Le surréalisme serbe, l’imaginaire de la nuit, de nuit en nuit, clair-obscur, art nocturne

Les Serbes dans la grande
internationale surréaliste

Selon les mots de Paul Éluard dans L’Évidence poétique, Sade et Lautréamont se sont emparés « du triste monde qui leur était imposé ». À l’instar de Sade et Lautréamont, les surréalistes se sont emparés du vaste monde pour tenter de le rendre moins triste.

Le surréalisme est né et a grandi à Paris. Cependant, au groupe parisien se sont liés de nombreux artistes et écrivains d’une quinzaine de pays. Certains sont restés isolés dans leur pays, par exemple Octavio Paz au Mexique, César Moro au Pérou, Wifredo Lam à Cuba ou Takiguchi au Japon. D’autres ont constitué des groupes nationaux :

En Belgique , c’est là après la France que le surréalisme a été le plus vivant, l’activité démarrant sensiblement en même temps qu’à Paris. Notons que le manifeste La Révolution d’abord et toujours, suscité par la guerre du Rif et publié dans La Révolution surréaliste n° 5 d’octobre 1925, est signé par deux Belges, Camille Goemans et Paul Nougé qui ont déjà créé le groupe Correspondance avec Clément Pansaers et Marcel Lecomte. Une autre branche se constitue autour de Magritte et de Mesens. Après la fusion, de nouvelles recrues vont apparaître : Scutenaire, Irène Hamoir, puis Colinet, Marien… Dans les années 1930, un autre groupe se constitue à La Louvière autour d’André Chavée. L’histoire du surréalisme en Belgique ne fut pas un long chemin tranquille. Signe de vigueur d’une activité qui se poursuit jusqu’au début des années 1980, avec en cours de route l’émergence du surréalisme révolutionnaire, les liens avec Cobra puis le situationnisme.

En Angleterre, diverses expériences (comme le vorticisme) et expositions avaient préparé le terrain, le groupe s’est vraiment constitué en 1935 avec Roland Penrose, Eileen Agar, David Gascoyne et quelques autres. Viendront plus tard Maddox, Melville, Colquhoun… Avec des hauts et des bas, l’activité se poursuivra jusqu’aux années 1980.

En Tchécoslovaquie, à Prague, un groupe s’était constitué dès 1924, le poétisme tchèque, autour de Karel Teige et Viteslav Nezval. Il ne sera officiellement surréaliste qu’en 1935, avec des apports nouveaux comme les peintres Styrsky et Toyen. Avec l’arrivée de nouvelles générations (Effenberber, Petr Kral… ) une activité surréaliste, parfois clandestine, va perdurer jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique en 1968.

Aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife, l’activité surréaliste est née en 1932 autour du poète Eduardo Westerdahl et de la revue Gazeta de arte, puis autour du peintre Oscar Dominguez. Les franquistes y mettront fin en 1936.

En Roumanie, le surréalisme a souffert des relations souvent difficiles entre Breton et Tzara, les avant-gardistes roumains ayant pris le parti de Tzara. Mais quand celui-ci se rallie au groupe de Breton, le surréalisme fait une timide percée à travers la revue unu.

Le groupe de Bucarest s’est constitué seulement en 1940 après un séjour à Paris de Gellu Naum et Gherasim Luca. Du fait de la guerre son activité débutera seulement en 1945, mais pour très peu de temps, n’ayant pu résister aux assauts du réalisme socialiste.

Et en Serbie… Avant de présenter le groupe de Belgrade, je voudrais m’arrêter un instant sur la perception de cette internationalisation au sein du groupe parisien. Ce sont les relations personnelles qui priment, en liaison avec les séjours de nombreux écrivains et artistes à Paris, la ville lumière qui exerce alors une forte attractivité. Des écrivains et des artistes dont les expérimentations et la réflexion sur les liens entre poésie et politique rejoignent celles du groupe d’André Breton.

L’internationalisation du surréalisme s’est donc faite le plus souvent de façon spontanée au gré des rencontres et des affinités. Et cela jusqu’en 1935. À ce moment-là, le mouvement surréaliste se trouve dans une sorte l’impasse. Le mode exploration du continent intérieur ne se renouvelle plus, provoquant une sensation de répétition. La rupture avec le Parti communiste accomplie, la volonté de transformer le monde est restée intacte, mais sans objectif précis. À l’heure où les totalitarismes s’installent en Europe, des membres du groupe ont le sentiment de tourner en rond, de ne plus trouver dans le surréalisme de réponses, de mots d’ordre, à la hauteur de leur attente, à la hauteur de la menace. Résultat : beaucoup quittent le groupe définitivement souvent pour un engagement purement politique.

Le groupe parisien s’amenuise alors même que s’accroit l’audience du surréalisme à travers le monde. Prenant conscience de ce phénomène, le surréalisme à travers son chef de file André Breton va le mettre à profit pour rebondir et se renouveler.

Ainsi va-t-on chercher à organiser cette internationalisation du surréalisme.  En témoigne, en ces années 1935-1936, la publication du Bulletin internationale du surréalisme. Quatre numéros qui paraissent tour à tour à Prague, Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles et Londres, chaque fois sous la responsabilité conjointe du groupe français et de l’homologue concerné.

Une autre tentative de rassemblement, celle-ci dépassant largement les limites du surréalisme, a lieu deux ans plus tard avec la FIARI, Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant », fruit des rencontres de Breton et Trotski. Les dissensions internes et la survenue de la guerre mettront vite un terme à cette entreprise, elle aura cependant consolidé les liens avec le groupe surréaliste égyptien « Art et liberté », animé par Georges Henein.

Pour conclure, il faut bien reconnaître qu’au-delà d’une collaboration concertée, le mouvement surréaliste s’est étendu dans de multiples directions de façon telle qu’il a souvent échappé à ses fondateurs.

Revenons à la Serbie pour introduire Marco Ristic, l’un des meneurs d’un mouvement surréaliste serbe plutôt singulier dans sa genèse — singulier et autonome :

Partis d’une même volonté de rupture avec un monde qui a failli et d’une même admiration pour Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, le surréalisme serbe et le surréalisme français ont connu des évolutions parallèles. De janvier 1922 à août 1924, paraît à Belgrade la revue Putevi [Chemins] dans laquelle s’expriment les principaux acteurs du futur surréalisme serbe avec des textes expérimentaux, des charges humoristiques et des critiques coups de poing, dans un esprit assez proche de celui des revues dadaïstes, en particulier de Littérature publiée à la même époque à Paris.

La rencontre était inévitable, la plupart des poètes et artistes serbes ayant séjourné quelque temps à Paris au cours des années 1920. Le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924 invite à lire la nouvelle revue serbe Svedocanstva [Témoignages] ; laquelle, de son côté, rend compte du Manifeste du surréalisme d’André Breton et de plusieurs autres publications des surréalistes français.

Dusan Matic est le premier Serbe à participer aux réunions du groupe parisien qui se tenaient alors au Café Cyrano. Il est l’un des signataires du manifeste que nous avons déjà mentionné, La Révolution d’abord et toujours, avec Monny de Boully, autre Belgradois venu à Paris. Celui-ci, contrairement aux autres poètes serbes, écrira en langue française : c’est lui qui jouera le rôle de correspondant et traduira les auteurs serbes pour La Révolution surréaliste, cela jusqu’à sa rupture avec Breton et sa participation à l’activité du Grand Jeu.

Bien que ne figurant pas parmi les signataires de ce manifeste, dans le même n° 5 de La Révolution surréaliste, Marko Ristic a publié son poème Se tuer, où déjà affleure le thème de la nuit :

Ce n’est pas la grandeur royale
Qui s’en ira avec les fleuves
Je suis envahi par cette pourpre loyale
Du temps où toutes les nuits s’abreuvent

En 1925, Milan Dedinac fait paraître son recueil de poèmes, Javna Ptica [L’Oiseau public], et Ristic, en 1928, à son retour de Paris, son « anti-roman », Bez mere [Sans mesure] : ce sont les premières œuvres d’importance du surréalisme serbe. Cependant, c’est seulement en 1929 que les écrivains et peintres serbes, ceux que l’on a appelés « les Treize de Belgrade », constituent un groupe organisé, une centrale surréaliste, à l’instar de leurs homologues français, et ils se font connaître à coups de manifestes. 

L’année suivante, les Éditions surréalistes de Belgrade — distribuées à Paris par José Corti — publient l’almanach Nemogucé [L’Impossible], qui réunit tous les membres du groupe mais aussi, dans leur langue, plusieurs surréalistes français : Aragon, Breton, Char, Éluard, Péret… Comme leurs homologues français, les surréalistes serbes se proclament marxistes et révolutionnaires, ce qui n’est pas sans danger dans la Yougoslavie de l’époque. Courageusement, ils affirment leurs positions dans un manifeste que le nouvel organe du groupe parisien, Le Surréalisme au service de la révolution, reproduit dans son n° 3 sous le titre « Belgrade, 23 décembre 1930 ». Un texte violent aux accents révolutionnaires :

« … Se réclamer du Marquis de Sade, de Hegel et de Lautréamont […] Être possédé sans répit par la logique de la liberté, de la frénésie, de l’infini, et se rappeler : « défense de fumer », « ne pas se pencher en dehors », « tenir la droite », « entrée interdite ». Préconiser le scandale volontaire, la provocation, la démoralisation et exiger la gravité et l’honnêteté rigoureuse, élémentaire de toute parole et de tout acte. Rosser R. Drainatz et veiller au cœur du rêve, être dans le réel du rêve. Rejeter toutes ces infectes et belles belles‑lettres et écrire des poèmes. Ne pas pouvoir s’arracher à la ténèbre unique du Problème Total, et l’humour, cet humour forgé sur l’enclume du pessimisme. Vivre le désespoir irrémédiable et l’âpre espoir de la détermination sociale. Tout cela. Et tout le reste. »

Ce beau programme se terminant par un appel à la révolte eut l’heur de déplaire aux autorités qui en interdirent la diffusion. Néanmoins, pendant encore deux ans les surréalistes serbes réussirent à s’exprimer et, en 1931, ils lançaient une nouvelle revue, Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], qui réunissait à nouveau surréalistes français et serbes. L’année suivante, les Belgradois signaient la pétition des Français en faveur d’Aragon, inculpé après avoir publié le poème Front rouge. L’activité surréaliste se faisait alors de plus en plus politique dans un sens révolutionnaire, affirmant des positions communistes et contestant le régime dictatorial du roi Alexandre Ier. Lequel répondait par la répression.

Dusan Matic donne ce raccourci des événements  : « Les choses se précipitèrent  : en 1932, plusieurs arrestations et deux condamnations aux travaux forcés, de cinq à trois ans, par le Tribunal pour la Défense de l’État. »

Les surréalistes serbes persécutés, leurs amis français protestent avec vigueur ; dans Le SASDLR, René Crevel dénonce «  la terreur blanche contre des amis de la France » dans un article intitulé : « Des surréalistes yougoslaves sont au bagne ». Certains resteront en prison, les autres seront empêchés de s’exprimer publiquement. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’activité surréaliste ne se poursuivra plus que de façon clandestine.

Après la Libération du pays par les partisans de Tito, la Yougoslavie s’étant engagée dans la voie du communisme pour lequel les surréalistes avaient œuvré, on retrouvera certains d’entre eux dans des fonctions officielles – Marko Ristic pour sa part sera nommé ambassadeur à Paris.

C’est à ce Ristic, l’un des principaux animateurs et théoriciens du groupe surréaliste de Belgrade, que nous allons nous intéresser à travers un très beau texte datant de 1939, De nuit en nuit, que nous présente Jelena Novakovic

Michel Carassou
11 février 2023

De nuit en nuit fragments du manuscrit en PDF

L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme par Jelena Novaković

Communication du 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre de Jelena Novaković sur « L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme » et le surréalisme serbe.

« LE MIRACLE INEXPLICABLE DE LA NUIT1 »

Un aspect de l’imaginaire surréaliste2

INTRODUCTION

Le surréalisme de Belgrade, qui fait partie de la grande internationale surréaliste, a eu les relations les plus étroites avec le surréalisme parisien. Ces relations reposaient non seulement sur des contacts personnels qui datent du séjour des écrivains et des intellectuels serbes en France, après l’exode de l’armée serbe évacuée d’Albanie pendant la Première Guerre mondiale, mais aussi sur des tendances communes des deux groupes pénétrés du même esprit d’insoumission et de révolte, dans la crise spirituelle provoquée par la guerre. Ces tendances se manifestent par des thèmes et des concepts communs à travers lesquels […]lire la suite >>>>

1« Le miracle inexplicable de la nuit » est un vers du poème « Les flammes mauves » de Marko Ristić (Knjiga poezije, Beograd, Nolit, 1984, p. 97). Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.

2Ce texte est issu d’une intervention à l’auditorium de La Halle-Saint-Pierre, qui a eu lieu le 11 février 2023.

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 « De nuit en nuit » 

Ainsi que la  communication de Jelena Novaković sur le livre de Marko Ristić « De nuit en nuit » qui a eu lieu le même jour, le 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre.

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Les Pouvoirs de l’art nocturne
Voyage dans le clair-obscur
(Autour de la publication du livre de Marko Ristić, De nuit en nuit)
par Jean-Yves Samacher

Communication du 11 février 2023 à la HSP dans le cadre de la journée d’étude sur le surréalisme serbe. Textes et présentations enrichies et améliorés.

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Marko Ristic, le clair-obscur et les pouvoirs de l’art nocturne par Jean-Yves Samacher

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