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Toyen, l’écart absolu

Toyen, l’écart absolu
par Marguerite Haladjian

 

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au musée d’art moderne de la ville de Paris

Présentée à Prague, Hambourg et Paris, l’exposition consacrée à l’œuvre de Toyen (1902-1980) est un événement. L’art de cette artiste majeure qui a cherché selon son mode, à travers la peinture, le dessin, les collages et les livres à appréhender le sens et la valeur de l’image, éclaire de façon singulière le mouvement surréaliste. Le parcours de l’exposition se déroule en cinq temps qui marquent les étapes d’une démarche singulière à « l’écart absolu » des pratiques convenues d’une partie du monde de l’art.

Un destin entre rêve et passion

Née à Prague, Toyen emprunte dès ses débuts un chemin personnel, habitée par ses rêves intérieurs et un puissant sentiment de révolte. Elle quitte les siens pour rejoindre des milieux anarchistes et communistes et suit quelque temps les cours de l’Ecole des arts décoratifs qu’elle abandonne rapidement jugeant l’enseignement trop académique. Elle rencontre le jeune peintre Jindrich Styrsky (1899-1942) en 1922. Tous deux sont attirés par l’esprit qui anime l’avant-garde tchèque du groupe Devetsil. Ils participent aux expositions en montrant leurs œuvres marquées par une esthétique entre purisme et constructivisme, voyagent, en particulier ils séjournent à Paris. Entre 1925 et 1927, Toyen produit des tableaux « primitivistes » et des dessins où la composante érotique est sensible.

Toyen , Les danseuses, 1925. @ADAGP 2022

En 1926, les deux artistes créent le concept de « l’artificialisme » qui rapproche le langage de la peinture et de la poésie dans une même démarche créatrice de dépassement d’un réel immédiatement perceptible. Toyen et Styrsky offrent des œuvres remarquables, nourries d’une inspiration renouvelée qui ne sont pas sans annoncer l’abstraction lyrique qui s’imposera quelque décennies plus tard.

Dans la mouvance surréaliste

Toyen, Une nuit en Océanie, 1931. ADAGP 2022

Cependant, pour Toyen, les sujets touchant les domaines de l’érotisme et le désir de sonder des espaces inédits à découvrir continuent à habiter une création où la flore et la faune s’imbriquent, porteurs d’une dimension sexuelle que renforce la lecture de Sade. Cet engagement esthétique la rapproche de l’univers surréaliste dont elle partage les valeurs ontologiques et esthétiques. Elle fera partie en 1934 des fondateurs du surréalisme tchèque et tissera des liens d’amitié avec André Breton et Paul Eluard. A la fin des années 30, les ensembles de dessins qu’elle réalise témoignent de l’appréhension de la catastrophe qui se profile.

Une artiste libre et engagée

Pendant la seconde guerre mondiale, les œuvres de Toyen montrent un monde où l’horreur a brisé tout espoir. Dès 1941, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914 -1953) et compose sur ses poèmes des cycles de dessins pour conjurer le désespoir. A partir de 1942, elle recommence à peindre des tableaux puissants et tragiques qui interrogent le mystère de la représentation.

Toyen, Le Mythe de la lumière, 1946. @ADAGP 2022

André Breton organise en 1947 à la galerie Denise René une exposition dédiée à Toyen qui décide de vivre avec Heisler à Paris pour fuir le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie et retrouver Breton et le groupe surréaliste. Elle participe à leurs différentes manifestations tout en affirmant sa fascinante personnalité d’artiste libre et solitaire. Au sein de la constellation surréaliste par des créations troublantes où êtres et nature se conjuguent dans des espaces inédits dominés par le sentiment poétique suggestif d’un imaginaire amoureusement et érotique.

Le nouveau monde amoureux

Dans la mouvance de mai 68, Toyen s’inspire du texte de Charles Fourier pour donner comme titre « nouveau monde amoureux » à l’une de ses toiles. Ainsi, est soulignée la preuve de son éternel état de passion sensuelle qui trouve sa forme à travers l’acte de peindre et de réaliser des collages autant d’images qui dévoilent une réalité intérieure secrète et mystérieuse au-delà de ce qui est immédiatement perceptible.

Toyen, Le Paravent, 1966. @ADAGP 2022

Telle nous apparaît aujourd’hui l’œuvre visionnaire d’une artiste d’exception que l’exposition du musée d’art moderne de la ville de Paris nous permet de découvrir afin de lui redonner la part qui lui revient, celle d’un peintre dont la pensée interroge le sens et la portée des images surgies des profondeurs occultées de la psychée.

Juin 2022


MAM de Paris

11 Avenue du Président Wilson, 75116 Paris

Du mardi au dimanche, 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 2130

Jusqu’au 24 juillet
Catalogue sous la direction d’Annie Le Brun

Oser l’art dans Front Noir

Oser l’art dans Front Noir
par Georges Rubel

[Télécharger l’article de G. Rubel]

Rubel- Dans le secret de la marge.

J’ai rencontré Louis Janover et Front Noir en 1962. J’avais alors dix-sept ans, un âge où l’on prend souvent avec difficulté la mesure exacte de ce à quoi il nous est permis d’accéder. Cependant dès l’abord je ne pouvais qu’être en terrain connu : j’avais assisté déjà à de nombreuses reprises au groupe de discussion sur le socialisme de conseils animé par mon père, Maximilien Rubel.

Mon intérêt pour les mouvements Dada et surréaliste date de ma classe de première littéraire au lycée Lakanal. Nous étions un petit groupe d’élèves passionnés par la littérature, le théâtre et le cinéma, et à la recherche d’un surréalisme introuvable encore dans les manuels scolaires, mais déjà fortement influent, au moins dans le domaine des arts plastiques, qui m’intéressait au premier chef. J’avais évidemment beaucoup à apprendre, à lire, à réfléchir.

C’est la connivence intellectuelle entre Louis et mon père qui me permit d’aborder et d’intégrer en jeune camarade Front Noir, le groupe et la revue qui se réclamaient à la fois du surréalisme et d’une pensée politique tournée vers le mouvement que l’on appelait alors conseilliste.

L’exigence posée dans le premier Manifeste de Breton de lier la pratique artistique à la révolution sociale y était fermement défendue. Elle coïncidait avec la critique d’un mouvement surréaliste – ou déjà postsurréaliste – en passe d’intégration « bourgeoise ». Déjà pratiquant le dessin depuis ma plus tendre enfance, et soucieux d’apprendre une syntaxe picturale négligée désormais aux Beaux-Arts bien qu’indispensable à l’expression, je me méfiai d’un courant moderniste en pleine course erratique et influencé par certaines postures transgressives adoptées par un surréalisme d’après-guerre. Ce mouvement était déjà par certains côtés plus soucieux d’une reconnaissance carriériste que d’expression, et ses options politiques, fussent-elles qualifiées de « révolutionnaires », nous paraissaient très discutables. Nous étions déjà tournés vers le socialisme de conseils alors que certains membres du groupe surréaliste nous semblaient toujours à la recherche d’un parti qui aurait été le véritable héritier du bolchevisme, ce qui nous paraissait aux antipodes de la pensée de Marx.

Front Noir revendiquait une permanence de la révolution surréaliste contre un surréalisme en voie de consécration dans l’histoire officielle dominante. Cette revendication de permanence est toujours la mienne aujourd’hui, avec toutes les nuances que permettent la distance du temps et de l’âge.

Oser l’art dans Front Noir ? Certes, il faut admettre que nous étions totalement à contre-courant des pratiques picturales du moment, qui déjà annonçaient les conceptuels contemporains au détriment de la pratique artisanale des beaux-arts, la disparition du tableau, entre autres duchampismes aujourd’hui cotés en Bourse et répandus en abondances industrielles. Ce n’était pas pour Gaëtan Langlais, Georges Grumann – mon « pseudo » à l’époque –, Manina, Le Maréchal, Monique et Louis Janover, Serge Ründt affaire d’idéologie, car nous n’avions pas à revendiquer une quelconque esthétique d’avant-garde, mais bien plutôt une éthique ; et, sur ce plan, la présence de Le Maréchal fut déterminante, avec celle de son ami Gaëtan Langlais, qui venait comme lui des milieux lettriste et situationniste. Louis et Gaëtan me firent rencontrer l’artiste, peintre, graveur, poète – déjà apprécié par André Breton dès 1957, et figurant en bonne place dans Le Surréalisme et la peinture –, accueilli dans la revue avec des poèmes et les reproductions en noir et blanc de quelques œuvres peintes et gravées absolument fascinantes. Louis m’avait présenté à Le Maréchal comme « un jeune homme très désireux d’apprendre », et il ne croyait pas si bien dire. L’apprentissage technique que le maître (comme selon la rhétorique en usage dans les bodega du passé !) me dispensa fut en vérité aussi déterminant que son aspect existentiel, qui revêtit pour moi une importance considérable : j’avais rencontré le poète, celui chez qui l’œuvre et la vie sont indissolublement liés, l’éthicien de la vie peu soucieux des catégories historico-esthético-avant-gardistes ou non que certains spécialistes eussent été tentés de lui imposer.

Mes premières fascinations pour l’exercice de la gravure, je les dois à Le Maréchal qui, pendant la majeure partie du temps qu’il me consacra, s’était remis à la gravure. Mon itinéraire après Mai 68, et après l’épisode de Front Noir jusqu’à aujourd’hui, est celui d’un graveur. Dans certaines expositions de groupe des années 1970 à 1980, rassemblant les jeunes artistes qui œuvraient souvent en ma compagnie, figurait parfois Le Maréchal. Ce dernier ne s’accommodait d’aucune de ces opportunités d’exposer autrement que par l’amitié qu’il portait à certains d’entre nous ; j’en noterai surtout une, mémorable : Stratégie de l’ombre, exposition organisée dans les années 1980 à Douarnenez par Roland Sénéca, et préfacée par Claude Louis-Combet.

Par la suite, et pour quelques-uns – dont Le Maréchal et moi-même – à leur corps défendant, Michel Random rassembla ce groupe informel sous l’étiquette des Visionnaires. Michèle Broutta, galeriste et éditrice, consacra à notre équipe plusieurs très belles expositions – personnelles pour certains d’entre nous, dont Le Maréchal – reprenant à son compte cette incertaine catégorie de l’histoire de l’art. En réalité Le Maréchal pas plus que moi-même ne se retrouvaient dans cette catégorie inaugurée par Michel Random. Mais cependant ce dernier fut l’un des premiers auteurs à consacrer un ouvrage au Grand Jeu qui, on le sait, n’avait pas ménagé Breton et l’avant-garde surréaliste autoproclamée ; et cela illustre bien l’attitude qui était à l’époque la nôtre : la méfiance envers les avant-gardes, qu’elles se situassent en terrain politique ou esthétique, ou confondant ces deux notions ; et en ce sens cette position – au demeurant non revendiquée par la plupart des intéressés – est proche de celle de Front Noir. Seuls à cette époque Le Maréchal et moi-même avions connaissance des idées défendues dans la revue qui circulait dans les milieux artistiques dominés par l’influence du groupe surréaliste.

Mais j’y insiste encore une fois : par l’exigence – existentielle, éthique – des artistes venus librement dans Front Noir – et, au-delà, au cœur d’un environnement artistique diversement contrasté – l’espérance d’un monde transformé, d’une vie changée, est toujours restée bien vivace au cœur de notre pratique des arts.

En admettant que la posture du poète, du créateur plasticien soit aujourd’hui devenue une gageure face au débordement inconsidéré sur le marché de la culture des mots et des images, le propos majeur reste le même : encore et toujours… osons !

Georges Rubel
novembre 2021