L’oro del tempo contro la moneta dei tempi… par Paola Dècina Lombardi

Compte-rendu du livre de Paola Dècina Lombardi, L’oro del tempo contro la moneta dei tempi. André Breton, Piuttosto la vita, Castelvecchi Editore, Roma, 2016, pp.410.

par Anna Lo Giudice.

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Ce livre n’est pas une biographie d’André Breton, mais un portrait moral du fondateur du plus important Mouvement d’avant-garde du siècle passé  : le Surréalisme. Breton « Chercheur de l’or du temps » contre « la monnaie des temps », livre passionné et passionnant, par certains traits touchant, n’a pas un caractère strictement académique, mais il est sérieux et approfondi  ; écrit à la lumière de la correspondance inédite, enfin révélée cinquante ans après la mort de l’auteur.

Recherche in progress que celle de Breton, pendant laquelle l’or du temps prend des aspects variés, mais répondant toujours à un problème identitaire  : l’incipit de Nadja, le « Qui suis-je  ? » strictement lié au « Comment vivre la vie  ? ». C’est à travers la vie, glorifiée dès le début à plusieurs reprises que Breton peut découvrir et établir son identité  : une vie qui est voyage, expérience. Une expérience qui reflète non seulement sa formation littéraire, mais peut-être encore plus sa formation médicale psychiatrique avec la découverte fondamentale que la condition de pathologie mentale véhicule une forte potentialité lyrique. C’est auprès du Centre neurologique de la Salpétrière, à Paris, que Breton assiste à l’expérimentation de l’écriture automatique avec l’équipe de Babibski, un des assistants de Charcot.

Ce livre débute avec une interrogation (à laquelle vont suivre bien d’autres) sur l’actualité de Breton et de son Mouvement  ; tout le développement, bien argumenté, essaie d’y répondre. La vraie vie, à laquelle on accède par la surréalité, est une sorte d’actualisation du mythe de l’Âge d’or, comme nous indique le film surréaliste de Luis Buñuel, L’âge d’or contre « la boue du temps monétisé », inspiration même de ce livre de Paola Dècina Lombardi. Étiologie du temps de l’innocence, de la merveille, abondance, paix, justice et donc bonheur. Poursuite de la satisfaction du désir, espoir dans le changement alimenté par l’or de l’intériorité. Nouvel humanisme contre « le peu de réalité  ».

Retraçant les différentes étapes de cette recherche, l’auteur met l’accent sur le rôle politiquement engagé de Breton, tout en ne négligeant pas, comme déjà annoncé, sa formation et sa production, à commencer par le rapport privilégié qu’il a avec Paul Valéry, enfin clarifié grâce à l’accès à leur correspondance. André adolescent (sa rencontre avec Valéry date de 1914) s’identifie avec l’anticonformisme et la révolte contre la bourgeoisie des poètes symbolistes. Mais c’est surtout la fougue iconoclaste et antilittéraire de M. Teste qui le pousse à vouloir connaître l’auteur de cette intense prose. L’esprit anarchique symboliste accompagnera le fondateur du Surréalisme sa vie durant et ce n’est pas un hasard si à ses funérailles les anarchistes de France voudront participer avec une couronne de roses rouges, afin de rendre hommage à l’homme fougueux et généreux qui les a représentés le long du siècle.

Révolte est le diktat de cet adolescent qui se prépare à vivre prêt à risquer le tout pour le tout, initié par le poète lui indiquant le chemin de la grande « révolte de l’esprit ». Paul Valéry se revoit lui-même, tel auprès de son maître jamais oublié Stéphane Mallarmé. C’est ainsi qu’il accueille l’aspirant poète avec la générosité et l’honnêteté intellectuelles qui l’ont toujours distingué, malgré son inclination à ne pas faire de prosélytes. Valéry n’apprendra pas seulement à Breton les secrets de la technique poétique, mais l’aidera concrètement à trouver un emploi dans le monde culturel, pour subvenir à ses besoins matériels, cherchant en même temps à se faire l’intermédiaire entre les parents d’André, qui rêvaient pour leur fils d’une carrière bien établie de médecin. Avec l’auteur de La Jeune Parque, Breton parle du fonctionnement de l’esprit, des rêves, en apprenant aussi à être exigeant avec soi-même.
Valéry à ce moment-là est en train d’écrire le poème qui le rendra célèbre et le fera sortir du silence public tant apprécié par Breton. Perplexe devant les alexandrins de La Jeune Parque, il sera encore plus perplexe devant son idole qui opte pour la mondanité. D’ailleurs, comme Paola Dècina Lombardi le souligne, n’hésitant pas à mettre en relief les contradictions et les défaillances de Breton, il ne s’est pas montré à la hauteur de la générosité amicale de Valéry. Il s’affranchira bientôt de sa présence paternelle, car il réalise que leur vision de la modernité est fort différente. Quand, en 1925, Valéry est élu à l’Académie française, la rupture est définitive. C’est à ce moment-là que – j’ajoute personnellement ce détail qui ne figure pas dans le livre – Breton vend les missives valéryennes. Ce sera une grande douleur pour celui qui est devenu le poète officiel de la troisième République. Valéry, qui a cru à l’amitié en tant que valeur fondamentale de l’existence, se sent cruellement blessé.

Breton montre un intérêt précoce pour la peinture, confirmé par la rencontre avec Apollinaire. Dans le livre de Paola Dècina Lombardi nous trouvons des descriptions détaillées des différentes expositions surréalistes et de tous ses peintres. Apollinaire non seulement fait connaître à Breton le Cubisme et l’Art nègre, mais lui révèle une dimension nouvelle de la critique d’art, la nécessité de sortir de l’oubli les auteurs injustement oubliés et la bibliophilie. À partir de là, Breton se forme un goût sûr qui lui sera utile même pour son nouvel emploi auprès du couturier-collectionneur Jacques Doucet.

L’été 1918, Soupault lui fait découvrir Lautréamont « beau comme le monde  », qui lui fournira des points de repère essentiels pour la création de la poétique surréaliste. C’est avec ce même Soupault qu’il s’essaie pour la première fois à l’écriture automatique recueillie dans Les Champs magnétiques (1919). Il s’agit, comme il la définit lui-même, en faisant le bilan de son Mouvement dans les Entretiens avec André Parinaud, du premier ouvrage surréaliste  : se confier entièrement à la spontanéité et sonder les profondeurs de l’inconscient pour en tirer le métal précieux, l’or. L’or est en effet associé à la poésie et à la créativité, résultat d’une révolte qui concerne la logique et le langage traditionnels. C’est la première étape du « Chercheur d’or »  : Breton sait qu’il poursuivra désormais un idéal de vie sans compromis ni fléchissements. Dans une lettre à Doucet, il déclare s’intéresser à la question morale, aux moralistes et en particulier à Vauvenargues et à Sade, ne se doutant pas encore qu’il allait devenir un des principaux exégètes du Divin Marquis. Il attribue à la morale un rôle de conciliation. Grâce à la rencontre foudroyante, en 1916, avec Jacques Vaché, il découvre en lui l’incarnation du « Chercheur d’or » et la révélation de l’humour. Ensemble ils projettent une Anthologie de l’humour noir, qui ne sera réalisée qu’à la fin des années « 30 (Vaché entre-temps est décédé) et qui ne sera éditée qu’en 1945. La pratique de l’humour, à la façon de Flaubert, aurait servi non seulement à dénoncer l’hypocrisie, mais à la neutraliser.

Paola Dècina Lombardi analyse finement toutes les œuvres fruit de l’exaltante aventure spirituelle d’André Breton, réduisant l’importance de son adhésion au dadaïsme de Tristan Tzara. En 1921, le Procès Barrès coïncide avec le début de son éloignement progressif de Dada. Breton opte pour la positivité. Le premier Manifeste de 1924 déclare choisir la vie, la vraie vie qui passe par la surréalité. Changer la vie  ? C’est bien possible ! Ce premier manifeste est conçu comme une nouvelle Déclaration des droits de l’homme.

Les textes automatiques de Poisson soluble (1924) indiquent la possibilité de découvrir dans chaque chose le signe de l’amour. La femme est la clef de voûte d’un univers de bonheur. Dans L’Union libre (1931), Breton voit réalisé, grâce à la conjonction amoureuse, le dépassement des contraires (mythe de l’androgyne) et même dans ce cas le rôle privilégié est attribué à la femme. Son corps, avec sa flore enchanteresse, devient alors l’espace idéal à habiter. La femme comme source d’émotion, refuge et espoir. Même espoir donc dans l’amour qui seul donne un sens à la vie  : L’Amour fou (1937). Arcane 17 (1944-1947) prolonge la célébration de la femme. Inspiré par celle qui deviendra sa troisième femme, Élisa  : la femme reste la source de lumière, de merveille, de bouleversement qui permet d’accéder à la surréalité. Toutefois, la glorification de l’amour, comme de la vie avait débuté avec son premier chef-d’œuvre, Nadja (1928), que Paola Dècina Lombardi définit «  le seul roman de Breton  ». Déclaration que j’ai trouvée choquante, connaissant non seulement le mépris de Breton pour ce genre littéraire, mais sa plus totale non-considération, dès le début. Il me semble qu’on ne peut même pas parler d’anti-roman, puisque pour Breton le roman n’existe pas  ; impossible donc de faire quelque chose contre l’inexistant. Il fait, plutôt, dans ce livre, la chronique d’une rencontre où la fiction est complètement abolie, exception faite pour quelques omissions compréhensibles. La transparence devient le mot-clef. Les protagonistes ne sont nullement des personnages, mais des individus réels, désignés par leur propre nom. Réels sont aussi les lieux décrits avec un surcroît de vérité dont témoignent les photos, qui font partie intégrante du texte. Le livre s’écrit au jour le jour et magiquement se confronte avec des événements provoqués, dans une certaine mesure, par l’écriture elle-même. Étape essentielle dans la recherche de comment réaliser la surréalité, si ce n’est à travers le véritable amour rencontré par et grâce à l’écriture de ce même texte.

La situation politique, économique et sociale des années » 30 impose un engagement plus déterminé et devient une étape fondamentale de notre « Chercheur d’or ». Breton se demande dans quelle perspective diriger la révolution surréaliste pour garantir la justice sociale dans le plus total respect de la pensée et l’autonomie de l’art. Le communisme soviétique côtoyé à partir de 1927 par Breton et d’autres surréalistes a été une expérience décevante. C’est, en partie, à ce genre de question qu’essaie de répondre le Second Manifeste, avec des tons plus durs et plus agressifs par rapport à la joie initiatique et l’espoir du premier Manifeste. À propos de la difficulté qu’éprouve Breton à se retrouver dans une coalition ou un parti, Paola Dècina Lombardi se demande si ce n’est justement son attitude anarchiste de fond, qui ne lui consent pas de renoncer à son autonomie individuelle. À partir de là, l’auteur examine la participation surréaliste aux principaux événements politiques de l’époque, à commencer par le Congrès de l’Aear, en juin 1935.

En avril 1938, grâce à Saint-John Perse, le Ministère des Affaires étrangères confie à Breton une mission « culturelle » au Mexique. Il pourra ainsi connaître Trotski, Diego Rivera et sa femme Frieda Khalo, qui deviendra, comme chacun sait, un célèbre peintre surréaliste. La dissidence de Trotski l’attire pour différentes raisons, lui qui avait aimé non pas le Marx du Capital, mais celui des premiers écrits. On se demande alors s’il n’a pas été un peu naïf à l’égard de ce personnage, auquel il a attribué des idées libertaires qui ne lui appartenaient pas complètement. Toutefois, ensemble, sans que Trotski ne figure, et avec Rivera, il rédige le Manifeste pour un Art libre.

En pleine guerre, en août 1943, sort Le Surréalisme encore et toujours avec des inédits de Breton et Péret, des dessins de Picasso, Tanguy, Magritte, Brauner, Dalì. Au printemps 1941, Breton avait quitté l’Europe pour se réfugier aux États-Unis, faisant une étape à la Martinique en compagnie de Lévi-Strauss et de Masson. Avec ce dernier il écrit un dialogue créole, Martinique charmeuse de serpents, cependant, ce qui compte le plus, c’est la rencontre avec le poète et directeur de la revue Tropiques, Aimé Césaire qui lui transmet le sentiment de la « négritude » et renforce sa prise de conscience sur les abus du colonialisme. L’arrivée à New York n’est pas aussi exaltante  : le dynamisme productif de ce continent, l’abandon de la  part de l’ondine de L’Amour fou, Jacqueline Lamba, sa deuxième femme, qui emporte avec elle son enfant adoré, Aube, ne facilitent pas son intégration. L’arrivée de Marcel Duchamp en juin 1942, la présence à ses côtés de Matta et surtout la rencontre avec Élisa lui évitent une crise dépressive et seront source d’une inspiration renouvelée.

Le 25 mai 1946, Breton est de retour en France. Son idéal libertaire et égalitaire, qui ne suffoque pas l’individualisme, trouve son incarnation en Charles Fourier, auquel il consacre une Ode. Dans le recueil Poèmes (1945-1948), dont le titre indique l’essentialité atteinte, il confirme que la poésie de la vie est le vrai or du temps. Breton a raison  : le Surréalisme n’est pas mort, car son retour en France continue de susciter différentes attaques et polémiques. Entre octobre 1956 et le printemps 1959 Breton, avec Jean Schuster, lance une nouvelle revue, Le Surréalisme même, qui se concentre sur l’actualité politique et sociale dénonçant des arrestations arbitraires, perquisitions, gardes à vue d’intellectuels qui ont pris parti pour l’indépendance algérienne, etc. Breton, en effet, suit attentivement et soutient avec vigueur le Comité des Intellectuels contre le prolongement de la guerre. En même temps, il ne néglige pas les luttes ouvrières et les objecteurs de conscience. La dernière des grandes expositions surréalistes date du 15 décembre 1961, y participent des artistes provenant de dix-neuf pays et qui témoignent de l’irradiation du Mouvement dans le monde entier. Et, pour terminer son dernier livre, L’art magique, Breton a besoin de la collaboration de Gérard Legrand. Partant de l’art préhistorique, véhicule de la magie, on arrive au Surréalisme avec « la magie retrouvée  ». C’est l’histoire d’une « introspection dans les profondeurs de l’esprit  » et c’est aussi la dernière étape de l’héroïque recherche bretonienne de l’or du temps.

Dans ce remarquable travail de Paola Décina Lombardi, le paragraphe assez détaillé consacré aux films surréalistes ne mentionne pas le dernier chef-d’œuvre de Luis Buñuel, paru en 1977, cet obscur objet du désir. Il me plaît de le rappeler. Le grand cinéaste a voulu conclure son parcours artistique avec un dernier acte de foi dans le Mouvement de sa jeunesse avec un film, qui est son testament et qui reprend tous les tropes non seulement surréalistes, mais bretoniens  : tout d’abord le désir le plus profond et caché, « obscur  » justement, la fatalité de la rencontre, la femme enfant, la beauté convulsive, Mélusine, la misère du travail, l’aberrante normalité, le rêve, la fureur des symboles, le hasard objectif, le démon de l’analogie, la puissance de l’imagination, bref l’Amour fou. De même, étant donnée l’importance de la correspondance inédite présente dans le texte, j’aurais mis plus en relief le nom du destinataire des missives ainsi que la date. J’aurais aussi ajouté à la riche bibliographie les œuvres de Breton. On regrettera les nombreuses coquilles et la répétition de la même citation sur l’éros dans les pages 335 et 337.

Lecture d’autant plus importante puisque le livre de Paola Dècina Lombardi est basé non seulement sur de la correspondance inédite, mais aussi sur les interviews par elle effectuées au cours des années. Elle a en effet rencontré quelques témoins de l’extraordinaire aventure bretonienne  : Devarennes, André Masson, Michel Leiris, Alain Jouffroy, Aube Breton,  Enrico Baj, Jean Schuster, last but not least Elisa Breton. Ce livre, dont même les titres des sous-chapitres sont évocateurs (42, rue Fontaine  ; les séances fantastiques, fascination et risque  ; la poésie qui résiste, etc.) n’est pas une exégèse d’André Breton, car l’auteur se pose des questions, comme nous l’avons déjà souligné et notamment aussi sur la misogynie (bien que la femme soit glorifiée dans les écrits) non seulement de la part du fondateur du Mouvement, mais aussi de la part d’autres compagnons de route. De même, Paola Dècina Lombardi fait ressortir les contradictions comportementales de Breton, dans la sphère privée comme dans la gestion du Mouvement. Il est vrai, cependant, que le portrait du grand homme qu’a été André Breton ne serait sans elles ni complet ni authentique. L’auteur complète ce beau portrait moral en faisant ressortir l’attitude tendrement paternelle de Breton à l’égard de sa fille. D’ailleurs, en exergue figure un passage d’une interview d’Aube. Attitude attentive, aimante, mais aussi sévère et fortement pédagogique. Ce qui est encore plus touchant c’est que ce père si différent des autres a surtout tenu à transmettre à son enfant la beauté et la merveille de la vie. En somme, je peux affirmer que ce livre est passionnant, élevé et noble autant que le portrait tracé. Il nous offre la belle image suggérée par Alexandrian évoquant l’entrée triomphale de Breton, dans une salle de conférences, à son retour en France  : « un fauve majestueux  ».