Benjamin Péret

Mort au vaches au champ d'honneur, 1922-1923

 
Chapitres de Mort aux vaches au champ d'honneur

Chapitre IV— QUI PERD GAGNE Chapitre VII — L’ÉLÉPHANT À BILLES

CHAPITRE IV

QUI PERD GAGNE

Une grosse automobile s’arrêta devant la maison, en face de nous, sur l’autre rive de la Marne. Une femme en costume de cheval en descendit, entra dans la maison, tandis que la voiture partait aussitôt en cabriolant comme une chèvre.

De l’une des basses branches d’un arbre qui étendait son ombre sur nous, un oiseau s’envola, lança quelques petits cris aigus et vint se percher à l’extrémité du banc où nous étions assis, M. Charbon et moi. Il tenait dans son bec un réveille-matin qu’il posa sur le banc, le cadran tourné de notre côté, puis il fit quelques pirouettes et disparut.

Le réveille-matin sonna les douze coups de midi.

– Oh ! dit M. Charbon, l’heure du déjeuner ! Et, soulevant le banc, il arracha une touffe de sauge, découvrant un poulet rôti cuit à point. Il saisit le poulet par les pattes, l’ouvrit en deux et me présenta les deux morceaux en me priant de choisir.

Le poulet mangé, M. Charbon descendit au bord de la rivière et s’avança dans le fleuve, puis, écartant les jambes, il fit le geste de chasser quelque chose derrière lui. Un panier rempli de fruits jaillit de la rivière et vint se déposer à mes pieds.

A ce moment, un pêcheur qui, d’une barque, relevait ses filets, recueillit une oreille et une serrure. Sa déconvenue me fit sourire et le pêcheur, furieux, me jeta la serrure qui s’écrasa sur mes lèvres, m’inondant de lait. Le lait est un aliment très sain, songeai-je, et je pressai mes vêtements pour l’en extraire. Mais, au lieu de lait, j’en retirai du beurre rance. Après tout, peut-être le lait était-il de mauvaise qualité !

M. Charbon était perplexe. Il avait délaissé les fruits, qui, couverts déjà de chiens minuscules pas plus gros que des noix, avaient roulé sur l’herbe. Visiblement, le lait devenu spontanément beurre l’inquiétait. Soudain il sourit :

– Je vois, dit-il, c’est le coeur.

– Quel coeur ? fis-je, étonné.

– Le grand coeur de la nature, celui qu’on trouve parfois sous les jeunes champignons après les pluies d’orage.

– Et… qu’a-t-il fait ?

– Sans doute un mouvement horizontal.

– Quoi ?

– C’est simple : les mouvements verticaux déterminent la croissance des animaux et des végétaux et les mouvements horizontaux, les vibrations. Si le coeur n’avait pas de mouvements horizontaux, les vers à soie ne produiraient jamais de cocons. Ce coeur est difficile à reconnaître. Parfois il ressemble à une vapeur dans laquelle l’analyse révélerait la présence de particules de poivre.

Notre conversation fut interrompue par l’apparition d’un homme qui, un crabe à la main, des<?>endait en parachute à une trentaine de mètres de nous, sur le bord même du fleuve.

– Qui est-ce ? fit M. Charbon.

A peine avait-il formulé cette question que l’homme accourait à toutes jambes et se jetait à plat-ventre devant nous en criant :

– Non, vous ne trouverez pas la maison.

– Nous verrons, répondit M. Charbon.

Et l’homme disparut, comme absorbé par le sol.

Nous restâmes quelques instants muets, puis je proposai à M. Charbon de l’aider à rechercher cette maison qu’on nous défiait de trouver. Il accepta avec enthousiasme :

– A deux, ce sera plus facile, dit-il. Mais ce qu’il faut avant tout, c’est découvrir le secret.

– Quel secret ?

– Celui du coeur. Sans le secret du coeur nous ne trouverons pas la maison.

– Où et comment découvrir ce secret ?

– D’un avion, il est aisé de voir la vapeur au moment où elle apparaît au-dessus de Ménilmontant. Je descendrai alors en parachute et m’en emparerai.

Nous décidâmes de nous reposer jusqu’au crépuscule et nous nous étendîmes sur l’herbe. Je commençais à dormir lorsque je fus tiré de ma somnolence par un barrissement. Un éléphant dans ces parages ! Je me redressai et regardai autour de moi ; pas d’éléphant ! En échange, à dix pas de moi, je vis un grand peigne de cristal entre les dents duquel était enroulé un magnifique serpent. A peine éveillé, je m’étonnai cependant qu’un serpent se peignât. Mais il dressa la tête et dit en scandant ses mots :

– Je suis le père des boîtes d’allumettes.

– C’est faux, lui répondis-je, puisque tu te peignes et le père des boîtes d’allumettes n’a pas à se peigner puisqu’il est chauve.

– Je suis chauve également, mais ceci n’est pas un peigne et je ne me peigne pas. C’est ma femme. Salade. Regarde.

Le peigne prit, en effet, une belle teinte écarlate, sautilla très vite sur place comme un moineau puis s’arrêta soudain et je vis Salade vêtue d’une robe de voile transparent qui laissait admirer tous ses charmes. Le serpent était enroulé autour de son cou.

Portant son index à ses lèvres, elle me dit en souriant :

– Je suis la mère des boîtes d’allumettes.

Puis, devenant soudain grave, elle ajouta à voix basse :

– La voix du sang ne parle-t-elle donc pas chez toi ? Je jure que voici ton père.

– Je vais le tuer.

Salade caressa amoureusement la tête du serpent et dit à mi-voix :

– Garde-t’en bien. C’est mon seigneur et maître.

– Capucine, répondit le serpent.

J’allais abandonner ces amoureux mièvres et m’étendre de nouveau sur l’herbe lorsqu’un second barrissement résonna à peu de distance derrière moi. Je me retournai et vis une petite auto, un véritable jouet d’enfant, qui se dirigeait à toute vitesse vers moi. Une petite fille de cinq à six ans en descendit et me dit en zézayant :

– Cette vieille femme qui se traîne le long de la Seine en s’appuyant sur une béquille, s’est chargée d’une haute mission. Elle guérit les animaux malades. Dans toutes ces boutiques bruyantes des quais où l’appel aigu de la perruche se mêle au miaulement des chats prisonniers où les furets fouissent la paille tandis que les singes mordent les barreaux, elle passe et demande :

« Pas d’animaux malades ? »

« Et on lui confie tout ce qui souffre dans ce logis des bêtes. Elle ouvre les becs acérés, les petites mâchoires aux dents vives, soulève les paupières mi-fermées, emporte le malade et le soigne à sa manière. Elle a guéri un admirable coq qui maintenant l’appelle quand elle passe près de sa cage. Elle demande alors pour lui un quart d’heure de liberté et l’emmène au café voisin. Il y a toujours un peu de vin chaud pour le coq qui boit gravement, à petits coups, comme un connaisseur. »

Elle sourit et fit mine de vouloir s’en aller mais elle revint aussitôt sur ses pas et me dit solennellement :

– Ecoute : derrière le cheval, sur le trottoir qui borde le jardin d’acier, il y a un tas de sable fin. Du beau sable blanc, luisant et doux au toucher comme de la poudre de riz. Un homme en redingote qui portait des livres sous son bras s’en approcha hier et en remplit une petite boîte. Il le choisissait bien, le voulait propre et soufflait sur les débris de feuilles et de branches qui s’y trouvaient mêlés. Et il donna cette explication à un agent qui, amusé, le regardait faire :

« Vous comprenez, on ne trouve plus nulle part de sable coloré pour sécher l’écriture. Nulle part, entendez-vous ! J’ai fait tous les magasins de Paris, tous les bazars. On n’en vend plus ; c’est tout juste si l’on ne m’a pas ri au nez. Ce sable-là fait admirablement mon affaire. Si vous saviez comme c’est joli sur l’écriture humide, une fois teint ! Ne me parlez pas du papier buvard, ça tache ou ça enlève toute l’encre. »

« Et il partit d’un pas un peu traînant, murmurant encore : Non ! Ne me parlez pas du papier buvard. »

L’enfant était devenue soudain très triste et me considérait avec des yeux pleins de larmes :

– Pensez que je pourrais…, murmura-t-elle.

Et elle ajouta, se parlant à elle-même :

– Je voudrais une tasse de café.

Puis, faisant un geste qui pouvait signifier tant pis, elle passa la main sur le capot de sa voiture et disparut à toute vitesse.

De nouveau, un barrissement m’écorcha les oreilles et M. Charbon s’éveilla en criant :

– Le coeur, vite ! Le coeur !

Et il partit en courant dans la direction d’où provenait le barrissement. Je le suivis aussi vite que je pouvais ; mais j’étais loin de courir aussi rapidement que lui.

Après une heure de course, nous atteignîmes un poteau télégraphique qui oscillait bizarrement dans tous les sens. Un corbeau volait au-dessus du poteau, cherchant à s’y poser. Mais le poteau oscillait si vite qu’il n’y arrivait pas. Chaque fois que le corbeau réussissait à toucher si peu que ce fût le poteau, retentissait le barrissement qui m’avait tant intrigué et dans lequel M. Charbon voyait une manifestation du cœur dont nous avions résolu de nous emparer.

Mais, soit que le corbeau fût fatigué de ses tentatives vaines et répétées, soit que notre arrivée l’eût effrayé, il ne tarda pas à s’envoler et à disparaître. Presque aussitôt le poteau télégraphique cessa d’osciller. M. Charbon entreprit de se hisser au sommet dans l’espoir d’y trouver quelque indice qui nous permît de nous emparer du cœur. Il découvrit en effet un petit poisson en fer-blanc muni d’un hameçon. Mais, dès qu’il eut touché le poisson, celui-ci diminua de moitié.

– Le cœur est passé par là, dit M. Charbon, en me montrant le poisson.

– A quoi voyez-vous cela ?

– Le poisson n’a-t-il pas diminué de volume ? et, regardez cette ligne qui commence à apparaître sur son dos.

Une mince ligne noire se dessinait sur le dos du poisson. Elle fut bientôt d’un noir brillant et atteignit deux millimètres de largeur.

Nous considérâmes ce phénomène en silence. Soudain, M. Charbon poussa un cri : « Il m’a mordu » Et il lâcha le poisson qui s’envola et disparut en moins d’une seconde.

M. Charbon se lamenta :

– Nous avons laissé échapper le coeur. Maintenant nous ne le reverrons plus ici et il sera plus difficile que jamais de le prendre ce soir ; il se méfiera.

Après quelques instants de silence, il soupira et dit :

– Ainsi le petit escargot sort ses cornes après la pluie et prend son bain, ainsi le petit poisson qui n’était que notre coeur s’est envolé.

Il était environ quatre heures de l’après-midi, M. Charbon frappa trois fois la terre de son front. D’un nuage qui se trouvait à grande hauteur au-dessus de nous, une pluie de fraises s’abattit.

– Toujours le coeur ! fit M. Charbon. Il est en sécurité maintenant et il se moque de nous.

Je regardai le sol autour de nous et je m’aperçus que les fraises y avaient dessiné des lettres. Je lus : La vie est courte.

Je communiquai ma découverte à M. Charbon qui me dit :

– C’est un avertissement. On se doute de nos projets. Nous sommes surveillés. On est sur ses gardes. Il nous faudra être prudents.

Une rafale de vent agita soudain les arbres. Un drapeau japonais descendit du ciel, s’arrêta quelques instants devant nous et s’en retourna d’où il était venu.

Le soleil commençait à disparaître à l’horizon et c’étaient de longues files de kangourous conduits par des jeunes filles qui chantaient une délicieuse chanson :

La dame est sur la tour

La tour est ivre comme un boeuf

un boeuf sanglant

qui mange des glands

en se levant

et crache du sang

en se couchant

La dame est sur la tour

La tour était si haute

la dame était petite

qu’on s’y trompait

C’était la paie

dans la saulaie

tous les navets

se dorlotaient

la dame était si petite

la tour était si grande

que les amandes

et les amantes

s’aimaient dans les soupentes

Un des kangourous, une vieille femelle pelée, s’arrêta un instant et cria à tue-tête :

– Terminus, tout le monde descend.

Elle s’allongea sur la route. Un oeuf glissa de sa poche abdominale, roula sur le sol et se dressa sur une de ses extrémités, puis, s’ouvrit par le milieu et laissa échapper un petit mouchoir de soie qu’un souffle du soir chassa dans un fossé.

M. Charbon s’arrêta net.

– Le coeur, soupira-t-il. Prenez le mouchoir, je prends l’oeuf.

Je m’emparai aisément du mouchoir et M. Charbon réussit à prendre l’oeuf. Mais en saisissant l’oeuf, M. Charbon était devenu le marchand de balais. De surprise, je faillis laisser échapper le mouchoir.

J’étais désolé de la mésaventure de M. Charbon, d’autant plus que je n’étais pas encore certain qu’il possédât le coeur. Je le lui demandai :

– Si, me dit-il, je l’ai même avalé, d’où mon malheur.

Mais le coeur n’était pas complet puisque j’avais le mouchoir, comme je le lui fis remarquer.

Qu’à cela ne tienne, me répondit-il, je vais avaler le mouchoir comme j’ai avalé l’oeuf !

Et il le fit aussitôt.

Nous reprîmes notre marche vers la Marne. Une centaine de pas plus loin, M. Charbon se liquéfia brusquement. De ce liquide répandu à mes pieds, s’éleva en un instant un petit sapin de l’espèce de ceux qui figurent les arbres de Noël. Le sapin s’agita en tous sens comme s’il était secoué par une violente rafale et, cependant, la brise agitait à peine les feuilles des arbres du voisinage. Une horloge sonna sept heures. Des chiens aboyèrent furieusement, l’écho d’un chant patriotique me parvenait à peine et, au moment où je me décidais à regarder de nouveau l’arbre, je constatai qu’il était recouvert d’une toile métallique semblable à celle des garde-manger. Une odeur pestilentielle se dégageait toujours de l’arbre, mais elle se dissipa soudain, au moment où un filet d’eau claire sortait de la toile métallique. Celle-ci s’abattit d’un seul coup et je vis M. Charbon qui écrasait des pendules à coups de marteau. Devant mon étonnement, il éclata de rire et m’ordonna :

– Faites germer des haricots.

M. Charbon avait évidemment perdu la raison. Je le laissai broyer ses pendules et m’enfuis en courant. Au détour du chemin, je trouvai un énorme galet haut de trois mètres. Je fonçai dessus la tête en avant et plongeai à l’intérieur. J’étais sauvé. Je pouvais envisager l’avenir avec tranquillité. Je m’installai.

C’est là que j’ai écrit cette histoire.

 

© Mélusine 2011
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