Ponts

PONTS

par Jean Arrouye

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Dans Nadja, les photographies ont, selon ce que déclare André Breton dans son « Avant dire », pour fonction « d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme »[1]. Ce qui revient à recourir à la photographie pour lui faire remplir la fonction à laquelle on la restreint habituellement, celle de représentation du réel. Mais à parcourir le livre et à observer ce que les photographies apportent au texte, on constate que ce n’est pas là leur seule utilité. Elles servent aussi parfois à faire comprendre des choses que l’auteur répugne à avouer directement. Ainsi de la dernière photographie sur laquelle on voit un panneau indicateur portant l’inscription « LES AUBES »  et, en arrière-fond, le pont Saint-Bénézet d’Avignon. Comme on le sait, c’est un pont rompu, des crues du Rhône en ayant emporté définitivement la majeure partie au XVIIe siècle, qui ne mène nulle part, donc. Cette photographie résume le grand changement intervenu dans la vie de Breton : il y a maintenant relativement longtemps que Nadja et lui ont admis que leur aventure ne les mènerait nulle part et qu’il s’est résolu à rompre les ponts. Il songe désormais à refaire sa vie avec une autre femme (prêt à divorcer pour cela, ce dont il n’a jamais été question avec Nadja) qu’il aime passionnément et en compagnie de laquelle il est venu à Avignon. Le panneau, proche, est symbolique de l’espérance de ce nouveau commencement qu’il semble annoncer, le pont, distant, du souvenir qui s’éloigne des émotions éprouvées lors de ses déambulations en compagnie de Nadja.

Cette photographie n’est pas le substitut d’une description, attestant l’existence de ce que le texte mentionne et le faisant connaître avec plus d’efficacité détaillée que celui-ci eût pu le faire, comme c’était le cas pour celles de la façade de l’hôtel des Grands hommes ou du pigeonnier du manoir d’Ango. Elle figure, écrit Breton, le « prolongement » d’un « paysage mental »[2] ; cependant, comme les photographies-descriptions, elle tire sa raison d’être du contexte narratif. Sa relation au texte est en fait dialectique. Celui-ci suscite sa présence et justifie l’interprétation métaphorique que le lecteur est amené à en faire ; elle, en retour, contribue activement à la compréhension par le lecteur de la situation sentimentale du narrateur ; elle en est comme une confirmation symbolique.

Lorsque Nadja reconnaît dans certaines des œuvres d’art possédées par André Breton des figures emblématiques de leur aventure, baptisant « Chimène » un masque de Nouvelle-Bretagne, ce qui laisse supposer l’existence d’un Rodrigue, qui pourrait être le fétiche de l’île de Pâques qui « lui disait : “Je t’aime, je t’aime” », ou déchiffrant dans le tableau de Chirico, L’Angoissant Voyage ou L’Énigme de la Fatalité, où elle retrouve la main de feu qu’elle avait vue « flambe [r] sur l’eau » de la Seine sur les bords de laquelle elle se promenait avec André Breton, une représentation prémonitoire de l’avenir de cette aventure dont apparemment elle souhaite qu’elle prenne une dimension amoureuse[3], les photographies de ces objets remplissent à la fois, comme celles de l’hôtel et du pigeonnier, une fonction documentaire, donnant à voir les œuvres (que, comme toute œuvre d’art, on ne saurait décrire) et, comme celle du bord du Rhône, une fonction narrative, donnant à connaître les espérances et appréhensions de Nadja. Elles tirent leur sens de ce que le texte, c’est-à-dire André Breton, rapporte. Les sujets de toutes ces photographies, panneau et pont, fétiches et tableau, sont donc l’objet d’une imposition de sens qui se justifie d’un caractère particulier de ce qui a été photographié, visible (l’inscription sur le panneau, l’aspect hautain du masque, l’iconographie du tableau) ou connu (l’interruption du pont).

La photographie surréaliste est le plus souvent ainsi la photographie d’un objet rencontré dans l’ordinaire de la vie auquel un sens inattendu, étranger à la nature ou aux usages qu’on lui reconnaît habituellement, est prêté. Ainsi les tickets de métro et d’autobus machinalement pliés puis jetés par leurs utilisateurs que BrassaÏ transforme en Sculptures involontaires, le gros orteil photographié par Jacques-André Boiffard de sorte qu’il paraisse un organe monstrueux, les objets familiers dont Man Ray fait des ectoplasmes que l’on nommera ensuite Rayogrammes, les entrées d’immeubles qui, dans Nadja, prennent l’aspect de porches ténébreux menant à un monde mystérieux, ou le mannequin du Musée Grévin représentant une femme agrafant son bas devenu le parangon de la provocation érotique. Le sens nouveau naît le plus souvent d’une transformation de l’apparence, elle-même obtenue par l’exploitation habile d’une procédure photographique : la macrophotographie et un éclairage contrôlé dans le cas des sculptures involontaires, le choix de l’angle de prise de vue et la restriction de profondeur pour l’orteil, la procédure d’enregistrement par contact pour les rayogrammes, un tirage contrasté, transformant l’ombre en noirceur impénétrable pour les entrées d’immeubles, l’angle de prise de vue et le cadrage pour la reine de l’excitation du désir.

Pour le pont d’Avignon nul besoin de transfiguration photographique pour qu’il s’inscrive dans le répertoire des objets surréalistes. Il échappe à la terne catégorie réaliste des objets qui n’intéressent qu’autant qu’ils remplissent convenablement la fonction pour laquelle ils ont été conçus : un pont est fait pour passer en toute sécurité d’une rive à l’autre d’un fleuve ou d’une faille ; or celui-ci ne mène qu’en plein courant, ne prend son élan que pour le suspendre de façon inattendue, n’invite à l’emprunter que pour mettre en péril celui qui s’y risque. Il fait donc partie de ces objets qui fascinent André Breton parce qu’ils allient des caractères opposés : le masque métallique trouvé au marché aux puces, visiblement de protection sans que l’on puisse comprendre à quoi il servait, le gant de femme en bronze qui conserve l’apparence de la légèreté et de la souplesse, mais se révèle le contraire de ce qu’il paraît dès qu’on le prend en main, le mannequin inerte qui imite à merveille la vie, et tous ces objets trouvés qu’il collectionnait, faits de matériaux ordinaires, mais de formes étranges dont on ne peut imaginer aucun usage sauf celui de « fonder une véritable physique de la poésie », comme il dit en 1936. Tous ces objets possèdent d’emblée le caractère ambivalent (d’un « scarabée d’or », admiré dans la collection Oberthur, André Breton écrit : « ce qui le rend si précieux, ce doit être son ambiguïté »[4]), si ce n’est, le plus souvent, contradictoire, que les photographes surréalistes confèrent par leur art à ceux qui retiennent leur attention[5], certains de façon récurrente : le corps humain que déshumanisent à l’envi André Kertesz ou Jindrich Heisler, le mannequin, sujet fréquent de photographies d’Alvarez Bravo et d’Henri Cartier-Bresson, les laisses de la mer et de la rue que recueillent Brassaî, Aaron Siskind ou Richard Avedon, etc. Comme tous ces objets, le pont d’Avignon est à première vue séduisant (l’invite à l’emprunter, et la promesse de mener ailleurs sont indissociables de la notion de pont), mais ce n’est qu’avec un temps de retard sans doute plus long que pour ceux-ci que, si on n’en est pas déjà informé, l’on découvre son caractère oxymorique, qu’il est sans aboutissement, et donc sans usage. Qui ne partage pas l’inclination des surréalistes pour l’incongru peut en éprouver une désillusion et ressentir le besoin de lui trouver un autre usage. C’est ainsi qu’une célèbre chanson affirme qu’on danse sur le pont, ce qui est faux, car on n’a jamais dansé sur celui-ci, mais sous lui, dans l’île de la Barthelasse, au temps où il la traversait, ce qu’il ne fait plus depuis des siècles. Mais la consolation reste d’autant plus efficace qu’imaginaire, car une activité imaginaire ne saurait, elle, être interrompue. Breton le sait bien qui, voulant exploiter le potentiel symbolique du pont brisé, fait de la légende gratifiante la cause même de sa réalité, décevante pour les uns, fascinante pour d’autres, imaginant que le « vieux pont a fini par céder sous [la] chanson enfantine »[6].

Les ponts sans aboutissement, et sans commencement, non plus, que donnent à voir les photographies de Michel Rajkovic n’ont pas à lutter contre le legs de l’histoire ou celui de la légende pour maintenir manifeste leur étrangeté, car ils ne doivent celle-ci qu’à leur élaboration photographique.

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Le premier est vu de dessous (illustration 1). Son tablier sombre surgit du milieu du bord supérieur de la photographie et plonge, en un triangle aigu qui se découpe sur un fond gris clair, vers son bord inférieur qu’il atteindrait en son milieu également s’il ne se perdait dans la brume à son approche. Cette disposition fait qu’au premier regard la composition géométrique et contrastée (axe médian noir et surfaces latérales symétriques, de mêmes forme, surface et ton de gris) absorbe le regard et que ce n’est qu’avec un bref temps d’incertitude que l’on reconnaît le sujet réaliste de la photographie. Comme pour la photographie de Nadja du panneau sur lequel se lit LES AUBES, qui en fait portait l’inscription SOUS LES AUBES, nom d’un restaurant installé sur l’île de la Barthelasse, cette méprise momentanée résulte du choix d’un angle de prise de vue et d’un cadrage qui restreignent ou perturbent la perception de la réalité au point d’en empêcher l’exacte reconnaissance. Le photographique l’emporte alors sur le photographié et la photographie cesse d’être un moyen de reproduire ce qui est, ou, selon la formulation de Roland Barthes, le « ça a été »,[7] pour établir sa capacité de composer des images illusoires, des « leurres », ainsi que dit Breton à propos de la photographie du mannequin du musée Grévin[8].

Mais même une fois la nature du photographié perçue, le pont identifié, la photographie reste énigmatique. On ne sait où mène ce pont, qui se perd dans l’indiscernable pas plus que d’où il vient, puisque le bord de la photographie qui sépare le reconnaissable de l’inconnaissable le coupe net. À vrai dire l’inconnaissable est moins troublant que l’indiscernable, car rien n’interdit d’imaginer ce que, en haut de la photographie, le cadrage a exclu de notre vision tandis que, en bas, le pont disparaît sous notre regard, se perd visiblement dans l’invisible, si l’on ose dire, de sorte que cette perte, parce que manifeste, devient irréparable, une réalité avérée insurmontable imaginairement. Avec ce résultat paradoxal que le non visible, hors cadre, incertain, peut être rattaché au réel, en vertu du postulat que la photographie enregistre l’existant, tandis que le visible, ce que montre en fait ce cliché, indubitable, interdit une telle suppléance, sauf sur le mode de la rêverie, qui, observe André Breton « ne profite de rien aussi bien que de nos moments d’inattention »[9] ou de nos empêchements d’observer. De sorte que ce pont qui ne remplit pas les fonctions qui le rendraient réellement digne de ce nom ne peut être considéré comme tel qu’idéellement, par exemple au sens où André Breton dit que « si […], les primitifs et les enfants ne connaissent pas ces affres qui sont les nôtres [quand nous essayons de retrouver durant la vie éveillée ce que nous ont révélé nos rêves, ou que nous cherchons à comprendre ce que montre vraiment cette photographie], c’est qu’un pont n’a pas cessé pour eux d’unir les deux rives » du songe et de la réalité, « ce pont qui unit le monde extérieur au monde intérieur »[10].

Une autre photographie montre une passerelle de fer sous un ciel bas et gris d’où tombe par une large déchirure une lumière blafarde (illustration 2).

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Cette fois-ci les deux extrémités de la passerelle surélevée sont visibles, ainsi que la volée de marches qui, à chaque extrémité, permet de rejoindre la chaussée ou le chemin à partir duquel elle s’exhausse. Chaussée ou chemin, on ne le saura pas, car le brouillard s’est accumulé sur le sol sur une grande hauteur (sur la gauche, la rambarde de la passerelle y disparaît progressivement) et les deux escaliers sont engloutis dans son épaisse substance laiteuse, qui ne paraît si épaisse que parce que la prise de vue lente, de trois minutes, a transformé une brume légère et mobile en opaque matière stagnante. Le résultat est qu’il est impossible de savoir pourquoi cette passerelle s’élève ainsi, ce qu’elle permet de franchir, la raison de son existence et la fonction qu’elle remplit. En conséquence sa présence paraît aussi peu motivée que ne l’était celle du pont.

De plus elle semble flotter sur cette matière à laquelle, en définitive, on ne saurait donner de nom, être en équilibre instable sur ses deux assises qui paraissent les flotteurs mal proportionnés d’une nef précaire, menacée à tout instant de chavirer ou de sombrer, en somme une de ces « étranges créatures qui peupl[ent] le sommeil », qu’évoque André Breton, dont on est heureux de constater qu’au réveil elles « s’enfoncent précipitamment dans l’oubli ». Mais celle-ci est de celles « qui s’attardent » ; c’est que « le passage coupant de la nuit au jour » ne s’est pas encore accompli, comme on le voit à ce ciel où les ténèbres s’attardent, ne s’éclaircissant et ne s’effilochant que très lentement, et à cette indistinction prolongée de l’étendue où la clarté survenue ne parvient pas à prendre forme en objets familiers. Le spectateur de la photographie ne bénéficie pas, comme André Breton, de la compagnie de Titania pour « entendre parler de tout ce qui est caché » et Garo n’est pas encore réveillé pour lui rapporter la chronique du quotidien. Il reste donc contraint de laisser son esprit se « comport [er] de manière hagarde »[11] devant un spectacle qui paraît l’image figée d’un cauchemar.

Une dernière image ressortit de ce discours photographique de peu de réalité, qui, si elle n’est celle d’un pont ni d’une passerelle, toutefois est encore celle d’un lieu de passage : un escalier métallique dont on ignore à nouveau d’où il part et où il mène (illustration 3).

Jean Arrouye

Sa disposition est singulière et efficace pour transformer sa perception et son interprétation. Singulière, car l’escalier métallique, vu de profil, émerge d’un brouillard de même nature que celui qui environnait la passerelle quasiment à la moitié de la hauteur de la photographie et à peu près au milieu de sa largeur, pour s’élever ensuite vers la droite et disparaître, coupé par le cadrage. Efficace, car cette position élevée, qui fait qu’aussi bien l’escalier semble émerger de nuées, et sa disparition en cours d’ascension, qui permet d’imaginer une poursuite illimitée de son élévation, contribuent à en faire un objet mystérieux qui évoque plus une variante moderne de l’échelle de Jacob qu’un instrument industriel.

Le double traitement, circonstanciel, qui fait que pont, passerelle et escalier sont insituables localement et temporellement et donc sans usage imaginable, et photographique, qui les démesure ou les transfigure, fait que, dans les photographies de Michel Rajkovic, ils participent pleinement de ce qui, au dire même d’André Breton, est le caractère principiel du surréalisme, « opération de grande envergure portant sur le langage […] dont les éléments [sont] soustrai [ts] à leur usage […] strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir »[12] poétique. C’est ce qui, mutatis mutandis, leur advient, en effet, grâce à la façon dont les traite le photographe et à la transformation symbolique qui en résulte. Ils satisfont ainsi à l’exigence exprimée par Paul Valéry, que ne désavouerait pas André Breton, qu’« une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous croyons voir »[13].


[1] André Breton, Nadja, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 645.

[2] Ibid., p. 749.

[3] Ibid., p. 727 et 697.

[4] André Breton, Alouette du parloir, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2008, p. 14.

[5] La photographie du mannequin du Musée Grévin cumule la fascination éprouvée par André Breton pour les objets oxymoriques et la transformation de sa signification (impudeur involontaire changée en « provocation » érotique) obtenue par les modalités de la prise de vue.

[6] Nadja, op. cit., p. 749.

[7] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.

[8] Nadja, op. cit., p. 746.

[9] André Breton, Alouette du parloir, op. cit., p. 7.

[10] Ibid., p. 7.

[11] Ibid., p. 6, 7, 8, 8, 10, 7.

[12] André Breton, Du surréalisme en ses œuvres vives, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 19.

[13] Paul Valéry, cité in Thierry Fabre, Préface à Houda Ghorbel /Wadi Mhiri, Ward & cartouches, exposition d’art contemporain, Galerie Espace Sadika /Sa’al éditons, La Marsa, 2016.

 

CC

Carl Einstein et le surréalisme

Carl Einstein et le surréalisme ‒ entre les fronts  et au-dessus de la mêlée
(Bataille, Breton, Joyce)

Par Klaus H. Kiefer

 

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1. Problèmes philologiques

Tout en espérant me faire comprendre dans votre belle langue, je me demande si mon compatriote expatrié et si difficilement rapatrié parlait mieux le français que moi puisqu’au fond de tous les problèmes que je vais discuter se trouve la langue, soit maternelle, soit étrangère, et en fin de compte la langue nous reste toujours « étrangère ». À ce propos, pensons aussi au langage de la littérature et de la peinture à peine traduisibles l’un dans l’autre comme Einstein dut finalement le reconnaître ; pensons encore au « langage des fleurs » – et des corps – que Georges Bataille étudia dans Documents dirigé par Carl Einstein[1]. La langue nationale marqua et marque encore la différence entre les civilisations européennes parmi lesquelles deux « clashs » fatals se sont produits du vivant de notre auteur. Pourtant, dans le contexte de l’avant-garde du XXe siècle, il y avait aussi d’autres chocs pas moins hostiles : par exemple, son « primitivisme » présuppose – pour citer Einstein – « le terrible choc de la colonisation » (all. BA 2, 401). Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je cite encore Einstein : « L’Europe colonise et l’on colonise l’Europe. » (W 4, 286) Aujourd’hui on la terrorise…

Vu le dynamisme historique et la complexité des rapports, la recherche ne peut pas se contenter des partis pris d’une seule personne, p. ex. d’André Breton[2], pour fixer qui est surréaliste et qui ne l’est pas[3]. La liste est flottante et hétérogène, on le sait ; de surcroît il y a des « surréalistes » partiels et il y en avait de tous les temps. C’est toute une « histoire des oracles » pour reprendre le mot de Fontenelle. Au lieu d’interprètes trompeurs, c’est à nous de discuter, et en principe à l’infini, ce qu’est le « surréalisme »… Le problème méthodologique est le suivant : peut-on utiliser un terme créé par un particulier ou un groupe comme terme technique et global qui ne reste toujours qu’une synecdoque, une partie du tout « impossible ».

2. Contacts ‒ multiples et manqués

Après avoir fréquenté Paris dès 1905, Carl Einstein s’y installe définitivement en mai 1928. Compte tenu de cette date, on ne peut pas parler d’émigration, et c’est pourquoi les spécialistes de l’« Exilliteratur » ignorent très souvent Einstein, mais lui, comme Walter Benjamin et pas mal d’autres intellectuels et artistes allemands d’origine juive ou « dégénérés » souffrent déjà dans les années 20 d’attaques de la part des nazis qui préparent leur prise de pouvoir. À Paris, Einstein reprend ses multiples contacts et avec enthousiasme poursuit un projet qu’il précise en août 1928 dans une lettre au Dr Reber, industriel et collectionneur (dont il est le conseiller) : Documents ; à Ewald Wasmuth il dit : « ma revue »[4] ! Malheureusement la genèse, l’essor et la fin de cette revue légendaire ont été faussés, notamment par ses collaborateurs mêmes, Georges Bataille et Michel Leiris, et leurs adeptes crédules quoique Denis Hollier[5] apparemment se fût ravisé grâce aux recherches de Liliane Meffre[6] et les miennes. C’est à Carl Einstein que Georges Wildenstein avait confié la direction de la revue, et c’est aussi Carl Einstein qui la marqua de son empreinte esthétique et ethnologique, y compris son « ethnologie du blanc[7] ». Apparemment, les conflits avec les jeunes loups de l’équipe « Documents », tel Bataille, le firent battre en retraite, et c’est Wildenstein qui suspendit le financement face à la crise économique. Donc, contrairement à ce qu’insinua Leiris, Bataille ne « fit », ni ne « défit » Documents[8].

La question se pose trop vite : Documents était-elle une revue surréaliste[9] ? D’après mes réflexions préliminaires, ce n’est pas une question de oui ou de non. Sans aucun doute, son envergure était d’une part plus ample, plus académique, donc d’apparence moins « révolutionnaire » ; d’autre part, la dissidence « matérialiste » de Bataille se faisait remarquer de plus en plus, de sorte que Breton craignait de perdre le « copyright » du mouvement. Il s’agit donc d’une guerre sur trois fronts : Einstein versus Bataille, Bataille versus Breton et Breton versus Einstein. Un quatrième front s’ajoutera plus tard.

Pourtant, tout avait si bien commencé. C’est, au plus tard, à son arrivée à Paris que Carl Einstein expédia un exemplaire de sa Sculpture nègre rue Fontaine, dédiée : « A André Breton – confrère courageux et qui conduit bien loin ses amis[10]. » (ill. 1)

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 1 : Carl Einstein : Negerplastik, dédié à André Breton

Mais Breton ne daigna pas répondre à ce contact, quoiqu’il se soit procuré, on ne sait pas quand, l’Europa-Almanach, d’ailleurs bilingue[11], édité par Carl Einstein et Paul Westheim en 1925, lequel comptait parmi ses contributeurs neufs « surréalistes »,[12] surréalistes avant la lettre puisque la préparation de l’annuaire avait commencé bien plus tôt que la fondation « officielle » du mouvement qui coïncide au premier « Manifeste ».[13]

Nico Rost témoigne que Carl Einstein a connu les premiers numéros de la « Révolution surréaliste » qui apparaissent à partir de décembre 1924. On peut croire qu’il connaît aussi le premier Manifeste, publié un mois auparavant, quoique Einstein ne le « cite » que dans son « étude ethnologique » sur André Masson en 1929 (dans Documents) peut-être à l’occasion de la deuxième édition : « C’est avec une grande timidité que nous commençons d’apprécier l’imaginaire comme dominante. » (BA 3, 26) ce qui fait écho aux réflexions de Breton :

C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. (OCBr 1, 316)

Pourquoi cette approche rarement s’y explicite chez Einstein ? Dans la fameuse lettre à Daniel-Henry Kahnweiler de juin 1923, où Einstein esquisse son esthétique « cubiste » (pour s’excuser d’une mauvaise manœuvre commerciale) il est toujours à la recherche d’« équivalents psychiques » (EKC, 48 = all. 139) afin d’ancrer l’art dans la vie sociale. L’idée de Breton d’une « interférence » (OCBr 1, 318) entre le rêve ou bien la folie et l’état de veille, fruit de sa découverte de Sigmund Freud, était apte à expliquer la production d’œuvres non imitatives et protéiformes chez Picasso, Braque et d’autres. « Répéter ou inventer ‒ il fallait se décider. » (K 3Me/St, 95 = all. K 1, 56) écrit Einstein dans  « L’Art du 20e siècle ». Ses affinités avec « la génération romantique » ‒ on le verra – vont se multiplier, mais aussi se différencier[14].

En ce qui concerne la proximité d’Einstein avec le surréalisme, j’ajoute une anecdote peu connue. En rentrant de Londres (probablement) via Paris, Einstein avait visité l’exposition de Joan Miró (qu’il connaissait bien) à la galerie Pierre en juin 1925. Citons une revue contemporaine : « Les deux salles de la galerie archipleines avaient débordé dans la rue. On buvait du champagne sur le trottoir. Tous les surréalistes étaient là […] »,[15] suivent les noms d’Aragon, de Breton, etc. Einstein nommé personnellement figure parmi les 500 visiteurs ; on ne sait pourtant pas si les surréalistes et Einstein se sont salués.

Einstein, qui, en 1926, avait la hardiesse de décréter ce que l’art du 20e siècle allait devenir dans le sillage du cubisme révolutionnaire, s’était enthousiasmé dès le début des années 20 pour un artiste à l’écart et que les surréalistes ne découvrirent comme un des leurs que trois ans plus tard : Paul Klee. Comment le partisan fervent du cubisme qu’était Einstein à l’époque pouvait-il estimer cet « enfant prodige » (« Märchenknabe ») ?[16] Or, c’est justement l’imagination créatrice chère à Breton qui fait dans la réflexion einsteinienne le chaînon manquant entre les antipodes Picasso et Klee[17], entre cubisme et surréalisme. Pourtant ni la monographie ni l’article sur Klee prévu pour Documents n’ont été réalisés, mais il est fascinant de voir comment, dans les trois éditions de L’Art du 20e siècle, les commentaires d’Einstein sur Picasso et Klee rivalisent pour aboutir à ce qui devrait être, d’après Einstein, l’esthétique « leader » des années-30. Pourtant, la datation a un sens fatal puisque le régime national-socialiste met en cause l’art moderne ; Goebbels avait beau se déclarer « expressionniste » dans son roman autobiographique Michael. Einstein, d’un jour à l’autre exilé, fait alors table rase de l’avant-garde tout entière, y compris le surréalisme bien sûr. Sa « Fabrication des fictions » est une furieuse polémique contre les artistes et intellectuels de l’avant-garde qui n’avaient pas su faire face au fascisme triomphant. Cette attaque équivaut à un véritable « suicide » puisque c’est bien lui, Einstein, qui avait « fait » l’art du 20e siècle, c’est-à-dire qu’il avait contribué de façon remarquable à son succès international.

Nonobstant, on reconnaît dans cette œuvre posthume et mal connue un fond commun avec les écrits « surréalistes » d’Einstein, en particulier son « Georges Braque » (ill. 2) qui paraît en 1934 en traduction française et avec la remarque critique « écrit en 1931-1932 ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 2 : Carl Einstein : Georges Braque, 1934

Donc l’auteur prend ses distances envers sa propre œuvre trop « idéaliste » et « subjective », et la « Fabrication des fictions » élaborée sans doute après 1933 et avant le départ d’Einstein pour l’Espagne au cours de l’été 1936 pour lutter contre le fascisme aux côtés des anarcho-syndicalistes (ill. 3), dans la fameuse colonne Durruti, apparaît comme une négation dialectique de l’avant-garde.

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 3 : Carl Einstein à Perpignan, 16 février 1939

Malheureusement il ne fut pas donné à l’auteur de former une synthèse, quoique l’idée de synthèse ne fût pas du tout dans le goût du critique, toujours « à la tête » des mouvements, comme l’écrivit plus tard son ami Benn[18]. Einstein, relâché du camp de Bassens en 1940 à l’approche des troupes allemandes et de la Gestapo, s’est suicidé peu après dans le Gave du Pau. Il se peut qu’il ait essayé de gagner la Côte d’Azur, encore en zone libre, soit pour rejoindre son beau-frère Gabriel Guévrékian, l’architecte du fameux jardin cubiste de la villa Noailles, qui s’était installé à Saint-Tropez, soit dans l’espoir de prendre le dernier bateau de Marseille pour les États-Unis.

3. Théorie ‒ textes ‒ images

Malgré ses efforts pour marquer l’art du 20e siècle de son empreinte, voire pour le « diriger » dans la bonne voie de Picasso ou bien de Klee, Einstein n’avait pas l’ambition de fonder une « école » quoiqu’il aimât à s’entourer dans son studio parisien d’artistes, d’intellectuels et de jeunes gens, tel Michel Leiris, qui parle de lui dans son Journal[19], et Georges Bataille, qui par contre n’en dit mot. Leiris, Kahnweiler, Masson, Klee et d’autres discutent et approuvent les idées d’Einstein[20]. Celui-ci partage avec André Breton la connaissance de la plus grande partie des peintres et sculpteurs d’avant-garde, dont je me contente de citer, parmi d’autres, Hans Arp, Juan Gris, Picasso, et Masson et Miró déjà nommés, auxquels il consacre de profondes études dans Documents. Pourtant, c’est une esthétique « surréaliste » intégrale qu’Einstein élabore dans son Georges Braque. Malgré ce titre, il ne s’agit pas du tout d’un « livre sur Braque », comme Einstein le confesse lui-même à Wasmuth en 1932 (all. DLA). Pourquoi ce titre trompeur qui empêcha qu’on prenne justement connaissance de ce livre, de surcroît mal traduit en français ? Certes, Braque était un ami intime d’Einstein, témoin de son mariage avec Lyda Guévrékian en 1932, mais peut-être les titres provisoires auxquels Einstein fait allusion dans ses lettres, « Réflexions » ou « Esthétique »,[21] apparaissent trop vagues pour l’éditeur dans la crise économique manifeste du début des années 30. (D’autres éditeurs français et anglais refusent carrément ses projets ; la version américaine de « Georges Braque » ne paraîtra pas à cause d’un éditeur frauduleux.)

En effet, on retrouve, dans Georges Braque, un problème de l’écriture einsteinienne depuis La Sculpture nègre : le manque de rapports concrets, analytiques, entre texte et image. Dans Georges Braque, l’artiste n’est qu’un exemple pour les idées einsteiniennes basées bien entendues sur une riche expérience esthétique. Autant on peut considérer La Sculpture nègre comme un manifeste cubiste, autant Georges Braque s’apparenterait à un manifeste surréaliste. Je ne doute pas qu’il soit pénible pour certains spécialistes du surréalisme de voir que la théorie de l’avant-garde contemporaine la plus élaborée ne se trouve pas chez Breton et ses amis, mais chez Carl Einstein, et surtout pas chez Walter Benjamin dont la contribution à l’interprétation du mouvement en question apparaît largement surestimée.

Pourtant Einstein ne parle du surréalisme, dans Georges Braque et ailleurs, que d’une façon assez méprisante : « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt » (BA 3, 324) ce qui a posé pas mal de problèmes aux traducteurs français. C’est Jean-Loup Korzilius que je cite : « “surréel” (terme ensoleillé par un idéalisme raté) » (GBKo, 86 ; cf. GBZi, 70). En accord avec Kahnweiler, Einstein blâme la « Kasernenorganisation » (EKC, 159 = fr. 75), la « discipline militaire » du groupe, et se moque encore en janvier 1939, dans une lettre expédiée d’Espagne, de ce qui serait bien « sur » ou bien « sous » la réalité (EKC, 107).[22] Constatons dans ce contexte que le sous-titre de la « Fabrication des fictions », rayé dans quelques-unes des copies conservées (ill. 4), est « Une défense du réel » (ill. 5), où le mot « réel » fait bien sûr allusion à « surréel ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 4 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 5 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Là où il aurait fallu dire « surréalisme » à juste titre, Einstein remplace fréquemment le mot par un terme forgé par lui : « génération romantique », et il conçoit même un « intervalle romantique » dans les tendances politiques du temps. « Georges Braque » se conclut sur un credo surréaliste par excellence : « Le mythe a été réintégré dans le réel, et la poésie devient l’élément originel de la réalité. » (GBKo, 164).[23]

Le réveil a dû être terrible si on lit ce passage et pas mal d’autres à la lumière des événements de 1933 et suivants. Je cite un autre passage du dernier chapitre de Georges Braque qui apparaît comme un « mauvais message » (titre de l’unique drame d’Einstein de 1921) :

L’accentuation romantique de l’irrationnel implique une régression vers un état primitif et même, si l’on veut, vers un état de barbarie. Enfin nous ne nous contentons plus de sublimes déductions et d’une superstructure cultivée à l’excès qui exclut les forces fondamentales de l’homme et des événements. Un besoin de destin et d’obsession nous porte à nouveau. (GBKo, 164)

De ce point de vue, les aberrations d’un Benn ou d’un Heidegger face aux national-socialistes semblent moins surprenantes. Le « nous » d’Einstein est fatal, mais c’est tout de même avant 1933 qu’il prit ses distances envers le biologisme (« medizinerei »)[24] de son ami berlinois tout en considérant en même temps la publication récente du philosophe, « Vom Wesen des Grundes »[25], comme un jeu de mots vide de sens. Mais a-t-il vraiment évité le piège idéologique avec ses appels aux intellectuels et artistes pour qu’ils se soumettent aux « contraintes » politiques ‒ trop vaguement définies comme « mythiques » ou « totalitaires » ? Là aussi, la « Fabrication des fictions » est plutôt une poursuite de Georges Braque qu’une rupture bien intentionnée[26]. La tentative de faire valoir le fascisme grandiose et « latin » contre l’hitlérisme stupide et « nordique » à l’occasion de l’exposition parisienne de l’art italien en 1935 ‒ un an après le fameux discours de bienvenue de Benn sur « son excellence » Marinetti (SW 4, 117ff.) ‒ révèle tout le dilemme d’Einstein.[27] Il ne lui resta qu’à partir pour la lutte armée antifasciste en Espagne ‒ et, je le cite, ‒ « sans dire un mot » (EKC, 106). À nous de discuter pour savoir à quel point le « mythe collectif » (OCBr 2, 439), soit romantique soit communiste, propagé par Breton encore en 1935, est impliqué dans cet horizon sinistre. Ne pourrait-on pas soupçonner les dictatures européennes, y compris l’Union soviétique, d’avoir fait à leur façon ce dont les surréalistes et Einstein ne faisaient que rêver ? Le mythe n’était pas libérateur ‒ « le mythe mentit » (« die Mythe log », SW 1, 205), ainsi « parlait » Benn en 1943, et souvenons-nous de Fontenelle…

À côté de « mythe », il y a une bonne douzaine d’autres mots-clefs du surréalisme comme, par exemple le fameux « automatisme psychique » que Carl Einstein s’approprie. Ces mots eux aussi sont le plus souvent traduits par Einstein en allemand et intégrés dans son propre discours qui pourtant évolue dans un autre sens que celui des surréalistes, c’est-à-dire vers une histoire culturelle intégrale, en laissant la polémique de côté : l’agresseur se place au-dessus de la mêlée. Par ce transfert, les mots-clefs du mouvement surréaliste obtiennent une dimension plus vaste, universelle[28].  « L’art du 20e siècle [donc pas seulement le surréalisme] a été dominé par l’automatisme passif. » (FF, 140) De façon analogue, la découverte assez dilettante de l’art nègre en 1915 avait entraîné la revalorisation de tous les arts primitifs, c’est-à-dire une rupture avec le canon classique. Ce renversement se reflète dans la collection du Dr Reber où des Picasso voisinent avec des œuvres d’art des Cyclades : « Reber considère l’art moderne sub specie aeternitatis. » (BA 3, 122) C’était là, déjà, toute la gamme thématique de Documents.

Des milliers de notes, de brouillons, d’exposés, tant en allemand qu’en français, se trouvent dans le fonds dit « Parisien » d’Einstein, caché chez Braque pendant l’Occupation. Ni le « Manuel de l’art », avec un « Dictionnaire des terminologies techniques », ni l’« Histoire de l’art » ni le « Traité de la Vision » n’ont été réalisés. Il va de soi que Carl Einstein, disparu à l’âge de 55 ans, avait encore beaucoup à dire. ‒ Revenons à l’exemple révélateur du discours surréaliste, celui de l’automatisme psychique (OCBr 1, 328) pour mettre en relief la définition einsteinienne. Il est d’accord pour élever l’automatisme « au rang de moyen essentiel [mais pas absolu !] de la recherche et de l’invention » (K 3Me/St, 199 = all. K 3, 124) et, comme Breton, il juge risqué, voire masochiste, ce que Baudelaire évoque déjà dans « Les Fleurs du mal » : « Plonger au fond du gouffre […] pour trouver du nouveau » (OCBau 1, 134). Pour Einstein, l’artiste parcourt nolens volens ce « drame de la métamorphose » (BA 3, 223) et revient à la « surface » du conscient, pour ainsi dire, grâce à la censure tectonique ; il crée une « Gestalt » et par cela peut communiquer avec le public. Einstein réuni dans le terme « censure tectonique » l’influence de son ancien professeur d’art Heinrich Wölfflin et de Sigmund Freud, ce « vieux romantique » (BA 3, 643), à qui il reproche pourtant son attitude négative (BA 3, 382) non seulement envers l’inconscient plein de refoulements, donc de malheurs, mais aussi envers la censure elle-même qui installe ou réinstalle le règne de la logique conventionnelle dans un dynamisme innovateur[29].

Passons de la théorie de l’art à la pratique littéraire d’Einstein par un terme non plus créé par lui, mais défini à sa façon : celui de « psychogramme » (en français et en allemand) ; synonyme d’« écriture spontanée » (BA 3, 27), donc tout près de l’automatisme psychique. Breton ne limitait pas, il est vrai, cette fonction mentale à un art particulier (OCBr 1, 328) ; chez Einstein pourtant le composant « gramme » qui veut dire « graphique » voire « littéral » se fait remarquer puisque l’écriture se sert d’une part de signes arbitraires,[30] qu’elle utilise, d’autre part, pour contrôler l’afflux des hallucinations. Le pschogramme donc décrit une dialectique entre « informe » et « tectonique », entre « dionysiaque » et « apollinien » pour reprendre la fameuse opposition de Nietzsche. D’emblée Einstein déclare Braque « poète ».[31] Par contre il polémique contre les poètes proprement dits qui « boitent […] lamentablement à la remorque de la peinture » (EKC, 48 = allm. 139). Dans sa lettre à Kahnweiler de 1923, déjà citée, Einstein lui-même se déclare confirmé par les cubistes dans l’écriture de « Bebuquin » qui naît en même temps que les « Demoiselles d’Avignon ».[32]

Alors deux questions se posent : (a1) Faut-il parler dans son cas de textes cubistes ou de textes surréalistes ? et (b1) quel est le style littéraire d’Einstein lui-même ? Bien entendu ces deux questions sont mal posées. Il vaut mieux les transformer et les restreindre. Laissons tout d’abord de côté la littérature « cubiste » qui entraînerait des réflexions sans fin, pour aboutir à la question (a2) convenable : qu’est-ce qu’Einstein reproche exactement aux poètes et écrivains surréalistes ? Et (b2) y-a-t-il des auteurs à qui on pourrait associer Einstein, à qui ressemble-t-il ? On pourrait ajouter deux questions supplémentaires : Quels sont les confrères qu’il estime ? Dans quel milieu est-il estimé lui-même ? Pour être bref, je me limite aux environs de 1930 puisque l’admiration du jeune Einstein pour la littérature française et surtout pour André Gide est trop vaste. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce que j’ai nommé « visuelle Wende » à l’occasion du colloque Carl Einstein à Munich 2001.[33] Cet « iconic turn » du jeune critique littéraire qu’était Einstein en critique d’art s’explique grâce à l’essor de la peinture cubiste qui a pris la tête de l’avant-garde. Certes Einstein doit reconnaître que le matériau de l’art plastique est plus « flexible », plus « prompt » à l’innovation ; pourtant il reproche aux poètes et écrivains – je reviens à la question (a2) – de trop respecter la grammaire, d’être esclave du langage qui impose ses structures, sa masse héréditaire, son pouvoir mortifiant. (« Lingua » est un leitmotiv de « BEB II ».[34]) On se rappelle combien Breton a respecté la syntaxe pendant toute sa vie : « […] je me défie à l’extrême de tout ce qui, sous couleur d’émancipation du langage, prescrit la rupture avec la syntaxe. »[35] Le seul poète surréaliste qu’Einstein nomme dans L’Art du 20e siècle c’est Benjamin Péret dont il apprécie Le Grand Jeu comme « l’entreprise la plus audacieuse » (K 3Me/St, 202 = all. K 3, 126) du groupe.[36]

Or, la déviance grammaticale est un mauvais critère pour juger de la valeur d’une œuvre littéraire. L’agrammaticalité, en particulier en ce qui concerne les « erreurs » de syntaxe, n’est pas la même dans toutes les langues. Sans doute la tolérance du français à ce sujet est plutôt faible comparée aux langues germaniques. De toute façon, il y a un auteur à l’écart du surréalisme français qu’Einstein apprécie sans réserve, ce qui est rare ; c’est James Joyce. En effet, la seule suite fragmentaire du Bebuquin publiée du vivant de l’auteur et dont L. Meffre n’ose  même pas traduire le titre provocateur « Schweißfuß klagt gegen Pfurz in trüber Nacht » (ce qui donne approximativement : « Pied infect se plaint de Pet dans la nuit sombre »)[37] ressemble à Ulysses ou même à Finnegans Wake en particulier par l’usage du monologue intérieur, des allusions mythiques, des jeux de mots, etc.[38] On ne peut pas parler d’influence puisque Einstein ignorait l’anglais, et Finnegans Wake était encore un « work in progress »,[39] mais le texte parut dans plusieurs livraisons de la revue transition éditée par Eugène Jolas, ami d’Einstein et grand admirateur de Joyce[40]. Vu l’enthousiasme du trilingue Jolas pour l’écriture expérimentale de Finnegans[41], il est inimaginable que les deux confrères n’aient pas discuté exhaustivement de la prose joycienne lors de leurs rendez-vous à Paris ou à Colombey-les-deux-Eglises où Jolas habitait. Jolas n’adore pas seulement le romantisme allemand, mais aussi les expériences linguistiques depuis la « Wortkunst » expressionniste et Dada. Il écrit lui-même des textes qu’on pourrait qualifier de surréalistes, des « paramyths » pleins de néologismes souvent multilingues et de transformations grammaticales et il traduit Bebuquin (chapitre VI),[42] « Design of a Landscape »[43] et d’autres textes d’Einstein pour transition.

À partir de 1927 les surréalistes lui accordent la traduction de bon nombre de leurs ouvrages de sorte que « transition » – je cite Jolas – « became mistakenly known as the American Surrealist review ».[44] Par contre, les rapports entre Joyce et les surréalistes étaient nuls, voire hostiles.[45] Donc il y a un quatrième front ouvert par James Joyce contre le surréalisme tout entier. Jolas en tant que reporter et éditeur est nécessairement plus généreux : « I was a friend of some of the Surrealist poets and artists, but I never was an official adherent of their principles. »[46] Il crut pouvoir distinguer son « romantisme blanc » « vertigraliste » du « romantisme noir » de Breton et des siens. ‒ Einstein, lui, restait pour Jolas toujours un « Expressionist writer ».[47] Pour désigner le style einsteinien, c’est un compromis au moins discutable. Bien qu’Einstein ait pris ses distances envers ses confrères expressionnistes – « braillards lyriques » (« lyrische Schreihälse » (BEB II, 35) – on ne peut pas négliger cet héritage. J’aimerais pourtant caractériser le « poème long »[48] d’Einstein « Entwurf  einer Landschaft » (ill. 6, « Esquisse d’un paysage ») publié par Kahnweiler en allemand en 1930 avec un mot que l’auteur attribue à Benn dans sa critique bienveillante faite deux ans plus tôt : « égoïsme hallucinatoire » (all. BA 2, 504).

 

Carl Einstein
Carl Einstein

Carl Einstein
Carl Einstein
Ill. 6

 

Ill. 7 : Gaston-Louis Roux : C E joue au football avec sa tête

 

 

Est-ce du surréalisme ou pas ? (ill. 7)[49] Mais il faut rapprocher la prose einsteinienne davantage du côté de chez Joyce. Là où il déforme et fragmente, on pourrait parler de « cubisme » – Kahnweiler[50] le fait –, mais la barrière du genre plastique est même plus haute que celle du langage.

Quand la crise économique et le Troisième Reich fermaient toutes les portes à l’exilé, Einstein dut se résigner ; il note le 18 février 1933 : « […] jamais je ne serai chez moi dans la poésie française ; car je rêve et raisonne en allemand. » (all. CEA) La langue maternelle lui manque « comme du pain ».[51] Einstein ne s’est jamais déclaré surréaliste, et certainement il n’avait pas non plus l’ambition de Dalì d’être « le surréaliste le plus surréaliste »,[52] mais en tant que critique et théoricien de l’art il a aussi bien assimilé, puis transcendé le cubisme que le surréalisme, de sorte qu’on pourrait bien l’ériger « sit venia verbo » en « sur-surréaliste »… B. J. Kospoth affirme : « People who are mystified by some modern books and pictures, such as James Joyce’s ‘Work in Progress’ and Georges Braque’s [surrealist] paintings, are advised to study Carl Einstein’s philosophy of art. »[53] « Georges Braque » et les travaux inachevés des années 30, et même la « Fabrication des fictions » autocritique, élèvent les provocations innovatrices du mouvement surréaliste au niveau d’une esthétique générale, basée sur l’ethnologie. Donc Einstein n’était ni surréaliste ni rebelle ou dissident du surréalisme au sens étroit ‒ ce qui présupposerait d’ailleurs une « orthodoxie » ‒, il était tout simplement « à la tête » de l’avant-garde intellectuelle et artistique du 20e siècle pour reprendre le mot de Gottfried Benn.

Ludwig-Maximilians-Universität München

Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

fr.= français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992

Illustrations

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du « refus africain »(Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de ‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.   http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les sources, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : « A New Philosophy of Art », in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fonds Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. Michel Leiris : De Bataille l’impossible à l’impossible Documents, in : Critique, année 15, vol. 19 (1963), n° 195/196 : Hommages à Georges Bataille, pp. 677-832, p. 693.

[9] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[10] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[11] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[12] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[13] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[14] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[15] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[16] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[17] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[18] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[19] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[20] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[21] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[22] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[23] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[24] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[25] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[26] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[27] Article non publié (CEA).

[28] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[29] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[30] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[31] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[32] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[33] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[34] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[35] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[36] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[37] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[38] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[39] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte paraît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[40] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[41] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[42] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[43] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[44] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[45] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[46] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[47] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[48] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[49] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[50] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[51] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[52] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[53] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

 


Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

  1. = français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992


Illustrations

 

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du „refus africain« (Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de

‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.          http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les soures, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : “A New Philosophy of Art”, in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fond Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[9] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[10] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[11] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[12] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[13] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[14] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[15] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[16] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[17] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[18] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[19] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[20] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[21] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[22] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[23] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[24] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[25] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[26] Article non publié (CEA).

[27] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[28] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[29] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[30] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[31] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[32] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[33] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[34] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[35] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[36] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[37] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[38] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte apparaît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[39] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[40] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[41] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[42] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[43] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[44] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[45] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[46] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[47] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[48] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[49] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[50] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[51] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[52] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste de l’« écolière ambiguë »

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste
de l’« écolière ambiguë »

par Annie Richard

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Gisèle Prassinos s’est éteinte le 15 novembre 2015 : cet exposé en ces journées d’étude consacrées aux « Rebelles du surréalisme » tient de l’hommage ou du tombeau dans le double sens de monument littéraire et d’éloge.

Ce sont les vers de Mallarmé à propos d’Edgar Poe qui me sont venus spontanément à l’esprit : « Tel qu’en lui même enfin l’éternité le change… », « la change », en l’occurrence, pour Gisèle Prassinos.

Avec Poe, Mallarmé, nous sommes évidemment sur le chemin du surréalisme et tout autant, sur le chemin d’une quête de dévoilement d’une œuvre mal comprise.

1– Rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste.

« Rebelle du surréalisme », Gisèle Prassinos l’est dans un premier sens : celui d’une rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste tel qu’il est constitué autour d’André Breton en 1934 quand la jeune Gisèle de 14 ans est reconnue poète par le groupe, d’une manière proprement officielle soit, selon la définition du Robert, « dont le caractère authentique est publiquement reconnu par une autorité qui en a la garantie, la caution ».

En effet, il s’agit pour les textes de Gisèle Prassinos d’un mode exceptionnel d’accueil.

Les circonstances de la rencontre ont été maintes fois évoquées : le frère de Gisèle, le peintre Mario, de 4 ans son aîné, transmet à André Breton, par l’intermédiaire de son ami Henri Parisot, les textes que sa jeune sœur écrit pour « s’amuser »[1]. Elle est alors « convoquée »[2] chez Man Ray :

« Oui, André Breton voulait s’assurer que ce n’était pas une supercherie. Avec Mario et Henri Parisot, nous sommes allés chez Man Ray et j’ai écrit devant eux avec la facilité que j’avais à cette époque. Et ils ont été satisfaits. »

On connaît la suite : Man Ray fixe l’événement par une photographie célèbre illustrant la publication de la plaquette parue chez GLM en 1935, La Sauterelle arthritique. Sont présents sur la photo, outre Mario et Henri Parisot, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et René Char. Suivront les publications dans les revues et chez les éditeurs prestigieux, qui font de Gisèle Prassinos un auteur choisi du cercle restreint des bibliophiles.[3]

Moment solennel s’il en fut, propre à impressionner « la petite fille » :

« Ils m’écoutaient tous d’un air recueilli, sans un mot, sans un geste. Ils m’impressionnaient… »[4]

La signification de ce moment dans le mouvement surréaliste est bien connue : le médium de la photo est privilégié à cause de la technicité de l’enregistrement similaire à l’automatisme recherché dans l’écriture[5]. La rencontre est de l’ordre du merveilleux[6].

La photo-preuve, photo-document témoigne de l’existence de l’écriture automatique au moment où ses productions s’avèrent quelque peu décevantes. Ce qui conforte l’hypothèse de son existence est une corrélation de taille : entre l’écriture automatique telle qu’elle apparaît sous le regard de voyants et cette toute jeune fille, Gisèle, dont l’image renvoie à la figuration de l’écriture automatique, l’allégorie de la couverture de la Révolution Surréaliste du 1er octobre 1927, celle de « l’écolière ambiguë[7] ». Man Ray fait d’ailleurs une autre photo de Gisèle avec le regard en coulisse[8], rappelant l’attitude de « l’écolière » écrivant sur un pupitre, non pas penchée sur sa feuille, mais de face et les yeux tournés vers un ailleurs d’où lui vient sans doute ce courant de l’écriture qui la traverse. Voici confirmé le lien privilégié, « naturel », entre ce mode qui échappe à la raison et l’éternel féminin qui ne peut mieux s’exprimer que du côté de la « femme-enfant », nouveau mythologème dans la tradition de la très jeune et innocente perverse, maintes fois illustrée par les symbolistes notamment Gustave Moreau apprécié par André Breton, sous les traits de Salomé[9].

Mais loin de satisfaire l’adéquation rêvée par les surréalistes de suppression par la prise immédiate, des filtres entre l’objet et le sujet, la photo est toujours une « parole d’un ou plusieurs sujets et donc amorce de fiction »[10]. Celle-ci illustre « une surenchère du masculin » comme la photo célèbre des « sérieux messieurs soigneusement costumés » autour de Simone Breton à la machine à écrire[11]. C’est visiblement ici une parole de groupe comme imaginaire spécifique d’un moment clef, fondateur qui pointe l’ambition ontologique du surréalisme visant dans les manifestes un au-delà du champ littéraire et artistique

Que signifie « entrer en surréalisme » dans ces conditions ?[12] Sous ces auspices, « entrer » » se charge d’une dimension existentielle : même pour un simple passage, limité, voire involontaire, dans la mouvance surréaliste, le rattachement au groupe fait figure de moment décisif et sans retour. Ce moment est explicitement gravé dans le marbre, en l’occurrence, « le monument impérial à la femme-enfant » selon Salvador Dali évoqué par André Breton dans la notice consacrée à Gisèle Prassinos dans Anthologie l’Humour Noir.[13]

L’épreuve de Man Ray collaborateur du groupe participe de l’élaboration de l’histoire du surréalisme : la présence de la photo dans la plaquette de consécration La Sauterelle arthritique, associée à un réseau de textes, à commencer par la préface de Paul Eluard puis la notice d’André Breton consacrée à Gisèle Prassinos dans Le Feu maniaque,[14] reprise dans Anthologie de l’Humour Noir, contribue pour une grande part à construire la réception de l’œuvre. Loin de mettre sur la voie de l’identité singulière du « qui suis-je ? », on est dans « les femmes-fantômes du surréalisme »[15] : il s’agit d’un processus habituel de pensée typologique des surréalistes à propos du féminin,[16] mais l’œuvre de Gisèle Prassinos porte un poids particulier dans le grand récit du mouvement surréaliste, associée à l’écriture automatique, au mythe de la femme-enfant et d’Alice II[17]. J’ai pu mesurer en tant que critique, l’efficacité de ce contrôle durable de la réception de l’œuvre : ainsi de la présentation du film de Fabrice Maze, « André Breton, malgré tout », illustrée par la photo célèbre de Man Ray dont la légende énumère le nom des hommes sans mentionner celui de Gisèle Prassinos devenue « accessoire, transparente, sans nom[18] ».

L’attitude des surréalistes est à l’avenant, d’une écrasante logique : quand Gisèle Prassinos revient à l’écriture par le récit d’enfance, on pourrait attendre du groupe la vindicte coutumière qui stigmatise les trahisons, pourquoi pas celle du péché majeur d’écrire des romans ? Rien cependant, aucun rappel du nom ne mentionne celle à qui « ils avaient interdit de lire pour éviter les influences[19] ». Dans une stratégie de contrôle de la réception, seul le silence a le pouvoir d’effacer la maturité d’Alice, d’éterniser la femme-enfant « cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que sur elle le temps n’a pas de prise[20] ». Le passage à la maturité pour tout enfant prodige est certes un seuil difficile à franchir, mais le cas de Gisèle Prassinos est « unique » pour parler en écho de la grande voix d’André Breton : « le ton de Gisèle Prassinos est unique, tous les poètes en sont jaloux… »[21]

La prise de conscience par l’artiste de l’épaisseur de discours dans laquelle l’œuvre est prise, comprise, définie et éternisée est la première étape de la rébellion, rébellion concrète, vécue avant d’être conceptualisée sous forme d’un récit de la séance de pose[22] :

« Le moment de poser pour la photographie. Il fallut prendre des attitudes très naturelles, ce qui était difficile. »

L’analyse viendra a posteriori, sous forme de jugements égrenés au cours d’entretiens[23] qui constituent en quelque sorte un contre récit historique de son rattachement « officiel » au surréalisme :

« Je n’étais pas encore lucide, mais je sentais que j’illustrais leur théorie : ils m’étaient tout à fait étrangers. C’étaient des messieurs savants qui ne s’adressaient pas vraiment à moi » (Lunes).

Se fait jour en même temps la reconnaissance d’un esprit surréaliste qui l’anime et prend source dans sa vie : « Je suis née surréaliste », « les surréalistes ne m’ont rien inculqué » (Europe).

Le surréalisme est associé à l’enfance, au compagnonnage de création avec le frère Mario dans leur famille de réfugiés grecs que domine la figure du père, érudit, peintre, ancien directeur de la revue Logos à Istanbul, avec ses tantes, sa grand-mère, sa mère morte quand elle a 7 ans :

« Famille d’exilés malheureux qui devaient travailler très dur. J’ai l’impression que nous avons voulu tous deux nous échapper de cette famille que nous adorions, mais qui parlait trop de sacrifices ». (Lunes)

L’écriture automatique ? « Je n’écrivais pas n’importe quoi… ». (Europe)

Femme-enfant ? « Je n’ai jamais compris cela, femme-enfant, ils voulaient dire « femelle-enfant, enfant de sexe féminin. Or moi, j’étais une petite fille… ». (Lunes)

La rébellion chez Gisèle Prassinos est identitaire sous le signe du clivage, entre la Gisèle Prassinos reconnue légitimement, intemporellement surréaliste et l’artiste surréaliste en devenir. Il faut ainsi considérer comme un acte de rébellion, le texte qu’elle écrit spécialement pour la rétrospective de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris : « Passage à l’acte conscient d’écrire. »[24]

C’est à ce prix sans doute que son retour à l’écriture renoue avec l’esprit surréaliste : Le Rêve[25], les nouvelles du recueil Le Cavalier[26] sont sous le signe de l’étrange, Le grand Repas est un roman surréaliste[27] dont la qualité poétique résulte d’une tension ou, dans le langage de la musique, très présente dans le roman, un mode tenu entre conscient et inconscient, entre réalité et rêve. Continuer dans la voie surréaliste, dans l’esprit surréaliste, sans être partie prenante du mouvement, ne la rapproche qu’en apparence d’autres dissidents tel André Masson qui gagne, avec la rupture, la liberté : la gageure est tout autre de trouver sa voie propre sous l’égide maintenue du mouvement constitué qui la fige à une place choisie et immuable.

Exister en tant qu’artiste exige donc dès le départ une transgression vitale, dont la portée dépasse le champ littéraire et artistique : s’engager dans la voie d’une maturité d’Alice II, c’est se situer d’emblée dans l’espace symbolique du Masculin/Féminin[28]. La rébellion soulève une question de clivage identitaire entre image reçue et individualité créatrice qui vaut certes pour toutes les femmes surréalistes engluées dans une typologie féminine, mais Gisèle Prassinos se situe à un extrême de ce clivage où la quête existentielle n’a d’autre voie de sortie, à son corps défendant, que la subversion genrée.

L’enjeu majeur du genre dans le mouvement surréaliste, avec la centralité de l’écriture automatique associée à l’éternel féminin de la femme-enfant renvoie à l’enjeu majeur du grand récit culturel qui l’englobe, où Gisèle Prassinos doit conquérir sa place d’artiste.

 Cela contribue à donner, nous le verrons, une coloration très particulière, peu attendue, à cette subversion, qui pourrait être qualifiée de subversion tendre, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, une ampleur, une portée que nous essaierons, dans un dernier temps, d’apprécier.

2– La subversion genrée.

La reconnaissance de poète en tant que femme-enfant s’inscrit dans le grand récit culturel de partition du masculin et du féminin, telle une loi « naturelle » consentie qui conditionne l’harmonie familiale. Les surréalistes qui l’ont accueillie « les messieurs savants » renvoient au prestige du père tel qu’il est évoqué dans le récit d’enfance Le Temps n’est rien par lequel elle revient à l’écriture en 1958. La partition sexuée familiale de tradition orientale, dont les traces transcendent les époques et les civilisations[29], place les hommes du côté de l’esprit tandis que les femmes se vouent au bien-être domestique, complètement investies en l’occurrence, à cause de leur situation de réfugiés, dans les tâches matérielles et notamment la couture. Le père Lysandre contribue au travail alimentaire collectif, mais il garde sa « chambre sanctuaire »[30] lieu de l’esprit et transmet naturellement l’héritage intellectuel et artistique à son fils[31].

Dès cette époque cependant, Gisèle est rebelle « sans chercher »[32] en transcendant les limites des rôles sexués qui s’évanouissent comme par enchantement dans le temps des jeux créatifs principalement avec son frère – « j’étais garçon-fille et lui, fille-garçon[33] » et aussi avec son père : monde intermédiaire dont la tonalité ne peut être aussi qu’intermédiaire, entre ferveur sans briser l’harmonie primordiale et lucidité sans perdre La vie, la Voix[34], ce qui donne à sa rébellion une coloration inattendue, en fait une subversion tendre. Elle connaît le sésame de ces espaces, l’humour, ce ton de l’intenable, rire actuel qui traite de sujets graves : au récit sacré d’enfance Le Temps n’est rien, répond presque vingt ans plus tard, le récit familial burlesque de Brelin le Frou ou le Portrait de Famille[35], illustré d’une série de 12 dessins et tentures[36].

C’est cette création qui, selon les propos mêmes de Gisèle Prassinos, donne l’impulsion nécessaire à la continuation de l’œuvre, au-delà de la vague romanesque et poétique qui suit Le Temps n’est rien[37]. Viennent alors vingt années d’écriture de poèmes et d’« artisanat », selon sa propre appellation : œuvre à deux faces, une poétique, grave, de recherche du temps perdu[38] et une ludique, jouissive, de tentures-tableaux en feutrine et bonshommes en bois. Elle reviendra ensuite à la nouvelle[39] et finalement au dessin. C’est le geste créatif qui transforme les choses, trouve un chemin de rébellion, continuer à créer dans sa maturité en restant fidèle à son surréalisme d’enfance : l’œuvre en effet donne, à voir et à lire, l’élaboration de l’artiste « idéal »[40] depuis le surréalisme originaire des plaquettes et notamment de Calamités des origines, livre d’artiste fait avec Mario jusqu’au surréalisme original de Brelin le frou, l’artiste tel qu’elle l’écrit, le dessine et le coud à la fin du livre[41], artiste affranchi des limites identitaires génériques au double sens de genre littéraire et gender. L’artiste idéal est à lui-même son propre tableau, enfoui dans une de ces robes évocatrices du Moyen-Orient de coupe sobre aux manches en « ailes d’oiseaux » aux motifs ornementaux géométriques lisibles comme une autobiographie tel que tout peintre le cherche derrière le miroir : au-delà des déterminismes sociaux et psychiques de « son montage constitutionnel [42]». les signes arborent les associations rêvées, « idéales », tels les emblèmes sexuels mâles coexistant avec les symboles féminins du triangle pubien peut-être en guise de barbe et la corne de bovidé des déesses antiques, symbole de fertilité.

Or Brelin, artiste des « tentures-tableaux » – en abyme de l’artiste Gisèle Prassinos, qui signe GP les tentures de Brelin – est manifestement rebelle du surréalisme, dans un double sens : rebelle d’abord contre le silence du mouvement officiel, en restant fidèle à la source des jeux insolents de l’enfance du surréalisme de l’œuvre ; rebelle ensuite du surréalisme même, au niveau de « l’essor de la pensée »[43] dans le déploiement des tentures-tableaux, notamment ceux que j’ai rassemblés dans La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos[44].

Brelin le Frou correspond à ce premier temps de la rébellion que l’on peut appeler paradoxalement, de continuité, avec l’esprit surréaliste de son histoire propre d’artiste, son histoire familiale. Brelin rebelle, mais sans guerre, sans bellum, soucieux-soucieuse du lien, allergique à la rupture, inspire une recomposition du Portrait de famille, sous-titre de Brelin le Frou.

Au départ, il y a une image automatique, comme le premier vers du poème que Gisèle Prassinos trouve en marchant : dans cette image, elle découvre un savant et entreprend de raconter sa vie. La narratrice se présente dans la préface comme en « voyage d’études » en « Frubie Ost situé entre la Bronze septentrionale et l’Hure orientale[45] » elle découvre à l’illustre Bersky, le savant, un frère aîné, artiste, le frou « vieillard entre 90 et 95 ans[46] » qui va consacrer sa vie à fixer l’histoire familiale en fabriquant des tentures-tableaux dont la signature GP fait écho à la signature de la narratrice ethnologue et au nom de l’autrice du livre Gisèle Prassinos : jeu de masques posés sur le visage à deux faces de Gisèle Prassinos, du côté de l’image et du côté du texte, association qu’elle pratique depuis ses débuts.[47] Dans Brelin le Frou, la symbiose baroque fondée sur le déguisement et la métamorphose, produit la recomposition en images et en mots du portrait familial[48]. L humour appuyé par la note[49] en souligne globalement l’aspect soudé et sexué à partir de la disproportion de la stature du père et celle de la mère toute petite.

L’exécution des tentures est accomplie en réalité, en surréalité par l’artiste idéal au-delà des clivages. Le livre ouvre un chemin d’hybridation que seul l’humour peut maintenir grâce à la parodie : tableaux promus chef d’œuvres effectivement inscrits dans leur facture dans la grande tradition picturale, depuis le dessin préalable reproduit par l’éditeur dont les proportions traduisent un souci manifeste de composition jusqu’au choix des couleurs et des matières, fusion du peintre et du tapissier, bien distincts dans la carrière de Mario qui a si continûment peint des cartons destinés à la reproduction en tapisserie. La transgression majeure est l’audace d’allier ce genre éminemment pictural au cousu vestimentaire, sans égard pour la frontière entre art et artisanat : en effet les formes découpées dans un tissu coloré, feutrine choisie pour sa qualité de couleur et assemblées, voire rebrodées, l’aiguille à la main, évoquent les patrons utilisés pour la confection des robes dont les femmes ont toujours fait un lieu d’expression personnelle et de créativité[50] et qui fournira le style de vêtement, source de l’unité de l’ensemble des tableaux cousus. Monde suspendu au propre et au figuré entre travail de peintre et travail de la couturière, entre le monde des hommes et le monde des femmes de son enfance. La surface de l’œuvre, le matériau même du tissu est en soi une véritable interrogation identitaire qui porte sur la dialectique du visible et de l’invisible, de la surface de l’œuvre et du moi profond, sorte de « peau du tableau »[51] comme métonymie du moi de l’artiste rompant avec la solution institutionnalisée de la matière comme peinture et couleur.

La liberté transgressive de Brelin peut désormais déboucher sur la Révolution surréaliste, celle de la fameuse « écolière » plus « ambiguë » que jamais, Gisèle Prassinos.

3– De la rébellion à la révolution

Au terme de ce parcours s’impose à nouveau la couverture de « La Révolution surréaliste » avec la figure de l’écolière en tablier noir, assise devant un pupitre, munie d’un porte-plume et prête à écrire sur un cahier ouvert, effrontément maquillée et coiffée à la garçonne, le point sur la hanche et les genoux relevés le plus haut possible en appui sur un tabouret. En palimpseste apparaît l’image photographique de la petite fille à l’allure modeste, Gisèle Prassinos, devant le groupe initiateur de cette « révolution surréaliste », les yeux baissés sur son texte et dont le point commun avec l’« écolière » est le col Claudine dont elle habillait encore ses poupées au moment de la photo, décliné par les tantes en ce large col blanc ornant la robe confectionnée pour l’occasion. Une nouvelle métamorphose s’opère, inattendue, avec toute la charge énigmatique de l’autoportrait, celle du « Portrait idéal de l’artiste », Brelin.

Au terme de ce chemin transgressif, nous trouvons, associée à l’image de « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias Brelin, non pas l’écriture automatique, vision réductrice d’ailleurs a posteriori du mouvement surréaliste, mais bel et bien la Révolution surréaliste, titre principal désormais lié à la révolution silencieuse, individuelle de l’artiste. Passer de la rébellion à la révolution, n’est-ce pas, non pas casser, détruire, selon l’acception d’ordre émotionnel qui lui est habituellement attachée, mais avant tout poser des questions fondamentales au sens propre, à savoir sur les fondements mêmes de l’ordre, en l’occurrence de l’ordre sexué, au niveau symbolique ? En parodiant Duchamp, ce que nous allons examiner pourrait s’intituler la « Mise à nu par l’écolière ambiguë du surréalisme, même » : par le franchissement en Brelin du cloisonnement identitaire le plus ancré, celui du genre, l’« écolière » en devenir peut dorénavant recomposer le substrat culturel et sacré des grandes figures parentales ressassées de la peinture d’histoire et opérer ainsi la mutation de notre espace symbolique. Quand on demandait à Gisèle Prassinos de quand datait la période des tentures-tableaux, elle disait spontanément, en dépit de l’exacte chronologie, « de Brelin ».[52]

Il suffit pour faire apparaître la transfiguration de notre imaginaire dans la production de vingt années, de regrouper dans les tentures d’inspiration biblique qui en constituent plus de la moitié[53], les Pères, Patriarches, Prophètes, la Mère et son antonyme, la Prostituée. Le Fils et le Saint-Esprit, ainsi que les Frères et Sœurs qui témoignent (sens propre du mot « martyr ») de la famille divine, la légende dorée des saints.[54]

Un climat de tendresse moqueuse marque ces images saintes respectueuses des Écritures ou de la Légende Dorée. Les titres y renvoient expressément : « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham [55]», « Abraham conduisant Isaac au sacrifice [56]», « Le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgée de 100 ans [57]»… Pourtant sous des dehors inoffensifs, c’est d’une réécriture de la Bible, procédé en faveur chez les surréalistes, qu’il s’agit. Brelin est bel et bien là dans la facture des tentures. Il était censé recopier dans Brelin le Frou pour confectionner le « Portrait de famille », une image existante, celle de l’album de famille. Ici il recopie les images saintes. « Imitation » est d’ailleurs le titre d’un des Rois[58]. Il le fait avec le même souci affiché de fidélité et le même résultat : un gauchissement subtil du modèle. Le pastiche procède d’une autocritique : il porte sur le mouvement même de la sacralisation, sur l’attitude hagiographique qui est celle au même moment du poète Gisèle Prassinos célébrant au fil de ses recueils de poèmes, l’épiphanie de son monde originel, la légende dorée familiale qui met le frère et le père sur un piédestal. Peut-être est-ce la raison de la similitude du bras démesuré du premier père en date des tentures « Saint François d’Assise », et du Père du « Portrait de Famille » dans Brelin le Frou.

L’effet perturbateur sur la stature du Père est tout de suite sensible : Noë, Abraham, Moïse, David, sont des figures écrasantes dont le poids dans la famille sacrée soudain s’allège. Il est impossible ici d’analyser chaque image : celle de « Moïse attendant d’être sauvé des eaux[59] » en bébé fessu, mais cornu, au regard sévère, donne la mesure de la dérision amusée de l’autorité infligée à tous.

Choisir la lettre avant l’esprit, c’est sans doute là qu’est l’hérésie la plus manifeste. Les titres jouent de cette littéralité, se contentant de détailler ou de suspendre, sans jamais les contester, des séquences immuables : « le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgés de 100 ans » « Le vieux roi David, couvert d’habits pour se réchauffer. La Vierge Abisag assise sur ses genoux est aussi chargée de le réchauffer[60]. » Dans « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham[61] », l’humour s’empare de la terreur sacrée devant la nudité du Père découverte par Cham : Noë n’est pas endormi, contrairement à la tradition iconographique, il n’en est que plus manifestement et surtout plus comiquement ivre, dansant, tel Bacchus, dans les feuilles de vigne, sous le regard effaré du fils.

Certes, l’automatisme est loin, l’artiste ne renie pas son retour « à l’acte conscient », mais le hasard n’a pas perdu ses droits : ni dans « le mot-pion » ni dans « l’objet pion, forme ou couleur » que Gisèle Prassinos associe librement, comme elle l’écrit dans une lettre de l’époque à son ami de jeunesse Jean Jacques. Au départ, c’est toujours la « phrase qui cogne à la vitre » d’André Breton : le premier vers du poème qu’elle trouve en se promenant, les crochets découverts au rayon bricolage du BHV qui constitueront la barbe de « Hueïd »[62] ou un passage de l’Écriture, source d’une tenture.

Les mots sont respectés comme les objets avec une existence propre : on les accueille comme tels au lieu de les dissoudre dans leur signification. Bien au contraire, ils vont générer des rapports nouveaux. La réécriture de la Bible par les tentures assemble mots et images en une syntaxe inattendue – la composition est primordiale pour G.P. – en un texte nouveau à déchiffrer. Les tentures paraissent innocentes jusqu’au moment où le sourire amusé se mue en enquête : il y a bien une épée dans l’histoire de Salomé, mais l’épée de Judith la justicière mise en exergue dans un cartouche perturbe « le regardeur »[63]. Le pouvoir de captation des images est bien en fait pouvoir d’associations insolites. Les signes reconnaissables, orthodoxes, voisinent avec d’autres qui puisent à des sources diverses plus ou moins identifiables : source de l’art médiéval des images pieuses, des sculptures et peintures d’églises certes, mais aussi source byzantine des icônes aux yeux immenses, aux traits stylisés, aux longues robes rigides brodées de galons ; sources africaines totémiques, amérindiennes des Kachina… Le spectateur est libre de ses analogies dans cet accueil universaliste de formes de spiritualité.
D’autres sources plus lointaines émergent du mouvement ainsi amorcé de la réminiscence. Une observation de l’ensemble dégage des constantes d’une cohésion troublante : il y a d’abord le recours fréquent pour les fonds aux montagnes, collines, tertres aux formes arrondies, couvertes d’arbres et de fleurs, parsemées de maisons enfantines, sillonnées de chemins ou de cultures : la rotondité — fertilité de la terre est bien là dessinée de façon naïve, un pôle féminin de la Création qui entre visiblement en écho d’Elizabeth et Marie dans la scène de leur rencontre, parturientes comme le paysage derrière elles. La présence fréquente de l’eau depuis le « Saint François d’Assise[64] » où la mer apparaît contre toute attente derrière la colline, tout un bestiaire, les motifs ornementaux des tuniques, chevrons, losanges, traits parallèles, sont autant de symboles occultés, mais non oubliés, particulièrement à travers la culture grecque, d’une cosmogonie archaïque surgie des découvertes de la paléoanthropologie comme du regain d’intérêt dont elle a bénéficié dans les années d’effervescence féministe, celle de La Déesse-Mère ou plutôt Mère-Ancêtre[65].

GP retrouve sans peine cette mémoire dans la culture dont elle est imprégnée et qui rejaillit si nettement du fond de son passé. L’association la plus subtile consiste à utiliser les motifs ornementaux récurrents des tuniques à la manière byzantine. Deux catégories de formes associées à la Déesse Ancêtre se répètent : les traits parallèles, chevrons, dessins labyrinthiques, losanges, esses significatifs de l’eau et le croissant, la croix, la corne, l’œuf en rapport avec la naissance et la croissance. Ils ornent impunément la robe des patriarches et des saints. Le processus d’association bouleverse les relations fondamentales entre les membres de la Sainte Famille. Les tentures, les unes après les autres, jouent de cet éventail symbolique où un bestiaire familier retrouve son ambiguïté : non seulement l’oiseau et notamment la colombe, mais aussi le poisson, le lion, autant de figures attachées à la divinité féminine qui ont survécu dans la mythologie grecque. Ces symboles ambivalents, non exclusifs, signifiant le féminin et son contraire vont à rebours de la loi symbolique de séparation et de hiérarchie qui commande de tout temps les relations du Portrait de Famille. Force ambivalente ignorante de la Différence des Sexes et conforme à la cosmogonie de l’enfance.

Pour rire, la Bible dans les tentures raconte en images une histoire étonnante.

Notre Père a beau étaler les marques de sa puissance, il n’est plus seul à imposer sa Loi. Une force venue du fond des temps, temps personnel, temps collectif, surgit à ses côtés : force de Vie terrestre et maternelle à rebours de la transcendance et de la hiérarchie des sexes. Les deux principes existent côte à côte dans les tentures, souvent ambigus. La complémentarité et la réversibilité suppriment toute hiérarchie. Les tentures surtout jettent le doute sur la guerre gravée dans les scènes fondatrices de l’identité sexuelle. Le dialogue muet de Salomé et de saint Jean qui se regardent contre toute tradition iconographique, le geste suspendu de Dalila mettent à distance leur culpabilité éternelle.

Dissemblances et ressemblances entre le masculin et le féminin désormais peuvent se nouer et se dénouer dans le jeu éternel du Désir et de la Loi. Loin de substituer la Déesse au Dieu triomphant, propos d’un féministe réducteur absolument étranger à l’artiste, une cosmologie des origines recompose l’harmonie de notre paysage humain, animal, végétal. L’image, dans sa vocation traditionnelle de traduction et commentaire de l’Écriture, transforme le récit biblique. Brelin, peintre pastiche, a retrouvé en somme le chemin de l’imaginaire de l’enfance où il prend naissance, dans le dépassement masculin — féminin du « désaccord » intérieur.

« Le désaccord existe entre moi et moi seul », murmurait le personnage fantôme du Grand Repas, double d’un narrateur d’âge et de sexe indéterminé.

S’il y a une vocation du surréalisme, c’est bien celle de faire bouger les frontières des catégories essentielles de la pensée. Il est bien de l’ordre du hasard objectif que ce soit l’écolière ambiguë de « La Révolution surréaliste » alias Alice II alias Brelin qui trouve le moyen le plus radical et le plus ludique d’accomplir jusqu’au bout la révolution surréaliste en touchant à l’ordre symbolique de clivage et de hiérarchie masculin/féminin. « Le point sublime » est bien ce point de vue où la réalité subjective de l’artiste, l’évidence vécue, vitale, merveilleuse du double à la fois semblable et différent, le frère Mario, rejoint l’universel. L’harmonie du paradis d’enfance n’est pas régression, mais corrige symboliquement la valence différentielle, pour reprendre le mot de Françoise Héritier, qui sépare les sexes, en remontant à leur source, le modèle sacré.

Dès lors le regard de « l’écolière » redevenue sujet nous amène à interroger, avec si possible plus d’acuité, ce point aveugle du Second Manifeste du Surréalisme sur le couple manquant des « vieilles antinomies » à dépasser : celui des contraires Masculin/Féminin. Certes, bousculer explicitement la pensée de la dichotomie du genre à l’époque du Second Manifeste, c’était aller à l’encontre de la psychanalyse naissante et de sa vision de la construction psychique hiérarchisée de la sexuation, prolongeant toute une tradition philosophique et religieuse où la femme a une place spécifique et seconde. Aujourd’hui, la problématique du genre permet de voir le décalage épistémologique entre l’objectif recherché du surréalisme, « l’essor de la pensée » et le mode de découverte que révèle la reconnaissance de Gisèle Prassinos : il se fait jour une contradiction majeure dans la démarche conceptuelle affichée du Second manifeste.

De l’allégorie à la photo de Gisèle Prassinos, c’est tout le passage de l’idée à la réalité extérieure : la photo entre dans la stratégie d’André Breton[66] pour réconcilier l’idéalisme des débuts et le matérialisme des années 30. C’est le temps de la production théorique de l’objectivation quand la science est désormais appelée à remplir le rôle d’une légitimation des théories surréalistes. André Breton accordait un grand prix à l’ouvrage de Bachelard Le Nouvel esprit scientifique (1934), et à celui d’Henri Poincaré La valeur de la science (1906) qu’il recommande à Jacques Doucet pour son projet de bibliothèque. L’objectif photographique capte le surgissement de l’être dans la ligne des photos spirites qui tentent à la fin du XIXe de fixer sur la plaque « les émanations de la pensée, les rêves, les images mentales »[67]. La photo est le processus même de l’éclair de la pensée consciente que Breton déplace avec la psychanalyse à la pensée inconsciente dans un « surrationalisme », terme de Bachelard utilisé par André Breton[68] C’est dans cet esprit d’accès à l’objectivité que s’inscrit la photo de la rencontre de Gisèle Prassinos et du groupe surréaliste en 1934 : l’introduction du regard observateur collectif, qui est la grande différence par rapport à la photo allégorique de 1927, et sa mise en scène entre la première et la deuxième prise, relèvent d’une ontologie naturaliste, voire surnaturaliste. La photo est le médium privilégié du « monde objectif[69] » qui naît sur la pulsion de la science moderne aux alentours du XVIIe siècle en Europe, monde matériel qui inclut par ses caractères physiques l’être qui le contemple, mais s’en différencie par l’intériorité exclusivement humaine de la conscience. Le Centre de Recherches sur le surréalisme[70] s’est interrogé sur les rapports du surréalisme et du baroque concomitant à l’émergence de l’astronomie : selon Jean-Claude Vuillemin, la lunette astronomique pointée vers le monde depuis Copernic ruine la dichotomie entre un monde engendré intelligible et un monde sublunaire hors d’atteinte qui formait un univers clos et ordonné gouverné par les analogies. Le regard libéré scrute désormais les lois mystérieuses et invisibles qui régissent une réalité à décrypter, sujette à l’illusion d’optique, invitant l’œil à se décentrer pour saisir le caché comme dans l’anamorphose ou la recherche de l’ambiguïté des formes si fréquente dans la peinture surréaliste[71].

La « Femme-enfant » s’insère parfaitement dans ce puzzle épistémologique comme notion issue du discours scientifique freudien dans la ligne d’un savoir médical constitué à partir des études sur l’hystérie de Charcot[72]. Fritz Wittels, psychanalyste né à Vienne contemporain et disciple de Freud, redécouvert par Edward Timms[73] est un des membres de la société psychanalytique de Vienne et le premier biographe de Freud. Ses mémoires personnels écrits à New York dans les années 40 relégués dans l’ombre « révèlent que durant la première décennie du XXe siècle, les recherches de la Société psychanalytiques de Vienne portèrent directement sur le demi-monde viennois dont, celle, et non la moindre, relatives aux cultes érotiques discutables qui entouraient la « femme-enfant », Irma Karczewska [74]». « La femme-enfant » est le titre d’un article de Wittels lu à Freud en privé et présenté à la Société psychanalytique puis publié dans le magazine de Karl Kraus « Le Flambeau » : Wittels dit utiliser le cadre freudien de l’enfance « perverse et polymorphe » développé dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). « Elle avait été “perverse polymorphe” comme l’est un petit enfant et n’avait jamais développé d’inhibitions culturelles d’aucune sorte[75] ».

Quid dans ces conditions de la « surréalité » avant-gardiste de la photo ? Elle est évidemment du côté de ce que suggère le regard enchanté des témoins : une dimension inconnue et vertigineuse de la réalité. Mais si les sujets masculins peuvent à travers un être féminin de chair et d’os contempler l’entité de l’écriture automatique auquel il est censé renvoyer, c’est qu’ils le perçoivent sur un mode analogique, antinomique de celui qu’ils recherchent, le mode scientifique : que la femme soit dans le surréalisme le médium sacré, non individualisé, de l’univers, contrairement à l’homme, sujet agissant et autonome, correspond à une cosmologie traditionnelle inséparable de pratiques sociales, le tandem nature/culture associé au rapport féminin/masculin. Il est aisé de superposer à l’image de la rencontre de la jeune Gisèle Prassinos, celle du célèbre tableau d’André Brouillet « Une leçon clinique à La Salpêtrière[76]». La psychanalyse prend le relais de cette approche analogique avec la notion de « continent noir », de développement psychique du sujet féminin qui reste en deçà du symbolique, aboutissant au fameux « la femme n’existe pas » de Lacan : la « femme-enfant » procède d’un des grands récits, en l’occurrence la construction culturelle philosophique, religieuse et artistique, du genre féminin du côté de l’absence de maîtrise et de la nature par opposition au masculin porteur de la civilisation[77]. La vision analogiste en fait le paradigme d’épiphanies réelles et imaginaires égrenées par André Breton dans sa notice de l’Anthologie de l’Humour noir – la Reine Mab, la « jeune chimère » de Max Ernst, « l’écolière ambiguë » – et Gérard Legrand à sa suite[78] : Bettina Von Arnim, Violette Nozières, la Juliette de Shakespeare célébrée par les romantiques allemands, la Poupée de Bellmer et la Melusine d’Arcane 17.

Tout se passe finalement comme si le lien entre le principe de pensée subversif de l’avant-garde surréaliste, capable de satisfaire à la grande ambition surréaliste de redonner à l’esprit « l’accès aux choses », l’écriture automatique, et le genre essentialisé – la femme-enfant – tenait lieu de verrou à la structure cognitive archaïque issue, selon Françoise Héritier de « l’observation liminaire de l’étonnante et fondamentale différence sexuée [79]».

Mais que signifierait faire sauter ce verrou ? Quel « essor de la pensée » laisserait entrevoir le dépassement des contraires sexués dans la forme-sens de l’œuvre de l’artiste ? Il ne s’agirait plus d’opposer l’attitude d’André Breton attaché à l’éternel féminin à d’autres « qui auraient défendu un concept du genre ouvert, fluctuant, non-essentialiste. »[80] mais bien de remettre en cause l’implication du « masculin » et « féminin » dans les traits de la « machine individu [81]». Ce que « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias GP, alias Brelin mettrait finalement en cause, c’est la sexuation du monisme surréaliste. « L’écolière ambiguë » nous mènerait aux confins de notre monde, soulèverait le voile sur un paysage inconnu et surtout sur le non-dit dans le symbolique par excellence qu’est le langage.

Mise à nu par l’écolière ambiguë du monisme surréaliste, même ?

La démarche hégélienne du surréalisme vise à dépasser les aspects contradictoires de la réalité en un résultat synthétique jusqu’à ce que l’Esprit souverain mette fin à l’errance philosophique. Le concept de genre éclaire l’ordre symbolique sexué qui sous-tend ce parcours considéré comme civilisateur : le « point sublime » visé consacre l’aboutissement d’une tradition humaniste de la primauté de l’esprit, des pouvoirs de la pensée qui recoupe la distinction masculin/féminin, arrogeant aux hommes de façon exclusive, en philosophie comme en religion, les plus hautes capacités spirituelles. Le monisme, en d’autres termes, est sexué. Masculin/féminin sont les piliers symboliques de la tradition humaniste comme de la théorie freudienne : la logique dialectique du surréalisme reste dans cette tradition en prônant conformément à l’Éros platonicien, le mythe de l’Androgyne, de l’ordre de la réversibilité complémentaire masculin/féminin,

Le surréalisme est particulièrement significatif du point aveugle du sublime hégélien, bien loin de remettre en cause les catégories symboliques en matière de sexe, comme si la pensée en mouvement avait besoin de réassurer sa base axiomatique. Le hasard objectif a voulu que ce soit l’incarnation du féminin éternellement immature, « l’écolière ambiguë » en chair et en os, Gisèle Prassinos, qui s’attaque à la source symbolique de ces « éternités différentes de l’homme et de la femme [82]» à travers les représentations qui les perpétuent. Le point culminant en est sa version des Trinités, Père/Fils/Saint/Esprit où se joue le monopole masculin de l’esprit à l’œuvre dans le monisme surréaliste hégélien.

C’est à l’Esprit qu’aboutit le Verbe sacré, c’est à l’Esprit qu’aboutit Hegel comme achèvement du mouvement de la philosophie, c’est la « victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle »[83] corroborée par l’instauration de la prééminence du père sur la mère, que prône l’enseignement freudien puis lacanien dans la marche civilisatrice.

C’est à ce fondement culturel imaginaire de sexuation que se trouvent les deux Trinités de Gisèle Prassinos, « Grande » et « Petite Trinité »[84] selon le respect parodique des codes de la peinture en rapport avec la dimension des tableaux.

Dans la « Grande Trinité », Fils et Père côte à côte sont surmontés et liés par l’Esprit saint, dans la « Petite », le Fils est sur les épaules du Père, l’un procédant de l’autre, selon les deux représentations canoniques, occidentale et orientale. Les trois personnes sont reconnaissables, carrées pour le Père et le Fils, soudées ô combien, inséparables ? Pourtant… Les surmontant, le Saint-Esprit certes oiseau, est une colombe bien curieuse, tenant du pélican avec un bec démesuré, un plumage semblable aux pétales fleurs de la branche fertile sur laquelle elle est installée, branche perpendiculaire aux deux branches rigides et nues qui sortent chacune de la tête du Père et du Fils. Dans la « Petite Trinité », le même oiseau coiffe un totem Père-Fils déguisé en Indien évoquant ce qui a été confirmé par les dessins faits par GP pour l’édition de luxe de la Bible surréaliste[85], l’engouement du frère et de la sœur pour le jeu des Peaux-Rouges au temps de l’enfance. Voilà que l’orthodoxie affichée devient énigme : le cocasse volatile surmonte l’entité père-fils d’un accent différent aux connotations problématiques qui rejaillissent sur le dogme de la filiation sacrée affranchie du maternel originaire à savoir que la chair procède du saint–esprit dont les deux volets sont la virginité de Marie et l’identité Père-Fils. Ici Père et Fils paraissent finalement le support du symbole le plus ambigu de la chrétienté, l’oiseau représenté en lien avec la fertilité, une des principales épiphanies de la Déesse archaïque, porteur de l’œuf cosmique consacré à Vénus dans la mythologie antique.

Il ne s’agit pas d’affirmation tranchée, surtout pas idéologique, mais de jeter le doute sur la transmission canoniquement masculine du pneuma ou du phallus. Gisèle Prassinos trouble ainsi avec humour le fondement symbolique du clivage entre les sexes. Si le même n’était pas si résolument sexué, l’autre n’apparaîtrait pas dans sa différence irréductible. Qu’il y ait du même dans l’autre, c’est la leçon de sa « Salomé et la tête de Saint-Jean » et de bien d’autres réécritures de la Bible[86]. L’évidence vécue de Gisèle Prassinos, du phénomène du double à la fois semblable et différent, son frère peintre Mario, n’inspire pas dans ses tentures, un retour enfantin à l’indétermination originelle, mais à l’opposé une démarche d’artiste d’accès à l’esprit d’enfance selon Jean François Lyotard[87], non pas infantile, mais authentiquement enfantin, état qui persiste chez l’adulte, fait d’interrogation face au monde opaque où on est jeté à la naissance et où alors, les réponses, les significations ne peuvent être données que par l’autre, mère, père, personnes de l’entourage, dans une situation de foncière dépendance et de dette. Avant tout les tentures bibliques questionnent le monde sexué en suscitant l’étonnement.

En dernier lieu, quelle question muette poseraient-elles à la pensée, au « Point sublime » du dépassement des catégories sexuées ? Selon Slavoj Zizek[88], menée à son terme, la dialectique dépouillerait de contenu les antinomies, faisant apparaître l’essence du fonctionnement symbolique humain au-delà du genre, fondé sur le manque, l’absence de l’objet que le mouvement dialectique repousse sans fin, objet de quête qui échappera toujours, comme dans le paradoxe de Zénon concernant Achille et la tortue. Hegel consacre le mouvement de l’esprit qui constitue son objet, ainsi de l’humanité fondée sur la dialectique de la différence sexuelle qui confère à l’altérité, un contenu féminin alors que l’altérité pure a pour corrélatif le vide et non plus « quelque — chose — d’autre »[89]. L’altérité pure n’est plus la femme saisie comme « relation de l’Un et du vide sous la forme d’une coexistence extérieure »[90] en tant que signifié du manque, « môme néant » [91]éloignée de la maîtrise, sujet non dans le sens moderne d’agent, mais sujet assujetti au manque inhérent au langage, éternellement castré sauf à chercher à être comblé : la fameuse envie du pénis en est une formulation désuète qui fait sourire et dont pourtant le principe est toujours en vigueur. La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos débouche sur une question vertigineuse, celle qui fait si peur dans les discussions sur le genre, humour noir sous humour rose : la marche de la pensée ne s’arc-boute plus sur la différence absolue masculin/féminin, mais sur le vide, dans un dépassement créatif sans fin de l’humain au-delà de la bisexualité psychique, au-delà du « bi » de la différence des sexes.

La conclusion à laquelle aboutit cette réflexion[92] aurait suscité l’humour de Gisèle si elle avait pu l’entendre et témoignerait de la force parodique transmise par son œuvre : au sujet de la question si prégnante du Masculin/Féminin aujourd’hui, disons, en écho de Malraux, que « le 21e siècle sera surréaliste ou ne sera pas », en redonnant à « surréalisme », comme l’a fait « l’écolière ambiguë », tout son sens libérateur : celui d’une bonne nouvelle, jouissive, du côté de la vie et de la couleur, à l’image d’une œuvre impensée par le groupe d’André Breton, l’œuvre de maturité d’Alice II, quand le devenir artiste exige la rébellion genrée à la fois contre le mouvement surréaliste qui la fige dans l’éternité et contre l’ordre culturel sexué familial où la légitimité de créer revient au frère.

Cette rébellion cependant d’une tonalité inusitée, tendre, ne confond pas les êtres avec les idées qui les meuvent malgré eux, qu’elle définit en « imitant » le discours savant, ethnologique et psychanalytique, comme conditionnement par « les stimuli objectifs familiaux et culturels infusés » dont « dépendront les réactions spéciales intégrées de la machine individu[93]. » La démarche révolutionnaire proprement surréaliste de « l’écolière ambiguë », une fois sortie de son cadre, est, dans l’esprit d’enfance retrouvé, de débusquer le « stimulus » majeur du conditionnement, la différence sexuée. L’œuvre va, sur le mode ludique, au-delà ou en deçà de la question d’échanges, de pluralités ou d’ambiguïté d’identités sexuelles, jusqu’à sa source, l’ordre symbolique sacré de partition Masculin/Féminin, de clivage et hiérarchie, socle du monisme hégélien de marche civilisatrice vers l’esprit du côté de l’Homme, capable de s’arracher au féminin de la matière et de la nature au profit de la culture.

Le « point sublime », qui remettrait en cause dans la pensée les antinomies sexuées, ouvrirait sans doute un bouleversement de l’espace symbolique qui exigerait de modifier l’espace symbolique par excellence qu’est le langage : notamment les mots masculin et féminin qui attachent les traits partagés par les humains – passivité/activité, nature/culture, esprit/corps – au seul caractère biologique. Affaire de symbolique qui doit aboutir à dissocier masculin et féminin d’invariants et ainsi de substituer à la différence des sexes le « différend des sexes[94] », dans un rapport mouvant de ressemblances et différences. Après tout puisque le surréalisme ne désavouait pas l’essor scientifique, nous sommes bien à l’ère quantique.


[1] Lettre de Mario à Henri Parisot du 26 sept. 1934 exposée à la BHVP pour la rétrospective « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos », 13 mars-3mai 1998, d’après le livre du même titre (Annie Richard, H.B. éditions, 1997).

[2] Entretien Gisèle Prassinos – Annie Richard, Lunes n° 5, octobre 1998.

[3] En témoignent les nombreuses reliures d’art présentes dans l‘exposition « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » citée note 1.

[4] Ibid. note 2.

[5] L’écriture automatique est définie en 1921, à l’occasion de l’exposition « Dada Max Ernst » au Sans Pareil, 37 avenue Kleber, Paris, comme « véritable photographie de la pensée ».

[6] Voir déf. D’Henri Behar in « Merveilleux et surréalisme », Mélusine n°XX, actes décade Cerisy la Salle (2-12 août 1999), p. 15-29.

[7] André Breton, Anthologie de l’Humour Noir, Ed.Sagittaire 1939, censuré et republié par Pauvert, 1966.

[8] Photo exposée à la BHVP pour « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » cit. note 1.

[9] « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête. Paris, Lachenal et Ritter, coll. « Pleine Marge », 1998, p. 187-200. Actes colloque « La part du Féminin dans le surréalisme », Centre international de Cerisy La Salle, août 1997.

[10] Régis Durand, Pour la photographie, actes colloque de Venise 1983, Université Paris VIII, Ed. Germs.

[11] Présentation de Elza Adamowicz, Henri Behar et Virginie Pouzer-Duser de Mélusine XXXVI, « Masculin/Féminin. Le surréalisme au Japon », 2016, p. 14 et note1.

[12] Séminaire du Centre de Recherches sur le surréalisme, 2004, Nathalie Limat-Letellier, Emmanuel Rubio, Maryse Vassevieyre. Annie Richard « L’entrée en surréalisme à l’épreuve de la photographie : Gisèle Prassinos », L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, 2004, p.173-186.

[13] Tableaux de Salvador Dali : « Le Monument impérial de la femme-enfant, Gala, (fantaisie utopique) », 1929 et « Mémoire de la Femme-Enfant », 1932.

[14] Aux dépens de Robert Godet, 1939.

[15] Georgiana Colvile in L « entrée en surréalisme, op.cit. p. 155.

[16] Voir notamment “La femme surréaliste”, Obliques 1977 et Leonora Carrington homologuée comme sorcière dans la deuxième édition de l’Anthologie de l’Humour noir.

[17] Dictionnaire abrégé du surréalisme. (Exposition de la Galerie des Beaux-arts à Paris, 1938) : Prassinos (Gisèle) née e 1920, “Alice II” poète surréaliste.

[18] Annie Richard, « Pour Gisèle Prassinos », Courrier des lecteurs paru dans Le Monde, 19-04-03.

[19] « Rencontre avec Gisèle Prassinos », Europe, Paris, janv.-février 1994, p. 159-163.

[20] Citation de Gérard Legrand avec la mention « souligné par A.B », « À propos de la femme-enfant : contribution à une typologie de la femme surréaliste », Obliques, 14-15, 1977, p. 11.

[21] Notice Anthologie de l’Humour noir. Op.cit.

[22]Avant Propos du Rêve, éditions de la revue Fontaine, 1947.

[23] Europe numéro consacré à Pierre Reverdy, janv.-févr. 1994, op. cit.

et “Gisèle Prassinos. Une artiste au-delà du clivage entre masculin et féminin”, propos recueillis par Annie Richard », Lunes, Paris, n° 5, octobre 1998, p. 42-49.

[24] Manuscrit relié par Annie Boige. Texte inaugurant le retour à l’écriture en 1958.

[25] Éditions de la Revue Fontaine, 1947.

[26] Plon, 1961.

[27] Grasset, 1966, Annie Richard « Le Grand Repas, roman surréaliste », Mélusine, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, n° XVI, 1997, p.353- 363.

[28] Mélusine XXXVI, op.cit.

[29] Cette question de la place des femmes du côté du corps, de la matière et des hommes du côté de l’esprit, est l’objet de mon dernier livre M (m) ère. Auto-essai, (L’Harmattan, 2015) tant la fréquentation de l’œuvre de Gisèle Prassinos a été pour moi une source de réflexion continue.

[30] Le Temps n’est rien, op. cit.

[31] Annie Richard : « Père-Fils, le monopole spirituel en héritage chez les Prassinos », Bahitat, Lebanese Association of women researchers, Volume XII, 2006-2007.

[32] Titre du recueil de textes, « L’âge d’Or », dirigé par Henri Parisot, Flammarion, 1976.

[33] Propos recueilli lors de la préparation de l’exposition « Le Monde suspendu de Gisèle Prassinos ».

[34] Recueil de poèmes, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 72.

[35] Belfond, 1975.

[36] Imprimé et tentures, fond Prassinos de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, accessible désormais en ligne au CCfr.

[37] La Voyageuse, Plon, 1959, Le Cavalier, Plon, 1961, La Confidente, Grasset 1962, L’Homme au Chagrin, GLM 1962, Le Visage effleuré de peine, Grasset 1964, Le grand Repas, Grasset, 1966, Les mots endormis, Flammarion, 1967.

[38] La Vie, la Voix, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 1972, Comptines pour Fillottes et Garcelons, L’École des loisirs, 1978, Le Ciel et la Terre se marient, Les Éditions ouvrières, 1979, Pour l’arrière-saison, Belfond, 1979, Mon cœur les écoute, Liasse à l’Imprimerie quotidienne, 1982, L’instant qui va, Folle Avoine 1985, La Fièvre du labour, Motus, 1989.

[39] Le Verrou, 1987, La Lucarne, 1990, La Table de famille, 1993, chez Flammarion.

[40] Annie Richard, « Le livre surréaliste, lieu d’élaboration de l’artiste “idéal” : de Calamités des origines à Brelin le Frou de Gisèle Prassinos » in « A belles mains. Livre surréaliste-Livre d’artiste », Mélusine n° XXXII, 2012.

[41] « Portrait idéal de l’artiste », dernière tenture de Brelin le Frou et couverture de Mélusine n° XXXIII.

[42] Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[43] André Breton, Les vases communicants, Gallimard, 1955, « Folio » p. 121.

[44] Belgique, Éditions Mols, 2004.

[45] Berlin le Frou, p. 12.

[46] Ibid., p. 11.

[47] Les dessins accompagnent les tout premiers textes. Mon cœur les écoute, op. cit., est publié avec des illustrations de l’auteure.

[48] « Le Portrait de famille », 1975, 75 par 104 cm, fond Prassinos, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

[49] Note de l’auteur. Que nul ne soit offensé à la vue des sexes nombreux qui ornent les tableaux du frou. Ils sont factices. C’est l’usage en Frubie de porter sur sa robe l’emblème de son genre afin d’être distingué comme mâle et femelle.

[50] « L’orient des femmes » Musée du quai Branly 2011, 8 fev.-15 mai 2011.

[51] Annie Richard, « La peau des tableaux chez Gisèle Prassinos, Bona et Dorotea Tanning », Mélusine, N° XXXIII, « Autoreprésentation féminine », Lausanne, L’Âge d’Homme, 2013.

[52] La première tenture est de 1967, « Saint-François-d’Assise » et les tentures de Brelin le Frou sont confectionnées dans les années 70.

[53] Sur 132 grandes tentures, 70 sont d’inspiration religieuse.

[54] C’est ce que j’ai fait dans La Bible surréaliste, op. cit., en dialogue avec l’artiste et l’amie. Exposition « La Légende dorée de Gisèle Prassinos » à l’abbaye de Hambye, à l’occasion du colloque « Merveilleux et surréalisme » note 6.

[55] 1975, coll. particulière.

[56] 1974, 94 par 57 cm, coll. particulière.

[57] 1977, 74 par 51 cm, coll. particulière.

[58] « Charles VII », imitation du tableau de Fouquet, 75 par 62 cm. Coll. particulière.

[59] 1978, 53 par 95 cm, coll. particulière.

[60] 1981, 78 par 57 cm. Coll. particulière.

[61] 1975, coll. particulière.

[62] « Hueïd » ou « Dieu à l’envers », statue faite d’éléments hétéroclites figurant un dieu « terrible ».

[63] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit. note 9,
Tenture 1985, 85 par 64 cm ; coll. particulière.

[64] Première tenture sur toile de jute, 1967, 120 par 150 cm. Coll. particulière

[65] Agnès Échène, « Demeter ou la voie de la mère » Mediterraneans/Méditerrénéennes, n°15, éditions de la MSH, 2011.

[66] Michel Poivert, « Politique de l’éclair : AB et la photographie », Études photographiques, n 7, mai 2000.

[67] Savine Faupin, « Dessin animé. Spiritisme, automatisme, métamorphoses », Hypnos, image et inconscient en Europe, catalogue de l’exposition, Lille, Musée d’Art moderne, 14 mars-12 juillet 2009, p. 50. Ainsi le 27 mai 1896, à l’époque de la découverte des rayons X en 1895 par Wilhlem Conrad Rôntgen, le commandant Louis Darget fait « la photographie fluidique de la pensée » en posant la main sur son front, main en contact avec une plaque photo, puis dans la même série « photo fluidique de la pensée », il place une plaque sur le front de sa femme endormie et obtient la « photographie du rêve, 25 juin 1896 ».

[68] Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », Inquisitions, n 1, juin 1936 repris dans L’Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 7-8 et André Breton, « Crise de l’objet », Cahiers d’Art, n 1-2, 1936., p. 21-26.

[69] Selon la classification des visions du monde de l’anthropologue Philippe Descola, « La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation », catalogue de l’exposition Musée du Quai Branly, 16 févr. 2010 – 11 juillet 2011.

[70] Centre de Recherches sur le surréalisme dirigé par Henri Béhar, Paris III, Sorbonne nouvelle. Séminaire 2010-2011 : « Surréalisme et Baroque » séance du 5 novembre 2010 : « Baroque : un concept surréaliste ? ».

[71] Exposition « Une image peut en cacher une autre », Grand Palais, Galeries nationales, 8 avril 2009-6 juillet 2009, avec notamment le tableau de Man Ray au titre significatif « Le Rébus » (1938).

[72] Jean-Martin Charcot, illustre médecin français de la fin du XIXe, professeur réputé à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris dont Freud vient suivre les cours en 1885.

[73] Freud et la femme-enfant, Mémoires de Fritz Wittels, traduction de l’américain par Andrée May, Paris, PUF, « Bibliothèque de la psychanalyse », 1999.

[74] Ibid., préface du directeur de publication, p. IX.

[75] Ibid., chapitre « La femme-enfant », p. 70.

[76] Le tableau, exposé au Salon des Indépendants de 1887, montre, lors d’une leçon de Charcot, la patiente hystérique Blanche Wittmann à un public exclusivement masculin principalement d’étudiants et de médecins.

[77] Voir Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », 2000 et Le Paradigme féminin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », Flammarion, 2004.

[78] Obliques, op.cit.

[79] Françoise Héritier, Féminin-Masculin I, La pensée de la différence, Éd. Odile Jacob, 1996, p.19.

[80] Présentation de Mélusine n° XXXVI « Masculin/féminin », 2016, Elza Adamowicz, Henri Béhar, Virginie Pouzet-Duzer, présentation p.13.

[81] Gisèle Prassinos, Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[82] Annie Richard « La bible surréaliste de Gisèle Prassinos ou “le point sublime de la différence masculin/féminin” in Mélusine XXXVI, op.cit., p. 140.

[83] Patrick Mérot, « Dieu, la mère. Traces du maternel dans le religieux » PUF, 2014. Patrick Mérot donne une justification « naturelle » à la prééminence du père dans cette marche civilisatrice : c’est que « la maternité est attestée par le témoignage des sens tandis que la paternité n’est qu’une conjecture » (p. 99).

[84] Grande trinité, 1975, coll. particulière. Petite Trinité, 1977, coll. Particulière.

[85] 60 exemplaires de tête et 6 exemplaires d’artiste accompagnés d’une suite de 7 gravures originales de Gisèle Prassinos gravées par Didier Mutel.

[86] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit.

[87] Lectures d’enfance, Galilée 1991.

[88] Philosophe et psychanalyste slovène de dimension internationale, Le plus sublime des hystériques avec Lacan, PUF, 2001.

[89] Ibid. p. 102.

[90] Ibid. p. 102.

[91] Annie Richard, M (è) re auto-essai, L’Harmattan, 2015 p. 125.

[92] Mélusine XXXVI, op. cit., p. 146.

[93] Brelin le Frou ou le portrait de famille, op.cit. p. 149.

[94] Françoise Collin, Le Différend des sexes, Pleins feux, 1999.