigné traverse toute son œuvre. Probable avatar de Bran le Béni, héros des Mabinogion gallois qui deviendra le Ban de Bénoïc de la Table Ronde, le Riche Roi Pêcheur, ce mutilé victime d’une blessure entre les cuisses, est une des figures-clé du Roman Arthurien sous sa forme tardive, christianisée. Figé par Chrétien de Troyes à la fin du XII siècle, il pourrait trouver son origine dans un récit plus ancien, relevant de la tradition orale, peut-être  » The Spoils of Annwn » (les Dépouilles de l’Abime), un poème attribué à Taliesin dans lequel Arthur et ses compagnons partent sur le navire Prytwenn vers Kaer Sidi – source d’inspiration probable du 33 Dernier matin à Kaer Sidhi de Yahne Le Toumelin. Quant au Graal, il n’est, avant Chrétien, qu’une simple coupelle ou un chaudron, comme il y en a tant dans la littérature arthurienne. Celui du Maître de l’Abîme, « Peir Pen Anwn, le chaudron d’inspiration et de renaissance » de Taliesin, chauffé par le souffle de neuf vierges – ici, on pense au cycle d’aquarelles 34 Dance of the Nine Maidens d’Ithell Colquhoun. Celui de la déesse Keridwen, figure clé du « Combat des Arbrisseaux », qui a inspiré 35 Yahne Le Toumelin, encore. La « jeune vieille Keridwen », qui, dans Falc’hun « fait bouillir un chaudron selon l’art des livres de Fferyllt afin qu’au bout d’un an et un jour, trois gouttes magiques de ‘grâce et d’inspiration’ soient obtenues ». Et, si c’est par le biais de Wagner que les mythes celtiques sont convoqués par Gracq dans « La Presqu’ile », il y décrit une errance à travers un « Marais Gât » qui évoque irrésistiblement la Terre Gaste entourant ce château du Roi Pêcheur où Perceval, dont le modèle gallois se nomme Peredur, n’ose poser LA question qui lèverait la geis, la malédiction qui pèse sur le roi impur et la contrée ! En tout état de cause, ce vase, est comme dit le surréaliste Octavio Paz, « un moyen de consécration et de métamorphose : ‘Boire la coupe de la vie’, vases sacrés des rituels, calices contenant des breuvages qui transforment, ressuscitent ou tuent, etc. La richesse d’associations à partir du vase est infinie et, à toutes, préside l’idée de changement ». Et Philippe Audoin de commenter : « Cette justification spontanée épuise à peu de choses près les aspects et les qualités qu’on peut prêter au Graal surréaliste, à partir d’une représentation parfaitement acceptable du Graal légendaire. »

D’origine anglo-irlandaise Leonora Carrington, considérait que son adhésion enthousiaste au surréalisme trouvait sa source dans les contes populaires irlandais que lui contaient sa nurse et sa grand-mère maternelle et, de fait, on en retrouve souvent l’esprit dans ses œuvres, comme ce 36 Cheval rouge du Sidhe, à tel point que le musée d’art moderne de Dublin lui a consacré, il y a peu, une exposition intitulée : Leonora Carrington, the Celtic surrealist. Elle a aussi écrit un « authentique roman surréaliste, 37 The Hearing Trumpet (1956 – Le Cornet Acoustique), qui est directement et explicitement un roman du Graal ». Leonora Carrington y décrit notamment, par la voix du « Facteur Taliessin (sic) », « barde errant », les tribulations du Saint Graal d’Irlande en Angleterre, puis en Amérique. On y apprend que le vase sacré a été dérobé à une sorte de déesse-mère, la Mère-Grand, ce qui a provoqué son bannissement de cette terre et par voie de conséquence, « abomination et désolation sur le genre humain ». Ce vol a été commis par les adorateurs de Dieu le Père, « initiés spéciaux » sachant bien « que leur pouvoir d’hypnose sur l’humanité ne pouvait durer si Mère-Grand reprenait possession du Graal ». Seule la restitution de « la Coupe (…) pour qu’elle la remplisse de Pneuma et la confie à la garde de son consorts, le Dieu cornu » peut permettre son retour… Seul, en fait, le basculement du monde permettra la découverte du Graal ! Le mythe du Graal rejoint ici la Grande Déesse et certaines croyances gnostiques, ce qui n’est pas étonnant quand on sait l’intérêt de Carrington pour l’ésotérisme ! Ce Graal-là peut sans doute aussi être rapproché du Chaudron de Keridwen et le « facteur Taliessin », proche parent du Troadic Cam d’Elléouët, également présenté comme un barde, pourvu d’une « fiole enchantée » contenant un « puissant élixir », n’est autre que le Taliesin dont Markale a tiré les textes de l’oubli !

Dans son court essai, « The Waterstone of the wise3 » (« L’Aquarium des sages »), publié en 1943 dans la partie surréaliste de l’anthologie New Roads, Ithell Colquhoun, clairement influencée par les Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, donne sa propre vision du nouveau « mythe en rapport avec la société » qu’au nom du surréalisme (Breton) jug(e) alors “désirable” d' »imposer. » Parmi les éléments permettant de parvenir à sa définition, elle mentionne « the unceasing chauldron rimmed with pearls », le chaudron magique d’émail bleu bordé de perles, qui apparait dans « The Spoils of Annwn » et qu’elle semble avoir découvert dans le livre du “folkloriste” irlandais Thomas W. Rolleston Myths and Legends of the Celtic Race 38, qu’elle possédait. Son roman, Goose of Hermogenes, 39 probablement le « texte surréaliste le plus abouti en langue anglaise » contient également des allusions à la littérature du Graal et au roman gothique. Ithell Colquhoun, qui était aussi franc-maçonne, a par ailleurs appartenu du début des années 60 au milieu des années 70 à la loge du Saint Graal n°5, à l’Orient de Tintagel, une loge qui axait notamment son travail sur la recherche autour du « symbolisme et des légendes du Saint Graal et de la tradition Arthurienne » et dont les membres « s’efforçaient de mettre en pratique dans la vie quotidienne les principes mis en avant par la quête du Saint Graal. »

Même Aragon, qui toute sa vie se réclamera du surréalisme, le Aragon de 1942, se souvenant sans doute aussi d’Apollinaire, commet un Brocéliande dans lequel, autour du personnage de Merlin, il revendique la reprise de « tous les merveilleux français » : 40  » Le temps torride étreint l’arbre étrangement triste / Tord ses bras végétaux au-dessus de l’étang / Et des chaînes d’oiseaux chargent ce chêne-christ // L’enchanteur n’en est plus l’invisible habitant / Et si ce n’est Merlin qui s’est pris à son piège / Qui demeure captif dans le bois palpitant? » Un fragment qui fait écho à ce passage du poème « Merlin et la vieille femme » d’Apollinaire : 41 « Au carrefour où nulle fleur sinon la rose / Des vents mais sans épine n’a fleuri l’hiver / Merlin guettait la vie et l’éternelle cause / Qui fait mourir et renaître l’univers. » Un Merlin bien loin de celui dont Elléouët nous décrit, dans le Livre des Rois de Bretagne, de manière assez crue, les ébats avec une Viviane « extrêmement nue » dont la « chair drue le hantait » : 42 « Elle est venue dans la bulle d’air. ‘Tout ce que tu voudras, disait-elle. Fais de moi ce que tu voudras.’ Il l’a prise ; l’a écartelée. Pas un pli de sa chair qui n’ait été fouillé par le sexe… » – mais Apollinaire ne nous montrait-il pas déjà une Viviane prise de frayeur à l’heure où « coulaient le long de ses jambes les larmes rouges de la perdition » ! En tout état de cause, le vieux mage est encore à l’honneur en 1960 à l’occasion de l’exposition 43 Surrealist intrusion in the Enchanter’s Domain aux D’Arcy Galleries de New York. Et puis, Merlin n’est-il pas le nom que Jacqueline Lamba, l’amour fou de Breton, a choisi de donner au fils qu’elle a eu avec le surréaliste américain David Hare !

Pierre Mabille dans 44 Le Miroir du Merveilleux donne son interprétation, très surréaliste dans l’esprit, du Graal : « Et l’homme poursuit la quête du Graal ; il parcourt périlleusement les espaces à la recherche de la coupe d’or, grâce à laquelle le rite pourra se célébrer. Il heurte les invisibles obstacles, se meurtrit dans des essais infructueux ; il frappe aux portes closes ; il tend son effort frémissant vers la belle inconnue, vers celle dont la seule présence lui révèlera enfin le but qui est le sien, lui donnera la véritable connaissance du monde et rompra à jamais, par la vertu de l’amour, la stérile solitude. » Le Graal serait-il tout simplement la femme aimée ? On peut le penser en regardant La Goutte d’eau 45, ce très beau collage d’Aube Elléouët, l' »émerveillée-émerveillante », mais c’est en tout cas aussi l’opinion de Jean Markale qui écrit : « Le Graal, sous quelque forme qu’il apparaisse dans les textes, est une figuration féminine, et la quête que le chevalier entreprend pour découvrir le Graal est une quête de la féminité. »

Les surréalistes de l’après-guerre, s’identifient aux personnages du roman arthurien comme le montrent bien ces mots de Jean Louis Bédouin : « Ceux-là (les surréalistes autour de Breton) se veulent errants, et c’est à juste titre qu’on les comparerait en cela aux chevaliers légendaires de la cour d’Artus, qui ne consentaient jamais à s’arrêter, ni à se laisser arrêter, même par la fatigue, même par les monstres… » 46 Et si Gracq dit que certaines phrases de Breton « auraient pu sans invraisemblance trouver place dans la bouche du roi Arthur en son château de Camaalot », Audoin va jusqu’à la comparaison : « On ne rira pas, sinon sottement, que je présente Breton comme chevalier du Graal, le plus ardent, le plus et le mieux exposé, le plus aventureux, celui qui s’absente et dont on attend le retour. Était-il le Roi de la Table 47 ? Sans doute, mais pas comme on l’entend (…) Breton séduisait surtout par cette aura propre à ceux qui reviennent de loin, sans pour autant en être revenus. » Les surréalistes se sont parfois donnés des noms de chevaliers de la Table Ronde 89 ! Breton écrit ainsi à Elléouët : « Vous êtes aussi Lancelot du Lac au jeu des analogies quand je le pratique seul avec moi-même ». Lui-même s’identifiait parfois implicitement au vieil enchanteur4, à qui il est comparé – et on se souviendra ici que Merlin/Myrddin, est l’un des bardes de Markale. Stanislas Rodanski aussi prend le nom de Lancelo, mais sans “t” et fait grand usage de ce personnage, de la Dame du Lac et du Val sans Retour, dans son « Lancelo et la Chimère » où il écrit :  » L’horizon est moi, Lancelo le lointain « . Et c’est d’ailleurs sous le signe du Dernier Lancelot 49 que Jacques Hérold a placé le numéro 2/3 de la revue Cée consacré au poète en 1977 ! Mais c’est surtout à Tristan et Iseut, cette extraordinaire quête amoureuse à laquelle même la mort ne suffit à mettre un terme, qu’il fait référence : « Par la suite, j’appris que la plage à qui j’attribuais tant d’importance est celle de Penmarch. Penmarch, c’est là que Tristan agonisant se fit porter pour guetter sur la mer le retour d’Iseut la Blonde ». Or quelques lignes auparavant, Rodanski confiait : « Ce que je n’ai encore raconté à personne, c’est que j’écrivis mon nom dans le sable comme on le ferait sur une tombe »… Comment ne pas y repérer un processus d’identification et ne pas se demander si Iseut n’est pas, pour lui, cette « personnification du rêve » dont parle Markale ! Rodanski, mentionnant aussi « philtres et sommeils hypnotiques », poursuit ainsi : « Ce roman celtique me passionne depuis l’enfance. En 1947, je me rappelle avoir souvent dit à Véra (Hérold) que j’étais Tristan, l’abréviation que l’on donne à mon prénom – Stan au lieu de Stanislas – pouvant être la dernière syllabe de Tristan. J’ai depuis bien souvent médité sur ce roman. Je ne pense pas qu’il soit bon d’en faire une histoire. Mais je me fie par trop à la fatalité pour ne pas reconnaître que si j’en suis imbu, le hasard objectif – beau comme la rencontre d’un aviron et d’une aile blanche tachée de sang frais sur le bord de la mer – l’a justifié ». « Je ne pense pas qu’il soit bon d’en faire une histoire » ! C’est là l’aveu que la « matière de Bretagne » est bien une de ses sources d’inspiration… Une source à laquelle vient également s’abreuver Elléouët dans le Livre des Rois de Bretagne où Troadic, que l’arthrose tient « sous son funeste charme », attend qu’on lui apporte le bâton sans lequel un barde n’est pas un barde. Il « guette à l’horizon l’apparition des ‘Amis-des-Anciens-Jours’ (car) ils sont convenus ensemble, renouvelant l’histoire de Tristan, que la voilure du vaisseau les ramenant de l’ile sera(it), en signe de succès de leur entreprise, de la blancheur du lait (et que) dans le cas d’un échec, l’antenne arborera(it) l’obscurité du deuil »… Mais là aussi, Elléouët qui est de ces auteurs pour qui « le patrimoine culturel dont est riche la Bretagne, n’est pas seulement constitué de vieilles pierres, de paroles légendaires ou d’une longue tradition historique », mais se forge dans « ce qui du passé survit dans le présent et travaille l’avenir », ne se laisse pas emporter par le côté mythique du personnage et, maniant l’anachronisme avec talent, fait se télescoper, peu après, deux réalités qui valent bien la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection : son « Tristan de Loonois », « va, sur les vagues de la mer d’Irlande dont l’écume lui fait de beaux sabots de mie de pain. Il aborde à une terre avec ses villages dans les creux où les tracteurs caparaçonnés de purin et de paille – armures de rois africains – stationnent sur les places, devant l’église » ! 50 Le mythe, pourtant, fait toujours surface, fut-ce allusivement : bien qu’Arthur comme Tristan soient depuis longtemps associés à la Cornouaille, c’est à l’amant d’Iseut que l’on pensera en lisant 51 le poème “Tintagel” du même Elléouët. Ifern ien5 de l’amour !

S’il y a peu de représentations artistiques directes du mythe Arthurien chez les surréalistes, Thérèse Tremblais-Dupré émet une hypothèse troublante à propos des « objets merveilleux » des romans de la Table Ronde » : « Les objets merveilleux inhérents au ça, dit-elle, appartiennent à un monde totalement contraire ; sans origine, sans finalité, atemporels, échappant à toute loi du réel, ils sont étymologiquement ‘étonnants et impossibles’. » Françoise Hann prolonge cette idée en signalant, après avoir souligné la proximité chez les Celtes entre le monde des vivants et celui des morts, que la communication entre les deux, qui est constante, « se fait par l’intermédiaire des héros, requis d’aller chercher les objets merveilleux qu’ils obtiennent en échange de grands risques… Des règles analogues ne définissent-elles pas les rapports de la poésie avec le poète ? Que le risque couru par le héros celtique exige des qualités presque surhumaines ne va pas à l’encontre des aspirations surréalistes. N’a-t-il pas sa transposition dans le ‘long immense et raisonné dérèglement de tous les sens’ et les images rapportées par les voyants ne sont-elles pas les épées, les coupes enchantées ? Le poème surgi au moyen de l’écriture automatique n’est-il pas un objet venu d’ailleurs, l’irruption du féérique dans le quotidien ? » Comment ne pas songer ici à ces merveilleux objets symboliques réalisés par les surréalistes, comme 52 le Loup-Table de Victor Brauner ou le Déjeuner en Fourrure de Meret Oppenheim… Si 53 The Bird (c. 1940) d’Ithell Colquhoun ou 54 Midi/Minuit (1966) de Toyen semblent bien relever aussi du clin d’œil au mythe, c’est dans 55 La maison d’en-face de Leonora Carrington, représentation selon Whitney Chadwick « de l’Autre-monde inspiré des légendes celtiques », qu’il s’épanouit le plus ouvertement sous la forme du chaudron d’immortalité, un parmi tant d’autres, autour duquel s’affairent trois femmes, trois comme les sorcières de Macbeth… Et dans une de ses toiles trône, central, un calice qui pourrait bien être le fameux vase sacré ! A moins qu’il ne s’agisse 56 de celui représenté par Seixas Peixoto en 2014 ou de cette Nanteos Cup 57 peinte par John Welson, cette coupe conservée à la bibliothèque nationale du Pays de Galle, à Aberystwyth et qui passe pour être le vrai Graal… Breton, lui-même, en donne sa version dans De la survivance de certains mythes et de quelques autres mythes en croissance ou en formation : 58 Il le symbolise par une crucifixion de Picasso, coupée par collage par l’as de coupe du jeu de tarot. Or, le tarot ayant toujours été suspect aux yeux de l’orthodoxie, cela pourrait montrer la volonté de Breton de replacer « une scène majeure du christianisme (…) dans la dépendance d’un mythe qui la déborde. » En légende figure une citation tirée d’Au Château d’Argol :  » L’amère devise qui semble à jamais clore – et ne clore à jamais sur rien d’autre que lui-même – le cycle de Graal : ‘Rédemption au Rédempteur »… Riche de sens, ce Graal, singulièrement “déchristianisé”, parmi les symboles que Breton retient en vue de la création du « mythe nouveau » qu’appellent les surréalistes !

Pour Breton et ses amis, la christianisation du Graal, symbole païen de régénération et de fertilité, est tentative de récupération par l’Eglise d’un mythe bien plus ancien… Dans l’Avant-propos au Roi Pêcheur, Gracq écrit ainsi : « Mais les deux grands mythes du Moyen Age, celui de Tristan et celui du Graal, ne sont pas chrétiens : par beaucoup de leurs racines ils sont préchrétiens : les concessions dont leur affabulation le plus souvent portent la marque ne peuvent nous donner le change sur leur fonction essentielle d’alibi. L’étrangeté absolue de “Tristan” tranchant sur le fond idéologique d’une époque si résolument chrétienne a été mise en évidence par Denis de Rougemont. A toute tentative de baptême à retardement et de fraude pieuse, le cycle de la Table Ronde se montre, s’il est possible, plus rebelle encore. La conquête du Graal représente – il n’est guère permis de s’y tromper – une aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité tellement agressive qu’elle s’arrange décidément assez mal d’un enrobement pudique et des plus hasardeux dans un contexte chrétien aussi incohérent que possible… » Quant à Breton, Audoin explique que, « si la geste arthurienne a exercé sur (lui) une fascination croissante, c’est à proportion de ce qu’elle retenait de mythes antérieurs à l’évangélisation, voire à la romanisation, et en lesquels il pressentait une force émancipatrice propre à contrebalancer le joug d’un humanisme responsable à ses yeux des multiples entraves imposées à l’imaginaire et au désir. »

La Quête, dans le roman arthurien, est quête d’une autre réalité mais dans ce monde ci, une aventure impliquant courage et détermination. 59 Elle n’est « ni un cheminement linéaire et horizontal, ni une posture verticale et intellectuelle, mais une immersion dans un espace-temps ouvert, illimité et imprévisible » selon Bernard Rio qui ajoute : « Ainsi les vagabonds de la Table Ronde trahissent-ils dans leurs allures et comportements des héros d’une antiquité sans frontière, un temps où le monde des vivants côtoyait le monde des morts, où le simple mortel appréhendait le royaume des dieux et des fées, où la quête était l’essence de l’existence. » Chez les surréalistes, aussi, les voyages périlleux à travers le monde tel qu’il est, mènent vers le royaume obscur dont ils ramènent, qu’ils soient créateurs ou non, des trésors – fabuleux ou non – à condition d’avoir conservé cette pureté qui permet l’émerveillement. Mais la quête, manière de traverser la Terre Gaste où nous vivons, est également chez eux métaphore du désir de découvrir les secrets dissimulés dans l’inconscient, de rencontrer l’amour, de préférence fou, et, au-delà, éternelle recherche du merveilleux ! Les convergences sautent aux yeux…

60 [III. La ville – La civilisation – engloutie.]

L’attrait de Breton pour le celtisme est donc fondé sur le rejet de la culture latine puis chrétienne tenue pour responsable de l’état d’un monde dominé par cette froide raison positiviste et bourgeoise, si loin de la « raison ardente » des surréalistes. La tentative d’éradication de la culture celte par Rome a provoqué, « chez l’Occidental », explique-t-il dans « Braise au trépied de Keridwen », un « refoulement “honteux” de son passé, en conséquence durable de la loi du plus fort, imposée il y a dix-neuf siècles par les légions romaines ». Or la prise en considération de la situation nouvelle en 1945 a entraîné « un sursaut atavique nous porta(n)t’à interroger sur ses aspirations profondes l’homme de nos contrées tel qu’il put être avant que ne s’appesantît sur lui le joug gréco-latin »… et il poursuit ainsi :  » La révélation – pour le grand nombre – de l’art celtique, qui se donne libre cours dans les médailles et se prolonge dans la sculpture après la conquête, avec en arrière-plan, celui des mégalithes tel qu’il se déploie avec faste dans le tumulus de Gavr’inis, est pour faire 61 amèrement déplorer le manque de documents écrits de l’époque, de nature à nous renseigner plus précisément sur l’organisation des idées-forces qui y présidaient. » Artaud, quant à lui, n’expliquait-il pas, déjà, dans une lettre de 1937 à sa famille : « Je suis à la recherche de la dernière descendante authentique des Druides, celle qui possède les secrets de la philosophie druidique »… Ithell Colquhoun, elle, place, en 1957, en exergue de son livre sur la Cornouaille une phrase du druide et poète irlandais Amergin – « Qui, à part moi, peut dévoiler les secrets du dolmen de pierre brute » – et y décrit une cérémonie druidique contemporaine. La même année, Lengyel émet l’hypothèse que le « souci intransigeant » mis par Breton à défendre « une vision du surréel dont les deux pôles d’attraction sont (…) l’automatisme et l’art magique » (…) « vient de loin comme le commandement secret du dernier rassemblement des druides indépendants, (ses) frères, avant la persécution latine ». Et ce n’est pas par hasard qu’Yves Elléouët cite Tuàn Mac Cairill, le 62 druide primordial de la mythologie irlandaise, celui qui assure la transmission du savoir… Ni qu’il intitule son premier récit, où sont par ailleurs cités tous les bardes gallois ressuscités par Markale, Le Livre des Rois de Bretagne, titre qui, au passage, ressemble fort à celui de l’Historia Regum Britanniae du gallois Geoffrey de Monmouth – ce récit qui fonde la légende de la colonisation de l’Armorique par les Bretons de Conan Mériadec ! Le texte d’Elléouët, selon Marc Gontard, « peut – dans une intertextualité très lâche, évoquer les sources du corpus bardique : Le Livre noir de Camarthen, le Livre rouge d’Hergest, Le Livre de Taliesin, tandis que dans le prédicat titulaire s’inscrit la fonction essentielle du barde, personnage officiel et mémorialiste des sociétés celtiques »… C’est du reste cette même fonction qui est assignée à Troadic Cam, « barde originel » dont « l’archétype modélisant » n’est autre que Taliesin. La culture celte fait donc figure de monde englouti, même s’il faut noter la survie d’une église celtique au message original – au moins jusqu’au VIIIsiècle – ainsi que la permanence des anciens mythes dans l’oralité. Roger Renaud le souligne bien dans son article « Nos Descendants les Gaulois » : « Au reste la pensée, la tradition européennes existent : à partir de la renaissance qu’elle connut au Moyen-Age, par exemple, l’éclosion de la première poésie lyrique, autour de la Matière de Bretagne, montre que la pensée celtique survivait encore à toutes les agressions dont elle était l’objet depuis plus de mille ans. Et l’on peut aisément suivre son cheminement jusqu’à nous. » Or ce « passé submergé », comme dit Lengyel, quel meilleur symbole en trouver que le mythe de la Ville d’Ys. 63 C’est du reste ce qui ressort d’une note consacrée par Alain Jouffroy à Yahne Le Toumelin où dit que la Bretagne lui a donné, outre son nom, « l’arrière-fond d’eaux remuantes, d’eaux peu transparentes où une certaine ville engloutie a tué avec elle la signification de la plupart des mythes celtes qu’une relecture des romans de Chrétien de Troyes ne permet de réveiller que par échos interposés »… Ys, ainsi évoquée par Breton à la fin de son second texte sur Yves Tanguy :  » Un marin de Douarnenez, ne pouvant après la pêche dégager son ancre, plonge et la trouve engagée dans les barreaux d’une fenêtre de la ville d’Ys. Dans cette ville engloutie, appelée par la légende à renaître, tous les magasins sont restés illuminés, les marchands de drap continuent à vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs. Yves derrière la grille de ses yeux bleus » ! Lignes qui montrent, au passage, que Breton connaissait parfaitement La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz. Outre le fait que la phrase « Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs » figure mot pour mot dans Le Braz, le chapitre XI de son livre, sur les villes englouties, commence par un récit très semblable. Certes, Breton omet de préciser que le filet s’est pris dans les grilles de la fenêtre de la cathédrale d’Ys, mais Elléouët le fera… 64 « Les ruines cristallines de cet ancien continent s’accommod(a)nt des bavures amorphes de la mer », l’Armorique compte nombre de cités et de contrées englouties mais on retrouve cette légende dans d’autres pays celtes et à la forêt de Scissy, engloutie en baie du Mont Saint Michel avec ses villages, fait écho, dans le roman arthurien, le pays de Lyonesse, terre natale de Tristan et fief de Galaad, qui se trouvait, dit-on, quelque part entre la Cornouaille britannique et les îles Scilly… Au pays de Galles, c’est la ville du roi Gwyddneu noyée en baie de Cardigan et qui a fait l’objet de poèmes recueillis à la fin du XIIsiècle, mais sans doute bien antérieurs. En Irlande, c’est celle qui repose sous les eaux du Lough Neagh… Ys, la plus célèbre de ces cités englouties, apparait aussi sous la plume d’Elléouët 65 : « Falc’hun le Vieux parlait : ‘Ce sont les morts de la Ville engloutie. Tous les noyés font sonner les cloches des cathédrales dans la cave. (…) J’entends sonner les cloches de la Ville évanouie, au fond de la cave (…). Et dans chaque cathédrale, l’officiant célèbre la messe des âmes, encloses dans la malédiction de la ville. Il suffirait qu’un vivant répondît Amen à l’une des oraisons prononcées pour que toutes ces âmes soient délivrées et quittent la Cité engloutie dans la cave et dans les profondeurs froides de la mer. (…) La Ville elle-même referait surface comme au temps de Grallon Aenobarbe. Elle brillerait ainsi qu’un joyau à l’occident et deviendrait la capitale du monde ». Dans son premier livre, Elléouët raconte à sa manière la submersion d’Ys. Il évoque Dahut et lui donne une sœur, Oanez, métamorphosée en jument marine ayant servi de monture à Gradlon dans sa fuite. Oanez conte ainsi, de manière peu édifiante, la disparition de Dahut/Ahès, probable souvenir d’une « ancienne déesse bretonne honorée dans la région de la pointe du Raz », selon Markale : « L’anachorète Gwénolé participait au sauve-qui-peut sur un hongre assez peu véloce. Il exhortait le roi à se débarrasser de Dahut : Car sinon, roi Grallon, ululait-il, nous serons engloutis et damnés à jamais… Mais vous connaissez cette histoire. Et comment Grallon, roi de Cornouaille, d’une poussée brusque jeta la fille qui lui restait dans l’impétuosité aquatique, afin que la colère divine – c’est ce qu’ils ont toujours prétendu par la suite, pour justifier cet inqualifiable infanticide – s’apaisât ; en réalité, pour sauver leurs vies de vieillards en sacrifiant la Jeunesse et la Beauté » 66. Puis Oanez narre la métamorphose de Dahut en Marie-Morgane : « Les courants sous-marins l’avaient déjà entraînée à des milles de profondeur. Il était écrit que son destin devait ainsi s’accomplir et que sa propre mue s’élaborerait pendant un an et un jour loin des regards humains. Ce temps écoulé, elle réapparut plus éblouissante encore qu’auparavant, l’eau étant devenue son élément naturel. Depuis lors, elle hante, de l’orée de la nuit jusqu’à l’aube dissolveuse de monstres les eaux argentées du littoral «  ! Le mythe est bien là, dans ses grandes lignes, mais subtilement réécrit par l’auteur qui ramène à leurs justes proportions la “sainteté” de Gwénolé et la sagesse de Gradlon – taxé d’infanticide – tout autant que la “perversité” de Dahut, « la plus folle d’entre les folles d’Ys aux portes marines ». A la manière de la femme celte qui, souveraine et libre comme la reine Maeve en Irlande, offre aux hommes « l’amitié de ses cuisses » et le réconfort, Dahut incarne, dit Markale, cette « souveraineté féminine (…) occultée, engloutie sous les eaux, dans les ténèbres de l’inconscient », qui, « lorsqu’elle réapparaitra en plein jour » permettra que se « réalis(e) l’harmonie du monde, que soit « retrouvé le paradis perdu où règne, toute puissante et éternelle, la femme-soleil, celle qui donne la vie et qui procure l’ivresse de l’amour ». Or, la légende d’Ys « était largement diffusée à la fin du XIX et au début du XXsiècle par des feuilles volantes et des chansons populaires », autour de Locronan où Yves Tanguy passait ses vacances depuis 1912, près de cette baie de Douarnenez où il se baignait, où il entendait les récits des pêcheurs parlant de filets coincés dans les grilles de la ville engloutie, où les premiers archéologues parlaient de ruines sur les hauts-fonds et notaient l’existence de voies romaines, les chemins d’Ahès, convergeant vers un centre disparu… Locronan, 67 cette petite ville portant le nom d’un de ces saints de Bretagne qui sont « l’image fantasmatique du druide celtique devenu prêtre chrétien », avec ses Troménies citées plusieurs fois par Breton, version christianisée d’un très antique rituel solaire ! Et Tanguy, dont « le rêve n’avait pas plus de limites que n’en a la laisse, à marée basse », écrit Audoin, « un homme de l’ouest, familier de l’Ankou et des Lavandières de nuit ; un homme de légende, maître des orages magnétiques qui chargent ses premiers tableaux, puis s’éloignent en ne laissant qu’une brume légère et, sur les grèves, ces êtres-objets complexes, fruits de métalloïdes rares, polis et repolis par l’incessante fellation des marées. » Le père de Tanguy s’intéressait à l’ésotérisme et au druidisme et s’était rendu plusieurs fois en Irlande, au Pays de Galles et à Glastonbury… Comment s’étonner qu’Yves et ses frères se mettent en tête de cartographier tous les menhirs de la région ! Plus tard, le peintre se dira « descendant des druides chrétiens » et Eluard le qualifiera de  » guide du temps des druides du gui ». Sa nièce, Geneviève Morgane Tanguy 68 écrit à son propos : « Sur le sujet du druidisme, il était très calé, ayant étudié depuis qu’il était en Amérique toute sorte « d’histoires de sorciers » autour de Salem, mais qui étaient en fait les vestiges de rites autrefois pratiqués dans ces régions comme en Irlande et en Armorique. Il consultait des ouvrages sur les civilisations celtiques, sur l’origine des Celtes et du druidisme, sur leur philosophie, leurs pouvoirs magiques ». Et Josick Mingam affirme qu’il rêvait « de voir liés le Carnac du Morbihan breton et le Karnak égyptien. » Tanguy ayant toujours dit que s’il « devai(t) chercher les raisons de (s)a peinture, ce serait un peu comme s'(il s’)emprisonnait (lui)-même » et même déclaré que « la géographie n’a(vait) aucune influence sur lui », André Cariou prend moultes précautions pour affirmer : « Il est absurde de vouloir trouver dans les peintures de Tanguy les paysages de Bretagne, de tenter d’identifier un phare ou de rechercher des formes ressemblant à des mégalithes. Mais on y retrouve beaucoup : les vastes plages de Saint-Efflam (à Plestin) et de la baie de Douarnenez où la marée est de forte amplitude et libère de vastes étendues de sable à basse mer, les brumes océaniques, une palette à dominante de gris, les plages voilées qui vont disparaître de l’œuvre ultérieurement ». « Une Bretagne engloutie carillonne au fond de son œuvre », note Patrick Waldberg ! Cité par José Pierre, John Sharkey, l’auteur de Celtic Mysteries écrit : « Les mystères celtes s’élaborèrent dans le flux d’états intermédiaires, (…) L’aire où se rencontrent des mondes différents, tels le passage de la vie à la mort, la brume flottante entre la surface de la mer et le ciel, le crépuscule, l’aube et le bord du gué, revêtait un sens particulier pour les Celtes ». 69 Cet indéterminé, cause, selon lui, de l' »étonnant dynamisme poétique, qui propulse l’être à travers tous les possibles, est ce qui inspire également le plus spécifique des productions de l’art celtique, des monnaies des Osismii et des Vénètes jusqu’au célèbre Book of Kells (…), dernier témoignage du génie créateur des Celtes dans le domaine plastique » – avant Tanguy ou Charbonel… Tanguy, lui, a confié : « Je sais que je possède une seule invention à moi : j’ai supprimé la ligne qui sépare l’eau du ciel » ! 70 Ses toiles apparaissent comme des décors dont toute vie est absente comme dans le roman O et M. de Charles Estienne, dont l’action se déroule dans « un pays de mer », jamais plus nettement désigné mais où l’on va « sur la lande » voir le soleil se lever sur « la grande pierre » : 71  » Un autre promontoire bas sur la mer, et l’on marche au milieu de pierres de toutes tailles éparses sur la dune ; vers une ombre géante, à dimension du spectateur pourtant, un énorme rocher fait comme un personnage, qui s’enlève vers le ciel avec une légèreté écrasante sur son socle où roule et déferle le ressac. La lumière de la lune fait ressortir l’affleurement des plans de clivage comme celui d’autant de marches. » Mais, à propos de paysage, parlons des dolmens et menhirs, qui s’y dressent, même s’ils sont d’origine pré celtique, et de ces tumuli qui, en Irlande en particulier, sont les portes d’entrée dans l’autre-monde ! A l' »arrière-plan » seulement dans l’œuvre de Tanguy, à l’image du « tumulus de Gavr’inis » pour Breton, cercles de pierre et alignements ont inspiré de nombreuses toiles 72 ou collages aux surréalistes, de Prévert à 73 Toyen ou Alice Rahon 74 en passant par Ithell Colquhoun – sa Dance of the nine opals (1942) 75, représentation artistique d’un cercle de pierres situé près de chez elle ou encore le Mên-an-Tol (1940) 76 montré à de nombreuses reprises. Et Raoul Ubac, en 1975 encore, déclare, au sujet de ses stèles d’ardoise 77 : « Je crois avoir des affinités avec les sculpteurs qui ne vivent plus depuis longtemps, par exemple ceux qui ont fait Carnac » ! Plus près de nous, le Gallois John Welson, ami de Jean-Claude Charbonel, peint aussi régulièrement les monuments mégalithiques de son pays, comme en témoigne cette Standing Stone 78 de 2013. Selon leur vœu, les cendres d’Yves Tanguy, auteur du tableau Les Profondeurs Tacites, et de son épouse, Kay Sage, ont été dispersées en 1964 en baie de Douarnenez, ce qui éclaire d’un jour singulier le « Yves derrière la grille de ses yeux bleus » de Breton mais aussi le surnom dont l’affubla le peintre après leur brouille de 1945 :  » l’A.B. des Trépassés »… « Sous les flots de la mer, suggère Markale, la Ville d’Ys est toujours là, avec sa princesse engloutie : celui qui le premier, le jour de la surrection d’Ys, entendra sonner la cloche, celui-là possédera le royaume dans sa totalité, et Dahud-Ahès de surcroît » ! Cela aussi figure, presque mot pour mot, chez Le Braz ! Certains surréalistes, il n’y a aucun doute, ont entendu au moins l’écho de la cloche…

79 [IV. La légende de la mort]

« On a pu dire de la Bretagne, avec quelque raison, qu’elle est le pays par excellence de la mort. Déjà, au temps de Pomponius Mela, les nautoniers de ses rivages avaient la réputation de conduire aux sombres bords les mânes des défunts, d’être de mystérieux passeurs d’âmes. Leurs descendants ont gardé, à un degré rare, le goût du surnaturel : les choses de l’Autre-monde les passionnent peut-être plus que les réalités de la vie présente, et l’on trouverait difficilement, parmi les nations civilisées, une autre race qui vive d’aussi près, en une communion aussi étroite, avec ses morts » expliquait Anatole Le Braz en 18946. Les anciens Celtes, dont la métaphysique occulte sophistiquée a résisté à la christianisation, considéraient la mort comme métamorphose, au milieu d’une longue vie. 80 L’Au-delà, qu’aucun peuple ne désigne avec plus d’abondance et d’exactitude qu’eux, est partout, sous terre aussi bien que sous l’eau. Et c’est vrai dans tous les pays celtes, en particulier en Cornouaille, si l’on en croit cet extrait de l’article de 1971 « Cornish Earth » d’Ithell Colquhoun : « Les morts sont ‘tout autour de nous’ : on sent qu’ils participent d’une vie diffuse dans l’atmosphère des endroits où ils ont vécu et sont morts. (…) Mais on n’a guère foi dans l’immortalité de la personne – ‘Nous ne les reverrons jamais’ dit-on de relations disparues. On envisage une perpétuation dépersonnalisée – nous étions sur terre avant et continuerons d’y être. « … ! Vie et mort, pour les Celtes, ne sont donc pas antinomiques. Les morts, tout simplement, vivent à côté des vivants, dans un monde voisin aux limites floues. Le Braz fait observer que « dans la croyance des Bretons, les morts ne sont jamais vraiment morts » et qu’ils « dorment le jour durant et une moitié de la nuit pour se réveiller à l’heure où, dans les chaumières et les manoirs, les vivants se sont endormis à leur tour. Ils se lèvent par grands essaims silencieux, frôlent de leur pas muet les routes désertes »… Elléouët s’en souvient peut-être en écrivant 81 : « Les lagunes habitées, les haies hantées, les chemins sont propices. Car les vivants dorment, tandis que les morts apparaissent dans les rues ; ils s’arrêtent devant le débit Cariou, dont les vitres reflètent la lune. Georges les entend. (…) Il ouvre la porte ; il est dehors, au milieu des ombres flottantes, suspendues dans l’air qu’elles colorent de bleus passés et d’ors vieillis. Il va vers les dunes, environné de ces présences à peine sensibles. Parfois se distinguent les linéaments d’un visage qui se confond bientôt avec le ciel plein de lumière blanche, avec l’herbe grisâtre. » Le verre comme limite entre les deux mondes, la nuit, la porte, les « ombres flottantes » « impondérables et qui ne laissent pas plus de traces que la fumée » : en franchissant le seuil de sa demeure, le héros est passé d’un monde à l’autre… « Ces deux mondes, dit Markale, ne sont en effet séparés que par l’apparence : ils coexistent  » parce que les Celtes, et les Bretons en particulier, ont voulu négliger le réel sous son aspect illusoire et transitoire pour ne s’attacher qu’à la découverte d’un Réel absolu, caché sous l’autre, mais permanent, éternel. Quelque chose comme ce que décrit Estienne dans O et M. : « C’est à croire que ce pays », or il s’agit d’un « pays de mer », « est fait pour prouver dans le monde l’existence du gris, comment dire, les droits du gris, et ce n’est pas que la persistance du ciel à être ainsi soit triste, non : il semblerait plutôt que cette tonalité immuable de la lumière atmosphérique réponde à une autre tonalité, à une autre lumière, cette fois véritablement immuable, inaltérable, essentielle. C’était en somme comme si se réfléchissait, dans ce ciel présent et visible, la lumière d’un autre pays, peut-être plus proche – bien qu’il demeurât invisible ». Toujours cet indéterminé, cette imbrication de deux réalités qu’exprime bien la fameuse phrase d’Eluard et Breton :  » Il y a un autre monde, mais il est inclus en celui-ci » tant il est vrai que « L’Au-delà, tout l’Au-delà » est « dans cette vie ». Or c’est précisément de leur coexistence confuse que nait la surréalité. Des passages existent entre les deux mondes, gué, entrée d’une grotte, marécage, pont, et ils s’ouvrent en particulier lors de Samain, le nouvel an celte, début novembre. 82 Deux mondes en miroir, mais un miroir que l’on peut traverser dans certaines conditions, souvent sur injonction de puissances surnaturelles.

C’est encore chez Gracq qu’on trouve les plus belles allusions à Samain, dans « Le Roi Cophetua », parfois considéré comme « une réécriture “occulte” du Roi Pêcheur ». En ce premier novembre 1917, le narrateur, un journaliste réformé, a été convié par son ami Nueil, pilote militaire, dans sa propriété près de Paris. Il traverse donc en train les plaines inondées du nord de Paris, puis une forêt, avant de parvenir chez son ami où une servante le reçoit. Nueil, dont l’avion a sans doute été abattu, ne viendra pas et au terme d’une très longue attente, le narrateur se laissera séduire par la servante avant de littéralement fuir, le lendemain matin, sans avoir d’ailleurs posé la moindre question… Or cette nouvelle semble inspirée par les légendes celtiques du voyage dans l’autre monde. Vu le goût de Gracq pour celles-ci, et la nature tripartite du voyage du narrateur qui lui fait traverser une Terre Gaste (la plaine dévastée), un Gué périlleux (la forêt “démontée”) jusqu’au château du Roi Pêcheur (la maison), on peut y voir une allusion à la mythologie celtique ! La maison de Nueil, isolée au sein « d’une forêt que tout désigne comme magique », est pourvue de « larges baies » vitrées « qui la coupent de son environnement immédiat » et on a vu l’importance de l’eau, ou à défaut du verre, comme frontière entre les mondes. La panne d’électricité qui prive la demeure de lumière est à rapprocher du fait que « les druides inauguraient la période de Samain en faisant éteindre, la veille, tous les feux d’Irlande ». En plus, « la coexistence au sein d’un même espace de l’élément igné (feu et lumière) et de l’eau nocturne est caractéristique de l’Autre monde celtique. » La “servante” ici fait plutôt figure de prêtresse d’un culte ésotérique et conjugue les trois fonctions essentielles des femmes des mythes celtes, pouvoir magique, force vitale et fertilité. Comme le suggère le parallèle tracé par Gracq avec le tableau 83 d’Edward Burne-Jones, elle fait « partie d’une dyade sacrée », incarnant « le principe féminin dont le masculin a besoin pour devenir un principe actif selon les celtes. » Nueil y figure le vieux roi que vient remplacer un successeur plus jeune afin de régénérer le royaume en train de basculer dans le sommeil ou la mort. Tout cela prend un sens particulier si l’on se souvient des paysages inondés, en odeur de guerre, traversés par le narrateur. Mais, tel Perceval au château du Roi Pêcheur, lieu d’affrontement entre les deux mondes, le narrateur ne comprend pas sa mission malgré une véritable initiation, attente inquiète dans une quasi-obscurité, toilette lustrale puis repas plus ou moins cérémoniel. La progressivité du récit de Gracq, de la traversée de la forêt tourmentée au début de l’hiver à la sortie du héros sous une lumière qui évoque le printemps est conforme au schéma des légendes celtiques à thème saisonnier. Mieux : comme le temps du mythe et le nôtre ne coïncident pas, le héros perdant conscience de l’écoulement du temps, on peut penser que le séjour chez Nueil a duré, non pas une nuit, mais toute une année et que le narrateur ressort en novembre 1918, à la signature de l’armistice, ce qui expliquerait l’aspect paisible d’un monde ayant recouvré la paix. Parfaite illustration du fonctionnement, peut-être souterrain, des mythes celtiques chez certains surréalistes.

Cette confusion entre le monde des vivants et celui des morts, le présent et le passé, dans le flou d’une hallucination, tant visuelle qu’auditive, Charles Jameux, membre du groupe surréaliste de 1964 à 1969, en a fait directement l’expérience et la relate dans son anamnèse-fiction Souvenirs de la maison des vivants. D’ascendance bretonne, Charles Jameux fut victime en novembre 2004, d’un très grave accident de la circulation. Pendant sa longue hospitalisation – « rite de passage de mort et de résurrection » – il raconte avoir fait, juste après sa sortie du coma, un rêve pour le moins étrange. Allongé un soir sur son lit de douleur, « vers minuit » – l’heure où s’ouvrent les passages – il entend de la musique, des chants et des danses au-dessus de sa chambre : Bombardes, binious et cornemuses, bruits de sabots et de chaussures de cuir. 84 « Et puis brusquement le bruit cesse et fait place à un silence total. A ce moment précis, détournant le regard vers la droite en direction d’une fenêtre – qui s’avère après coup ne pas exister – j’aperçois une scène extraordinaire. Sur le perron de l’hôpital, descendant gravement et en silence les quelques marches accédant à la porte d’entrée, défilent les uns après les autres les protagonistes de cette fête nocturne imaginaire. Viennent en tête les paysannes vêtues de velours noir et de tabliers de dentelle blanche ; elles tiennent leurs robes à deux mains en en déployant les plis. Chacune porte une coiffe. Viennent ensuite des cavaliers en selle qui descendent lentement les marches du perron. Ils sont vêtus d’un costume traditionnel ancien que je voyais encore pendant mon enfance lors de rassemblements folkloriques : pantalons rayés ou culottes légèrement bouffantes, chaussures et chapeaux noirs à boucles d’argent, vestes à parements tissés de fils d’or (…). Un léger brouhaha clôt le passage des dernières personnes du défilé, tandis que mon rêve s’affaiblit et que je retourne au sommeil. » Au réveil, l’infirmière qu’il interroge lui dit qu’il ne s’est rien passé de tel et le laisse avec « une sensation oppressante (…) liée à l’atmosphère pour le moins étrange (de cet) épisode et (à) sa ponctuation finale ». Un épisode qui a toutes les caractéristiques du rêve, gravité, silence, lenteur et majesté dans un climat d’inquiétante étrangeté, comme lorsqu’un mortel assiste en catimini à quelque cérémonie de l’Autre-monde à laquelle il n’est pas convié…

Chez Elléouët, dont le héros, Falc’hun rode, lui aussi, « sur les frontières de deux royaumes, celui des vivants et celui des morts, sans qu’on sache très bien auquel il appartient », c’est une autre forme de mythe celtique qui prend figure : celui de l’Ankou. 85 Même si, selon Markale, il n’apparaît pas avant le XVsiècle, l’origine du personnage est obscure, et il semble très ancien, empruntant sans doute certains traits au Dagda irlandais. Dagda, dieu-druide ou dieu des druides, règne sur le temps, l’éternité, les éléments et l’Autre-monde, et a pour attribut, entre autres, une massue qui tue dans un monde et ressuscite dans l’autre. L’Ankou, dont l’attribut est une faux tournée vers l’extérieur, n’est cependant pas la version celtique d’un dieu de la mort. Ce n’est qu’un personnage psychopompe, »l’ouvrier de la mort », qui hante les chemins creux, la nuit, debout dans sa charrette, le Karrig an Ankou. Il doit certains de ses traits actuels aux prédications des pères Julien Maunoir et Michel Le Nobletz qui au XVII siècle en firent « une exploitation terroriste », pour rechristianiser une population hantée par ses anciennes traditions… Chez Elléouët, qui en a laissé plusieurs représentations directement inspirées par Anatole Le Braz, 86 il s’agit d’une sorte… d’épicier ambulant, chez Maurice Fourré, d’un VRP, tous deux au volant d’une camionnette ! Dans le Livre des Rois de Bretagne, Jos l’Ankaw, « plus vieux que la mémoire et que la voix » avec « sa longue figure jaune (qui) exprime constamment une sorte de bizarre allégresse », parcourt tout le pays  » en long, en large et en travers, en haut et en bas, ici et là, partout et nulle part, nuit et jour, par grand vent, par beau temps », se livrant à un commerce étrange, débarrassant à chaque étape son véhicule de ses denrées comme son homologue funèbre vide sa charrette des pierres qui la lestent chaque fois qu’il cueille une âme. « Je connais tout le monde, et un jour ou l’autre chacun me connait », se vante Jos, « le Grand-Pourvoyeur » 87. « Là-bas, écrit encore Elléouët, des pierres marquent l’emplacement du cimetière de l’âge du bronze. Là-bas, émerge, comme un sein coupé flottant sur l’eau, le tumulus de l’ile Carne avec l’ombre douloureuse du roi Carn » 88. Et l’auteur prête à Jos devisant avec Troadic les mots suivants : « Alors, j’apparus dans l’ile, dit l’Ankaw. Debout sur ma charrette dont l’essieu imite le cri du courlis. Et les larmes du roi tarirent dans ses yeux morts et cessèrent de couler sur la peau de sa face morte ». Ce qui renvoie Jos l’Ankaw lui-même aux temps d’avant l’histoire, à plus forte raison d’avant les prédications de Maunoir et Le Nobletz, au temps du mythe… Analyse confirmée par cette évocation, placée par Elléouët dans la bouche d’Eliezer Falc’hun : 89 « Je remonte le temps dans la contrée des hommes aux longs cheveux coiffés du chapeau à rubans, les cuisses dans des braies plissées. (…) Les Ombres attendent aux carrefours ceux qui rentrent d’une ripaille ou d’une beuverie lointaines. Il arrive qu’on puisse entendre, de nuit, grincer l’essieu de la fatale charrette. Elle roule à grand bruit sur les chemins blancs ; des crânes s’y entrechoquent entre les ridelles. Le cocher funèbre fixe la route de ses orbites vides, dans une face crispée comme un poing. » Dans Tête de Nègre 90, Fourré nous parle, lui, en termes saisissants de l' »ANKOU, la mort celtique, aux yeux de miroir, conduisant les légendes gaéliques, qui arrivèrent du Nord sur les vagues de la mer, dans des pirogues de granit ». Et Monsieur Maurice, « ce singulier personnage, furtif et monumental nautonier de notre secret Navire de Brumes », le VRP dont j’ai parlé, « énigmatique conducteur d’une ‘camionnette angevine’ qui parcourt, à l’instar de la charrette à l’essieu grinçant de la Mort Celtique, – les nuits ensorcelées de l’Ar-Coat », nous dit Audoin, y « est encore plus inquiétant que le vieil Ankou. Celui-là, au moins quand on le rencontrait, retour de ribote, ou qu’on entendait seulement grincer dans la nuit celtique les roues de sa charrette, on savait à quoi s’en tenir sur son sort prochain : une confession pour Itrun Varia et un drap neuf pour l’ensevelissement. Mais avec M. Maurice, rien n’est certain. Il se mêle de tout. Il, passons-nous l’expression, fout la merde, et repart comme il était venu. Il est pressé, il voyage, comme le juif errant ». Cas particulier et unique de traitement de la question, en un ébouriffant jeu de miroirs, « dans cette liturgie hilare et funèbre, Fourré s’incarne pareillement dans l’Ankou, double complice et affreusement cajoleur de tout vivant prétendu. Et il signe carrément l’hécatombe : « Le nommé Maurice/ est responsable/ de TOUT. »

Dans O et M., 91 de Charles Estienne apparaît une étrange figure, Louis, « le dernier des gardes », ainsi décrit : « … l’allure du personnage, sa vêture, – le chapeau de feutre à plumes noires, l’anneau d’or à l’oreille droite, l’autre déchirée – O reconnaissait – c’était… » – et on reste sur ces trois points de suspension ! Or Louis, peu après, emmène O et M., le maître, dans une charrette dont l’auteur dit : « Les ressorts bondissent irrégulièrement, mais on roule, et n’était ce cri des essieux, cette plainte… » et plus loin  » Maintenant, la voiture s’éloigne – et l’essieu crie bas, où est-il cet oiseau à la patte cassée ! ». Comment ne pas penser à l’Ankou et au bruit de sa charrette, ainsi évoqué par Elléouët dans le poème “Pencran” :  » l’essieu grince zig-a-zag / sur la route de nuit à la lune / wig-a-wag wig-a-wag / dans les chemins oubliés à la nuit voyante ». Chez Estienne, la légende de la mort rejoint le roman gothique car l’homme qui se trouve à côté de ce conducteur n’est autre que Melmoth, l’Errant, un autre errant…

C’est encore à l’Ankou que fait allusion Philippe Audoin dans un texte sur Jarry où il écrit : « Cette mort-là est celte. Elle ne frappe pas au hasard. Elle signe le destin prescrit et a la courtoisie de s’annoncer aux “élus”, retour de ribote, par ces grincements d’essieu ou ces bruits de battoirs qui dramatisent la nuit bretonne »… « Bruits de battoirs » ! D’autres figures celtiques de la mort, en effet, présentes chez Le Braz, hantent les textes surréalistes, comme les « lavandières du noir, les Maouès-noz » 92, qui dans Le Livre des rois de Bretagne, « battent de leur battoir que n’entend plus l’oreille de l’homme endormi. » Ces « lavandières de la nuit à la taille de diabolo qui battent au bord des rus les linceuls des morts à venir », comme l’écrit Elléouët expliquent peut-être le titre du poème énigmatique de Breton « Au lavoir noir », avec ses « obscurs présages », dans lequel la primauté de la nuit se conjugue à l’omniprésence de l’au-delà. Elles figurent également dans « Ce que Tanguy voile et révèle » en 1942 : « Souvenirs : la lavandière de nuit, agenouillée dans sa demi-caisse de bois, il faut absolument la faire taire ». Ces femmes de nuit, dont il faut s’abstenir de « prendre (l)a place, la nuit », clairement présentées comme malfaisantes, comme l’est l’étrangère du texte intitulé « celle qui lavait la nuit » dans La Légende de la mort apparaissent aussi dans un texte de 1948 de Stanislas Rodanski, » A bord de la nef des fous » : « … frayeur des lavandières, écrit Rodanski, mortes de peur en faisant une lessive de fantômes – une lessive de sang frais et de violence ».

« Pleurer les défunts, à la mode de Bretagne, guetter les intersignes relatifs à l’espérance de vie de tel ou tel membre de la communauté villageoise, c’est affaire de femmes, de sœur, d’épouse, de mère » rappelle Philippe Audoin, en écho à Le Braz qui dit que les intersignes, qui « sont comme l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver », annoncent la mort et que certaines gens ont plus que d’autres le don de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. Comme toutes les formes de prémonitions, ils ont intéressé les surréalistes et si je ne cite pas ici directement Elléouët, c’est que l’esprit-même de La Légende de la mort plane sur toute l’œuvre, avec ses ombres dans les nuages ou sous les eaux… Autre exemple, la cuisinière bretonne de La nuit du Rose-Hôtel de Maurice Fourré, vit dans un « monde silencieux d’intersignes, avec le cortège familier de ses défunts. » Une phrase de Desnos vient parfaitement illustrer cette atmosphère et ce rapport du mythe aux paysages qui l’ont fait naître : « Nous constatons de surnaturelles présences dans des paysages incroyables. « Dans Au Chateau d’Argol, récit dont la tension dramatique se nourrit de présages, de pressentiments, de signes annonciateurs, la prémonition prend même la forme d’une extraordinaire coïncidence proche du hasard objectif tel qu’André Breton le définit dans L’Amour fou. Et à propos de L’Amour Fou, que dire de cette scène où Breton évoque « un état affectif en totale contradiction avec (leurs) sentiments réels » qui se développe entre lui et sa femme après leur visite au Fort du Loch, près de Lorient : « Tout se passe comme si, en pareil cas, l’on était victime d’une machination des plus savantes de la part de puissances qui demeurent, jusqu’à nouvel ordre fort obscures. Cette machination, si l’on veut éviter qu’elle entraîne, par simple confusion de plans, un trouble durable de l’amour, ou tout du moins sur sa continuité un doute grave, il importe au plus haut point de la démonter. » Ces prémonitions, funestes ou non, relevant quelque part du hasard objectif, nous ramènent aux liens existant entre la conception celtique d’un monde duel et le surréalisme. Breton, dans son article « Le Pont suspendu », parle même une « autre dimension, inconnue dont John W. Dunne invite à chercher le secret dans le temps sériel.  » Et il cite un long passage du livre Le Temps et le Rêve de cet irlandais : « Le sérialisme révèle l’existence d’un genre raisonnable d’“âme”, d’une âme individuelle ayant dans le Temps absolu une origine bien déterminée – âme dont l’immortalité, intéressant d’autres dimensions du Temps, n’entre pas en conflit avec la fin manifeste de l’individu dans la dimension temporelle du physiologiste«  ! 93 L’Autre-monde des Celtes serait-il cette autre dimension ?

Pour conclure…

La présence des mythes celtiques dans les textes surréalistes, à l’exception de Carrington, d’Elléouët et de manière plus voilée, de Gracq et de Colquhoun, sauf chez le précurseur Apollinaire, n’est jamais massive. Ils n’y sont que latents, même s’il est clair que les surréalistes – et rappelons que le surréalisme est d’abord une manière d’être au monde – se sont vécus comme une communauté initiatique élective empruntant des traits à la Table Ronde. Inspirés par l’esprit d’une philosophie conçue comme celle des véritables lumières, ce n’est pas le mythe comme récit qui les intéresse, 94 mais les figures ou objets mystérieux, du Graal au Château sur fond de brume ou de ténèbres, en ce qu’ils sont énigmatiques et relèvent par là-même du merveilleux. De la même manière, l’épopée celtique, dans son ensemble, étant une quête, elle ne pouvait que croiser et contaminer l’aventure surréaliste par l’effet d’une convergence objective qui veut que « deux mille ans avant que le surréalisme parle de ‘beauté convulsive’, les médailles gauloises les plus élaborées (…) offrent l’image accomplie de cette beauté » comme dit Bédouin. Armand Hoog, ami de Gracq et de Breton, a très bien défini l’attitude surréaliste en l’occurrence :  » Le cartésianisme a détruit pour deux siècles nos liaisons avec le rêve, avec une poésie aussi vitale que l’oxygène. Le romantisme et le surréalisme, ces deux tentatives miraculeuses dont on ne sait peut-être pas encore voir l’importance inouïe sont les sursauts révolutionnaires d’une conscience écrasée par le rationnel, le logique. Or, notre moyen âge a vécu de la Matière de Bretagne, 95 des romans arthuriens, des prestiges du Graal, de Camaalot et de Brocéliande. Trois cent ans de durée poétique se sont abreuvés à la Table Ronde. C’est pourquoi il fallait que les restaurateurs de la merveille retrouvent le chemin enfoui. 96 C’est pourquoi le chef du surréalisme s’appelle Breton (éblouissant hasard), même s’il s’adresse aux magies parisiennes. C’est pourquoi Julien Gracq ne pouvait situer le Château d’Argol ailleurs que dans le beau pays de Storrvan, et la maison où va mourir le Beau Ténébreux ailleurs qu’au fond d’un golfe, au bord de la mer celtique ». Ce qui a très vite intéressé les surréalistes dans les mythes celtes, c’est la trace d’une tradition occidentale préromaine, les surprenants vestiges d’une lignée native. 97 Ouvertes, en effet, sur l’immensité, du vieil océan, l’Armorique, et au-delà, la Celtie, sont terres où souffle l’esprit, où règne le merveilleux, où la vie et la mort, la terre et l’eau, le haut et le bas s’abolissent dans l’absence d’horizon, un dégradé de couleurs et de sensations qui pourrait bien être précisément quoique mythiquement ce lieu où les contradictions s’abolissent dont parlait Breton.

1C’est une phrase de Beckett qui figure en exergue de Falc’hun.

2Qu’il découvre grâce au surréaliste Jacques Bernard Brunius, notamment, traducteur, du long poème Under Milk Wood. Dylan Thomas, bien qu’il ait refusé d’être associé au surréalisme, participa à l’exposition internationale de Londres en 1936 – en offrant aux visiteurs « des rafraichissements de ficelle bouillie dans des tasses à thé » !

3Titre emprunté à l’alchimiste allemand Johann Ambrosius Siebmacher.

4« Moi qui entends cela du fond de mon tombeau je me garde d’y contredire, écrit-il dans « La porte de la maison de Lise… »

5Enfer blanc.

6Anatole Le Braz. « La Fête des morts en Bretagne. » Article publié dans le Journal des débats politiques et littéraires du 1ᵉʳ novembre 1894.

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Journée d’études de l’APRES à La Halle Saint Pierre.
Le
4 juin 2022

Par Jean-François RABAIN

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressé à André Breton. Nous allons découvrir qui était Nadja, cette femme mystérieuse et étrange que Breton évoque dans son livre éponyme Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération et qui nous fascine toujours.

Deux comédiens, Sarah Froidurot et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Sarah va lire les Lettres que Nadja a écrit à Breton, des lettres qui jusqu’à présent n’étaient connues que par un petit nombre de chercheurs et Charles lira les passages les plus significatifs du livre Nadja d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères de cet échange.

Après eux, Georges Sebbag, auquel nous devons le fait d’avoir découvert la véritable identité de Nadja, qui s’appelait en fait Leona Delcourt, et qui a écrit de nombreux ouvrages sur André Breton et le Surréalisme – André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige, notamment – nous fera part de son point de vue comme de son savoir.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées farfelues, énigmatiques ou décoratives, il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde. Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin1.

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut mettre le feu au langage, interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.

Parlons de Nadja.

« Qui suis-je ? », est l’incipit du livre d’André Breton. La question est immédiatement doublée d’une autre : « Qui je hante ? ». La réponse évoque le fantôme, l’apparition. Breton écrit : « Ce dernier mot m’égare, il me fait jouer le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis ». « Qui je hante ? », donc, et non : « Qui me hante ? ». Le sujet surréaliste, défini ici par Breton, refuse la démarche introspective qui cherche à trouver la figure achevée de soi-même, l’unité du sujet, dans un retour sur soi. Il ne s’agit pas d’aller chercher à retrouver à l’intérieur de nous tous les fantômes et les imagos, qui nous habitent. Tout au contraire, le sujet surréaliste cherche à cerner sa singularité à travers l’essentielle altérité du monde. C’est de l’Autre que Breton attend que lui soit révélé qui il est.2 C’est vers l’image ou l’écho qu’il se tourne.

On retrouve ici une notion chère à la psychanalyse. La mère est le premier miroir des états internes du bébé. Elle en est l’écho. Cette fonction miroir de la mère est nécessaire pour que le bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif et représentatif. Le chemin de soi vers soi n’est pas immédiat. D’emblée, il passe par l’autre et le reflet de soi dans l’autre pour se constituer.

Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Pour Breton, c’est la chanson du guetteur qui répond à la question du Qui suis-je ? « Indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique », écrit Breton. 5 C’est elle qui préserve intacte toute la force du désir.6 Au Qui suis-je ? de l’incipit du livre Nadja réponds ensuite le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil et l’accueil, comme attitude de vie.7

La rencontre capitale, ce sera donc Nadja, la mystérieuse jeune femme rencontrée une après-midi, rue La Fayette, le 4 octobre 1926.

Qui est donc cette jeune femme qui dit s’appeler Nadja « parce que, dit-elle, en russe, c’est le commencement du mot espérance (Nadejda) et parce que ce n’en n’est que le commencement ». On a longtemps cherché qui était Nadja… Nadja a très vite disparu dans la tourmente de la folie. Elle est morte délirante à l’hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord, en 1941. Ni Breton ni aucun surréaliste ne l’ont jamais revue… On connaissait ses dessins qui restaient dispersés chez les collectionneurs… On ne savait rien sur elle, rien de son histoire et de son nom… Elle est peu à peu sortie de l’ombre… On a retrouvé ses lettres… Les Lettres de Nadja conservées par Breton ont été vendues lors de la grande vente aux enchères des œuvres de Breton qui a eu lieu à l’hôtel Drouot en 2003.

Georges Sebbag, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en janvier 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.8 Hester Albach, également, a retracé l’histoire de Leona Delcourt dans un livre publié en 2009, Léona, héroïne du surréalisme. Son ouvrage contient de nombreuses lettres de Nadja et aussi les certificats d’internement rédigés pas ses psychiatres lors de son séjour à l’asile de Bailleul

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait Léona Delcourt. Elle est née le 23 mai 1902 dans une famille ouvrière à Saint André dans la banlieue de Lille. A dix-huit ans, elle donne naissance à une petite fille qu’elle laisse trois ans plus tard à sa famille pour se rendre à Paris. Elle y mène une existence difficile avec des emplois précaires et aussi des épisodes de prostitution. Elle emprunte son prénom, Nadja, à la danseuse aux seins nus, Beatrice Wanger, du Théâtre ésotérique, qui était une amie du couple Claude Cahun/ Marcel Moore, et qui portait déjà ce nom.

Quand André Breton rencontre Nadja/Léona, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. Peu avant cette rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, en particulier un voyage en Asie où il devait rester vingt ans puis la direction d’un grand parti politique ! D’emblée Breton est fasciné par le regard et le sourire de Nadja comme par ses dons de voyance. « Je n’avais jamais vu de tels yeux ». « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? De la détresse et de l’orgueil… ». « Elle sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ».

Nadja mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 9 dira-t-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.10 Elle devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes du dialogue entre Hylas et Philonousla matière et la penséedu philosophe Berkeley, paru en 1713, que l’écrivain vient de lire. 11

« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? de Breton correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? De fait Nadja/Léona semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Nadja est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions prédélirantes.12 Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute dira-t-elle à Breton. 13 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.14 Impressionné Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».15 On comprend la surprise de Breton. Nadja ne fait pas autre chose que de réinventer à nouveau l’automatisme de la pensée qui a permis à Breton de définir le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ».

Le texte de Nadja nous montre un Breton hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et la médium. Fasciné par la Voyante qui déchiffre le Réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence erratique, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20). Nadja ou Une vague de rêve…

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ».« Crois que tout mon être est plein de toiet que ma main écrit ce que tu penses ». Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession, diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.16

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24). Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26).

Quelque temps après que Breton lui eut rendu son précieux cahier 17, Nadja décide cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour.

« Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après leur séparation, le patron de l’hôtel Becquerel où loge Nadja, après de nombreux changements de domicile, appelle la police car elle est en plein état délirant. On la conduit (le 21 mars 1927) à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge à Paris, puis à l’hôpital Sainte Anne et ensuite à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester un an.

Le certificat d’internement du Dr Logre dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées… Maniérisme. Langage bizarre… ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires.

Nadja/Léona Delcourt sera transférée ensuite, près de sa famille, à l’asile de Bailleul, dans le Nord. Les certificats d’internement disent : « Démence précoce (19 28), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à l’hospice de Bailleul, en 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de faim, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce.

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse où elle fut internée un an, ni à l’asile de Bailleul près de Lille, où elle fut transférée en mai 1928 et où elle est morte en 1941. On lui reprochera cette attitude parfois durement. En 1930, Georges Bataille et une partie du groupe surréaliste publie un pamphlet, Un cadavre, qui reprend ironiquement le titre de celui que les Surréalistes avaient publié à la mort d’Anatole France en 1924. Robert Desnos accuse Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. Pourquoi a-t-il craint la folie de Nadja jusqu’au point de la fuir ? S’est-il senti coupable d’en avoir été l’instigateur ? S’est-il senti lui-même déstabilisé ? A-t-il lui-même eu peur de devenir fou au contact de la magicienne prédélirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservée par Breton alors qu’il n’a pas gardé la correspondance des autres femmes qu’il a aimé.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 18

Breton évoque toute sa culpabilité dans son livre Nadja. Certaines pages ont presque l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les Vases communicant, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète très bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée. (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit-il, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».19

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaitre la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Étrange correction, donc, que l’on ne peut pas ne pas référer au sentiment de culpabilité éprouvé par Breton, concernant ici la sexualité.20

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.21

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu. L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 22

Nadja (le livre), est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja cependant anime tout le récit : « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace anime désormais Breton. Au Qui suis-je ?, suis le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous, elle continue à nous hanter…

****

1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Pascaline Mourier-Casile. Nadja d’André Breton. Gallimard. Folio. 1994.

3Breton A. L’amour fou Folio p 27

4Breton A. Les vases communicants. p.83.

5« J’aimerai que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique ». Breton A. L’amour fou. Folio. p 39.

6Valéry P. « Il dépend de celui qui passe/ Que je sois tombe ou trésor/ Que je parle ou me taise/ Ceci ne tient qu’à toi/ Ami n’entre pas sans désir ». Frontispice du Musée de l’Homme au Trocadéro.

7Bonnet M. o.c. p. 1500/ 1501. « Qui Vive ? Je suis le guetteur qui ne cesse d’attendre de la beauté, la secousse passionnelle d’où ma vie reçoit prix et sens ».

8Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton paru en 2005. (Henri Béhar. André Breton. Fayard. 2005. p. 218, note 4).

9Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82.

10Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens.

11Voir Georges Sebbag Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

12« Va où le Surréel côtoie », dit une anagramme de Hans Bellmer de Rose au cœur violet.

13Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

14Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

15En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

16Pontalis JB. Elles Gallimard 2007 p 77.

17« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

18Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

19Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

20Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

21Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

22Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Fernando Arrabal, du Transcendant Corps des Satrapes du Collège de ‘Pataphysique

Fernando Arrabal,
du Transcendant Corps des Satrapes
du Collège de ‘Pataphysique

Contribution de François Naudin, R.,

à la fête arrabalesque du 12 mars 2022 de la Halle-Saint-Pierre (Paris)

Votre Transcendance,
Mesdames,
Messieux,

Fernando Arrabal, à qui l’on fait sa fête ici et aujourd’hui, est titulaire d’une gloire parmi les plus spécieuses et rares au monde, gloire dont il peut se montrer particulièrement fier : il est investi, par le Collège de ‘Pataphysique, de la digité de Transcendant Satrape.

Nombreux parmi vous les dames et messieux qui n’ont du Collège que des notions partielles, éparses et souvent erronées. Les organisateurs des Arrabalesques ont souhaité qu’un membre du Collège apporte trois sept éclaircissements sur l’institution, en particulier sur le rôle dévolu à Sa Transcendance Fernando Arrabal. C’est à moi que fut confié ce soin, en ma qualité de Régent de Métaphrasie Angélique & Théorique.

Le Collège de ‘Pataphysique est une société savante. Elle fut fondée en 1948 par un certain nombre de philosophes, de chercheurs, de zigotos, d’animaux (notamment un crocodile femelle du lac Victoria et une tortue) et même de jojotes inspirés par Alfred Jarry. Par la suite, ce petit groupe sera connu des membres du Collège sous l’appellation de Satrapes de Fondation. Lorsque régnaient les Acheménides – Cyrus, Darius, Xercès, Artaxerxès et autres numéros – les satrapes étaient gouverneurs administrateurs de provinces et y prélevaient les impôts. Si leur renommée nous est parvenue, c’est à cause de leurs fastes, leurs frasques et leurs excès, de pouvoir notamment.

Antonin Artaud, Epicure, Raymond Roussel, François Rabelais, Bonaventure des Perriers, René Daumal, Lucrèce, Dietrich Grabbe, Julien Torma et maints autres ‘Patacesseurs ont été invoqués pour infuser au Collège l’esprit d’impavidité nécessaire à sa mission d’absolue inutilité publique.

Chacun comprend que dans de pareilles conditions, le Collège de ‘Pataphysique était lancé sur une trajectoire subrepticement triomphale. Le recrutement par cooptation de dames, de drôles de pistolets, d’institutions (la IV République), de personnalités exceptionnelles (le Khan des Tartares Ouïghours, le président du Syndicat libre des Sociétés Anonymes de vidange), de bêtes (Ergé, la chienne de Jacques Prévert) a étoffé le Transcendant Corps des Satrapes et plus généralement, par paiement de la phynance, le nombre des membres du Collège. Satrapes et membres de rangs inférieurs ont pour unique projet d’inventorier et collationner, reconnaître et détailler, manifester et théoriser la ‘Pataphysique.

Celle-ci se définit comme suit :

La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

Plus simplement et couramment,
La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires ;
ou, plus compendieusement encore :
La ‘Pataphysique est La Science, avec une capitale à chacun des deux derniers mots.

L’inénarrable ambition du Collège consiste donc à administrer La Science, celle des solutions imaginaires, aux deux sens du verbe : administrer une municipalité ou les derniers sacrements. Une charpente robuste est indispensable à pareille entreprise. Le Collège a pour Curateur Inamovible le Docteur Faustroll. L’immanence de la Suprème Curatelle est matérialisée en ce bas monde par les Vices Curateurs. Depuis la fondation, se sont succédés à cette charge Leurs Magnificences Irénée-Louis Sandomir, Jean baron Mollet, Opach, la dame crocodile Lutembi, ces deux derniers Satrape et Satrapesse de Fondation. C’est de nos jours à Sa Magnificence Tanya Peixoto que revient la tâche d’assumer la Vice-Curatelle. Qu’Elle trouve ici l’expression de ma profonde révérence.

Immédiatement subséquent à Sa Magnificence la Vice-Curatrice vient le Transcendant Corps des Satrapes. Vous connaissez une bonne portion de ces illustres personnages : Jacques Prévert, Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Marcel Duchamp, Max Ernst, Benoît Mandelbrot, trois cinquièmes des frères Marx, Paul-Emile Victor, Boris Vian et quantité d’autres. L’éminence de ces personnalités leur vaut de n’exercer aucune charge au sein du Collège. Ils propagent les vertus de la science des solutions imaginaires par leur rayonnement irradiant, par leur prestige panaché, par leur ascendant transcendant. Le Corps des Satrapes est indépendant des instances administratives du Collège : Auditeurs, Correspondants, Emphytéotes, Dataires, Régents et Provéditeurs qui font le boulot.

Pétitionnons le principe en demandant s’il est besoin de souligner combien le TS Arrabal emplit, jusqu’à en excéder le comble, son rôle au sein du Collège. Il fut même désigné par le Conventicule Quaternaire comme Unique Electeur, honneur ineffable, chargé d’élire SM Tanya Peixoto pour succéder à feue SM Lutembi.

Quelques mots d’Arrabal sur la ‘Pataphysique :

« Je ne crois pas que la ’Pataphysique n’ait pas de sens. Ou qu’elle soit hermétique. Nous-mêmes, la petite demi-douzaine de satrapes en vie, en donnons un à nos œuvres. Ou nous nous arrangeons pour qu’elles en acquièrent un. De préférence confus comme l’existence. Pour effectuer ce que le docteur Sandomir connaît sous le nom de « bon bond ».

« La ’Pataphysique, je l’accueille comme un éternel présent. Comme un perpétuel cadeau. Comme le pain (et le cirque) quotidien. Mais je pèche peut-être par optimisme. Est-elle inébranlable dans le changement sans fin ? « 

Le TS Arrabal se montre très actif au sein du Collège, alors que rien ne l’y contraint. Il écrit dans les publications, notamment la revue trimestrielle Viridis Candela, et ses annexes et connexes suppléments et compléments. Il est souvent présent aux fgh’cérémonies et aux manifestations. Le plus important, le plus précieux en outre, est l’amitié qui l’unit à un grand nombre de membres du Collège.

Gloire à Faustroll notre Curateur !

Oser l’art dans Front Noir

Oser l’art dans Front Noir
par Georges Rubel

[Télécharger l’article de G. Rubel]

Rubel- Dans le secret de la marge.

J’ai rencontré Louis Janover et Front Noir en 1962. J’avais alors dix-sept ans, un âge où l’on prend souvent avec difficulté la mesure exacte de ce à quoi il nous est permis d’accéder. Cependant dès l’abord je ne pouvais qu’être en terrain connu : j’avais assisté déjà à de nombreuses reprises au groupe de discussion sur le socialisme de conseils animé par mon père, Maximilien Rubel.

Mon intérêt pour les mouvements Dada et surréaliste date de ma classe de première littéraire au lycée Lakanal. Nous étions un petit groupe d’élèves passionnés par la littérature, le théâtre et le cinéma, et à la recherche d’un surréalisme introuvable encore dans les manuels scolaires, mais déjà fortement influent, au moins dans le domaine des arts plastiques, qui m’intéressait au premier chef. J’avais évidemment beaucoup à apprendre, à lire, à réfléchir.

C’est la connivence intellectuelle entre Louis et mon père qui me permit d’aborder et d’intégrer en jeune camarade Front Noir, le groupe et la revue qui se réclamaient à la fois du surréalisme et d’une pensée politique tournée vers le mouvement que l’on appelait alors conseilliste.

L’exigence posée dans le premier Manifeste de Breton de lier la pratique artistique à la révolution sociale y était fermement défendue. Elle coïncidait avec la critique d’un mouvement surréaliste – ou déjà postsurréaliste – en passe d’intégration « bourgeoise ». Déjà pratiquant le dessin depuis ma plus tendre enfance, et soucieux d’apprendre une syntaxe picturale négligée désormais aux Beaux-Arts bien qu’indispensable à l’expression, je me méfiai d’un courant moderniste en pleine course erratique et influencé par certaines postures transgressives adoptées par un surréalisme d’après-guerre. Ce mouvement était déjà par certains côtés plus soucieux d’une reconnaissance carriériste que d’expression, et ses options politiques, fussent-elles qualifiées de « révolutionnaires », nous paraissaient très discutables. Nous étions déjà tournés vers le socialisme de conseils alors que certains membres du groupe surréaliste nous semblaient toujours à la recherche d’un parti qui aurait été le véritable héritier du bolchevisme, ce qui nous paraissait aux antipodes de la pensée de Marx.

Front Noir revendiquait une permanence de la révolution surréaliste contre un surréalisme en voie de consécration dans l’histoire officielle dominante. Cette revendication de permanence est toujours la mienne aujourd’hui, avec toutes les nuances que permettent la distance du temps et de l’âge.

Oser l’art dans Front Noir ? Certes, il faut admettre que nous étions totalement à contre-courant des pratiques picturales du moment, qui déjà annonçaient les conceptuels contemporains au détriment de la pratique artisanale des beaux-arts, la disparition du tableau, entre autres duchampismes aujourd’hui cotés en Bourse et répandus en abondances industrielles. Ce n’était pas pour Gaëtan Langlais, Georges Grumann – mon « pseudo » à l’époque –, Manina, Le Maréchal, Monique et Louis Janover, Serge Ründt affaire d’idéologie, car nous n’avions pas à revendiquer une quelconque esthétique d’avant-garde, mais bien plutôt une éthique ; et, sur ce plan, la présence de Le Maréchal fut déterminante, avec celle de son ami Gaëtan Langlais, qui venait comme lui des milieux lettriste et situationniste. Louis et Gaëtan me firent rencontrer l’artiste, peintre, graveur, poète – déjà apprécié par André Breton dès 1957, et figurant en bonne place dans Le Surréalisme et la peinture –, accueilli dans la revue avec des poèmes et les reproductions en noir et blanc de quelques œuvres peintes et gravées absolument fascinantes. Louis m’avait présenté à Le Maréchal comme « un jeune homme très désireux d’apprendre », et il ne croyait pas si bien dire. L’apprentissage technique que le maître (comme selon la rhétorique en usage dans les bodega du passé !) me dispensa fut en vérité aussi déterminant que son aspect existentiel, qui revêtit pour moi une importance considérable : j’avais rencontré le poète, celui chez qui l’œuvre et la vie sont indissolublement liés, l’éthicien de la vie peu soucieux des catégories historico-esthético-avant-gardistes ou non que certains spécialistes eussent été tentés de lui imposer.

Mes premières fascinations pour l’exercice de la gravure, je les dois à Le Maréchal qui, pendant la majeure partie du temps qu’il me consacra, s’était remis à la gravure. Mon itinéraire après Mai 68, et après l’épisode de Front Noir jusqu’à aujourd’hui, est celui d’un graveur. Dans certaines expositions de groupe des années 1970 à 1980, rassemblant les jeunes artistes qui œuvraient souvent en ma compagnie, figurait parfois Le Maréchal. Ce dernier ne s’accommodait d’aucune de ces opportunités d’exposer autrement que par l’amitié qu’il portait à certains d’entre nous ; j’en noterai surtout une, mémorable : Stratégie de l’ombre, exposition organisée dans les années 1980 à Douarnenez par Roland Sénéca, et préfacée par Claude Louis-Combet.

Par la suite, et pour quelques-uns – dont Le Maréchal et moi-même – à leur corps défendant, Michel Random rassembla ce groupe informel sous l’étiquette des Visionnaires. Michèle Broutta, galeriste et éditrice, consacra à notre équipe plusieurs très belles expositions – personnelles pour certains d’entre nous, dont Le Maréchal – reprenant à son compte cette incertaine catégorie de l’histoire de l’art. En réalité Le Maréchal pas plus que moi-même ne se retrouvaient dans cette catégorie inaugurée par Michel Random. Mais cependant ce dernier fut l’un des premiers auteurs à consacrer un ouvrage au Grand Jeu qui, on le sait, n’avait pas ménagé Breton et l’avant-garde surréaliste autoproclamée ; et cela illustre bien l’attitude qui était à l’époque la nôtre : la méfiance envers les avant-gardes, qu’elles se situassent en terrain politique ou esthétique, ou confondant ces deux notions ; et en ce sens cette position – au demeurant non revendiquée par la plupart des intéressés – est proche de celle de Front Noir. Seuls à cette époque Le Maréchal et moi-même avions connaissance des idées défendues dans la revue qui circulait dans les milieux artistiques dominés par l’influence du groupe surréaliste.

Mais j’y insiste encore une fois : par l’exigence – existentielle, éthique – des artistes venus librement dans Front Noir – et, au-delà, au cœur d’un environnement artistique diversement contrasté – l’espérance d’un monde transformé, d’une vie changée, est toujours restée bien vivace au cœur de notre pratique des arts.

En admettant que la posture du poète, du créateur plasticien soit aujourd’hui devenue une gageure face au débordement inconsidéré sur le marché de la culture des mots et des images, le propos majeur reste le même : encore et toujours… osons !

Georges Rubel
novembre 2021

2021 Journée d’études : Front Noir et Louis Janover

Samedi 13 novembre 2021, 11h-18h

Halle Saint-Pierre
Journée d’étude sur Louis Janover et la revue Front Noir
,
dirigée par Henri Béhar, Michel Carassou et Françoise Py.


11h-12h30

Introduction par Henri Béhar. Louis Janover et la revue Mélusine

Louis Janover : Pourquoi j’ai accepté de venir entendre parler de moi. De Front Noir à Front Noir

Maxime Morel : Front Noir et surréalisme.

14h-16h15 :
Guillaume Louet : À la rencontre de l’œuvre de Louis Janover : cohérence poétique et politique.

Georges Rubel : Oser faire de l’art dans Front Noir.

Florian Langlais : Perception de Front Noir par un jeune d’aujourd’hui.


Michel Carassou : Benjamin Fondane et Louis Janover : un même combat.

Table ronde avec tous les intervenants et les organisateurs.

Lecture performance par Charles Gonzales du texte d’Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société.

De Front Noir à Front Noir* par Louis Janover

De Front Noir à Front Noir*

par Louis Janover

Communication du 13 novembre 2021 à la Halle Saint-Pierre

[Télécharger cette communication en PDF]

De Front Noir à Front Noir. Je donne ce titre à mon intervention pour bien montrer que toutes les questions que posait Front Noir à sa naissance sont encore les nôtres aujourd’hui. C’est aussi la raison pour laquelle le fil conducteur de cette réflexion ne peut être qu’un retour sur le passé. Ce passé dit tout des idées que je défends encore aujourd’hui et de la cause pour laquelle elles sont toujours écartées. Je pense que notre temps est caractérisé par une forme d’amnésie généralisée. Ce qu’on appelait le stalinisme n’a plus sa place dans l’histoire. On fait en sorte de ne plus rien savoir de l’importance de ceux qui montraient à leur risque et péril que l’URSS était la négation des idées défendues dans le Manifeste Communiste. On n’en dit pas davantage des conséquences dramatiques de cette occultation sur nos espérances et sur notre culture. Dans un tout autre domaine, on peut éprouver un certain malaise quand en parlant du surréalisme on se demande ce qu’il est advenu du non-conformisme absolu dont il est question dans le Manifeste fondateur, de la révolte absolue et de l’insoumission totale du Second Manifeste. Tant et tant de polémiques et d’excommunications pour en arriver là, c’est-à-dire en fait à l’endroit où le surréalisme se refusait d’imaginer qu’il lui faudrait arriver. Les « poncifs » que redoutait alors André Breton ont tout envahi, et qu’ils soient bons ou mauvais cela revient au même.

Dans un deuxième temps, je veux mettre en avant le fait que Front Noir n’a aucune position originale d’avant-garde. Je peux même dire que c’est cette absence d’originalité qui en fait l’originalité. Il n’y a dans Front Noir aucune volonté de dépasser le surréalisme dans le temps et pas davantage l’idée d’une théorie dont dépendrait la classification des œuvres poétiques. Je voulais revenir à la radicalité de la Révolution surréaliste pour montrer qu’elle était en concordance avec la radicalité politique du socialisme de conseils. C’est cela qui en premier lieu différencie ma démarche de tout l’esprit d’avant-garde. Chaque avant-garde veut trouver non pas du nouveau, mais le nouveau, son nouveau, et elle peut ainsi revendiquer dans l’histoire une place qu’elle dénie aux autres d’occuper. Le dernier isme est toujours en concurrence avec l’isme précédent et c’est ce signe qui est gravé sur le socle de toutes les avant-gardes pour laisser leur marque dans l’histoire. Nous n’avons jamais eu une pensée de ce genre.

Je me suis engagé dans les deux directions qui ont orienté ma pensée. D’un côté la poésie, la poésie telle que Benjamin Fondane la sent quand il parle d’une affirmation de réalité au sens littéral du terme, de l’obscure certitude que l’existence a un axe, un répondant sensible. De l’autre côté, c’est l’utopie révolutionnaire, un mouvement d’émancipation qui répond justement à cette sensibilité poétique par la critique sociale que l’utopie porte en elle. Pour moi, le surréalisme était l’utopie comme pratique artistique. Chacun devait trouver avec lui son pouvoir de création. Et j’ai rejoint de cette façon le socialisme des conseils qui était l’utopie de la praxis ouvrière, la manifestation de l’éthique impersonnelle du mouvement ouvrier qui est destinée à rendre à chacun son pouvoir social.

André Breton a été la première de ces personnes qui ont marqué ma pensée. J’ai rencontré plus tard Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Miguel Abensour, Go Van Xuyet et Maximilien Rubel. Aucun d’eux n’appartenait à une quelconque avant-garde et c’est pour cela qu’il a été possible d’établir un lien particulier entre les deux tendances qu’ils représentaient, et de réunir leur pensée pour une collaboration qui respectait ‘indépendance de chacun. Front Noir sera la tentative de trouver une expression collective à cet esprit. La revue prendra ses marques politiques et poétiques à l’opposé de celles des avant-gardes qui sont toutes marquées par une volonté de dépassement. Nous, on ne voulait rien dépasser, on cherchait tout simplement la juste position qui permettrait aux deux critiques de s’associer pour former un tout. C’est pourquoi qu’on se dise artiste n’avait pour nous rien de réducteur. Et c’est en même temps que nous avons découvert l’utopie marxienne que défendait Maximilien Rubel et les amis de Socialisme de conseils, avec Paul Mattick et d’autres marxistes.

Deux lectures m’ont guidé sur cette voie et je les retrouve d’une certaine manière dans toutes mes réflexions. La première c’est la rupture radicale qu’Antonin Artaud introduit dans l’expression de la révolte avec les poèmes de jeunesse de Tric Trac du ciel et de L’Ombilic des limbes. D’une manière assez paradoxale, la seconde lecture marquante a été celle du livre d’André Breton, Position politique du surréalisme. Elle a été tout aussi importante pour moi que le Manifeste de 1924, car c’est là qu’il expose la rupture définitive du surréalisme avec le PC, une rupture qu’il ne rapporte pas seulement à la politique mais à la relation Poésie et Révolution. C’est la raison pour laquelle il reprend la formule : Changer la vie a dit Rimbaud, transformer le monde a dit Marx. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. Toute ma réflexion sera centrée sur l’interprétation de ce rapport, car le seul fait de les énoncer de manière indépendante montre que c’est à cet endroit qu’il y a un problème. L’expression se retrouve dans le dernier texte de Crevel sous une forme légèrement différente. Elle est plus brillante chez Breton, mais elle referme le problème sur lui-même, alors que Crevel en fait apparaître toute la difficulté. Voici ce que dit Crevel : « “Changer la vie ”, tel fut, comme le rappelait récemment Guéhenno, le cri très objectif du plus subjectif des poètes. Ces trois mots de Rimbaud, qui ont trouvé tout leur sens dans son attitude pendant la Commune, le situent parmi les révolutionnaires songeant, comme dit Marx, non plus à analyser le monde à la manière des philosophes, mais à le transformer. » Si l’on y réfléchit Crevel veut dire que transformer le monde contient en lui le changer la vie et que c’est dans ce sens que la révolution s’opère, car transformer le monde peut avoir plusieurs significations qui dépendent de la théorie révolutionnaire à laquelle on fait appel.

Je me suis toujours placé entre les deux mots d’ordre, changer la vie et transformer le monde, mais c’est justement la manière de penser ce rapport qui a été l’objet de mon interrogation. Qu’est-ce que changer la vie et qu’est-ce que transformer le monde ? Il s’agit effectivement de mots d’ordre. Ce sont ceux qui les portent qui leur donnent leur contenu.

Quand j’ai poussé la porte de Breton en 1954 je ne me posais pas la question de savoir à quel endroit et comment les deux points névralgiques de la Révolution surréaliste se rejoignaient, ni sur ce qui est contenu dans l’une et l’autre des deux exigences. Mais c’est justement quand les deux mots d’ordre ne font qu’un que se pose la question de savoir de quoi est fait cet Un. Changer la vie peut nous ramener aux figures de l’aliénation moderne, à ce qu’on appelle la révolution sociétale qui est portée par la pensée d’avant-garde et s’applique au monde de l’art et de la culture. De l’autre côté, transformer le monde peut renvoyer aux métamorphoses du capital, comme on l’a vu en URSS la théorie marxiste a été adaptée à un stade de l’accumulation primitive baptisée construction du socialisme dans un seul pays.

Il nous faut donc savoir comment et pourquoi ils sont utilisés séparément l’un de l’autre, et ne pas prendre l’un pour l’autre, et confondre la subversion, la transgression dans les limites du quotidien de la morale dite bourgeoise, avec la révolution, la lutte pour le bouleversement des rapports de production et de domination. Quand Marx en appelle à l’abolition positive de la propriété privée et à l’appropriation sensible de l’homme objectif, des œuvres humaines, il met bien les points sur les i. Il déclare que cela ne doit surtout pas être compris dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la possession, de l’avoir. Or, c’est bien de cette manière que le changer la vie est interprété dans le domaine de la culture et non dans le sens que la révolution peut lui donner, c’est-à-dire une tension créatrice de nouvelles valeurs d’émancipation. L’art est à l’image du changer la vie et le monde s’est transformé mais sans que le rapport social fondamental bouge d’un pouce, au contraire.

***

C’est à ce point qu’intervient la critique de Front Noir et c’est dans le feu de cette interrogation sur les avant-gardes qu’a eu lieu au début des années 60 une rencontre décisive pour moi, celle d’un mouvement centré autour d’une revue ronéotée, les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils. La rupture radicale avec le socialisme de partis s’accompagnait de la reconnaissance de l’abîme qui s’était creusée entre la pensée de Marx et les interprétations et détournements qu’elle a dû subir avec les marxismes. C’était pour l’époque une véritable révolution intellectuelle que d’associer la critique sociale de Marx à une pensée de l’anarchie, de montrer comment la critique de l’aliénation économique fusionnait avec celle de l’existence concrète et que le dépassement dans les deux sphères ne pouvait se faire que par une révolution sociale dont l’utopie avait ouvert la voie.

En fait, je suis entré dans le surréalisme comme si c’était le groupe d’avant-guerre qui était encore en devenir alors qu’il était devenu le groupe de l’après-guerre. La réédition de Front Noir a fait resurgir cette histoire, et elle a modifié ma perception de ce passé. Mais dans la réalité des préoccupations du groupe tel que je l’ai vécue, il n’y avait plus d’autre perspective pour le surréalisme que la reconnaissance de son capital artistique, mais il l’exprimait avec le langage qu’il s’était forgé au cours de ses luttes. D’où la douloureuse incertitude quand il fallait affronter le décalage entre les mots et la réalité, entre les débuts et cette arrivée.

Tout ce qui pour Front Noir était vivant et objet de lutte et de disputes se retrouve aujourd’hui dans ce passé et tout ce que je peux dire du surréalisme procède d’un regard rétrospectif. Quelle place le surréalisme voulait-il occuper dans l’histoire ? Quelle place pouvait-il s’y frayer ? Quelle place y occupe-t-il ? C’est cette question centrale que le surréalisme nous contraignait alors de poser étant donné qu’il avait lui-même commencé en posant le problème aux autres mouvements. C’est la réponse à cette question qui l’a rattrapé dans l’histoire.

Toutes les querelles et polémiques sont tombées dans l’oubli. Mais on ne peut oublier la mise en demeure que Daumal adresse à Breton alors que le surréalisme faisait la leçon aux groupes qui représentaient une autre mouvance poétique en leur enjoignant de se plier aux mêmes références. « Prenez garde, André Breton de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur ce serait d’être inscrit pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Mais ce qui est le plus important dans ce rappel, c’est de comprendre que cette fin était déjà présente dans le chemin qu’empruntait le groupe, car le surréalisme qui construisait cette histoire devait fatalement s’ouvrir une page dans ces livres d’histoire.

Aujourd’hui nous savons où il est et pourquoi il en est arrivé là et nous lui appliquons les critères de jugement qu’il appliquait aux autres. Il n’y a plus rien à en disputer, tout est inscrit et ne supporte aucune rature alors que la Révolution surréaliste reste dans l’histoire comme une immense réclamation qui est restée sans réponse.

Quand on remet maintenant Front Noir en circulation, ce qui était alors devant se retrouve en arrière. Se replonger dans ce travail anonyme fait resurgir l’abîme qui s’est creusé entre la Révolution surréaliste et ce que j’appelle le surréalisme réellement existant. Il n’est plus besoin d’affronter ce qui était à l’époque une orientation encore incertaine, mais il faut comprendre pourquoi le surréalisme lui-même en est arrivé là. Ce que le surréalisme est devenu peut-il être considéré comme un échec ou comme un victoire ? Et par rapport à quoi et à qui ? Répondre à la question, c’est revenir à l’origine de cette histoire et se demander si d’autres voies n’étaient pas possible. On discutera par exemple de la place qu’il faut accorder au peintre Le Maréchal qui a collaboré à Front Noir. Il était reconnu par un milieu dont il refusait les codes de reconnaissance et il n’a jamais renoncé ni à son refus ni à sa qualité de peintre-poète. Et c’est cette double appartenance qui fait que son refus est gravé dans son œuvre. Et ce refus fait toujours partie de ce que nous apporte Front Noir.

Nous nous sommes éloignés du surréalisme sans pour autant suivre les situationnistes alors qu’ils étaient en un sens plus proches de nous dans certaines de leurs prises de position politiques. Mais la forme de retrait que nous entendions défendre était à nos yeux inconciliable avec les ambitions de l’avant-garde et des formes d’expression et d’appropriation de ce qu’elle trouvait devant elle.

C’est à cet endroit que nous avons retrouvé la critique de ce que nous avons appelé avec Jean-Pierre Garnier la deuxième droite, autrement dit les représentants de la nouvelle-petite-bourgeoisie intellectuelle. Une de ses tâches a été de débarrasser la culture des vieilleries et d’aller de l’avant en apportant les éléments critiques dont elle a besoin pour donner une direction aux transformations en cours. C’est l’avant-garde qui assume cette fonction. Les manifestes ne changent rien à la logique de ces mouvements. Comme chaque avant-garde prétend apporter ce qui manquait à l’autre, on aboutit à un ordonnancement chronologique de l’œuvre d’art et de la pensée critique. Le nom de l’avant-garde en question devient marque de valeur du produit et l’histoire du groupe une propriété privée des auteurs.

De ce point de vue, l’histoire de l’avant-garde est toujours à double face. Grâce à cette forme d’opposition elle peut se mettre en avant et exercer son influence sur les milieux sociaux qui sont sensibles à cette forme de critique. Elle s’empare des idées encore diffuses dans les milieux d’opposition pour en faire le corps d’une théorie qui se rapporte à ce qu’elle entend dépasser. La subversion est l’esprit générateur de ces valeurs destinées à faire entrer la révolte dans les formes nouvelles de représentation artistique. Les éléments de culture non-conforme sont intégrés dans une mouvance de revendications qui ne met jamais en cause les rapports sociaux dominants.

Pour le surréalisme, le symbole d’une consécration destructrice de l’aspiration des origines aura été l’exposition André Breton qui par son seul titre redéfinissait le recul de la Révolution surréaliste vers les formes de cette nouvelle appropriation : La Beauté sera convulsive. La subversion prenait ainsi le pas sur la révolution. J’avais alors détourné le tract surréaliste « Permettez ! » qui appelait comme une délivrance la destruction de la statue élevée à Charleville en l’honneur de Rimbaud ! De ce point de vue, les mêmes mots s’appliquent parfaitement à la consécration de Breton par le Centre Pompidou, puisque ce sont les principes originels du surréalisme qui ont été écrasés par ce monument.

Le caractère paradoxal du surréalisme, c’est que les mêmes faits de l’histoire du mouvement nous poussent soit à l’admiration soit à la critique. Soit on juge suivant les principes de rupture que la Révolution surréaliste avait formulé dés son origine, et alors l’entrée du surréalisme dans l’univers de l’art apparaît comme la caricature de ce qui avait été prévu au départ. Soit on se place du point de vue de ce renouvellement esthétique qu’appellent les transformations de la société, et voilà le surréalisme objet d’admiration. Les renoncements qui lui ont permis de faire entendre sa voix font parti de ce que l’on considère comme ses réussites. Aujourd’hui où la vie du mouvement n’est plus en cause, nous prenons en considération les deux points de vue mais en faisant en sorte de ne pas mélanger les deux tendances pour justifier l’une ou l’autre. J’essaie de comprendre comment le non-conformisme absolu s’est adapté progressivement à un certain conformisme. Mais dans le récit historique, tout est toujours présenté comme si la continuité avait respecté l’intransigeance des origines, la révolte absolu et l’insoumission totale.

C’est par la poésie que s’est opérée naturellement la jonction entre les termes parfois contradictoires du mouvement. Le surréalisme faisait appel dans ce domaine à l’inconscient et à l’automatisme. Il a ouvert ainsi une digue, et le flot libéré a renouvelé le climat sensible, mais il a tout recouvert d’une imagerie répétitive sans surprise dans l’attente qu’elle créait. Et c’est ce qui a tari les sources de l’inspiration poétique et qui a fait dire à Benjamin Fondane que les surréalistes n’étaient poètes que quand ils n’étaient pas surréalistes. Et quand ils sont poètes, ils s’inscrivent dans une généalogie qui ignore les injonctions et les programmes de l’avant-garde. Ici encore le surréalisme a mis en œuvre des procédés qui menaient à un tout autre endroit que celui qu’il croyait atteindre. La poésie s’est trouvée comme enfermée dans l’exploitation rationnelle de l’irrationnel.

La poésie est justement l’expression d’une idée unitaire de la vie intérieure. Le surréalisme obéit à une injonction théorique et c’est par leur distance vis-à-vis du groupe surréaliste que le Grand Jeu et Artaud apparaissent dans Front Noir comme la vérité de la Révolution surréaliste. Elle est intégrée à une expressionde la révolte qui ne se définit pas par l’adhésion à une théorie, ni aux pratiques d’une avant-garde et à ses jugements. C’est à cet endroit que l’aspiration révolutionnaire touche à son point d’équilibre. De même quand il est dit que le surréalisme c’est l’inconscient à portée de la main, et qu’avec lui « les trésors de l’inconscient invisible devenus palpables conduisent la langue directement, d’un seul jet ».

Quand Daumal place la création poétique en position d’écart absolu par rapport à la reconnaissance littéraire, il fait de cette création intérieure une véritable mystique de l’écriture. Cette conscience est conforme à un refus social sans qu’il soit besoin de la rapporter à un engagement politique pour y voir l’expression d’une opposition radicale. Au contraire, c’est la dimension incommensurable de la recherche intérieure qui donne la force de résister à l’intégration. Le refus de parvenir est l’esprit même du changer la vie, alors que parvenir par le refus n’est que la manière de s’approprier la révolte à des fins de reconnaissance.

C’est sur la base de ce refus que peut s’agréger une communauté d’amis qui relient le changer la vie au transformer le monde sans appeler à un programme d’avant-garde. C’est ce que nous appellerons après Pierre Naville une « société de réfractaires ». Elle fait de l’échec comme valeur subjective de l’homme, « une forme privilégiée de la “ résistance ” au cours objectif et triomphant des choses, et en quelque sorte le refus de la subjectivité opprimée ». Nous retrouvons ce même esprit à l’origine de tous les mouvements de contestation qui font exploser les cadres définis avant même qu’une révolte collective ne vienne au jour.

C’est à cet endroit que Front Noir rejoint une conception de la révolution en parfaite résonance avec nos positions sur la poésie. Le socialisme de Conseils s’enracinait dans le refus du culte des personnalités, dans ce que nous avons appelé avec Maximilien Rubel l’esprit anonyme du mouvement d’émancipation. Cette idée on la retrouve chez Marx quand il déclare en 1881 que « dans les programmes de parti il faut tout éviter qui laisse deviner une dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre ».

C’est par sa rupture avec le PC que le surréalisme peut s’établir plus librement dans un milieu où il trouve son véritable rapport à l’esprit de révolte. Il s’éloigne du marxisme et des impératifs imposés par le Parti, et la question se pose désormais de savoir à quelle idée du transformer le monde se rapporte maintenant le changer la vie de la poésie. Le surréalisme rejoint l’histoire de l’art. A cet endroit la révolution surréaliste se tourne vers la subversion culturelle et on commence à entrapercevoir ce que sera l’histoire du surréalisme réellement existant. Mais c’est après la guerre que de nouveaux arrivants vont redéfinir les termes de la relation de l’art avec l’esprit du mouvement même.

C’est l’énigme que le surréalisme s’est efforcé de percer, alors que ni Artaud ni Daumal ni Roger Gilbert-Lecomte ne peuvent l’affronter, car ils pensent que leurs œuvres sont révolutionnaires sans qu’il leur soit besoin d’autre preuve que son expression même. Transformer le monde et changer la vie changent de sens.

« Que chaque homme ne veuille rien considérer au-delà de sa sensibilité profonde, de son moi intime, voilà pour moi le point de vue de la Révolution intégrale. » De la révolution surréaliste intégrale, aurait pu dire Artaud ! On sent vibrer la même intensité mystique dans la lettre qu’un révolutionnaire russe écrit à son ami Trotski à la veille de son suicide. « Pendant plus de trente ans j’ai admis l’idée que la vie humaine n’a de signification qu’aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d’infini. Pour nous l’humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour le reste n’a pas de sens ».

Chez Crevel, comme chez Roger Gilbert-Lecomte ou Fondane, la critique sociale s’enracine dans une révolte qui devient une remise en cause de la condition humaine. La même aspiration sous-tend la démarche de René Crevel. Dans « La rédemption nouvelle », il parle « d’une certaine sensation de grandeur qui seule semble propre à nous donner parfois l’orgueil de vivre ». Roger Gilbert-Lecomte énonce une même prescription  sans retour en arrière possible : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre “ Révélation-Révolution ”, des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. »

« Poésie : Moyen de connaissance », dit Crevel, ce qui entre en résonance avec la remarque de Gilbert-Lecomte dans Retour à tout : « La Morale comme la Poésie est un mode nécessaire de connaissance (de la soi-connaissance aussi bien que de celle du monde). » « Evolution politique : communisme. Rôle des intellectuels. » Aux deux pôles de la pensée poétique Gilbert-Lecomte et Crevel se rejoignent dans la reconnaissance de la place qu’occupe la poésie dans leur œuvre. Comme pour Joffé, la dimension de l’infini est la mesure de leur lutte. Elle définit à leurs yeux l’esprit révolutionnaire, que ce soit dans le domaine de la critique sociale comme dans celui de la pensée poétique. Et pour les uns comme pour les autres tout le reste n’est que littérature.

On peut parler à juste titre d’un renversement de toutes les valeurs. Toute la vision du monde de l’art et de la littérature s’en trouve bouleversée. « Ouvrons les yeux, nous dit Benjamin Fondane dans le Faux traité d’esthétique : la poésie est un besoin, et non une jouissance, un acte et non un délassement ; le poète affirme, la poésie est une affirmation de réalité. Quand nous écoutons une œuvre d’art, nous ne contemplons pas, ni ne jouissons, nous redressons un équilibre tordu, nous affirmons ce que tout au long de la journée nous avons nié honteusement : la pleine réalité de nos actes, de notre espoir, de notre liberté, l’obscure certitude que l’existence a un sens, un axe, un répondant ». La poésie est cette éclatante parcelle d’être », « la dose d’affirmation dont l’humanité a besoin pour vivre », et nous sommes ainsi devant « la possibilité de la poésie comme vérité ».

Que dire dans ces conditions de la connaissance et de la reconnaissance du surréalisme  par le milieu artistique et littéraire? Il prend place exactement dans l’espace que lui ouvrait la modernisation de la culture, quand le grand balayage d’après-guerre met fin à la persistance des interdits et fait sauter les verrouillages de l’ancien régime. Le surréalisme est au rendez-vous de la modernité, il se pose en avant-garde, en rapport avec les transformations à l’œuvre dans la société où déjà d’autres voix se font entendre.

Front Noir s’est tourné vers de passé pour comprendre les raisons qui ont amenées le mouvement surréaliste à ce rôle qui en faisait le point de référence dans le domaine artistique et littéraire, avec ce que cela impliquait en dépit des dénégations. On voulait savoir où se situait la césure qui s’est ouverte et creusée entre le non-conformisme absolu de la Révolution surréaliste et le surréalisme réellement existant qui fait la part belle aux choses artistiques. De ce point de vue la revue n’a pas vieillie. On espérait ouvrir une voie entre le surréalisme et l’Internationale situationniste et l’on pensait naïvement que Front Noir pourrait être cette avant-garde de l’avenir, c’est-à-dire un cercle d’amis et non pas des rivaux dans l’âme prêts à l’exclusion les mal-pensants pour marquer un territoire de leur empreinte. Voilà pourquoi nous ne dissimulons ni les erreurs ni les éléments contradictoires de notre réflexion, car ce n’était pas simple de retrouver la voie perdue du surréalisme et celle de l’utopie sociale et de voir comment l’une se perdait dans l’autre pour arriver au même point.

C’est un même chemin qui nous a menés à la mise en lumière par Maximilien Rubel du détournement de l’œuvre de Marx par les marxismes. L’esprit qui a relié Front Noir au Socialisme des conseils a trouvé son expression dans une revue au titre déconcertant, les Etudes de marxologie. Cette revue aux apparences universitaires mériterait qu’on en fasse l’histoire, car elle représente un moment crucial de la pensée révolutionnaire. Au-delà de toutes les interprétations qui étaient marquées par l’appartenance à des chapelles marxistes, elle s’ouvre sur une pensée qui d’une certaine manière anticipe sur la disparition de l’URSS et ses retombées dans tous les pays.

D’un côté la revue était amenée à faire intervenir Marx critique des marxismes et des régimes du capitalisme d’Etat qui se réclamaient de son œuvre et elle s’efforçait de remettre en lumière l’utopie ouvrière et l’histoire du socialisme de conseils. De l’autre côté, et dans un même élan, nous avons développé une critique des nouvelles idéologies en formation et une analyse en profondeur des revendications subversives de l’avant-garde qui ne sont qu’une facette de ce qu’on appelle aujourd’hui la révolution sociétale. Un texte daté de 1978, et intitulé « Le Surréalisme, l’art et la politique », s’efforce de démêler dans les mouvements d’avant-garde les éléments de cette subversion et les séparer d’une pensée de l’émancipation née des luttes ouvrières. Une brochure au titre révélateur, Poésie et Révolution, qui date de 1967 témoigne de cette volonté de garder unis les deux éléments. On y voit que Breton est toujours en équilibre entre les deux et c’est la raison pour laquelle il nous est demeuré proche, en dépit des divergences parfois cruelles.

De ce point de vue tout se noue et se dénoue dans le rapport qui s’établit au Congrès des écrivains de 1935 marqué par les interrogations de Breton, de Crevel et de Fondane. Le rapport du surréalisme au politique s’inscrivait alors dans la généalogie d’une révolte portée par la poésie et par les valeurs révolutionnaires dont se réclamaient certains milieux de la culture. Tout s’est noué à cet endroit, mais c’est après la guerre que la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle contestataire finira par faire craquer le corset orthopédique de la morale et de la représentation qui empêchait les milieux de l’art de respirer librement. La subversion des valeurs aura raison de la transformation du monde dont la mouvance marxiste-léniniste avait défini la méthode et le contenu. On parle de l’écrivain devant la révolution, mais le problème est de savoir de quelle révolution il s’agit et que devient l’écrivain. C’est du point de vue éthique que Breton s’interrogera dans les années cinquante sur le destin révolutionnaire du mouvement. Il est conscient du déplacement de la nouvelle ligne de rupture entre le surréalisme en voie de reconnaissance et le monde artistique qui s’en réclame. C’est ici aussi que les paroles de Front Noir ou des Etudes de marxologie conservent encore une certaine résonnance.

Chaque période a ses revendications qui déplacent le point central de la contestation. On arrive maintenant à un moment où la lutte pour le féminisme et l’écologie est devenue le centre de réflexion de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle. Si la femme est l’avenir de l’homme, de quel homme s’agit-il et dans quelle société ? C’est Joseph Déjacque, le créateur du Libertaire, qui prendra partie pour l’émancipation des femmes contre le conservatisme de Proudhon, et c’est dans les Etudes de marxologie que ce texte sera remis en lumière en 1972 par un ami qui vient de mourir, Valentin Pelosse.

L’écologie a subi le même sort. Alors qu’elle ne pouvait se concevoir sans le bouleversement des méthodes de travail et des rapports de production et d’échange, elle reste enfermée dans un cercle que le capitalisme garde sous contrôle. Les remèdes administrés n’ont pas pour but de venir à bout du mal en l’éradiquant, mais de le protéger en remédiant à ses faiblesses.

L’histoire a pris le surréalisme dans la même nasse. Dans ces conditions, se réclamer aujourd’hui du surréalisme tel qu’il nous est présenté ne signifie rien de plus que de mettre en valeur une école artistique et de la ranger dans la généalogie des avant-gardes dépassées. Le mouvement est devenu le réservoir dans lequel vont puiser ceux qui cherchent une voie vers la reconnaissance et qui veulent être entendus par ceux qu’ils critiquent par ailleurs. Surréalisme, chacun écrit ton nom, mais qu’est-ce qu’il signifie à l’heure actuelle ? L’œil existe à l’état surréaliste, mais pour regarder quoi ? Rien que ce qui est désormais inscrit dans l’historiographie ordinaire, ce qui fait que le surréalisme artistique a tout son passé devant lui et il pèse lourd dans la balance du commerce des galeries.

Cette nouvelle situation semble moins dramatique que celle que devaient affronter les écrivains devant la révolution, quand Souvarine parlait du Cauchemar en URSS. Le pire semble derrière nous, c’est vrai, mais il est bien plus difficile de trouver le ton juste pour en parler. En 1950, dans une lettre ouverte à Paul Eluard qui était alors passé dans les rangs du stalinisme Breton lui demandait d’intervenir pour sauver Zavis Kalandra un de leurs amis qui était pris dans un procès de Moscou organisé à Prague. Breton ne se référait pas à la théorie, mais à un jugement éthique. Pour lui, l’inflexion de la voix portait le signe de la vérité et du mensonge, du vrai et du faux. C’est donc à la poésie qu’il faisait appel. C’est à la poésie qu’il faut faire appel aujourd’hui pour s’assurer que le son inouï de la révolution surréaliste perce toujours le fatras du langage spécialisé mis en œuvre pour recouvrir le surréalisme.

C’est à cet endroit que je m’arrête et que tous ceux que j’ai connus se sont arrêtés. Je suis moi-même resté prisonnier de cette contradiction mais l’important c’est de savoir l’admettre. J’en parle dans la lettre où j’annonce à Jean Schuster qui était alors mon grand ami mon départ du groupe surréaliste. Il y répond avec intelligence, mais sans me convaincre. Il est le représentant d’une idée de la révolution qui ne se démarque pas clairement de la face radicale du trotskisme et il glissera même jusqu’à une certaine complaisance envers Castro, entraînant le groupe avec lui. C’est le dernier pas du surréalisme avant le tomber de rideau.

Quand on se réfère aujourd’hui à l’URSS et au mouvement qui est né de la révolution d’Octobre il est toujours question de communisme alors que la pensée d’émancipation qui défendait le communisme a été détruite par les partis qui se couvraient de ce nom et que cela commence dès Octobre. Et il n’est plus question de parler de la responsabilité historique de ces milieux intellectuels qui voyaient dans la terreur mise en œuvre par Staline et le parti bolchevique une application des théories de Marx et du communisme. Il ne reste plus rien des discussions dans la mémoire collective. L’amnésie est une forme organisée de l’idéologie pour refermer cette histoire sur le signe d’égalité entre communisme et capitalisme d’Etat.

Dans un tout autre domaine l’histoire a fait disparaître de la mémoire collective tout ce qui dans la Révolution surréaliste s’inquiétait par avance d’une possible consécration du surréalisme. Une fois le surréalisme ramené au mouvement artistique et littéraire le plus important du XXe siècle il ne reste de cette histoire qu’une certaine une idée du nouveau et de la rupture culturelle qui s’impose à travers cette vision de l’avant-garde.

Je ne veux pas terminer sans dire un mot d’une critique que l’on est en droit de m’adresser. Des amis m’ont fait remarquer à juste titre que ma présence ici pouvait être perçue comme une négation de la position de retrait que j’ai toujours défendu. La critique me paraît fondée, je la partage en un sens, et j’ai accepté néanmoins en pensant à ce que j’ai souligné dès le début de mon intervention. Front Noir est comme un rais de lumière qui souligne ce qui reste important dans la Révolution surréaliste et d’autres mouvements.

Nous sommes des survivants parce que nous avons vécu autre chose et c’est la raison pour laquelle la réédition de Front Noir occupe cette place. La revue est un témoin de cette permanence. Elle ne voulait rien apporter d’original mais montrer comment le socialisme de conseils et la pensée de Marx comme critique du marxisme s’articulait sur une réflexion sur le surréalisme et le destin des avant-gardes.

Le premier numéro de Front Noir s’ouvre sur une citation de Roger Gilbert-Lecomte pour bien marquer notre orientation sensible. J’ai fait entendre par la suite les voix de Fondane, de Crevel, d’Artaud, de Roger Gilbert-Lecomte et de Breton pour les faire entrer en résonnance et montrer leurs points de concordance qui n’apparaissent pas forcément ailleurs. On pourrait dire qu’elles s’enchaînent et que si on les mettait ensemble elles pourraient nous faire entendre un Contre-Congrès des écrivains, celui où les « vaincus » dont parle Panaït Istrati n’auraient pas été interdits de tribune et où la poésie aurait voix au chapitre. On y verrait ce qu’il en est d’Aragon qui est aujourd’hui devenu intouchable, comme si ses positions politiques étaient considérées comme sans influence sur son œuvre littéraire. C’est en 1927 que Fondane a écrit un texte où il parle d’Aragon comme d’un « adroit condottiere, un « inquisiteur féroce ». Il n’a pas eu besoin d’attendre qu’Aragon adhère au PC puisque tous ses écrits sont imprégnés d’un même esprit.

J’ai déjà cité la phrase de Crevel qui met le point final au discours qu’il n’a pas prononcé au Congrès des écrivains de 1935. Il y évoque la « sarabande des vieux fantômes féroces, où tout n’est que sang caillé, sueur froide, linceuls et chaînes tintinnabulantes. Aux revenants s’opposent les devenants ». Les fantômes dont parle Crevel portent aujourd’hui sur leurs linceuls la marque sanglante du stalinisme et ils s’efforcent d’en banaliser les horreurs en les comparant aux horreurs du capitalisme, alors qu’ils n’en sont qu’une variante. Les devenants ne reprendront vie que s’ils retrouvent ce que nous appelons les mots perdus du communisme et les mots perdus de la révolution surréaliste.

Fondane écrivait à Jean Wahl à propos de Kierkegaard que « Des problèmes de passion ne peuvent être discutés que passionnément ». Je dirai pour finir qu’il faut repassionner les problèmes en ce qui concerne le surréalisme, le communisme et tous les autres « ismes » qui ont prêté vie à une pensée collective. Cela revient à espérer que l’avant-garde à venir sera à l’image de ce groupe dont parle Heine à propos de Schelling dans De l’Allemagne : « …une école à la manière des anciens poètes, une école poétique où personne n’est soumis à aucune doctrine, à aucune discipline déterminée, mais où chacun obéit à l’esprit et le révèle à sa manière ». On peut dire que le Grand Jeu et Front Noir n’avaient pas d’autre ambition.

Une phrase de Le Maréchal qui date de 1984 nous aide à comprendre l’esprit qui fut celui de Front Noir. « Pas de nouveautés ici, nulle invention, seulement une larme individuelle dans le fonds commun. » Il faut simplement savoir qu’il y a eu plusieurs larmes pour faire ce fonds commun.

*Les Mots perdus de la révolution

suivi d’un Entretien avec Nicolas Norrito

(A paraître, décembre 2022, Editions du Sandre).

La Révolution surréaliste (1988), Klincksieck, 2016.

B. Fondane et L. Janover, même combat par Michel Carassou

Fondane et Janover, même combat

par Michel Carassou

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En 1988, je publiais dans Mélusine un court article intitulé « Du côté de l’utopie avec Fondane et Janover » (n° 10, p. 267-270). Je mettais en lumière un certain nombre de convergences entre les deux auteurs dans leur critique du mouvement surréaliste ou dans leur conception des relations entre la poésie et l’éthique. Je montrais aussi, en ce qui concerne le jugement porté sur la raison, que l’analyse de Janover n’était pas éloignée celle de Fondane. Cependant, à cette date, Louis Janover n’avait pas encore lu Benjamin Fondane.

Trente ans plus tard, c’est chose faite et Fondane occupe une place de choix dans le panthéon poétique de Louis Janover, aux côtés d’Antonin Artaud et de Roger Gilbert-Lecomte. Ce que l’on constate aussi bien dans la préface rédigée pour l’ouvrage Front Noir que dans sa nouvelle introduction à L’Écrivain devant la révolution.

Je m’attacherai ici aux circonstances de cette découverte de la pensée de Fondane par Louis Janover, découverte dont je fus à la fois l’acteur et le témoin. Reportons-nous à la fin des années 1990 : aux éditions Paris-Méditerranée, que j’animais avec Anne Soprani, nos discussions avec Louis (nos liens d’amitié étaient déjà anciens) nous amenèrent à concevoir une collection de textes polémiques qu’il allait diriger. D’emblée la collection fut placée sous le signe de René Crevel en reprenant pour titre celui d’un de ses livres : Les Pieds dans le plat. Crevel se plaisait à citer le propos de Tzara : « il n’y a que deux genres, la poésie et le pamphlet ». Lui-même savait tremper sa plume dans le vitriol pour dénoncer tous les obscurantismes. Par exemple dans Le Clavecin de Diderot, ce livre sans quoi, écrirait Breton, il eût manqué au surréalisme « une de ses plus belles volutes ». Louis Janover s’était déjà intéressé à Crevel ; il avait pu lire d’autres textes polémiques de lui dans Le Roman cassé, le recueil de ses derniers écrits qu’il avait préfacé quelques années auparavant. Tous les volumes de la collection « Les Pieds dans le plat » porteraient en quatrième de couverture cette présentation de ses objectifs :

 » Pour remettre les idées en place, ou à leur place, et les suivre pas à pas dans l’actualité, une collection qui met — et c’est là qu’intervient Crevel — ‘les pieds dans le plat de l’opportunisme contemporain, lequel plat n’est, comme chacun sait, qu’une vulgaire assiette au beurre’. »

Dans cette collection qui comporte une douzaine de titres, Louis Janover publia plusieurs ouvrages, plusieurs pamphlets, d’abord Nuit et Brouillard du révisionnisme qui fut le volume d’ouverture, puis Voyage en feinte dissidence, Thermidor mon amour et Le Surréalisme de jadis à naguère. Des titres qui suffisent à évoquer quelques-unes des thématiques qui lui sont chères. Parmi les autres auteurs publiés, on ne s’étonnera pas de trouver Maximilien Rubel avec Guerre et Paix nucléaires ; on trouvera aussi Jean-Pierre Garnier (le complice de La Deuxième Droite, un livre co-écrit), avec un pamphlet sur l’urbanisme contemporain, La Bourse ou la Ville ; puis Jean-Marie Brohm et ses Shootés du stade (le sport, la drogue et l’argent), Charles Reeve et ses chroniques portugaises intitulées Les Œillets sont coupés, également le poète touareg Hawad avec Le Coude grinçant de l’anarchie. Et enfin Fondane. Enfin ne signifie pas que le texte de Fondane fut le dernier publié, il s’agissait de donner ici une idée de l’environnement où il allait paraître.

Quand, au fond d’une valise de manuscrits de Fondane, j’ai trouvé ce texte inédit « L’Écrivain devant la révolution », toujours convaincu d’une convergence Fondane-Janover, j’ai tout de suite pensé que Louis était la personne ad hoc pour le présenter — et le livre trouva naturellement sa place dans la collection « Les Pieds dans le plat ».

Sous-titré « Discours non prononcé au Congrès des écrivains de Paris (1935) », ce texte a été écrit en marge de ce congrès initié par les communistes pour constituer un front intellectuel antifasciste. Un événement majeur dans l’histoire culturelle du xxe siècle qui avait scellé l’emprise de l’idéologie communiste (en réalité stalinienne) sur une large part de la classe intellectuelle…

Extrêmement critique à l’encontre des points de vue alors exprimés, le discours de Fondane ne pouvait manquer d’interpeller Louis Janover qui avait déjà eu l’occasion de réfléchir à la portée de ce Congrès. La première fois, ce fut avec André Breton. iil rapporte que le premier texte qu’il lut de lui, et qui l’influença durablement, fut Position politique du surréalisme, un recueil qui contenait le discours du chef de file des surréalistes pour le Congrès de 1935 et qui marquait la rupture définitive de leur mouvement avec la Troisième Internationale, emmenée par Staline. La deuxième fois, avec René Crevel, le discours de celui-ci se trouvant dans le volume des derniers écrits que Janover avait préfacé, particulièrement sensible à ses derniers mots : « au revenant s’oppose le devenant ». Et maintenant avec Fondane et son discours non prononcé.

Ces trois textes, de tonalités différentes mais qui tous expriment des positions divergentes par rapport à la ligne majoritaire au Congrès, prônant l’acceptation d’une tutelle soviétique sur la culture pour résister efficacement à la montée du nazisme, ces trois textes ont connu des destins contrariés. Ayant giflé dans la rue Ilya Erhenbourg, un délégué soviétique qui avait qualifié de pédérastique l’activité surréaliste, Breton fut interdit de congrès ; ses amis obtinrent seulement que son discours fût lu par Éluard, mais dans le brouhaha d’une fin de séance, quand le public quittait la salle et qu’on éteignait les lumières. Crevel ne lut pas son texte car il s’était suicidé la veille du Congrès et, comme on ne le retrouva pas à temps, on donna à entendre une autre déclaration de lui.

Quant à Fondane, il n’avait pas été invité à intervenir. Il écrivit son texte après coup. Les Cahiers du Sud ne le publièrent pas sur le moment, faute de place, et Fondane l’oublia au fond d’un tiroir.

Précisons qu’au cours du Congrès, une seule voix dissidente parvint à se faire entendre, et grâce à l’appui d’André Gide, celle d’une des rares femmes invitées à la tribune, Magdeleine Paz, qui réclama la libération de Victor Serge qui croupissait dans un goulag en Sibérie. (Et c’est pourquoi nous avons mis sa photo en couverture de la nouvelle édition que nous venons de réaliser.)

Comparant les trois discours, de fait tous « non prononcés », et soulignant les qualités de chacun d’eux, Louis Janover considère que de loin le plus pertinent est celui de Fondane, en raison de sa meilleure compréhension du système totalitaire (de son mode de fonctionnement) auquel les trois auteurs se heurtent et de ses prises de position sur la liberté de l’esprit qui demeurent aujourd’hui encore d’actualité.

 » L’écrit de Benjamin Fondane occupe une place toute spéciale. Il est alors un des rares à poser les problèmes sur l’art, la politique et les avant-gardes en des termes qui aujourd’hui entrent en résonance avec nos réflexions. Et d’une certaine manière, la position de retrait, qui le laissait étranger à certaines querelles et préoccupations, lui a permis de garder la précieuse distance, nécessaire pour aller au-delà de son temps. Benjamin Fondane, comme il n’a pas à répondre aux diktats intellectuels du PC, et défend le principe de cette liberté, va directement à la racine de cette hégémonie culturelle du marxisme. »

Les idées radicales de Fondane dans « L’écrivain devant la révolution », sa volonté de préserver la liberté de penser et d’écrire, étaient déjà pour l’essentiel présentes dans des écrits plus anciens, comme son article de 1927 : « La révolution et les intellectuels » ou ses textes sur le cinéma. Comment pouvait-il avoir compris, avant les autres, mieux que les autres, quelle était la nature de ce pouvoir qui se prétendait communiste et avait usurpé jusqu’au langage de la révolution ? Comment pouvait–il, lui, l’exilé roumain, à l’encontre de beaucoup d’autres mieux intégrés dans la vie culturelle et sociale, garder ses distances vis-à-vis d’une conception marxiste léniniste qui plaçait la liberté de l’écrivain sous la dépendance d’une dictature ? On aurait raison de répondre en mettant en avant son indépendance d’esprit et sa perspicacité, mais on ne doit pas oublier l’influence de Léon Chestov, le penseur existentiel qu’il avait rencontré dès son arrivée à Paris, en 1924, et dont il deviendrait le disciple. En Russie, on ne le sait pas toujours car ses écrits politiques sont rares et peu diffusés, Chestov avait été révolutionnaire et anarchiste, souvent proche des positions du prince Kropotkine. Contraint de s’exiler, dès son arrivée en France, en 1920, il avait publié dans le Mercure de France un long article, « Qu’est-ce que le bolchevisme ? » où il présente son témoignage et son analyse des événements d’Octobre. J’en extrais ces quelques lignes :

« Pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, apparurent du coup l’essence même du bolchevisme et son avenir. Il était clair que la révolution était écrasée et que le bolchevisme était, essentiellement, un mouvement profondément réactionnaire, qu’il constituait même un pas en arrière sur Nicolas II. »

Plus loin :

« Le bolchevisme a commencé par la destruction et est incapable d’aucune autre chose que la destruction. […] Lénine et ceux de ses camarades dont la conscience et le désintéressement sont hors de tout soupçon sont devenus un jouet entre les mains de l’histoire qui réalise avec leurs bras à eux des plans directement contraires non seulement au socialisme et au communisme, mais à toute possibilité d’améliorer d’une façon quelconque la situation des classes opprimées. « 

Chestov était l’un des premiers d’une liste d’auteurs, de Boris Souvarine à Maximilien Rubel — cher à Louis Janover — qui dénonceraient l’imposture d’une pseudo révolution. Si le Mercure de France était alors une revue importante, d’orientation plutôt libertaire, l’article de Chestov ne suscita guère de commentaires sur le moment, mais il eut au moins un lecteur attentif : Fondane. Cet article et la fréquentation quasi quotidienne du philosophe devaient le prémunir contre les sirènes de cette prétendue révolution soviétique qui mettait en danger la liberté de l’esprit.

Cependant, ce n’est pas spécialement pour ses conceptions politiques qu’il s’était rapproché de Chestov. À ses yeux, celui-ci était d’abord le penseur existentiel engagé dans une lutte sans merci contre les diktats de la raison. Lui-même, dans son expérience de poète, avait perçu quel danger la raison pouvait représenter pour la création artistique et il s’était retrouvé sur la même ligne que Dada dans sa critique de la pensée spéculative. Quand il a rencontré Chestov, il l’a vu en quelque sorte comme un continuateur de Dada. Je cite son premier article consacré à Chestov, en 1928 dans la revue Europe :  » Bien qu’un mouvement d’art, qui ne fut que de l’art, n’eût su de sa part s’attirer que des réserves, il eût certainement applaudi aux pires manifestations de M. AA. l’Antiphilosophe (c’est-à-dire Tristan Tzara) . Mais là où d’autres se sont arrêtés, l’âme fourbue, il se découvre incessamment la nécessité d’aller plus loin.  » Comme c’est surtout après cette date qu’il écrit sur Dada, on peut se demander si, en fait, ce n’est pas la pensée de Chestov qui lui a fait mesurer l’importance de Dada. L’irrationalisme et, plus encore, l’antirationalisme représentent, pour lui, ce qui fait la spécificité de Dada et, après Dada, ce qu’il faut sauvegarder. Et d’abord dans le surréalisme. A

priori, Fondane admet la raison d’être du surréalisme : « Il fallait créer une catégorie qui permit l’existence d’une nébuleuse, une étoile qui justifiât la longue vue. Ce continent cherché fut le rêve. » Mais, très vite, il perçoit des déviations par rapport à l’utopie initiale : en concevant la poésie comme un document mental, comme un moyen de connaissance, — la raison qui décide de la « mobilisation de la déraison », l’occulte « clair et distinct » — les surréalistes la rendent à nouveau tributaire de la pensée spéculative ; en se réclamant du matérialisme historique, ils sacrifient le merveilleux, la poésie en liberté à l’impératif catégorique, aux préceptes moraux, à la dictature du prolétariat par la raison. Dans tous les cas, c’est la raison qui l’emporte et le drame du surréalisme, selon Fondane, est d’expérimenter « à ses frais l’impossibilité d’un accord entre l’exigence poétique et l’exigence éthique ».

À quarante ou cinquante ans de distance, Louis Janover, qui fut membre du groupe surréaliste à un autre moment de son histoire, s’interroge sur la dualité du mouvement qui présente « un critère éthique en lutte incessante contre le critère artistique ». Il prend parti pour ce qui demeure vivant dans le surréalisme par-delà les reniements, pour ce qu’il perçoit comme son utopie : « la poésie faite par tous, l’espace de la création poétique étendue à la vie quotidienne ». Une utopie indissociable d’un comportement révolutionnaire supposant le refus de toute intégration dans une société caractérisée par les inégalités entre les hommes. Selon Janover, le surréalisme a commencé à s’écarter de son utopie quand il a dissocié l’art de l’éthique, et cette dissociation s’est opérée dans la pratique poétique même, quand il s’est agi de capter les forces de l’inconscient pour les soumettre au contrôle de la raison.

L’analyse de Janover, on le constate, rejoint celle de Fondane : c’est lorsque la raison s’immisce dans l’acte poétique que le surréalisme se détourne de son intention initiale. Cependant Fondane concevait ce contrôle de la raison comme un tribut payé à l’éthique tandis que, pour Janover, il s’accompagne d’un renoncement à l’exigence éthique. Les deux points de vue sont-ils inconciliables ? Non car la notion d’éthique n’a pas le même sens dans les deux perspectives : pour Janover l’éthique commande le refus de tout compromis sur le plan de l’intégration sociale ; avec Fondane, il s’agit d’une morale normative, imposée par l’adhésion à une idéologie qui consacre la dépendance de l’individu devant la nécessité. En renonçant à la première attitude, les surréalistes ne s’étaient-ils pas retrouvés prisonniers de la seconde ?

Fondane avait évoqué, comme raison d’être du surréalisme naissant, une étoile qui justifiait la longue vue. Janover semble lui répondre quand il constate, dans Le Rêve et le Plomb, que les surréalistes oublient « la lumière de leur étoile pour préserver leur fini ». Ce fini, ce qu’il nomme aussi « satisfaction égoïste et finie », n’est-il pas ce que Fondane désignait avant cela comme « jouissance de la sensibilité ». Ce fini est bien, pour l’un comme pour l’autre, le produit de la raison qui incite à juger qu’il est sage d’accepter les lois de la nécessité, les mesquines raisons qui assurent notre tranquillité d’esprit et notre confort en ce monde. Qu’on y voit, avec Fondane, l’effet d’une soumission à l’éthique, ou avec Janover son rejet, selon le sens qu’ils confèrent au mot, c’est bien toujours l’utopie qui est oubliée et la poésie dévoyée.

Que serait donc une poésie non dévoyée ? « La poésie n’est pas une fonction sociale, mais une force obscure qui précède l’homme et le suit.  » À cette affirmation de Fondane, Janover aurait certainement souscrit et, sans être en désaccord avec son aîné, il aurait aussi reconnu dans l’acte poétique le Grand Rêve formulé par Antonin Artaud : « ne plus être rivés à la terre ».

Avec les surréalistes, contre les surréalistes, parce qu’ils avaient foi dans la poésie et non dans les prérogatives de la raison, Fondane et Janover ont toujours mené un combat pour que l’homme ne soit plus rivé à la terre.

Louis JANOVER/MÉLUSINE

Louis JANOVER/MÉLUSINE
Intervention du 13 novembre 2021(prévue pour la journée d’étude sur Louis Janover, à la Halle Saint-Pierre le 14 décembre 2019)

 

par Henri Béhar

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Répertoire : Contributions LJ dans Mélusine
1. Janover Louis « Lettre à Mélusine à propos d’une ombre qui a perdu son corps », n° 7, 1985, L’Age d’homme-L’Age d’or, 1986, p. 249-262
2. Janover Louis, Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes, n° 8, L’Âge ingrat, 1986, p. 91-109
3. Janover Louis, » Ce que dit Vaché du surréalisme » 10 241-247
4. Janover Louis, « Le surréalisme révisé » 10 271-273
Les relations de Louis Janover avec la revue
Mélusine ont commencé par une lettre de 13 pages, excusez du peu, qui s’annonçait comme une discussion de l’introduction que Pascaline Moutier et moi-même avions donnée au numéro 5 de notre revue, lequel portait en sous-titre « Politique-Polémique ». La paronomase proposée à nos collaborateurs était plutôt une interrogation, portant
sur le trait d’union. N’y avait-il pas, chez les surréalistes, une manière
constamment polémique d’envisager la politique, et même le politique ?
Janover nous concède que les textes surréalistes auxquels nous faisons référence sont toujours aussi brillants et stimulants, même si leur contexte et le public auxquels ils sont destinés sont totalement différents. Toutefois, il soutient que le surréalisme a, dès le début, adopté un « écart absolu », ce qui impliquait une sorte d’auto-défense, une violence destinée à marquer sa situation hors du
monde, de ce monde. D’où l’aspiration au point sublime, la polémique consubstantielle au mouvement servant à l’isoler, tant de ses racines que de son contexte présent. Mais le fait qu’il produise des œuvres d’art le ramène dans la polémique. Phénomène nouveau, l’artiste, l’écrivain surréaliste veut abolir la distance entre la théorie et la pratique. Ce que dénote « la double structure du
surréalisme ». Et, de fait, le critique ne peut manquer d’épouser l’éthique du
mouvement s’il veut en rendre compte avec pertinence. Le surréalisme a cru pouvoir unifier ses deux tendances sous la bannière du marxisme-léninisme, mais il s’est heurté au Parti communiste. Reste l’art subversif. Ce faisant, il produit de nouveaux codes, un nouvel académisme et, pour finir, se condamne à
devenir lui-même une institution.
On le voit, cette lettre ouverte était moins une critique qu’un prolongement des opinions émises par les deux responsables de ce numéro de
Mélusine. La conversation se poursuivit hors de tout cadre et me conduisit à demander à Louis Janover de nous confier un article pour le numéro suivant de la revue, portant
sur la rencontre Breton-Blum, régulièrement mentionnée dans les histoires du mouvement, et trop minimisée à mes yeux. Je souhaitais que nos lecteurs puissent se faire une opinion circonstanciée de cette rencontre, sollicitée par Breton, dont il rendit compte lui-même d’une manière caricaturale. Nul n’était mieux armé pour fournir une relation sérieuse et circonstanciée de cette
rencontre au sommet que le co-directeur de la publication des œuvres complètes de Karl Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade et de la revue
Études de marxologie.
Publié dans le numéro VIII de
Mélusine, sous-titre L’Age d’or, L’Age
d’homme, l’article de Louis Janover s’intitule « Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes », 1986, p. 91-109.
L’auteur s’attache donc à expliquer les raisons de la rencontre voulue par les intellectuels, qui ont détaché l’un des leurs pour rencontrer le leader de la SFIO, et décider avec lui de ce qu’il convenait de faire en réponse aux violences des ligues fascistes qui, le 6 février 1934, avaient tenté de liquider la république. Il s’arrête d’abord sur le Manifeste des intellectuels qui publièrent, le 10 février,
un
Appel à la lutte, signé par 90 personnalités.
Au préalable, il s’en prend au présentateur de la réédition, José-Pierre, lequel mentionne les mots d’ordre d’unité d’action et de Grève générale sans les situer, tout en faisant implicitement référence à Georges Sorel, et donc à l’anarchosyndicalisme. Laissant de côté ce débat, qui mériterait d’amples développements, Janover postule une démarche historique capable d’analyser le
mythe élaboré par les surréalistes afin d’en venir à l’événement lui-même.
Car il s’agit d’expliquer comment le meneur d’un groupe d’intellectuels s’est vu confier le soin de s’adresser au chef du socialisme français. Janover retrace la situation du mouvement social à cette date, replace les forces en présence, la
surrection des masses contre leurs leaders, les violences fascistes et leurs ambitions, sans oublier les 6 travailleurs morts. Relatant les faits dans ses
Entretiens, Breton s’intéresse plutôt à l’intelligentsia. Il s’appuie en effet sur le souci d’allier l’artistique et le politique, en rompant avec l’ordre établie. Or, le triomphe du bolchevisme en Russie leur avait offert, en quelque sorte, le moyen de s’identifier à la révolution sociale. Leurs ancêtres, Robespierre et Saint-Just,
justifient leur idéologie et leur permettent de prendre la tête du mouvement, en défendant leur statut spécifique.
Ce pourquoi, analysant la situation en Union Soviétique, certains surréalistes commencent à se défier du stalinisme (ce qui amènera Breton à s’allier avec Trotski, 4 ans après), au nom de leur indépendance d’esprit.
L’entrevue de Breton et de Blum est comme une inversion de leur devenir :
Breton veut parler en politique, tandis que Blum, qui se souvient de sa position littéraire considérable du temps du symbolisme, ramène la conversation sur ce sujet. L’échec était évident. Un extrait des
Entretiens de Breton en témoigne magnifiquement.
Très astucieusement, Janover termine en citant un extrait des
Conversations de Goethe avec Eckermann (1828) Imaginairement, Goethe, c’est Blum. Puis il se reporte aux Nouvelles Conversations (1901)… où il considère que c’est désormais Breton qui incarne Hegel.
Janover dépasse cet entretien pour situer la position politique des
surréalistes, s’attardant plus particulièrement sur les dissidents de
Contre-attaque, etc. il discerne une fuite en avant dans un hyperbolchevisme. Il termine par un exposé de la théorie marxienne de la
révolution.
La contribution suivante de Louis Janover à
Mélusine est un peu plus
qu’une note de lecture sur l’ouvrage de Michel Carassou :
Vaché et le
Groupe de Nantes
(Ce que dit Vaché du surréalisme n° 10 241-247).
s’attarde ici sur la figure d’un non-être, de quelqu’un qui a précédé le
surréalisme en posant la question de son devenir. Contradiction entre l’aspect précurseur et la fin tragique. Tendances anarchistes du groupe de lycéens, révolte dadaïste de Vaché à travers Breton. Contradiction fondamentale entre refus de l’art et destin envisagé dans les lettres… dépassement éthique dans le surréalisme. Or, « le refus de la littérature revient à la littérature, quoi qu’on fasse. L’arrivée s’inscrit dans le départ » écrivais-je. Sur quoi Janover conclut que « la révolte reste à la révolte ».
Outre le fait qu’elle signale au lecteur les points d’intérêt de volume, qui est en quelque sorte le dossier exposant les écrits de ces jeunes lycéens nantais, cette « réflexion critique » nous permet de voir comment Janover s’intéresse à un ouvrage, comment il en dégage les lignes de force et comment il les replace dans le cadre historique et intellectuel, privilégiant le principe éthique par-dessus tout.
La dernière contribution de Louis Janover que je relève au sommaire de
Mélusine, s’intitule « Le surréalisme révisé », dans le même numéro X, en 1988, pages 271-273. C’est aussi une réflexion critique, portant sur les Révisions déchirantes d’André Thirion, paru en 1987 aux éditions du Pré aux clercs.
Dans le cas présent, on sent bien que le recenseur n’a aucune affinité, au contraire, envers André Thirion, un ancien membre du groupe surréaliste, qui se qualifiait de marxiste orthodoxe, ayant quitté le groupe pour se ranger, à la Libération, parmi les supporters du Général de Gaulle. Il s’était fait connaître du grand public, en 1977, par son livre de mémoires,
Révolutionnaires sans révolution (ce titre disait déjà la distance qu’il avait prise à l’égard de ses
amours de jeunesse), publié chez Laffont, qui avait bénéficié d’extraits dans la presse hebdomadaire et d’une large couverture médiatique.
Ici, Louis Janover s’en prend d’abord au vocabulaire marxiste de l’auteur, qui lui parait totalement erroné, ainsi qu’aux formules déformées de Marx. Il a rejoint le camp de la bourgeoisie et s’il revisite les positons antérieurs des surréalistes, c’est bien pour montrer qu’il a toujours eu raison. Janover détaille
ensuite les procès d’intention du mémorialiste qui s’en prend à Benjamin Péret, par exemple. Son anti-stalinisme relativement ancien semble justifier l’ensemble de sa trajectoire et surtout la distance prise à l’égard du groupe.
Fin connaisseur de la pensée et des écrits de Marx, Janover fournit ici un compte rendu énergique, fort éloigné des recensions universitaires, engagé si je puis dire, qui a le mérite de faire clairement la part des choses et de refuser qu’on jette le bébé avec l’eau du bain.
Ici s’achève la collaboration immédiate de Louis Janover à notre revue. Pour quelle raison ? On ne sait. Peut-être le programme des livraisons suivantes ne lui convenait-il plus, peut-être s’était-il tourné vers d’autres sujets, plus généraux, sollicitant davantage ses connaissances en marxologie. Ce qui n’entrava pas nos
discussions personnelles et les projets concrets qui justifient la présente journée d’étude.

Henri Béhar

Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Intervention HSP 16 octobre 2021 à la Halle Saint-Pierre
par Henri Béhar

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Aujourd’hui, pour situer la présence d’un personnage dans l’œuvre complète d’un auteur, il existe une méthode toute simple si cette œuvre a été numérisée. Dans le cas présent, il suffit de se reporter au site Mélusine/Surréalisme, et de cliquer sur l’index/Concordance d’André Breton. Puis, ayant indiqué le nom recherché, on obtient une cinquantaine d’occurrences, avec la référence à l’œuvre et la pagination dans l’édition de la Pléiade. Il n’est pas possible d’obtenir le contexte élargi de chaque occurrence : la loi ne me permet pas de fournir cette œuvre avant 2036.

Je me contenterai donc de situer brièvement Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton, avec un minimum de commentaires. Tout en constatant que ces références renvoient la plupart du temps à des œuvres très personnelles de Breton, et non à des manifestes où il s’exprime au nom du surréalisme.

I. Fourier aux USA

Depuis le débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944, personne ne doute de la victoire. Ce qui autorise Breton à parler, dans Arcane 17, des régimes démocratiques et des partis revenus dans les bagages des militaires sans avoir rien appris ni rien oublié. Les nouvelles commencent à parvenir directement de la France libérée. Envoyé spécial du quotidien Combat, Sartre effectue un séjour à New York à partir de la mi-janvier 1945. Au cours d’un assez long entretien avec Breton, celui-ci lui confirme que ses anciens amis Aragon, Éluard, Picasso tiennent le haut du pavé. Les staliniens s’emparent des réseaux d’information. Breton en déduit que son retour en Europe serait prématuré.

La paix revenue le 8 mai 1945, c’est l’époque où Breton se prend de passion pour Charles Fourier, le théoricien de l’harmonie universelle. Il s’intéresse plus au penseur des lois d’attraction et d’analogie qu’à l’économiste. Son ombre « frénétique » apparaît dans Arcane 17 au côté d’autres socialistes. L’article de Breton sur Arshile Gorky, à l’occasion de son exposition à la galerie Julien Lévy en 1945, constitue la matrice de l’Ode à Charles Fourier, par le biais de l’analogie (SP IV 589). Les 5 volumes des Œuvres complètes de Fourier l’accompagnent durant le voyage qu’il effectue dans l’Ouest américain avec Elisa. Ils se rendent d’abord à Reno, la capitale du jeu, dans le Nevada, bien connue pour les facilités qu’elle offre aux couples désireux de divorcer et de se remarier sur-le-champ. AB écrit à B. Péret, de Reno, le 1ᵉʳ juillet 1945 : « je passe quelques semaines à Reno, qui sont le temps minimum exigé par la procédure de divorce. Je t’annonce donc par cette lettre mon mariage avec Elisa qui aura lieu le 30 juillet très exactement. De là nous rentrerons à New York par l’Arizona et le Nouveau-Mexique de manière à pouvoir assister à quelques festivals indiens. » (Correspondance, p. 230)

Il entreprend alors un long poème, qu’il intitulera Ode à Charles Fourier. « C’est dans le jardin de la pension qui nous abritait, ma future femme et moi, que j’ai commencé à écrire l’Ode indique Breton à son commentateur, Jean Gaulmier. Il se peut qu’elle participe de la si singulière atmosphère de Reno où les “machines à sous”, […] tapissent les murs, tant des magasins d’alimentation que des bureaux de poste, et qui agglomèrent tant bien que mal la foule de ceux qui aspirent à une autre vie conjugale, aux cow-boys et aux derniers chercheurs d’or. »

Les trois mouvements du poème reflètent les circonstances du voyage.

Au plan international, on commence à découvrir la réalité des camps d’extermination nazis, l’Europe a subi un hiver d’une rigueur inconnue, les jours de disette se prolongent, la première bombe atomique souffle Hiroshima le 5 août, et reviennent « indigence, fourberie, oppression, carnage ». Confronté à ces désastres, le système socialiste de Fourier demeure opératoire.

Renversant la vapeur poétique, le deuxième mouvement du poème, très prosaïque, pointe ce qu’il en reste.

Le troisième mouvement éclaire l’analogie entre le bonheur présent et l’avenir de l’humanité : « C’est au plus haut période de l’amour électif pour tel être que s’ouvrent toutes grandes les écluses de l’amour pour l’humanité non certes telle qu’elle est mais telle qu’on se prend à vouloir activement qu’elle devienne. » (OC III, 358)

Des différentes étapes de son parcours, Breton salue le philosophe. Du grand cañon du Colorado, de la forêt pétrifiée, du Nevada des chercheurs d’or et des villes fantômes, et pour finir, du centre de la chambre souterraine et sacrée des Indiens hopis, le « 22 août 1945 à Mishongnovi ».

La date et le lieu inscrits dans le poème ont leur importance. Ils marquent l’intérêt de Breton pour le destin et la culture des Indiens pueblos. Des notes inédites, ornées de dessins, en témoignent (OC III, 183-209). Il relève ce qui concerne les végétaux, les maisons, les coutumes, en particulier les danses de la Vache et du Serpent, dont il consigne brièvement les évolutions, les costumes des danseurs, leurs bijoux, tout en regrettant le trouble qu’apportent les touristes. Le couple est accompagné par un jeune ethnologue, et Breton s’appuie sur les observations précédentes des savants. S’il lui arrive de comparer la pensée des initiés à l’attitude surréaliste, son regard se veut neutre, objectif.

Il rapporte un ensemble de poupées katchinas, mais les Hopis se refusent à lui vendre leurs masques. Quant aux Zunis, on prétend qu’ils peuvent aller jusqu’à tuer le Blanc qui serait trouvé en possession d’un de leurs masques. « Je n’ai pas abandonné l’idée de relater les impressions si vives que j’ai éprouvées dans leurs villages (Shungopavi, Wolpi, Zuni, Acoma) où j’ai pu me pénétrer de leur dignité et de leur génie inaliénables, en si profond et bouleversant contraste avec la condition misérable qui leur est faite », dira-t-il dans ses Entretiens (OC III 561), en s’insurgeant contre le déni de justice des Blancs à leur égard.

Pourtant ni ce livre de voyage, qui aurait nécessité d’abondantes reproductions, ni l’ouvrage Les Grands Arts primitifs d’Amérique du Nord, conçu en 1947 pour la galerie Jeanne Bucher, avec la collaboration de Lévi-Strauss, Robert Lebel et Max Ernst, ne virent le jour de son vivant. Ils auraient mis en évidence le regard précurseur de Breton sur les sociétés amérindiennes, tout en satisfaisant un rêve de toujours au cours de ce voyage au Nouveau-Mexique.

En somme, Elisa, Fourier, les Indiens Hopis participent d’une même attraction passionnelle : la quête d’un bonheur individuel dans l’harmonie sociale.

II L’ANTHOLOGIE DE L’HUMOUR NOIR

Après l’Ode à Charles Fourier, l’individu apparaît explicitement dans l’Anthologie de l’humour noir, mais seulement dans l’édition de 1950, avec d’autres ajouts.

Auparavant, Breton devait en traiter dans s 4 conférence prévue le 25 janvier 1946, consacrée aux penseurs sociaux : Saint-Simon, Enfantin et « l’immense » Fourier, dont Breton écrit : « Les passions, selon Fourier sont universelles et bonnes ; l’ascétisme se trompe en les niant, et c’est sur les passions que devrait s’établir la société future. C’est précisément le refrènement — on dirait aujourd’hui le refoulement des passions qui fait les vices. Ces vices disparaîtront dans une bonne organisation sociale où les passions ne seront plus combattues mais encouragées et ou il faudra veiller à leur judicieuse utilisation. ».

Il traite ainsi de « l’attraction passionnée ou révélation sociale permanente […] la projection enthousiaste de [l’amour] dans toutes les autres sphères » (OC III, 357) – ce qui revient à placer, en toute conscience, l’amour au centre même de toute l’Harmonie fouriériste.

L’éloge de la passion et du désir, de tous les désirs – contre la discipline marxiste – n’en continuera pas moins de relier au surréalisme le cœur du message de Fourier, jusqu’à placer le réformateur sous le signe de « la liberté absolue » (OC III, 265).

Le conférencier se demande quelle part d’humour teinte ses excès d’imagination prophétique, alliés à un savoir si sûr qu’il pourrait être lié à la tradition hermétique.

Si Fourier se révèle « immense » aux yeux de Breton, c’est parce qu’il « opère la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer la poésie et l’art depuis le début du XIX siècle et les plans de réorganisation sociale qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte » (OC III, 598). Particulièrement sensible à cette position – analogue à celle que le surréalisme aura voulu incarner tout au long du XXᵉ siècle – le poète s’efforcera dès lors de situer l’utopiste au cœur de ce romantisme dont lui-même se disait le « suzerain » (OC III, 264). Le comparant à Nerval ou scrutant l’influence qu’il put avoir sur Eliphas Lévi puis Victor Hugo (OC III, 267 ; OC II, 910), il n’hésite pas, pour lui « rendre les honneurs auxquels il a droit », à s’opposer au jugement de Baudelaire (OC II, 911). Enfin, en ces années soucieuses d’explorer l’héritage hermétiste, et comme pour mieux le situer au confluent de toutes les sources du surréalisme, il ne manquera pas d’interroger ses rapports avec ce qu’il nomme ici « la philosophie hermétique » (OC II, 910), ailleurs « la persistante vitalité d’une conception ésotérique du monde » (OC III, 740).

Fourier entendait « refaire l’entendement humain » (OC II, 910). Dans les années 1946-1947, la formule est largement reprise par Breton (OC III, 749, 759), jusqu’à devenir un des mots d’ordre les plus décisifs du surréalisme et côtoyer les fameux étendards, « changer la vie » (Rimbaud), « transformer le monde » (Marx), sous lesquels le mouvement se sera lui-même placé (OC III, 737).

Par-delà les formes qu’aura pu prendre la doctrine fouriériste, c’est finalement cette audace, ce « doute absolu à l’égard des modes de connaissance et d’action traditionnels » (OC III, 598) qui fera aussi l’héritage le plus décisif du réformateur.

Ces considérations, et surtout le souci d’intégrer Fourier dans une anthologie de la liberté à laquelle il a longtemps songé, conduisent Breton à lui faire place dans l’Anthologie de l’humour noir (1950). Sensible à l’humour de Fourier, la critique s’interroge sur sa couleur. Pour moi, la question ne se pose pas dans ces termes, puisque ce recueil est, de fait, un rassemblement des textes que Breton a goûtés au cours de ses lectures, ceux qui ont sa préférence, et dont il veut garder mémoire. C’est ainsi qu’il conserve et donne à lire des extraits de la Théorie des quatre mouvements, du Traité de l’association domestique agricole, du Nouveau Monde industriel et sociétaire, des Dernières Analogies. Il conclut sa notice en cédant allusivement la parole à Raymond Queneau : « « Peut-être une bonne thèse, a-t-on suggéré, reste-t-elle à écrire sur Fourier humoriste et mystificateur ». Il est certain qu’un humour de très haute tension, ponctué des étincelles qu’échangeraient les deux Rousseau (Jean-Jacques et le Douanier) nimbe ce phare, l’un des plus éclairants que je sache, dont la base défie le temps et dont la cime s’accroche aux nuées. » (OC II, 912)

III. L’écart absolu

Rien de surprenant si, presque vingt ans plus tard, pour donner le la à l’exposition surréaliste de 1965, Breton – qui protesta en 1961 contre l’idée de raser le socle de la statue de Fourier sur le boulevard de Clichy – avait fait de l’ « Ecart absolu » (OC IV, 1039) un de ses points de méthode. L’Ode nous en avait déjà prévenus : « c’est le monde entier qui doit être non seulement renversé mais de toutes parts aiguillonné dans ses conventions » (OC III, 359)

La méthode a déjà été exposée en 1835 par Charles Fourier, peu avant sa mort, et dans un sens positif : « Un débutant un peu adroit réussit à se faire remarquer, en prêchant l’opposé des opinions admises, en contredisant tout dans les conférences et les pamphlets.

« Comment parmi tant d’auteurs et d’ergoteurs qui ont suivi cette marche, aucun n’a-t-il eu l’idée d’exploiter largement l’esprit de contradiction, de l’appliquer non pas à tel ou tel système de philosophie, mais à tous ensemble ; puis à la civilisation qui est leur cheval de bataille, et à tout le mécanisme social actuel de l’humanité ? » Charles Fourier, La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et son antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit (Paris, Bossange, 1835, p. 51)

Fourier va plus loin dans cette partie qu’il intitule « L’écart absolu » en référence au vocabulaire de la statistique (et non de la danse). Prenant l’exemple de Vasco de Gama et de Christophe Colomb, il postule qu’on ne découvre jamais rien si l’on se contente de suivre les chemins déjà parcourus.

Pour refaire l’entendement humain, il faut pratiquer un grand écart de pensée. N’est-ce pas exactement la démarche préconisée par André Breton dès le Manifeste du surréalisme (1924), loù se trouve le même exemple de Colomb pour vanter la découverte de l’écriture automatique ?

Au vrai, Fourier appuie son raisonnement sur l’exemple de Descartes, « père de la philosophie moderne », qui recommandait de pratiquer le doute. Mais le doute passif ne mène à rien, il faut pratiquer le doute actif, par la méthode de l’écart absolu, écrit-il. N’est-ce pas ce que préconisait auparavant Descartes écrivant « je ne veux pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi » ? Phrase mise en exergue de la revue Dada, n° 3, en décembre 1918. et c’est bien à l’essentiel de la méthode cartésienne que Tzara se référait lorsqu’il préconisait le doute absolu : « A priori, c’est-à-dire les yeux fermés, Dada place avant l’action et au-dessus de tout : Le Doute. DADA doute de tout. Dada est tatou. Tout est Dada. Méfiez-vous de Dada ».

Il a donc existé, sinon en France, du moins en français, une école du doute et de l’écart, formant une chaîne continue de Descartes à Fourier puis Ducasse/Lautréamont et Tzara pour finir par André Breton, ce dernier baptisant « l’Écart absolu » la dernière exposition internationale du surréalisme qu’il organisa en décembre 1965 à la Galerie de l’Œil, à Paris. Les exposants se devaient de suivre la théorie de l’écart absolu préconisée par Fourier, et formulée dans la Théorie des quatre mouvements.

En vérité, si Breton a souscrit aussi rapidement à la théorie exposée par Fourier, ce n’est pas pour les fantaisies qu’il pouvait y trouver, ni pour l’exercice particulièrement libéré de l’imagination, c’est que la loi de l’écart absolu répond, sous forme théorique, à la définition de l’image que l’auteur de Mont de piété se donnait dès 1917 contre Pierre Reverdy. Alors que ce dernier préconisait un écart lointain mais justifié entre les deux termes de l’image, son jeune interlocuteur posait la règle de l’arbitraire le plus élevé, qu’il allait reprendre dans le Manifeste du surréalisme. La méthode de l’écart absolu, ouvertement pratiquée et revendiquée, ne s’arrête pas avec les surréalistes, puisqu’elle a été reprise et théorisée par les Situationnistes jusqu’aux Telquelliens.

Et l’exposition du même nom aura montré comment les artistes auxquels se réfèrent les surréalistes construisent un autre monde, très loin de celui qui nous enferme.

ANNEXE

Occurrences de « Fourier » dans OC numérisées :

[III0058, A.17, III0098, A.17, III0110, A.17, III0111, A.17, III0112, A.17, III0113, A.17,

III0560 ; Ent., III0571, Ent., III0595, Ent., III0598, Ent., III0603, Ent., III0605, Ent., III0607, Ent., III0610, Ent., III0611, Ent., III0612, Ent., III0613, Ent., III0617, Ent., III0626, Ent., III0633, Ent.;

III0747, C.D.C., III0767, C.D.C., III0783, C.D.C., III0797, C.D.C., III0807, C.D.C., III0846, C.D.C., III0881, C.D.C., III0906, C.D.C.,

III0909, A.H.N., III0910, A.H.N., III0911, A.H.N., III0912, A.H.N.,

IV0067, A.M., IV0068, A.M., IV0274, A.M.,

IV0498, S.P., IV0589, S.P., IV0590, S.P., IV066, P.C., IV0766, S.P., IV0828, S.P.,

IV0853, P.C., IV0863, P.C., IV0882, P.C., IV0970, P.C., IV1028, P.C., IV1037, P.C., IV1041, P.C.

Cheminement dans le champ étoilé

Cheminement dans le champ étoilé

par Alain Roussel

Cet article a paru dans la revue Signe ascendant (Fabrice Pascaud) numéro 1, automne 2010

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Je fis connaissance avec l’astrologie en 1965. Je venais d’avoir dix-sept ans. Je vivais alors à Boulogne-sur-Mer, ma ville natale. J’allais souvent à la bibliothèque municipale, dirigée à l’époque par Louis Seguin que de nombreux cinéphiles connaissent grâce à sa collaboration, pendant de nombreuses années, à la revue « Positif ». C’était une bibliothèque assez exceptionnelle, pour sa qualité et sa diversité. Passionné de spiritualités orientales et d’ésotérisme, je fouillais assidûment les fichiers, sous l’œil soupçonneux et visiblement agacé du commis qui devait régulièrement aller à la « réserve » me chercher tous ces livres à odeur de soufre qui décidément n’étaient « pas de mon âge ».  Je ne me souviens plus du premier livre que j’ai emprunté concernant l’astrologie. Mais c’est à cette époque que le désir d’en connaître davantage me mis sur la piste d’une petite librairie où je pus commander les livres de Julevno, Max Heindel, Georges Muchery, Robert Ambelain et de quelques autres.

C’est ainsi que, m’aidant des éphémérides dites de « Raphaël », je commençai, ardemment et patiemment, à monter des thèmes astraux. Dans la naïveté de ma jeunesse, je croyais que j’allais tout connaître de la psychologie de mes « consultants » et que l’Avenir allait m’ouvrir ses portes, avec la même rigueur arithmétique que celle avec laquelle j’avais dressé les cartes du ciel, juste récompense de mon labeur. Je dus rapidement déchanter. Je persévérai néanmoins les années suivantes, élargissant mes connaissances par la lecture d’André Barbault, de Hadès, de Choisnard, de Rolt-Wheeler, de Volguine, des Cahiers Astrologiques dont je possède toujours une collection. Je l’étudiais aussi dans les rapports étroits qu’elle entretenait avec la Magie, les religions et surtout l’Alchimie dont les opérations s’effectuent sous certaines configurations célestes comme l’a très bien montré le spagyriste  Armand Barbault, frère d’André et par ailleurs excellent astrologue, dans « L’or du millième matin ».

La poésie, l’écriture m’accaparant, j’ai parfois délaissé, au fil du temps, cette « très grande dame, fort belle et venue de si loin », ainsi que le disait naguère André Breton, dans un entretien avec Jean Carteret. Mais je reviens régulièrement lui rendre visite. Elle détient certaines clefs oubliées du symbolisme. En sa compagnie, j’exerce au mieux cette faculté d’analogie que les modes de raisonnement contemporains ont si souvent mise à mal. Réglée par le Nombre et le Rythme, elle introduit de l’ordre dans le chaos et m’initie, malgré les dissonances, à une sorte d’harmonie universelle. En un mot, l’astrologie m’apporte du Sens et me donne l’impression, en mon lieu d’espace et de temps, aussi restreint soit-il, de faire partie d’un tout. Si je la considère comme un langage, je dois admettre qu’elle a, comme tout langage, sa part d’arbitraire, du moins de conventionnel. Mais cette part ne se situe pas au même niveau. Dans la langue, le signifié est « la représentation psychique de la chose ». Il est construit par les sens à partir des choses, et présente donc une sorte de représentation objective, j’allais dire naturelle. C’est le lien entre le signifiant et le signifié qui, dans la langue, est arbitraire. En astrologie, c’est souvent l’inverse. Par exemple, le signifiant planétaire ♄ évoque assez précisément son signifié, le dieu de la mythologie gréco-romaine, Saturne, que l’on représente tenant une faux à la main. Cette fois, contrairement à la langue, c’est le lien entre le signifié et la chose qui est arbitraire : Saturne, en tant que dieu mythique n’a rien à voir avec la planète Saturne telle que l’Astronomie la décrit.

Je n’exclus pas complètement une influence réelle des planètes qui, de toute façon, est indéniable pour les luminaires, soleil et lune. Cette possibilité a été défendue par d’éminents astrologues, y compris parmi les plus anciens dont le célèbre et énigmatique Ptolémée. Mais je trouve plus stimulant de mettre en jeu, dans l’interprétation, un des mécanismes les plus fondamentaux de l’esprit : le fonctionnement analogique. Nommer, c’est appeler à l’existence. En donnant le nom de divinités mythologiques aux planètes, on leur confère le même pouvoir. Ce ne sont plus des planètes, mais des dieux qui agissent, avec leurs alliances, leurs affinités, leurs discordes. Ils règnent sur certains lieux du zodiaque, mais peuvent aussi être en disgrâce. Il est donc nécessaire de bien connaître la mythologie pour interpréter un thème.

Ainsi Mercure est-il le protecteur des voyageurs, des marchands et, aussi d’une certaine manière, celui des voleurs. Il est par ailleurs le dieu de l’éloquence qui, dans un thème, peut faire les orateurs, et un messager par ses attributs : sa sandale ailée lui permet symboliquement de voyager entre le ciel et la terre, et le caducée est une clef avec laquelle il ouvre la porte des Enfers, c’est-à-dire le monde souterrain.

Saturne n’est que trop souvent envisagé sous son aspect négatif de « vieillard à la faux », qui serait lié aux aspects inexorables du temps et à la mort. C’est oublier que, chassé de l’Olympe par son fils Jupiter, il vint se réfugier sur terre et s’installa, accueilli par Janus, sur le Capitole, à l’emplacement de la future Rome. Son règne fut celui d’un véritable âge d’or. Il donna des lois aux hommes qui vivaient en cet endroit et leur apprit l’agriculture. C’est même d’ailleurs pour cette raison, trop souvent ignorée, que la faux figure parmi ses attributs. En astrologie, ce côté civilisateur de Saturne, dispensateur de bonheur ne doit pas être occulté. Par ailleurs, il est intéressant de constater que, dans la mythologie, Saturne est l’ami de Janus qui préside, comme son nom l’indique, le mois de janvier, marquant le début de la nouvelle année. Janus porte en effet un double visage : l’un tourné vers l’année écoulée, l’autre vers l’année à venir. Ce même mois est aussi, pour une large part, celui du Capricorne, domicile de Saturne. En symbolisme, une telle « coïncidence » ne saurait être gratuite. La même logique associe presque naturellement le Verseau (Aquarius) avec le mois de février qui vient du latin februarius, « purification ».

Ce ne sont que quelques exemples. Ils ont valeur d’incitation à une recherche plus vaste. Je suis certain que les astrologues trouveront avantage à puiser dans cette matière mythologique à la source de leur art. Elle n’a pas été suffisamment exploitée ou, si elle l’a été, ce n’est que trop souvent à travers des clichés. Tout commence avec le nom. En conférant le nom de dieux aux planètes, l’homme leur a donné âme, au sens non religieux, et cette âme est indissolublement liée avec notre représentation du monde la plus cachée, avec notre inconscient dans ses dimensions individuelles et cosmiques. C’est en ce sens que l’astrologie peut redevenir une science sacrée.

Alain Roussel (Juin 2010)

 

ANDRÉ BRETON ET L’ASTROLOGIE par F. Pascaud

CONFÉRENCE « ANDRÉ BRETON ET L’ASTROLOGIE. »

HALLE ST PIERRE LE 11 JANVIER 2020

Par Fabrice PASCAUD

 

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En complément voir le texte d’Alain Roussel « Cheminement dans le champ étoilé » qui a paru dans la revue Signe ascendant (Fabrice Pascaud) numéro 1, automne 2010

C’est avec infiniment d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui. En effet, le thème de ma conférence m’invite à vous parler d’un homme, André Breton, dont le passage ici-bas a donné à la vie, à la pensée et à la sensibilité une dimension nouvelle. Il a, comme le soulignait Ionesco, apporté à la poésie une troisième dimension de l’esprit.

Le thème de mon intervention : « André Breton et l’astrologie » nécessite au préalable que je clarifie ce que le surréalisme signifie puisqu’il est impossible d’évoquer André Breton sans parler du surréalisme. Je rappellerai donc l’objectif qu’André Breton avait assigné au surréalisme et qu’il avait baptisé la quête du point suprême dans le Second manifeste du surréalisme parut en 1930 : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » Le haut et le bas autrement dit le macrocosme et le microcosme. Or, quel est le but de l’astrologie si ce n’est de rétablir ce lien, de réparer ce divorce entre l’homme et le cosmos ? L’astrologie nous rappelle que nous sommes des enfants de l’univers.

André Breton a tenté de créer une ligne de force entre la tradition ésotérique et la pensée de Hegel : « (…) Pour moi, sa méthode a frappé d’indigence toutes les autres. Où la dialectique hégélienne ne fonctionne pas, il n’y a pas pour moi de pensée, pas d’espoir de vérité. (…) c’est seulement toutes les vannes de cette dialectique ouverte en moi que j’ai cru constater qu’il n’y avait pas si loin du lieu où la pensée hégélienne débouchait au lieu où affleurait la pensée dite traditionnelle. L’un et l’autre ont tendu pour moi à devenir un seul et même lieu. » Entretiens avec André Parinaud en 1952.

On peut également rapprocher cet espoir de détermination de ce qu’enseigne la tradition ésotérique. Comment ne pas penser à ce que dit René Guénon dans son livre, « Le symbolisme de la croix » : « Le centre de la croix est donc le point où se réconcilient et se résolvent toutes les oppositions : en ce point s’établit la synthèse de tous les termes contraires, qui, à la vérité ne sont contraires que suivant les points de vue extérieurs et particuliers de la connaissance en mode distinctif. » Nous sommes bien là à l’intersection de deux mêmes courants de pensée avec cependant cette différence fondamentale : le surréalisme rejette toute idée de transcendance et tout rattachement à « un principe supérieur » tel que l’entendait René Guénon. André Breton fut cependant un grand lecteur de René Guénon. Si l’on se reporte à l’inventaire de sa bibliothèque consultable sur internet[1], on voit qu’il possédait : « L’erreur spirite – L’ésotérisme de Dante – Le symbolisme de la croix – Le roi du monde – Aperçus sur l’initiation – Les principes du calcul infinitésimal – Le règne de la quantité – Initiation et réalisation spirituelle — Les états multiples de l’être. » D’ailleurs, dans les années 20, Breton avait lancé un appel en direction de René Guénon pour l’inviter à se joindre à l’activité collective surréaliste. Le surréalisme prônant la psychanalyse, le marxisme, l’écriture automatique, autant de points sur lesquels René Guénon ne pouvait adhérer, il suffit de se reporter à son livre : « Aperçu sur l’initiation » pour savoir ce qu’il pensait de la psychanalyse qui pour lui s’inscrivait dans la contre-initiation. Les lignes de force et par conséquent d’opposition étaient clairement définies. À propos de sa position vis-à-vis de René Guénon, voici ce que dit André Breton dans un texte daté du 31 mai 1956 traitant des rapports entre le surréalisme et la Tradition : « (…) S’il m’est arrivé et s’il m’arrivera sans doute encore de citer René Guénon, c’est que je tiens en grande estime la rigueur de déroulement de sa pensée, sans toutefois être disposé à reprendre à mon compte l’acte de foi sur lequel se fonde, au départ, sa démarche. » Si j’insiste sur ce point c’est afin de bien mettre en relief un point de résistance qui n’a jamais failli chez Breton et qui pourrait se résumer par la défense absolue de la liberté libre telle que l’entendait Rimbaud. Jamais Breton n’a accepté d’assujettir le surréalisme à un courant de pensée philosophique, à un dogme spiritualiste et peu importe la qualité de ceux-ci. Pour bien comprendre ses relations avec l’astrologie, il est essentiel d’avoir toujours ceci présent à l’esprit.

PIERRE PHILOSOPHALE : SURRÉALISME

Le surréalisme a été pour André Breton la pierre philosophale, ce creuset à partir duquel il est possible de transformer le monde (Marx) et changer la vie (Rimbaud). Son génie est d’avoir emprunté les outils expérimentaux de domaine aussi singuliers que la médiumnité, la télépathie, les arts divinatoires pour les appliquer à l’expérience poétique afin de parvenir à la surréalité. Le tout vidé des valeurs du spiritualisme, nulle exogénéitée comme l’entend le spiritisme, pas de vie après la mort pas plus que de communication entre les vivants et les morts : (…) Il va sans dire qu’à aucun moment, du jour où nous avons consenti à nous prêter à ces expériences, nous n’avons adopté le point de vue spirite. En ce qui me concerne, je me refuse formellement à admettre qu’une communication quelconque existe entre les vivants et les morts, précise-t-il dans son texte intitulé « Entrée des médiums. »

Ce qui dominait chez André Breton était une généralisation de l’expérience poétique. Élargir l’expérience poétique à des activités qui ne ressortent pas exclusivement de la littérature. Ne pas garder à l’esprit la présence de cette émotion appelée poésie pour paraphraser Pierre Reverdy et cet espoir infini qu’il plaçait en la toute-puissance de l’amour et de la poésie c’est se vouer irrémédiablement au malentendu quant à l’intérêt manifeste qu’il porta à l’hermétisme, l’alchimie, la voyance, l’astrologie et les arts divinatoires.

Breton n’a jamais rien mis au-dessus de la poésie et de l’amour ; L’acte d’amour et l’acte poétique sont incompatibles avec la lecture du journal à haute voix, écrit-il dans son poème « Sur la route de San Romano » puis, il conclut ce poème par : L’étreinte de chair et l’étreinte d’amour, tant qu’elle dure défend tout échappée sur la misère du monde.

LA RÉSOLUTION DES ANTINOMIES

Dans le tract intitulé Haute Fréquence de 1951, nous lisons : « La volonté du surréalisme de rendre à l’homme les pouvoirs dont il a été spolié n’a pas manqué de le conduire à interroger tous les aspects de la connaissance intuitive, en particulier ceux qu’embrassent les doctrines ésotériques, dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. »

« (…) Interroger tous les aspects de la connaissance intuitive (…) dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. » Ce désir de dévoilement dans l’espace et le temps est au cœur de l’astrologie. Par le ressort du lien analogique, elle met précisément en lumière ces circuits ininterrompus. Pour ce qui est de la connaissance intuitive, implicitement présente dans la pratique astrologique, il n’est que de feuilleter la revue « Minotaure », dont le premier numéro paru en 1933, pour voir cette connaissance en action. S’y déploie une pluridisciplinarité, des interrelations entre des sciences qui n’ont pas les mêmes procédés d’investigations et d’analyses. On y trouve : l’anthropologie, l’ethnologie, la psychanalyse, l’astrologie, la poésie, etc. Par exemple, dans le numéro 6 de 1935, nous trouvons un article du docteur Lotte Wolff intitulé : « Les révélations psychiques de la main » qui est une étude psychanalytique des lignes de la main à partir de la chiromancie (mancie pratiquée par les Tziganes qui se traduit par la lecture des lignes de la main — la diseuse de bonne aventure) ou nous voyons reproduites les mains de Breton, Gide, Ravel, Derain, Huxley, St Exupéry, Eluard et Duchamp. Puis dans les numéros 3/4 de cette même revue figure l’étude astrologique de Rimbaud faite par Paul Cheridon. Enfin, dans le numéro 12/13, le docteur Pierre Mabille dresse le thème astrologique de Lautréamont. Autant de disciplines qui conduiront André Breton à déclarer dans l’un de ses poèmes « Vigilance » : « Je ne touche plus que le cœur des choses, je tiens le fil. » Que peut bien être ce fil autre que le surréalisme ? Ainsi, comment aurait-il pu louper la correspondance avec l’astrologie ? Dans une interview qu’il avait accordée en avril 1954 à Jean Carteret et Robert Knabe pour le n° 12 de la revue du Centre International d’Astrologie dirigée par André Barbault, il avait déclaré : « (…) Démêler une destinée à partir de la situation des planètes et de leurs aspects mutuels dans les différents signes et maisons suppose un tel doigté que cela devrait suffire à frapper de dérision, à convaincre d’enfantillage les modes habituels de raisonnements synthétiques. Ce que j’ai toujours apprécié au plus haut point dans l’astrologie, ce n’est pas le jeu lyrique auquel elle prête, mais bien le jeu multidialectique qu’elle nécessite et sur lequel elle se fonde. Que l’astrologie soit la langue d’or de l’analogie, celle qui tend à permettre les plus grands échanges entre l’homme et la nature, je ne saurais y contredire. »

 L’ASTROLOGIE

En avril 2003 s’était tenue à Paris la vente à Drouot de ce que les médias avaient nommé à tort « La collection André Breton ». Parmi les nombreux documents figurait un dossier contenant des thèmes astrologiques dressés à la main par André Breton. On y trouvait le thème astral de Philippe Soupault, de Robert Desnos, de René Char, de Yves Tanguy, d’Aragon, de Rimbaud, de Lautréamont, de Huysmans, de Benjamin Péret, de Georges Sadoul… la liste est longue. Certaines de ces cartes du ciel étaient accompagnées d’une interprétation astrologique faite par Breton. D’autres étaient corrigées de sa main ce qui témoigne du sérieux qu’il accordait à l’étude astrologique. Je précise à la main, car à cette époque, c’est-à-dire dans les années 1920, l’ordinateur n’avait pas encore vu le jour, il fallait donc calculer le thème à la main et cette technique réclame un sérieux apprentissage. Les ouvrages expliquant comment dresser une carte du ciel étaient peu nombreux où plus précisément ils n’étaient pas aux nombres de ceux que l’on recense de nos jours. Dresser une carte du ciel est, je dirais, la partie ingrate de l’astrologie, mais on ne peut faire l’économie de cet apprentissage. De nos jours où l’ordinateur supplée aux calculs, il suffit d’entrer les données de naissance du sujet pour avoir dans les secondes qui suivent la carte du ciel. Si effectivement cela facilite grandement les choses et évite les erreurs de calcul, il est regrettable de constater qu’un grand nombre d’astrologues de nos jours ne savent pas dresser une carte du ciel à la main. Si j’insiste sur ce point, c’est pour bien montrer l’importance de l’implication de Breton dans la pratique astrologique. Sur certains thèmes, on voit des modifications qu’il avait apportées à la suite d’une erreur de positionnement planétaire ayant pour origine une heure de naissance inexacte ou un mauvais calcul.

LES DÉBUTS EN ASTROLOGIE. AVEC QUI ? QUELS LIVRES ?

Contrairement à l’idée répandue, ce n’est pas Pierre Mabille, docteur en médecine, qui a initié André Breton à l’astrologie. En fait, c’est durant les années 20 qu’André Breton commence à s’intéresser à l’astrologie. Valentine Penrose[2], également férue d’astrologie, lui a ouvert quelques pistes, prodigué certains conseils et ce n’est qu’aux alentours des années 30 que Pierre Mabille lui fera bénéficier de son savoir en la matière.

Quels ont été les ouvrages qu’André Breton a consultés ? Tout porte à croire qu’il a été un assidu de la libraire Chacornac sise 11 quai Saint-Michel à Paris. Je rappelle que cette librairie a vu le jour en octobre 1884 et s’appelait alors « Libraire générale des sciences occultes ». En 1920 elle se fera appeler « Chacornac frères » puis en 1950 « Les éditions traditionnelles » dirigées par Nicole et André Braire.

À ce propos, lorsque l’on consulte le catalogue de la bibliothèque Charcornac de 1912, dans la partie consacrée à l’astrologie, on trouve un grand nombre d’ouvrages, par exemple : les livres de Paul Choisnard (1867 – 1930), polytechnicien, qui prendra le pseudonyme de Paul Flambart. André Breton possédait l’un de ses livres intitulés « Influence astrale » (essai d’astrologie expérimentale). Dans ce livre, Paul Choisnard pose les bases d’une astrologie scientifique et répond de manière scientifique aux questions : Les astres nous influencent-ils ? Et dans quelle mesure peut-on déterminer leurs lois de correspondances ? Breton avait également puisé dans le livre « Le miroir de l’astrologie. » du poète Max Jacob et Conrad Moricand (ce dernier répondant au pseudonyme de Claude Valence). Ce livre est nettement moins pointu et d’une envergure plus modeste. Ce qui a dû séduire Breton, ce sont les analogies poétiques qu’établit Max Jacob avec les signes du zodiaque.

Autres livres consultés et tenus en haute estime par André Breton sont ceux d’André Barbault (1921 – 2019). Par exemple : « Défense et illustrations de l’astrologie » publiée en 1955 aux éditions Grasset. L’exemplaire en sa possession était accompagné d’un envoi d’André Barbault : « À André Breton en souvenir de sa belle réponse au questionnaire d’“Astrologie moderne” avec ma vive estime. »

Dans le numéro 5 de la revue « Le surréalisme, même » de printemps 1959, dans un texte d’introduction d’un jeu intitulé « De qui est-ce ? » Ce jeu, qui fait appel à la connaissance intuitive, consistait en regardant simplement l’écriture d’une enveloppe sans en connaître l’auteur à tenter de dresser un portrait sensible de celui-ci. Dans ce texte, André Breton parle d’André Barbault : « (…) les vues caractérologiques qui s’expriment dans les douze petits ouvrages d’André Barbault Le zodiaque transcendent à tous égards la psychologie qui s’enseigne dans les Facultés. » André Barbault avait fait partie des personnes invitées à répondre à une enquête lancée par le groupe surréaliste en 1962 pour la revue La Brèche. Le thème de cette enquête était : « Le monde à l’envers ? »

Pour conclure sur les ouvrages astrologiques consultés par André Breton, il a beaucoup puisé dans les deux « Nouveaux traités d’astrologie classique » de Julevno (Jules Evenot, 1845 – 1915). Lors de la vente de 2003, j’ai eu l’occasion de les parcourir et ils étaient annotés dans les marges de la main d’André Breton. On lisait le nom de tel ou tel de ses amis qui correspondait à l’une des interprétations astrologiques données.

LA PRATIQUE ASTROLOGIQUE

Lorsqu’on lit attentivement les notes astrologiques qu’il a faites sur les différents thèmes de ses amis, il est clair qu’il n’avait pas acquis ce qu’on appelle une lecture globale du thème, il procédait de manière morcelée, il n’y avait pas de vision d’ensemble du thème. Cela dit, je mets des réserves à mes propos, car c’est au vu des notes sur des thèmes se situant entre les années 20 et 30. Peut-être avait-il acquis par la suite une meilleure maîtrise de la lecture d’un thème ? Ainsi, si son intérêt pour l’astrologie est incontestable, quelle place occupait-elle à la fois dans sa vie et son œuvre et je m’empresse de préciser que l’œuvre est indissociable de sa vie.

Si l’on se reporte attentivement à ses textes, on trouve de nombreuses références à l’art d’Uranie. Ne serait-ce par exemple que ce titre « Signe ascendant ». En astrologie, on nomme signe ascendant, le signe zodiacal qui se lève à l’orient au moment de la naissance d’un sujet. Pour Breton, par exemple, naissance sous le signe des Poissons avec pour signe ascendant celui de la Balance. Il est utile de rappeler que dans ce magnifique texte « Signe Ascendant », André Breton précise de nouveau qu’il n’éprouve de plaisir intellectuel que sur le plan analogique. L’analogie et la loi des correspondances qui s’y rattache furent un champ opératif dans l’acception alchimique du terme dans l’existence d’André Breton. Et de l’analogie et la loi des correspondances à la langue des oiseaux, il y a à peine un battement d’aile qui les sépare. Nous nous inscrivons dans l’interdépendance, dans la pensée que tout est dans tout, que rien n’est séparé et que précisément c’est à cette source que se nourrit et se crée l’image poétique, car la poésie surréaliste ne se compose pas sur la portée musicale, mais donne à voir d’où la formule : L’œil existe à l’état sauvage qui ouvre « Le surréalisme et la peinture » (éd. Brentano’s 1945).

Dans d’autres textes, nous trouvons des indications planétaires clairement explicitées. En fonction des situations marquantes, bouleversantes qu’il vivait, André Breton consultait ce qu’on appelle les éphémérides lesquelles marquent les positions des planètes dans les signes au jour le jour.

Par exemple dans son livre « L’amour fou » au chapitre I (page 20 éd. Gallimard 1964), André Breton donne une date le 10 avril 1934 et parle d’une occultation de Vénus par la Lune. Ce jour-là, il déjeunait dans un restaurant situé près de l’entrée d’un cimetière, ce qui le troublait beaucoup. Au mur se trouvait une horloge vide de son cadran. Et la serveuse portait : début de citation : « (…) sur un col blanc à pois une très fine chaîne retenant trois gouttes claires comme de pierre de lune, gouttes rondes sur lesquelles se détachait à la base un croissant de même substance, pareillement serti. J’appréciai, une fois de plus, infiniment, la coïncidence de ce bijou et de cette éclipse. » Nous touchons là le point suprême entre le haut et le bas, si j’ose dire. Nous voyons que cette rencontre de Vénus et de la Lune (Vénus, la beauté, l’amour, la Lune, le rêve, le féminin) coïncide pour lui avec la rencontre de cette serveuse, symbolisée par Vénus, et l’attrait de son bijou, pierre de lune, symbolisée par la Lune. Nous sommes bien là à la croisée de l’analogie astrologique et poétique ou de ce que le psychiatre et psychologue C.-G. Jung avait baptisé un phénomène de synchronicité. La synchronicité est l’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Comme l’a si justement formulé le psychanalyste J.-B. Pontalis : « Si les séances de télépathie de Jersey préfiguraient nos séances d’analyses qui font parler le disparu? Si le guéridon d’enfant était l’ancêtre de nos divans? Si c’était l’ombre qui donnait de la lumière? »

Toujours dans « L’amour fou » au chapitre VI (page 113 éd. Gallimard 1964) il écrit : « (…) Serait-ce l’effet de la conjonction de Vénus et de Mars à telle place dans le ciel de ma naissance, il m’a été donné trop souvent d’éprouver les méfaits de la discorde à l’intérieur même de l’amour. » Sur un plan astrologique, cette réflexion résonne en parfaite analogie avec les valeurs symboliques présentes dans son thème de naissance. Ce qui là aussi montre sa finesse d’analyse et sa maîtrise du clavier symbolique.

Dans une communication portant sur le hasard objectif publiée dans « Document 34. Intervention surréaliste ». Puis reprise sous le titre « Crise de l’objet » dans le livre « Je vois, J’imagine » (éd. Gallimard 1991), nous retrouvons le même procédé. André Breton relate un événement, toujours dans un restaurant, qui concerne directement Benjamin Péret qui manque être accidenté par, de nouveau, une serveuse qui échappe un couteau lequel en tombant sur la table fend en deux le verre de ce dernier. Breton est encore plus précis, puisqu’en plus de donner la date du 1er mai 1933, il précise : « À titre de simple information et sans préjudice, à priori, d’une explication rationnelle qui exclurait tout usage de telles données, cet état des positions planétaires, assez remarquables le 1er mai à 9 h du soir ». S’en suit la liste des configurations planétaires. J’ai pris soin de procéder à une vérification des indications planétaires données et elles sont exactes. Ce qui démontre une fois de plus de sa parfaite connaissance de la technique des transits. Le transit étant le mouvement des planètes appliquées sur un thème de naissance et qui permet d’actualiser celui-ci, de l’inscrire dans l’ici et maintenant. C’est cette technique qui permet de faire, entre autres, de l’astrologie prévisionnelle.

Pour André Breton l’astrologie était un domaine d’investigation et d’interprétation qu’il utilisait à des fins poétiques. Dans « Les vases communicants », il a une phrase très significative : « Toute erreur dans l’interprétation de l’homme entraîne une erreur dans l’interprétation de l’univers ; elle est par suite un obstacle à sa transformation. » Marquant ainsi l’interrelation de l’un à l’autre. L’astrologie était pour lui un moyen de se situer dans la nature, de se frayer un chemin poétique dans le monde.

Dans le mouvement surréaliste, d’autres se sont intéressés à l’astrologie. En dehors de Pierre Mabille, il y a René Alleau, Elie-Charles Flamand, Bernard Roger, Kurt Seligmann à qui l’on doit le livre « le miroir de la magie » et qui a beaucoup aidé André Breton lors de la rédaction d’« Arcane 17 » en lui procurant de la documentation sur le tarot, sur la science sacrée des nombres, etc., et Guy René Doumayrou à qui nous devons l’ouvrage « La géographie sidérale » qui a été réédité aux éditions Arma Artis. Sans oublier « Un Saturne gai » d’André Pieyre de Mandiargues[3] (Ed. Gallimard 1982). Ce livre est une série d’entretiens avec Yvonne Caroutch qui prend pour base le thème astrologique du poète. Je précise par ailleurs qu’Yvonne Caroutch est la grande spécialiste du mythe de la Licorne.

NAITRE OU NE PAS NAITRE… SUIVEZ LE SIGNE

Je vais maintenant aborder un sujet passionnant qui va nous placer au cœur de la question astrologique. André Breton avait modifié sa date de naissance.

Cette modification intervient clairement dans le courant de l’année 1934. Il disait être né le 18 février 1896 à 22 h 30, alors que selon son acte de naissance, il est né le 19 février 1896 à 22 h à Tinchebray dans l’Ornes. Du signe des Poissons pour le 19 février il passait au signe du Verseau pour le 18. Pourquoi un tel changement? Certains ont sauté à pieds joints sur ce point en disant : « Vous voyez, Breton ne croyait pas en l’astrologie, la preuve, il avait changé sa date de naissance! » Ces personnes ne se rendant pas compte que l’on peut retourner l’argument par : « Breton, croyait en l’astrologie, la preuve, il avait changé sa date de naissance. » Bref, réactions puériles qui ne présentent aucun intérêt. De plus, j’ouvre une parenthèse : l’astrologie n’est pas une affaire de croyance, mais d’observation d’un mouvement céleste et de sa correspondance avec les manifestations ici-bas. Autrement dit la loi des correspondances. Je ferme la parenthèse.

On pourrait croire Breton, qu’il serait effectivement né le 18 février et que par conséquent l’acte de naissance serait inexact, ce qui arrive parfois. Seulement, si l’on se reporte à ses écrits, il indique clairement être né sous le signe des Poissons, donc le 19 février. Par exemple, le poème intitulé « Âge » achevé le 10 février 1916 est daté du 19 février 1916, ceci afin de le faire coïncider avec sa date de naissance, c’est ce que rapporte Margueritte Bonnet à la suite d’une conversation avec André Breton datant — est-ce un hasard objectif ou une pure coïncidence — datant du 18 février 1962. Dans un autre texte « Introduction au discours sur le peu de réalité », André Breton fixe un rendez-vous à « onze ans et quarante jours après le 10 janvier 1925. » Si l’on fait le calcul, cela conduit à la date du 19 février 1936, son quarantième anniversaire. Enfin dans le « Manifeste du surréalisme » de 1924, il écrit : « (…) moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons. » Je stoppe ici cette énumération, car celle-ci ne répond toujours pas à la question du Pourquoi?

Jean Richer à qui l’on doit des études astrologiques, symboliques et psychologiques de Nerval, Hugo, Verlaine avait avancé l’explication suivante : à la fin du 3e ajour du livre d’André Breton intitulé « Arcane 17 » (faisant ainsi référence à l’arcane de L’étoile du tarot de Marseille qui symbolise l’espoir et la transmission) Breton dit avoir cheminé, sur le plan symbolique, avec Nerval le long du sillon doré. Puis, il précise : la jeunesse éternelle 1808 = 17 Naissance de Nerval et publication de « Théorie des quatre Mouvements et des Destinées générales » de Charles Fourrier. Non seulement l’année de naissance 1808 par une réduction arithmosophique donne un total de 17 (1 +8 +0 +8), mais la date de naissance complète de Nerval 22/5/1808 donne également le chiffre 17 (2 +2 +5 +1 +8 +0 +8). Ainsi, pour suivre André Breton à la trace dans son cheminement symbolique, il faut se livrer au même calcul pour la date du 18/2/1896 : 1 +8 +2 +2 +4 = 17. Richer avance donc l’hypothèse que Breton avait opéré cette modification afin d’être sur la même fréquence arithmosophique de Gérard de Nerval.

J’apporte ici ma version. L’arcane 17 du tarot de Marseille est généralement associé au signe du Verseau, signe qui correspond, je le rappelle, à la date du 18 février. Mais sur cet arcane figure un groupement d’étoiles dont la plus grosse est, non la planète Vénus comme on le prétend souvent, mais Fomalhaut du Poisson austral, situé vers le 3e et 4e degré du signe des Poissons. Cette observation nous ramène ainsi à l’ambivalence ressentie par Breton qui, en prenant l’arcane 17 comme emblème, synthétise à la fois le signe du Verseau et celui des Poissons, comme un jeu de va-et-vient entre ces deux signes. Reste à savoir si André Breton a orchestré ces mouvements astrologiques consciemment ou non. Je dis cela, car Breton était un homme doté d’une sensibilité et d’une intuition tout à fait remarquable, pour ne pas dire hors du commun. Il avait l’art de saisir la manifestation subtile des objets, de créer des connexions, il possédait ce don précieux de donner à voir. Dans le manifeste de 1924, il a cette phrase ô combien éclairante : « Je veux qu’on se taise quand on cesse de ressentir. » À ce propos, je me permets de préciser que cette déclaration relève d’une valeur neptunienne liée au signe des Poissons, ce qui nous ramène à la date officielle de sa naissance à savoir le 19 février.

Une autre explication a été avancée par Mark Pollizotti dans sa biographie : André Breton. (Ed. Gallimard 1999). Selon lui, c’est parce que Breton était amoureux d’une cousine maternelle, Manon, née le 18 février 1898. Cette explication est douteuse et de peu de fondement.

Plus intéressantes, en revanche, sont les investigations de Georges Sebbag rapportées dans son livre intitulé : « L’imprononçable jour de ma naissance André Breton. » publié aux éditions Jean-Michel Place. À partir des écrits de Breton et des indications de temps, de lieux et de date qui y figurent, Georges Sebbag retrace un itinéraire où se mêlent le réel et le surréel afin d’apporter un éclairage sur ce point. Je ne vais pas poursuivre plus avant concernant cet ouvrage, mais je vous invite à vous y reporter.

EXPLICATION ASTROLOGIQUE

Pour ma part, j’ai essayé de chercher une explication d’ordre astrologique. Pour ce faire, j’ai dressé les deux cartes du ciel, celle du 18 et celle du 19 février. Je tiens de suite à préciser que mes observations n’ont pas valeur de vérité absolue, mais ne sont, elles aussi, que de pures hypothèses.

Les différences sont les suivantes : tout d’abord, les luminaires c’est-à-dire le Soleil et la Lune. Pour le thème du 18 février, nous avons un Soleil qui se trouve à 29° 49 du Verseau et la Lune à 26° 53 du Bélier. Pour le 19 février, le Soleil est à 0° 48 des Poissons et la Lune à 8° 37 du Taureau. À ceci s’ajoute une modification dans l’axe du méridien céleste (Milieu du ciel/Fond du ciel), car l’heure de naissance présente un écart de 30 minutes (18/02 = 22 h 30 – 19/02 = 22 h) : pour le 18 février, nous avons un Milieu du ciel à 2° 52 en Lion et un Fond du ciel à 2° 52 en Verseau alors que pour le 19 février, nous avons un M.C. à 26° 36 en Cancer et un F.C. à 26° 36 en Capricorne. Au premier regard, il apparaît que le thème dressé pour le 18 février présente beaucoup plus d’aspects de tensions. Par exemple, dans un thème astrologique, la Lune symbolise le rêve, l’enfance, l’imagination, le clan, le féminin… dans le signe du Taureau pour le 19 février, symboliquement cela se traduit succinctement par : dans le signe vénusien (l’amour) du Taureau, il y a une exaltation de tout ce qui relève du raffinement, de la beauté, de la volupté et la grande importance (dans une nativité masculine) accordée au féminin (anima). De plus par sa maîtrise sur le M.C., elle engage l’être vers le rêve, l’expression du sensible, la poésie, etc.

Je ne pousserai pas plus loin l’analyse astrologique en tant que telle afin de ne pas compliquer le propos pour celles et ceux d’entre vous qui ne sont pas rompus à la lecture astrologique. Je vais donc vous livrer ma vision des choses, vision qui, je le rappelle, n’est que pure hypothèse.

En 1998, j’avais rédigé pour le n° 122 de la revue « L’astrologue » dirigée alors par André Barbault, une étude complète et très détaillée du thème astral d’André Breton pour la date du 19 février 1896 selon l’acte de naissance. Après avoir appliqué la technique des transits planétaires sur les moments déterminants de la vie d’André Breton, il est apparu nettement qu’il y avait une parfaite corrélation entre la nature de l’événement et le clavier symbolique de telle ou telle planète en transit à ce moment précis de sa vie. Je suis donc enclin à considérer le 19 février comme étant bel et bien le jour « réel » de sa naissance. Mais cette affirmation n’explique toujours pas le pourquoi du changement de date.

URANUS ET LE MOUVEMENT SURRÉALISTE

Dans le « Second manifeste du surréalisme (1930) », dans la partie où il prône l’occultation profonde, véritable du surréalisme, André Breton fait allusion à l’importance de la planète Uranus sur le mouvement surréaliste et il demande à ce que l’on procède à une étude astrologique approfondie en ce sens. Voici ce qu’il dit : « Quand on songe, d’autre part, à ce qui s’exprime astrologiquement dans le surréalisme d’influence “uranienne” très prépondérante, comment ne pas souhaiter, au point de vue surréaliste, qu’il paraisse un ouvrage critique et de bonne foi consacré à Uranus, qui aiderait sous ce rapport à combler la grave lacune ancienne? Autant dire que rien n’a encore été accompli en ce sens. (…) De la conjonction d’Uranus avec Saturne qui eut lieu de 1896 à 1898 et qui n’arrive que tous les quarante-cinq ans, de cette conjonction qui caractérise le ciel d’Aragon, celui d’Eluard et le mien — nous savons seulement, par Choisnard, que, peu encore étudiée en astrologie, elle “signifierait selon toute vraisemblance : amour profond des sciences, recherche du mystérieux, besoin élevé de s’instruire.” (…) “Qui sait, ajoute-t-il, si la conjonction de Saturne avec Uranus n’engendrera pas une école nouvelle en fait de science ? Cet aspect planétaire placé en bon endroit dans un horoscope pourrait correspondre à l’étoffe d’un homme doué de réflexion, de sagacité et d’indépendance capable d’être un investigateur de premier ordre.” Ces lignes, extraites de “L’influence astrale”, sont de 1893 et, en 1925, Choisnard a noté que sa prédiction semblait être en train de se réaliser. »

Dans cet extrait, nous voyons la grande précision d’André Breton et sa connaissance aiguë du processus astrologique. De plus, nous pouvons noter aussi la pertinence des analyses prospectives de Paul Choisnard. En effet, comment ne pas voir se dessiner en filigrane le surréalisme (école nouvelle en fait de science) et la personnalité d’André Breton (un homme doué de réflexion, de sagacité et d’indépendance capable d’être un investigateur de premier ordre.) Certes le terme « école » pour désigner le surréalisme est une maladresse, mais Choisnard n’avait pas de vision précise définie lorsqu’il rédigea ces lignes en 1893, Breton n’était pas né !

Une petite précision pour rester dans le même registre. La revue S.A.S.D.L.R.[4] présente en couverture un blason avec sur fond vert la représentation des glyphes Uranus et Saturne, imbriqués l’un dans l’autre, reproduisant ainsi la fameuse conjonction Uranus Saturne dont parlait Paul Choisnard.

Pour répondre à l’attente d’André Breton, j’ai procédé à cette étude[5] et je dois reconnaître qu’André Breton ne s’était pas trompé — ce qui démontre une fois de plus sa fine connaissance de l’astrologie —, car Uranus est effectivement la planète dominante du surréalisme avec en co-dominante la planète Neptune. Uranus est la planète du Verseau et Neptune celle des Poissons. Une fois de plus, nous sommes bel et bien à l’intersection Verseau Poissons. Uranus symbolise le côté insurrectionnel, révolutionnaire, innovateur du surréalisme, c’est l’énergie prométhéenne en action et Neptune symbolise les forces de l’inconscient, l’écriture automatique, l’utopie, la poésie et la pensée magique. Je pense donc qu’André Breton avait reculé sa date de naissance d’un jour pour correspondre totalement, ne faire qu’un avec le signe du Verseau régit par la planète Uranus, la dominante du surréalisme. Mais il avait toujours gardé secrètement la signature des Poissons, le titre de l’un de ses recueils de poèmes publié en 1934 : « L’air de l’eau » est significatif lorsque l’on sait que le Verseau est un signe d’air et les Poissons un signe d’eau. Je tiens en outre à préciser que la planète Mercure, qui en astrologie symbolise le mouvement, la pensée, la communication se trouve dans le signe du Verseau à la fois dans le thème du 18 et du 19 février, ce qui signe la dynamique intellectuelle de Breton. D’ailleurs, l’astrologue André Barbault a eu une formulation dans laquelle l’intuition l’emprunte au paradoxe. Dans la collection Zodiaque qui se compose de 12 fascicules traitant de chacun des signes astrologiques, dans celui consacré au signe du Verseau, il déclare en conclusion du portrait astrologique d’André Breton établi pour le 18 février : « Un hasard objectif a voulu que cet homme, en appel d’ivresse de vie, à la limite des audaces et illusions de l’esprit, soit précisément de ce signe (sous-entendu le Verseau). » Breton aura donc effectivement « forcer » non pas le hasard, mais le destin en décidant de sa propre naissance.

Mais il est un autre point « sublime » qui apporte un éclairage saisissant sur ce déplacement astrologique. Si l’on dresse le thème astrologique de Lautréamont, le poète phare des surréalistes, que voit-on ? Né le 4/04/1846 à Montevideo. Bélier ascendant Taureau. Lorsque l’on observe le méridien céleste, nous voyons un Milieu du Ciel en Verseau dans lequel trône la planète Neptune ! Or, comme déjà précisé : Verseau = Uranus et Poissons = Neptune. Nous retrouvons là l’alternance Verseau Poissons par le jeu dialectique de la maîtrise de l’un sur l’autre. Ce qui m’amène à penser : Breton a-t-il opéré ce mouvement solaire pour correspondre analogiquement et dialectiquement avec Monsieur le conte ? L’hypothèse mérite d’être retenue et sa dimension poétique a valeur d’insistance.

L’ASTROLOGIE JUSQU’OU?

Dans « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », André Breton écrit en ouverture : « Sans doute y a-t-il trop de Nord en moi pour que je sois jamais l’homme de la pleine adhésion. » Cette phrase est très significative. Ainsi, il y allait de sa volonté de changer sa date de naissance d’un désir viscéral de ne pas s’en laisser compter par les astres, de les infléchir à la puissance de son désir, le seul apte à transformer le réel. À ce propos, voici une anecdote que m’a rapportée André Barbault très révélatrice de la résistance d’André Breton. C’était durant les années 50, André Breton pour la revue « Médium » fit demander à André Barbault d’écrire un texte sur l’astrologie. André Barbault était le grand spécialiste de l’astrologie mondiale. Il travaillait alors sur les grands cycles planétaires et il note que le surréalisme relève du cycle Saturne-Pluton. (Je tiens à préciser au passage qu’il ne faut pas confondre le cycle avec la dominante, le premier marque l’émergence et la fin d’une chose alors que la dominante marque la teinte d’une chose.) André Barbault rédige donc son texte sur ce point et l’adresse à André Breton. Après avoir pris connaissance de l’article, André Breton refusa de le publier, car il ne pouvait pas accepter l’idée que le surréalisme puisse s’inscrire dans un cycle planétaire, c’était à ses yeux du déterminisme, un non-sens vis-à-vis de ce que prône et défend le surréalisme. On peut ainsi constater les contradictions et comprendre aussi les raisons qui l’ont poussé à modifier sa date de naissance.

Est-ce à dire que Breton réfutait l’astrologie prévisionnelle pour autant ? Non. Dans une lettre datée du 20 septembre 1961 adressée à Jean-Pierre Lassalle (que je tiens à remercier ici de m’avoir autorisé à reproduire un extrait), voici ce que dit André Breton : « (…) Je suis anxieux d’observer à quoi correspondra l’extraordinaire amas planétaire dans le Verseau et sous la queue du dragon qui se produira en février 1962. La guerre? La révolution? Des épidémies? Des réalisations cosmonautiques exceptionnelles? Rien? Nous verrons, mais, en attendant, si j’étais à la place de Kennedy ou de Kroutchev, je proposerais une trêve de six mois et une conférence sur Berlin en mars 1962. »

 Or, si l’on remonte dans l’Histoire, que s’est-il passé de marquant précisément en février 1962 ? Voici :

  • 5 février, de Gaulle appelle à l’indépendance de l’Algérie.
  • 8 février, ce sont les manifestations contre l’OAS à l’appel des organisations syndicales, du PSU, du PCF qui furent interdites par le gouvernement. Cela se soldera par une violente répression policière en particulier au métro Charonne ou 8 personnes furent tuées.
  • 18 mars 1962, Les accords d’Évian qui mettront un terme à la guerre d’Algérie.

Dans cette dédicace, André Breton se lance dans un pronostic qui relève de la grande tradition astrologique, fort peu pratiquée, qui est celle de l’astrologie mondiale qui repose sur l’observation des grands cycles planétaires dont André Barbault fut le grand spécialiste.

Autre envoi très significatif. Celui destiné à Edmond Bomsel de « Farouche à quatre feuilles. Éd. 1964 », voici ce qu’écrit André Breton :

« Le ciel de Kennedy, avec une problématique Saturne proche de sa culmination — ce “Saturne en maison X est la pire des positions qui soient pour un politique : c’est elle que l’on rencontre le plus souvent chez les souverains détrônés et homme d’États qui ont mal fini, de Napoléon III à Hitler, en passant par Charles X, Louis-Philippe et Laval…” Voilà ce que je lisais le 22 novembre au matin dans l’ouvrage d’André Barbault : 1964 et la crise mondiale de 1965 qui venait de ma parvenir. Le soir de ce même jour, c’était l’attentat de Dallas.

À Edmond Bomsel pour une révision globale des signes auxquels se fier. André Breton

Cet envoi mérite que l’on s’y arrête, car il est extrêmement troublant et riche d’enseignement. Déjà, il témoigne de la pertinence des études d’André Barbault qui avait fort bien mis en relief la problématique de cette position planétaire dans les thèmes de chefs d’État. Confirmation fut donnée par l’assassinat de Kennedy qui présentait une telle position. Mais de plus, nous avons là, de nouveau, la manifestation non d’un hasard objectif, mais d’une synchronicité (C.-G. Jung) qui met en parallèle dans un même espace-temps deux événements qui de prime abord n’ont pas de lien causal (lecture d’André Breton et, plus tard dans la même journée, l’assassinat qui avère les propos lus), mais qui prennent tout leur sens pour André Breton.

CONCLUSION

Le but de mon intervention n’était pas de démontrer qu’André Breton fut un astrologue dans l’acception forte et classique du terme. Ce que j’ai voulu mettre en relief c’est le fait qu’il avait appris scrupuleusement les rudiments de l’astrologie et qu’il les avait mis en pratique dans sa vie, son œuvre. Son intérêt n’a jamais fléchi de 1920 jusqu’à sa disparition en 1966. Ceci pour infirmer les propos qui tendent à dire que son intérêt fut mineur juste une passade. Au même titre que la psychanalyse, l’alchimie, etc. l’astrologie fut pour lui l’un des nombreux phares qui apportaient une autre vision de l’homme. Par son rattachement à la voûte céleste, l’astrologie permet de parvenir à cette résolution des antinomies c’est-à-dire réunir le haut et le bas en un point sublime. Et pour Breton, ce point sublime n’a jamais cessé d’être la poésie et l’amour fondus l’un dans l’autre dans le creuset surréaliste.

Ainsi, André Breton fut surréaliste dans sa pratique de l’astrologie et ailleurs.

Je finirai par cet extrait de “Poisson Soluble” : “J’ai ri jadis de la bonne aventure et je porte sur l’épaule gauche un trèfle à cinq feuilles. Il peut m’arriver chemin faisant de tomber dans un précipice ou d’être poursuivi par les pierres, mais ce n’est chaque fois, je vous prie de le croire, qu’une réalité.”


[1] https://www.andrebreton.fr/

[2] Voir à ce sujet, une lettre de Valentine Penrose adressée à André Breton et traitant de l’astrologie reproduite sur le site André Breton : Lettre astrologique Penrose Breton

[3] André Pieyre de Mandiargues rédigea un article intitulé “Parler d’astrologie” pour la revue L’astrologue (dirigée par André Barbault) publié dans le n° 2 – deuxième trimestre 1968.

[4] Surréalisme Au Service De La Révolution

[5] N° 122 de la revue L’astrologue – 2e trimestre 1998

 

Pierres d’attente

Pierres d’attente

Par Marc KOBER

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            Commençons par rappeler quelques réactions qui laissaient bien augurer de ses débuts poétiques : un certain Jean-Louis Gauthier, à Lyon, en février 1959, salue un « travail parfait », le recueil À un Oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, un « diamant noir », une première pierre d’attente, livre tiré à 120 exemplaires, ce qui peut rappeler les débuts littéraires d’André Pieyre de Mandiargues[1]. Ce même Mandiargues qui écrira en 1960, qu’il est un « admirable poète ». André Breton, quant à lui, le remercie de l’avoir « dissuadé de lâcher la barre dans la tourmente de l’art magique » en 1957. À un oiseau de houille…, cette poésie est née sous le signe de la quête, à travers l’opacité, du précieux métal. Une poésie qui se donne d’emblée (ou presque) un enjeu de connaissance, d’accomplissement par la chance et par l’obstination. Cette poésie est une aventure, et cette aventure a duré toute une vie, comme un fleuve creuse le roc, enlève les sédiments, et les pépites (verbales) de ce chercheur d’or (alchimique), ce sont les très nombreux recueils à couverture grise, ou le plus souvent ocre, jaune clair, qui jalonnent les années de son existence comme des « pierres d’attente », les marches d’un escalier parfois apaisé, parfois vertigineux.

Voici un poète qui sacralise le travail (mais non une poésie laborieuse), le labeur des mots uni au façonnement de sa personnalité, dont la retraite anticipée du surréalisme fut peut-être la chance d’une fécondation. Cette exclusion fut dictée en théorie « par son engagement dans la voie d’une recherche ésotérique »[2], mais cette recherche, n’est-ce pas précisément la clé de son accord avec André Breton, élément majeur de la constellation surréaliste ?

Le titre de ce premier recueil, À un Oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, pourrait passer pour surréaliste, alors qu’il ne l’est que par accentuation poétique de la chouette noire décrite en 1652 dans le Trésor du vieillard des pyramides. L’ermite est « à flanc de souffrance », pris dans une expérience au noir pour accéder à l’or. Ces cinq poèmes brillent de tous leurs feux dans une imagination née de l’attention portée à la merveille naturelle, comme les inclusions rêvées dans l’agate d’un oiseau, ou comme « la rivière aux galets d’escarboucle ». Celui qui entre en poésie avec ce livre n’hésite pas à suggérer l’union des contraires et la résolution dialectique du réel par une série d’images baroques qui associent feu et glace, descente et montée, lumière et ombre, crépuscule et aube. Parallèlement, un itinéraire initiatique est décrit dans les termes merveilleux du conte de fées ou du roman de chevalerie : passerelle, palais ensablé, tour, château en flammes, grotte, jardin secret, coffre et clé. Le réel est transfiguré par l’association métaphorique d’éléments comme « bec de flamme », « armure de sel », « l’éblouissante goutte de nuit ». En somme, ce jeune poète de 25 ans dédouble le réseau d’images baroques ou surréalistes en suivant une trame proprement initiatique. Quel plus beau recueil rêver pour entrer en poésie ?

La quête ésotérique se lit littéralement dans les premiers vers imprimés de toute son œuvre encore à venir : « J’ai parcouru les déserts d’os broyés de laves froides / Longtemps j’ai cherché des traces de pas sous la cendre » (À un oiseau…, La Lune Feuillée, p. 15)

Un second vers, presque aussi programmatique que le début de la Recherche proustienne… comment comprendre cette image des pas, sinon comme la vie, une présence salvatrice, et ce peut être une force qui dépasse l’homme en proie au vertige métaphysique, mais plus certainement une compagne de création, une guide qui assure ses pas. Ou bien encore des prédécesseurs, des précurseurs, qui indiquent une voie encore chaude, des œuvres encore vives, dans un temps (les années 50) de froideur : guerre froide, atome, nouveau roman… Dès ces premiers vers de toute l’œuvre (de tout l’œuvre) à venir, ce poète se montre exemplaire par sa fidélité à lui-même et aux plus hautes valeurs ; il exprime lyriquement déjà toutes les nuances de sa ligne mélodique et existentielle. N’est-ce pas le propre des grands créateurs, et surtout des êtres cohérents que de savoir très vite tenir un cap ? Quelle assurance bénéfique en ces temps d’incohérence… C’est une des raisons d’aimer cette œuvre (outre sa qualité dite « admirable ») que la bienfaisance qui y est visée, sinon atteinte, en dépit de multiples épreuves. Cette œuvre, si riche et si multiple, j’aimerais la comparer à ces autres pierres – les pierres magiques ‒, suivant le titre d’un livre paru en 1981, qui ont des propriétés spécifiques, adaptées aux besoins de chacun, et qui peuvent influencer favorablement, à condition de leur accorder un peu de valeur, le cours d’une existence.

En tout cas, il est certain que ce poète n’aurait pas pris autant de temps (la mettant au centre) à l’activité d’écrire des vers (ou des proses parfois), s’il ne lui avait pas accordé (comme André Breton) un pouvoir, le plus haut, celui de résoudre certaines antinomies, de réconcilier – même de façon éphémère – les contradictions. Cette ambition, placée dans l’exercice d’un langage averti des rythmes, ne va pas sans orgueil ni sans danger, et les premiers vers prennent des accents nervaliens pour le dire, dans un langage proche de celui des « emblèmes » de la Renaissance, ou dans un tarot aux lames analogiques, car c’est de destin qu’il s’agit ici dans un discours divinatoire, de son destin, donné à lire dans un miroitement d’images. Car ces images engagent toute une vie, et toute une œuvre, des milliers de vers, parfois admirables, toujours fort peu lus (la rareté du diamant, fût-il noir, fait son prix, nous disait J.L. Gauthier). , mais des vers qui auront parfaitement dit une essentielle certitude intérieure, unie à la contradiction (miraculeuse) d’une poésie-talisman. Dans une dédicace de La Lune feuillée, l’auteur avait barré l’adjectif « feuillée », pour mettre « talismanique » : « A Marc Kober, cette lune talismanique … » (vers 1991).

La quête poétique-alchimique, et toujours orientée par une espérance, même fugitive. Précisément, l’objet renouvelé de tant de livres est bien l’expression des différentes phases d’une quête, ou la réitération sous d’autres termes de la même quête. Ce sont des aléas, des revers (ce titre : Lorsque l’Envers se déploie, en 2007) et les combats, entre espoir et désespoir : « j’ai cru voir s’éteindre la flamme qui vacillait au plus profond des ténèbres closes. »[3]. Où l’on peut lire et voir aussi bien un emblème, un symbole poétique, qu’une image condensée de cette attente, de la vie de veilleur qu’il avait choisi. Dans « attente » se lit « attention », l’attention, les soins accordés à l’observation anxieuse des signes, et en particulier de ce signe par excellence qui est la lumière dissipant les ténèbres, ou les retenant. Cette attente, elle est dite quelques vers plus loin : « ivre de patience, j’attendais / dans l’humilité primordiale du silence. »[4]. Et ce motif de l’attention revient, dans un livre paru aux Éditions du Point d’or en 1984, sous le titre L’Attentive Lumière est dans la crypte. L’éditeur, Michel Landier, affirme avec une certaine vraisemblance et dans un parallélisme avec l’œuvre sculptée de Gaetano de Martino : « Ainsi, dans cette œuvre, comme dans celle d’Elie-Charles Flamand, la lumière est valeur suprême, apparition immaculée du Divin, elle est gagnée peu à peu sur l’obscurité matérielle. » (Dépliant paru avec ce livre). Par un déplacement remarquable, c’est la lumière qui devient attentive en premier lieu, et non plus celui-là qui entre et devient attentif à la lumière. Preuve d’une bienveillance qui rayonne, et d’une réciprocité. L’être n’est plus seul dans l’univers : il est guidé et attendu dans une tonalité optimiste. Une telle certitude trouve ici un éclat inhabituel. Tel n’est pas le cas en 1953, quoique finalement, cette poésie en forme de quête est une poésie de l’équilibre par les gouffres. Une poésie moins désespérée qu’équilibrée ? Il ne faut pas oublier qu’il fut pendant une période un très proche ami de Stanislas Rodanski alors interné à Lyon. Il regarde le gouffre mais ne s’y plonge pas tout entier.

Il connaît les grandes épreuves de l’esprit, il est « à flanc de souffrance »[5], il vit des tourments nécessaires, mais trouve le chemin périlleux qui ouvre une sortie ascendante : écrits en lettres majuscules, LA DESCENTE N’ANNULE PLUS LA MONTEE[6]. Les images sont peut-être irrationnelles parfois, ou dérivées d’un héritage surréaliste, mais elles semblent surtout des citations visuelles qui correspondent à un état intérieur. Sa configuration mentale est redéployée sous forme d’images à la fois codées et arbitraires où chacun pourra reconnaître de grands symboles : « Ermite enfin / habitant les hautains vestiges d’une tour penchée »[7] Est-ce allusion au neuvième arcane majeur, l’Hermite tel qu’il apparaît dans l’ancien tarot de Marseille ? Il représente la prudence et du point de vue moral, la sagesse et le recueillement. Cette lame augure sur le plan physique d’une vie longue mais tourmentée par une maladie chronique. Mais les combinaisons avec d’autres arcanes (le Pape, arcane V, apporte la résistance physique, mais l’arcane X la Roue de la fortune, « incite à broyer du noir ». Le XX (le Jugement) suggère des « difficultés vaincues », tandis que le XXI (Le Monde) apporte plus de fermeté. A condition de bien connaître la personnalité de cet auteur, il serait possible d’établir des liens entre cartomancie et poésie. La poésie d’Elie-Charles Flamand pourrait être lue comme un sismographe de son état intérieur, ou comme une forme d’auto-prédiction, d’anticipation des événements à venir, un art divinatoire qui suivrait les lignes de sa vie intérieure comme les lignes d’une main. Il s’agit plus probablement d’un exercice de lucidité, une connaissance de soi qui se traduit par des emblèmes ou des arcanes. Des secrets exprimés par des images. La personnalité du poète est peut-être posée d’emblée comme telle, sous le signe de l’arcane majeur de l’Hermite, avec une souffrance initiale, des affects sous contrôle (sont mentionnées des « craintes » et des « colères »[8], p. 15), une volonté de sagesse et de recueillement (c’est l’attente silencieuse).

Le but n’est pas d’établir une corrélation entre ces images et les traits du poète, encore que celle-ci soit souvent forte. Simplement, ces termes caractérisent assez bien un état initial, à partir duquel va opérer une volonté. La sagesse, le recueillement prennent appui sur un autre arcane majeur, l’Etoile (ou espérance) : « L’étoile tentaculaire que tu venais de débusquer / dans ta course jetait ses derniers feux »[9]. Or cette étoile a été la trouvaille et le don d’un autre protagoniste de cette scène, si l’on considère comme telle cette première page de l’œuvre, première partie sur cinq du premier livre publié. Et c’est un paradoxe, car l’ermite, même si ces valeurs sont seulement implicites, est associé à une vie solitaire et retirée, dans un but éventuel de prière et de pénitence. Or, l’ermite rencontre ici une porteuse d’étoile, un être féminin secourable, « perle nocturne dans l’écrin mobile du vent »[10]. Elle est peut-être encore « celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre / la femme-oiseau qui m’entraîne dans sa danse. »[11]. Par ailleurs, cette lecture laisse de côté bien d’autres circonstances relatées dans ce poème, et d’autres rencontres plus inquiétantes…

De plus, dans les derniers vers, c’est un autre arcane prépondérant, celui de l’inconséquence, le Mat (ou le Fou) qui apparaît, avec pour corollaire moral l’irréflexion, l’inconscience, et pour corollaire physique l’hérédité lourde, la langueur et la neurasthénie : « Fou, il marche alors aux abîmes ». Est-ce le signal d’une incartade, d’une inconséquence qui fait passer le bonheur avant la quête ? Ou bien, au contraire, une nécessité de recommencement, puisqu’aucune sagesse n’est définitive, que le recueillement et la sagesse ne sont atteints que par instants arrachés aux turbulences ?

La figure du fou, il ne la récuse pas, bien au contraire, et son exclusion du surréalisme, se fit aussi au nom d’une certaine déviance, en des termes qui forment un « portrait-charge », terme utilisé par Elie-Charles Flamand lui-même dans sa réponse à André Breton, suite à la lettre d’exclusion collective du 11 mai 1960. Flamand est notamment critiqué pour sa «maniaquerie innocente »[12]. Adepte à ses heures perdues du collage, et de bien d’autres techniques, témoin le livre « Ciseaux en liberté » (La Mezzanine dans l’éther, 2009 ; une série de découpures de papier en couleur réalisées à Lyon en 1950, en regard avec de courts poèmes inspirés par ce travail), il s’était plus à se représenter en personnage drolatique à chapeau haut de forme désuet. L’humour est souvent au rendez-vous avec Elie-Charles Flamand, malgré la gravité de sa quête, ou de son discours parfois.

Et ceci ne démentira pas non plus une autre valeur surréaliste, un tropisme de l’amour fou qui est l’un des charmes de cette œuvre, mais un amour assez, ou plus encore, idéalisé. Son livre, Erotique de l’alchimie, paru en 1970, pourrait apporter un certain éclairage à cette importance de l’amour (et de l’étoile) dans l’ensemble des opérations décrites.

Par ailleurs, à s’en tenir à la seule lecture des éventuels arcanes, on laisserait de côté d’autres réseaux de significations et d’autres prestiges du langage. Un des talents de cet auteur est son usage vivant d’une héraldique jamais froide ou désincarnée, mais toujours signifiante, à la manière dont Nerval pouvait manier les emblèmes les plus codés avec un résultat absolument personnel : « habitant les hautains vestiges d’une tour penchée / à flanc de souffrance ».

Ce serait faire aussi l’impasse sur la puissance que possèdent certains mots, dont la sonorité, mais aussi le sens, le requièrent, tel le substantif « embellie », « braises » (aurorales), « cristal », « jouvence », « centre », on l’a vu « lumière », ou « souffle ». Et certains termes qui relèvent de l’univers de la voyance : « éblouissante », « l’éclair », « flamboyer », « en flammes », aussi bien que de celui de l’alchimie. Et surtout les décalages, les torsions originales de ces termes simples pris dans un grand jeu analogique et oxymorique.

Dès cette première pierre d’attente, Elie-Charles Flamand révèle un art musical de placer les mots, un art du swing très personnel, au moment où il a décanté la découverte précoce des jazz-men américains qui seront célébrés et expliqués par Hugues Panassié, auteur dès 1943 de La musique de jazz et le swing, à l’exclusion du be bop. Ces poèmes, et aussi ceux écrits depuis La Lune feuillée en 1968, s’imposent à tout lecteur sensible à une grâce hermétique parente des neiges, du miroir et de l’acier. Le poète a saisi d’emblée le pouvoir des alliances inattendues, des accords de substantif à adjectif. De quoi nourrir des années de poèmes à écrire. Ces pierres d’attente sont déjà, pour reprendre le titre d’une section de La Lune feuillée, des « pierres de vérité ». Ces poèmes, au-delà de leur dimension proprement spirituelle, nous renseignent précieusement sur l’état d’esprit d’un jeune poète qui vient de rencontrer André Breton après avoir connu de toutes autres expériences.

Parmi celles-ci, l’étude des minéraux, et d’une manière générale, un grand attrait pour les sciences naturelles, venaient nourrir l’émergence d’une préoccupation autre. L’étude des pierres et des fossiles le conduisit sans doute à un souci de précision dans l’expression, et le regard qu’il pose sur les objets du monde matériel est tout autre que celui de la plupart des poètes. Pour lui, la poésie ne sera certainement pas un divertissement, mais bien la continuation de ses premières recherches scientifiques par d’autres moyens, dans le souci d’une plus grande connaissance. Ainsi, lorsqu’il évoque le souvenir d’une visite capitale effectuée au musée de Montbrison, et la collection de Jean-Baptiste d’Allard, c’est pour constater aussitôt que cette Wunderkammer, loin d’être un simple musée de sciences naturelles, était « un point d’appui permettant d’atteindre le sacré épars dans l’univers », et qu’en outre, cette collection laissait « une place importante à l’insolite, au mystère, à l’exceptionnel, à l’imaginaire »[13] ().

Accroître l’acuité de sa perception de l’univers, tel semble être le voeu souvent manifesté dans son oeuvre. Suivant la théorie médiévale d’une corrélation entre microcosme et macrocosme, le souci général de percer à jour une partie du mystère de l’univers rejoint celui d’une meilleure connaissance de soi. Extérieur et intérieur se rejoignent, suivant une coïncidence des opposés. Et le lieu de cette coïncidence ne pouvait être que la poésie.

Si l’on passe outre un certain nombre de recueils publiés dans l’intervalle et si l’on s’intéresse maintenant à des publications plus récentes, à partir de 2008, on retrouvera le même souci de poser les pierres de son chemin, d’indiquer une voie, un chemin de lumière qu’il ouvre avec persévérance et dignité. Chaque livre constitue, obstinément, une pierre. Et l’on comprend mieux le sens d’une relative indifférence au (grand) public. Ces pierres sont « durables ». Elles ont un usage interne et externe. Certains de ces livres paraissent à l’effigie du capricorne vertical (Les Strates de l’instant, 2009), signe zodiacal de l’auteur, animal totémique, dans la mesure où il creuse profondément sa galerie, dépose la vie qui sortira du bois au printemps sous forme d’insectes frais et brillants comme des bijoux. Tant de poèmes sont ainsi déposés pour le regard et pour la postérité, favorisés par l’auteur.

En un sens, cette poésie est une continuelle réécriture de la genèse. Des mondes poétiques naissent, non sans violence ni chaos. Elle est tellurique et profonde, comme s’il fallait s’enfoncer au plus profond de soi pour atteindre une vérité qui n’a rien en commun avec le monde ordinaire, afin de mettre à jour des Terres d’appui, titre d’un recueil de 2008 conçu avec des papiers découpés d’Obéline Flamand. Cette descente à fond de mine peut rappeler l’exploration du centre de la terre, et cette lave profonde, appelée par d’autres le subconscient, remonte avec un bruissement joyeux. Elle chante et musicalise ses ruisseaux. La matière sombre, l’inquiétude des jours et des nuits, se transfigurent en matière verbale. Elle devient poème. C’est bien cette transfiguration mélodieuse qui sépare Flamand des poètes du matériau brut.

L’univers où se meut le poète est, le plus souvent, cette « lourde nuit facettée d’épreuves »[14], mais tout ce noir est enclos en des « lignes enflammées ». Le « centre » de l’être reste intact. En un « point d’émotion »[15] s’est replié le centre. Il est fascinant de voir comment les aléas psychologiques se traduisent en termes graphiques, en point, courbes d’énergie, expansions, ce qui les accorde pleinement aux compositions méditatives d’Obéline Flamand, de l’ordre d’une vitalité qui donne l’allégresse parfois perdue en chemin. Précisément, le poète fait appel à la « vue allègre » pour égarer la lassitude, et continuer à « jouer avec la transparence »[16], ou « caresser avec amour les pétales de l’univers »[17].

L’oubli, l’aridité, le « vent cendreux de l’ennui »[18] sont les forces maléfiques dont il faut se débarrasser, afin de se rappeler à l’ordre de « l’invariable lumière »[19]. Il existe toujours un moment de concentration des forces favorables, un « point solaire »[20]. Ce creuset de puissance, c’est l’amour, le partage et le don en retour, « : […] tes mains s’entrelaçant aux miennes »[21]

Le soleil noir est bien le symbole clé de cette poésie sujette aux aléas d’un moi mélancolique – « les sources capricantes de notre mélancolie»[22], expression associée au natif du Capricorne. La musique est un souverain remède, ou plus simplement les sons, tambour et cymbales, mais aussi l’idéalité de l’amour : « tu as vu le minois d’une étoile apparaître dans les cendres »[23]. L’amour est protecteur. Il est le facteur unitaire infaillible qui lutte contre la « tourmente ».

Dans ce combat quotidien, l’opalescence, la couleur cristalline, les braises, la transparence ou l’embellie sont les indices d’une victoire en dernier lieu contre le plomb, parce que le poète est « épris de blancheur vraie »[24].

Tout l’effort des mots usités est de faire tomber, inlassablement, le « leurre de l’opacité »[25]. Derrière l’amoncellement des « scories », dans le flot, le poète orpailleur discerne des « copeaux de sapience »[26]. Cette activité continue de filtrage ne va pas sans une lenteur qui est celle de la « calme et vénérable errance »[27]. Le calme et la lenteur sont des qualités essentielles. Car la certitude est bien là : il existe un vrai centre, qui reste à atteindre, « le verger du monde/ au centre du dédale »[28].

Dans le recueil paru l’année suivante, en 2010, Le Troisième souffle, la partie intitulée « La Pierre est plus qu’une pierre — transmutations » contient dix-sept poèmes sous le signe de la métamorphose. De nouveau, voici la promesse d’un nouvel élan. « Le voici égaré dans l’aventure »[29]. Autrement dit, tout recommence pour « le voyageur sans armure », qui est pérégrination aussi bien que « veille » attentive[30]. Une voie étroite, car il s’agit de la poésie pure, « poursuivre le pur », mais aussi une voie morale. Ainsi, la poésie de Flamand s’avance au pas du chemineau, prise dans l’oxymore du gradus/regressus. Les « péripéties durables »[31] est une expression significative du long détour et de la lenteur de l’accomplissement. C’est pourquoi la révélation est presque indécelable, telle le « friselis d’une sapience »[32].

Au fond, cette difficile assomption d’un état désiré s’explique aussi par la dualité : « Je cultive la nuit/chantant la lumière »[33], en quête néanmoins d’un « rajeunissement spirituel ». Après l’épreuve douloureuse vient le « fondamental éclairement »[34] jusqu’à la découverte des « radicelles du monde »[35], mais l’appel de la route revient toujours. Les positions acquises ne sont plus qu’un « piédestal aujourd’hui effondré »[36]. « Beyond » (titre d’un poème), oui, « beaucoup plus loin », tel est le but. A l’éblouissement succède « le règne du clair-obscur »[37]. Et le « pur savoir » perd de son « intensité »[38]. A la désorientation succède « le calme et la solitude », et bientôt la « plénitude », indices d’un accomplissement symbolisé par une barque : « S’évasant en une barque isiaque / Qui dresse hardiment son contenu / la plénitude. » [39]

Un élément important de réussite est la réunion de deux êtres : « la verdure nous tient l’un et l’autre/tandis que s’actionnent les éclairs »[40]. L’éclaircie dans la forêt ténébreuse vient aussi de la réunion de l’un avec l’autre.

Il s’agit de « traverser la voûte »[41], afin de trouver une « place propice », ou encore un « ilot de sérénité »[42]. C’est alors que le poète aperçoit l’objet de sa quête, une « perle violette » (« cette perle violette/ que je cherche longtemps quand je m’intériorise »[43]) en un point perdurable : « Je m’offre dépouillé aux surprenants désirs /du Point perdurable [44]. C’est le temps d’une « complicité inattendue », et bientôt le moment du « partage »[45]. « Déploration d’un aujourd’hui » revient avec discrétion sur un parcours vital, du « garçon » à « l’homme que je suis », et explique la translation du domaine des sciences naturelles, paléontologie essentiellement, au domaine du perfectionnement de soi à travers la poésie : « si je me suis écarté peu à peu du champ de fouilles / Aussitôt j’en ai retrouvé un autre en moi »[46].

Aussi bien, le travail alchimique au vif athanor est-il une autre part nostalgique de lui-même qu’il ne tient pas non plus à ranimer pour ne pas se détourner du « sourd travail / du magma formé par le maintenant »[47]. Affronter le présent en sa difficulté avec le matériau verbal, au cœur de soi, tel est le choix effectué, celui d’une vie entière prise dans une « patience oiselée » : « Aussi faut-il faire croître une patience oiselée/ elle seule commandera au grand vent de s’abattre/ Alors nous flottons dans le bleu vibrant/ Au-dessus de l’invisible océan du verbe » [48]

Et c’est la patience qui a le dernier mot, car « la patience va éclore », titre du dernier poème de ce recueil, pour que le poète soit allégé par « un chant piqueté de sagesse », et provisoirement délivré de toute grisaille, « dans la forêt d’astres broussailleux » [49] !

 

Université Sorbonne Paris Nord

[1] Un livre remarquable et totalement inattendu, composé par l’auteur, et tiré à 280 exemplaires sur vélin, sous le titre Dans les Années sordides, en 1943, entre Nice et Monaco.

[2] Comme il est indiqué sur le rabat de l’édition chez Pierre Belfond de La Lune feuillée, en 1968.

[3] La Lune Feuillée, op. cit. , p. 15.

[4] Ibidem.

[5] Ibid.

[6] La Lune feuillée, op. cit., p. 17.

[7] Idem, p. 15.

[8] Ibidem.

[9] La Lune feuillée, p. 15.

[10] Ibidem.

[11] La Lune feuillée, p. 18.

[12] Voici quelques lignes de conclusion de cette lettre : « [ …] Les soussignés, faisant la part de l’égocentrisme et du narcissisme qui silhouettent assez drôlement son personnage, constatent que la maniaquerie innocente, l’orientalisme fumeux, l’ésotérisme ruiniforme de Charles Flamand l’apparentent plus évidemment au compagnonnage poussiéreux des enfers de bibliothèque qu’à une quelconque activité de groupe, qui suppose de chacun quelque ressort, en conséquence se prononcent pour l’occultation définitive et sans appel de Charles Flamand. » (André Breton, « Elie-Charles Flamand, surréalisme et poésie ésotérique : témoignage, cahier de l’Herne, 1998, p. 117).

[13] Elie-Charles Flamand, Les Méandres du sens, Dervy, 2004, p. 113.

[14] Terres d’appui, « Fermement », La Lucarne ovale, 2008, p. 10.

[15] Ibidem.

[16] Idem, « Autrement dit », p. 11.

[17] Idem, p. 12.

[18] Idem, p. 13.

[19] Id., p. 14.

[20] Id., p. 15.

[21] Id., p. 16.

[22] Id., p. 18.

[23] Id., p. 22

[24] Terres d’appui, p. 33.

[25] Les Strates del’ instant, La Lucarne ovale, 2009, p. 31.

[26] Idem, p. 34.

[27] Id., p. 35.

[28] Id., p. 37.

[29] Le Troisième souffle, La Lucarne ovale, 2010, p. 59.

[30] Ibidem.

[31] Idem, p. 61.

[32] Ibidem.

[33]Le Troisième souffle, p. 62.

[34] Id., p. 63.

[35] Id., p. 64

[36] Id., p. 65.

[37] Id., P. 66.

[38] Id., p. 67.

[39] Id., p. 68.

[40] « Incendier l’isolement », id., p. 69.

[41] Id., p. 72.

[42] Ibidem.

[43] Ibidem.

[44] Id., p. 73.

[45] Id., p. 78.

[46] Id., p. 76.

[47] Ibidem.

[48] Idem., p. 79.

[49] Idem., « la patience va éclore », p. 82.

Surréalisme et ésotérisme

Surréalisme et ésotérisme

Par Patrick Lepetit

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Dans le courrier qu’il m’adresse le 15 avril 2012, peu après la publication de mon livre Le Surréalisme, parcours souterrain, Pierre Dhainaut, qui avait été membre du groupe surréaliste au tout début des années 60 et avait entretenu une correspondance fournie avec André Breton puis Octavio Paz, m’écrit : « Toi, tu nous rappelles à l’ordre, l’ordre secret du surréalisme, que résume le mot de ‘magie’, lorsque l’auteur de L’Art magique parlait de ‘récupérer les pouvoirs perdus’. C’était son pari essentiel ». Et ces propos font incontestablement écho à ceux que tient Jean Schuster dans la sixième numéro de Docsur, à l’été 1988 : « Breton aura passé sa vie à forcer les serrures de la raison raisonnante et raisonnable avec toutes les clefs qu’une ‘attraction proportionnelle à sa destinée’ a mises entre ses mains »2. Quant à Bataille, il ira jusqu’à parler de « l’atmosphère quasi religieuse ou même magique du surréalisme », comme le rappelle Michel Camus dans sa préface à la réédition d’Acéphale par Jean-Michel Place en 1995.  On ne saurait mieux souligner l’importance, en effet, de l’ésotérisme sous toutes ses formes dans la genèse et le développement du surréalisme comme système d’appréhension du monde. Il doit pour autant être bien clair que cet indéniable attrait pour l’ésotérisme ne saurait en rien impliquer une adhésion à une croyance, quelle qu’elle soit, en une transcendance. Si la fameuse phrase du Second manifeste,  » Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »3 porte à réfléchir,  d’une certaine manière, le « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là » prêté à Eluard[1] clôt le débat.

S’il n’est évidemment pas question de nier l’apport du Marxisme ou de la psychanalyse au surréalisme, quoiqu’il soit dans ce domaine indispensable de relativiser, l’esprit du mouvement, dans le domaine politique, étant fondamentalement libertaire 4 et le contact entre les surréalistes, Breton en tête, et Freud n’ayant guère dépassé le stade de la courtoisie – pour ne rien dire du rejet de Jung par la plupart des membres des groupes, à la notable exception d’Elie-Charles Flamand, précisément, et de certaines personnalités, comme Tzara, Leonora Carrington et Remedios Varo -, il convient de rappeler que Breton et ses amis s’inscrivent fermement et avec constance dans la continuité des Symbolistes, par exemple, comme 5 Saint-Pol Roux, des Romantiques et même des Illuministes du XVIIIème siècle, Martinès de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin 6 en tête, tous deux cités dans des textes de Breton[2], mais aussi de personnalités comme André Rolland de Renéville[3] ou Pierre Mabille. Et on sait fort bien l’amitié qu’André Breton entretenait avec Eugène Canseliet, le disciple de Fulcanelli, Robert Ambelain, alias Aurifer, franc-maçon, gnostique et martiniste ou encore 7 Robert Amadou, alias Ignifer, également franc-maçon, ésotériste, fondateur de la revue La Tour Saint-Jacques et collaborateur de l’Institut Métapsychique International.  Or cet attrait pour l’occultisme sous toutes ses formes qui se fait jour dès les premiers numéros de Littérature et jusqu’à nos jours, dans les dizaines de groupes qui de par le monde, se réclament encore du surréalisme, cet attrait pour le « certain sacré extra religieux » cité par Breton dans les Entretiens  que 8 tous les grands Voyants de XIXème siècle sont allés chercher dans les jachères de la raison, irrigue le mouvement en profondeur. Ce qui ne manque pas de jeter une intéressante lumière sur la conception de l’Avant-garde littéraire et artistique comme rupture …

Astrologie, divination, magie, alchimie, franc-maçonnerie, Celtisme, compris comme survivance d’une authentique « Tradition occidentale » antérieure à la Romanisation, rares sont les sciences dites traditionnelles, les pratiques ésotériques, qui n’ont pas été au moins effleurées par les surréalistes.

La « période des sommeils », par exemple, en 1922-1923, les montre s’aventurant sur le terrain – fort peu rationnel – de la médiumnité et si Breton en personne met un terme à l’expérience, c’est parce qu’il pense que « sur cette voie, passé outre à une certaine limite, la désintégration menace »[4] et l’on frôle même l’abime… Médiumnité qui sera toujours au cœur des interrogations des surréalistes, à côté de la divination qui voit, par exemple, André Breton adresser en 1925 une 9 « Lettre aux voyantes » – pour ne rien dire de l’invraisemblable portrait de madame Sacco en madone hallucinée qui figure dans Nadja. L’astrologie, « une très grande dame, fort belle et venue de si loin qu’elle ne peut manquer de me tenir sous le charme »[5], écrit-il encore, dans les dernières années de sa vie, lui paraît « détenir les plus hauts secrets du monde »[6] – même s’il prend la précaution de préciser qu’il « y a toutes sortes de moyens de connaissance et (que) certes l’astrologie pourrait en être un à condition qu’en soient contrôlées les prémisses et qu’y soit tenu pour postulat ce qui est postulat »[7]…  Mais l’on sait qu’il aimait dresser 10 les thèmes astrologiques de ses proches, puisque figuraient encore dans l’Atelier au moment de la dispersion pas moins de dix-neuf de ces documents, dont ceux de Nush et Paul Eluard, de Saint-Exupéry, de Valentine Hugo, Robert Desnos, Charles Baudelaire, Yves Tanguy, d’Alfred Jarry, d’Aragon, de René Char, Crevel, Picasso, Soupault, Rimbaud, Huysmans, Hugo et Lautréamont, sans oublier Benjamin Péret… Et si celui d’Aube avait été dressé par Pierre Mabille, médecin réputé qui l’avait mise au monde, on sait qu’André Breton avait également réalisé celui d’Yves Elléouët !

Ce vestige d’une tradition occidentale primordiale qu’est le Celtisme, révélé à Breton – mais le terrain était propice – par le hasard objectif qui fait apparaître dans sa vie à très peu d’intervalle 11 Jean Markale et le Lancelot Lengyel de L’Art Gaulois dans les médailles, le tout sur fond d’organisation de la grande exposition Pérennité de l’art gaulois au musée pédagogique en 1955, n’est pas en reste, surtout que Julien Gracq en avait, peu auparavant, souligné la proximité avec le surréalisme dans son avant-propos à sa pièce 12 Le Roi pêcheur, publiée en 1948 et jouée en 1949. « Le compagnonnage de la Table Ronde », écrivait-il, « la quête passionnée d’un trésor idéal qui, si obstinément qu’il se dérobe, nous est toujours représenté comme à portée de la main, figurant par exemple assez aisément en arrière-plan un répondant – au retentissement indéfini – pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme »… Quant à Jean Markale, membre du groupe jusqu’en 1976 au moins et sa contribution au livre de Vincent Bounoure, La Civilisation surréaliste, il déclare en 1978, dans un entretien avec Gérard Bodinier : 13 « Le surréalisme et le celtisme, c’est pareil, mais il faut des nuances. Ils ont des démarches parallèles : ils refusent l’un et l’autre le dualisme et le socratisme. Le surréalisme est une vision du réel débarrassée de l’acquis méditerranéen, un détonateur pour le futur. Il arrive aux mêmes conclusions que le Celtisme »[8]. Entre autres choses, les surréalistes seront également nombreux à s’intéresser aux intersignes, ces messages de malheur venus, pour les Celtes de l’Au-delà. L’épisode du Fort Bloqué, dans L’Amour fou, et la théorie du « halo maléfique » peuvent en être rapprochés, tout comme la propension de Breton à rappeler sa propre prédiction d’une seconde guerre mondiale devant éclater en … 1939 ! 14 Pierre Mabille, également, écrit sur l’énucléation subie par Brauner en 1938 et que le peintre avait si souvent anticipée dans ses toiles !

Et en parlant de Brauner, 15 c’est lui surtout, très marqué par l’occultisme dans son enfance roumaine, que je retiendrai comme représentatif des nombreux surréalistes qui se sont penchés sur la magie. Lecteur passionné du livre de Jean Marquès-Rivière, 16 Amulettes, talismans et pantacles dans les traditions orientales et occidentales (1938) dont il possède un exemplaire qu’il donnera à Sarane Alexandrian, Victor Brauner a toujours ressenti le plus vif intérêt pour la magie comme manière d’agir sur le monde matériel par le biais de rituels et ses teraphim, le 17 Héron d’Alexandrie[9] de 1939 ou La Palladiste de 1943  témoignent déjà très bien de cette inclinaison. Mais, pendant la guerre, Victor Brauner, isolé et réfugié aux Celliers de Rousset, dans les Hautes Alpes, va aller plus loin et concevoir ce qu’il appelle des objets de contre-envoûtement « fort impressionnants », comme dit Breton dans Le Surréalisme et la peinture, afin de lutter contre le mal qui se répand sur le monde. 18 L’Objet de contre-envoûtement, mais aussi Les Amoureux, Image du réel incréé, Le Talisman ou Le Portrait de Novalis, tous de 1943, relèvent de cette inspiration. Sur un mode plus serein, peut-être, les Charmes qu’il adresse (ou non) aux femmes aimées, en particulier à Laurette Séjourné, procèdent de la même démarche…

Parmi les sciences traditionnelles qui tiennent une place conséquente dans le paysage mythique du surréalisme, je vais, compte-tenu des liens particuliers qu’entretenait avec elle Elie-Charles Flamand,  m’attarder tout particulièrement sur l’alchimie. Après 19 Michel Carrouges, dans son André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Richard Danier a montré dans son livre L’Hermétisme alchimique chez André Breton[10] le caractère quasi structurel des relations entre le surréalisme et l’alchimie à travers trois des principaux livres de l’auteur des Manifestes. Nadja, L’Amour fou et Arcane 17 – même s’il me semble que l’imprégnation puisse remonter à plus loin encore, puisque dans la « Lettre aux Voyantes », on peut déjà lire : 20 « L’invention de la Pierre Philosophale par Nicolas Flamel ne rencontre presque aucune créance, pour cette simple raison que le  grand alchimiste ne semble pas s’être assez enrichi. Outre, pourtant, les scrupules de caractère religieux qu’il put avoir à prendre un avantage aussi vulgaire, il y a lieu de se demander en quoi eût bien pu l’intéresser l’obtention de plus de quelques parcelles d’or, quand avant tout il s’était agi d’édifier une telle fortune spirituelle ». Et je tiens au passage à souligner l’emploi de ce mot, spirituel ! Et à insister sur la dernière partie de la citation, souvent omise : « Nous sommes à la recherche, nous sommes sur les traces d’une vérité morale« [11]…  Le livre de Danier établit clairement que l’iconographie et, au-delà, la pensée alchimique qui les sous-tend et que l’on peut symboliser par cette citation de L’Amour fou, « A flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé », forment un véritable fil rouge qui court à travers les trois récits… S’il est par ailleurs vrai que les textes alchimiques, comme cela a souvent été signalé, entrent facilement en résonnance avec les textes automatiques, s’il est indéniable que l’usage de la pensée analogique est commun au surréalisme et à l’alchimie, on note que, sur un plan symbolique, la Tour Saint-Jacques est sans doute pour les surréalistes le monument le plus emblématique de Paris.

À Paris la tour Saint-Jacques chancelante
Pareille à un tournesol
Du front vient quelquefois heurter la Seine et son ombre glisse imperceptiblement parmi les remorqueurs

Elle surgit au détour de nombreux textes de Breton lui-même, comme celui-ci,  du Revolver à cheveux blancs à L’Amour fou en passant par Arcane 17, 21 tandis que Brassaï en donne en 1937 une photo à forte charge onirique, et qu’Elie-Charles Flamand lui consacre une plaquette en 1973…

Breton, pourtant, n’a jamais prétendu travailler à l’élaboration de la “médecine universelle” et « ne fut pas un initié » parce que « poursuivre ses connaissances alchimiques eût été pour lui privilégier une voie particulière »[12]. Il n’est donc jamais allé lui-même « au fourneau », comme on a coutume de dire, et va jusqu’à écrire à René Alleau, en 1959, qu’il « persiste à buter contre la nécessité qu'(il) n’arrive pas à faire (s)ienne organiquement de ce ‘travail pratique’ de l’alchimie », qu’il est conscient que « la comprendre – cette nécessité – ne peut être que le fruit d’une illumination bien décidée à (lui) manquer » et qu’il « ne supporte pas si bien d’en être réduit à une appréhension purement poétique des textes alchimiques »[13]. Le goût de Breton pour l’occultisme et l’alchimie l’a cependant suivi jusqu’au cimetière des Batignolles. 22 Sa tombe, en effet, est ornée du Château étoilé, une pierre en forme de sceau de Salomon en trois dimensions que le poète avait trouvée peu de temps avant sa mort à Domme, en Dordogne. Ce vif intérêt pour l’Etoile, l’arcane 17 du Tarot, mais aussi la première manifestation du Grand Œuvre pour l’Artiste, ne fait que renforcer la « profession de foi » alchimique de l’auteur de Fata Morgana : « Je cherche l’or du temps ».

Tout aussi troublante, et pourtant mal connue, est la relation qu’ont entretenu plusieurs membres du groupe surréaliste, et non des moindres, avec l’alchimie opérative, pour le coup, par l’intermédiaire du disciple de Fulcanelli, Eugène Canseliet – que Breton semble avoir connu, ainsi que son Maître anonyme, dans le salon des Lesseps, avenue Montaigne. Eugène Canseliet, le « Maître de Savignies » semble avoir été LA figure-clé de cette aventure. Si l’on s’interroge encore aujourd’hui sur la réelle identité de Fulcanelli, c’est bien Canseliet qui rédige sous la dictée de l’Adepte, préface puis publie les deux ouvrages mythiques que sont 23 Le Mystère des Cathédrales en 1926 puis Les Demeures philosophales en 1930. Il aurait du y avoir, d’après Canseliet, un troisième ouvrage, Finis gloriae mundi, avant que Fulcanelli n’en récupère le manuscrit, depuis disparu. Suite à leur rencontre avec René Alleau qui donnait conférence sur les textes classiques de l’alchimie[14], en 1952, à la Salle de Géographie,  dans le quartier Latin, plusieurs surréalistes vont se mettre aux fourneaux – ou du moins s’en approcher. Ingénieur de formation, auteur d’une thèse sur l’Alchimie au XVIIème siècle sous la direction de Gaston Bachelard 24, qui, tout en restant un philosophe des sciences, s’intéressait à l’alchimie et la considérait comme une voie d’initiation morale où « les symboles de l’expérience objective se traduisent immédiatement en symboles de la culture subjective »[15], 25 René Alleau, qui qualifiait l’alchimie de « religion expérimentale », était aussi, selon Canseliet, un disciple de Fulcanelli. Tout à son désir de restituer à l’occulte la Culture », comme dit Amadou, Alleau devient ensuite le directeur de la Bibliotheca Hermetica aux éditions Denoël-Retz. Consacrée à l’édition ou à la réédition des grands classiques de la magie, de l’astrologie et de l’alchimie, cette collection mythique avait le mérite de renouveler l’approche des savoirs traditionnels. Egalement membre du groupe surréaliste, 26 le futur auteur de Paris et l’alchimie Bernard Roger, autre « amoureux de Science » devenu un de ces « spécialistes compétents (chargés) de préparer et de revoir les ouvrages à paraître, en comparant les différentes versions des éditions anciennes », devait également largement y  contribuer en qualité de traducteur et préfacier. D’autres surréalistes, membres plus ou moins actifs du groupe, plus ou moins impliqués dans une démarche opérative très exigeante, 27 Elie-Charles Flamand, mais j’y reviendrai, le peintre 28 Jorge Camacho et son complice Alain Gruger, qui dans le laboratoire de Los Parajos parviendront au moins au premier Œuvre ou                                                  29 Maurice Baskine et dans une moindre mesure Philippe Audoin 30 font partie de ce petit groupe de surréalistes alchimistes. Dans un entretien avec Gérard Durozoi en 1998, Camacho déclare : « Mon intérêt pour l’Alchimie, je peux le situer autour de l’année 1968.(…) Il va sans dire que la science hermétique à laquelle j’ai commencé à m’intéresser à cette époque s’inscrivait bien dans le cadre d’une révolte, cette fois-ci d’ordre philosophique, contre toute conception dogmatique et académique de la Nature. Si le surréalisme joue un rôle essentiel dans cette autre conception de la réalité, aussi vaste et approfondie qu’on puisse l’imaginer, il est saisissant de constater un certain parallélisme entre leurs quêtes respectives. Depuis, je n’ai jamais pu séparer le mot ‘Alchimie’ de celui de ‘liberté’, même si ça peut paraître paradoxal ! J’ai d’ailleurs eu la chance de rencontrer au début de mes études de la science d’Hermès, Bernard Roger, Eugène Canseliet et René Alleau. Grâce à eux, je suis entré sans détours dans la voie de l’Alchimie traditionnelle, écartant de mon chemin toutes les spéculations d’ordre occultiste et autres doctrines pseudo-mystiques qui toujours se greffent sur le corps admirable de cette science et le dénaturent »[16]… Avec son ami Gruger, Camacho publiera en 1978, au Soleil Noir, le magnifique Héraldique alchimique nouvelle, un traité alchimique du XXème siècle orné 31 d’emblèmes frappés au coin du merveilleux surréalisme et agrémenté de devises issues pour la plupart du corpus littéraire surréaliste. Maurice Baskine, pour sa part, mort en 1968, a réalisé une œuvre, conservée pour l’essentiel au musée de Cordes sur Ciel, profondément et quasi intégralement marquée par l’Alchimie opérative, notamment le très grand triptyque 32 FantasopheRoc ou l’édification de la pierre de Fantasophopolis du milieu des années 1950 où sont représentées TOUTES les opérations alchimiques permettant de parvenir au Grand Œuvre. Il faudrait encore dire un mot du magnifique 33 Bourges, cité première[17] de Philippe Audoin qui témoigne d’une grand connaissance, pour le moins, de l’Art d’Hermès.

On ne peut pas conclure ce trop bref survol des rapports entre surréalisme et ésotérisme sans parler de la franc-maçonnerie, car elle est très présente dans le mouvement, notamment à travers le docteur Mabille, membre de la loge Marie-George Martin du Droit Humain. C’est lui, haut dignitaire de son obédience, qui va tenter d’attirer, sans succès Breton en maçonnerie – et c’est sans doute à son attention que Breton écrit, dans son poème « Pleine Marge », en 1940, 34

Je ne suis pas pour les adeptes

Je n’ai jamais habité au lieu-dit la Grenouillère

La lampe de mon coeur file et bientôt hoquette à l’approche des parvis

Je n’ai jamais été porté que vers ce qui ne se tenait pas à carreau,

subtile autant que discrète allusion, me semble-t-il au Pavé Mosaïque des Temples …

Mais c’est aussi par l’intermédiaire de Mabille que Breton, de passage à Haïti à la fin de son exil américain, va tenter de localiser la tombe de Martinès de Pasqually, fondateur, en France, d’un très important ordre para-maçonnique avant la Révolution, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Cohen de l’Univers 35  – et dont Breton connaissait fort bien la vie, puisqu’il écrit : « Nous inclinions tous les deux à y découvrir (dans le culte vaudou) des traces de mesmérisme, ce que rendait plausible – et passionnant à souhait – le fait qu’en 1772 débarque à Saint Domingue, accompagné d’un noir doué de ‘pouvoirs psychiques’, une personnalité selon moi des plus énigmatiques et captivantes : Martinès de Pasqually. Celui-ci dotera l’ile d’un ‘tribunal souverain’, fondera une loge à Port-au-Prince et une autre à Léogaire et y mettra définitivement au point son statut de l’Ordre des Elus Cohen avant d’y mourir en 1774. Nous ne désespérions pas d’un recoupement d’informations orales qui sur place pût nous faire retrouver le lieu de sa sépulture, demeuré inconnu, et qui sait, soulever le voile phosphorescent qui le recouvre »… Mais il y a plus troublant encore. Après la deuxième guerre mondiale, tout un groupe de jeunes surréalistes discrets, parmi lesquels 36 Bernard Roger, René Alleau, Roger Van Hecke, 37 Guy-René Doumayrou, Elie-Charles Flamand et Jean Palou adhèrent, sous la houlette d’un autre médecin, le docteur Hunwald, à la loge Thebah, de la Grande Loge de France , qui avait brièvement été la loge de René Guénon 38. Tous, sauf Jean Palou qui, passant de la Grande Loge au Grand Orient via la Grande Loge Nationale Française, connaîtra un parcours fulgurant et ira monter loges et chapitres dans l’Iran du Chah avant de mourir prématurément, en resteront membres jusqu’à la fin. A propos de René Guénon, ésotériste français qu’on ne présente plus, il convient de savoir que dès 1925, Breton, qui l’admirait tout comme Artaud et Queneau, avait envoyé Pierre Naville lui proposer de rejoindre le mouvement surréaliste, ce que l’auteur de La Crise du monde moderne avait refusé en les considérant comme de parfaits représentants de cette contre-initiation qu’il dénonçait dans toutes les sociétés ésotériques européennes. En 1953 encore, dans un article intitulé « René Guénon jugé par le surréalisme », et alors qu’aucun doute ne subsiste plus sur la nature réactionnaire de la pensée guénonienne, Breton dira encore : « Sollicitant toujours l’esprit, jamais le cœur, René Guénon emporte notre très grande déférence et rien d’autre. Le surréalisme, tout en s’associant à ce qu’il y a d’essentiel dans sa critique du monde moderne, en faisant fond comme lui sur l’intuition supra-rationnelle (retrouvée par d’autres voies), voire en subissant fortement l’attrait de cette pensée dite traditionnelle que, de main de maître, il a débarrassée de ses parasites, s’écarte autant du réactionnaire qu’il fut sur le plan social que de l’aveugle contempteur de Freud, par exemple, qu’il se montra. Il n’en honore pas moins le grand aventurier solitaire qui repoussa la foi par la connaissance, opposa la délivrance au SALUT et dégagea la métaphysique des ruines de la religion qui la recouvraient ». On a connu condamnation plus virulente.

Quantité d’autres exemples pourraient être pris, on pourrait parler de Malcolm de Chazal, 39 par exemple, du rapport du surréalisme au catharisme, plus généralement à la gnose… Mais en tout état de cause, il s’avère totalement impossible de minimiser l’apport de l’ésotérisme à la pensée surréaliste. Et dans cette perspective, Elie-Charles Flamand, poète surréaliste, franc-maçon et féru d’alchimie apparaît comme une figure aussi emblématique qu’incontournable.

 

 


[1]  » Il y a assurément un autre monde, mais il est dans celui-ci et, pour atteindre à sa pleine perfection,  il faut qu’il soit bien reconnu et qu’on en fasse profession.  L’homme doit chercher son état à venir dans le présent, et le ciel, non point au-dessus de la terre, mais en soi ». Cette citation d’Ignaz-Vitalis Troxler, cité par Albert Béguin dans

L’âme romantique et le rêve, est donc un emprunt de Paul Eluard. ..

[2] Notamment « Pont-Levis », sa préface à la réédition du Miroir du merveilleux de Pierre Mabille.

[3] André Rolland de Renéville : Sciences maudites et poètes maudits. Le Bois d’Orion, L’Isle sur le Sorgue. 1997.

[4] André Breton : « Sur Robert Desnos » in Perspective cavalière. Oeuvres complètes, t. IV. Gallimard. 2008.

[5] André Breton : « Sur l’astrologie », ibid.

[6] André Breton, ibid.

[7] André Breton : Les Vases communicants in Œuvres complètes, t.II, Gallimard. 1992.

[8] Gérard Bodinier : « Celtie et surréalisme- L’antre des bardes » in Le Domaine poétique international du surréalisme. Le Puits de l’Ermite n°29-30-31. Chantilly. Mars 1978.

[9] Du fait de ses automates.

[10] Richard Danier : L’Hermétisme alchimique chez André Breton. Editions Ramuel. 1997.

[11] André Breton : « Lettre aux Voyantes » in Œuvres complètes t. I, Gallimard. 1988.

[12] Richard Danier : « André Breton et l’hermétisme alchimique », revue Question de, n°15. Novembre-décembre 1976.

[13] Lettre du 11 octobre 1952, citée dans : Hester Halbwachs, Léona, héroïne du surréalisme, op. cit. Selon Alain Joubert, cependant, qui cite aussi ces phrases, la lettre est de 1959. Bernard Roger, qui en fut très proche, m’a confirmé l’intérêt de Breton pour l’alchimie, tout en soulignant qu’il n’avait « pas lui-même pratiqué ».

[14] Conférences qui seront publiées pour l’essentiel, avec une préface de Canseliet, chez Minuit, en 1953, sous le titre Aspects de l’alchimie traditionnelle.

[15] Gaston Bachelard : La Formation de l’esprit scientifique. P.U.F. , Paris. 1938.

[16] Entretien de Jorge Camacho avec Gérard Durozoi, in Jorge Camacho, Oeuvres 1964-1996, catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition Jorge Camacho, les Détours de Soi, Idem+Arts. Maubeuge. 1996.

[17] Philippe Audoin : Bourges, cité première. Julliard, Paris. 1972.

Elie-Charles Flamand : sur les pas de la fille du Soleil

Elie-Charles Flamand sur les pas de la fille du Soleil 1

 

2 « Il importe de réitérer et de maintenir ici le ‘Maranatha’ des alchimistes placé au seuil de l’Œuvre pour arrêter les profanes. »

                          Second manifeste du surréalisme

                                        André Breton

Part Patrick Lepetit

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Si l’on garde à l’esprit le souvenir que le surréalisme est, entre autres choses, la quête constamment renouvelée du merveilleux dans le quotidien, par tous les moyens, on se donne les moyens de comprendre l’attrait précoce des surréalistes pour les sciences dites traditionnelles sous toutes leurs formes et notamment pour l’alchimie – qui par ailleurs entre en résonnance avec leur goût prononcé pour la pensée analogique. N’est ce pas, en effet, dès 1929, dans le Second Manifeste, que Breton – un Breton qui pense que l’expression « alchimie du verbe doit « être prise « au pied de la lettre » –  déclare explicitement 3 : « Je demande qu’on veuille bien observer que les recherches surréalistes présentent avec les recherches alchimiques une véritable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devrait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toute chose une revanche éclatante et nous voici à nouveau, après des siècles de domestication de l’esprit et de résignation folle, à tenter d’affranchir définitivement cette imagination par le ‘long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens’ et le reste ». Et on ne manquera pas de faire observer, avec 4 Jacques Van Lennep, que le surréalisme a, « comme l’alchimie, sublim(é) les minéraux, opér(é) des mutations de règnes, parl(é) le langage des éléments » et même utilisé la « langue des oiseaux »[1]…  On comprendra peut-être mieux ainsi pourquoi Elie-Charles Flamand, qui présente au sein du mouvement la particularité rare de ne pas faire fi de la transcendance, ce qui explique peut-être pourquoi il a été l’un des rares surréalistes français à ne pas rejeter abruptement Jung, auteur, en particulier d’un magistral 5 Psychologie et Alchimie[2], écrit, dans son livre Les Méandres du sens[3], ces lignes qui me semblent, avec leurs multiples implications, sonner tout à fait juste 6 : « Je suis toujours profondément sensible au merveilleux qui se dissimule sous l’aspect quotidien des choses. Breton m’a initié à cette quête des lueurs troublantes issues de la Réalité pure qui fusent – mais seulement lorsqu’on y porte une attention sans cesse en éveil – dans les failles soudaines des apparences, les interférences des évènements, les franges de l’existence, les halos des objets. Ces signes, intuitions et pressentiments nous apportent une part de vraie connaissance et nous font prendre conscience que, très souvent, la raison est loin d’avoir raison. Alors la vie s’élève jusqu’à une intensité sublime. Aussi bien que le savoir, la sagesse commence par l’émerveillement »…

7 Elie-Charles Flamand, né en 1928 dans la capitale des Gaules et mort à Paris en mai 2016, est une parfaite illustration, comme la Britannique Ithell Colquhoun outre-Manche 8 , de ce courant du surréalisme qui a toujours conçu la pratique poétique comme un exercice spirituel, comme un cheminement vers la Lumière intérieure, comme on peut le lire dans la notice Wikipédia du poète, c’est à dire qu’il fait partie de ceux qui se sont penchés de près, de très près parfois sur l’ésotérisme. Entré dans le groupe en 1952 grâce à Jean-Louis Bédouin qui le présente à André Breton, Elie-Charles Flamand s’en verra notifier son exclusion en mai 1960 pour « ésotérisme ruiniforme », la même raison pratiquement qu’avait utilisée E.L.T. Mesens en avril 1940 pour exclure Ithell Colquhoun du groupe de Londres. Elie-Charles Flamand, qui, comme le dit Jean-Clarence Lambert[4] dans le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, « rapproche jusqu’à la mise en symbiose surréalisme et occultisme », pense que « le monde n’est en vérité qu’une forme illusoire sous laquelle l’Absolu peut apparaître » et sa position sur l’alchimie, telle qu’il l’expose dans Erotique de l’alchimie, a le mérite d’être claire 9 :

« L’alchimie », écrit-il en effet, » affirme la nécessité d’une base matérielle pour l’édification d’un œuvre spirituelle. Selon ses conceptions, les transformations que l’alchimiste fait subir à sa matière première sont analogiquement liées au processus initiatique qui s’opère spirituellement chez celui-ci. Du fait de l’Involution, la matière semble être ce qui demeure le plus éloigné du Divin. Pourtant, c’est au tréfonds de la masse hyléenne déchue que l’opérateur trouvera l’étincelle du Feu incréé et pourra alors se transmuer spirituellement en communiant avec la transcendance »…

Le « maître en l’Art d’Hermès » d’Elie-Charles Flamand, d’une certaine manière son maître de vie, fut Eugène Canseliet lui-même, rencontré grâce encore à René Alleau, et dont il évoque ainsi la « noble figure » dans Les Méandres du sens, ce livre, un « retour sur soi-même », dont la première partie, sur la Bastie d’Urfé, s’inscrit pleinement – et pour cause – dans l’esprit des Demeures philosophales: 10 « Je revis les moments de sérénité initiatique que j’ai passés à ses côtés dans le laboratoire où ardait son athanor. Avec un soin méticuleux, la gravité recueillie, les gestes solennels de celui qui accomplit un rite sacré, il dosait savamment les substances après les avoir pesées à l’aide d’une balance de précision, maniait pince et creuset, réglait les feux et, pour mon émerveillement aussi bien que pour mon Eveil spirituel, il me montrait le lever de l’Etoile des Mages sur la Mer philosophale, puis bien d’autres opérations appliquées à la maternelle matière et à l’Esprit salvateur qu’elle révèle. Aussi me tendait-il charitablement le fil d’Ariane et m’incitait-il au labeur personnel ». « Sa présence », ajoute-t-il, en 2004, donc, « manque cruellement pour me guider dans ma quête »… 11 Et même si Canseliet, qui le connaissait fort bien, affirme dans la préface qu’il lui consacre en 1970 que l’auteur de Erotique de l’alchimie  n’a jamais « œuvré au fourneau », le « travail alchimique au vif athanor »[5] quoiqu’il n’eût pas été couronné de succès, ne lui était pas si étranger que cela, comme  le confirment certains indices et comme, du reste, il le laisse entendre lui-même. Avec ces quelques vers, par exemple, tirés du poème « Le chemineau de l’improbable », sous-titré « essai d’autobiographie lyrique », publié en 2009 dans Les Strates de l’instant par celui qui, de l’avis de Canseliet, « connaissant la mère aspir(ait) à se rendre au berceau du fils pour l’étoile des mages »[6]:

« L’universelle panacée: homme, animal, végétal, minéral
Parfait remède de tout le cosmos.
Oui il fit jaillir le Soufre du Mercure
Mais sans doute les astres n’étaient-ils pas au rendez-vous.
Le Donum Dei cruellement s’est abstenu »…

Dans un entretien avec Gwen Garnier-Dupuy, publié dans la revue en ligne Recours au poème, Elie-Charles Flamand se fait explicite : « La transmission de l’Art d’Hermès se fait oralement. Le maître vérifie que le disciple médite avec suffisamment d’application les nombreux textes classiques qui sont cryptiques. (…) L’élève réussit quelquefois, au prix de bien des difficultés, à trouver le fil d’Ariane et à identifier d’abord la Materia prima. Il est alors guidé dans les longues et complexes manipulations au laboratoire lorsqu’il a pu deviner leurs significations et leur suite exactes. Ainsi peut-il espérer, s’il est digne de recevoir le Donum Dei, arriver à la transmutation (hélas, ce n’est pas mon cas). Evidemment, tout cela s’accomplit dans le secret ». Mais il ne manque pas de préciser : « J’ai qualifié de cryptiques les textes alchimiques, qui sont des énigmes à résoudre. Ne peuvent pas être ainsi désignés ceux de la poésie, laquelle fonctionne autrement ». Et à propos de ce Donum Dei, qui fait ici, si j’ose dire, son apparition, cette « illumination nécessaire » que Breton aussi avait attendue en vain, sans doute n’est-il pas superflu de rappeler ce que Bernard Roger en dit dans son Paris et l’alchimie : 12 « Ce ‘grand secret’ de l’art hermétique, que jamais aucun texte ne découvre parce qu’il appartient au domaine du sacré », il n’est pas étonnant « qu’on ne puisse en avoir la révélation qu’au-delà du pont, c’est à dire au-delà de notre conscience claire, dans quelque région crépusculaire aux confins de la nuit où l’esprit du ‘laboureur’ risquerait fort de tomber et se perdre, s’il n’était guidé par sa bonne étoile« … « Poète de la Marge Haute, de la Quête et des Mystères de la Lumière », selon Jacques Simonomis, Charles Flamand, qui ajoutera, sans arrière-pensées, dit-il, Elie à son prénom pour se distinguer d’un homonyme belge, n’avait sans doute pas besoin de cela pour devenir, en suivant, comme le dit si bien Marc Kober[7], une « trajectoire morale », ce remarquable « poète métaphysique », « vivant et véritable », dont parle aussi Julien Starck[8]. Et nous voici revenus bien près de cette « vérité morale » évoquée par Breton dont j’ai parlé plus haut… Ce qui n’est nullement surprenant dans la mesure où, pour reprendre les  propos d’ Yves-Alain Favre[9], de l’Université de Pau, « la poésie se présente souvent comme une démarche spirituelle, comme une ascèse qui vise à une transformation intérieure de l’être », se fixant alors « le même but et procédant de la même manière que l’alchimie »:  » la manœuvre du langage et la quête de l’absolu demeur(ant) profondément liées l’une à l’autre », « le poète, comme l’alchimiste », ajoute-t-il, « pratique donc une double opération : la création poétique le transforme intérieurement et la métamorphose spirituelle influence directement l’écriture du poème ». On ne saurait par ailleurs oublier que la pratique alchimique, en effet, qui requiert un travail de chaque instant de nature à rebuter quiconque ne pourrait ou ne serait pas fermement décidé à s’y consacrer à corps perdu, est fondée sur l’impossibilité de dissocier l’opératif du spéculatif , ora et labora – voire, comme dans le 13 Mutus Liber : « Ora, lege, lege, lege, relege, labora et invenies » –  étant bien les deux facettes et plus de la quête de l’Artiste. De fait, comme en témoigne une réponse à André Lagrange, en 1993, publiée dans le texte « Entrée du médium »[10],  les objectifs que se fixe le poète témoignent de son degré d’exigence : « … rencontrer l’imprévisible, tenter d’incarner l’éternité dans l’instant ; appréhender le vrai réel en retrouvant les lois harmoniques des correspondances entre le plan Matériel et le plan Spirituel ; recevoir les énergies fécondatrices du Verbe ; modifier mon être en puisant dans le vaste réservoir de Connaissance sacrée que les alchimistes appellent l’Esprit Universel ; expérimenter par la voie de la poésie le stirb und werde, meurs et deviens, de Goethe ; faire partager aux autres ce que l’on a découvert de meilleur en soi, leur donner un peu de sérénité ou bien les troubler en leur révélant les intimes conflits qui les habitent… « ! C’est d’ailleurs aussi à peu de choses près ce qu’affirme Yves-Alain Favre lorsqu’il fait observer : « La poésie, pour Elie-Charles Flamand, possède une analogie essentielle avec l’alchimie. Elle ne dissocie pas le travail sur le langage de la quête spirituelle et de la métamorphose intérieure ».

Rendu récemment un peu accessible par la publication de 14 Braise de l’Unité[11], cette anthologie de tous ses recueils parus jusqu’en 2015 qui constitue l’authentique « journal de bord d’un voyageur du dedans » attaché à « ranimer la triple étoile de l’être », Elie-Charles Flamand, après avoir commencé des études de géologie, de minéralogie et de paléontologie sous la direction de Jean Viret, rejoint le groupe surréaliste en 1952, grâce à Jean-Louis Bédouin que lui avait présenté Pierre Seghers. Or, de son propre aveu, Breton, très symboliquement, appréciait les « évolutions au large si harmonieuses », semblables « à celles d’un dauphin » – et on ne pourra s’empêcher ici de penser à celui du Mutus liber, encore – du jeune poète.  Et on ne manquera pas de relever, au passage, que Fulcanelli, dont Breton, nul n’en ignore, connaissait parfaitement les travaux, présente, dans Le Mystère des cathédrales,  ce « poisson mystérieux » comme « le poisson royal par excellence », précisant que « c’est là notre précieux soufre, l’enfant nouvellement né, le petit roi », « quintessence vivante cachée dans l’eau », ajoute l’anonyme auteur de l’article « Le blason, creuset alchimique »…  Breton, sans nul doute, aimait les recueils poétiques d’Elie-Charles dont le premier, 15 A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, illustré par Toyen, avait été publié en 1957. Et, bien qu’il ne se soit pas opposé à son exclusion du groupe en 1960, pour cause, donc, d’ « ésotérisme ruiniforme », c’est très clairement une « voie dans laquelle il (l)’avait pourtant vivement incité à (s)’engager », selon les propos tenus par Flamand dans son entretien avec Lagrange, et il avait même accueilli avec bienveillance le petit récit au titre transparent écrit en  août 1958 à Saint-Cirq Lapopie, Sur les pas de la fille du soleil, 16 dont il eut l’heur d’être le premier lecteur et qui ne sera publié qu’en … 2002 ! Contrairement cependant à ce qui s’était passé une dizaine d’années auparavant avec Maurice Baskine, Breton lui conserve son amitié et Flamand, qui dit avoir retenu de « cette aventure surréaliste » l’idée que « la création poétique n’est pas un exercice littéraire gratuit, mais qu’elle engage l’être entier »,  note encore, dans Les Méandres du sens : « Très cher André, vous êtes sans doute l’homme que j’ai le plus aimé et le si vigoureux lien psychique qui se forma entre nous n’est pas rompu, j’en suis persuadé. Dans l’Eternel Présent, vous demeurez auprès de moi ». Et, considérant encore, plus de trente ans après, que Breton fut, « en ce qui concerne (s)a démarche intellectuelle, le Grand Eveilleur« , il ajoute à son adresse 17 : « Quelles que furent nos différences d’opinions, je ne crois pas voir trahi le meilleur de votre message dont l’essentiel, comme vous l’avez rappelé un jour, était de ne pas transiger avec ces trois causes : la poésie, l’amour, la liberté ». Dans l’entretien avec André Lagrange, il explicite ainsi : « Il m’a appris, entre tant d’autres choses, que la poésie n’est pas un divertissement littéraire mais un moyen de libération et de régénération, une recherche du ‘point suprême’, et que réagir contre le rationalisme, les normes étouffantes et figées, les conventions stupides, est nécessaire pour briser les apparences, entrevoir les vérités cachées, voire même atteindre une forme d’illumination »… Un mot qu’il a coutume de lier directement aux vertus de la Pierre Philosophale !  « D’évidence », note Kober, « cette poésie est initiation et alchimie. Elle est trajet alchimique, ‘initiatique lacis des finisterres’, suivant l’image du poète. C’est la poésie des labyrinthes et des voyages dans les lointains, de l’égarement dans les méandres et de l’arrivée à bon port ». Une opinion partagée par Matthieu Baumier qui écrit fort joliment : « La poésie de Flamand est une marche d’alchimiste vers l’étoile », et « le lisant, on entend la rumeur du pas d’André Breton, se rendant chez René Alleau en compagnie d’Eugène Canseliet »… Mais, si Elie-Charles Flamand réfute néanmoins, comme l’avait déjà fait André Pieyre de Mandiargues dans sa préface à 18 La Lune feuillée en 1968 déjà, toute lecture exclusivement alchimique de ses textes, toujours à propos de son troisième recueil et de l' »alchimie verbale, éblouissante de coruscations » qui s’y déploie, Eugène Canseliet lui-même, dans un article publié à la fin de 1968 dans la revue Atlantis, juge bon de rappeler :  » La lune feuillée désigne cet autre monde des ‘colombes de Diane immaculées’ dont parle Eyrénée Philalèthe en son Entrée ouverte au Palais fermé du Roi et dont il semble bien qu’Elie-Charles Flamand se soit inspiré avec le plus parfait bonheur ». « Auteur qui dément l’idée reçue selon laquelle les surréalistes seraient moins érudits que  d’autres »[12], celui-ci est le premier à nous rappeler, que dans « toute poésie digne de ce nom », il « ne s’agit évidemment pas de prendre à l’Art philosophal un certain nombre de ses symboles les plus spécifiques (…), puis de les agencer de façon pseudo-hermétique », ni de « tenter de créer une écriture codée où s’exprimeraient didactiquement (d)es connaissances de l’Art d’Hermès », mais bien « essentiellement » de « Purification (et de) Sublimation du langage » – et on notera qu’ici encore il emploie deux mots appartenant précisément au vocabulaire alchimique. « Même si », ajoute-t-il dans son entretien avec Lagrange, « des notions empruntées à une Sagesse venue du fond des âges et un vécu initiatique s’incorporent à mon œuvre et peuvent donc lui conférer des prolongements ésotériques, mes poèmes ne sont pas constitués de cryptogrammes voilant des préceptes, un enseignement hermétique, comme quelques critiques hélas ! ont pu l’imaginer à contresens »… Après avoir précisé pour sa part que « la poésie d’Elie-Charles Flamand nous montre parfaitement les liens qui peuvent s’établir entre alchimie et poésie », Yves-Alain Favre en détaille la nature : « Tout d’abord », écrit-il, « sa poésie puise son inspiration dans l’alchimie et lui emprunte images et symboles qui, avant même d’être utilisés par le poète, recèlent déjà une forte charge de signification et se trouvent ainsi surdéterminés: phases de l’Œuvre, pierres précieuses, gamahès[13] et Rose-Croix permettent par leur symbolique de mieux éclairer l’expérience du poète ». Mais il prend grand soin de baliser son propos en ajoutant qu’ « on ne saurait parler de poésie alchimique, car Elie-Charles Flamand ne transmet aucune doctrine et ses poèmes ne contiennent pas un savoir  hermétique cohérent qu’ils auraient pour fonction de communiquer à des initiés ». « Disons », complète-t-il, « que le rituel et les images dont usent les alchimistes lui permettent de mieux rendre compte de son itinéraire et de son expérience intérieure »… Bref, il se contente d' »exprime(r) son cheminement personnel vers l’absolu et (de) se ser(vir) de l’alchimie comme d’une symbolique déjà constituée qui lui permet de baliser son itinéraire ». Tout au plus le poète en vient-il à reconnaître, toujours dans son entretien avec André Lagrange, que sa « poésie emprunte plus particulièrement à l’alchimie le principe de la Transmutation, verbale en même temps que spirituelle, dans ses diverses phases ».  Il n’en reste pas moins vrai, en effet, que, comme le fait observer Kober encore, « derrière l’amoncellement des ‘scories’, dans le flot, le poète orpailleur discerne des ‘copeaux de sapience’ « . Dans un texte de février 1979 extrait de 19  Attiser la rose cruciale, « La quête du verbe », sous titré « essai sur la poésie hiérophanique », qu’il va jusqu’à qualifier de « quasi manifeste »[14], Elie-Charles Flamand en personne, dans le souci de « montrer que la poésie est une expérience spirituelle fort proche d’une démarche initiatique ou mystique », « mise en route sur le Sentier de Lumière », livre quelques une des principales clés de lecture de son œuvre. « L’énergie vitale du Logos », explique-t-il tout d’abord, « s’exerce dans la nature au moyen de l’Esprit Universel, médiateur en l’Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l’univers dont il maintient l’harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l’homme et les puissances des plans subtils. C’est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l’âme du poète, à condition qu’il ait su, par le sentiment et l’intuition, s’accorder avec l’état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l’écorce des apparences »…. « Le travail d’expression », ajoute-t-il, « consistera à dépouiller le langage de ses impuretés pour faire jaillir la charge spirituelle qu’il recèle en son tréfonds. Il y a là une similitude avec le Grand Œuvre hermétique au cours duquel l’alchimiste ouvre la vile et grossière matière première, car une passive substance mercurielle y emprisonne le Soufre pur et actif, qui n’est autre que l’étincelle divine ».

« Le poète, quant à lui », conclut Elie-Charles Flamand, « s’efforce de recueillir le sang igné du dragon de la parole. Il dissout le commun idiome puis coagule un peu du Verbe essentiel que contenait cette masse ténébreuse. Il spiritualise donc la matière du langage afin de mieux en matérialiser l’Esprit ».

Salamandre il flèche
A la fin le lac d’Hermès,

peut-on lire en 1979 en conclusion du poème « Solve et Coagula » dans le recueil Jouvence d’un soleil terminal20

Mais un texte, de mon point de vue, occupe cependant, dans la mesure où il semble décrire un cheminement vers le Grand Œuvre, une place à part dans le travail d’ Elie-Charles Flamand et pose la question de savoir jusqu’à quel point on peut le suivre lorsqu’il affirme ne rien transmettre. Je fais bien sûr allusion à ce petit livre que j’ai déjà rapidement évoqué, Sur les pas de la fille du soleil, qui porte la dédicace suivante : « A la mémoire d’André Breton qui m’encouragea / à écrire ce récit et en fut le premier lecteur » – et se termine par la mention : « Paris/Saint Cirq Lapopie – Août 1958 ». L’opuscule de trente-huit pages, est divisé en cinq chapitres, et il est précédé, outre la dédicace à Breton, de la devise, « Solus, per solum, ad solem », d’un certain René Sol, dont on comprendra très vite qu’il est le personnage principal de l’histoire. Chaque chapitre, illustré, d’un travail d’Obéline Flamand, est introduit par une citation poétique, un peu à la manière des emblèmes de l’ Héraldique alchimique nouvelle de Jorge Camacho et Alain Gruger[15]. Le premier chapitre est ainsi placé sous le signe d’un fragment isolé d’Arthur Rimbaud, « Prends-y garde, ô ma vie absente !« . L’exergue du second chapitre est constitué par une citation du dadaïste et surréaliste Jean Arp, « Celui qui éveille son âme fait grandir les empires du silence. Il repose comme le ciel sur la voix de la mort« . La troisième partie est introduite par le dernier tercet du sonnet « Vers dorés » de Gérard de Nerval,

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

C’est Novalis que l’on trouve en ouverture au quatrième chapitre du livre, avec pas moins de huit vers :

Pour nous maintenant, aimer c’est vivre !
Comme les éléments, nous mêlons
Intimement les flots de l’existence,
Bouillonnants, cœur contre cœur.
Lascifs, les courants se séparent,
Car la lutte des éléments
Est le moment le plus intense de l’amour
Et le cœur de notre cœur.

Enfin, le dernier passage s’ouvre sur une citation en grec d’un extrait de la XXème heure du Nuctéméron d’Apollonius de Thyane (sic), littéralement Le Jour de la nuit, accompagnée de la traduction qu’en a donné, au XIXème siècle le grand initié 21 Eliphas Lévi, l’Abbé Constant, « Ici s’accomplissent par le feu les œuvres de l’éternelle lumière« .

En résumé, les différentes parties de l’ouvrage sont placées sous le signe de quatre poètes, Rimbaud, le surréaliste Jean Arp, deux romantiques, le Français Nerval et l’Allemand Novalis, ainsi que du thaumaturge et philosophe néopythagoricien du Ier siècle Apollonius – ou Apollonios – de Tyane, dans la traduction d’un des principaux ésotéristes français du XIXème siècle, Eliphas Lévi dont on sait l’influence qu’il a exercé sur les poètes de son époque, à commencer par Hugo, Baudelaire ou … Nerval – et même plus tard sur Breton.

Mais que conte donc ce petit livre ? Après avoir franchi une porte « toute entière d’un bois noir et luisant, ornementée de motifs barbares dont aucun archéologue n’aurait pu fixer l’âge ni la provenance », ornée sur sa partie basse d’ « un large soleil héraldique au rayonnement négrescent » et, sur le panneau supérieur, d’un haut-relief où figure « un groupe de sphinges mêlées en un inextricable combat, ailes battantes, seins dressés, yeux fous, se déchirant férocement de leurs griffes léonines », le héros, René Sol, entreprend un voyage dans « le chaos, l’antre où se célèbrent les mystères », aux « limites de (lui)-même », « devant l’éponge fossilisée de (s)on ancien corps », « géode de chair morte » qu’il détruit en lui lançant son « âme enclose » dans « la boule tiède de (s)on souffle »… On se souviendra ici, au passage,  que le « chaos des sages » n’est autre que la Prima Materia…  C’est alors qu’il voit naître « une étoile tutélaire dont le scintillement le guid(e) » – et que nous autres lecteurs sommes gratifiés de notations typiquement alchimiques, en italiques, dignes assurément des traités du XVIème ou du XVIIème siècles – telle celle-ci :

L’astre du matin a débusqué sa sœur maudite et règne au ciel nouveau. De son œil vert tombe un rayon qui fait se coaguler en moi une goutte de rosée, cristal d’une vraie sagesse, promesse d’un univers limpide qui abritera le chêne vertébral. Du creuset de l’abime s’élève lentement l’escarboucle du premier jour

– peut-être le Rébis des philosophes, 22 l’Androgyne primordial qui nait de la Materia Prima et indique à l’Adepte l’apparition des principes opposés …

De la même manière, on peut lire, un plus loin, toujours en italiques :

Voici que roule la rosace d’Iris; Dans sa course, elle gemmise la lumière de la délivrance. Du plus haut, elle vient poser sur moi le sceau de l’union. Une tige naissante frissonne au vent diapré.

Or, dans les textes alchimiques, la roue ou la rosace qui apparaît après la mort du Corbeau – qui représente la Nigredo ou première étape de la transformation de la Pierre philosophale – comporte huit compartiments dont sept correspondent aux métaux et aux couleurs de l’œuvre.

Le noir, par exemple, est la couleur associée  à Saturne, tandis que le gris cendre correspond à Jupiter et le blanc à la Lune. Pour Vénus c’est un vert azuré allant vers le rouge pâle, et pour Mars, un jaune rougeâtre foncé tirant sur le rouge tandis que le Soleil est associé à un jaune clair allant jusqu’au pourpre intense de l’aurore.

L’ensemble de ces couleurs constitue la palette dite de la queue du Paon et correspond à une phase nommée irisation, par référence à la nymphe Iris et bien sûr aux couleurs de l’arc-en-ciel. Maîtriser les couleurs, c’est maîtriser le feu des Alchimistes pour obtenir la Pierre Philosophale…

Parfois, ces maximes sont de type plus directement gnomique, comme en témoigne celle-ci: « Un signe se manifeste et la voie s’éclaire, la vie consumée se rénove en phénix, l’inerte peut germer sur ta paume« …

La poursuite cependant de la description du parcours de René Sol et des épreuves qu’il subit, illustrées par  une phrase comme : « Je suis passé et mon double alourdi de sa gangue, est resté cloué sur le récif stérile de l’autre rive », semble bien correspondre à cette expression d’un « cheminement personnel vers l’absolu » utilisant l’alchimie comme une « symbolique déjà constituée qui lui permet de baliser son itinéraire » dont j’ai indiqué plus haut qu’elle était représentative du travail d’Elie-Charles Flamand.

A la « trop violente clarté » qui, à la fin du second chapitre, force notre héros à se protéger les yeux fait écho, au début du troisième, l’évocation de la « splendeur du jour » où il serait sans doute bien difficile de ne pas voir une subtile allusion à 23 la Splendor solis[16] chère aux enfants de l’Art… Mais ce troisième chapitre détaillant l’arrivée de René Sol « au seuil d’un cabinet de curiosité à l’abandon » avec ses collections « disposées selon la méthode adoptée par les anciens naturalistes », un « monde éteint, (…) pétri dans la terre canoniquement préparée d’un moi désagrégé », n’est pas sans nous rappeler non plus qu’Elie-Charles Flamand lui-même a d’abord reçu, comme il l’explique dans Les Méandres du sens, une formation de naturaliste. D’autant plus que quelques lignes plus loin, le personnage se retrouve, autre coïncidence frappante, dans un « lieu hors du temps » qui ressemble fortement à un laboratoire d’alchimiste – comme celui, qu’il fréquentait alors, d’Eugène Canseliet… Puis, à l’issue d’une médiation destinée sans doute à rappeler que la porte est à l’intérieur, 24 après en avoir trouvé la clé dans un foyer orné d’une salamandre, il parvient dans une vaste rotonde éclairée par une « verrière découpée en étoile à six branches » – le sceau de Salomon, « l’étoile brillante du macrocosme », comme dit Eliphas Lévi,  symbolisant par ailleurs les 4 principes – chaud, froid, humide et sec – issus des 4 éléments primordiaux, feu air terre et eau … Dans ce théâtre baignant dans une lumière glauque, René se trouve enfin en présence d’une « femme drapée dans une robe de moire bleue, ondée et chatoyante », parée d’une « gemme verte aux reflets éblouissants » « en ferronnière sur le front », celle « qu’il poursuivait depuis si longtemps, de rêves tourmentés en veilles ardentes, sans pouvoir l’étreindre jamais »…

Enfin, la dernière partie raconte comment René Sol, au terme d’un authentique processus initiatique qui a vu « les recoins les plus obscurs de (s)on être s’illuminer (…), car (il) a bu le lait de la lune », retrouve après une course à travers « une forêt majestueuse comme un sanctuaire », après avoir descendu le cours rapide d’une rivière, « Celle qu’il en (est) venu à nommer la Fille du Soleil », qui sur fond, justement, de soleil levant, drapée dans une cape rouge l’attend pour accomplir  l’union du mercure et du soufre, l’incarnation de l’esprit, l’Œuvre au rouge…

Et, en parfaite illustration, semble-t-il, du propos d’André Lagrange affirmant qu’ « E.C.F. emprunte à l’alchimie ‘son langage et ses symboles’ – comme point de départ sur la voie spirituelle ; épanouissement de l’être, non à la recherche d’une quelconque pierre philosophale, mais d’une recréation poétique », le texte se termine sur cette phrase où semblent se fondre romantisme, symbolisme et surréalisme « Je ne suis plus qu’une larme du masque de foudre verte qui rougeoie » !

On ne manquera pas, en conclusion, de rappeler qu’en alchimie, comme dans d’autres traditions initiatiques, la discrétion est en tout état de cause la règle. Il s’agit de respecter la devise de 25 l’homme chymique,  « Faire », ce fameux ποιεῖν dont parlent Fulcanelli et Canseliet, « écarter le voile épais de l’intellect », comme dit Elie-Charles Flamand dans Attiser la rose cruciale, « pour suivre les voies de la poésie », et « se taire », observer « le plus religieux silence »…   Mais force est cependant de constater qu’Elie-Charles Flamand, comme Eugène Canseliet et leurs amis René Alleau, Bernard Roger, Jorge Camacho, Alain Gruger et Maurice Baskine, ceux que je nomme les surréalistes alchimistes, pour des raisons qui leur appartiennent et qui, du reste, sont sans doute très diverses, passant outre la devise « faire et (se) taire », ont, quoiqu’ils en aient parfois, ouvert à leur manière d’Artistes des pistes pour les profanes et travaillé à transmettre. Ce qui ne dispense en rien des exigences de « l’internelle navigation » 26

 


[1] Jacques Van Lennep : Art et alchimie. Editions Meddens, Bruxelles.1966.

[2] C.G.Jung : Psychologie et alchimie. Buchet-Chastel, Paris. 2004.

[3] Elie-Charles Flamand : Les Méandres du sens. Dervy, Paris. 2004.

[4]  Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, d’Adam Biro et de René Passeron, PUF, Paris.  1982.

[5] Marc Kober : « Caresser avec amour les pétales de l’univers », dans le dossier Elie-Charles Flamand publié par la revue La Sœur de l’Ange, n° 13. Printemps 2014. Editions Hermann, Paris.

[6] Texte d’une dédicace d’Eugène Canseliet à Elie-Charles Flamand.

[7] Marc Kober : « Le trésor d’Elie-Charles Flamand »,  postface à Elie-Charles Flamand,  Braise de l’unité, Recours au poème éditeurs, décembre 2014.

[8] Julien Starck : « Sur l’œuvre d’Elie-Charles Flamand »,  Poezibao, mai 2015.

[9]Yves-Alain Favre: « Alchimie et poésie dans l’œuvre d’Elie-Charles Flamand », communication au IIème Colloque du Centre de Recherches sur le Merveilleux et l’Irréel en Littérature (Université de Caen, 2 septembre 1989). Repris dans Le Merveilleux et la magie dans la littérature (sous la direction de Gérard Chandès, Rodopi, 1992) puis dans  A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand (La Lucarne Ovale. 2011).

[10] André Lagrange : « Entrée du médium », Jointure n° 38. Eté 1993. Repris dans A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand, op. cit.

[11] Version électronique chez Recours au poème éditeur  et version papier à La Lucarne Ovale, 2015.

[12]Marc Kober : « Caresser avec amour les pétales de l’univers », op. cit.

[13] Selon Stanislas de Guaïta, il s’agit de pierres sur lesquelles l’action de la lumière astrale a tout  naturellement gravé des figures. Pour E.-C.F., dans Sur les pas de la fille du soleil, ce sont « ces mystérieux ‘jeux de la nature’ dont l’étude est dédaignée de nos jours ».

[14] Dans l’entretien avec Gwen Garnier-Dupuy publié dans Recours au poème (http://www.recoursaupoeme.fr/).

[15] Jorge Camacho et Alain Gruger : Héraldique alchimique nouvelle.

[16] Très célèbre traité alchimique allemand du xvieme siècle dans lequel on trouve, par exemple, une splendide illustration du Donum dei.

Journée d’étude Elie-Charles Flamand

Samedi 8 février 2020 :

11h-18h : Journée d’étude sur Elie-Charles Flamand : poésie et alchimie, dirigée par Henri Béhar et Françoise Py. Avec la participation d’Obéline Flamand, de Pierre Geste, Marc Kober, Jean-Clarence Lambert, Patrick Lepetit et Michel Passelergue.

Introduction de Henri Béhar

Communication de Michel Passelergue :  Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

Communication de Patrick Lepetit:

Communication de Marc Kober :