Benjamin Péret

Mort au vaches au champ d'honneur, 1922-1923

 
Chapitres de Mort aux vaches au champ d'honneur

Chapitre IV— QUI PERD GAGNE Chapitre VII — L’ÉLÉPHANT À BILLES

CHAPITRE VII

L’ÉLÉPHANT A BILLES

Au cinéma, on donnait un film triste dont l’héroïne parfaitement blonde – qui exerçait la profession de marchande à la toilette – larmoyait, pleurait et sanglotait sans cesse, sans que le scénario justifiât ce déluge de larmes. Le marchand de balais, qui assistait à la représentation, n’était nullement gagné par la tristesse qui se dégageait du film. Au contraire ! ce désespoir injustifié déchaînait chez lui un rire tonitruant qui scandalisait l’assistance. Tout à son rire, il ne se rendait pas compte que les autres spectateurs sanglotaient. Soudain, le film cessa et, sur l’écran, apparut une sorte de Quasimodo joufflu qui avalait péniblement un vautour vivant. Celui-ci battait des ailes dans son estomac, ce qui imprimait à cet organe des soubresauts ridicules. Le public indifférent continua de pleurer avec plus d’entrain que jamais. Les pleurs coulaient même si abondamment que bientôt la salle fut inondée et l’on pataugea dans les larmes. Le désespoir des spectateurs redoubla et le niveau des larmes s’éleva. La direction du cinéma commença à s’émouvoir. On changea vite le film pour en projeter un autre intitulé : « Diverses manières d’accommoder les escargots ». Une rumeur parcourut la salle et la direction crut avoir gagné la partie ! Hélas ! le public sanglotait de plus belle et les fauteuils commençaient à flotter sur les larmes qu’une véritable tempête agitait au point que le mal de mer peu à peu, empoignait le public qui mêlait ses hoquets à ses sanglots. Aucun escargot n’était apparu sur l’écran – ce qui avait encore ajouté à l’angoisse des spectateurs. En échange, on en trouvait partout dans la salle : sur les fauteuils, sur les moustaches des hommes, dans les cheveux des femmes et jusque sous leur robe, sur les murs et jusque dans l’orchestre qui flottait lui aussi. Les musiciens se débattaient avec difficulté contre leur marée montante. Le piston en projetait des gerbes et les violons en sciaient par douzaines. La situation devenait intenable et la direction résolut d’ouvrir les portes afin que le flot montant des larmes pût s’écouler, dussent les spectateurs être entraînés par le courant. Mais ce ne fut pas nécessaire car les portes cédèrent sous la pression des larmes qui dévalèrent torrentueusement dans la rue, balayant les passants et les voitures comme des feuilles mortes emportées par le vent.

Le marchand de balais avait été emporté comme les autres spectateurs mais, tandis que tout le monde pleurait de tristesse et de désespoir, il continuait de pouffer de rire, sans même savoir pourquoi. Indifférent au courant qui l’entraînait, il riait, affalé sur son siège, comme un mou de veau. Et son rire tonitruant faisait éclater les vitres sur son passage, agitait le feuillage des arbres et le flot de larmes, lui-même, riait sous cape. Il avait bien raison de rire, d’ailleurs, et si le marchand de balais avait su ce qui l’attendait, son hilarité se fût aussitôt calmée. Au bas d’une côte, stationnait une immense voiture de déménagement que le flot tumultueux des larmes, bien que s’élevant sans cesse, était impuissant à emporter. Le marchand de balais et son fauteuil de cinéma étaient comme lancés vers la voiture de déménagement. Il suffit d’un simple remous du flot de larmes pour que fauteuil et occupant s’engouffrassent dans la voiture qui paraissait n’attendre que cela car ses portes se refermèrent et elle démarra aussitôt.

Le marchand de balais ne s’aperçut pas tout de suite qu’il était enfermé et enlevé. Il fallut que le moteur de la voiture le lui répétât sur tous les tons pour qu’il se calmât et commençât de regarder autour de lui. A vrai dire, ce fut vite fait car il n’y avait rien à voir, l’obscurité la plus complète régnant à l’intérieur du véhicule. Mais cette simple constatation fit sourdre en lui une première inquiétude : « Où suis-je ? » se dit-il. Et il dut s’avouer qu’il était incapable de répondre à une question aussi simple. Puis, se rendant soudain compte que la voiture roulait à toute vitesse, il fut bien obligé de se demander : « Où allons-nous ? » et dut admettre également qu’il n’en savait rien.

Mi-flottant, mi-roulant, la voiture de déménagement continuait son chemin. Il y avait longtemps qu’elle avait quitté la ville et roulait à travers une forêt qui croyait sa dernière heure venue à voir le flot de larmes montant parfois jusqu’aux basses branches des arbres. Les oiseaux effarés avaient quitté leur nid et, s’imaginant que la mer envahissait la forêt, les mésanges, les rossignols et les pinsons sentaient leurs pattes se palmer. Dès que leurs palmes furent suffisantes, ils cessèrent de pépier pour se poser sur le flot de larmes et s’y baigner en se chamaillant. Puis un merle cancana timidement, aussitôt imité par un pinson et bientôt les larmes furent couvertes d’oiseaux des bois qui cancanaient à qui mieux mieux.

Le marchand de balais se promenait comme un tigre en cage dans la voiture de déménagement qui poursuivait son chemin à vive allure. Ne se connaissant pas d’ennemis, il s’interrogeait anxieusement pour comprendre pourquoi on l’avait enlevé et qui avait effectué le rapt, et il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il avait beau fixer les murs de sa prison roulante : pas le moindre interstice qui lui permît de voir à l’extérieur ! Mais peu à peu une lueur diffuse couvrit un rectangle sur le fond du véhicule et, sur ce rectangle, des formes, vagues d’abord, s’animèrent. Un

film était mystérieusement projeté sur le fond de la voiture. Il tenta de s’intéresser à ce qui se déroulait sur l’écran. Ce fut en vain. Il est vrai qu’il est bien difficile de s’intéresser à un film pendant qu’il pleut de la paille. Et il pleuvait dru, si bien que le marchand de balais fut bientôt couvert de paille dans laquelle il se débattait, à moitié étouffé, oependant que des bruits étranges comme des crissements de scies et des cris allant de l’inarticulé à des exclamations incohérentes comme « chauds les marrons ! » ou « Vive la France ! » retentissaient par instants.

La terreur gagnait le marchand de balais, à qui cette mise en scène suggérait un prochain cataclysme dont il cherchait à deviner la nature :

Serait-ce une pluie de brosses à dents s’abattant sur les récoltes pour réduire le pays à la famine, un raz de marée de mer gélatineuse, ou la ville de Paris fondant comme un morceau de sucre dans une tasse de thé ? De toutes façons, rien de bon n’était à espérer et ce fut avec la plus grande méfiance que le marchand de balais vit une ouverture se former sur un côté de la voiture. Il se dégagea cependant de la paille et s’en approcha avec précaution. Il pencha la tête à l’extérieur et ne vit rien car la nuit était très noire et l’horizon était tout juste éclairé par les lueurs lointaines d’un grand incendie. Il entendait seulement le flot des larmes battre les flancs de la voiture qui continuait de filer à vive allure. Soudain, il se décida : que risquait-il ? Au moins, il serait libre, une fois hors de la voiture, d’aller où bon lui semblerait. Il prit son élan et se jeta par l’orifice aussi loin qu’il put de la voiture pour ne pas risquer de passer sous elle, et, à sa grande surprise, tomba sur un tas de fil de fer barbelé qui émergeait des larmes. Il se releva tout déchiré et ensanglanté et résolut de rester là à attendre le lever du jour qui d’ailleurs ne pouvait guère tarder puisque l’horizon, à l’orient, commençait à se teinter d’un vert qui devenait rapidement de plus en plus intense. Enfin, le soleil parut. Mais il était vert et diminuait et augmentait de volume à vue d’oeil, comme un accordéon. Le coeur du marchand de balais se glaça d’épouvante. Le soleil vert et les larmes qui s’étendaient à perte de vue, également vertes, lui indiquaient nettement le sort de nénuphar qui l’attendait. Il ne pouvait se résigner à flotter indéfiniment sur une mer de larmes, même s’il devait donner de larges fleurs.

Soudain le soleil bâilla comme un chien qui s’éveille et une haleine empestant l’ail emplit l’atmosphère. Un mirliton vint s’échouer sur l’amas de fil de fer barbelé où était accroché le marchand de balais. Celui-ci le saisit et souffla dedans. Il en sortit un long gémissement et quelques larmes. Elles éclatèrent en projetant de toutes parts des brins de mousse qui flottèrent sur la mer de larmes. Ravi, le marchand de balais continua de souffler dans le mirliton et de produire des feux d’artifice de larmes éclatant en mousse qui se déposait autour de lui. Certes, il y avait bien des gémissements de bête blessée mais il s’y habituait. Il avait tort car ceux-ci ne s’habituaient pas à lui. Lorsque la mer de larmes fut couverte, autour de lui d’un épais tapis de mousse, les choses changèrent vite pour le marchand de balais qui eut l’idée malheureuse de s’y étendre. A peine était-il étendu que les gémissements du mirliton prirent une ampleur extraordinaire. Ce n’étaient plus des gémissements, mais de véritables hurlements qui lui déchiraient les tympans et creusaient peu à peu un tunnel à travers sa tête.

Lorsque le tunnel fut achevé, un train de marchandises sortit de l’amas de fil de fer barbelé et s’engouffra dans le tunnel d’où il ne devait plus jamais sortir. Et cependant les wagons à bestiaux succédaient aux plates-formes chargées de machines énormes dont personne n’aurait pu indiquer l’usage.

Le marchand de balais n’avait plus la force de s’insurger contre son sort. Il était stupéfait, anéanti par les aiguillages, les tamponnements, les manoeuvres qui se déroulaient dans le tunnel de sa tête. Gare de triage ! Voilà qu’il était devenu gare de triage ! Cette constatation le tuait et cependant il continuait machinalement de souffler dans le mirliton, qui émettait des hurlements de plus en plus horribles, tandis que le soleil, mis en joie, éclatait de rire en remplissant l’atmosphère d’une affreuse odeur d’ail que la mousse respirait avec délices. Elle se gonflait et prenait des proportions de tronc d’arbre. Soudain, le marchand de balais expira comme le « couac » d’un clairon et les troncs de mousse s’entrechoquèrent en un immense applaudissement. Mais, mort, le marchand de balais n’était cependant pas un cadavre et l’on s’en rendit aisément compte lorsqu’il commença de se frotter les mains doucement d’abord, puis avec une énergie croissante, si bien qu’une flamme haute et claire jaillit bientôt entre ses paumes qui se pressaient et se frottaient l’une contre l’autre à une vitesse fantastique. Lorsque la flamme eut atteint une dizaine de centimètres de hauteur, le marchand de balais fut pris de soubresauts convulsifs et la lave commença de s’écouler de ses mains pour tomber dans les larmes où elle produisit de grands jets de vapeur rougeâtre qui obscurcirent bientôt le soleil, bien que celui-ci soufflât dessus de plus en plus fort. L’atmosphère saturée d’ail était devenue irrespirable et cependant il semblait que le marchand de balais reprenait peu à peu ses esprits car ses mains émettaient déjà des cris de rage qui provoquaient une agitation désordonnée chez le soleil. Il se pliait et se dépliait sans cesse comme un immense accordéon vert et répondait aux cris de rage du marchand de balais par des conseils de calme que celui-ci n’écoutait guère car ses cris de rage, répercutés par les mille échos que créaient les vagues de larmes, emplissaient l’air d’un tonnerre assourdissant, que les troncs de mousse ne pouvaient pas supporter sans trembler de terreur.

Les mains du marchand de balais prenaient aussi des proportions gigantesques ainsi que le volcan en pleine éruption qui s’était formé entre ses paumes. Et la lave continuait de couler de plus belle et les nuages de vapeur devenaient de plus en plus denses, emplissant l’air d’une odeur de violette qui se mélangeait très désagréablement aux relents d’ail exhalés par le soleil.

Le chaos atteignait à son comble. Soudain, un des troncs de mousse se souleva et M. Charbon sortit de la mer de larmes, droit comme un navire qui coule. Il leva le bras droit pour réclamer le silence et le marchand de balais ainsi que le soleil se turent. Il cria alors si fort que la tempête se déchaîna dans la mer de larmes et faillit emporter le marchand de balais : « La patrie est en danger ! » Aussitôt de violents remous se produisirent dans la mer et le marchand de balais se mit à tourner comme si ses pieds étaient fixés à un axe en mouvement et le soleil émit un rugissement à l’ail comparable à ceux de cent lions furieux. Impassible, M. Charbon continuait de crier à pleins poumons : « La patrie est en danger ! » Le marchand de balais tournait maintenant comme une demi-hélice d’avion qu’animerait un moteur fonctionnant à plein régime. Soudain le marchand de balais se détacha de son axe, balaya tout le champ visuel et alla s’écraser contre l’horizon où il éclata avec un bruit de vapeur qui fuse, en projetant d’immenses flammes qui faillirent éteindre le soleil. M. Charbon s’évanouit comme un pistil de pissenlit emporté par le vent en entraînant la mer de larmes sous laquelle apparut un tapis épais de bulles de savon qui éclatait au soleil. Puis les bulles de savon disparurent à leur tour et il ne resta plus que l’odeur d’ail et le soleil vainqueur qui riait à perdre haleine.

Hiver 1922-1923.

 

© Mélusine 2011
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