Erik Satie

Chronique musicale

LES « SIX » [1]

 

En ce moment, mes amis les « Six » ont une bien mauvaise presse. Mon jeune ami Honegger, seul, trouve quelque indulgence devant l'opinion des musicographes, des calligraphies et autres graphologues — communément appelés Critiques.

On lui concède du talent, beaucoup de talent ; et il en aurait davantage — bien entendu — s'il se retirait des « Six » dont il est l'unique et précieuse parure.

Ceci est l'avis désintéressé des bons messieurs musicographes, calligraphes et autres graphologues — de bonnes gens, ai-je toujours dit.

 

Pour mon compte, je suis très heureux du succès de mon excellent ami Honegger ; car, si j'ai bonne mémoire, c'est au groupe des « Nouveaux-Jeunes » — groupe créé par moi en 1917 — qu'il fit ses débuts comme compositeur.

Si j'étais fier, je pourrais l'être plus encore de cette constatation ; mais je suis modeste, et je laisse aux musicographes, aux calligraphes, et autres graphologues le mérite d'avoir découvert Honegger.

Comme vous le savez, ce sont eux qui ont découvert Debussy, Chateaubriand, Christophe Colomb, le Cardinal Ramponneau, Jonas, Cagliostro, etc….

 

Le groupe des « Nouveaux-Jeunes », à la suite de ma démission, devint le Groupe des « Six ». Je restai e[n] bons rapports avec mes jeunes amis ; même, ils me gardèrent comme « fétiche » — amicale gentillesse, sans plus.

Hélas ! je crains de leur avoir porté malheur, à ces chers camarades ; pour le moins, ont-ils hérité d'une partie des malédictions et dépréciations qui me sont si gracieusement octroyées par les musicographes, les calligraphes et autres graphologues déjà cités.

 

Oui, pour l'instant, ils ne valent pas cher la tonne, les pauvres « Six » (sauf Honegger).

La raison ? Cherchons, si vous le permettez. Leur « musique (?) » ne plaît pas à « certains ». Ces « certains » disent que cela n'est pas de la musique — que cette « musique » n'en a pas l'air, en tout cas.

Pourquoi ? Je l'ignore.

De plus, il leur est reproché — aux « Six » — d'avoir du succès — un succès immérité, naturellement. Oui..... Qui contrarie — beaucoup.

Notez que ces « certains » sont des gens doués d'un goût, d'une finesse et d'un entendement qui touchent à la magie. Oui — parfaitement.

Dans tout cela, il y a beaucoup de la faute des interprètes, et.... du public. Et le public étranger, lui aussi, est bien coupable. À Bruxelles, j'ai assisté à deux concerts où se donnait « cette sorte de musique ». J'avoue que le succès obtenu par ces deux auditions m'a un peu écœuré.

Pensez donc ! rien que de la « musique (?) » des « Six »..... C'est à ne pas croire,….. et c'était très périlleux de tenter un tel essai.

Heureusement qu'au premier concert, je crus bon de prendre la parole et de faire une causerie dans laquelle j'exprimai toute l'admiration que j'ai toujours eue pour la Critique, tout le respect que je ressens pour les membres de cette institution si utile, si vénérable, si grandiose...

Ce n'était pas trop bête, hein ?...

 

Devant mon exquise politesse, l'assemblée entière but mes paroles avec bienveillance ; voulut bien écouter les œuvres qui lui furent présentées, et les accueillir favorablement.

Ai-je trompé l'honorable société ? abusé de sa confiance ? trahi son innocence?...

Qui sait?...

Aujourd'hui, je regrette ce que j'ai fait. Je ne le ferai plus, je le jure.

 

Les « Six », à n'en pas douter, sont dangereux — ou le paraissent. Oui.

Il est honteux qu'ils aient du succès — autant de succès. Bien sûr... Mais tout n'est peut-être pas perdu. Je propose d'agir avec énergie :

« Les œuvres des ‘Six’ (sauf celles d'Honegger) seront brûlées vives par le bourreau Vuillermoz — homme terrible ;…. mise à l'index des interprètes qui joueront, qui chanteront, qui danseront la ‘musique’ des ‘Six’ (sauf celle d'Honegger) ;... les personnes qui assisteront — de près ou de loin — à un concert, à une audition, à une représentation d'œuvres quelconques des ‘Six’ (sauf celle d'Honegger) seront passibles d'un blâme, d'une contravention, d'une amende, etc… et elles pourront se voir refuser l'entrée des magnifiques concerts, des délicieuses auditions et des superbes spectacles donnés par les ‘Seuls et Réels Compositeurs Français et Étrangers Bien et Dûment Apostillés Patentés et Reconnus Comme Tels.’ »

Ainsi, nous aurons la paix, et tout rentrera dans l'ordre – le bon ordre.

Erik SATIE

 

 

Chronique musicale

L’ORIGINE D’INSTRUCTION [2]

 

En exécutant, à une de leurs séances, la belle symphonie d'Albert Roussel, les Concerts Pasdeloup ont accompli une noble action, mais ils ont troublé les eaux musicales en y plongeant le spectre de l'anarchie sonore — spectre plus connu sous le nom de Cacophonie — une horreur !

Oui : les Concerts Pasdeloup ont fait cela. Et froidement, encore ; ce qui n'est pas beau, dis-je et redis-je.

*

*            *

Parmi les reproches adressés à Albert Roussel, il en est un que je retiens (parce qu'il a été exprimé par un Prix de Rome) : on lui fait grief d'être un amateur. Parfaitement.

Une question se pose : à quoi reconnaît-on l'amateur ?... C'est bien simple : à ce qu'il n'est pas Prix de RomePremier grand Prix de Rome bien entendu (les Seconds Prix de la même ville sont non-existants — ce qui est assez naturel, entre nous).

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*            *

II est certain — hélas ! — que je n'ai aucun goût, aucun talent.... On me l'a assez dit... Aussi vais-je, si vous le voulez bien, demander la parole pour un fait nullement personnel et qui n'a pas le moindre intérêt.

Permettez-moi donc de m'adresser poliment la question suivante : qu'est le susvisé Prix de chose, s'il vous plaît ? — Un être supérieur, hors cadre, de première qualité, hors série, épuisé et rarissime.

Albert Roussel n'est ni supérieur, ni hors cadre, ni de première qualité, ni hors série, ni épuisé, ni rarissime — il faut croire.

Je le regrette pour lui, mais je ne l'en aime pas moins — et il le sait bien, j'espère.

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*            *

Pour obtenir ce Prix Italo-Institut, il faut en avoir, dans soi-même, l'essence morale, le « jus » — si j'ose dire.

Cette « décoration » s'accorde au concours. Elle est distribuée une fois par an — en été — au plus méritant, nécessairement ; et ne l'obtiennent que les candidats qui ont « l'air d'avoir l'air d'avoir l'air » — de rien.

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Être Prix de Rome signifie beaucoup. Comme indication, c'est parfait. Devant lui, vous êtes prévenu, et vous savez à quoi vous vous exposez ; car le Prix de Rome est « franc » ; sa valeur n’est pas au-dessous du pair. Si vous êtes « refait » vous n'avez rien à dire.

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*            *

Quand je pense que Debussy lui-même faisait « cher camarade » avec ces gens-là !..

On retrouvait souvent chez lui des souvenirs du « Faubourg Poissonnière » (bien que je reconnaisse que ces souvenirs s'imposaient à sa mémoire par pure intoxication).

C'est ainsi qu'il eut la faiblesse de se laisser nommer membre du Conseil Supérieur du Conservatoire. Il fut une véritable victime de son origine d'instruction, bien qu'il en corrigeât les méfaits, autant qu'il le pouvait, avec la plus grande énergie.

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Chose curieuse et flatteuse pour lui, le Prix de Rome bénéficie encore d'un certain prestige. Beaucoup de personnes le croient supérieur à ses « petits amis » des autres espèces.

Mais non !... c'est le même, vous dis-je ; ni mieux, ni plus mal ; il leur est exactement semblable…. Oui.

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*            *

Je ne crois pas me tromper — quant au choix — en dressant, ici, la liste des Prix de Rome musiciens les plus remarquables du siècle dernier : Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet et Debussy.

Franck, d'Indy, Lalo, Chabrier et Chausson ne furent pas lauréats de l'Institut : ce sont des amateurs.

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*            *

Les peintres, avec Manet, Cézanne, Picasso, Derain, Braque et d'autres, se libérèrent des pires habitudes. A leurs risques et périls, ils ont sauvé la Peinture — ainsi que la pensée artistique — de l'abrutissement total, perpétuel et général.

Aussi, que ne leur doit-on pas !

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*            *

Les littérateurs n'ont pas de Prix de Rome, les braves gens ; aussi sont-ils privilégiés et enviés : ils sont des heureux de ce Monde — de ce Grand-Monde et de ce Bas-Monde si mondains.

Nous savons que les grades universitaires n'entrent pour rien dans la confection du littérateur ; et il semble même que s'il ne savait pas lire, aucun reproche ne lui en serait fait.

Ce serait un écrivain illettré, voilà tout.

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*            *

Chez les musiciens, il en est autrement.

Combien est-on souvent surpris de l'étrangeté de leur point de vue — de mauvaise vue.

Le ridicule les attire. Exemple : — Lavignac, dans son livre La Musique et les Musiciens (page 556), dit que « l'école française peut à juste titre, s'enorgueillir de compter dans ses rangs des maîtres comme : GASTINEL, COLOMER, CANOBY, Mme la COMTESSE de CRANDVAL, FALKENBERG. Mlle Augusta HOLMES, LEPOT-DELAHAYE, de BOISDEFFRE, William CHAUMET, etc…. » (Un pari, n'est-ce pas ?)....

Il est évident que ces Maîtres ont fait leurs preuves. Le Monde entier les vénère — vénériens, sûrement....

Remarquez qu'heureusement, ni Chabrier, ni Debussy, ni Dukas ne figurent parmi ces « maîtres dont l'école française peut à juste titre s'enorgueillir ».

... Et dire que Lavignac était un fort brave homme !... Notez que son livre est très consulté et qu'il donne le « ton » dans les milieux pédagogiques... Hein ?...

Voilà ce que l'on enseigne à nos pauvres petits enfants !... Il est heureux que je n'en aie pas — même pas un seul.

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*            *

Le XIX e siècle nous a donné trois Seconds Prix de Rome saillants : — Camille Saint-Saëns, Paul Dukas et Maurice Ravel.

L'esprit « concours de l'Institut » est visible chez Saint-Saëns et Ravel ; il est invisible chez Paul Dukas. Ce musicien est le seul élève du Conservatoire dont le sens créateur n'a pas été faussé par l'origine de son instruction, et l'auteur de La Péri est un des plus estimables penseurs qui soient, un admirable technicien.

Il n'y a rien du « pion » en Paul Dukas.

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*            *

On est généralement convaincu que l'Établissement Officiel de la rue de Madrid peut seul insuffler le savoir musical.

Moi, je veux bien ; mais je me demande — à mains jointes — pourquoi nous autres musiciens nous sommes contraints de recevoir un enseignement d'État, alors que les peintres et les littérateurs jouissent de la liberté de s'instruire où ils veulent et comment ils veulent.

J'ai toujours dit qu'en Art il n'y avait pas de Vérité — de Vérité unique, s'entend. Celle qui m'est imposée par des Ministres, un Sénat, une Chambre et un Institut me révolte et m'indigne — bien qu'au fond cela me soit assez indifférent.

D'une seule voix, je crie : Vivent les Amateurs !

Erik SATIE

 

 

Propos à propos de

IGOR STRAWINSKY [3]

Le progrès a toujours vu se dresser contre lui de violents adversaires, lesquels, constate-t-on, ne brillent pas nécessairement par le « flair » non plus que par un banal bon sens. Oui.

Ces adversaires défendent — sans grand succès, du reste — de vieilles habitudes dont l'estimation, à leurs yeux, ne se peut établir. Ils veulent nous présenter leurs vieux pantalons, leurs vieilles casquettes et leurs vieux souliers comme des objets d’un prix inestimable, tant par la valeur d'iceux que par leur beauté propre — un peu intra-muros, disent-ils pour renforcer le terme.

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*            *

Pour eux, un objet est beau, solide et imperméable par le simple fait qu'il est hors d'usage et fortement rapiécé — (et surtout parce qu'il leur appartient, ajouté-je, non sans une hypocrisie basse et perfide). Ce n'est pas si bête, bien que cela e soit pas très malin, ni très original ; et c'est pourquoi nous voyons un si grand nombre de vieilles locomotives, de vieux wagons, de vieux parapluies, etc…. encombrer les voies publiques, régionales et cérébrales — et souvent urinaires.

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En tout cas, ces défenseurs de l'Ordre, de la Morale, des Convenances, de l'Honneur (de les saluer), de la Natation, du Droit, du Travers, de la Justice et des Coutumes Préhistoriques sont doués d'une politesse et d'une courtoisie d'hommes supérieurs, sûrs d'eux, tout confits de raison. Jamais un mot plus haut que l'autre, vis-à-vis de leurs adversaires…. Jamais.... Je me plais à le reconnaître — même devant notaire.

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Par contre, le Progrès, lui, est défendu par des partisans d'une tout autre espèce — gens effrontés comme des pages, au « culot » formidable, renaissant et insolent. Ces gens, oubliant le respect dû aux honorables Vieux Pères Tranquilles et autres sommités, vont leur petit bonhomme (grossier) de chemin — comme si rien n'en était — et continuent froidement à marcher sur les pieds du pauvre monde, sans souci du « qu'en-dira-t-on » ni des yeux de perdrix crevés sous leurs pas.

Oui : mais ce n'est pas ainsi que l'on agit, quand on est bien élevé. Aussi, je crains (de cheval) que cela ne leur porte malheur — dans deux ou trois cents ans, au moins.

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Igor Strawinsky — pour nous autres vilains perturbateurs — est un des génies les plus remarquables qui aient jamais existé en Musique. La lucidité de son esprit nous a libérés ; sa force combative nous a octroyé des droits que nous ne pouvons plus perdre. Cela est indiscutable.

Plus incisif que celui de Debussy, son pouvoir de pénétration ne peut s'émousser : la trempe en est trop bonne. Il y a en Strawinsky une telle variété de moyens, un tel sens de l'invention que l'on en reste émerveillé.

Dernièrement, Mavra a jeté une confusion bien instructive dans le monde musical. Nous avons pu lire quelques remontrances de MM. Critiques, remontrances toutes plus comiques les unes que les autres. Parce qu'ils n'y ont rien compris, il a été plus facile à ces MM. de « débiner le truc » — si j'ose m'exprimer avec cette trivialité. Sous peu, ils comprendront — trop, même — soyez-en persuadés ; et ils nous révéleront Mavra, nous en désignant tous les mérites — agricoles et civils — et se les attribueront, sans la moindre « frousse ».

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*            *

Mais je veux vous parler d'autres œuvres, moins connues : des travaux « mécaniques » récents de Strawinsky — expériences sur la technique des instruments enregistreurs. Ici, le grand musicien russe se montre un esprit véritablement libre, réellement indépendant.

Qu'il me soit permis de féliciter Jean Wiener d'avoir, le premier, donné une place sur un programme à une « interprétation mécanique ». Malheureusement, les rouleaux présentés n'étaient pas au point, ce qui encouragea les « opposants » dans leur opposition et leur permit d'avoir un peu raison — bien qu'ayant tout à fait tort, les pauvres.

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*            *

L'audition d'un instrument automate révulse les coutumes, indigne les usages ; et une réalisation sonore aussi neuve offre des difficultés de toutes sortes — (celles matérielles sont les plus clémentes, les plus souriantes). Combien est-il aride de remonter des courants créés au nom de prétendues traditions, et dont l’unique agrément est la vétusté. Oui.

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*            *

II y a lieu d'être surpris lorsque nous entendons des virtuoses de talent nous dire qu'ils jugent les instruments enregistreurs comme de possibles concurrents. C'est, il me semble, se faire injure à soi-même que de concevoir une telle pensée, que d'avoir une telle crainte.

Avant tout, le pianola est un autre instrument que son camarade le piano, dont il n'a que de fraternelles attaches. Igor Strawinsky, avant tout autre, a réellement écrit un morceau où certaines ressources propres à cet instrument se trouvent employées. Que les virtuoses du clavier sachent bien que jamais ils ne pourront faire ce que fait un ordinaire pianola ; mais que, par contre, jamais un moyen mécanique ne pourra leur être substitué.

Là-dessus, qu'ils dorment sur leurs deux oreilles, si cela peut leur être agréable.

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*            *

Par ces travaux, Strawinsky apporte à la Musique un élément nouveau d'une richesse énorme. Nous pouvons à peine prévoir les bienfaits que nous répandront les recherches de mon illustre ami. Je lui garde toute ma confiance et lui assure une définitive admiration.

La différence de technique existant entre le pianola et le piano fait moins songer à celle qui sépare la Photographie du Dessin, qu'au mode de reproduction rencontré dans la lithographie par comparaison au trait direct ; car, en somme, le lithographe joue du pianola, alors que le dessinateur, lui, joue du piano.

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*            *

Il est nécessaire que les musiciens s'intéressent à ce nouveau procédé de production phonique. Sans nul doute, l'enregistrement mécanique est une garantie ; et il développera plus rapidement, et plus sûrement, l'écriture musicale que ne pourraient le faire tous les « pions » réunis — ou non.

Moi, je sais que Strawinsky est un magicien dont les tours n’ont rien à voir avec celles de la feue Bastille.

Erik SATIE

 

 

Chronique musicale

LES « PÉRIMÉS » [4]

Être « périmé » est, évidemment, une grande qualité et un titre de gloire. Toutefois, il serait préférable de ne pas abuser de ce titre, ni de cette qualité.

Les « sous-debussystes », eux, ne sont pas de cet avis : ils se périment « automatiquement » de plus en plus — et en abusent, les pauvres. Chacun est libre. Parfaitement.

Croyez bien que je n'ai pas perdu un pouce de mon affection pour mon regretté et illustre ami Debussy ; croyez bien que je n'ai pas perdu une ligne de mon admiration pour sa chère et délicieuse mémoire. Non.... Mais je ne puis que rire de ceux qui, aujourd'hui, parlent froidement en son nom, et croient avoir hérité de son splendide génie, de son exquise « manière ».

Personnellement, j'ai assisté (de très près) aux luttes que Debussy eut à soutenir contre les « demi-personnages » qui le louent à l'heure présente, qui se recommandent niaisement de lui, qui le découvrent actuellement.

Il est peut-être regrettable qu'ils ne l'aient pas fait aux heures difficiles, aux instants pénibles que mon génial ami eut à traverser. Pourtant, un grand nombre de ces « post-admirateurs » avaient, à cette époque, plus que l'âge de raison. Ils auraient pu un peu « voir clair » — même sans loupe, ou sans binocle.

Seulement,... dame !... on ne savait pas que... Vous comprenez ?... Car ces prudents « roublards » ne sont pas des héros — et ne sont pas tenus de l'être, après tout. Oui... Alors, ils ont attendu « que cela vienne » — que « cela soit sûr », tout au moins.

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*            *

Aujourd'hui, on n'est plus « moderne » : on est « autre chose » ; — on est « esprit nouveau ».

« L'esprit nouveau » enseigne à se diriger vers la simplicité émotive, vers la fermeté d'expression — sortes d'affirmation lucide de sonorités et de rythmes (au dessin précis, accentué — tout d'humilité et de renoncement). Je parle de la musique.

Nous n'avons plus besoin de nous dire « artistes » — laissant cette dénomination reluisante aux coiffeurs et aux pédicures.

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*            *

J'entends, dernièrement, un très brave et digne homme qui disait à un délicat lettré chinois (ce n'est pas M. Louis Laloy) : — « Pourquoi vous autres Chinois, êtes-vous restés aussi sauvages ? » Parbleu ! ce brave et digne homme est un monsieur « moderne », nullement « boche », pas même « bolcheviste »... Mais oui, et il l'en faut féliciter.

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*            *

Le temps présent place ces messieurs « périmés » dans une posture assez comique : — entre deux selles (de Vichy, si j'ose dire). Leur voyage « artistique » ne peut que finir mal. Ils se sont embarqués sur un vieux bateau « modern-style » prenant l'eau jusqu'au bout des mâts. Ils écrivent « riche », avec des « dorures » et un « faux luxe » (genre faux-nez) inouïs. Leur mauvais goût saute aux yeux, aux oreilles — et même aux mollets — des moins avertis.

Ce mauvais goût les situe dans les bas-fonds de l'Art, d'où ils ne pourront que croupir comme des vieilles noix — ignorés de tous, éloignés de la Vie et de son eau. Oui.

Le soleil, lui-même, hausse ses épaules millénaires et brûlantes en écoutant leurs roucoulements prétentieux et insipides. Il refuse énergiquement de les éclairer — même au gaz — de ses rayons : cet astre, dont l'honnêteté est bien connue, n'aime pas les « doublures » — surtout lorsqu'elles sont triples (« triplures »).

*

*            *

Il est assez étrange d'entendre des gens, aux aspirations les plus plates, vous parler de « révolutionnaires ».

Tantôt, ils se servent de ce mot contre vous ; tantôt, ils l'emploient à leur profit. Simple mauvaise foi, sans plus. Oui.

Évidemment, mon cher ami Vuillermoz s'y connaît en fait de révolutionnaires... C'est même lui qui inventa — il y a plusieurs siècles — les barricades... En somme, il est le type du révolutionnaire farouche et sanguinolent : ... une horreur, quoi !

Cas curieux, que le cas Vuillermoz. Cet homme représente l'Impersonnalité et l'Incognito, à s'y tromper... Tout le monde en a une de ces « frousses », que c'en est incroyable et angoissant. Regardez-le, en fermant les yeux : vous verrez devant vous une sorte de Robespierre à poil ras — du plus terrible aspect, vous dis-je...

Oui... Quel terroriste !... Je me demande dans quel pays, par exemple. Cela doit se passer dans une contrée rudement éloignée — une de ces contrées provinciales et « pécuchettiques », trop connues, hélas !

Sacré Vuillermoz, va !... Toujours le même : ni bon, ni mauvais. Mais pourquoi est-il aussi amer ?... Sans doute, se prend-il pour une orange du même nom... Tout s'explique, alors.

Ne nous occupons plus de lui : il est trop vilain. Laissons-le se mordre les doigts à grands coups de grosse caisse sur le derrière de la tête.

*

*            *

La jeunesse présente et future se chargera de mettre les choses au point. De jeunes musiciens surgissent à l'horizon.

Je n'ai pas eu besoin d'attendre longtemps pour voir ce que sont Auric, Milhaud et Poulenc. Je suis fier de les connaître ; je suis heureux d'assister à leur succès. Le succès de mes jeunes amis agace « certains drilles » sans personnalité, sans talent, sans élévation morale ?...

Qu'y puis-je faire ? L'avenir me donnera raison. N'ai-je pas été déjà bon prophète ?

Erik SATIE

 

 

Chronique musicale

PARLONS À VOIX BASSE [5]

Je désirerais que mes adversaires me connussent mieux qu'ils ne me connaissent, les braves gens. Tantôt ils font de moi un fou ; tantôt ils me représentent comme étant un être doué d'une platitude qui n'a d'égale que la leur. Peut-être, se trompent-ils.

Les qualités musicales que je peux avoir, je les dois à l'étude et à une native application du bon sens. Je n'ai jamais craint de mettre en pratique les vérités de M. de La Palice, mon maître. Ces vérités — qui n'ont l'air de rien — servent de base à l'esprit ; elles modèrent le romantisme du facile enthousiasme que nous avons tous en nous, hélas !

Grâce à M. de La Palice, j'ai réussi à pouvoir inventorier un coin — un tout petit coin — de la Vie humaine, et, peut-être de celle animale.

C'est ainsi que j'ai observé, timidement, que nos Critiques ne sont pas toujours aussi raisonnables qu'il conviendrait qu'ils fussent. J'en ai tiré un exemple récent dans le poème (?) de Padmâvatî, de M. Lo.is Lal.y, le célèbre critique que nous admirons tous.

Pourquoi M. Lo.is Lal.y — d'habitude si fin, si délicat (comme tous les Jaunes ; les Chinois particulièrement) — a-t-il écrit ce poème (?),... dont l'intérêt est d'une maigreur quasi squelettique, et d'une platitude de Plateau Central ?

Cela est d'autant plus surprenant de sa part, que M. Lo.is Lal.y est un des critiques qui m'ont le plus reproché ces mêmes vices rédhibitoires... Aurais-je fait en lui un élève, l'élève Lo.is Lal.y ? C’est possible, après tout. Mais, si j’ai un conseil à lui donner — à lui donner gratuitement, même — qu'il relise ce poème (?), et... qu'il le jette dans son... cabinet. Il fera là un beau geste — et désintéressé, encore. Oui.

Que d'occasions à médisance nos critiques vont avoir cet hiver. Le groupe des « SIX » (quelle horreur !) exécutera quelques « sorties » avec tambours et musique. Oui.

A propos des « SIX » — dont on a plusieurs fois annoncé la chute, la chute mortelle — je dois reconnaître que, comme groupe, ils n'existent plus. En somme, il n'y a plus de groupe des « SIX ».

Mais... il y a six musiciens — tout simplement ; six musiciens de talent, INDÉPENDANTS ; et dont l'EXISTENCE individuelle est incontestable, quoi qu'on en dise ou fasse (face).

Cette naturelle dissociation comble mes vœux. Ne l'avais-je pas prédite ? En tout cas, la disparition des « SIX » comme groupe, éclaircit la situation présente ; elle rétablit l'homogénéité dans 1'« attitude » morale de la Jeune Musique ; et elle me permet de répéter — presque triomphalement — ce que j'ai toujours dit : « Les ‘SIX’ sont Auric, Milhaud, et Poulenc. »

La venue de quatre nouveaux musiciens, MM. Henri Cliquet-Pleyel, Roger Désormière, Maxime Jacob et Henri Sauguet —que j'eus l'honneur de présenter au Collège de France — va nous confirmer dans notre position esthétique. Ce jeune groupe de jeunes gens se fait appeler l'École d'Arcueil, par sympathie pour un vieil ami à eux habitant cette désignée localité, et qui les aime beaucoup.

Cet hiver, le public les connaîtra et pourra les juger (aussi bien, du reste, que n'importe quel critique). Il les défendra, j'en suis convaincu, contre les attaques de leurs adversaires ; et – indulgent et juste – il leur accordera un crédit toujours nécessaire, absolument essentiel.

La prochaine saison sera féconde en nouveautés. Serge de Diaghilew organise, à Monte-Carlo, une série de spectacles un peu « là » ; Jean Wiener reprend courageusement ses concerts, au vif déplaisir de M. Flo..nt Sch...t (Grand Prix de Rome, Directeur du Crédit Lyonnais de la Musique de Lyon et du Rhône) ; alors qu'en Belgique, notre ami Paul Collaer continue à nous présenter, à son public, avec une opiniâtreté qui « ébaubit » M. Vuiller...z et lui « noue les nerfs dans le fin fond du creux de l'estomac ». Oui.

Tout cela n'a pas l'air d'aller trop mal, et n'est pas trop vilain, dis-je moi-même.

Erik SATIE


[1] Les Feuilles libres, IVème année, n° 25, février 1922, p. 42-45.

[2] Ibid., IVème année, n° 27, juin-juillet 1922, p. 199-204.

[3] Ibid., IVème année, n° 29, octobre-novembre 1922, p. 347-352.

[4] Ibid., Vème année, n° 31, mars-avril 1923, p. 38-42.

[5] Ibid., Vème année, n° 33, septembre 1923, p. 183-186.

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© Mélusine 2008