Benjamin Péret

Mort au vaches au champ d'honneur, 1922-1923

 
Chapitres de Mort aux vaches au champ d'honneur

Chapitre IV— QUI PERD GAGNE Chapitre VII — L’ÉLÉPHANT À BILLES

CHAPITRE PREMIER

À PIEDS JOINTS

– Où es-tu, Stanislas ?
– Je suis dans l’eau.
– Quelle eau ?
– L’eau du ciel, de la terre, des nuages, des arbres, des oiseaux et des animaux qui rampent comme des édredons.
– Que tu dois t’ennuyer !

– Pas toujours ! Hier, par exemple, je suis allé à Paris et, comme tout le monde, je me suis promené sur les boulevards, avec l’espoir d’y faire la connaissance d’une femme. Je n’en ai pas trouvé de mon goût ; par contre, j’ai eu le bonheur de rencontrer le « dernier Abencérage ». Il était nu comme de coutume et portait le drapeau français en bandoulière. Nous étions seuls : je ne pouvais donc pas me dispenser de lui parler.

– Vous revenez de Fès ? lui demandai-je à tout hasard.

– Non, me dit-il, il y a longtemps que, pour voyager, je suis allé avec les pêcheurs qui partent tous les soirs pour Terre-Neuve d’où ils ramènent de pleins bateaux de morue. Mais nous n’avons pas eu de chance. Les malheureux pêcheurs que j’accompagnais ne pêchèrent pas une seule morue. Par contre, chaque fois qu’ils relevaient leurs filets, ils ramenaient des bouteilles fermées contenant un billet où se lisaient toujours les mêmes vers :

Les masques à dents de papillon
roulent dans la poussière
qui n’en fait qu’une bouchée
pareille à un fauteuil Voltaire
où se serait assis mon grand-père
avec la tête du pape sur ses genoux
Et il lui tirerait les oreilles
pour se donner une contenance
devant son miroir de source thermale
où ne vont plus boire
que les vieilles montagnes incapables de cracher des avalanches
comme une sauterelle
une pomme de pin

Le capitaine du navire croyait à un naufrage. Je n’étais pas de son avis : je soutenais qu’il s’agissait d’un ingénieux moyen de publicité utilisé par une quelconque fabrique de cirage. Le capitaine, cependant, voulait à tout prix en avoir le coeur net.

Délaissant la pêche qui, jusqu’ici ne lui avait donné que des déboires, il donna l’ordre de rechercher des soupières dont il imaginait l’existence dans ces parages. Après trois jours et deux nuits de navigation durant lesquels nous ne vîmes, le jour, que des radis sortant de la mer s’envoler en criant au secours et, la nuit, des langues de feu se précipiter à l’eau pour se désaltérer, nous aperçûmes au lever du jour, à quelques encablures, un magnifique parterre à la française, couvert de fleurs les plus éclatantes qu’on puisse rêver et, au milieu, un malheureux bébé qui n’avait certes pas un an. Une grosse mouche tricolore le veillait avec amour et grogna à notre approche.

Le capitaine ordonna qu’on amarrât le parterre au navire et qu’on recueillît le nourrisson avec son gardien. Avec une gaffe, un marin tenta de retenir au passage le parterre qui s’en allait à la dérive. A peine sa gaffe avait-elle touché le parterre qu’un immense ressort de montre jaillit de la corolle d’une fleur, s’enroula avec une rapidité folle autour de la gaffe et, poursuivant sa course désordonnée, pénétra dans l’oeil droit du marin pour ressortir aussitôt par son nombril. Un instant après, le marin avait disparu et la gaffe s’immobilisait dans l’espace, le croc reposant à peine sur le parterre. A la place du marin, il n’y avait plus qu’une religieuse au chocolat.

Le capitaine éclata de rire quoique au fond il fût assez effrayé.

Le bébé dormait toujours. Un autre marin voulut empoigner la gaffe pour tenter d’attirer le parterre, mais au moment même où il le saisissait, le bateau fit un bond en arrière et, perdant l’équilibre, le marin tomba sur un ventilateur qui avait pris la place de la mouche et tournait, affolé. Il disparut, s’évapora et jamais plus on ne le revit. Le ventilateur non plus d’ailleurs. A sa place apparut une bombe dont la mèche allumée ne se consumait pas.

Le capitaine décida de tenter une troisième expérience. On mit un canot à la mer et deux hommes s’apprêtèrent à y descendre, mais personne ne s’était aperçu qu’à l’endroit où le canot s’était posé, la mer s’était immobilisée comme une sauce figée. Descendus dans le canot, les marins virent tout autour d’eux, émergeant des flots solidifiés, des centaines de chaussures de femme dans lesquelles apparaissait une araignée de cire à cacheter rouge. Les araignées commencèrent à sautiller les unes après les autres, puis simultanément et crièrent aux deux marins : « Je suis la patrie du crottin. Appose ta signature sur ton front, frappe ton genou gauche avec ta main droite et ton genou droit avec ta main gauche pendant dix minutes et écoute. »

Les deux matelots suivirent le conseil qu’on leur donnait et, fermant les yeux, ils entendirent :

« L'écorce de Tombouctou renferme beaucoup d'huile vénéneuse qui est souvent utilisée pour la préparation des veaux. Mais on ne doit pas croire que c’est là l’unique raison d’être de Tombouctou, cette belle fenêtre que bien des gens foulent dédaigneusement aux pieds dans les allées du bois de Boulogne. Lorsqu’il est frais on peut tirer du Tombouctou une moutarde très bonne à brûler et même à manger. La peau de Tombouctou réduite en poudre et lavée pour la débarrasser de son amertume fait un excellent apéritif. Il faut faire macérer cette poudre pendant quinze jours dans du sang de pape renouvelé tous les jours. Le dernier jour, on place la poudre dans une trompette, on sonne la charge et l’on a un savon sans aucune acidité qui vaut largement la bave de l’escargot. Ce n’est pas tout. L’eau de ces lavages peut être employée pour gaver les oies qui deviennent ainsi de magnifiques robes du soir. En Allemagne, le Tombouctou est employé par les pompiers pour incendier les monuments publics. Les Turcs le mélangent au fromage avec lequel ils bouchent les serrures des chambres nuptiales. Les rhumatisants, etc. »

Lorsque les voix se furent tues, un cavalier moyenâgeux apparut devant le canot revêtu de sa cuirasse et dit aux marins abasourdis : « Vingt-cinq. »

– Multiplié par deux, égale cinquante, répondirent les marins.

Et le cavalier partit au grand galop, en proie à une grande agitation et criant : « Cinquante plus un égale cinquante et un… cinquante et un… cinquante-deux… » Mais il entraînait le canot sans que les deux marins s’en doutassent.

Le « dernier Abencérage » se tut et me salua gravement en m’informant qu’il allait se battre en duel avec M. Poincaré qu’il espérait bien écraser comme une mouche à viande.

J’étais très dépité car j’avais projeté de passer la soirée avec le « dernier Abencérage » et, d’avance, j’en tirais une certaine fierté : tout le monde n’a pas l’honneur de passer une soirée avec un personnage de cette importance. Déçu, je revins à mon premier projet de rechercher une femme ; mais on n’en voyait aucune, ni jeune ni vieille. Où étaient-elles ? S’il n’y avait pas de femmes dans la rue, peut-être étaient-elles restées chez elles. J’entrai dans la première maison venue en poussant délicatement la porte, mais pas assez délicatement sans doute car une grappe de raisin me tomba sur la tête et me laissa tout étourdi. Pour me venger, je ramassai le raisin et le mangeai. A peine avais-je avalé le dernier grain que je me sentis doué d’une force formidable. En vérité, je me sentais capable de bondir de telle sorte que d’un seul mouvement j’aurais pu traverser Paris. J’étais dans un couloir très obscur où je cherchais vainement un escalier. Quelques heures de marche dans les ténèbres m’amenèrent, à un détour du corridor, devant un miroir. Je ne sais encore maintenant comment je reconnus que j’étais devant un miroir car ce n’était pas mon image qui y était reflétée, mais une sorte de pluie lumineuse qui, sur la glace, occupait une surface deux fois moindre que mon image normale. Je me retournai machinalement, supposant que la pluie lumineuse tombait derrière moi. Je ne vis que trois fourchettes et deux couteaux dressés en faisceau à quelques mètres de mes talons. Et, sous cet étrange faisceau, vivait une famille de souris blanches que ma présence n’inquiétait nullement. Je n’avais rien de mieux à faire que de continuer ma route, mais au fur et à mesure que j’avançais la glace reculait en sorte que la distance était toujours la même entre la glace et moi. J’étais comme hypnotisé par elle, je marchais d’un pas d’automate sans m’inquiéter de savoir où j’allais. Soudain, je sentis que le sol se dérobait sous mes pieds et je tombai. Je tombai des heures durant. J’avais naturellement fait le sacrifice de ma vie, n’imaginant pas un instant que je puisse revenir de cette aventure. L’obscurité était complète. Ma chute cessa aussi soudainement qu’elle avait commencé et je repris ma marche sans me rendre compte de la nature du sol que je foulais. A vrai dire marchais-je sur le sol ? Je ne le saurai sans doute jamais. Toujours est-il qu’après quelques minutes de marche, j’entrevis une raie lumineuse verticale, barrée perpendiculairement de quatre lignes pointillées distantes l’une de l’autre d’environ cinq mètres. Ces lueurs m’intriguaient et je pensais qu’il s’agissait sans doute d’un signe dont la connaissance me permettrait peut-être de sortir de cet enfer. Quelle erreur ! Au moment où j’allais toucher cette étrange figure lumineuse, une bouche se détacha lentement de la ligne verticale et vint à ma rencontre en éclatant de rire. Puis toutes les dents de cette bouche me sautèrent au visage et y restèrent collées. La bouche disparut. La figure lumineuse se sépara en deux parties égales. L’une d’elle décrivit un quart de cercle. Je passai sous l’autre moitié et me sentis dépouillé de ma chair. Je me palpai : je n’étais plus qu’un squelette. Un bras saisit le mien. Je dis un bras car, près de moi, il n’y avait que ce membre, le reste du personnage était absent. Une voix de femme me dit : « Tu cherches une femme ? Me voici. » Et le même rire que j’avais entendu quelques instants plus tôt éclata à mes oreilles. Toutes les dents qui étaient restées collées sur mon visage glissèrent le long de mon bras gauche et vinrent s’aligner le long de mon radius. La voix de femme reprit :

Une femme qui s’habille chez ma tante est toujours élégante

La bouche revint alors près de moi et me dit : « Quelle poésie ! Et ça t’amuse, imbécile ? Je peux faire des vers de cette espèce toute la journée. Je me contente d’en écrire chaque année au 14 juillet et je les envoie au Président de la République. C’est pourquoi l’on m’a décorée de la Légion d’honneur comme une saucisse empaillée. A propos de saucisse empaillée, j’ai rencontré Gambetta la semaine dernière. Il essayait de se raser avec son oreille. Mais ceci me rappelle une histoire le concernant :

« Gambetta, venait, comme chaque matin, de prendre son café au lait. Il allait se recoucher et dormir jusqu’à midi sans se soucier de la défense nationale (« La défense nationale, disait-il, c’est moi et moi je veux dormir ») lorsqu’un flocon de neige pénétra dans sa chambre cependant bien fermée. Il craignit un instant que les Allemands ne fussent entrés à Paris et attendit, l’oreille aux aguets. Comme rien d’autre ne se produisit, il se rassura et s’étendit sur son lit. Il se releva aussitôt en poussant un cri affreux : son lit était plein d’eau et il avait senti un poisson se frotter contre sa cuisse gauche. « Après tout, se dit-il, ce n’est rien ! » et il tourna son matelas à l’envers. Hélas ! de ce côté son matelas était couvert de moules. Etonné et inquiet, Gambetta commença à marcher de long en large dans sa chambre, le front traversé par des vols de corbeaux… Après avoir fait une douzaine de fois le tour de la pièce, il s’assit et s’aperçut qu’il était au pied d’un bananier et caressait un mouton. Il se crut en vacances. Il repoussa le mouton et secoua le bananier. Il en tomba d’abord des fausses barbes puis, quelques instants plus tard, les régimes commencèrent à fondre et se transformèrent en une sorte de gélatine blanchâtre répandant une forte odeur de musc. Lorsqu’une centaine de kilos de cette manière se fut étalée sur le sol, une sorte de crépitement s’en échappa. La gélatine bouillait et une petite fille apparut riant aux éclats. Elle se dégagea de la gélatine et commença à danser en rond autour de Gambetta. Des coupes de champagne surgissaient sous ses pas. Après avoir fait quelques tours, elle s’arrêta en face de Gambetta et lui dit : « Tu l’apprendras avec le temps, toi comme tes compagnons. Les femmes, tu les emmèneras, si elles y consentent, quand tu auras trouvé pour les convaincre de pieuses raisons. Par un vote unanime le peuple l’a proclamé sans appel. Il abandonnera toujours à la violence une troupe de femmes. C’est là un clou assez fermement planté et enfoncé pour que rien ne l’ébranle jamais. Tu entends ici le clair langage d’une bouche libre. Allons, vite, hors de ma vue. »

« Et la petite princesse, car c’était la fille du roi d’Angleterre, s’enfonça dans le bananier, la tête la première. Elle ne devait en sortir que le jour de la signature du traité de Francfort pour aller lire les lignes de la main de Gambetta. Mais n’anticipons pas. Après le discours de la fillette, Gambetta se leva et boxa un personnage imaginaire. Il est toujours plus dangereux de combattre avec un personnage imaginaire qu’avec un personnage réel, car avec le premier l’on ne sait jamais ce qui peut arriver. En effet, Gambetta reçut un crabe en plein front et les efforts qu’il fit pour s’en débarrasser furent vains.

« Cette petite histoire, vous le voyez, est assez édifiante ; aussi vous conseillerai-je de prendre garde à vos paroles, gestes, écrits, etc. Sachez qu’à peu de distance de votre tête un grand serpent attend que vous fassiez « ouf ! » pour vous avaler. Et, si par malheur, cela vous arrivait, ne tentez pas d’imaginer à quels périls vous seriez exposé. Prenez garde ! Le voici. »

Je me sentais en danger de mort. De tous côtés crépitaient des coups de revolver. Impossible de faire trois pas sans avoir le visage et les mains aspergés de sang. La chaleur était étouffante et il devenait de plus en plus pénible de marcher. J’allais me résoudre à m’arrêter lorsqu’une explosion formidable se produisit et j’éprouvais immédiatement une sensation de froid glacial. Un liquide vert s’échappa abondamment de mes yeux – de la chlorophylle, sans doute ! – et, à mesure que ce liquide coulait de mes yeux, je m’élevais dans l’atmosphère d’autant plus vite qu’il coulait plus de liquide. Soudain je me sentis déboucher en plein soleil, en pleine lumière.

J’ouvris les yeux que, terreur, j’avais jusque-là gardé fermés. J’étais dans un immense jardin, d’un luxe inouï, un jardin parsemé de jets d’eau, de cascades, de parterres aux fleurs chatoyantes. Pour me remettre des émotions que je venais de traverser, je m’assis sur un banc, à l’ombre d’une charmille. Cependant je ne savais toujours pas où j’étais et malgré la satisfaction que j’éprouvais à me prélasser dans un tel lieu, je quittai la charmille et partis à l’aventure dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui pût me renseigner. Après quelques minutes de marche, j’atteignis une balustrade et je vis devant moi, en contrebas, une multitude d’autres jardins semblables à celui que je venais de traverser.

Je compris soudain. Oui, le doute n’était pas permis : ce splendide parc étagé, ces jardins merveilleux ne pouvaient être que ceux de Babylone. L’étonnement que j’éprouvais à me promener dans ce lieu célèbre me fit éclater de rire. Une main toucha mon épaule et j’entendis qu’on me demandait confidentiellement : « Pourquoi riez-vous, jeune homme ? » Je me retournai et me trouvai face à face avec un vieillard dont le visage disparaissait presque au milieu d’une immense barbe blanche. Je le saluai poliment :

– A qui ai-je l’honneur de parler ?

– Je suis le marchand de balais, n’importe quel marchand de balais.

De nouveau, je le saluai respectueusement et lui dis :

– Veuillez excuser ma présence dans ces jardins. Le fait est que je ne sais pas comment je suis arrivé ici.

Et je lui racontai mon aventure.

– Ce n’est rien, me dit-il quand j’eus terminé. Venez avec moi. Vous vous reposerez et je verrai ensuite en quoi je puis vous être utile.

Nous descendîmes les jardins et après plus d’une heure d’une marche silencieuse nous arrivâmes à une petite gare au bord d’une rivière. Sur une voie, je remarquai une locomotive qui semblait n’avoir pas roulé depuis longtemps, mais on ne voyait ni wagons ni cheminots.

– Entrez, me dit le marchand de balais, vous serez ici comme chez vous.

Nous pénétrâmes dans le hall de la gare et, poussant une petite porte près du guichet de vente des billets nous arrivâmes au pied d’un escalier. Il m’avait paru que le bâtiment n’avait qu’un étage et cependant nous gravîmes des milliers de marches. Il faisait nuit noire lorsque le marchand de balais murmura : « Enfin, nous sommes arrivés. »

– Vous habitez bien haut, lui dis-je, tout essoufflé.

Il poussa une porte et nous entrâmes dans un cabinet de toilette luxueusement meublé. Au fond de la pièce dont il occupait tout un angle, on voyait un immense épouvantail à moineaux couvert de perroquets empaillés. Le marchand de balais siffla pour ramper ensuite jusqu’à la baignoire où il plongea. Le mur devant lequel se trouvait primitivement l’épouvantail se releva comme le rideau de fer d’un magasin. Un bruit de chansons me parvint.

– Vous cherchiez une femme, me dit le marchand de balais, voici les miennes.

Nous pénétrâmes dans une vaste salle dont le plancher était recouvert de fourrures avec
de-ci de-là des coussins multicolores de toutes formes et de toutes dimensions. Une cinquantaine de femmes étaient là, les unes vêtues de somptueuses robes de soirée, les autres nues ou en chemises ; les unes, étendues, dormaient ou rêvaient et les autres se promenaient comme si elles étaient au foyer d’un théâtre un soir de gala.

L’une d’elles dansait, les bras étendus couverts de petits oiseaux d’espèces variées. Parfois l’un d’eux se glissait subrepticement entre ses jambes. Elle s’agitait alors avec une frénésie redoublée. Pendant quelques instants, sa poitrine se soulevait plus rapidement, ses seins se gonflaient, puis l’oiseau ressortait par sa bouche en secouant ses ailes et un autre recommençait.

Le marchand de balais se déshabilla et m’invita à l’imiter.

– Choisissez, me dit-il.

J’avais déjà remarqué une brune à peine pubère d’une grande beauté qui paressait dans une vasque au centre de la pièce. Elle semblait fort occupée à attraper les poissons qui passaient à la portée de sa main et les introduisait dans l’aquarium de son corps. Voyant que je la regardais elle me fit signe de venir près d’elle. Elle avait les seins petits et bien faits et j’éprouvais une volupté extrême à les lui mordre jusqu’au sang. Elle se pâmait alors avec des petits cris de plaisir.

– Oh ! Que la mer est belle ! me dit-elle.

Et, comme je chassais un poisson qui voulait la hanter, elle ajouta :

– Vive le lac de Garde !

Nous fîmes l’amour dans l’attitude qu’elle avait choisie. Je la serrais à l’étouffer et la mordais. Parfois je prenais ses seins dans mes mains et les pressais de toutes mes forces. D’autres fois, c’était son cou que je serrais avec la même violence jusqu’à ce que la respiration lui manquât. Soudain la vasque se remplit de bateaux d’enfants et nous nous arrêtâmes épuisés. Après quelques instants de silence et de repos, elle frappa dans ses mains et une jeune femme dont les seins étaient fendus verticalement et décorés de pendentifs représentant le serment du Jeu de Paume, s’inclina devant nous.

– Donne-nous à boire de la liqueur d’orage, du vin de tremblement de terre ou du lait de rosée.

La femme aux pendentifs s’en fut et je remarquai que sa colonne vertébrale était lumineuse et paraissait, dans la pénombre qui régnait alors, comme un immense ver luisant. Elle revint quelques instants plus tard portant un plateau chargé de carafes si molles qu’elles oscillaient au gré des mouvements du liquide qu’elles contenaient.

Nous bûmes quelques verres de ces liqueurs dont la saveur rappelait celle de la mousse humide et ma compagne qui, entretemps m’avait confié s’appeler Salade, frappa de nouveau dans ses mains. La servante aux seins fendus reparut.

– Apporte-nous des dindes de Jupiter, des crustacés révoltés et des fruits chantants.

La servante revint quelques instants plus tard accompagnée de trois collègues si semblables à elle qu’elles paraissaient modelées les unes sur les autres et qu’il était impossible de distinguer la première des nouvelles. Toutes les quatre portaient des plateaux de plumes multicolores chargés de victuailles étranges répandant un fumet mystérieux dont on n’aurait pu dire s’il s’apparentait à l’odeur des valises neuves ou du tunnel où vient de passer un train. Nous fîmes honneur à ce superbe repas qui n’allait pas cependant sans quelques complications. En effet, les dindes truffées chantaient encore la messe quand on les découpait et les homards s’ailaient pour fuir de l’assiette, si bien qu’on était obligé de les chasser à coups de revolver.

Nous nous sentions de nouveau alertes et forts comme l’obus qui sort du canon. Salade avait invité à se joindre à nous une de ses compagnes qui tenait une poignée de grains à la main et déclarait à qui voulait l’entendre que son plus grand plaisir était de le faire germer en elle. Et, selon elle, cela ne demandait que quelques minutes, pendant lesquelles elle éprouvait une volupté inégalable. Elle entreprit d’initier Salade chez qui elle déposa quelques grains de blé. Presque aussitôt Salade fut animée d’un mouvement vibratoire qui gagna tous ses membres. Jusqu’à ses cheveux qui vibraient ! Et ce mouvement était si intense que tous ceux qui l’entouraient y participaient malgré eux. Bientôt Salade quitta le sol pour rester suspendue à dix ou quinze centimètres en l’air. De toute évidence, elle ressentait un plaisir extrême et sa compagne semblait dans les mêmes dispositions. On pressentait qu’un phénomène allait se produire. Salade l’appelait d’une voix mourante d’écho : « Volatile, ma chérie ! » Mais elle n’entendait déjà plus rien. Des fourrures sur lesquelles elle était étendue, une clef anglaise surgissait comme projetée par un lance-pierres dans son abri naturel. Je remarquai alors qu’une méduse s’était logée entre mes jambes, d’où une incommensurable volupté, une volupté telle qu’en un moment je n’avais plus rien à désirer. Enfin, à mon tour je m’élevais dans les airs et atteignis rapidement le niveau auquel flottaient Salade et Volatile. Elles commençaient à dériver comme une barque entraînée par le courant et, à peine avais-je constaté ce phénomène que je me sentis entraîné à mon tour. Une voix hurla :

– L’inondation ! Sauvons les meubles. Emportez les bougies, les quinquets et les serrures. Les girafes sont là…

Nous allions de plus en plus vite et, au bout de quelques minutes, nous étions hors de la pièce, glissant entre les arbres du jardin. La voix du marchand de balais me parvint affaiblie :

– Bon voyage ! Amusez-vous bien.

Malgré l’extrême jouissance, j’eus la force d’agiter la main en signe d’adieu et de crier :

– Merci. Au revoir. A bientôt !...

Nous voyageâmes longtemps ainsi suspendus dans les airs.

La méduse était infatigable et je ne me lassais pas de la sentir. Deux jours et deux nuits passèrent. A l’aube du troisième jour, nous aperçûmes, à quelques kilomètres devant nous, une montagne couverte de neige et entourée d’une ceinture de perroquets qui voletaient à l’entour d’elle en criant à intervalles réguliers : « A nous tout le bonheur ! »

Au moment où nous atteignions la montagne, le soleil se levait derrière nous. A peine avions-nous touché la neige que tous les perroquets s’abattirent autour de nous, parlant tous en même temps dans une langue différente. Ils nous saluaient à leur manière. Salade et moi ne savions comment nous débarrasser de cette multitude d’oiseaux. A grand-peine nous nous frayâmes un chemin à travers eux et après avoir parcouru quelques centaines de mètres nous atteignîmes une plate-forme qui dominait un précipice dont le fond restait invisible. Un hurlement sinistre entrecoupé de sanglots montait de l’abîme. Nous ne savions plus que faire, pris entre le précipice et les perroquets, lorsque des balances, qu’on paraissait brandir à bout de bras, apparurent hors du gouffre. De l’un des plateaux s’envolèrent une multitude de plumes blanches et le vaporisateur qui occupait l’autre plateau fonctionnait sans arrêt. Lorsque la balance arriva à nos pieds, les plumes réintégrèrent leur plateau et le vaporisateur s’arrêta pour nous dire :

– Le mieux est l’ennemi du bien, quand on veut joindre l’utile à l’agréable. Ceci n’est peut-être pas tout à fait nouveau mais doit cependant être peu connu puisque le public reste intrigué.

Les plumes blanches recouvrirent le vaporisateur et la neige commença de tomber avec une telle abondance que, bientôt, nous perdîmes la balance de vue et, oubliant que le précipice s’ouvrait devant nous, nous nous égarâmes et y tombâmes. En réalité nous descendions plutôt que nous ne tombions à la même vitesse que les flocons de neige. Finalement nous atteignîmes le fond du gouffre et, ayant fait quelques pas, nous constatâmes qu’il ne neigeait plus et qu’au contraire, il faisait très chaud. Nous attribuâmes cette chaleur insolite à la présence dans une anfractuosité de rocher d’une touffe de pissenlits géants. En effet, il suffisait de s’en éloigner si peu que ce fût pour sentir la chaleur diminuer et il était impossible d’approcher la main à plus de cinq centimètres de ces plantes. Nous allions quitter ce lieu lorsqu’une fleur ressemblant à un oeillet jaillit du sol et retomba à nos pieds, creusant un trou où l’on aurait facilement pu loger une vache. L’un des pissenlits s’inclina cérémonieusement saluant à la cantonade et, après quelques soubresauts, se tourna vers la droite comme s’il voulait attirer notre attention de ce côté. Il n’y avait cependant, obstruant un étroit sentier, qu’un tronc d’arbre à demi pourri. Seule une des maîtresses branches y était restée fixée. En cherchant le sens à attribuer au signe du pissenlit, nous constatâmes non sans surprise et terreur que ce qui nous était apparu comme une branche n’était autre qu’un énorme serpent qui sortait de dessous le tronc où il était encore en partie dissimulé. Il se dressa devant nous en chantant :

C’était un rat
un rat sur un bateau
C’était un rat plein de soupe
où nageaient des bouteilles
Un soir au théâtre
un piano voulut l’étrangler
Devant l’embarcadère
un champion mourait
tandis que des chapeaux
germaient dans la vallée
Il se dandina un instant et ajouta :

– Que reste-t-il de la civilisation grecque ? A peine quelques débris de marbre. Dans ces conditions, que voulez-vous qu’il reste de la lune sinon un peu de beurre ?

Le serpent se tut et disparut sous son arbre. Celui-ci tentait de se soulever pour se redresser le long des rochers et, suant à grosses gouttes, il y parvint. Le chemin était libre. Nous nous engageâmes dans le sentier mais nous ne devions pas aller loin. Quelques centaines de pas plus loin s’ouvrait une caverne d’où s’échappait une suffocante odeur de soufre et d’innombrables colibris. Lorsque nous atteignîmes l’entrée de la caverne l’odeur de soufre se dissipa et les colibris qui voletaient à l’entour s’engouffrèrent dans le rocher. En même temps une voix cria :

– Attention à la mine ! Attention à la mine !

L’avis n’était pas inutile car quelques secondes plus tard une explosion formidable nous assourdissait et une énorme botte de paille, jaillissant de la caverne, passait au-dessus de nos têtes pour s’écraser sur le sol avec un fracas terrible. Les échos de la montagne ne s’étaient pas encore tus quand une femme d’une grande beauté, vêtue d’une somptueuse robe de soirée, sortit de la caverne et nous dit :

– Voulez-vous voir mes jambes ?

Et elle nous tendit sa carte, où je lus son nom, Vagabonde, suivi de l’adresse d’un institut de beauté.

A notre tour nous nous présentâmes tout en déclinant l’offre de service que cette carte impliquait. Cependant, comme elle insistait, nous la suivîmes dans la caverne. Les murs étaient couverts de grands champignons blancs tachetés de rouge, animés d’un continuel mouvement giratoire. Parfois l’un d’eux s’ouvrait et une tête d’enfant nouveau-né s’en échappait, tombait sur le sol et se brisait comme un oeuf. Un liquide incolore s’écoulait alors du crâne brisé formant une petite mare en même temps qu’une vapeur légère s’échappait des yeux clos, enveloppant toute la tête. La vapeur dissipée, l’on ne voyait plus qu’un gros escargot qui se dirigeait vers la plus proche paroi de la caverne et se dissimulait sous un champignon.

Voyant que nous nous intéressions à ce spectacle, Vagabonde nous dit en souriant : « Ce n’est rien. Vous verrez des choses plus curieuses tout à l’heure. »

Une petite porte vitrée s’ouvrait au fond de la caverne. La porte franchie et quelques marches descendues, nous nous trouvâmes dans un vaste chenil où des centaines de chiens de toutes races aboyaient silencieusement. Nous traversâmes le chenil presque en courant car, à tout instant, les chiens menaçaient de rompre leurs chaînes et nous auraient certainement dévorés en quelques instants tant ils paraissaient affamés. Nous débouchâmes dans un couloir long et sinueux qui aboutit à un quai semblable à ceux du métro, mais entre les deux berges une eau de couleur citron coulait à flots pressés. Une vedette automobile accosta et Vagabonde nous invita à y prendre place.

Nous embarquâmes et Vagabonde, qui était restée sur le quai, donna le signal du départ en nous faisant un geste d’adieu amical. Personne ne conduisait l’embarcation qui cependant glissait rapidement et bientôt nous étions plongés dans une obscurité complète qu’illuminaient de fugaces lueurs bleues. Parfois l’inclinaison du bateau nous indiquait que nous virions et à peine l’idée nous en était-elle venue à l’esprit qu’un éclair fulgurant nous aveuglait puis, de nouveau, c’était la nuit peuplée de lueurs bleues. De longues heures se passèrent ainsi, puis la nuit se fit moins opaque et le jour vint, mais était-ce le jour cette clarté crépusculaire rappelant les longs corridors des vieilles maisons ? Cependant, cette clarté, pour diffuse qu’elle fût, nous permit de distinguer, sur les parois du tunnel où nous voguions, de multiples inscriptions apparemment en hébreu et que notre ignorance de cette langue ne nous permit pas de déchiffrer. De loin en loin, un quai sur lequel fleurissait un laurier-rose près d’un zèbre empaillé sur la tête duquel pendait un manteau de petit-gris. Enfin, nous débouchâmes dans un cirque immense dont nous voyions à peine le fond opposé. Des milliers de cygnes blancs, portant un chapeau haut de forme sur le dos, y nageaient dans tous les sens. De-ci de-là un îlot planté d’un pin parasol à l’ombre duquel vivaient des troupes d’écureuils aussi blancs que les cygnes. Des carpes blanches également jaillissaient parfois hors de l’eau.

– Sommes-nous au pôle nord ? me demanda Salade.

– Je ne crois pas, lui répondis-je, mais je voudrais bien savoir pourquoi il y a tant de cygnes.

A peine avais-je prononcé ces mots qu’un vent violent soulevait d’énormes vagues. Tous les cygnes se rassemblèrent et vinrent au-devant de nous. Quelques mètres nous en séparaient encore lorsqu’ils crièrent :

– Arrachez-vous les cheveux pour l’amour du ciel. Si vous ne le faites pas vos oreilles traîneront dans l’eau et vous vous noierez.

Je protestai que ce conseil était idiot et refusai de m’arracher les cheveux. Les cygnes insistèrent, mais je restai inébranlable. Devant ma résistance, les cygnes entraînèrent notre bateau. Quelques instants plus tard nous voguions rapidement sur un large fleuve bordé d’yeux de femme aux longs cils peints et qui battaient sur notre passage. J’étais intrigué et demandai aux cygnes où nous allions.

– À la recherche de la Toison d’Or, répondirent-ils avec un sourire énigmatique.

 

© Mélusine 2011
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