MÉLUSINE

Le surréalisme : « beau comme la rencontre fortuite d’un traumatisme et d’une machine à coudre » ?

On a beaucoup écrit sur la pertinence et le rôle de l’écriture automatique dans le devenir du surréalisme, tel qu’André Breton a tenté de l’assumer jusqu’à son dernier souffle. Mais l’analyse détaillée de plusieurs motifs de Poisson soluble, mis en regard avec certains fragments du sketch Vous m’oublierez, révèle l’origine inattendue de la genèse mentale qui a conditionné la mise en œuvre du procédé. Pour Breton, l’automatisme est « la grande constance du mouvement surréaliste et il ne saurait être question de l’abstraire ou [de le] sacrifier »[1]. Or ce qui se voulait être l’outil majeur de la « révolution surréaliste » pourrait bien correspondre avant tout, selon nous, à l’élaboration d’un protocole de résilience d’un « trauma affectif » par ailleurs soigneusement occulté et dont les circonstances n’ont pas été jusqu’à ce jour mises en lumière par l’exégèse.

En effet, la lecture attentive de plusieurs des « historiettes » de Poisson Soluble révèle la présence d’un objet dans l’environnement intime du poète enfant, objet que Breton n’a jamais évoqué clairement en tant que tel, c’est-à-dire comme faisant partie intégrante de son univers familial. Il s’agit d’une machine à coudre à pédale que sa mère, couturière de son état au début du siècle, devait utiliser à son domicile[2]. Si par ailleurs Breton n’a pas manqué de parler très librement, semble-t-il, de cet outil, ne serait-ce que parce qu’il est indissociable de l’emblématique série des « beau comme » de Lautréamont, il n’en demeure pas moins que cette machine à pédale n’a jamais été pour lui prétexte à confidence explicite. Objet à connotations volontiers érotiques, cette machine doit être en réalité considérée comme le symbole d’un traumatisme[3] dont le poète n’aurait pas fait « la confession dédaigneuse », machine située au centre de la toile tissée autour de lui en un inflexible réseau d’instances oppressives, secrétées par l’activité couturière de Marguerite Breton en accord avec sa personnalité même. Mais cette lecture du latent « soluble » dans le Manifeste, n’est possible qu’à rebours. Il nous a donc semblé paradoxalement plus logique de relire, dans un premier temps, tout le discours surréaliste manifeste autour de l’écriture automatique et des machines à coudre, à la lumière de notre thèse qui verra seulement ensuite sa démonstration s’accomplir dans une seconde partie, consacrée aux textes automatiques.

Si l’on veut bien accepter de considérer avec Breton, les productions spontanées de la pensée dans leur cadre psychologique naturel - rêves ou phrases de demi-sommeil - comme les affleurements fugitifs et incontrôlables d’un gisement mental, enfoui en deçà de la conscience vive, alors l’écriture automatique se présenterait plutôt comme un forage ou un captage volontaire.

Le passage à l’acte d’écriture semble être la réplique informelle et non-clinique de « l’enregistrement aux fins d’interprétation des rêves et des associations d’idées incontrôlées» (E., p. 36-37), pratiqué par Breton au centre psychiatrique de la IIe armée à Saint-Dizier pendant la guerre de 1914-1918, en vue de la rédaction de « rapports médico-légaux, belle rédaction du type scolaire »(E., p. 37). Si du point de vue pratique, la trouvaille semble parfaitement opportune, elle a chez Breton des résonances subversives considérables, notamment sur le plan symbolique. À tel point que, même lorsque la pratique de l’écriture automatique aura montré ses limites (E., p. 88), le poète lui conservera malgré tout sa confiance :

« L’écriture automatique, avec tout ce qu’elle entraîne dans son orbite, vous ne pouvez savoir comme elle me reste chère ». (E., p. 262)

Or la fidélité de Breton doit être cherchée ailleurs que dans les « précipités » textuels de l’alchimie automatique, dont il gardera tout sa vie une très haute idée[4]. C’est à l’évidence parce que son apport vital réside dans l’acte lui-même, hautement transgressif, indépendamment des « résultats » obtenus. Car ce qui importe dans l’écriture automatique, en tant qu’objet de sacralisation conjuratoire, ce n’est pas le renouvellement expressif, mais l’acte en tant que pratique à rebours des conventions littéraires. La tentation irrépressible, soit de provoquer des court-circuits, soit de faire dérailler les sempiternels convois du langage trans-porteur du sens ordinaire, existe là à l’état obsessionnel.

Ce qui va constituer une machine à en découdre avec la vie « montée sur rails » n’est pas qu’une expression métaphorique : elle correspond à cet idéal du rebours qui anime Breton. À tel point que le fil qui l’alimente, hante au sens propre le principe même de l’écriture automatique. Officiellement, elle serait, comme l’exprime si justement Julien Gracq, « l’au-delà formel de la conscience immédiate » [5] , mais elle est surtout un rituel conjuratoire [6] qui vise à libérer le langage de toute influence sclérosante. Au-delà du premier cercle d’un langage pragmatique qui assiège la vie et qui rationne ses accès au merveilleux, il existe en effet un « état second » de la conscience qui « ne demande qu’à être révélé » (E., p. 88). L’écriture automatique en serait la clé ou l’interrupteur, véritable « antidote » au poison injecté dans le « linge humain» par cette machine à coudre les êtres dans l’ornière de la fatalité. L’analogie symbolique est à ce point prégnante dans l’esprit de Breton, que le fonctionnement de la machine à coudre maternelle hante le texte même du manifeste, créant à l’occasion une forme de latence au cœur du discours : l’au-delà de l’écriture automatique et du surréalisme est aussi celui d’une projection symptomatique de l’image maternelle et de son emblème oppressif, qu’il faut prendre à revers.

Examinons les termes choisis par Breton pour désigner l’acte de l’écriture. Le terme « automatique » dérive du substantif « automate », origine validée par le fondateur du mouvement, qui pousse encore plus loin l’analogie, allant jusqu’à qualifier cette écriture de « mécanique » :

« l’atmosphère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images »[7].

Mais la manifestation la plus remarquable de cette hantise réside dans le choix « arbitraire » de la lettre l pour réamorcer le flux « inépuisable du murmure » (MdS, p. 39) dans le chapitre consacré aux « secrets de l’art magique surréaliste » :

« À la suite du mot dont l’origine vous semble suspect, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra » (MdS, p. 40).

L’analogie couturière n’a pas échappé à Michel Carrouges qui note, commentant ce même passage : « Même si ce l qui sert d’aiguille pour renfiler de temps à autre le fil de l’automatisme et repriser la trame déchirée de la subconscience, est lui-même proposé par l’automatisme cherchant à se renouer lui-même, il devient beaucoup moins justifiable de décider à froid de le remettre en service toutes les fois que le fil se relâchera ou se rompra » [8] . Si le critique a bien identifié la présence de l’aiguille, il n’a pas décelé celle de la machine à coudre qui en marque le rythme répétitif contre lequel il s’insurge pourtant. Or le fait de préconiser l’utilisation « automatique » de la seule lettre-aiguille de l’alphabet, constitue en lui-même une ritualisation conjuratoire qui, obéissant en cela à la règle du « retournement des armes de l’adversaire contre lui-même », correspond à l’image du souvenir d’enfance de Breton [9] , dont les yeux d’enfant se sont trouvés sans doute assez longtemps à la hauteur du mécanisme obsédant, parce que répété mécaniquement à l’infini, de l’aiguille cousant « automatiquement » le fil dans les tissus. Il est donc tout à fait psycho-logique qu’il propose « par exemple, toujours la lettre l » puisque tout doit se passer comme si l’aiguille maternelle, plongeant impérieusement dans la matière textile devenait l’unique recours au « silence [qui] menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention »(MdS, p. 39).

Comme pour appuyer encore davantage là où cela fait mal, Breton réitère sa prescription sur le mode barométrique : « […] Le surréalisme vous le permettra ; vous n’aurez qu’à mettre l’aiguille de « Beau fixe » sur « Action » et le tour sera joué »( MdS, p. 41). La métaphore a ici pour objet un baromètre circulaire dont la forme et le principe mécanique rappellent le volant de la machine à coudre servant non seulement à positionner l’aiguille, mais à lancer son va-et-vient.

Mais rendre lisible cette hantise du texte par la machine à coudre ne serait pas possible sans la reconnaissance de sa présence dans la partie latente du Manifeste, c’est-à-dire dans les « historiettes » de Poisson soluble. Elle est le corollaire du traumatisme psychique dont les échos lointains mais bien réels traversent le poète à chaque fois qu’il est confronté à une forme d’oppression quelle qu’elle soit. L’image la plus caractéristique de ce point de vue est sans hésitation celle de l’historiette 26, qui nous replonge au cœur de la scène traumatique :

« Sur une aiguille de chemin de fer j’ai vu se poser l’oiseau splendide du sabotage et dans la fixité des plaies qui sont encore des yeux passer la froide obstination du sang qui est un regard irrésistible » (PS, p. 103).

L’image remet secrètement en présence cet « enfant hagard et quelque peu traqué » qu’était le jeune Breton et sa mère, dans un face à face douloureux. Ainsi se révèle fugitivement ce qui noue de manière indélébile et fondatrice cette pulsion rétrospective de sabotage moral des ressorts psychiques qui armèrent et réarmèrent sans fin le bras maternel « dresseur ».

C’est pourquoi Breton n’a pas cessé d’essayer d’inverser la vapeur qui souffle sur le monde tel qu’il s’est révélé à lui dans ses abjections, ses compromissions et ses lâchetés. Sabotages, fonctionnements à rebours, scandales, perturbations, effervescences (toute activité secouant l’inertie servile du sens commun qui participe du massacre de l’enfance avide de merveilleux) seront toujours les bienvenus au bureau des recherches surréalistes… Il s’agit donc bien de constituer la plus puissante machine à en découdre avec « l’état actuel de la société en Europe » (E., p. 115). Machine à en découdre qui en appelle aussi dans le second Manifeste à tous ceux « qui refusent le pli »(MdS, p. 141) et entrent en dissidence :

« Nous avons creusé des mines, des souterrains par lesquels nous nous introduisons en bande sous les villes que nous voulons faire sauter »(PS, p. 71).

Marguerite Bonnet note au sujet de ce passage : « Ailleurs s’énonce le projet surréaliste de subversion dans un ensemble de métaphores […] la voix intérieure invite au grand bouleversement du monde ». « Nous sommes les créateurs d’épaves », lit-on dans Poisson soluble. Cette dernière alternative est assez significative de l’ambivalence du désir de sabotage : il y a à la fois volonté de bouleverser l’ordre établi et de parvenir à une révolution d’ordre moral. La prégnance de l’objet-machine hante le projet :

« Nous sommes les créateurs d’épaves : il n’y a rien dans notre esprit qu’on arrivera à renflouer. […] nous prenons place au poste de commandement aquatique […] de ces mauvais navires construits sur le principe du levier, du treuil, et du plan incliné. Nous actionnons ceci ou cela pour nous assurer que tout est perdu, que cette boussole est enfin contrainte de prononcer le mot : sud » (PS, p. 72).

Nous retrouvons également ce thème obsédant de la couture au cœur de l’historiette 19, dont Sarane Alexandrian nous dit qu’elle est une métaphore du captage « automatique » :

« Un beau mannequin présentera cet hiver aux élégantes la robe du Mirage et savez-vous qui fera triompher l’adorable création ? Mais la source, bien sûr, la source que j’entraîne sans difficultés dans ces parages où mes idées reculent au-delà du possible, au-delà même des sables inorganiques […] »(PS, p. 90).

La « robe du Mirage » est aux antipodes des travaux de couturière qui mobilisent toutes les « volontés » (PS, p.70) à la fois laborieuses et impérieuses de la mère du poète. L’image de la machine à coudre, loin de se réduire à son référent manufacturé dans sa version mécanique des années 1900, prend, au centre de l’univers mental de Breton une place déterminante dans la genèse de sa révolte, tant poétique que politique. Pour la justifier et la cerner, il est nécessaire de revenir dans un premier temps, sur la présence et le rôle d’un tel objet dans l’enfance même de Breton, bien avant qu’il ne découvre en 1918 le jeune Mervyn, dans le sixième Chant de Maldoror, « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces […] et surtout comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » [10] …

Dans la chronologie qu’elle établit, Marguerite Bonnet mentionne : « 1893 2 septembre : Mariage à Lorient de Louis Breton, employé de commerce, avec Marguerite Le Gouguès, couturière. »(ŒC, p. XXVIII). Etonnamment, si une lecture attentive des textes de Poisson soluble ne permettait pas de déceler l’existence de cette activité artisanale dans l’espace domestique, aucune autre mention biographique ne laisserait supposer l’existence d’un tel objet à proximité du jeune André Breton.

Bien avant d’être perçue comme une représentation sexuelle de la femme, « aggravée » par son utilisation « à des fins onanistes » [11] , la machine à coudre est en réalité pour André Breton enfant, l’objet auquel sa mère est le plus souvent associée dans une sorte d’accouplement symbiotique, sans aucune connotation sexuelle. L’assimilation mimétique entre le comportement de la mère à l’égard du poète enfant et le fonctionnement mécanique de l’appareil, peut se faire quasi naturellement avec cet objet familier. Outre la fonction d’oppression des matières textiles, sur lesquelles elle fait régner une sorte de Terreur thermidorienne, la machine à coudre a par ailleurs des connotations symboliques de froideur inexpressive.

Cette analyse est corroborée par un rapide examen du sketch Vous m’oublierez. Nous savons, grâce à une lettre de Simone Kahn du 25 août 1920 (ŒC, p. 1175), que le texte est au centre d’une sorte de cycle de trois pièces consacrées à l’amour, se déclinant en trois temps : séduction, conflit entre les idées de conservation et de reproduction, plaisir…. Sans entrer dans une analyse détaillée de l’ensemble du sketch, il est très clair que la juxtaposition des personnages « Parapluie » et « Machine à coudre » renvoie directement à Lautréamont. Mais s’il y a bien sexualisation des personnages, conformément à l’interprétation des Vases communicants, les interactions mises en œuvre dans le sketch rappellent bien davantage celles d’une famille nucléaire avec un unique enfant, qui plus est un garçon[12], conformément au modèle familial du poète. Le rôle de « Machine à coudre » est à l’évidence celui d’une mère s’adressant à son fils dont le nom est « Robe de chambre » (mentionnons en outre la connotation couturière du nom que Breton s’attribue en tant que rejeton) :

« Machine à coudre
croise les mains : […] Le soleil n’est pas couché. Robe de chambre ! Tu es là, chéri ? »
Robe de chambre cherche de tous côtés un objet inconnu.
Parapluie :
Vous avez perdu quelque chose ?. […] Que cessent de ronfler ces toupies souvenirs d’enfance ! Robe de chambre m’inquiète. Quelle épingle va-t-il encore voir briller dans les raies du plancher ? »[13]

D’autres éléments permettent de reconnaître le caractère maternel de « Machine à coudre »(ChM, p. 173), voire la mère de Breton elle-même, à travers les rares considérations biographiques à notre disposition (ŒC, p. XXX). Ce n’est pas sans raison que Breton lui fait dire : «…et mes lèvres sont de longs poissons venimeux. »(ChM, p. 170), et qu’il met justement entre ces lèvres-là des phrases à connotation religieuse : « Le créateur m’a dit où se trouvaient toutes les étoiles qui manquent au ciel » (ChM, p. 175), « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel »(ChM, p, 170), « qu’ai-je fait, mon Dieu ? »(ChM, p. 175).

Contrairement donc à ce que Breton affirme de manière péremptoire dans Les Vases communicants, ce qui « provoque seul ici le saisissement » et « l’extraordinaire force que peut prendre […] la célèbre phrase […] : » « beau comme…[…] » (VC, p. 67) ne provient pas d’un « contraste entre l’acte sexuel immédiat et le tableau d’une extrême dispersion […] », mais bien plutôt d’une résonance « dans l’esprit du lecteur » surtout quand il se nomme André Breton, entre son propre « trauma affectif » et la symbolique de Lautréamont. L’attraction que la formule exerce sur lui est telle qu’il ne peut résister à la tentation de mettre partiellement en scène son drame d’enfance sur la table de dissection d’une scène de théâtre. Certes les cartes ont été soigneusement brouillées et la partie est destinée à retourner d’où elle vient ; son titre d’ailleurs, Vous m’oublierez est là pour bien dire ce qui doit en advenir. Ce sketch nous apporte la preuve que la symbolique de la machine à coudre n’a pas toujours été pour lui exclusivement érotique et onaniste, mais bien plutôt dramatiquement liée au conflit insurmontable qui a opposé la mère à son fils André. Sans doute, le ton sans réplique employé dans Les Vases communicants vise-t-il à effacer toute trace de cet antécédent intime, attitude d’occultation qui correspond à ce qu’en suppose Marguerite Bonnet : « Le conflit avec la mère a sûrement joué un rôle capital dans son image de la femme et ses orientations affectives », puisqu’en l’occurrence, la dimension maternelle est oblitérée par une interprétation sexuelle, agrémentée d’une rarissime mention sur « les fins onanistes » de l’utilisation de la machine à coudre.

Cette application insistante à dénier toute autre valeur symbolique à la machine de Maldoror est symptomatique du refoulement mis en œuvre par Breton pour occulter tout ce qui pourrait faire remonter clairement à la conscience la souffrance qui lui est attachée. Et lorsqu’il écrit à l’ouverture de l’historiette 15 que « dans la craie de l’école il y a une machine à coudre » (PS, p. 83), on retrouve le symbole d’une instance publique oppressive inculquant ses valeurs institutionnelles à de jeunes esprits.

Cette historiette est à ce titre très intéressante à étudier car on y voit Breton mettre en place l’antidote buissonnière destinée à lutter contre le poison inoculé par la machine à coudre sociale, dont la fonction essentielle revient à « inculquer » ces valeurs nationales dont on ne se remet pas… La « machine à coudre [contenue] dans la craie de l’école » de ce texte, renvoie, dans l’historiette 12, à « une machine à torturer dernier modèle » « cachée dans une meule d’avoine » (PS, p. 78), le fil de la métaphore couturière étant ici tenu par la présence des « patrons » destinés à la reproduction des modèles de couture :

« des patients sévèrement étendus sur des plaques de verre épousant les courbures de leur corps » (PS, p. 78).

Il est tout à fait signifiant dans notre perspective de se rendre compte à quel point l’image de la mère aimante négativement le champ critique de la pensée bretonienne, lorsqu’apparaissent ensuite successivement deux personnages, une femme « en proie à un amour partagé et sur laquelle le professeur T tentait une dépersonnalisation progressive » et « un autre malade, d’une quinzaine d’années […] soumis au traitement par les images ». Rappelons que cette historiette 12 se construit autour du thème « des résultats d’opérations psychiques encore inédites ». La juxtaposition des deux « opérations » a aussi une valeur symbolique :

« cette femme » est soumise au « plus bel échantillon […] de toutes les figures de pensée dont de nouvelles variétés, particulièrement vénéneuses, venaient d’être acclimatées […] autant dire que le sujet était condamné ». (PS, p. 78)

Tandis que « l’enfant »,

« à chaque éveil [dans] un état d’émotivité […] propre au découragement brusque »

est vampirisé au lieu d’être désaltéré :

« on apportait des sangsues en guise du verre d’eau dont il déclarait avoir besoin »(PS, p. 78)

Comment ne pas songer à la manière dont le jeune André, sevré d’affection, devait affronter l’agressivité vindicative de sa mère ? Il ne faut pas chercher dans le Manifeste au-delà de cette « enfance […] massacrée […] par le soin des dresseurs » (MdS, p. 15), pour comprendre qu’il s’agit là d’une allusion très personnelle.

Si cela constitue « la séance dite de compensation », le second temps du « traitement » consiste à « enseigner directement par images aussi bien la cosmologie que la chimie, que la musique » (PS, p. 78). On appréciera que la cure unifie stratégiquement (premier et second temps) les deux instances majeures du « dressage », que sont la famille et l’école, le tableau noir « qui devait servir aux démonstrations », étant alors « figuré par un jeune prêtre très élégant qui célébrait […] la loi de la chute des corps à la façon d’un office» (PS, 78-79). Cette réquisition de la composante religieuse conduit « l’enfant très doué [à être] incapable d’éprouver les plus élémentaires désirs » (PS, p. 79) ce qui est une manière à peine voilée de mettre en scène le rôle forcément inhibiteur de l’environnement scolaire de l’époque.

L’élan critique qui parcourt le texte résume la prise de conscience progressive du jeune Breton : il a au départ sans doute, le sentiment « d’être traqué » - son enfance est la proie d’une chasse dont il ne peut percevoir ni les enjeux, ni les valeurs qui l’inspirent - alors que dans Poisson soluble, (il a 28 ans) éclatent (à mots couverts bien sûr) la révolte et le diagnostic critique (digne de cet humour noir dont il réinventera le trésor) qu’il fait de son parcours personnel d’abord, avant de l’étendre à toute la civilisation occidentale.

Cette mère a priori traitée comme la « victime d’opérations psychiques » et non pas comme l’instigatrice du « massacre » [14] , s’avère cependant en quelque sorte instrumentalisée par les figures de pensée dominantes. L’outil objectif auquel elle se soumet d’elle-même est sa propre machine à coudre, « machine à torturer dernier modèle ». Elle apparaît donc, à travers cette mise en scène, comme le vecteur automate du traitement qu’elle inflige « froidement » à son fils et toutes les valeurs qui l’agissent et qu’elle travaille à lui imposer, comme une machine à coudre impose aux matières textiles les formes et coutures induites par les patrons, sont pour Breton la source même du mal qu’il faut combattre. Parmi ces valeurs figure au tout premier plan le dogme religieux chrétien qu’il hait au sens fort du mot, d’abord parce qu’il est une des instances constitutives de la personnalité de sa mère et non pas surtout, comme il a toujours tenté de le démontrer, pour des raisons idéologiques.

Si l’on accepte désormais de prendre en considération le fait biographique, qui fait de la mère une couturière pratiquant son métier à domicile, comme cela transparaît à travers plusieurs configurations voilées, tant dans le sketch Vous m’oublierez que dans les historiettes 3, 7, et 12 de Poisson soluble, il est certain que, contrairement à la plupart des enfants pour lesquels « le travail » des parents ne se matérialise guère que par leur absence physique, Breton a vu très tôt, dès son retour permanent au foyer parental en 1900 et en dehors de ses heures de présence à « la maison Ste Elisabeth tenue par les religieuses de Saint-Charles » à partir de 1901, sa mère exercer son métier de couturière, tant dans sa dimension relationnelle qu’artisanale.

C’est dans ce contexte que nous supposons que se met en œuvre la perspective ludique d’une projection imaginaire sur l’activité de Marguerite Breton, qui sous-tend une grande partie de l’historiette 7 [15] de Poisson soluble, où l’on peut déceler l’activité d’un salon de confection installé à domicile : « (car le salon central repose tout entier sur une rivière) » (PS, p. 70). Michael Riffaterre ne s’étend guère sur la suite du texte, qu’il évoque très brièvement en parlant « de la description d’un monde de reflet bâti entièrement sur une convention formelle, qui tire d’elle-même sa justification ». Pourtant, la citation de Breton selon laquelle il dit « revi[vre] avec exaltation la meilleure part de son enfance » (MdS, p. 48) donne la clé du texte. Ainsi la « convention formelle » sur laquelle serait « bâti entièrement un monde de reflets » ne tire-t-elle pas « d’elle-même sa justification », mais de la transposition des scènes du labeur quotidien de Marguerite Breton et de toute l’activité propre à un petit salon de couture artisanale, transposition faite par les yeux d’un enfant aidé d’un poète « revisitant » ces mêmes scènes, quelque vingt ans plus tard, avec un imaginaire fertilisé par ses lectures. Le biographème qui alimente la rêverie ludique de Breton est bien celui d’un salon de couture, au milieu duquel un enfant joue. Placé sous le signe d’un interdit menaçant, le poème dévoile pourtant dès la deuxième phrase l’image qui le sous-tend :

« Le sonore appartement ! Le parquet est une pédale immense » (PS, p. 70).

Nous sommes plongés ici au cœur du salon de couture avec sa machine à coudre à pédale, dont chaque va-et-vient résonne sur le plancher de bois, où l’enfant est tenu de jouer seul sans se faire remarquer ni interrompre ou perturber le travail de sa mère… Il se donne des noms, joue à des personnages :

« […] les Amis de la Variante. C’est le nom que nous nous donnons parfois, les yeux dans les yeux[16], à la fin d’une de ces après-midi où nous ne trouvons plus rien à partager. […] on joue aussi à des adresses et à des forces suivant les cas » (PS, p. 70).

Ici, les péripéties ludiques interfèrent avec les gestes professionnels de la mère. « Le merveilleux lasso fait de deux bras de femme » est une trouvaille magnifique pour évoquer le geste rituel de la couturière tendant ses bras pour passer le mètre-ruban autour de la taille de ses clientes. Ainsi, ces femmes « vêtues de verre naturellement [17] » imaginaire, ne se différencient que par des détails d’ordre vestimentaire : « garniture de chapeau », « voilettes », « gants et ombrelle », le tout métamorphosé en matières familières au poète qui a passé deux années de sa petite enfance entre Lorient et « le jardin de St Brieuc » [18] (1898-1900) :

« Elles sont, elles aussi, vêtues de verre, naturellement ; quelques-unes joignent à cet accoutrement monotone un ou deux attributs plus gais : copeaux de bois en garniture de chapeau, voilettes de toile d’araignée, gants et ombrelle tournesol »(PS, p. 71).

On décèlera également dans plusieurs autres historiettes, la présence de la machine à coudre métamorphosée en « petit sphynx moderne », énorme guêpe qui pose des énigmes aux enfants [19] , dans le texte 3, où apparaît aussi la présence d’« un torse de femme adorablement poli bien qu’il fût dépourvu de tête et de membres », mannequin de couture qui nous renvoie à « la belle unijambiste des boulevards » déjà mentionnée (voir note 16).

Cet ensemble de « souvenirs d’enfance » ne saurait s’agréger en un récit circonstancié, relevant de la confidence autobiographique. Mais le conflit jamais apaisé ni résolu qui oppose Breton à sa mère est incompatible avec toute évocation directe de son travail de couturière. Et si absolument aucune allusion personnelle à son artisanat mécanisé n’émaille l’œuvre de Breton, c’est parce que la moindre occurrence de cette activité aurait constitué une sorte de main mise sur la part préservée de son enfance. Il y a là l’un de ces interdits typiquement bretoniens, mais dans le cas qui nous occupe, soigneusement occulté en tant que tel et « dédaigneusement ignoré ». Si le jeune garçon parvient à se ménager, à défaut de « territoire indien », au moins une certaine réserve, propice à la rêverie dans cet espace voué à un sévère artisanat, ce qui revient à échapper au courroux vindicatif de « la reine des volontés », l’écrivain révolté gardera en lui toutes les traces de l’oppression dont il était la victime, au nom de la bienséance de façade à laquelle sa mère le sacrifiait. Il ne pouvait donc y avoir aucune affinité pour André Breton avec la soumission laborieuse…

Enfin, toute la pertinence de l’écriture automatique est fondée sur le postulat que « la vitesse de la pensée n’est pas supérieure à celle de la parole et qu’elle ne défie pas forcément la langue […] ». Pourtant Freud lui-même a montré, ne serait-ce que par l’étude du phénomène du lapsus, que la pensée précède la parole et que celle-ci agit à distance sur la parole, le discours oralisé pouvant être perturbé par un désir informulé, pré-existant à celui-ci. C’est pourquoi le texte automatique ne fonctionne jamais mieux que lorsqu’il est induit par un thème qui lui pré-existe, dont la phrase dite « propulsive » amorce le décalage. Breton fait une sorte de confusion entre la conceptualisation de la pensée préverbale (la conception du sens) et sa verbalisation. Il joue sur le décalage entre le ressenti confusionnel latent et « les mots pour le dire » ou plutôt, il ignore celui-ci[20], puisque pour lui, « la vitesse de la pensée n’est pas supérieure à celle de la parole ». Ce faisant, il croit pouvoir se situer en dehors de la conscience personnelle, puisant dans le « trésor collectif » ou ouvrant toutes grandes les portes de son inconscient, alors qu’il ne fait qu’actualiser des pensées déjà présentes dans sa conscience, mais non oralisées.

L’écriture automatique est en réalité une activité symbolique élaborée par Breton à partir de la machine à coudre, à la fois mauvaise mère et mécanique inflexible, pour lui permettre de conjurer son traumatisme affectif. Ce qui apparaîtrait, dans une configuration de sombre magie, comme la source de tous les pouvoirs maléfiques d’une « reine des volontés » sacrifiant son enfant, se doit d’être l’objet d’une entreprise sinon de destruction, au moins de « destitution symbolique », visant à une métamorphose supportable du « rituel de haine » dont il est la victime innocente. Au-delà, l’automatisme mécanique de l’écriture surréaliste tente de conjurer toutes les instances psychologiques et sociales qui président à l’élaboration artisanale de la couture maternelle : de la même manière que la machine à coudre « écrit » ses points de couture, il est indispensable pour lui de valider une procédure mimétique, qui puisse coudre des mots ou broder, non pas la laborieuse clôture des pièces dictées par les patrons, mais au contraire une trame aléatoire, alimentée par ce que Breton croit être les pulsions « déroutantes » de l’inconscient et qui déconstruirait à rebours la toile de « l’acariâtre acarien » dans laquelle se débat à jamais l’enfant qu’il a été.

Il resterait peut-être à présent à statuer sur la nature psychologique exacte de l’impulsion qui préside à la mise en œuvre du procédé : sommes-nous face à la réitération infinie de la mise en scène symbolique d’un traumatisme affectif, Breton se rejouant douloureusement, sans parvenir à la dépasser et sous couvert d’invention poétique, la dévoration de son être enfantin par le harcèlement incessant des mandibules de l’« énorme guêpe qui […] posait des énigmes aux enfants » (PS, p. 64) ou bien sommes-nous dans une pratique de résilience réussie, telle que Boris Cirulnik en décèle chez un grand nombre d’écrivains ? À tout prendre, il nous semble que la réponse pourrait se lire dans le poème « Personnage blessé » des Constellations :

« L’homme tourne toute la vie autour d’un petit bois cadenassé dont il ne distingue que les fûts noirs d’où s’élève une vapeur rose. Les souvenirs de l’enfance lui font à la dérobée croiser la vieille femme que la toute première fois il en a vu sortir avec un très mince fagot d’épines incandescentes. (Il avait été fasciné en même temps qu’il s’était entendu crier, puis ses larmes par enchantement s’étaient taries […] ). Cette lointaine initiation le penche malgré lui sur le fil des poignards […]. Sans savoir comment il a bien pu y pénétrer, à tout moment l’homme peut s’éveiller à l’intérieur du bois en chute libre d’ascenseur au Palais des Mirages entre les arbres éclairés du dedans […]. » [21]

Université Blaise Pascal Clermont II


[1] André Breton, Entretiens, Paris, Idées/Gallimard, 1973, p.256-257. (E)

[2] Le recoupement minutieux des chronologies fournies par Marguerite Bonnet (André Breton, Paris, Corti, 1975) et Mark Polizzoti ne s’oppose pas à l’hypothèse que Marguerite Breton, née Le Gouguès, dès son arrivée dans la région parisienne (1898), ait pu exercer ce métier. Mark Polizzotti, André Breton, Paris, Gallimard, 1999 pour la traduction française, chapitre premier.

[3] On trouve dans les propos de Boris Cirulnik autour du concept de résilience, une description générale du processus, qui correspond de manière troublante au « cas Breton ». Voir sur ce point Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 139-140.

[4] Il n’en va pas de même de tous les textes qu’il avait écrits ainsi. L’opinion qu’il exprimera à la fin de sa vie à la relecture des cahiers de Poisson soluble en témoigne…

[5] Julien Gracq, Œuvres complètes, Paris, La pléiade/Gallimard, 1989, p. 499.

[6] Au sens où la conjuration est un processus de contre-pouvoir, voué à la destruction des instances en place.

[7] André Breton, Manifestes du surréalisme, édition complète (comprenant Poisson soluble), Paris, JJ Pauvert, 1972, p. 46. (MdS et PS). Dans le texte du « Message automatique » Breton revient sur l’emploi du terme automatique : « l’écriture « automatique » ou mieux « mécanique » […] m’a toujours paru la limite à laquelle le poète surréaliste doit tendre » (Point du jour, p. 180-181).

[8] Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Paris, Idées/Gallimard., p. 196.

[9] Pour autant qu’on accepte l’hypothèse, tout à fait vraisemblable, de la présence d’une machine à coudre à pédale, dans l’espace domestique de la famille Breton

[10] Isidore Ducasse, Les chants de Maldoror, Paris, Bordas, 1970, p. 200. L’interprétation sexuelle qui sera donnée de ce passage en 1932 dans Les vases communicants arrivera bien après la modulation familiale que Breton exploitera dans son sketch de 1920 Vous m’oublierez. Marguerite Bonnet en fait état dans la notice le concernant : « La rencontre, non pas sur une table de dissection mais sur une scène, de Parapluie et de Machine à coudre renvoie à Lautréamont, alors au centre des préoccupations de Breton […] ». André Breton, Œuvres complètes, tome I., Paris, La pléiade/Gallimard, 1988, p. 1175. (ŒC) Notons que la beauté en question est celle d’un garçon, comme celui du sketch Vous m’oublierez : « Robe de chambre », dont l’existence est objectivement le fruit d’une rencontre entre une mère « machine à coudre » et un père « parapluie »…

[11] André Breton, Les vases communicants, op. cit., p. 67. (VC)

[12] Puisque devant porter un pantalon rouge. Cette couleur rouge est symbolique de la révolte que Breton projette sur l’image qu’il a de lui enfant, la dernière image scénique du sketch y fait d’ailleurs écho, puisqu’un drapeau rouge de garde-barrière est agité par Parapluie. (ŒC, p. 1179).

[13] André Breton, Les champs magnétiques,Paris, Poésie/Gallimard, 1968 p. 169-170. Vous m’oublierez, scène II. (ChM)

[14] « On peut considérer cette « instance » comme la persistance, à l’intérieur du psychisme de chaque individu, des interdictions parentales, lesquelles ne font que réfracter, au second degré, les interdictions de la société à l’intérieur de laquelle lesdits parents ont été eux-mêmes élevés », René Held, L’œil du psychanalyste, Surréalisme et surréalité, Paris, Payot, 1972, p. 82.

[15] L’historiette 3 est également construite sur ces souvenirs, mais dans le cadre d’un affrontement. On n’oubliera pas que le « torse de femme adorablement poli bien qu’il fût dépourvu de tête et de membre » est de même nature que « la belle unijambiste des boulevards » : c’est-à-dire en tissu et monté sur un pied de bois verni, comme tout mannequin de couture…L’unijambisme ne résidant pas dans la présence d’une seule jambe de chair et d’os…comme le suggère Marguerite Bonnet à travers sa perception de la figure féminine : « […] il est sûrement plus important [qu’elle] y apparaisse, presque toujours, non seulement vague, mais incomplète, mutilée même, comme « la belle unijambiste […] texte 5 ». Marguerite Bonnet, André Breton, op. cit., p. 400 et 401.

[16] Le jeune Breton, comme tous les enfants solitaires a dû apprendre à jouer seul, « les yeux dans les yeux » dans une sorte de « stade du miroir » prolongé où il utilise son reflet dans les glaces d’essayage comme compagnon de jeu.

[17] Ibid., p. 71 : Scaphandriers et vêtements de verre procurent, à la rêverie ludique de l’enfant de quoi équiper sans trop d’effort ses « personnages » dans son monde sub-aquatique…

[18] Marguerite Bonnet André Breton, op. cit., p. 16 : « Mais durant sa petite enfance, la Bretagne est surtout pour lui le jardin de Saint-Brieuc ». Doit-on ignorer cette précision biographique fournie par celle qui s’est entretenue maintes fois avec le poète de vive voix, même si « l’usufruit » de ce jardin n’a pas laissé de trace écrite dans les archives de Saint-Brieuc ?

[19] Ibid., p. 64. La « modernité » du petit sphynx qui « avait déjà fait pas mal de victimes » semble bien correspondre à l’objet « machine à coudre », de même que la « machine à torturer dernier modèle » qui précède de peu l’évocation métaphorique des patrons de couture « sévèrement étendus sur des plaques de verre… » (texte 12). Son « bourdonnement » mécanique « insupportable comme une congestion pulmonaire » couvre celui des tramways, « dont le trolley était une libellule ». Cette métaphorisation du « dispositif composé d’une perche fixée au véhicule et d’un organe mobile de contact servant à transmettre le courant d’un câble conducteur » (Dictionnaire Robert, tome 9, p. 515), appareillage électrique tellement moderne, en un insecte « hagard et dur », tend à montrer que nous sommes bien ici dans une entomologie mécanique.

[20] Accepter l’idée même d’un décalage entre pensée et parole (causée par une vélocité supérieure de la pensée) rend caduque l’idée que « ce qui va être écrit » ne peut avoir été conçu au préalable par l’esprit conscient : il n’y a plus alors d’ « au-delà » de la parole, mais Breton doit pourtant partir de ce postulat pour asseoir l’existence potentielle d’un à venir du texte, qui puisse s’engendrer en decà de toute prégnance de la conscience. Dans le cas contraire, qui correspond à la réalité cognitive (et non pas à la surréalité subjective) l’à venir immédiat du texte (ou de la « parole ») reste inféodé à ce qui n’est pas spontanément conscient ; c’est justement ce décalage entre la genèse de la pensée et son oralisation qui fait toute la différence… que Breton s’est obstiné à ne pas voir.

[21] André Breton, Signe ascendant, Paris, Poésie/Gallimard, 1968, p. 141. Section Constellations. L’expression « le penche malgré lui sur les fil des poignards » fait néanmoins étrangement écho à la description du décor de la chambre d’enfant, évoqué dans la préface « Il y aura une fois », de la section du Revolver à cheveux blancs (1932) : « dans la troisième chambre, qu’on aura tenté de rendre la plus luxueuse de toutes les chambres d’enfants existantes, seul un berceau lacéré et orné en bonne place d’un poignard penchera, comme un navire en détresse, sur un plancher de vagues trop bleues ». Navire en détresse qui lui-même rappelle la présence, dans Poisson soluble, d’un de ces « jouets tragiques à l’intention des adultes » : « dans une vitrine, la coque d’un superbe paquebot blanc, dont l’avant, gravement endommagé, est en proie à des fourmis d’une espèce inconnue » (historiette 11).