MÉLUSINE

Le Surréalisme face au Zen

Il semble que la première allusion au Zen figure dans Medium n° 2 de février 1954, revue sous-titrée Communication Surréaliste et dirigée par Jean Schuster. Sous le titre "Limites de deux expériences extrêmes", deux portraits étalent mis en regard. À gauche, celui du Docteur Petiot, assassin exécuté en 1946, et à droite, sous la figure de Dharma, le fondateur de la secte Zen, Soga Yasokou, mort en 1483 au Japon. Sous Dharma, une citation d'un livre de E. Grosse, Le Lavis en Extrême-Orient, éditions Crès : "La figure de Dharma n'est certainement pas le portrait fidèle du fondateur de la secte Zen, comme le prouvent les multiples variantes qui en existent ; elles-mêmes ne représentent d'ailleurs qu'une image idéale de l'hom­me zen parfait". La deuxième allusion est dans Bief n° 1, du 15 novembre 1958, revue sous-titrée Jonction surréaliste, et dirigée par Gérard Legrand, Sous le titre Est-Ouest, Brief signale l'existence à Tokyo d'un "Groupe d'études du Surréalisme" sous l'égide de Shuzo Tokigucchi. Parmi les membres de ce groupe, Shin Oka, Jun Ebara, Koichi Ejima, Vémura Misaé, Yoshiyaki Tomo, Roger van Hecke’’. Le dernier nommé devint franc-maçon écossais dans la loge Thebah en 1960‑1961. Il avait épousé au Japon Vémura Misaé dont j'ai été très proche lorsque je me trouvais à Paris en 1959-1960, Paris où le couple s'était établi. Dans le même numéro, un article titré D'une lettre de Guy Cabanel. Citant quelques répliques de maîtres à disciples de la tradition Zen, Guy Cabanel les commente en ces termes "ces collages dia­logues ont une correspondance toute trouvée dans la beauté considérée comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un para­pluie, les procédés de Max Ernst, la poésie telle que l'a définie Reverdy, et en particulier le jeu des questions et réponses (la question n'étant pas connue du répondant). De telles méthodes ne s'adressent évi­demment pas à une compréhension intellectuelle, leur caractère hautement irrationnel a pour but de créer un choc psychologique, souvent doublé d un choc extérieur violent (voir les volées de coups de bâton des maîtres Zen et l'appel à la violence du Second Manifeste du Surréalisme [d'André Breton] qui lui même déterminera l'atteinte du point suprême". Jouxtant cet article, un autre article signé d'Adrien Dax, Rhétorique de l'éclipse, commente le livre de poèmes de Guy Cabanel, A l'animal noir. et les rapproche des "dialogues Zen en raison des possibilités tout aussi imprévues de la parole qui s'y affirment" (Adrien Dax était un peintre et dessinateur-calligraphe originaire de Toulouse, qui réalisa à ma demande le dessin du phénix de la premiers de couverture de Renaissance Traditionnelle en 1970. Un de ses phénix a été en première de couverture d'un de nos anciens Cahiers).

Ces lignes eurent un écho au Japon, puisque Bief n° 2, de décembre 1958 faisait état d'une lettre de Tokyo non signée, mais que je sais émaner de Roger van Hecke, en date du 19 novembre 1958 :

"Pendant ce temps nos beaux esprits parisiens font des ronds de jambe en se gargarisant de "Zen" et autres "spiritualismes". Le Zen, au Japon, c'est le Bushido, le Bushido c'est le Nationalisme, Militarisme, régime de police, et ce qui s'ensuit !". Ce jugement, très réducteur, cho­qua plusieurs membres du groupe surréaliste de Paris, et Guy Cabanel continua de s'intéresser au Zen, sans renier les rapprochements subtils qu'il avait faits. Or, quarante-huit ans après ces lignes (quasiment un demi-siècle !) et la brève controverse qui s'ensuivit, Guy Cabanel a eu l'amabilité de m'adresser ses réactions à l'article de Daniel van Assené dans le n° 38 de nos Cahiers d'Occitanie (notons, au passage, que notre ami Daniel van Assche, comme Roger van Hecke, et Alain Jouffroy, ont chacun épousé une Japonaise). Rappelons à nos lecteurs que Guy Cabanel, poète secret, vit en Couserans, où il est, pour reprendre un mot de Mallarmé, non pas un "passant", mais un "séjournant considérable". Voici donc sa réaction.

Lettre de Guy Cabanel à Jean-Pierre Lassalle en date du 31 août 2006 :

"Je trouve votre lettre avec le Cahier d'Occitanie de juin, et je vous remercie de me demander mon avis sur l'étude de Daniel van Assche.

Cet article que ma méconnaissance des idéogrammes ne me per­met pas d'apprécier en son entier m'apparaît cependant plutôt juste lorsqu'il traite de la spécificité et des voies du Zen mais très incomplet voire même partial en ce qui concerne la partie historique et franchement tendancieux sur les rapports du zen avec le bushido.

– Sur la partie historique : l'auteur semble faire peu de cas de la tradition chinoise. Je pense qu'il est inexact de prétendre que le zen est une adaptation du bouddhisme à la sensibilité japonaise. Le Zen, dénomination qui traduit le terme chinois Tch'an, fut une adaptation du bouddhisme à la tournure d'esprit chinoise, résultat de sa rencontre avec le taoïsme dont il s'est trouvé très proche. Le fait déterminant fut l'arrivée en Chine, autour de l'an 500, de Boddhi-Dharma (Pou-taï pour les Chinois, Daruma pour les Japonais) considéré comme le premier patriarche du bouddhisme Tch'an. Mais c'est à Houei-Neng (638-712) son sixième patriarche que l'on doit la véritable et toujours actuelle spécificité du tch'an : "ne pense pas au bien, ne pense pas au mal, mais vois en ce moment ton visage originel que tu avais avant même de venir à l'existence".

Le tch'an fut introduit assez tardivement au Japon, environ cinq cents ans après Houei-Neng, en tout cas bien après ses autres grands maîtres : Ma-Tsou, Lin-Tsi ou Mou-Tcheou, soit dans le courant du XII e siècle, où il prit le nom de Zen et poursuivit une diversi­té déjà annoncée en Chine qui produisit les tendances Honen, Soto (avec Dogen) ou Rinzaï (avec Mysam Eisaï). Il est très important je crois de noter à ce propos que le Japonais n'invente pas, il exacerbe.

– Sur la doctrine et les méthodes. Tout au long de son chapitre sur la voie initiatique, l'auteur souligne le rapport étroit qui existe entre taoïsme et zen (le yin-yang, le non agir…) reconnaissant donc implicitement son origine chinoise.

Par ailleurs, comment ne pas songer, lisant ces lignes, à ce point de l'esprit évoqué par André Breton où les contraires cessent d'être perçus contradictoires ? Par contre les phrases tirées des Évangiles, qui ont toutes une signification rationnelle, n'ont rien à voir avec le Koân, contrairement aux jeux et collages surréalistes.

– Sur le bushido. Pour ma part je ne vois pas le rapport entre Zen et bushido [Guy Cabanel place là un appel de note et, en post-scriptum précise : "je sens très bien qu'en théorie c'est le zen qui inspira le bushido et si je prétends ne pas voir de rapport entre eux, c'est qu'il ne s'agit à mon sens que d'un aspect exotérique du Zen. Quant à l'amazone qui représenterait l'idéal féminin, j'ai quelques doutes, précisément en un pays où des poétesses comme Onon-no Komachi ou Minasaki Shokotu tenaient le haut du pavé. Mais il est vrai que le Japon est une terre de contrastes"]. Si l'on peut effecti­vement rapprocher le comportement des chevaliers européens et nippons, il n'y faut pas voir la même implication religieuse. Alors que le chevalier européen se pose en champion du Christ, le Samouraï n'agit pour le compte d'aucune religion. En outre, vous me direz que cela n'est peut-être qu'une question de mots, mais il m'apparaît gênant d'assimiler le zen au monothéisme. Il n'y a pas de véritable dieu dans les religions d'Extrême-Orient.

– Enfin je m'étonne que l'auteur ne mentionne pas dans la bibliographie des Essais sur le bouddhisme Zen en trois volumes de D.T. Suzuki, du même auteur Le non-mental selon la pensée zen, et de Hubert Benoît La doctrine suprême".

Ce fragment si important de la lettre de Guy Cabanel montre que le remarquable travail de Daniel van Assche n'est pas passé inaperçu. Parions que les portes se sont ouvertes sur de nouveaux articles que nous attendons impatiemment.

Jean-Pierre LASSALLE

Cahiers d’Occitanie, n. s. n° 39, décembre 2006, p. 116-118.